LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Stefan Żeromski
1864 — 1925
JEAN DE KOLNO
(Jan z Kolna)
1922
Traduction de Thérèse Le Gal La Salle parue dans la Revue politique et littéraire, année 63, n° 3, 1925.
PORTRAITS D’ÉCRIVAINS ÉTRANGERS :
STEFAN ZEROMSKI
La Pologne vient de perdre un écrivain qui compte parmi les plus grands artistes du monde : Stéfan Zeromski.
Il était né dans la seconde moitié du siècle dernier, en 1864.
Il a vécu pendant cette période cruelle où l’état politique de l’Europe semblait imposer à son pays un asservissement perpétuel.
Un des caractères les plus émouvants de ses livres, c’est justement l’opposition entre l’instinct et la conscience qui ordonne d’espérer, et la raison et l’intelligence qui semblent démontrer l’inutilité de la lutte. De là, le caractère inquiet de son œuvre.
Certains critiques prétendent même que cette œuvre exprime le désespoir plus que l’inquiétude, mais ceux-là n’ont pas compris son intention. Il a dit lui-même : « Il faut aviver ses blessures pour les empêcher de se cicatriser dans l’avilissement. » Il a toujours avivé les blessures. Il unit dans son talent ces deux dons si opposés : le fantastique et le réalisme. Tout ce que les traditions polonaises ont gardé d’apparitions, de sorcellerie et de mystère revit sous sa plume. Si une mère maudit son fils, celui-ci perdra bras et jambes et sera poursuivi par toutes sortes de malheurs. Et d’autre part ces descriptions et les scènes qu’il invente ont une brutalité souvent pénible.
Mais le sentiment de la patrie les anime avec une philosophie toute humaine.
Dans la plupart de ses œuvres il passe pour révolutionnaire parce qu’il a sans cesse combattu les forces oppressives de la Russie. Mais peut-être que sa révolte n’allait pas jusqu’aux forces sociales d’un État libre. Son socialisme était l’expression du patriotisme polonais plutôt que la foi marxiste.
En 1919, tout de suite après la résurrection de la Pologne, il a publié un petit opuscule : L’origine du monde du travail, où il traduit ses idées humanitaires et socialistes ; mais il s’imagine que cet idéal se réalisera d’une façon pacifique et spirituelle par la libre bonne volonté. Ses principales œuvres sont : Les travaux de Sisyphe ; Les Sans-foyer ; l’Histoire d’un péché ; Le charme de la vie, etc., qui sont de purs romans. D’autres œuvres comme Sultowski, La Rose, appartiennent au drame, un drame d’ailleurs non scénique. Enfin il a écrit de nombreuses nouvelles...
Les Cendres, grand roman historique de l’Époque Napoléonienne fait revivre, personnifiées dans les trois héros, les trois attitudes qu’adoptèrent alors les Polonais : les uns couraient sans but, emportés par la force de leur tempérament (R. Olbromski) ; les autres se sacrifiaient sans limite pour l’idée que devait réaliser Napoléon (Cedro) ; les derniers enfin, indifférents et détachés, et qui entraient dans l’action par fantaisie (le prince Giatult).
Il est mort à sa table de travail. Au mois de juillet il était tombé malade. Mais la maladie paraissait guérie et le péril conjuré, si bien que Zeromski avait décidé et entrepris de donner une suite à son dernier roman, L’Avant-dernier Printemps, paru il y a un an et demi. Cependant le 21 novembre il s’était senti indisposé. Mais son malaise ne l’avait pas empêché de se lever. Il était en train de déjeuner avant de se mettre au travail, lorsque subitement, la mort l’a enlevé. « Un léger gémissement a marqué à peine le moment de sa mort », écrit-on de Varsovie.
Son corps a été transporté dans la chapelle du Cercle Littéraire Polonais. C’est là que le chef de l’État est venu lui remettre solennellement le Grand Cordon de l’ordre national de Polonia Restituta. Les écrivains polonais ont veillé autour de lui jusqu’à l’heure de l’inhumation. Ses funérailles ont revêtu le caractère d’un deuil national.
