LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Sergueï Zebelev

(Жебелёв Сергей Александрович)

1867 – 1941

 

 

 

 

L’ABDICATION DE PAIRISADÈS
ET LA RÉVOLUTION SCYTHE DANS LE ROYAUME DU BOSPHORE

 

 

 

 

1936

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue des Études Grecques, volume 49, n° 229, 1936.

 

 

 

 

 


TABLE

 

 

I

II

III

IV

V

 


 

 

 

[1] Vers la fin du iie siècle av. J.-C., Pairisadès (V?), roi du Bosphore cimmérien, céda de bon gré le pouvoir à Mithridate Eupator, ne se sentant pas de force à tenir tête aux barbares qui exigeaient un tribut plus considérable qu’à l’ordinaire[2]. Cette fin de la dynastie des Spartocides, qui régnait depuis plus de trois siècles (depuis 438/7), est un des signes les plus visibles de l’affaiblissement des colonies grecques dans la Russie méridionale. Pour comprendre la portée de cet événement, il faut le replacer dans son cadre historique.

I

Cet affaiblissement, consécutif à une période de prospérité (au ive siècle et dans la première moitié du iiie), ne survint pas tout d’un coup. Il s’explique en premier lieu par des causes économiques. On sait que le principal fondement de la prospérité du Bosphore était son commerce, surtout l’exportation des céréales[3]. Ce commerce rapportait de grands revenus, qui permettaient au royaume d’entretenir une bonne armée de mercenaires ; avec ces troupes les Spartocides réussirent non seulement à refouler les tribus barbares qui entouraient leur royaume, mais aussi à subjuguer celles d’entre elles qui habitaient le long du Kouban (Hypanis) et de ses affluents. Mais dès l’apparition sur le marché d’un concurrent aussi redoutable que l’Égypte, la diminution des ressources du Bosphore devint inévitable[4]. En 289/8, Spartokos IV envoie encore à Athènes un don de 15.000 médimnes[5], mais déjà son successeur Pairisadès adresse en 254/3 une ambassade à Ptolémée Philadelphe[6], probablement pour régler la question de l’exportation des céréales.

Cette décadence du Bosphore, qui a commencé dans la seconde moitié du iiie siècle et a peut-être été provoquée en partie par des causes intérieures[7], doit probablement être aussi rattachée à la dépression financière générale dont souffrait à cette époque le monde hellénistique[8]. Mais ce qui explique en premier lieu l’affaiblissement du royaume bosporan, c’est le changement qui se produisit dans les relations entre les colonies grecques de la côte septentrionale du Pont-Euxin et leurs voisins barbares.

Reculant devant les Sarmates, — qui, après avoir franchi le Tanaïs, s’avançaient vers l’ouest, — les Scythes des steppes se virent forcés de quitter les régions où ils résidaient et cherchèrent à s’installer ailleurs. Cette retraite des Scythes, qui s’opéra graduellement, n’eut pas les mêmes conséquences pour toutes les colonies grecques. C’est surtout Olbia qui eut à en souffrir. Le décret de Protogène (qui n’est pas postérieur à 213/2) nous peint la triste situation d’Olbia dans le dernier tiers du iiie siècle. La libéralité de Protogène (et peut-être de quelques autres Olbiopolites encore) ne pouvait certainement pas remédier au mal. La cité finit par reconnaître tout au moins la suzeraineté de rois scythes, comme l’attestent les monnaies olbiennes qui portent les noms de ces derniers[9].

Dans la première moitié du iie siècle, les Scythes étaient concentrés dans la partie septentrionale de la péninsule Taurique. C’était une menace pour Chersonèse, qui dut prendre des mesures de défense. Nous voyons la cité, profitant de l’appui d’Héraclée, sa métropole, chercher le soutien de Pharnace, roi de Pont. Cherso­nèse est incluse dans le traité de 179 entre Pharnace et les rois de Bithynie et de Cappadoce, à coté d’Héraclée et de quelques autres cités grecques[10]. Les premières lignes du serment de Pharnace qui accompagne un traité spécial conclu dans la même année entre Pharnace et Chersonèse sont un autre témoignage du grand danger qui menaçait les Chersonési­tes : « Si les barbares voisins attaquent Chersonèse ou le territoire qui lui est soumis, je secourrai les Chersonésites autant que les circonstances me le permettront »[11]. Mais ces mesures de précaution étaient insuffisantes, et lorsque, vers la fin du iie siècle, la pression des Scythes menaça de mettre fin à l’indépendance même de la cité, les Chersonésites se virent forcés d’invoquer le secours de Mithridate, en lui décernant le titre de « prostatis » (Strabon, VII, 308), — c’est-à-dire de mettre Chersonèse sous la protection du Pont (sans doute des négociations diplomatiques précédèrent-elles cette mesure ; cf. peut-être le fragment de décret IOSPE, I2 349).

Dès le milieu du iiie siècle s’était formé sur les derrières de la cité de Chersonèse un puissant royaume scythe, sous le sceptre du roi Skiluros. Celui-ci comprit très bien sa tâche de prince[12]. Après s’être emparé d’Olbia (on ne sait au juste s’il l’occupa de vive force ou s’il en fit simplement sa vassale), il pensa à élargir les frontières de son état. Ses regards devaient se tourner avant tout vers Chersonèse, dont le port, fort commode et bien protégé, était le plus voisin du centre de son royaume taurique (c’est-à-dire des environs de la ville actuelle de Symferopol). N’osant peut-être pas s’attaquer ouvertement à Chersonèse et aux villages du littoral qui en dépendaient, à cause de l’alliance de Chersonèse avec le roi de Pont, Skiluros se contentait de faire de temps en temps des incursions sur le territoire de Chersonèse. Il est probable que les Chersonési­tes essayaient de s’en débarrasser par des « dons ».

