LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Marian Zdziechowski

1861 — 1938

 

 

 

 

 

LE DUALISME
DANS LA PENSÉE RELIGIEUSE RUSSE

 

 

 

 

 

 

1927

 

 

 

 

 

 

Article paru dans L’Âme russe, Cahiers de la Nouvelle Journée t. 8, 1927.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I. KHOMIAKOV ET LA DOCTRINE SLAVOPHILE

II. VLADIMIR SOLOVIEV

III. LE GÉNIE RELIGIEUX DE LA POLOGNE ET DOSTOÏEVSKY

IV. L’APOCALYPTISME

 

 

 

 


 

 

I

KHOMIAKOV ET LA DOCTRINE SLAVOPHILE

 

 

Les pages qui suivent reproduisent une série de conférences faites en Sorbonne en Mars 1925.

 

 

Le problème du génie religieux russe est du domaine de la psychologie des peuples et de l’histoire psychologique des religions. Nous entrons donc dans une région étrangère en apparence aux questions politiques. Néanmoins le problème que j’aborde surpasse en actualité tous les autres problèmes suscités par la révolution russe. Il les surpasse par suite de son rapport intime avec la catastrophe effroyable à laquelle a succombé la Russie des tsars.

« Pour vous, Européens — écrivait Merejkovsky dans Le Tsar et la Révolution — la politique est de la science, pour nous de la religion ». Et pourquoi ? « Votre génie — je cite les paroles du même auteur — c’est la mesure, le nôtre l’excès. Donc vous savez vous arrêter à temps ; arrivés au mur, vous faites le tour ou vous revenez ; nous, nous nous brisons la tête contre le mur. Une fois partis, nous ne nous arrêtons plus ; nous ne marchons pas, nous courons ; nous ne courons pas, nous volons ; nous ne volons pas, nous tombons les talons en l’air, selon l’expression de Dostoïevsky ».

Merejkovsky écrivait ces paroles en 1907. L’année suivante, paraissait une traduction allemande de mon livre polonais sur Les Problèmes fondamentaux de la Russie[1]. Un de mes amis voulut le faire traduire en français. Il s’adressa à une maison d’édition, qui a pour spécialité la publication des ouvrages philosophiques. On lui répondit par un refus : « c’est trop polonais et trop métaphysique ! » Si je me permets d’occuper votre attention par ce petit détail, c’est qu’il est particulièrement caractéristique de l’époque d’avant-guerre. Consacrer, dans un livre de 432 pages, quinze ou seize pages à la question polonaise et la placer parmi les plus graves problèmes de la politique russe, alors que la Pologne semblait aux hommes d’État de l’Europe, et non seulement à eux, morte et ensevelie pour l’éternité, cela frisait le ridicule.

Embrouiller l’analyse des courants politiques en Russie par la recherche de leur élément religieux, non dans ses applications pratiques, mais dans son essence métaphysique, confondre la lutte pour une meilleure forme de gouvernement avec l’éternel problème de la destinée de l’homme, c’était perdre le sens de la réalité et s’enfoncer dans l’absurde... Et cependant ce qui paraît à peu près absurde aux occidentaux, cet enchevêtrement de la politique et de la métaphysique, fait le fond même des aspirations les plus intimes de l’âme russe.

« Le raisonnement et le sentiment » — je cite de nouveau Merejkovsky — « nous poussent souvent jusqu’à la négation absolue, jusqu’au nihilisme, mais notre volonté la plus secrète fait de nous des mystiques ». La volonté mystique, voilà le vrai moteur du Russe. Ce n’est pas une amélioration des conditions sociales et politiques, qui le tente, c’est la réalisation parfaite et absolue de l’idéal. En conséquence « la révolution russe n’est pas seulement politique, elle est religieuse ». Ces paroles du célèbre écrivain, j’y souscris aujourd’hui après dix-huit ans, mais je les prends dans un sens différent de celui que leur attribuait Merejkovsky en 1907. La première révolution russe avait pour but essentiel l’abolition de l’autocratie ; or, prenons garde que l’autocratie du tsar n’était pas une simple survivance de l’absolutisme occidental du XVIIIe siècle ; le principe monarchique avait ses bases religieuses et ses très profondes racines dans l’âme du peuple. Supérieur au calife des Musulmans, héritier et remplaçant de Mahomet, qui était prophète de Dieu, mais non Dieu lui-même, — supérieur au Mikado, descendant de la déesse Soleil, qui n’est pas non plus le Dieu éternel et unique — le tsar, sans prétendre à une origine divine, était vicaire de Dieu, l’incarnation vivante de sa volonté dans un sens beaucoup plus strict que ne l’est le Pape aux yeux des catholiques. Voyons ce que débitait, au commencement de la grande guerre, non le premier venu dans la littérature russe, mais un écrivain de premier ordre qui savait exprimer avec un génie souvent égal à celui de Dostoïevsky les recoins les plus ténébreux et les plus mystérieux de l’âme russe, les abîmes impénétrables à l’œil d’un Européen : « On s’imagine — écrivait Rozanov — que la parole du Tsar est semblable à celle de nous autres, simples mortels, sauf qu’elle possède évidemment beaucoup plus de puissance ; eh bien non ; elle est absolument différente, elle est d’une autre catégorie ; c’est une parole créatrice, elle est comme le Verbe éternel, per quem omnia facta sunt et sine ipso factum est nihil. Nous le savons, mais nous ne le comprenons pas ; nos yeux regardent et ne voient pas, incapables de sonder les profondeurs où elle prend naissance. Et cette parole d’une autre catégorie possède en outre la propriété, le privilège de ne pas obliger celui qui la prononce », privilège qu’un catholique n’oserait jamais attribuer au pape... C’était la proclamation du Grand Duc Nicolas, adressée aux Polonais au début même de la guerre, qui inspirait ces réflexions à Rozanov. « Elle exprime, raisonnait-il, la volonté du tsar ; voilà donc une nation effacée de l’histoire et subitement ressuscitée par la volonté de l’homme unique, dont la parole est la parole de Dieu même... » Mais voluntas superior intellectu, comme l’enseignaient les disciples de Duns Scot au moyen âge ; il n’y a pas de loi supérieure qui mette un frein à cette Volonté, qui l’empêche d’anéantir ses propres créations. La Pologne, appelée à vivre aujourd’hui, peut être condamnée à mort demain par l’arrêt de la même volonté suprême et irresponsable — et l’unique attitude vis-à-vis de la parole du tsar, qui tire des mondes entiers du néant et qui les y replonge, quand bon lui semble, est l’adoration muette.

Jamais l’idée du tsarisme ne fut formulée en paroles aussi expressives ; on dirait qu’elle attendait ses derniers jours pour se révéler à ses adeptes dans son essence intime. Trois années n’étaient pas encore écoulées depuis l’énonciation de Rozanov, et nous avons vu l’homme le plus puissant du monde, « l’homme-dieu à qui est donné ce qui est à Dieu et ce qui est à César », l’homme que les vrais orthodoxes russes n’hésitaient pas d’appeler leur Dieu terrestre (Zemnoi Bog), nous l’avons vu renversé de son trône, outragé et maltraité, enfin ignoblement assassiné avec toute sa famille, pour faire place non à un nouvel oint du Seigneur, mais à des fanatiques furieux, ayant la mentalité d’esclaves déchaînés — des fanatiques en grande partie d’origine étrangère, incapables de comprendre la Russie et de l’aimer.

Peut-on se figurer ébranlement plus effroyable dans la conscience du peuple russe ? Et ce n’était que le premier pas. Vint la déclaration de la guerre à Dieu ; extirpons du cœur humain tout sentiment qui l’élève au-dessus de la matière, bestialisons-le. Je lance ce mot parce qu’il exprime le sens intime du bolchevisme ; la bestialisation de l’homme, le règne de la bête, est proclamée par les bolcheviks comme but définitif de l’histoire. C’est par là que la révolution russe diffère de toutes celles qui l’ont précédée, par la haine de Dieu poussée jusqu’à une obsession diabolique, par l’aversion de l’au-delà, de tout essor vers l’infini, de toute manifestation de l’élément immatériel de la personnalité humaine. Le monde n’a jamais vu rien de semblable. C’est ce qu’on ne comprend pas en Europe et, ne le comprenant pas, on n’en saisit pas toutes les terribles conséquences. La révolution russe n’est pas la fin d’un monde, c’est la fin du monde, le commencement de sa fin : tel est bien souvent le sentiment de ceux qui ont assisté à l’écroulement de la Russie des tsars, et ayant vu de leurs propres yeux toutes les hideurs sanglantes, toutes les bassesses de la Russie soviétique, ont pu constater que c’est dans la rage d’écraser chez l’homme cette force intérieure, qui le distingue de l’animal en le prosternant devant le Père qui est aux Cieux, que c’est dans cette rage, dis-je, que prend naissance le sadisme révolutionnaire.

Ne viendront-ils pas ces jours dont il est dit : « Si ces jours n’étaient pas abrégés, aucune chair ne serait sauvée ; mais ils seront abrégés pour les élus » ? Mais où chercher les élus dont parle Merejkovsky ?

Maximaliste dans ses instincts et aspirations, la Russie nous a offert le spectacle d’une révolution laissant loin derrière elle tout ce que les révolutions précédentes avaient produit de plus abject en fait de bassesse humaine. Il suffit de nous remettre en mémoire la façon dont la famille impériale a été exterminée. Est-il possible de se figurer une application plus répugnante du bestialisme théorique à la conduite pratique ? Mais pour la même raison cette révolution devait provoquer une réaction « dans le peuple des chercheurs de Dieu et de la Cité de l’Avenir » (et c’est parmi eux que Merejkovsky cherche ses élus), un maximalisme idéaliste appelé à révéler le génie religieux de la Russie.

Nous mettant à la recherche de ce génie, constatons d’abord que la réaction ou renaissance religieuse russe était condamnée d’avance à manifester son caractère antieuropéen, antioccidentaliste, avec beaucoup plus d’énergie et de passion que ne l’avaient fait les penseurs religieux des époques précédentes. C’était la conséquence du sentiment de délaissement et de désillusion qu’éprouve aujourd’hui la Russie — la Russie, non la Bolchevie — vis-à-vis de l’Europe. L’Europe, qui n’avait pas voulu reconnaître les Robespierre et les Marat, qui hésita même à reconnaître ce restaurateur de l’ordre que fut Napoléon, cette Europe s’empresse de saluer comme maîtres légitimes de la Russie des scélérats, que tout Russe honnête considère comme rebuts du genre humain. Cette attitude de la plupart des États européens a contribué à créer, dans l’émigration russe, un mouvement auquel ses initiateurs ont donné le nom d’euroasiatisme, mais qui est au fond purement asiatique. Un de ses représentants les plus en vue, le prince Nicolas Troubetzkoï, fils du célèbre philosophe Serge Troubetzkoï, publia en 1920 une protestation véhémente contre ce qu’il appelait l’égocentrisme européen, cet égocentrisme qui considère l’Europe comme la fleur de la civilisation et du progrès et en fait le synonyme de l’humanité. Non, l’Europe n’est pas le genre humain, et elle n’a aucun droit de le représenter ; l’Europe, c’est tout simplement un conglomérat de nations latino-romano-germaniques, qui ont pour trait distinctif le culte de la force. Avec cette Europe la Russie n’a et ne veut avoir rien de commun[2].