Il est difficile à traduire ; son style n’a pas la sobriété et la perfection classique d’autres romanciers polonais, mais l’imagination et la sensibilité, compagnes et servantes (servantes parfois maîtresses) d’une pensée toujours sincère et émue, expliquent assez la prise qu’il avait sur ses compatriotes. La nouvelle qu’on va lire et dont l’élégante traduction est d’une exactitude presque littérale, donnera une juste idée de sa manière.
Fortunat STROWSKI.
Professeur à la Sorbonne.
JEAN DE KOLNO
(Nouvelle)
Jean de Kolno, navigateur fameux sur les mers du Nord, construisait sur la plage Leniwka son grand navire d’expédition. Il était revenu de ses lointains voyages avec sa ceinture bien garnie de l’or qu’il avait gagné au service des états scandinaves et danois. À présent dans son pays natal, il résolut de bâtir son propre navire ; parce que dans aucun des pays qu’il connaissait il n’avait trouvé une telle quantité et un tel choix de bois de construction ; nulle part comme à Dantzig il n’avait vu tant de mâts d’une seule pièce, renommés dans tout le monde polonais ; nulle part des ouvriers aussi habiles dans, la construction des navires. Il acheta donc un terrain dans l’anse Leniwka, entre un bouquet de pins et Pastwa Basacka, pour y établir un chantier qu’il entoura d’une haute palissade. Pour protéger ses matériaux, il construisit des abris élevés, de grands hangars formés d’un toit posé sur des poteaux ; puis il se mit lui-même au travail, à la tête de ses ouvriers.
C’était un homme de haute taille, aux épaules larges, au cou solide, au ventre gros, aux genoux et aux pieds puissants. L’été comme l’hiver, il travaillait avec sa chemise déboutonnée sur sa poitrine ; il avait la tête nue, portait une culotte de peau montant seulement jusqu’à l’aine et un léger caftan sur les épaules. Il se plaisait par la pluie et la glace, ne respirant largement, de ses vastes poumons, que parmi les ouragans du Nord.
Déjà deux fois, il avait fait le tour de l’Islande qui, par sa forme, ressemble au corps d’un cygne dont le bec serait tourné vers le Nord-Ouest. Déjà à travers les voiles blancs laiteux, du sein de la brume immaculée, était apparu à sa vue ce détroit furieux, repaire des vents, route des tempêtes, qui se joue d’une frégate comme d’un copeau sans résistance. Là, des remparts soulevés par la tempête s’élevaient à la hauteur de quelques dizaines de coudées. Le navire, élevé sur la crête des vagues, descendait lentement dans des vallées qui s’étendaient sur la largeur d’un mille marin, au milieu de montagnes d’eau. Déjà avait disparu à sa vue, dans les brumes du sud la coupole flamboyante de Lang Jokuli et, aux limites de l’Atlantique et de l’Océan Glacial, le Groenland s’était montré. Jean de Kolno avait vu de ses yeux ces côtes rectilignes, bien que déchirées en brèches sans nombre par les eaux les plus sauvages. Debout près de la voile de misaine, à la proue de son navire, il était entré dans les anses silencieuses et calmes, emplies d’ombres violettes comme des reflets d’éternité, et que jamais encore n’avait contemplées une prunelle humaine. Les rivières mystérieuses, dans leurs lits glacés, fumant çà et là, de la vapeur brûlante des geysers cachés, accouraient vers la mer ; elles descendaient d’énormes montagnes rocheuses, de vallées désertes, enfermées sous une croûte de glace. Les masses de neige glacée, entraînées par leur poids énorme, se détachaient des montagnes ; roulant comme de gros blocs, elles atteignaient les précipices de la côte, glissaient dans le port silencieux, se baignaient dans l’azur de ses remous et gagnaient l’Océan par d’étroits défilés. Avec les vents du nord, s’avançaient des nefs splendides et étincelantes, qui projetaient leur lumière au loin et apportaient dans les eaux du sud les nouvelles pleines de menaces des mystères du Nord. Les hautes montagnes du Groenland se dressaient dans une solitude effrayante, aveuglant le regard par l’éclat de leur blancheur.