Avec raison, l’on qualifie le royaume de Skiluros non pas de scythe, mais d’helléno-scythe. C’est là, en effet, un des plus grands succès de l’hellénisation dans le nord du Pont Euxin. Les colonies grecques fournissaient aux barbares un exemple de la supériorité évidente du régime urbain sur le régime gentilice. Strabon (VII, 34 4) oppose les Scythes des steppes (νομάδες, selon sa terminologie) aux Scythes laboureurs (γεωργοί) qui habitaient dans la péninsule taurique. Pour caractériser ces derniers, il se sert du terme fort bien choisi de πολιτικώτεροι : non seulement plus civilisés en général, mais possédant dans leur organisation les éléments de ce que les Grecs désignaient sous le nom de πόλις. Aussi voyons-nous apparaître dans le royaume de Skiluros des bourgades fortifiées se rapprochant du type des πόλεις ; la principale d’entre elles portait le nom grec de Νέαπολις. À l’exemple des cités grecques, Skiluros commença à frapper monnaie, une monnaie qui portait non seulement le nom du roi écrit en grec, mais aussi des emblèmes purement grecs[13]. L’existence de la monnaie suppose l’existence du trafic. Sur le territoire qui a appartenu au royaume de Skiluros, plusieurs inscriptions grecques ont été trouvées[14] ; trois d’entre elles mentionnent l’Olbiopolite Posidée. Cela prouve clairement que des Grecs, probablement des marchands, demeuraient dans ce royaume.

De tous ces faits il ressort qu’au temps de Skiluros l’influence de la civilisation hellénique sur les Scythes était considérable. Le vieux roi laissa en mourant une nombreuse postérité. Son fils aîné Palakos, qui lui succéda, était appelé à continuer la politique de son père, politique qui tendait à refouler les Grecs du littoral, pour jouir directement des avantages qu’offrait la possession de la côte. Les Scythes continuèrent donc leur lutte contre les colonies grecques. La direction générale de cette pression scythe — de l’ouest à l’est — nous permet de saisir un plan bien conçu ; les barbares commencèrent par combattre l’ennemi le plus faible pour passer ensuite aux plus forts : d’abord Olbia, puis Chersonèse, finalement le Bosphore.

II

Le royaume du Bosphore, bien qu’il ait été certainement plus fort que Chersonèse et qu’il fût plus éloigné du centre de l’état de Palakos, sentant que ses forces ne suffiraient pas pour résister aux attaques des barbares, se vit forcé de suivre l’exemple de Chersonèse. C’est ainsi qu’il faut expliquer la démarche du dernier Pairisadès. Il était en face de ce dilemme : ou bien laisser libre cours aux évènements, et finir par reconnaître — comme l’avait fait Olbia — la suzeraineté du roi scythe ; ou bien éviter cela, en remettant le pouvoir, en même temps que la charge de défendre le Bosphore, entre des mains plus puissantes, à l’exemple de Chersonèse. Perdre l’indépendance, se soumettre aux Scythes, qui restaient aux yeux de Pairisadès, et de ses sujets grecs, des barbares ; ou bien tenter de conserver, fût-ce aux dépens de la liberté politique, les éléments de la culture grecque, dont Mithridate était un partisan zélé[15].

La petite notice de Strabon ne fait que constater le fait que Pairisadès remit de bon gré le pouvoir entre les mains de Mithridate. L’expression παρέδωκε τὴν ἀρχήν doit être prise à la lettre. Elle signifie que Pairisadès a transmis les prérogatives de son pouvoir royal à Mithridate, c’est-à-dire qu’il a abdiqué : rien de plus. L’interprétation qu’on en donne habituellement, selon laquelle Pairisadès par le fait même de son abdication aurait cédé aussi le royaume à Mithridate, ce qui aurait entraîné la réunion du royaume du Bosphore aux états de Mithridate, celte interprétation ne trouve pas de fondement dans le texte de Strabon. Pour défendre son autonomie contre les attaques des Scythes, Chersonèse, nous l’avons vu, avait désigné Mithridate comme προςτάτης. Pairisadès avait la même intention : désormais Mithridate le remplacerait comme défenseur du Bosphore. Les rapports entre les deux royaumes du Bosphore et du Pont n’étaient nullement prédéterminés par l’abdication de Pairisadès. Nous verrons plus loin que les circonstances aidèrent bientôt Mithridate à devenir juridiquement roi du Bosphore.

Comment cela arriva, ce n’est plus la notice de Strabon qui nous le fait savoir. Nous l’apprenons par un précieux document épigraphique, trouvé en 1878 dans les ruines de Chersonèse[16].

C’est un décret des Chersonésites en l’honneur de Diophantos, général de Mithridate Eupator. Il y est question de l’activité de Diophantos dans la péninsule taurique pendant les dix dernières années du iie siècle. On considère avec raison que le temps de l’inscription est bien établi ; mais les tentatives pour fixer, dans l’espace de ces dix années, les dates des différents événements mentionnés dans le document ne peuvent avoir qu’une valeur relative[17]. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que les événements sont rangés dans le décret dans l’ordre chronologique. Le ton panégyrique à l’égard de Diophantos ne peut nous étonner. De même, il est naturel que les événements qui se rapportent directement à Chersonèse soient traités dans ce document d’une manière détaillée, tandis que les affaires du Bosphore sont exposées plus sommairement.

La situation que nous fait connaître le décret est tout à fait claire. Chersonèse se trouve sous la menace constante d’une invasion des Scythes de Palakos. Les citoyens prient Mithridate de leur prêter main-forte. Le roi envoie à Chersonèse son armée sous le commandement de Diophantos. À la première rencontre, Diophantos met en fuite les troupes de Palakos. Il se dirige ensuite contre leurs voisins de l’est, les Tauriens, et les soumet à son pouvoir (ll. 6-10 ; cf. Reinach, o. c., p. 67 sq.). Après quoi Diophantos se rend au Bosphore, et là πολλὰς καὶ μεγάλας ἐν ὁλίωι χρόνωι πράξεις ἐπιτελέσας πάλιν εἰς τοὺς καθ’ ἁμὲ τόπους [ἐ]πέ[στ]ρεψε (l. 11).