En Occident, on est porté à concevoir le problème de la religion plutôt du côté pratique. L’homme, nous dit-on, ne serait pas homme et Dieu ne serait pas Dieu, si l’homme parvenait à comprendre Dieu ; Deus absconditus. Par conséquent le problème religieux est celui du rapport mutuel entre Dieu et l’homme, de la réalisation, dans la vie individuelle et sociale, de la loi que Dieu a révélée et que l’homme trouve inscrite dans sa conscience. Et pourtant ce Dieu absconditus ne cesse de tourmenter la pensée, car l’idée de Dieu est l’œil de l’âme, disaient les sages de l’antiquité, et bien pénible est l’ignorance de l’athée. Pour sortir de cette infirmité l’homme a devant lui deux voies, qui le conduisent vers deux conceptions différentes ; la conception transcendentaliste des sémites, qui sépare Dieu de la nature, en le faisant créer le monde ex nihilo, et notre conception arienne, immanentiste, qui est portée à plonger Dieu dans la nature. Ces deux conceptions ou plutôt directions de l’esprit se heurtent dans le christianisme depuis ses premiers jours. L’histoire du dogme se résume dans un effort continu, tendant à les concilier. Le dogme de la Trinité divine en est la preuve. Aujourd’hui l’immanentisme avec ses conséquences panthéistes s’abrite parmi les confessions protestantes, le transcendantalisme et avec lui le rationalisme a triomphé dans l’Église catholique, qui, ne se contentant pas d’avoir condamné, par la bouche de Pie X, les courants modernistes, pourchasse aussi toute tendance à accentuer dans la religion l’élément du cœur, « cette inclination naturelle d’aimer Dieu sur toutes choses » que relevait Saint François de Sales sans être accusé d’hérésie.

Or, ces questions de transcendentalisme et d’immanentisme qui passionnent l’Européen, laissent le Russe indifférent. « Nous ne sommes, les uns ni les autres, ni rationalistes ni irrationalistes, écrivait Berdiaef dans une esquisse consacrée au modernisme catholique ; nos doutes, quand nous en avons, ne viennent ni de la philosophie ni de l’exégèse... » Où donc est leur source ? Nous la trouvons dans le sentiment très aigu du mal et de sa puissance.

Le Mal et le Monde font un et nous n’avons que deux issues entre lesquelles choisir : ou fuir le monde, ou le transformer. Dans le premier cas, nous rencontrons la doctrine de Tolstoï, qui est du bouddhisme tout pur sous des dehors chrétiens. Dans le second, il ne s’agit pas d’une transformation évolutive et lente, mais d’une transformation cosmique ; c’est de l’apocalypse, c’est la vision d’un nouveau ciel et d’une terre nouvelle ; c’est le règne millénaire des saints. L’apocalyptisme a prévalu dans la pensée religieuse russe. Nous nous demandions si elle cherchait Dieu au delà de l’Univers ou dans le cœur de l’homme, si elle penchait vers le rationalisme ou vers le volontarisme — et nous la trouvons dans un ordre d’idées tout différent.

L’apocalyptisme dérive en ligne droite d’une inclination dualiste très visible, et beaucoup plus prononcée dans l’esprit russe que dans les autres peuples.

La philosophie européenne oppose l’Absolu et le relatif. L’idée de l’Être évoque celle du Devenir. Nous concevons le Devenir ou métaphysiquement, à la manière hégélienne, comme synthèse des idées de l’Être et du Non-Être, ou concrètement, en l’identifiant avec l’idée de l’évolution. Or l’idée du Devenir semble étrangère au russe. L’Être et le Non-Être, la Vie et la Mort, la lumière et les ténèbres, la lutte éternelle d’Ormuzd et d’Ariman, voilà ce qui le frappe et l’obsède.

Une fois qu’on admet le Bien Absolu, non comme une abstraction, mais comme un Dieu vivant, on n’évite pas l’écueil du dualisme[3].

« Si rien ne peut se faire sans cause, lisons-nous dans Plutarque, et si ce qui est bien, ne saurait devenir une cause du mal, il faut qu’il y ait dans la nature, comme il existe pour le bien, un principe particulier, qui donne naissance au mal... C’est là une opinion adoptée par les plus grands sages et par les plus éclairés ». Poussée jusqu’à ses dernières conclusions, cette opinion nous donne le dualisme de la religion de Zoroastre, dont Plutarque parle avec une sympathie visible[4].

Sans aller aussi loin que la religion de Zoroastre, sans proclamer Ariman égal en puissance à Ormuzd, le semi-dualisme russe s’est emparé de l’idée du péché originel pour l’interpréter d’une façon terrifiante dans son pessimisme. Le monde, c’est quelque chose qui ne devrait pas exister, « une maladie de l’Être », selon l’expression de Berdiaef dans sa Philosophie de la liberté (1911). Berdiaef compare le monde à un visage rongé par la vérole ; nous le regardons et tâchons de nous le représenter tel qu’il était autrefois, resplendissant de santé, et tel qu’il redeviendra, si la guérison arrive. De ce point de vue, l’histoire devient une tragédie, qui doit aboutir à une catastrophe finale, vers laquelle la civilisation contemporaine s’avance d’un pas précipité. La détronisation de Dieu et la déification de l’homme, opposé à Dieu, en est le signal. Nous entrons dans l’époque où la religion, dans son essence, est le culte du Mal incarné dans le Surhomme, anté-Christ. C’est la religion, « l’Église du diable », dit Berdiaef, qui doit précéder immédiatement les derniers jours de notre planète. Ce diable est bien autrement terrible que le Satan biblique du livre de Job, celui qui servit de prototype au Mefisto de Gœthe, être malveillant et rusé, mais en même temps humble, dans le sentiment de son impuissance, employé par le Dieu bon à remplir des besognes de qualité inférieure. Satan, le prince de ce monde, qui hante l’imagination des penseurs religieux russes, ressemble beaucoup plus à Ariman ; c’est l’ennemi implacable de Dieu, guettant sans relâche le moment propice de vicier son œuvre.

Ce Satan doit être terrassé et anéanti pour la gloire du Seigneur, et il le sera, grâce à l’intervention de l’homme, appelé de toute éternité à aider Dieu dans l’accomplissement du plan conçu ab initio et ante sæcula.

La conscience de cette prédestination divine de l’homme, soldat de Dieu, approfondit et exalte le sentiment de l’immensité et de la gravité du devoir qui incombe au chrétien. Ce sentiment peut être développé en deux sens, celui de la lettre et celui de l’esprit. Au XVIIe siècle sous voyons les gens de la lettre, les « vieux croyants », affronter des persécutions atroces et subir héroïquement et joyeusement la mort sur le bûcher pour une question d’orthographe. La révision des livres liturgiques ordonnée alors par le patriarche Nikhon avait eu pour résultat l’ordre d’introduire quelques corrections grammaticales, entre autres dans l’orthographe du nom de Jésus. C’était aux yeux des masses ignorantes briser la tradition sacrée des siècles, et outrager le divin Sauveur. Une sainte colère, un désespoir sans bornes les jeta contre le patriarche, contre le tsar ; au XVIIIe siècle on n’hésitait plus à identifier le tsar avec l’Antéchrist ! L’autocratie russe devenait l’expression d’un principe infernal ; on considère avec raison ces esclaves de la lettre comme les premiers révolutionnaires russes. Mais cette révolte, qui sortait du sein du peuple et ne toucha pas les couches supérieures, n’eut aucun retentissement dans la vie intellectuelle de la Russie. Cependant ce formalisme borné des gens de la vieille foi cachait un sentiment très vif de la responsabilité de chaque membre de l’Église, car l’Église est l’assemblée de tous les fidèles et chacun y est également chargé de la garde des traditions, confiées aux soins de toute la communauté. Le sentiment qui au XVIIe siècle poussa les ignorants à la révolte, servit de point de départ, deux siècles plus tard, à un mouvement idéaliste tendant à interpréter la religion dans le sens de l’esprit qui vivifie. De ce mouvement naquit une doctrine, qui révéla l’esprit de la chrétienté russo-orientale dans sa profondeur mystique.

La qualification de « slavophile », donnée à la doctrine par ses adversaires, fut approuvée et reçue dans la suite par ses adhérents. « Slavophilisme » voulait dire réaction contre l’occidentalisme et les occidentalistes (Zapadniki) qui, marchant sur les traces de Pierre le Grand, cherchaient dans la civilisation européenne, sous ses différents aspects, des modèles applicables à la Russie. La Russie — prétendaient les slavophiles — avait sa physionomie distincte de celle des autres peuples européens ; elle portait l’empreinte de ses origines slaves et de neuf siècles d’influence éducatrice du christianisme sous sa forme la plus pure et parfaite, religieusement gardée par l’Église orientale. En conséquence la Russie n’avait rien à apprendre de l’Europe ; au contraire, représentant un principe supérieur — la religion de Jésus-Christ lui-même, et non de ses détracteurs — elle avait une mission providentielle vis-à-vis de l’Occident.

Le slavophilisme, n’ayant évidemment rien à faire avec le dualisme persan, reflétait néanmoins d’une manière très visible la prédisposition dualiste que nous venons de signaler. Plus on sent l’opposition du bien et du mal, plus on est porté à se figurer le mal, même en lui donnant le nom de Non-Être, comme une puissance concrète, inexplicable, insaisissable, effroyable dans l’acharnement à contrecarrer l’action de Dieu. La lutte avec ce principe infernal — Ariman ou Satan — dépasse les bornes de ce monde, elle embrasse la création entière, elle exige de l’homme un effort surhumain. Dieu n’a pas besoin d’esclaves, qui ne pensent pas, il veut des serviteurs libres, des collaborateurs.