Jean de Kolno avait déjà fait le tour des promontoires sud de cette terre et il parcourait les parties ouest plus tempérées quoique aussi froides que l’extrémité septentrionale de l’Islande. Il distinguait déjà les vents de ces régions. Il reconnaissait le vent du Nord, qui apporte la brume ou le beau temps, celui du sud chaud et étouffant, qui fait fondre les glaces du Groenland et répand un air pur sur les rochers des promontoires du sud. Il avait déjà pénétré dans l’intimité de cette sourde nuit qui dure pendant tout le cours de décembre, si bien qu’elle arrache à l’homme la volonté, la mémoire et la joie d’exister. Il lui était devenu familier, ce jour gris qui dure neuf mois et éveille dans le cœur un désir insensé de quelque chose d’inconnu, d’impénétrable et de perdu à jamais. Il aimait l’aurore boréale, l’arc pourpre orné de gerbes multicolores, vertes, jaunes et rouges, qui se joue éternellement sur les eaux sauvages de la solitude et teinte d’un éclat invisible les sommets des montagnes mystérieuses. Ce spectacle éveillait dans son âme une passion dominante qui chantait en lui comme une musique éternellement neuve et toujours inconnue et lui inspirait un amour des dangers toujours renaissants. L’Océan, qui depuis des milliers d’années bat ces murs de granit, et pénètre dans les golfes paisibles des fjords par des corridors creusés dans le rocher, cet océan qui écume au-dessus des récifs sous-marins, apparaissait toujours parmi ses rêves. Dans ses songes, il voyait les plateaux couverts de neige et de lave, l’Hécla enfermé sous sa cuirasse de glace, le Sneefel déchirant l’obscurité, les colonnes des geysers brûlants et, reine de l’Océan glacial, la baleine qui, à l’exemple de ces continents, projette, elle aussi, des vapeurs brûlantes. Dans ses songes, il voyait l’ours blanc, indifférent à la vue de l’étranger, descendant, tel une avalanche de neige, le long des précipices, des rochers lisses et des côtes rouges d’algues, pour poursuivre les phoques sur les glaciers flottants et naviguer, solitaire, dans un château mouvant de cristal transparent.
Il se souvenait du saule de ces contrées qui rampe sur la terre, du bouleau, dont le tronc tortueux se cache dans la mousse comme dans une fourrure qui le protège de la glace et de l’orage, tandis que ses branches se balancent dans l’air froid, ainsi que des antennes cherchant un atome de lumière et de chaleur. Pendant ses vagabondages de chasseur, parmi les genévriers nains, brunâtres, dans des champs de mousse et de plantes parasites, il avait pour but d’observer et d’admirer plutôt que de poursuivre et de tuer ; ainsi il avait fait connaissance avec les mœurs du renard polaire qui se nourrit des restes des festins de l’ours blanc, avec les aventures du lièvre blanc, avec la vie du renne et du bœuf musqué. Dans les golfes de cette terre engourdie, il avait passé des heures à épier les mœurs du cygne musical au blanc plumage et au cou tendu, de l’eider et des pingouins, des oies, des mouettes, de la perdrix blanche, du corbeau et de la petite poule d’eau.
Cet homme fort soupirait après le moment où, d’un pont de navire élevé, il affirmerait sa maîtrise sur les ouragans, les balancements vertigineux et les remous de l’océan — où il endurerait la terrible gelée et vaincrait les tempêtes de neige qui durent pendant des semaines entières — où il vivrait dans le mugissement de la tempête, au milieu du fracas que répercutent les sinistres remparts de glace. Il était attiré par la nuit polaire, comme d’autres le sont par le soleil du midi. Pendant de longues années, dans ses voyages, il avait vogué vers le pôle. Lorsque les cygnes, quittant les mers de l’Islande et les fjords Scandinaves, s’abattaient pour un repos sur les îlots montagneux, il les suivait de ses yeux ardents parce qu’ils lui apportaient des nouvelles de ces blanches régions dont ils portaient les couleurs à leurs ailes et à leurs cous ; et quand, en immense troupe, poussant un cri, ils prenaient leur essor vers le ciel, il aurait voulu s’envoler après eux.