Que faut-il entendre par « beaucoup de grands actes » accomplis par Diophantos « en peu de temps » ? Latyschev, dans son commentaire, suppose que cette courte phrase contient une allusion à l’occupation du Bosphore, ou, plus correctement, de sa partie européenne, la péninsule de Kertsch. Il allègue à l’appui de son opinion le passage de Strabon (VII, 308) : après la soumission des Scythes, Mithridate s’est rendu maître du Bosphore, que Pairisadès venait de lui céder de bon gré. Pourtant, ces mots de Strabon ne sauraient être rapportés à la première expédition de Diophantos. L’occupation du Bosphore, si elle avait eu lieu, supposerait que Diophantos était arrivé au Bosphore avec son armée et en avait laissé au moins une partie dans ce royaume. Le texte de l’inscription, nous le verrons, ne confirme pas cette hypothèse : après la première expédition de Diophantos, de même qu’après la deuxième, nul indice d’une armée d’occupation dans la Chersonèse Trachée ; autrement, il serait impossible de s’expliquer les événements qui s’y sont passés. De l’enchaînement des événements dans la suite, il ressort que Diophantos et les Chersonésites pensaient que la soumission définitive des Scythes était un fait accompli. Il en résulte que l’hypothèse de Latyschev sur l’occupation du Bosphore doit être rejetée. De même, l’explication que donne Th. Reinach de l’expression « beaucoup de grands actes » ne peut nous satisfaire : « une campagne courte, mais vigoureuse, fit rentrer dans le devoir les sujets scythes de Pairisadès et assura les droits successoraux de Mithridate » (o. c., p. 68). Ce n’est que dans le rapport sur la deuxième expédition de Diophantos qu’il sera question des sujets scythes de Pairisadès.

En fait, il ne paraît pas possible de rapporter l’expression en question à des opérations militaires : 1° Diophantos était arrivé pour la première fois au Bosphore sans armée (dans l’inscription, il n’est dit que : εἰς τοὺς κατὰ Βόσπορον τόπους ἐχωρίσθη) ; 2° si même une armée l’avait suivi, contre qui se serait-elle battue ? Contre les sujets scythes de Pairisadès ? Mais le document ne les mentionne qu’à propos de la deuxième expédition de Diophantos. Nous n’avons pas non plus le droit de croire que les Scythes de la Tauride ou les Tauriens étaient en état de jeter leurs forces sur la Chersonèse Trachée : ceux-ci comme ceux-là venaient d’être vaincus par Diophantos. Nous ne trouvons dans la phrase relative au séjour de Diophantos au Bosphore qu’une indication certaine : il n’y resta que peu de temps. On est tenté d’en déduire que Diophantos a agi là plutôt en diplomate qu’en chef militaire. Brandis (RE, III, 773) prétend que ce n’est pas pendant le premier séjour de Diophantos que Pairisadès a cédé son pouvoir à Mithridate ; le roi du Bosphore aurait seulement demandé par l’intermédiaire de Diophantos du secours contre les barbares. Même si Diophantos avait promis ce secours, aurait-il été possible de qualifier de « grands actes » cette simple promesse ?

Il me semble que les choses durent se passer autrement. Après avoir vaincu et mis en fuite les Scythes, après les avoir forcés à se retirer de devant Chersonèse et à se replier sur le centre de la péninsule taurique, après avoir assujetti les Tauriens, Diophantos se rendit dans le royaume du Bosphore. Il engagea avec Pairisadès des négociations, au cours desquelles Pairisadès lui avoua son impuissance à résister aux barbares. La défense du Bosphore était pour Diophantos un problème de grande importance ; de là dépendait la réalisation des grands projets de Mithridate, qui se proposait de s’emparer de la côte septentrionale du Pont Euxin. Ayant appris de Pairisadès lui-même son incapacité à tenir tête aux Scythes, Diophantos parvint à lui persuader de céder son pouvoir à Mithridate. de remettre à celui-ci la charge de défendre le Bosphore. L’agrément de Pairisadès à une telle proposition était un brillant succès diplomatique de Diophan­tos. Ceux qui rédigèrent le décret, postérieurement à la première phase des négociations du général pontique avec le roi du Bosphore, avaient bien le droit, dans leur exposé sommaire des résultats de la première visite de Diophantos au Bosphore, de le louer de cette réussite. De là, cette allusion aux « grands actes, accomplis en peu de temps ». Ce qu’étaient ces « grands actes », les contemporains le savaient bien ; mais comme cela n’avait pas directement rapport aux affaires de Chersonèse, il était inutile d’entrer dans le détail.

Le dessein de Diophantos, de pénétrer avec son armée jusqu’au centre du royaume de Palakos, ne lui laissait que peu de temps pour son séjour au Bosphore. L’expédition contre Palakos fut victorieuse. Les Scythes cédèrent Chabon et Néapolis et reconnurent presque tous la suzeraineté de Mithridate ; les Chersonésites honorèrent ταῖς καθηκούσαις αὐτὸν τιμαῖς, en publiant en son honneur un décret spécial, qu’il ne faut pas confondre avec celui qui nous est conservé (ll. 11-15).

Après cette première expédition, Diophantos retourna avec son armée dans le Pont. Mais bientôt, probablement dans l’intervalle d’une année, il dut revenir à Chersonèse. Nous laisserons de côté les causes qui ont provoqué cette deuxième expédition, ainsi que ses différentes étapes (voir là-dessus Reinach, o. c., p. 68 suiv.). Notons seulement que Diophantos arriva à Chersonèse vers la fin de l’automne (l. 18 : τοῦ καιροῦ συγκλείοντος εἰς χειμῶνα) et que la défaite, cette fois définitive, des Scythes eut lieu au début du printemps (l. 29 : [ἄκ]ρου τοῦ ἔαρος).