L’idée de la collaboration libre avec Dieu inspire l’œuvre du créateur de la doctrine slavophile, Alexis Khomiakov, un laïque, ex-officier de la garde impériale, que ses disciples enthousiastes voudraient ranger parmi les docteurs de l’Église. Ses écrits sur l’Église sont une apologie magnifique de l’orthodoxie russo-orientale, prononcée d’un ton qu’on n’avait jamais entendu auparavant. Khomiakov parle d’en haut, au nom de l’Église une et indivisible, il juge, il condamne, il foudroie les confessions occidentales, déviations qui corrompent l’esprit de l’Église. Le catholicisme a sacrifié la liberté de l’individu à l’idée de l’unité. Se modelant sur Rome et l’empire romain, il a pris l’aspect d’un État avec un pape autocrate à sa tête, avec des prêtres instruments de sa volonté, tandis que la masse des fidèles, n’ayant d’autre droit et privilège que celui de l’obéissance passive, est une masse inerte. Ce catholicisme devait nécessairement provoquer la réaction protestante qui, pour sauver la liberté de l’individu, a fait sacrifice de l’unité. Le fruit commun des confessions de l’Occident est un rationalisme étroit et sec. Tout en affirmant que la foi est un acte de la raison, illuminée par la Grâce, le catholicisme laisse la Grâce dans l’ombre, pour ne s’appuyer que sur la raison. Il manifeste une incapacité déplorable de comprendre et d’apprécier l’élément vital de la foi ; il oublie que la vérité est vie et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, non intratur in veritatem nisi per charitatem ; il nous présente la vérité religieuse comme le couronnement d’une déduction logique approuvée par la cour de Rome, il la met ainsi en dehors du monde intérieur, comme quelque chose qu’on ne vit pas, mais qu’on subit ; il réduit la vie spirituelle à une matérialité purement passive. De l’autre côté, le protestantisme, s’étant jeté dans l’extrême opposé, voulut remplacer l’autorité du pape par celle de l’Évangile et de la Bible, dont chaque chrétien est l’interprète libre. Les fondateurs des sectes protestantes ne se doutaient pas jusqu’où l’esprit critique mènerait dans l’avenir leurs adeptes. Aujourd’hui l’Écriture sainte, « au lieu d’être une lumière claire comme le soleil, est devenue pour eux une nébuleuse évanescente. » (Soloviev) Le protestantisme se trouve en état de décomposition.

À l’unité catholique sans liberté, à la liberté protestante sans unité, la vraie Église, d’après Khomiakov, l’Église orthodoxe, oppose la synthèse de l’unité et de la liberté dans la charité. Chaque chrétien est un serviteur de Dieu, mais se sentant libre, il se sent en même temps membre de l’Église ; par conséquent, quand il cherche la vérité, il la cherche en esprit d’abdication totale de son moi ; il sait que la vérité ne réside pas en lui, dans sa pensée individuelle, mais dans l’unité de l’Église, déterminée par l’unité de la Grâce divine, qui, pour pénétrer les hommes et en faire l’Église de Dieu, exige d’eux la fidélité à la tradition commune et aussi la charité fraternelle. L’accord libre des consciences individuelles en est le fruit.

« Que trouverait-on, — s’écrie Vl. Soloviev — à redire à un idéal semblable » ? Où est le catholique romain, où est le protestant qui oserait s’y opposer ? Au contraire, nous le trouvons exprimé dans les écrits de ceux des penseurs catholiques qui ont lutté contre les exagérations d’un rationalisme mortel à la vie chrétienne ; ils l’ont affirmé de tout temps, souvent avec une éloquence vigoureuse. Je prends au hasard un livre de l’abbé Laberthonnière et j’y trouve les paroles suivantes sur la vérité du Christ, qui ne peut être connue ni vécue hors de l’Église : c’est dans l’unité, par l’unité, pour l’unité qu’on la trouve !... « L’Église est le corps mystique du Christ, un corps où chaque membre, en vivant de la vie commune par les autres et pour les autres, a néanmoins sa vie propre ». C’est bien la pensée de Khomiakov. Mais, ajoute l’auteur, « l’Église prend naissance ici-bas pour s’achever ailleurs ; elle se développe et croit dans le temps, pour s’épanouir dans l’Éternité[5] ». Autrement dit, en ce monde elle n’atteint pas sa perfection. « Dans ce qui s’exprime », continue ailleurs le même auteur, « il faut écouter ce qui doit s’exprimer, ce qui veut s’exprimer, ce qui travaille à s’exprimer ; dans ce qui se fait, il faut voir ce qui doit se faire, ce qui veut se faire, ce qui travaille à se faire[6] ». Je ne sais si Khomiakov aurait signé ces paroles ; s’adressant dans ses écrits aux hétérodoxes, il préférait passer sous silence tout ce qui était ou semblait être défectueux dans l’organisation, dans les institutions, dans les mœurs des Églises orientales ; sa méthode consistait à dénoncer toutes les imperfections du christianisme occidental et à leur opposer sa propre conception, comme si elle était déjà réalisée en Russie.

Quarante ans plus tard, Vl. Soloviev faisait à propos du point de vue de Khomiakov une observation ironique mais juste : « Nous naviguons, disait-il, vers le même rivage ; comment l’atteindre ? Les catholiques croient qu’il est plus sûr de traverser la mer ensemble dans un grand vaisseau éprouvé, conduit par un maître célèbre et gouverné par un pilote habile. Les protestants prétendent que chacun doit se fabriquer une nacelle à sa guise, pour voguer avec plus de liberté. Mais que dire des soi-disant orthodoxes, selon lesquels le vrai moyen d’arriver au port, c’est de s’imaginer qu’on y est déjà ?... »

Néanmoins, même en acceptant l’opinion impitoyable de Soloviev, nous devons remarquer que l’affirmation constante de l’idéal, qui a reçu dans la doctrine de Khomiakov son expression parfaite, et l’état d’âme qui en résulte s’opposent à tout effort, de la part des catholiques, tendant à l’assujettissement de l’Église Russe au pape ou, comme on s’exprime euphémiquement, à l’Union des Églises. Votre conception de l’Église, me disent mes amis russes, est matérialiste, la nôtre est mystique ; vous êtes préoccupés d’augmenter le nombre des sujets du pape, nous visons plus loin et plus haut. Nos divergences sur la question de la primauté du successeur de saint Pierre sont un détail insignifiant, si nous les comparons à l’union mystique de nos Églises, qui s’accomplit par le sacrement de l’Eucharistie. La vraie Église chrétienne embrasse selon nous toutes les églises particulières qui confessent Jésus-Christ ; ces églises sont des maisons construites pour recevoir le Sauveur, mais dans les conditions de notre vie terrestre, par suite de leurs imperfections, les maisons du Christ deviennent ses prisons. Travaillons donc, chacun au sein de son Église, à réaliser l’idéal indiqué dans le sacrement de l’Eucharistie, et l’union des Églises se fera d’elle-même dans un sens beaucoup plus profond que vous ne le désirez.

Quand, dans une conversation avec le cardinal Rampolla, en 1904, je lui résumais cette opinion de mes amis russes, disciples et continuateurs de Soloviev, il m’interrompit brusquement : « Mais ce sont des choses abstraites, passons à la réalité. Regardons l’Église russe gouvernée despotiquement, au nom du tsar, par un employé laïque ; est-il possible de supposer qu’elle puisse supporter à la longue ce joug humiliant ? Sa conversion est certaine, espérons qu’elle ne se fera pas attendre ». Et le cardinal se mit à me raconter comment une jeune fille russe, venue récemment à Rome, s’était convertie. Il généralisait le fait et prétendait que, s’il n’y avait pas d’obstacles de la part du gouvernement, la Russie serait peut-être déjà catholique. Probablement par délicatesse, il ne fit pas mention de la conviction intime des naïfs de Rome, que c’était le dégoût, éprouvé en Russie à la vue du soi-disant « fanatisme » polonais, à la fois catholique et patriotique, qui détournait les bons russes du catholicisme.

Revenons à Khomiakov. Nous déduisons sa doctrine de la tendance dualiste russe, en y ajoutant que Khomiakov ne s’en rendait nullement compte. Le dualisme qui affirme la puissance du Mal, s’écarte des religions et philosophies monistes par la préférence qu’il accorde à la vie pratique. Il faut vaincre le mal — et la piété des confesseurs de Zoroastre « portait la masque de leur robuste activité[7] ». Or, Khomiakov concevait cette activité de l’homme, serviteur libre et collaborateur de Dieu, comme charité, et il la transportait sur une scène infiniment plus vaste que cette terre. C’est là qu’il faut chercher la source de son antipathie pour le catholicisme, pour l’organisation étatique de l’Église romaine.

Cette organisation serait explicable si l’Église devait se borner aux choses de ce monde. Mais l’Église embrasse la terre et le ciel, et c’est en communion avec les saints du ciel et les fidèles de la terre que l’homme arrive à la connaissance de Dieu et, par la connaissance de Dieu à la réalisation de sa vocation surnaturelle. « L’Église n’est pas une institution, une autorité ; l’Église, c’est la charité... L’Église n’admet pas de servage, elle n’admet que la fraternité », voilà le refrain que répètent, à toute occasion les écrits de Khomiakov. Élevée par l’Église et dans l’esprit de l’Église, la Russie, selon Khomiakov, s’acheminait triomphalement vers ses destinées messianiques.

 

 

 

II

VLADIMIR SOLOVIEV

 

 

En proclamant la supériorité absolue du principe religieux représenté par le peuple russe, Khomiakov et ses amis négligeaient de se demander comment la Russie l’appliquait à la vie pratique. Était-elle à la hauteur de sa mission ? Sa politique s’approchait-elle de l’idéal chrétien ? Allons plus loin, était-il possible, était-il permis d’idéaliser ce qui était le contraire de tout idéal ? Et c’est précisément ce que faisaient les Slavophiles. Ils déclaraient une guerre à mort au catholicisme romain déformé, d’après eux, par ses tendances césaro-papistes et ils oubliaient que l’orthodoxie russe, par suite de son alliance intime avec l’autocratie, avait fini par tomber au niveau d’un césaro-papisme et était devenue l’esclave muette de l’État.

C’est ainsi que le romantisme slavophile, rêvant d’une régénération de l’Europe par la Russie orthodoxe et tsariste, se déformait peu à peu entre les mains indignes des successeurs de Khomiakov, et aboutissait de nos jours à un nationalisme farouche et russificateur, qui avait pour mot d’ordre : « La Russie aux Russes », ce qui signifiait : « Écrasons tout ce qui n’est pas russe et orthodoxe ». Cette dégénérescence de la doctrine slavophile provoqua une réaction puissante dans le cœur d’un de ses adeptes, celui qu’on considère justement comme le plus grand penseur russe — Vladimir Soloviev.