À présent qu’il commençait à réaliser son œuvre rêvée, qu’il ajustait les pièces de son navire destiné à l’Océan Arctique, un chant joyeux, malgré toutes les difficultés, ne quittait plus ses lèvres rouges. Ses yeux, entraînés par la méditation, contemplaient sans cesse obstinément un monde immense, inaccessible pour tout autre. Tout éveillé, il voyait le jet que lance en l’air la baleine, dans ses jeux et dans ses sauts, plongeant dans des eaux que les navires des hommes n’avaient jamais sillonnées, et dont leur pensée même n’avait pu pénétrer le mystère. Des yeux de son âme nostalgique, il contemplait ces continents éclatants de blancheur, où il devenait l’unique maître, l’explorateur de ces innombrables richesses, le conquérant de ces étendues dont nul n’avait atteint les limites. Il avait traversé les golfes de la côte ouest du Groenland, où règne un silence éternel, interrompu de temps à autre par le fracas des glaciers qui glissent des hauteurs, par l’aboiement furieux du phoque aux quatre nageoires se vautrant sur les glaçons flottants, par le rugissement de l’ours chassant le phoque, par le jacassement, confus et ridicule, des pingouins qui cherchent avec leurs becs les coquillages et les poissons. Il était dévoré par une curiosité inassouvie, par un désir inextinguible, par un feu qui lui brûlait la plante des pieds sur les terres peuplées et habitées par la race humaine. Sans cesse à son esprit se posait cette question : Qu’est-ce qu’il y a plus loin ? Qu’y a-t-il là encore ? Qu’est-ce qui se cache au delà de ce grand continent que tu as déjà aperçu ? Les îles qu’il avait déjà reconnues étaient pour lui comme les objets familiers qui, dans l’obscurité crépusculaire de sa chambre d’enfant, lui apparaissaient sombres et menaçants. Il en avait fait le tour à tâtons dans l’ombre, reconnaissant avec ses mains les bords déjà connus. Mais qu’y a-t-il dans la chambre voisine, dans ce gouffre sombre soufflant le mystère ? Il s’asseyait au foyer de ces hommes du nord, vêtus de peaux de bêtes, derrière des carreaux faits de boyaux de phoque, dans un air fétide ; quand fraternellement il buvait avec eux l’huile de foie de morue, ils lui donnaient des renseignements confus, chantaient des légendes mystérieuses, lui racontaient des contes populaires symboliques, incompréhensibles pour le traducteur, au sujet de quelque merveille vers le sud-ouest. Un frisson le parcourait comme la foudre, des pieds à la tête, à la pensée de ce que ces hommes savaient, de ce que leurs récits faisaient présager.
Y avait-il donc, dans cette région du sud, une terre chaude ? Un autre continent existait-il au delà de la mer multicolore, toute chatoyante de rayons d’aurore ? Quelle était cette terre si elle existait ? Qui la possédait ? Quels animaux couraient à travers ces pays chauds ? Qu’y avait-il là-bas ?
Il ne pouvait satisfaire sa passion, il ne pouvait voguer plus loin quand les propriétaires du navire commandaient de revenir. Il était donc revenu ; mais depuis ce retour, il ne pouvait plus supporter les chambres chauffées, les fumées des chaumières, le bourdonnement des villes, l’air fétide où vivent les hommes qui, dans l’étroit espace de la patrie, se bousculent, cherchant à arracher la nourriture, le vêtement, l’abri, le gain et le pouvoir. Il était bien l’unique fils du continent européen dans ces régions solitaires du Nord, dans ces ports peuplés de grands oiseaux et de monstres confiants, sous un ciel où se jouait une lumière magique, dans le demi-crépuscule du jour polaire sans fin ou de la nuit sans fin.
Pendant la longue construction de son navire, quand ses mains et ses jambes cédaient à la fatigue et qu’il avait travaillé jusqu’à complet épuisement de ses forces, il montait sur la colline qui domine la Vistule ; il dépassait les pins de la côte et, du sommet sablonneux, il regardait vers le Nord lointain. Il saluait le flot jaune et mouvant de la Vistule dont le cours puissant débouche dans l’Océan et s’avance longtemps à travers les eaux bleues du ciel, comme un courant jaune roux.