III

La partie ultérieure du document (ll. 32-44) est consacrée entièrement aux événements du Bosphore. Je cite cette partie d’après la traduction de Foucart[18] : « S’étant transporté sur le territoire du Bosphore, il (Diophante) mit aussi les affaires en bon état au profit du roi Mithridate Eupator ; mais les Scythes du parti de Saumakos ayant fait une révolution et tué le roi du Bosphore, qui l’avait élevé, puis dressant des embûches à Diophante, celui-ci échappa au danger en s’embarquant sur le navire que nos concitoyens lui avaient envoyé ; arrivé dans la ville (Chersonèse), il convoqua les citoyens et, avec le concours empressé du roi Mithridate Eupator, au nom duquel il agissait, il était aux premiers jours du printemps avec une armée de terre et une flotte ; de plus, ayant recruté l’élite de nos concitoyens, qui formèrent trois équipages, et prenant notre ville comme base d’opérations, il se rendit maître de Théodosia et de Panticapée ; ayant châtié les auteurs de la révolte et ayant mis la main sur Saumakos, le meurtrier du roi Pairisadès, il l’envoya à la résidence royale et rétablit l’autorité du roi Mithridate Eupator. »

Comment faut-il comprendre les expressions initiales du passage cité : εἴς τε τοὺς κατὰ Βόσπορον τόπους χωρισθε[ὶ]ς καὶ [καταστα]σάμενος καὶ τὰ ἔν[θ]ινα καλῶς καὶ συμφερόντως βασιλεῖ Μιθραδάται Εὐπ[άτορι] ? Selon Brandis (RE, III, 774), lors de cette deuxième venue de Diophantos à Panticapée, les affaires du Bosphore n’incombaient plus à Pairisadès, mais à Mithridate (représenté par Diophantos), à qui Pairisadès avait cédé le pouvoir. Mais cela ne s’accorde pas avec les termes de l’inscription, qui nous dit que Diophantos a cette fois mis en bon état les affaires du Bosphore au profit de Mithridate. Conformément à son explication de l’activité de Diophantos lors du premier séjour au Bosphore, Reinach observe à propos de la deuxième visite : « Diophante reparut ensuite au Bosphore, où des troubles avaient sans doute éclaté : il rétablit l’ordre et proclama ouvertement la suzeraineté de Mithridate. » Pourtant les troubles ne sont mentionnés dans l’inscription que plus tard ; de plus, Diophantos ne pouvait les étouffer à l’aide de l’armée qu’il avait commandée pendant sa deuxième expédition ; il est évident que cette fois encore il s’était rendu au Bosphore sans force armée, les troupes qu’il avait eues sous ses ordres pendant cette deuxième expédition ayant quitté la Chersonèse taurique après la défaite des Scythes et de leurs alliés. Ceci ressort de l’enchaînement des événements ultérieurs racontés par l’inscription. Le terme même [καταστα]σάμενος (la restitution est irréprochable) exclut, semble-t-il, toute possibilité d’une action militaire de Diophantos ; son activité eut, comme la première fois, un caractère purement diplomatique.

C’était l’achèvement de l’affaire commencée lors de sa première visite au Bosphore. Entre la première et la deuxième expédition, de retour dans le Pont, Diophantos avait fait connaître à Mithridate la disposition de Pairisadès à lui céder le pouvoir. Un acte d’une telle importance politique ne pouvait être un simple arrangement amiable ; il exigeait une certaine forme juridique. Les conditions de cette cession du pouvoir nous sont inconnues et nous devons renoncer à les deviner[19]. Ce qui est certain, c’est que, lors de sa deuxième entrevue avec Pairisadès, Diophantos avait à fixer les formes juridiques de ce qui avait été antérieurement décidé en principe. Diophantos accomplit avec succès sa mission, en mettant Mithridate, pour ainsi dire de fait, en possession du royaume du Bosphore. C’est ce qui justifie les expressions du décret, relevant son activité « belle et utile » à Mithridate ; dans cette phrase, l’accent porte, sans aucun doute, sur le mot « utile » ; de même que dans celle, non moins courte, que nous avons citée plus haut il porte sur l’expression « en peu de temps ».

Les sujets grecs de Pairisadès, et probablement les Scythes hellénisés qui formaient la classe privilégiée de la population du Bosphore, durent accueillir avec satisfaction le changement qui enlevait le pouvoir suprême au faible Pairisadès pour le transmettre à Mithridate. Il n’en fut pas de même de la nombreuse population scythe du Bosphore. Assujettie, opprimée, privée de droits politiques, elle ne pouvait espérer de la part du nouveau maître l’amélioration de son sort. Les sujets Scythes de Pairisadès, ceux qui appartenaient à la classe inférieure, répondirent au changement de souverain par un acte révolutionnaire, dont il faut chercher les causes dans la profonde opposition de la classe opprimée à la classe dominante, la cession du pouvoir par Pairisadès à Mithridate n’ayant été que le prétexte. Dans la tradition littéraire, nous ne trouvons nulle allusion à cette révolution. Le décret en l’honneur de Diophantos est l’unique document qui nous informe de ces événements ; il nous donne, bien qu’en termes concis, une sorte d’aperçu du mouvement, qui commença à Panticapée pour s’étendre ensuite à toute la Chersonèse Trachée.

Il faut essayer de répondre à trois questions : Qui étaient les Scythes qui opérèrent ce coup d’état ? — Qui était Saumakos, le chef des insurgés ? — Que représentait, au fond, cette insurrection ?