La Russie était la proie de la politique néfaste d’Alexandre III, inspirée par le procureur du saint Synode Pobiédonostsev et par deux journalistes de talent : Katkov et Aksakov, ce dernier contemporain des premiers slavophiles et héritier de leurs traditions. Ces gens se berçaient de l’illusion d’arrêter la marche de la révolution en donnant aux instincts révolutionnaires et aux passions destructives une autre direction, en les lançant contre toutes les nationalités jadis autonomes et annexées à l’empire par la conquête, contre toutes les religions hétérodoxes. Cette politique ouvrit les yeux à Soloviev. Voyant que toutes les iniquités du gouvernement se commettaient au nom des principes d’orthodoxie et d’autocratisme qu’il exaltait dans sa philosophie, il dirigea les armes de sa noble colère contre les déformateurs de son idéal chrétien, de l’idéal à l’accomplissement duquel la Russie lui semblait destinée : « Nos forces intellectuelles et civilisatrices, écrivait-il, laissent beaucoup à désirer, tandis que nos prétentions politiques sont très précises, parfaitement déterminées et immenses ». « Détruire la Turquie, anéantir l’Autriche, écraser l’Allemagne, s’emparer de Constantinople, et, si faire se peut, de l’Inde, ces vociférations de notre nationalisme retentissent dans l’Europe entière, et si l’on nous demande de quoi nous doterons l’humanité après ces ruines et ces conquêtes, nous sommes réduits à nous taire ou bien à prononcer des phrases vides de sens ». « Voilà pourquoi — concluait-il — ce n’est pas de notre mission et de notre future grandeur, que devrait s’occuper tout patriote sincère et éclairé, mais des péchés de la Russie. »

La politique anthropophage — c’était l’expression de Soloviev — était le péché mortel de la Russie, il y avait un seul moyen de salut : régénérer la religion en délivrant l’Église de la servitude où l’État la tenait, retourner à l’unité chrétienne et reconnaître la suprématie du pape. Soloviev développe cette idée dans un livre français : La Russie et l’Église universelle (Paris, 1889).

Je n’oublierai jamais la première impression que j’eus de Soloviev, quand je le vis en 1889 à l’Université de Saint-Pétersbourg, soutenant sa thèse de doctorat. En contemplant cette face de Christ, ce corps épuisé par les jeûnes, ces yeux qui ne cherchaient point les regards des auditeurs, mais semblaient perdus dans la contemplation de quelque vision mystérieuse, je pressentais les profondeurs de la vie intérieure d’un tel homme ; il me semblait un hôte d’un autre monde, égaré parmi des gens incapables de le suivre ; et ce n’était pas une impression à moi personnelle, c’était celle de ses amis intimes. « Soloviev, nous raconte le prince Eugène Troubetzkoï, avait la vue basse ; il ne voyait pas ce que les autres voient, mais quand il dirigeait son regard au loin, il voyait ce que ne voyait personne, ses yeux s’éclairaient du rayonnement intérieur de l’âme et, à travers le voile de ce monde, il contemplait la lumière transfigurante du mont Thabor ». Mêlé à la foule humaine, il gardait son âme loin d’elle ; il apportait dans le monde les habitudes d’un moine affranchi du joug des sens, voué à la chasteté et aux mortifications de la chair. Végétarien par sentiment esthétique et par conviction religieuse, il passa son existence dans un jeûne continuel ; son traité ascétique, les Fondements de la vie religieuse, nous donne une expression touchante de l’élévation de son âme.

Mais son mysticisme allait de pair avec une intelligence prodigieuse, remarquable par une culture scientifique aussi forte que sa culture littéraire, avec un esprit passionnément synthétique et un don d’observation incomparablement subtile. Polémiste de premier ordre, animé d’une haine infinie contre le mal, implacable à l’égard des adversaires de son idéal, Soloviev arrachait leur masque et dévoilait avec acharnement leur médiocrité. Dans la fougue de son ardeur militante, il foulait les représentants des forces noires de la Russie dans la boue de leur bassesse. Impuissants à parer les coups de son ironie mordante, ils abandonnaient le combat couverts de ridicule, anéantis à leurs propres yeux.

Mais ce n’est pas tout. Ce penseur abstrait, ce théologien mystique et ascète, ce maître de l’ironie, qui accablait l’ennemi de son rire impitoyable, ce lutteur obstiné pour la cause de Dieu, s’abandonnait dans ses moments perdus aux calmes douceurs de la poésie et composait des vers qui le mettent au rang des premiers lyriques du monde. Cependant nous ne trouverons dans ces vers ni les éléments mystiques de Soloviev ascète, ni l’élan batailleur et satirique de Soloviev polémiste. L’individualité du grand Russe s’y révèle sous un nouvel aspect, avec lequel il semble difficile, au premier abord, de concilier son ascétisme : il chante l’amour, mais un amour ailé, qui l’emporte bien haut, loin de la matière, dans l’infini des rêves qui visitèrent jadis l’âme de Dante.

L’œil fixé sur les péchés de la Russie, Soloviev ne comprenait que trop bien la « puissance des ténèbres », qui échappait à l’optimisme de Khomiakov. Et il ne la constatait pas seulement dans ses manifestations multiples sur la scène de l’histoire et du monde ; il connaissait, pour ainsi dire, le Mal en sa personne, par expérience ; il y discernait l’ennemi éternel, le prince des ténèbres ; il sentait son approche, son attouchement. C’étaient pour lui des moments d’épouvante et de souffrance indicible, et ses amis, le voyant dans cet état, éprouvaient eux-mêmes une répercussion de ce contact immédiat avec une force occulte et terrifiante ; un frisson d’effroi les saisissait... Riepine, le peintre célèbre, eut l’occasion d’esquisser à la hâte les traits du visage, la figure du grand visionnaire dans un de ces moments d’obsession douloureuse.

Mais ce n’est pas dans le dualisme de Zoroastre qu’un chrétien comme Soloviev ira chercher l’explication de l’existence et de la puissance du Mal. Pour éclaircir quelque peu ce problème angoissant, nous ne trouvons pas d’autre moyen que de suivre la voie qui fut frayée par Schelling dans son Traité sur la Liberté (1809). « Damit das Böse nicht wäre, dit-il, müsste Gott selbst nicht sein ». Pour que le mal n’existe pas, Dieu lui-même devrait cesser d’exister — et Schelling déduisait le mal d’un principe en Dieu, qui est contraire à Dieu, (was in Gott nicht er selbst ist), et il l’appelait Natur in Gott, Nature en Dieu.

Nous entrons dans un domaine qui dépasse les limites de la connaissance et où les mots n’expriment que d’une manière très inexacte une pensée naturellement imprécise.

Dieu et la « nature en Dieu », c’est l’antithèse de l’unité parfaite et de la pluralité indéterminée et anarchique. L’unité, pour se révéler et prendre conscience de soi, a besoin de la pluralité, et si Dieu supprimait de toute éternité sa « Nature », il serait une abstraction vide de vie. Mais Dieu retient l’acte de sa toute puissance et donne à la « nature » le moyen de se manifester. Par cela même il se révèle dans toute sa plénitude. Il devient Être parfait et Vie parfaite. Vie veut dire lutte avec sa propre nature, avec le principe chaotique — et la lutte durera jusqu’à l’anéantissement du Mal, jusqu’à la fin des temps, jusqu’au jour où Dieu sera, d’après la parole de l’apôtre, « tout en tous ».

Telle était la conception de Schelling. Elle cherchait dans la Création l’image de l’épopée grandiose qui se passe dans les abîmes de la Vie divine. Cette idée, Soloviev l’accepte et la développe, tout en évitant avec raison le terme équivoque et trop visiblement panthéiste de « Nature en Dieu ». Néanmoins il reconnaît en Dieu, avec Schelling, « la possibilité de l’existence chaotique » ; c’est plus abstrait et plus flexible. Mais « Dieu est, et cela suffit pour que le Chaos n’existe pas ». Cependant « cela ne suffit pas à Dieu lui-même, qui est non seulement l’Être, mais l’Être parfait. Il ne suffit pas d’affirmer que Dieu est, il faut pouvoir dire pourquoi il est »... « Il faut en conséquence admettre que Dieu aime le Chaos, son néant, et il veut qu’il existe, car il saura ramener à l’unité l’existence rebelle »... « Dieu donne donc la liberté au chaos », et fait sortir par là le monde de son néant.

Dans cet acte de création, qui est au fond un acte d’abstention, Dieu est guidé par sa Sagesse. Conformément à la Bible, au Livre des Proverbes de Salomon, Soloviev la personnifie : la Sagesse, c’est l’éternel féminin en Dieu, le principe de tout être ; « étant l’unité accomplie de tout en Dieu, elle est ainsi la vraie raison d’être et le but de la création ». Dans un ouvrage de sa jeunesse, Soloviev identifiait la Sagesse, la divine Sophia, avec l’âme du monde ; il l’en sépare dans son livre sur l’Église universelle, et déclare que l’Âme du monde « n’est que le véhicule, le milieu, le substratum de sa réalisation ». La Sophia est pour l’Âme son ange gardien, « l’ange gardien du monde, couvrant de ses ailes toutes les créatures, pour les élever peu à peu à l’être véritable, comme un oiseau qui couve ses petits ».

Fidèle à une tradition de l’Église grecque, Soloviev professait un culte particulier pour la divine Sophia. Elle lui était apparue dans les déserts de l’Égypte et il chanta sa vision en des vers magnifiques et uniques en leur genre ; nous chercherions vainement parmi les autres littératures quelque chose de semblable. Dans un élan d’inspiration sublime, Soloviev sut exprimer ce qui ne se laisse pas exprimer, le supra-sensible, l’extase de l’âme soulevée et contemplant l’éternel prototype de toute beauté.

Une fois entrés dans le domaine de la métaphysique, nous pouvons nous imaginer sans difficulté l’Âme du monde, principe commun à nous tous, détachée de son Principe éternel. Allons plus loin et affirmons que l’hypothèse de cette chute, de cette catastrophe primordiale, nous offre l’explication la plus satisfaisante de l’énigme du mal. Le dogme du péché originel témoigne que c’est dans cette direction que marchait de tout temps la pensée religieuse, et de nos jours un disciple suisse de Schelling, Charles Secrétan, penseur de haute envergure, un des plus dignes représentants de la philosophie au XIXe siècle, plaçait à la base de sa « philosophie de la liberté » la conception de la Créature séparée du Créateur. Il employait ce terme afin de délivrer l’idée de Schelling de son enveloppe panthéiste. Tombée de sa hauteur, déplorant sa détermination criminelle, la Créature s’efforce de se relever ; « déchirée et fractionnée en une multitude innombrable d’atomes, elle éprouve la soif de l’unité, elle pressent son retour vers Dieu, comme son avenir idéal ».