La Vistule se dirigeait au loin, là où allaient ses pensées secrètes. Il aimait cette rivière immuable, image d’un essor sans commencement, ni fin, de la course vers le Nord, d’un vagabondage impossible à retenir. C’était elle qui, la première, l’avait fait quitter la chaumière de ses pères, près de Thorn ; sur ses vagues elle avait emporté ses rêves d’enfants ; c’était elle qui l’avait conduit vers la mer. Il la sentait sous sa barque, telle une seconde mère, telle une nourrice, sous l’aviron familier, courant de force éternelle et de perpétuelle tendance en avant. Cette rivière représentait pour lui le temps qui n’existe que dans le mouvement. Pas plus qu’elle ne pouvait anéantir sa masse d’eau rousse, il n’aurait pu arrêter son désir d’aventures, à moins que le temps ne s’arrêtât et ne cessât.
L’éternel désir d’aller en avant, toujours plus loin, l’unissait aux vagues impossibles à arrêter, au cours sinueux de cette chère sœur, qui roulait ses eaux jusqu’à la mer. Quand il la contemplait de loin, le vent du nord soufflait âprement dans ses cheveux en désordre, embrassant d’une étreinte de fer ses bras puissants. Le vent, par son souffle froid, éprouvait ce cœur viril qui, comme une cloche de bronze, battait contre ces côtes robustes. Il saisissait, dans son étreinte glacée, ces grosses mains épaisses, comme s’il voulait l’entraîner à l’extrémité du globe terrestre. La tempête marine pénétrait au plus intime de ses veines et y attisait une flamme rapide. Puis de nouveau ses grands pieds foulaient la rive de la Vistule ; de nouveau il saisissait sa hache ; il relevait les manches de sa chemise et, à la tête de ses charpentiers, menuisiers, forgerons, ajusteurs, scieurs, fondeurs de cuivre, vitriers et cordiers, il travaillait depuis l’aube jusqu’à la nuit.
La passion des voyages et des découvertes déjà l’avait poussé bien des fois à vendre sa connaissance de la navigation et sa force physique à des puissances étrangères, aux Scandinaves et aux Danois. Il travaillait dans le collier de l’étranger, et il servait les intérêts des autres. Sous un pavillon étranger il avait atteint des terres inconnues, dans la nuit boréale. Il avait appris exactement, sur ces routes marines, quel navire il faut avoir ; il avait compris par mille expériences les défauts et les qualités d’un vaisseau. Il connaissait l’importance de l’ajustement de chaque planche, de la solidité des étambrais et des lisses ; le jeu des voiles et le gouvernail n’avaient pas de secret pour lui. Dans les orages terribles, dans les sifflements du vent, il avait senti sa propre force étroitement une avec la résistance de chaque pièce de bois, de chaque morceau de fer, de chacun des cordages qui servent à larguer et à carguer les voiles. Quand son navire était projeté, tantôt dans les précipices du chaos, tantôt sur la crête d’une vague, ses côtes se serraient et sa poitrine gémissait au milieu de la tempête boréale, comme gémissaient la membrure, les madriers, le gouvernail, les mâts et les vergues. Il connaissait la coque et le pont de son vaisseau — qui sait ? plus intimement peut-être que sa propre âme.
À présent il voulait construire son galion selon son idée propre, suivant sa connaissance du problème de ses destinées, parfait, capable de vaincre le Nord. Il voulait le doter de tout, lui donner sa propre raison, sa force, son endurance, son inflexibilité, sa puissance indestructible. Dans ses rêves, il lui donnait la forme d’un cygne. Il faisait le dessin de son navire semblable à cet oiseau qui annonce le Nord aux mers du Sud.
Sur la plage Leniwka arrivaient de grands bois de toute espèce ; liés ensemble par dix ou douze, ils formaient un pont sur le fleuve, comme un grand plancher mouvant. Les haleurs polonais les amenaient de toutes les régions de l’immense bassin de la Vistule par le Dunajec ; ils venaient des solitudes du Tatra par le San, des hauteurs des Karpathes ; par le Bug, de la plaine de Podolie ; par le Narew, des forêts de Podlachie. Ici gisaient les blocs durs comme le fer, coupés dans les forêts de Niépolomie, les pins rouges du Tatra, comme des sabres flexibles, les poutres de hêtre et de sapin de Lysogora, les flèches élancées des mélèzes de Bialowieza, les mâts de pins géants du bois de Tuchola, les ifs, les platanes, les frênes d’Oliwa, plusieurs fois séculaires.