La première question, après ce qui vient d’être dit, n’offre aucune difficulté. D’après Niese, les Scythes auteurs de cette révolution auraient été les Scythes du royaume de Palakos, qui pressaient Chersonèse et le Bosphore[20]. Mais déjà Brandis[21] a observé avec raison qu’il n’était pas possible à ces Scythes, qui venaient d’être, deux fois dans un court espace de temps, complètement battus par Diophantos, d’apparaître à Panticapée et d’y provoquer une insurrection. D’après Brandis, ces insurgés n’ont pu être ni les Scythes du royaume de Palakos, ni ces Scythes des steppes que Strabon (VII, 311) appelle nomades (leur territoire, soit dit en passant, était occupé à cette époque par les Roxolans) ; ce furent bien plutôt les Scythes que Strabon désigne sous le nom de γεωργοί et qui occupaient la péninsule de Kertsch jusqu’à Théodosie inclusivement. Toutes ces considérations de Brandis ne sauraient être contestées. Mais les conclusions qu’il en veut tirer ne peuvent être acceptées. Il se représente le coup d’état comme un épisode d’une lutte de partis. Le parti qui s’appuyait sur la population rurale se serait attaqué au parti qui s’appuyait sur la population des villes grecques du Bosphore. Les groupements politiques auraient existé dès une époque antérieure ; sous Pairisadès, chacun d’eux aurait pris parti pour ou contre l’annexion du Bosphore par Mithridate. Mais il est permis de douter de l’existence de ces groupements dans le royaume, surtout si l’on fait attention à la distinction sociale de la population des villes et de celle des villages. La population urbaine se composait, en grande partie, de maîtres ; celle des villages, d’esclaves. L’annexion du Bosphore n’était nullement un fait indifférent aux uns et aux autres. Les maîtres pouvaient l’accueillir avec faveur, tandis que les esclaves lui devaient être hostiles. Cela se fit sentir dès le début de l’insurrection. Pairisadès fut tué par les insurgés. Le même sort menaçait Diophantos, l’intermédiaire entre les deux rois, si la conspiration tramée contre sa vie n’avait échoué.

Nous ne savons si l’insurrection, qui avait éclaté dans la partie européenne du royaume, s’étendit aussi à la partie asiatique. À cette question, il faudrait plutôt donner une réponse négative. Diophantos, d’après l’inscription, eut à enlever aux insurgés Théodosie et Panticapée, qui étaient tombées entre leurs mains et leur servaient de places fortes. Aucune des villes de la partie asiatique du Bosphore ne semble avoir été occupée par les insurgés. L’inscription nous atteste formellement que le coup d’état a été opéré par les Scythes. Or, nous savons que les indigènes du Bosphore asiatique étaient des Méotiens. D’autre part, il est probable que ces tribus méotiennes, qui faisaient partie du royaume du Bosphore à l’époque de sa prospérité, avaient depuis lors reconquis leur liberté. Nous savons par Strabon (VII, 307. II, 73) que plus tard, lorsque Mithridate était déjà roi du Bosphore, son général Néoptolémos eut à combattre les Méotiens qui vivaient sur la rive du détroit.

IV

Qui était Saumakos, le chef de l’insurrection ? Un Scythe, sans doute, son nom l’atteste. Mais quelle était sa position sociale ? À quelques nuances près, les savants sont aussi d’accord sur ce point[22]. Je me borne à exposer le point de vue de Rostovtzeff (CAH, IX, 229), juge le plus compétent pour toutes les questions relatives au Bosphore. Voici son opinion, qui est à peu près l’opinion commune : le dernier roi du Bosphore se vit probablement forcé d’adopter un prince scythe (Saumakos) et de lui donner une éducation grecque pour préparer ainsi à son royaume une dynastie nouvelle, scytho-grecque.

Il est dit dans l’inscription que Saumakos avait tué Pairisadès ἐκθρέψαντα αὐτὸν. On interprète ce terme comme signifiant « qui l’avait élevé ». Cette interprétation n’est pas exacte : ἐκτρέφειν signifie proprement « nourrir ». Les Grecs distinguaient très nettement entre έκτρέφειν et παιδεύειν. Les exemples ne manquent pas, il suffira d’alléguer un seul, le plus connu : Platon, Criton, 51 c : ἡμεῖς (οι νόμοι)  γάρ σε γεννήσαντες, ἐκθρέψαντες, παιδεύσαντες, etc. (cf. 45 d). Les textes épigraphiques qui me sont accessibles ne fournissent aucun exemple qui aide à préciser la signification d’έκτρέφειν dans notre inscription. À l’aide du dictionnaire de Preisigke-Kiessling, je trouve ἐκτρέφειν dans un papyrus du début du ier siècle de notre ère (Rylands Papyri. II, 178, 14). qui contient un contrat avec une nourrice ; on y lit : Τασεῦς Πετεεῦτος τέθειμαι τὴν ὁμολογίαν καὶ ἐκθρέψω τὸ δουλικὸν σωμάτιον Θερμουθάριον ἐπὶ τὰ δύο ἔτηι (cf. [Dem. LIII, 19 : τον μεν γαρ Κερδωνα (c’est un esclave) εχ μιχρού παιδαρίου εζεθρέψατο). Le verbe en question est évidemment en connexion avec les noms θρεπτός, θρεπτή, qui se rencontrent aussi dans les papyrus, accompagnés quelquefois par δοῦλος. On a de nombreux exemples de θρεπτός, θρεπτή dans les actes d’affranchissement gravés sur pierre[23]. Les sept manumissiones bosporanes que nous possédons[24] désignent θρεπτός, θρεπτή, les esclaves qu’on affranchit. Θρεπτός, θρεπτή, correspondent au latin verna et signifient « esclave qui est né et qui a grandi dans la maison de son maître »[25].

Tous ces rapprochements me donnent à penser que, si l’on a employé le verbe έκτρεφειν dans le décret en l’honneur de Diophantos, c’est pour indiquer que Saumakos était un θρεπτός οίκογενής du roi Pairisadès[26].