Mais où trouver, dans cette conception tragique et consolante à la fois, une place pour le « Prince des ténèbres », pour sa milice, pour l’enfer et la damnation éternelle ? Ces croyances ne sont pas des conséquences inévitables de l’idée d’une âme universelle et de sa chute ; Secrétan ignora la question. Mais pour Soloviev l’existence de Satan était une certitude tirée de son expérience personnelle. Il devait donc faire entrer l’enfer dans son système. Voilà son explication : Dieu, s’abstenant de supprimer par sa toute puissance la réalité possible de l’existence chaotique, évoque dans sa Sagesse des manifestations correspondantes du vrai, du beau et du bien absolu ; autrement dit, « à la création du monde inférieur ou chaotique, correspond nécessairement la création du monde supérieur ou céleste ». Et dans ce monde supérieur Soloviev distinguait deux systèmes de réactions divines : le monde platonicien des idées, qui sont « des êtres tout contemplatifs, impassibles et immuables, au-dessus de tout désir, de toute volonté et partant de toute liberté », et le monde des purs esprits ou anges, qui ont une existence subjective, concrète et, étant libres, peuvent se déclarer pour Dieu ou contre Dieu. Mais, en vertu de leur perfection, ils ne peuvent exercer leur liberté que dans un seul acte décisif, une fois pour toutes. Ceux donc qui se déterminent contre Dieu « savent parfaitement ce qu’ils font et ne peuvent avoir que ce qu’ils voulaient ». Leur chute, leur séparation de Dieu est éternelle, et le monde humain leur offre un champ d’action avec les moyens de nourrir leur haine et de prolonger leur lutte. Origène, lisons-nous plus loin, « cet esprit si élevé et si richement doué, avait cependant une bien pauvre idée du mal moral, quand il supposait à Satan la possibilité de revenir à Dieu ».

Nous nous arrêtons ici dans l’exposition de la doctrine de Soloviev. Ce serait le moment de citer les paroles mordantes d’Anatole France : « c’est faire un abus vraiment inique de l’intelligence, que de l’employer à chercher la vérité ». On a justement reproché à Soloviev, même parmi ses disciples, d’abaisser la mystique en rationalisant ce qui est au dessus de la raison. Cela irrite, cela gâte, cela diminue, d’après Berdiaef, l’impression qu’auraient pu faire ses conceptions théologiques autrement exprimées. Soloviev explique la Trinité divine, les relations réciproques des trois Personnes, en observateur pour lequel il n’y a pas de mystère ; il a tout vu, tout mesuré, et il résume avec une rigueur quasi scientifique les résultats de ses recherches. Le vrai Soloviev, il faut le chercher dans ses poésies, dans ses visions et aussi dans ses écrits polémiques.

On distingue trois époques dans sa vie. Dans la première il élaborait son système. Dans la seconde, où il révéla son talent extraordinaire de polémiste, il cherchait à faire de son système la base d’une politique chrétienne et jugeait la réalité du haut de son idéal de « théocratie libre ». C’est ainsi qu’il le définissait. C’était le médiévalisme ressuscité et animé par un souffle mystique ; Soloviev rêvait d’une monarchie universelle, qui serait l’organe politique de l’Église : « le souverain temporel doit être le Verbe du souverain spirituel ». Mais constatant l’impossibilité de réaliser son rêve dans les conditions actuelles, il introduisait en dehors du sacerdoce et de la royauté un troisième ministère, unité synthétique des deux premiers. C’était le ministère prophétique, « qui ne dépend ni de la naissance, ni d’une élection, ni de l’ordination sacrée »... « il peut être licitement exercé par ceux qui ne résistent pas à la grâce divine, mais coopèrent à son action par leur liberté »... Ainsi chacun de nous, s’il le veut, peut de droit divin et par la grâce de Dieu, comme représentant dans la société humaine de l’idéal absolu, exercer le pouvoir souverain à l’égal du Pape et de l’Empereur... « Est-ce la faute du christianisme, si ce droit suprême, qu’il offre à tout le monde, est vendu par la masse humaine pour un plat de lentilles ? »

Dans la troisième et dernière époque de sa vie, Soloviev, désabusé et fatigué de prêcher dans le désert, transporte ses rêves vers l’au-delà. Il prévoit la catastrophe inévitable dans laquelle allait sombrer sa patrie, que l’antichristianisme nihiliste, ses gouvernants, caché sous un masque orthodoxe, poussait vers la ruine morale et politique ; il entend l’approche de l’ouragan. Ses amis racontent que souvent, au cours d’une conversation animée, son visage s’assombrissait tout d’un coup ; dans ses yeux baignés de larmes et égarés au loin on lisait l’expression d’une douleur accablante. Que voyait-il ? Personne n’osait le questionner. Il ne voulait pas en parler non plus, il faisait comprendre que c’était la vision soudaine des calamités qui allaient s’abattre sur la Russie, dans un avenir très prochain, qui le faisait souffrir...

Soloviev avait le sentiment extrêmement intense de la marche vertigineuse des événements. Triomphes ou désastres, du point de vue de la civilisation, n’importe, ils se précipitent les uns sur les autres ; une année suffit aujourd’hui pour faire ou défaire ce qui jadis exigeait un siècle d’efforts. N’est-ce pas un signe annonciateur de la fin prochaine des choses ? Notre planète se rétrécit et nos désirs augmentent. Saurons-nous, demande Ferrero, « les limiter, ou nous laisserons-nous emporter par la soif de la puissance et de la richesse ? Marchons-nous vers l’unification du monde ou vers une rechute dans la barbarie ? » Soloviev ne voyait que trop clairement que la civilisation, en conséquence de ses efforts concentrés dans la recherche de moyens toujours plus terribles de destruction, était fatalement condamnée au suicide, volontaire ou non.

En 1894, il eut une vision très nette du désastre qui allait marquer le commencement de la fin de la Russie des tsars. Qui pensait alors au Japon, qui pouvait présumer sa future puissance ? Mais devant les yeux du prophète se déroulaient des troupes innombrables, commandées par des chefs « venus des îles lointaines de l’Orient » ; il voyait les aigles impériales, brisés, déshonorés, les lambeaux des étendards servant d’amusement aux enfants de couleur jaune ». « Voilà, s’écriait-il, la troisième Rome qui gît en cendres, et il n’y aura pas de quatrième Rome. »

La troisième Rome, c’était, aux yeux des Slavophiles, Moscou, comme héritière de Byzance. Mais pourquoi, après la chute de l’empire des tsars, n’en pas supposer une quatrième, une nouvelle puissance mondiale, chrétienne de nom et aspirant aussi à la domination du monde ? Nous trouverons la réponse à la question et en même temps l’explication de la pensée et de l’état d’âme de Soloviev au commencement des stances prophétiques, qu’il jetait sur le papier sous le titre de Panmongolisme. « Panmongolisme — ce mot est terrible et, cependant avoue le poète, il caresse l’ouïe d’un charme consolant. » Pourquoi ? Il annonce la fin de l’histoire, la catastrophe finale du monde. Cette catastrophe, qui vers l’an 1000 faisait trembler les chrétiens, devient vers l’an 2000 une consolation pour le penseur qui, conduit par la soif du règne de Dieu, prêcha vainement aux hommes durant toute sa vie la politique chrétienne. Qu’il finisse donc, ce cauchemar de l’existence, qu’elle disparaisse, cette terre régie par l’injustice, par la loi du meurtre, comme l’enseignait J. de Maistre, cette terre que le sang imbibe comme une rosée, où le fort massacre le faible, car s’il ne le massacrait pas, tous périraient, faibles et forts.

En 1900, sur les confins des deux siècles, cet homme extraordinaire, doué de double vue, ce penseur, pénétré de sa mission et de sa responsabilité de prophète, qui, « anticipant l’avenir idéal, non par la pensée abstraite ! mais par l’âme et le cœur, fraye la voie et éveille la vie », ce génie ailé de la Russie voulut communiquer à ses semblables la vision dont était hantée son âme. Il vint à Pétersbourg et y traça dans une conférence l’image foudroyante de l’Antéchrist et de la fin prochaine de l’histoire universelle. Ce fut sa dernière parole ; peu après il s’éteignait dans les bras de son ami intime, le prince Serge Troubetzkoï, qui fut aussi son disciple et son continuateur.

Ce dernier ouvrage de Soloviev est un chef-d’œuvre d’art, de psychologie et d’intuition eschatologique. Ajoutons encore que l’auteur nous raconte son histoire de l’Antéchrist gaiement, spirituellement ; on dirait qu’il ne se propose d’autre but que celui d’amuser le lecteur — et cependant un frisson nous prend comme s’il se passait quelque chose de mystérieux et d’effrayant devant nos yeux ; nous sentons que tout ce que Soloviev nous dit vient des profondeurs les plus secrètes de son âme, que c’est en effet sa dernière parole, son testament, l’essence de tout ce qu’il a vu et pensé.

Les personnages qu’il nous représente sont loin d’être des abstractions personnifiées, ils vivent, ils se gravent dans notre mémoire, nous les voyons, nous les entendons. Avant tout l’Antéchrist, ce surhomme idéal qui subjugue les foules par le calme majestueux de sa personne, cet ambitieux qui, se proposant de créer le bien-être matériel et l’harmonie morale de l’humanité, surpasse tous les ambitieux de l’histoire par l’immensité de la tâche qu’il s’est imposée. Tout lui réussit. Pour couronner son œuvre, il convoque à Jérusalem un congrès universel des religions ; sous l’empire de l’enthousiasme unanime pour sa personne, on le glorifie comme fils bien-aimé de Dieu. Cependant ce surhomme, quoique psychologiquement possible, est un produit de l’imagination. En revanche ceux que l’auteur lui oppose sont des hommes de chair et d’os. Le pape Pierre le Romain, esprit borné, mais d’une énergie indomptable dans son zèle pour la foi, puis le docteur Pauli, professeur de théologie protestante, intelligence vaste, âme sereine, esprit tolérant avec une teinte de bonhomie ; enfin le père Jean, un moine russe, un contemplatif, étranger aux choses de ce monde et grâce à cela doué d’un instinct admirable, qui fait que lui le premier s’aperçoit là, à Jérusalem, que, sous les apparences trompeuses du surhomme-philanthrope, se cache l’éternel ennemi de Dieu. Le pape, sous l’impression de la parole du père Jean, excommunie l’Antéchrist. En vain l’immense majorité des chrétiens, même les évêques et les cardinaux, fascinés par son charme séducteur, se prononcent pour lui. Seul le docteur Pauli et frère Jean reconnaissent que l’esprit de Dieu a parlé par la bouche du pape. Et c’est ainsi en leurs personnes, avec les quelques adhérents qu’ils trouvent, que se réalise, à la veille même de la catastrophe de notre planète, l’Union des Églises de laquelle Soloviev avait rêvé durant toute sa vie... Quel pessimisme !... Mais souvenons-nous que la fin du monde est dans la conception de Soloviev un événement joyeux : c’est la résurrection de ceux qui sont morts fidèles aux Christ, c’est la transformation messianique de l’humanité.