Tout cela affluait aux pieds de Jean de Kolno afin qu’il eût de quoi façonner son grand navire.
Parmi cette abondance inépuisable d’excellent bois de construction, il choisit d’abord la quille de chêne qu’il fit sécher au feu et façonner de sa hache, avec l’aide d’ouvriers, maîtres dans leur métier ; ce madrier énorme, ce bloc choisi devait former le fond du galion. En avant, ce tronc d’arbre se recourbait en l’air, se joignait à l’étrave, emboîté de force dans la quille. Le sommet supérieur du cou de cygne de l’étrave formait la base de la proue du navire. À l’autre extrémité de la quille était ajusté, comme à l’avant, le puissant étambot sur lequel le gouvernail devait être fixé.
Quand, après des semaines de travail, l’étrave et l’étambot furent mis en place à l’aide d’un cabestan et emboîtés dans la quille, on se mit à la membrure. Jean de Kolno choisissait, parmi les bois flottants, des chênes tordus à la forme d’un genou plié, des troncs munis de leurs racines ; il prenait de puissantes branches en forme de fourche qui avaient poussé comme un arc sous un angle obtus. Ayant équarri de la même façon les quatre cents pièces qui constituaient la membrure, il les emboîta les unes après les autres dans la quille, sur le modèle des côtes humaines. Puis quand fut terminé ce pénible travail qui dura toute une demi-année, les constructeurs du navire plantèrent dans une forte poutre de chêne les sommets des couples afin que les côtes fussent maintenues comme par des tenailles.
Ainsi grandissait le squelette du Cygne.
Sur les poutres dans lesquelles s’emboîtaient les sommets de la membrure on posa les baux du pont supérieur. Le pont inférieur fut placé à la moitié de la hauteur des couples, près du tournant des formes. Alors le navire, déjà formé, fut soutenu, des deux côtés, par de puissantes épontilles, au nombre de deux cents, afin que la construction ne tremblât pas pendant le travail. Le squelette du Cygne fut garni, à l’intérieur et à l’extérieur, avec des planches de sapin, emmortaisées et jointes très exactement, comme dans les caravelles portugaises, afin que les bords rabotés des planches de la coque se joignissent solidement. On calfata soigneusement les fentes, à l’intérieur et à l’extérieur, avec de l’étoupe de chanvre sur laquelle on versait du suif avec de la poix.
Quand après un an de travail la coque fut en état de se tenir sur l’eau, on forgea le gouvernail qui devait être fixé par dix crampons de fer. La proue fut ornée d’une tête de cygne qui indiquait le nom du navire. Par un travail de menuiserie un panneau fut pratiqué dans le pont avec un capot et une échelle conduisant à l’intérieur du galion. Des pompes munies de tuyaux et, de conduits devaient évacuer l’eau de l’intérieur à l’extérieur. On termina ensuite la chambre du commandant, aux quatre hublots et aux portes bien closes.
Les forgerons forgèrent quatre ancres avec de puissantes chaînes. Au fond du bateau, on plaça comme lest des tonnes de pierre et de sable. Enfin furent enfoncés dans des ouvertures pratiquées dans le pont et emboîtés dans la quille, trois mâts de pieds de mélèzes d’un seul jet, polis et teintés soigneusement. Deux postes de guetteurs, semblables à des nids de cigogne, étaient suspendus à chaque mât. Puis on commença à fixer sur les vergues le gréement et à enverguer les voiles.
Alors tout était prêt pour faire glisser le navire de la cale dans les eaux profondes de la rivière. On se préparait, quand il serait sur l’eau, à charger sur le pont les canons, les armes, les munitions, et, à l’intérieur, les vivres, les vêtements, les provisions, le combustible pour le chauffage et la lumière — bientôt devait être embarqué l’équipage au service des armes, des voiles, du gouvernail, des ancres, des rames, de la cuisine — justement à ce moment le capitaine avait épuisé le contenu de sa ceinture. Il avait destiné environ huit mille florins à la construction du Cygne. Le moment était venu où il ne trouvait plus dans son gousset un seul sou, un seul liard, un seul denier.