Dès lors, si mon hypothèse n’est pas erronée[27], le caractère du mouvement qui eut lieu alors dans le Bosphore se présente sous un autre aspect. Ce ne fut ni une révolution de palais, opérée à l’aide des Scythes par un prince Saumakos irrité contre Pairisadès, ni une lutte entre les villes et les villages. Ce fut une insurrection des serfs scythes, groupés autour d’un esclave élevé dans le palais royal. Profitant de l’interrègne — Pairisadès venait d’abdiquer, Mithridate n’avait pas encore eu le temps de prendre possession du royaume —, sachant bien que Diophantos n’avait à sa disposition que les forces militaires du Bosphore, manifestement insuffisantes, les serfs scythes se soulevèrent à Panticapée. Dans le passage du décret où il s’agit de la répression de la révolte, le mouvement entier est désigné par le terme έπανάστασις, insurrection (le même qu’emploie par exemple Thucydide, II, 27, 2, en parlant de l’insurrection des hilotes). L’insurrection de Saumakos était-elle une simple rébellion des esclaves contre leurs maîtres, ou bien représentait-elle un mouvement révolutionnaire plus sérieux ? Le décret emploie pour le début de l’insurrection le terme νεωτεριζειν. Ce terme (de même que le terme νεωτερισμός) est souvent employé dans la signification spéciale « opérer un mouvement révolutionnaire social et politique » (par exemple, Thucydide, I, 115, 2. VIII, 73, 1)[28].

Le symptôme extérieur du coup d’état opéré par les Scythes fut l’assassinat du roi Pairisadès par un esclave élevé dans sa maison. Saumakos avait grandi dans le palais ; il lui était partant plus facile qu’à un autre d’atteindre le roi, qui avait peut-être cherché le salut dans quelque recoin du palais. Diophantos, le représentant des intérêts de Mithridate, était considéré par les Scythes comme un ennemi ; il n’échappa à la mort qu’en se sauvant sur un navire envoyé de Chersonèse (la flotte qui stationnait à Panticapée s’était évidemment alliée aux insurgés). Mais quels étaient les desseins ultérieurs des Scythes ? Pairisadès était assassiné, Mithridate était loin. Le royaume du Bosphore continuait à exister et il lui fallait un chef : Saumakos devint roi du Bosphore — que ç’ait été de sa propre initiative ou par la volonté des insurgés. Naturellement, le décret en l’honneur de Diophantos ne donne pas à Saumakos le titre de roi. Mais, par un heureux hasard, nous possédons deux petites monnaies d’argent (des dioboles) à peu près de même poids[29] : elles portent la légende : Βασι(λέως) Σαυμ(άκου). Et l’on a au Musée Britannique une monnaie de cuivre avec la même légende : Βασι(λέως) Σαυ(μάκου)[30].

L’insurrection des serfs qui avait éclaté à Panticapée s’étendit rapidement à toute la Chorsonèse Trachée et attira à Saumakos beaucoup de partisans. Il n’est pas improbable que quelques troupes de Scythes tauriques, battus, mais non exterminés par Diophantos, se soient jointes aux insurgés. La situation du général pontique, après qu’il eut échappé au danger qui le menaçait à Panticapée, était difficile. L’armée qu’il avait eue sous ses ordres pendant sa deuxième expédition avait déjà quitté Chersonèse et était retournée dans le Pont. Il lui était donc impossible d’avoir raison de ses adversaires en peu de temps. Un pareil délai était favorable aux insurgés : leurs forces et leur courage croissaient. La milice de Chersonèse, que Diophantos avait à sa disposition, était certainement trop faible pour soumettre les Scythes révoltés. De plus, il n’eut pas été prudent de laisser Chersonèse sans défense. Palakos n’attendait qu’une occasion pour fondre, avec les forces qui lui étaient restées, sur la cité désarmée et sur son territoire. Aussi le secours prêté à Diophantos par les Chersonésites ne paraît-il pas avoir été considérable : Diophantos, d’après l’inscription, ne put qu’inviter (ποφακαλέτας) les Chersonésites à venir à son aide. Il comprenait bien l’impossibilité d’atteindre son but sans l’aide de l’armée qui lui avait permis de vaincre les Scythes pendant ses deux premières expéditions. Sans perdre de temps, il partit pour Sinope, afin de faire connaître à Mithridate ce qui s’était passé au Bosphore et de ramener une fois encore l’armée pontique. Ce n’est qu’au début de l’année qui a suivi sa deuxième expédition que Diophantos arriva de nouveau avec une armée et une flotte de guerre[31].

Il n’y a pas lieu de croire que la troisième expédition de Diophantos se soit terminée aussi rapidement que l’indique le décret. Nous ne devons pas perdre de vue, outre le style d’un tel document, la tendance des Chersonésites à mettre partout en relief la grandeur des exploits de Diophantos. Par suite, l’exposé succinct que nous trouvons dans l’inscription nous fait l’impression d’un venit, vidit, vicit. Dans la réalité, les préparatifs de l’expédition, l’équipement de l’armée et de la flotte ont dû prendre beaucoup de temps ; et la lutte contre les insurgés, à qui il fallut reprendre Théodosie et Panticapée, n’a pu être facile ni courte.

L’insurrection écrasée, le vainqueur ne tarda pas à faire instruire l’affaire des auteurs du coup d’état ; ils furent jugés et les sentences furent exécutées sur place. Seul Saumakos fut envoyé à Mithridate. Saumakos, en effet, n’était pas un simple révolté, c’était le chef de la révolte. Il avait agi comme roi du Bosphore, en rival de Mithridate, en usurpateur de son pouvoir ; c’était donc au roi lui-même de décider du sort de ce captif[32]. Qu’on relise les derniers mots de l’exposé que fait le décret de la victoire de Diophantos : τὰ δὲ πράγματα ἀνεκτάσατο βασιλεῖ Μιθραδάται Εὐπάτορι[33], on tiendra pour assuré que la révolte de Saumakos a eu un caractère beaucoup plus sérieux qu’on ne serait disposé à l’admettre au premier abord : Saumakos a exercé effectivement le pouvoir royal au Bosphore.