On jugea ce dernier ouvrage comme une œuvre d’art et d’intuition surprenante dans différents détails, et non comme une vision de ce qui allait se passer. Soloviev, disait-on, prophétise, mais où est-il dit que chaque prophétie s’accomplit ? Ce scepticisme blessait le philosophe. L’hégémonie très prochaine de la race jaune et la fin de l’histoire et du monde était pour lui une évidence et non une intuition prophétique. « Tout le monde sait, écrivait-il à Serge Troubetzkoï, que l’orage approche, et quant à moi, je n’ai que le triste privilège de voir plus distinctement que les autres ; mon cri est le dernier signal de l’orage, qui va éclater subitement... le drame de l’histoire est achevé, il ne reste que l’épilogue, qui, comme chez Ibsen, pourrait se prolonger et occuper cinq actes entiers, mais leur contenu nous est connu d’avance... »

 

 

 

III

LE GÉNIE RELIGIEUX DE LA POLOGNE ET DOSTOÏEVSKY

 

 

La conception dualiste contribue à développer dans l’homme ses énergies morales, elle conduit — c’est l’opinion de l’historien des religions M. Chantepie de la Saussaye[8] — à l’affirmation et à l’exaltation de la vie ; vivre c’est lutter contre le Mal, c’est aider Ormuzd dans l’anéantissement d’Ariman et dans la conquête du monde. Le dualisme persan avait une nuance optimiste très prononcée ; nous avons constaté le même optimisme aussi chez Khomiakov, dans sa conception de l’Église et dans sa foi inébranlable en la mission du peuple russe, qui, fidèle à son Église orthodoxe, dépositaire de ses traditions, est appelé à régénérer l’Europe tombée dans le rationalisme aride de l’Église de Rome et de ses réactions protestantes contre le romanisme.

Ainsi le sentiment de la puissance du Mal, qui est à la source de toute tendance dualiste, s’évanouissait chez Khomiakov dans les flammes de son rêve messianique. En contradiction avec son messianisme, Soloviev, déplorant les péchés de la Russie, ne se laissait pas aveugler par l’apparence de sa foi orthodoxe et de son prestige politique. Le Mal lui apparaissait dans toute sa hideur. Le Mal c’est la Mort, la Mort est la conséquence du péché, le péché, c’est la révolte contre Dieu et la soumission au principe infernal, et ce principe infernal Soloviev le concevait concrètement, comme un Ariman, le prince des ténèbres, le diable. Le monde est la proie du péché et de la mort, le Sauveur du genre humain a seul vaincu la mort et sa résurrection est le gage de la résurrection et de la vie éternelle, de tous ceux qui sont avec le Christ. Soloviev transportait donc le triomphe de la vie sur la mort au-delà de ce monde et sa philosophie aboutissait à l’apocalyptisme de son Histoire de l’Antéchrist, qu’un Berdiaef considère comme son chef-d’œuvre, dont la vérité prophétique est déjà manifeste et continuera à se manifester avec une évidence toujours croissante.

« Il faut vraiment ne penser à rien, lisons-nous dans le Jardin d’Épicure d’Anatole France, pour ne pas ressentir cruellement la tragique absurdité de vivre. » Mais ce n’est pas dans les grâces d’une superbe ironie, ni d’un scepticisme décadent, que le sentiment de la puissance du mal et de la misère de l’homme cherchait son expression, à l’époque du romantisme byronien. Non, ce sentiment déchirait le cœur, tourmentait l’imagination et, fuyant le doute et le désespoir, cherchant vainement l’ancre du salut, on exhalait ses douleurs dans des plaintes et imprécations où nous entendons retentir l’écho éloigné des imprécations d’un Prométhée d’Eschyle, d’un Job. « Seigneur, vous faites éclater votre puissance contre une feuille que le vent emporte... Retirez votre main de dessus moi ; ne m’épouvantez point par la terreur de votre puissance. Retirez-vous un peu de l’homme, afin qu’il ait quelque repos ! » Mais ce Dieu acharné contre l’homme, ce persécuteur implacable est-il vraiment Dieu, le Père céleste ? Atterrée par un doute terrible, la pensée se désoriente : « Je ne sais, se plaint Manfred, ni ce je que demande, ni ce que je cherche... ma vie me fait envisager l’immortalité avec effroi, comme un avenir calqué sur le passé... »

L’amour, la douleur, le désespoir poussèrent Mickiewicz beaucoup plus loin, au-delà des limites du doute, s’il est permis de s’exprimer ainsi, au-delà de tout ce qu’avaient senti et exprimé les poètes de son époque.

« Moi et ma patrie, ce n’est qu’un, s’écriait Conrad, le héros de son poème Les Aïeux. Je m’appelle Million, car j’aime et souffre pour des millions de mes semblables ». Et sentant sa volonté exaltée par l’amour et capable « d’éteindre cent étoiles et d’en faire surgir cent autres », il allait livrer au Créateur une bataille plus acharnée que Satan. Entre Dieu et Satan ce fut le duel de deux intelligences, « entre nous ce sera un combat de cœurs ». Mais Dieu se tait. « Tu gardes le silence... Tu ignores que le sentiment dévore ce que ne peut briser la pensée ? Vois mon brasier : le sentiment. Je le resserre pour qu’il brûle avec plus de violence ; je le comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la charge dans un canon destructeur... et si je ne réduis pas ton œuvre en poudre, j’ébranlerai toute l’étendue de tes domaines. Je lance ma voix jusqu’aux limites de la Création ; d’une voix, qui va retentir de génération en génération, je crie que tu n’es pas le Père du monde, mais que tu en es... le Tsar !... »

Il est impossible de citer un penseur ou poète que le désespoir ait amené à une conception aussi effrayante du monde. Mickiewicz a laissé loin derrière lui la plus pessimiste des religions : le bouddhisme, et la plus pessimiste des philosophies : celle de Schopenhauer. Le bouddhisme est athée ; il nie l’Être et ne connaît que l’éternel devenir, qui n’est qu’une éternelle illusion, une éternelle souffrance ; mais à ceux qui savent briser les chaînes du désir, il promet la douceur d’un apaisement éternel, le Nirvana. Schopenhauer ne nie pas l’Être, mais il conçoit le principe de l’Être comme une Volonté aveugle. Cette Volonté devient Raison dans l’homme, et par sa raison l’homme est capable d’étouffer en soi la volonté (Wille zum Leben) et atteindre le but suprême, le néant. Or, contrairement à Schopenhauer, Mickiewicz, par la bouche de Conrad, concevait l’Être comme le Dieu vivant, mais le nom de Dieu est : Tsar. Dieu serait donc le Mal absolu, l’existence un enfer éternel.

Mais cette malédiction du principe de l’Être, de Dieu, annonçait une crise dans le désespoir du poète et de son héros. La crise une fois passée, Conrad s’aperçoit que sa douleur lui a apporté la compréhension de l’énigme de la vie. Aucun homme n’a contemplé la face de Dieu, mais chacun voit le mal, et ce qu’il y a de meilleur en nous, ce qui forme l’essence de notre moi proteste contre le Mal. En résulte-t-il qu’il faut maudire Dieu comme l’auteur du Mal ? Jamais. Combattons le mal — le mal en nous et le mal dans le monde — et, à mesure de nos sacrifices et progrès dans le combat, nous parviendrons à comprendre que le Bien n’est pas une illusion, qu’il existe qu’il est le principe de l’Être, que son nom est Dieu et que nous sommes les collaborateurs de Dieu dans l’accomplissement d’un plan immense, dont nous ne pouvons ni mesurer l’étendue, ni saisir l’idée.

En un mot, ce n’est pas le spectacle du monde plongé dans le Mal, ni l’étude scientifique de ce monde et de cette vie, mais c’est la vie elle-même, la vie en tant qu’action, qui conduit vers Dieu. Voilà l’idée qui s’élaborait dans l’âme de Conrad et voilà la solution polonaise de l’énigme du mal ; elle portait en elle une conception dynamique, et non statique de Dieu, celle qui a inspiré de nos jours la philosophie de l’action de M. Blondel, un dogmatisme moral semblable à celui qui affirme par la bouche du P. Laberthonnière, que « la vérité est pour nous la vie, parce qu’il y a en nous une vie de la vérité. » In ipso vivimus, movemur et sumus. Dieu nous est plus intérieur que nous-mêmes, disait Bossuet ; tâchons donc de connaître ce Dieu intérieur, « saisissons et affirmons l’Être absolu dans sa réalité concrète intérieure et vivante[9] ».

Prolongez la crise passagère dont le héros de Mickiewicz sut sortir vainqueur, faites de sa passion torturée l’état permanent de son âme — et vous aurez Dostoïevsky. « Jamais, nous raconte E. M. de Vogüé, je n’ai vu sur un visage humain pareille expression de souffrance amassée... cette âme persécutée échappe à notre mesure... dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, je ne connais aucun individu, que M. Charcot ne put réclamer à juste titre[10] ». Il faut du courage pour le lire, il faut se vaincre, et quant à moi j’avoue que ce courage m’a souvent manqué. « Nous prenons un roman, je cite de nouveau Vogüé, pour y chercher un plaisir, non une maladie ». Or la lecture de ces romans, c’est une maladie qu’on se donne bénévolement : « la puissance d’épouvante de l’écrivain est trop supérieure à la résistance de nos nerfs ». Il a vu, il a sondé toutes les noirceurs de l’âme humaine, tous les abîmes de la dépravation. Et le problème du mal se pose devant lui d’une façon qui le rend insoluble. Il saisit le mal non dans ses manifestations, mais dans sa substance même, qui fait le fond de la nature de l’homme.