Jusqu’ici il avait pu donner une bonne paye d’argent comptant à ses ouvriers, constructeurs à la fois du grand galion, d’une chaloupe de secours à huit rames et d’un petit canot à deux avirons ; il avait distribué libéralement les pourboires à ses charpentiers, tourneurs, menuisiers, scieurs, forgerons, fondeurs de cuivre, verriers, et maîtres en voilure. L’argent pour la table et la bière de la Saint-Jean leur avait été prodigué jusqu’à complète ivresse dans les temps de beuveries ; — aussi tout avait marché comme d’ordinaire avec le peuple des travailleurs. Mais quand l’argent manqua tout s’effondra. Personne ne voulut prêter un seul écu. Les travailleurs et les artisans et même les paysans occupés occasionnellement au navire abandonnèrent le travail aussi brusquement que s’ils avaient été échaudés.
Ils ne comprenaient que leur gain et leur profit. Du regard ils interrogeaient pour savoir quand leur salaire leur serait payé. Ils demandaient quand ils seraient augmentés. Si la paye était retardée, ils s’agitaient ; et leur patron ne pouvant augmenter leur salaire, ils devenaient enragés et le menaçaient comme exploiteur de leur travail et voleur de sueur humaine. Les haleurs réclamaient le paiement retardé. Les marchands de bois de chêne voulaient réaliser des bénéfices sur un homme qui se proposait d’acquérir de grands trésors avec son cygne chimérique. Les fabricants d’outils, les propriétaires de matériaux l’assaillaient, exigeant le paiement de leur dû et un acompte sur ses nouvelles commandes et ses besoins infinis. Aussi quand tous s’aperçurent que son gousset était vide, lui fit-on à l’oreille des propositions, d’achat du « cygne » comme navire de commerce, de pêche, de transport, de cabotage, enfin de pirate. On soupçonna même Jean de Kolno de se préparer à partir comme corsaire. Cependant la patente du roi de Pologne, que tout à coup il fit briller aux yeux, interrompit les murmures.
On se raillait de lui derrière son dos. On le montrait du doigt, quand il apparaissait sur le marché, s’enfilait dans les rues ou frappait aux portes des banques. Personne au monde ne le comprenait. Personne ne savait dans son pays pour quelle chimère il se débattait comme un coursier enchaîné.
Nul ne pouvait admettre qu’il s’arrachât à la terre ferme connue de tous, aux demeures bien chauffées, afin de courir dans les eaux sauvages du nord. Ni le commerce ni l’intérêt ne l’attiraient là-bas, ni une récompense ni un gain sûr. Une fois que l’or de son gousset était répandu, les hommes raisonnables se dressaient contre lui comme des ennemis. Il marchait à présent ainsi qu’un tigre au milieu de la race humaine. Il rôdait, s’emportait, entrait en fureur, comme un possédé du diable ; contre lui se dressait la conjuration tacite des hommes bien portants, sobres, stables, expérimentés, prudents, prévoyants, habiles. Ce complot qui depuis des siècles existe entre les hommes sans être formulé était aussi unanime, aussi universel, aussi continuel que si quelque agent rusé et prévoyant l’avait inspiré à des milliers d’individus. Le complot était universel contre tout ce qui n’est pas reçu en héritage, escroqué par un faux invisible, mendié avec humilité, obtenu par une longue attente sur le seuil étranger. Le complot était contre la nouveauté, l’aversion contre l’homme qui s’arrache au néant d’une vie facile pour se jeter dans l’action et la création. Jean de Kolno restait seul.
Tout autour de lui se dressaient des choses engourdies et ennemies.
Le seul élément qui se fût attaché à lui étaient les vauriens des plages et des golfes de la côte. Ils rôdaient autour du navire, ces brigands qui, après un séjour en prison, se cachaient dans les repaires des faubourgs et remplissaient les cabarets du port ; ils étaient aux ordres de pirates et avaient été renvoyés à terre par leurs chefs à cause de brigandages trop retentissants, de séditions secrètes ou de trahisons ; ils ne possédaient pas de navire en propre et vivaient en communauté de brigandage.