Le succès de la révolution scythe au Bosphore, bien qu’il n’ait pas été durable (toutefois les insurgés ont tenu bon pendant une année au moins), s’explique, en grande partie, non seulement par les conditions sociales, mais aussi par la haine commune de toute la population indigène (l’aristocratie scythe exceptée) contre la classe dominante. Le sentiment national, bien qu’il eût semblé endormi au cours de la longue domination étrangère, ne s’était pourtant pas éteint : le moment favorable venu, il se réveilla avec une vigueur nouvelle. L’insurrection échoua cependant parce que les Scythes de la Chersonèse Trachée étaient livrés à leurs propres forces. Supérieurs en nombre aux troupes de Diophantos, ils lui étaient certainement de beaucoup inférieurs en qualité. « Contre la phalange serrée et bien armée, toute tribu barbare et toute troupe légèrement armée est impuissante », a observé avec raison Strabon, en un autre passage (VII, 300). Et Diophantos avait sous ses ordres, outre une armée bien équipée et qui avait acquis de l’expérience au cours de la guerre contre Palakos, encore une flotte de guerre.

V

Si les considérations ci-dessus, touchant le caractère de la révolution au Bosphore, se trouvent atteindre la vérité, l’insurrection des serfs scythes au Bosphore viendra prendre place dans la longue chaîne des révoltes d’esclaves qui éclatèrent pendant le dernier tiers du iie siècle av. J.-C. et devinrent parfois bien redoutables. — En 135-132, une insurrection d’esclaves eut lieu en Sicile. Le mouvement d’Aristonicos, qui comptait parmi ses partisans un grand nombre d’esclaves, des émeutes à Délos et en Attique furent contemporains de ce soulèvement. En 104-101, une seconde insurrection d’esclaves en Sicile est accompagnée par une insurrection à Capoue et par une seconde révolte en Attique, celle des esclaves qui travaillaient aux mines du Laurion. À ces révoltes[34], il faut ajouter celles qui se produisirent en d’autres endroits encore[35]. Diodore s’est justement exprimé, quant à la cause qui avait provoqué la première sédition en Sicile : ο τῶν δούλων φύσεως, ἀλλὰ τῶν προυυπηργμένων εἰς αὐτοὺς ἀδικημάτων ἀνταπόδοσις. On pourrait appliquer cette brève remarque à toutes les insurrections serviles.

Ce sont les insurrections de Sicile que nous connaissons le mieux, grâce aux renseignements assez détaillés (quoique épars) que nous fournit Diodore et dont la source est Poseidonios[36]. Quelques traits des insurrections siciliennes et de celle du Bosphore offrent une ressemblance frappante. Par exemple, le chef de la première insurrection de Sicile, Eunus, a pris, de même que Saumakos, le titre de roi ; Eunus a lui aussi frappé monnaie à son nom royal (Antiochos). L’esclave cilicien Salvius, qui dirigea la seconde insurrection, s’est proclamé roi, ainsi que son successeur Athénion[37]. La description des révoltes serviles de Sicile nous montre avec quelle rapidité elles s’étendaient et comment croissait tous les jours le nombre des insurgés. Les Romains ne les vainquirent définitivement qu’au bout de quatre années, après avoir mobilisé contre eux de grandes forces militaires, ce qui prouve que leurs adversaires ne manquaient ni de bravoure ni d’équipement.

En dépit de ces traits communs aux diverses insurrections d’esclaves du dernier tiers du iie siècle, la révolte de Saumakos présente un caractère spécifique que nous n’avons pas le droit d’oublier. Dans les plantations de Sicile, comme dans les mines du Laurion, comme en Asie Mineure, comme dans les autres régions du monde antique, les esclaves formaient une masse hétérogène sans unité ethnique. Il en était autrement au Bosphore. Le royaume possédait en abondance des esclaves indigènes, et cette abondance ne permet pas de croire qu’il y eût des éléments étrangers dans la masse des serfs insurgés, commandés par le Scythe Saumakos, leur compatriote. Le décret en l’honneur de Diophantos dit expressément que c’étaient des Scythes qui s’étaient révoltés. Donc, si Eunus-Antiochos et Salvius-Tryphon, qui rêvaient de fonder un royaume particulier en Sicile, ont été en fin de compte des utopistes, il n’en a pas été de même de Saumakos : le royaume qu’il se proposait de fonder avait déjà son prototype dans le royaume scythe de Skiluros et de Palakos. L’abdication de Pairisadès en faveur de Mithridate, rendant vacant en fait pour quelque temps le trône du Bosphore, parut favorable à la création d’un nouveau royaume scythe. Les premiers succès de l’insurrection tournèrent la tête aux révoltés et ne leur laissèrent ni le temps ni le désir de prévoir les conséquences de leur entreprise.

 

S. Zébélev.

 

Léningrad.


 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 juillet 2016.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Je suis infiniment obligé à mon élève et collègue M. Aristide Dovatour qui a bien voulu traduire en français la présente étude.

[2] Strab., VII, 310 (cf. 309) : Παιρισάδης... ὁ ὕστατος, ὃς οὐχ οἷός τε ὢν ἀντέχειν πρὸς τοὺς βαρβάρους, φόρον πραττομένους μείζω τοῦ πρότερον, Μιθριδάτῃ τῷ Εὐπάτορι παρέδωκε τὴν ἀρχήν. Strabon avait pour source Hypsicrate (Rostowzew, Skythien und der Bosporus, 128) ou Poseidonios. Φόρος, dans ce passage, doit être interprété dans le même sens que τα δώρα dans le décret olbien en l’honneur de Protogène (IOSPE, I2, 32 = Michel, Rec. 337 = Syll.3 495, ll. 11, 34, 44, 91). Il s’agit des présents que les Olbiopolites et les rois du Bosphore faisaient aux Scythes en manière de rançons, pour garantir la sécurité des cités grecques contre les incursions des tribus barbares.

[3] Cf. Rostovtzeff, Cambridge Ancient History, VIII (1930), p. 561 sqq.

[4] L’importation des céréales égyptiennes nous est attestée pour Athènes dès le début du iiie siècle, IG, II2, 650 ; 682 = Michel, Rec. 1480 ; 129 = Syll.3, 409 ; 367.

[5] IG, II2, 653 = Michel, Rec. 124 = Syll.3 370.

[6] Bell, Symbolae Osloenses, V, 1927, p. 33 sqq. = Bilabel, Samml. griech. Urkunden, III, 7263.