C’est la souffrance de la patrie, où « tout a été roulé, comme s’exprimait Krasinski, dans la tombe immense, que la postérité donnera pour piédestal à la statue du tsar », c’est l’agonie de la Pologne, qui arrachait de la bouche du héros de Mickiewicz son terrible blasphème : « Nous sommes redevenus, se plaignait le jeune Krasinski dans une de ses plus belles lettres à son ami Reeve[11], ce que nous étions naguère, des hommes sans attribut de l’humanité, des êtres destinés à errer çà et là à la recherche d’un crâne blanchi, d’un ossement délaissé... à porter bas et à courber la tête ; à vivre dans les siècles passés sans pouvoir s’identifier avec le présent ; à souffrir et à penser « vengeance » sans le murmurer jamais ; à briser les cordes de notre lyre, les lances de nos épées, et à nous asservir après en silence, sans même avoir au-dessus de nos têtes l’ombre des saules de Babylone... » Et nos poètes — Krasinski aussi bien que Mickiewicz et Slowacki — protestaient contre l’injustice, contre le droit du plus fort, qui est l’aspect que prend le mal dans le domaine de la politique.

Mais cet aspect peut être plus ou moins rude : deux peuples, dont l’un oppresseur l’autre opprimé, peuvent se réconcilier en vue d’un danger commun qui les menace. Est-ce une preuve, qu’ils sont devenus meilleurs ? Non, ils ont caché leur haine mutuelle sous des masques de bon vouloir. La civilisation confectionne ces masques, elle tempère quelque peu les instincts et appétits primordiaux de l’homme, elle l’arrête, elle lui met un frein dans ses accès de passion. Mais le fond de la nature reste le même... Rien de plus caractéristique que l’impression que produisit sur Dostoïevsky la vue de Paris. « Paris est la ville la plus morale et la plus vertueuse du globe ; quel ordre ! quelle sécurité au milieu de cet ordre ! Et ce n’est pas, continuait-il, une réglementation extérieure, elle vient des profondeurs de l’âme ». Et Paris et de même Londres lui font l’effet d’un immense palais où il a dû se passer quelque chose de très grave. Et cela a déjà eu lieu, c’est définitivement achevé ; le but qu’on se proposait est atteint. L’idéal serait-il donc accompli ? À cette pensée un frisson le prend. Quelle est la cause de son effroi ? C’est que ce que l’on considère en Europe comme idéal est pour lui la parodie de l’idéal. Le sentiment de la mesure, qui discipline l’individu et la société et qui aux yeux des nations latines est le trait dominant et la gloire du génie latin, est pour Dostoïevsky un objet d’horreur.

Nous sommes témoins aujourd’hui d’une réaction antiromantique et antigermanique dans les pays latins. On oppose l’esprit classique à l’esprit romantique, le sentiment de la mesure au sentiment de l’infini, auquel Ferrero donne le nom de « folie de l’illimité », tout en convenant que souvent cette folie est une folie héroïque. On est moins indulgent en France. Le romantisme, d’après M. Lasserre, c’est « la désorganisation enthousiaste de la nature de l’homme », c’est « l’étalage du moi[12] ». D’après M. Maurras, c’est « le bouleversement de toute discipline mentale, morale et esthétique », c’est un assaut contre « le capital civilisateur de l’esprit classique... » Cependant les aspirations vers l’infini ne sont pas une propriété exclusive des nations germaniques, elles se révèlent également dans l’âme slave ; elles y produisent aussi des sentiments de délaissement et de mélancolie. Mais il y a, comme le disait notre poète Slowacki, une mélancolie de faiblesse et une mélancolie de force : cette dernière trouve son apaisement dans l’idéal chrétien, et alors, au lieu d’être « une fomenteuse d’individualisme effréné, elle devient aussi une inspiratrice des plus purs dévouements, des plus fières abnégations[13] ».

Mais chez Dostoïevsky « la folie de l’illimité » devient, comme nous allons le voir, une folie véritable ; c’est que, sous les dehors attrayants de la civilisation européenne, il aperçoit la bête humaine et cette vision ne cesse de le persécuter. « L’humanité — il pourrait bien le répéter après E. Hello — est une immense assemblée de pécheurs ». Partout où l’homme a passé, reste la trace de ses pas, et « cette trace est épouvantable ». « L’idée de Dieu, nous dit Dostoïevsky par la bouche d’Ivan Karamazov, est si sainte, si touchante, si belle, elle fait tant d’honneur à l’homme, qu’il est difficile de comprendre comment elle a pu entrer dans le cerveau de ce méchant et ignoble animal. Et pourtant cet ignoble animal est l’œuvre de Dieu ! » « J’accepte Dieu, s’écrie le même Ivan Karamazov, je l’accepte avec toute sa sagesse, avec son but, qui nous est totalement inconnu ; je crois en l’ordre, en un sens de la vie, je crois en une harmonie éternelle, qui va, dit-on, nous unir un jour tous, tant que nous sommes, je crois au Verbe, qui est Dieu et vers lequel aspire tout ce qui vit — mais le monde créé par Dieu, celui-là je ne l’accepte pas. » Encore un pas, et l’idée de Dieu sera identifiée avec l’idée du Mal. Et Dostoïevsky se met sans hésitation au bord de ce précipice. Mickiewicz s’y était arrêté un moment, Dostoïevsky y reste, « avec la sensation d’un homme qui, du haut d’une tour élevée, se penche sur l’abîme béant et éprouve un frisson de volupté à l’idée qu’il pourrait s’y jeter la tête la première[14] ».

Mickiewicz inclinait vers une conception évolutive du Mal, vers celle de saint Augustin, qui fut adoptée par l’Église catholique. Dieu, c’est l’Être ; l’Être et le Bien font un ; donc le Mal c’est le non-être. Par conséquent on pourrait dire que le Mal n’existe pas. Sans aller aussi loin, on a le droit d’affirmer que le Mal est un manque d’être[15], un moindre bien (bonum vitiatum)[16], quelque chose d’accidentel et de passager (malum est accidens), quelque chose qui va être écarté ; en un mot un quasi nihil. Pour Dostoïevsky, « le mal, c’est le Mal[17] », un principe positif, une puissance concrète et terrible.

Et maintenant, du point de vue de ces deux conceptions, comparons deux regards jetés d’en haut sur l’histoire, deux œuvres : L’Iridion de Krasinski, et la Légende du grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov de Dostoïevsky.

Seul, parmi les poètes, Krasinski a prévu et a tracé par avance, dans La Comédie non divine, le tableau saisissant du bouleversement qui se produit aujourd’hui et qui a fait de la Russie un immense tombeau où dépérit sa population fatalement condamnée à la famine, sous un régime où on proclame cyniquement, comme but, la révolution universelle et où, sans se soucier de la misère du peuple, on enlève au paysan affamé 200 millions de roubles d’or pour fomenter les tendances et mouvements subversifs en Europe et en Asie...[18] « Le rôle des poètes, écrivait G. Sarrasin à propos du génie intuitif de Krasinski[19], est de prévoir, d’annoncer, de peindre ce qui va venir ; on est donc stupéfait de constater pareille lacune, pareille défaillance d’intuition dans l’œuvre littéraire du romantisme ». On se berçait de rêves humanitaires, mais voilà Krasinski, « surgissant comme un tragique avertisseur, qui se dresse devant l’homme aux jours de son orgueil ».

Un des personnages de La Comédie non divine, la Comtesse, consternée par ce qu’elle voit et prévoit, se demande ce qui adviendrait, si Dieu devenait fou. « Les mondes s’égarent dans l’espace roulant sur les hauteurs, puis retombant dans l’abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : Je suis Dieu ! et ils meurent tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils s’éteignent aussi ; le Christ ne nous sauvera plus, a deux mains il a pris sa croix et l’a jetée dans l’abîme. Entends-tu cette croix, espoir de millions de générations, rebondir en tombant d’étoile en étoile ? Elle éclate, elle se brise et de sa poussière elle obscurcit l’Univers ! »

On dirait que c’est du Dostoïevsky, on serait porté à faire des conjectures concernant l’influence de l’écrivain russe sur le poète polonais. Ce serait en vain ; Dostoïevsky n’était qu’un enfant de 12 ans, quand Krasinski publiait son drame. Plongé dans son angoisse, Krasinski s’est cependant gardé de donner une suite aux divagations de la comtesse. L’homme est en lutte contre le Destin, mais au-dessus du Destin, disait-il, il y a la Providence, « et quelquefois dans la réalité, dans ce monde même, les rayons de la Providence viennent rompre la voûte froide et sombre du Destin étendu au-dessus de nos têtes ». Il en résulte que le Mal est une étape vers le bien. Le triomphe du bien sera le dénouement final de l’histoire.

Néanmoins personne n’a senti aussi profondément que Krasinski la tragédie éternelle de l’histoire, qui fait « que les aspirations les plus sublimes, une fois sorties de la catégorie de l’idéal et descendues dans la réalité, sont livrées aux bêtes et tombent dans la boue quotidienne, salies et déshonorées[20] ». C’est là le caractère spécifique que prend le mal dans l’histoire et ce sentiment a inspiré à Krasinski son Iridion. « Depuis trois ans, écrivait-il à Reeve, Iridion n’a cessé de torturer mon cerveau... Maintenant, du chaos des Romains, des barbares et des premiers chrétiens, j’ai tiré la pensée qui me tenait tant à cœur ». Grec par son père, germain par sa mère, Iridion personnifie l’âme agitée et souffrante des peuples soumis au joug de Rome. Sa mère, prêtresse d’Odin, enlevée à sa patrie, s’est empoisonnée quand il était encore enfant ; son père est mort en lui léguant sa haine contre l’empire, et, fidèle à ce legs, Iridion fait de la vengeance le but de sa vie. Il livre à Héliogabale sa sœur afin de pouvoir s’emparer de la volonté du faible empereur. Il devient son préfet du prétoire, et alors il lui persuade « qu’il faut que César, pour sauver César, conspire contre Rome ». Il voudrait abattre Rome d’un seul coup par tout ce qu’il trouve sous la main, par César, par les prétoriens, par les chrétiens, par les barbares. Et lui-même a pour maître un vieillard africain, Massinissa, personnage énigmatique au premier abord. Écoutons Krasinski l’expliquant dans une lettre à Reeve. « Sa majesté est amère comme chacune de ses paroles. Il semble parfois qu’il ait vécu depuis des siècles, et qu’il ne mourra jamais. Sa poitrine est brûlante, le sarcasme et l’orgueil en sortent comme à flots des ténèbres. C’est lui qui est le seul confident du conspirateur. Il l’excite à souffrir en silence, en lui répétant qu’il y a une autre Rome par delà la tombe, et qu’il faudra lutter contre elle des éternités. Puis il le pousse à séduire et à armer les catacombes. » Les chrétiens se laissent persuader. Voilà la loi de l’amour dégradée, devenue un instrument de haine, de vengeance, de carnage ». Massinissa triomphe ; il se révèle comme « prince de Ténèbres », « Satan de l’histoire ». « En ton nom, s’adresse-t-il à l’Ennemi éternel, ils vont se lever et détruire, massacrer et brûler. — En Ton nom ils vont opprimer. — En ton nom, s’enfermer, se taire et pourrir. — Ils te crucifieront sans cesse dans leur sagesse comme dans leur ignorance, dans leur raison comme dans leur folie, — dans les prières de leur sommeillante humilité comme dans les blasphèmes de leur orgueil[21].