Devant les yeux du capitaine se tenaient des fainéants que, dans leur vie dissolue, aucune maladie n’était capable de ronger, que le vent du large ne pouvait dompter, que le froid ne pouvait anéantir, ni la vermine dévorer. Les hommes établis eux-mêmes, par les ingénieuses tortures de leurs jugements et l’infamie attachée à leurs châtiments, n’avaient pas réussi à les transformer en arbres desséchés.
Ceux-ci s’efforçaient donc d’entrer dans l’équipage du « Cygne ». Ils offraient en service leurs poignards et leurs poings exercés, leurs bras d’ours, leur défenses de sanglier, leur force de bison, leur ingénieux esprit de loup et leurs ruses de renard.
Jean de Kolno choisissait parmi cette troupe comme dans une besace pleine de reptiles. Il engageait ceux-ci et renvoyait ceux-là. Et c’est avec ces hommes qu’il engageait comme futur équipage de son galion qu’il devait s’exposer seul aux dangers des mers inexplorées et aborder les continents encore inconnus. Que feraient-ils de lui en mer, que feraient-ils de lui à terre ?
Il les mesurait du regard et établissait sur eux son empire. Il regardait chacun dans les yeux, essayant d’aller jusqu’au fond de cet abîme de crimes inconnus, de pénétrer le mystère de ces déchus et, comme on se jette dans un précipice, il voulait entrer dans ces âmes froissées et pleines de péchés afin de fouler le sol de ces consciences. Ils étaient pour lui un mystère semblable au mystère de ce monde, qui au sud du Groenland, derrière l’Océan orageux se cachait.
Les vauriens n’exigeaient pas du capitaine une paye immédiate ; ils ne marchandaient pas sur l’argent de table, et n’essayaient pas d’obtenir de pourboire. Ils comptaient sur le partage du butin, là, sur place. Ils savaient que le gousset du capitaine était tout à fait vide. Ils préféraient cet état de choses à une paye régulière pour leur travail journalier. Ils examinaient le galion d’un œil de connaisseurs et de maîtres de la mer. Ils se comprenaient entre eux d’un coup d’œil, d’un grognement, d’un soupir, d’un sourire. Jean de Kolno recueillait ces sourires, ces murmures ; il comprenait les chuchotements de cette bande. Que devait-il faire ? Cesser la construction ? Vendre son galion aux marchands ? L’abandonner non terminé sur la rive ? Renoncer ? Retourner à sa demeure près de Thorn ? Arracher le rêve de son cœur ? Oublier le voyage vers le nord ?
Il engageait cette racaille. Il inscrivait leurs noms de mer : Niemir, Krzywah, Sulica, Radosz, Fokx, Pala...
Ce commerce avec la lie de la population ne restait pas un mystère pour les autorités et les employés du port, pour le monde des financiers et des richards bien engraissés. Ils ordonnèrent à qui il convient d’avoir l’œil sur le fantasque.
On épia ses démarches.
Le sentier de Jean de Kolno se resserrait toujours davantage. Une seule ressource restait : fuir ! Hisser le pavillon sur le mât du milieu ! Lever l’ancre, quitter Leniwka ! Que le vent gonfle petit foc, clin foc et grand foc ! Oh ! sentir le vent sur ses tempes. Un âpre souffle dans sa poitrine ! Et en route !
Tant que le galion fut encore sur le sable de la plage Jean de Kolno marcha le long des vagues de la Vistule afin de chercher dans la solitude des moyens de sauver son rêve d’expédition. Là, à la force unique de sa mère, la Vistule, qui comprenait sa force intérieure à lui, il racontait son grand souci de victoire.
Le visage caché dans ses mains, la tête pendant sur sa poitrine, il tomba dans un sourd désespoir. Au-dessus de son front bruissaient les ailes noires du complot auquel le diable excitait la foule humaine contre son rêve indestructible. Des monceaux d’obstacles s’entassaient sur ses épaules et des précipices infranchissables se creusaient sous ses pas ; et toujours s’épaississait davantage le voile d’obscurité hermétique qui couvre le monde nouveau : Satan défendait son royaume de ténèbres.
Seule la rousse Vistule immuablement murmurait :
« Lève-toi ! À l’œuvre ! De nouveau à l’œuvre ! En avant ! Toujours plus loin ! »
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 mars 2020.
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