[7] Rostovtzeff, CAH, VIII, p. 581 sqq.

[8] G. Glotz, REG, XLV, 1932, p. 242.

[9] Minns, Scythians and Greeks, pl. III, 20-23, p. 487.

[10] Polyb. XXV, 2. 3-15 Büttner-Wobst.

[11] IOSPE, I2, 402. Une de ces incursions des Scythes sur Chersonèse est mentionnée dans le fragment de décret IOSPE, I2, 343.

[12] Rostovtzeff, CAH, IX, p. 228 sqq.

[13] Regling, RE, III A, 526.

[14] IOSPE, I2, 668-673.

[15] Sur le philhellénisme de Mithridate, voir Th. Reinach, Mithridate Eupator, p. 248 sqq.

[16] Latyschev, IOSPE, I2, 352 (la planche IV en donne la reproduction auto-typique) = Michel, Rec., 338 = Syll3. 709 ; cf. Minns, Scythians and Greeks, p. 647.

[17] L’activité de Diophantos a commencé sans doute peu de temps après l’avènement de Mithridate. Les savants ne sont pas d’accord sur la date de ce dernier événement. Selon Ed. Meyer, Gesch. d. Königreichs Pontos, p. 89 suiv. et Rostovtzeff. CAH, IX, p. 226, il se placerait en 115 ; selon Brandis, RE, III, p. 773, il serait postérieur à 114/3 : Reinach, o. c., p. 53, et Geyer, RE, XV, p. 2164, le placent en 111. Conformément à cette date, Reinach, suivi par Geyer, place la première expédition de Diophantos en 110, la deuxième en 109, la troisième en 107, la publication du décret en 107/6.

[18] P. Foucart, BCH, V, 1881, p. 70.

[19] Cf. Foucart, o. c., p. 85 : ... « Pairisadès accepta le protectorat de Mithridate et le déclara peut-être son héritier. Mais jusqu’à sa mort il conserva le titre de roi du Bosphore ; l’autorité réelle paraît avoir été exercée par Mithridate et ses lieutenants ».

[20] Rhein. Mus., XVII, 1887, p. 567 sqq.

[21] RE, III, 771.

[22] Cf. Niese, Rhein. Mus., XVII, 1887, p. 360 ; Reinach, o. c., pp. 64, 69 ; Holm, Griech. Gesch., IV, p. 677 ; Brandis, RE, III, 774 ;.Minns, o. c., 320, 382 ; Stern, Hermes, I, 1913, 209, n. 4 ; Geyer, RE, XV, 2164. Foucart n’a relevé que l’origine scythe de Saumakos. Latyschev (dans le commentaire) s’est borné à remarquer : Scytha alioquin ignotus.

[23] Dans les inscriptions phrygiennes de basse époque SEG, VI, 254. 255, au lieu de θρεπτός on a τεθρεμμένος.

[24] IOSPE, II, 52, 53, 54, 364, 400, 401 ; Novossadsky, CR. de l’Académie des Sciences de l’URSS, 1930, p. 224 sqq.

[25] Dans quelques affranchissements οίκογενής est ajouté à θρεπτός. Par exemple, Syll.3, 1207, Michel, Rec. 1417.

[26] Il serait oiseux de se demander s’il n’était pas un fils naturel de Pairisadès, né d’une esclave.

[27] Cette hypothèse de Zebelev n’est plus admise aujourd’hui. Cf. Y. Garlan, Les esclaves en Grèce ancienne, Paris, 2010, pp. 190-191 : « le verbe ektréphein s’applique généralement à un homme libre et non à un esclave. » (Note de la BRS)

[28] Les Romains, en 171, accusaient le roi Persée devant les Amphictyons d’avoir fait dans les cités grecques des νεωτερισμοι : Syll.3, 643.

[29] L’une appartient au Musée Historique de Moscou (Bouratchkov, Catalogue, pl. XXV, 31), l’autre au Cabinet des Monnaies de Berlin (K. Weil, Zeitschr. f. Numism., VIII, 329.).

[30] Sallet, Zeitschr. f. Numism., XVI, 3 ; Minns, o. c., pl. VI, 22.

[31] C’était une troisième expédition et non la continuation de la deuxième, comme le pense Rostovtzeff (CAH, IX, p. 231 sqq.). La  deuxième avait fini par le désastre des Scythes devant Chabon et Néapolis, qui avait eu lieu « au début du printemps » (l. 29). Après cela Diophantos était parti pour le Bosphore. Lors de sa troisième expédition, il commandait, outre une armée de terre, une flotte de guerre (qu’il n’avait pas eue pendant les deux premières campagnes) ; cela, de même « au début du printemps » (l. 38), c’est-à-dire du printemps suivant. Un séjour d’une année au Bosphore pour arranger les affaires « au profit de Mithridate » est peu vraisemblable.

[32] Le sort de Saumakos nous est inconnu, Foucart (o. c., p. 86) prétend que Mithridate le détint comme prisonnier ou comme otage dans sa résidence.

[33] Sur la signification du terme πράγματα dans la langue hellénistique, voir Bickermann, Gnomon, VIII, 1932, 429. Cf. M. Holleaux, Bull. Corr. Hell., LVII, 1933, p. 36 sqq.

[34] Voir Hugh Last, CAH, IX, 12 sqq., 153 sqq. : Ferguson, Hellenistic Athens, pp. 319, 421 ; P. Roussel, Délos colonie athénienne, pp. 55, note 3, 184.

[35] Cf. Diodore, XXXIV-XXXV, 2, 19 : δούλων ἀπόστασις... κατἄλλους πολλοὺς τόπους ; Orose, V, 9, 5 : absque ilio primo Siciliensis mali fomite, a quo istae velut scintillas emicantes diversa haec incendia seminarunt.

[36] Jacoby, Fr. gr. Hist., II A 87 F 108 (Anhang, p. 286-294). Cf. J. Carcopino, Histoire romaine, 176 ss. ; 332 ss.

[37] Diod. XXXVI, 7, 1 ; 10, 1.