Mais au moment décisif les chrétiens abandonnent Iridion, cédant aux exhortations de leur saint évêque. Le complot ne réussit pas. Iridion, désespéré, mais non découragé, fuit vers le bord de la mer. Sa dernière heure est venue. Il reconnaît, qu’il n’a été qu’ « une idée prophétique de la ruine de Rome, rien qu’une idée ». Il livre son âme au Prince des ténèbres, mais il y met un prix. Il veut un jour au moins contempler cette Rome, qu’il a détestée, dans la boue et dans la honte. Massinissa y consent et l’endort dans une des cavernes du Latium. Le jour où il le réveillera, « ce n’est pas le jour d’Alaric ou le jour d’Attila, c’est une nuit de 1835, quand, après avoir régné par la matière et par l’esprit, il ne reste à Rome de la première que des ruines, du second qu’une théologie décrépite ![22] » Mais la vue de cet abaissement de Rome ne lui procure aucune joie ; au contraire, Rome lui fait pitié. Il détestait et combattait la Rome des empereurs, qui avait écrasé sa patrie et qui imposait son joug de fer aux nations conquises. Cette Rome est tombée, mais la loi inique de la force continue à dominer le monde. Massinissa n’a pas tenu sa promesse. C’était donc un malentendu désastreux, qui l’avait jeté entre les mains du vieillard. Il prend conscience de sa faute et pour l’expier il s’en va vers le Nord : « Au nom de Dieu, va vers le Nord ; va et ne t’arrête que dans le pays des tombes et des croix. Tu le reconnaîtras au silence de ses guerriers et à la tristesse de ses petits enfants. Tu le reconnaîtras aux chaumières incendiées du pauvre, au palais renversé de l’exilé ». Les souffrances de la nation martyrisée lui enseigneront la science de la douleur, qui purifie... « Pour les tourments du corps, pour les tourments de l’âme, pour les souffrances séculaires, nous te rendons grâce, ô Seigneur. Nous sommes faibles, misérables, infimes, c’est cependant par notre martyre qu’aura commencé ton règne sur la terre... »

La conception qui se dégage de l’Iridion est une conception intellectualiste, celle d’un philosophe qui a reconnu Dieu, le Bien absolu, comme principe et fin de toutes choses. Cette conception était en contradiction avec le sentiment intime de Krasinski, qui était pessimiste, mais le poète a su dompter son pessimisme, et, certain du triomphe final du Bien, il contemple le monde d’un œil serein, il l’accepte. Il plaint le mal plutôt qu’il ne le déteste, il le prend sous son côté tragique et non dans sa hideur ; son Massinissa nous attire au lieu de nous repousser, il a la majesté qui manque au Méphisto de Gœthe et au Lucifer de Byron — majesté du génie vaincu et non brisé ; il nous paraît un bonum vitiatum, et non une pure personnification du Mal absolu. De même toutes nos sympathies sont pour Iridion, sa cause est sainte et si, marchant vers son but, il se sert de moyens que la conscience condamne, c’est parce que la faible n’a pas d’autre arme contre le fort : il fait ce que fait tout le monde, il suit la marche de l’histoire...

Tout absorbé par le désastre de la Pologne, considérant les violences endurées par sa patrie du point de vue de l’idéal d’une union fraternelle des nations, Krasinski rêvait d’introduire la loi du Christ dans le domaine de la politique, de « transformer la politique en religion ». Il y voyait la mission de la Pologne purifiée, martyre, et entraînant les peuples vers la cité future de justice et d’amour. Sa poésie, comme celle de Mickiewicz, de Slowacki et de tous les poètes de la Pologne romantique, était un appel au sacrifice, à l’héroïsme moral. L’œil noyé dans la vision de l’aube des temps nouveaux, il regardait avec indifférence les misères de la vie quotidienne, elles s’effaçaient devant son idéal et il n’hésitait pas à affirmer, dans une de ses préfaces que « chaque individu se reconnaît aujourd’hui chrétien » et que « les relations entre individus sont chrétiennes », en ce sens qu’elles sont basées sur la loi du Christ.

Voilà une affirmation qui ne serait jamais sortie de la bouche de Dostoïevsky, ce peintre des déshérités, des humiliés, des dépossédés, ce « Jérémie du bagne, ce Shakespeare de la maison des fous », l’homme de cette frayeur mystique qui est « une crainte accablante — je cite ici ses propres paroles — de quelque chose qu’on ne peut définir ni concevoir, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut-être va se réaliser soudain, à cette minute même, apparaître et se dresser devant moi, comme un fait inexorable, horrible, difforme... » Dans ces moments de frayeur, il lui arrivait d’être obsédé et torturé par un doute terrible : qui donc est le maître suprême du monde — Dieu ou le diable ? Ce sont les tourments de ce doute qui lui inspirèrent la Légende du Grand Inquisiteur — œuvre étrange et incompréhensible à l’esprit de l’Occident. Vogüé ne s’est même pas donné la peine d’en faire mention dans son étude. De même il a fait peu de cas des Frères Karamazov, « histoire interminable, nous dit-il, qu’on ne parvient pas à lire jusqu’au bout, malgré quelques scènes dignes de rester parmi les plus belles de l’auteur russe ». Et cependant ce roman est l’œuvre la plus réfléchie et la plus puissante de Dostoïevsky, il l’a portée pendant de longues années dans sa pensée et son cœur, il l’a faite et refaite. « La question principale, écrivait-il au poète Maïkov encore en 1870, celle qui sera traitée dans toutes les parties du roman est celle dont j’ai souffert consciemment et inconsciemment toute ma vie : l’existence de Dieu ». Et la Légende de l’Inquisiteur est l’âme même du roman. Deux sentiments opposés s’y heurtent : une soif infinie de Dieu et une révolte passionnée contre l’œuvre de Dieu. Impossible de les concilier et nous chercherions en vain dans les littératures de toutes les époques et de tous les peuples des pages aussi pénibles ; jamais une pensée si désolante n’a passé par le cerveau d’un écrivain.

Au cours d’une conversation, Ivan Karamazov trace, devant son frère le pieux Aloscha, un tableau émouvant des souffrances, des tortures infligées à de pauvres enfants innocents par des monstres, rebuts du genre humain : « Vous me parlez de Dieu, d’un plan divin, d’une future harmonie universelle. Eh bien, je la rejette votre harmonie », — l’harmonie qui, comme nous venons de le voir, faisait oublier à Krasinski tous les maux, toutes les injustices de l’existence. « Je ne veux pas, continue Ivan, regarder dans votre paradis futur la mère embrassant le bourreau de son enfant. Et si, pour me consoler, vous envoyez le bourreau à l’enfer, je vous dirai qu’il n’y a pas d’harmonie où il y a l’enfer, et que je ne veux pas d’enfer. Votre harmonie coûte trop cher, je préfère donc rester avec mes souffrances et mes indignations, je préfère pleurer les enfants martyrisés que contempler votre triomphe du Bien. Je vous rends ma carte d’entrée au paradis. Je suis loin de nier Dieu, que tu adores, Aloscha ; seulement, avec tous les honneurs qui lui sont dus, je lui rends ma carte pour le paradis... »

« A-t-on jamais entendu, demande Rozanov, des paroles aussi amères dans la bouche d’un écrivain ? »

Le discours d’Ivan Karamazov est un prélude à la Légende ; il l’explique. C’est lui qui a composé cette légende et il la raconte à Aloscha.

La chose se passe à Séville, à l’époque de l’Inquisition. Le Christ est descendu pour la seconde fois du ciel. Les foules pressentent en lui le Fils de Dieu ; elles le suivent, comme jadis en Galilée ; on l’adore, on l’exalte ; il guérit les malades, et au moment où il ressuscite l’enfant d’une pauvre femme, le grand inquisiteur, vieillard nonagénaire, l’aperçoit. Il le fait arrêter et emprisonner ; il le condamne au bûcher. La nuit, le grand inquisiteur vient dans sa cellule pour lui dire qu’il sait qui il est, et pour justifier l’arrêt de mort. Le Christ l’écoute, le regarde, une douceur infinie rayonne de ses yeux, mais il se tait, et l’impression n’en est que plus forte et profonde. Tout ce que Dostoïevsky met dans la bouche de l’inquisiteur est écrit sous l’influence de la doctrine de Khomiakov, de son idéal de liberté et d’unité dans l’Église, de la collaboration libre de l’homme avec Dieu. Le Christ était venu l’enseigner aux hommes, et l’inquisiteur le lui reproche. Le Christ voulait des serviteurs libres et non des esclaves. Ne savais-tu pas que la liberté est un fardeau au-dessus des forces humaines ?... Pourquoi as-tu résisté à Satan, quand il te tentait pour que tu changes les pierres en pain ? Ne savais-tu pas — continue l’inquisiteur, comme s’il prévoyait ce que nous voyons aujourd’hui en Russie — que l’esprit de la terre s’insurgera contre toi, qu’il te vaincra et que les masses adoreront le vainqueur ?... Pourquoi n’as-tu pas rendu hommage à Satan, quand il te promettait tous les royaumes de ce monde ? Si tu l’avais fait, l’humanité deviendrait sous ton règne une fourmilière satisfaite et obéissante. Tu ne l’as pas fait au nom de la liberté de l’homme, libre ami de Dieu par sa propre volonté et non esclave du miracle. Mais cette liberté est pour les rares élus et non pour la foule. Tu étais venu sauver les hommes, tu n’as sauvé que quelques-uns ! Et la masse ? Tous ces misérables ? Est-ce leur faute, si la liberté, — liberté de citoyen d’un royaume qui n’est pas de ce monde — est un fardeau qu’ils sont incapables de soulever ? Nous, nous aimons les hommes plus que toi tu ne les as aimés. Voilà pourquoi nous n’avons pas voulu te suivre. Nous ne sommes pas avec Toi, nous sommes avec Lui, voilà notre mystère ; nous avons accepté ce qu’il t’offrait et ce que Tu as rejeté ; nous avons accepté de ses mains Rome et le glaive de César... Sûrs de sa victoire et de la nôtre, nous attendons avec calme le moment où les hommes, fatigués du chaos dans lequel ta doctrine les a plongés, lassés de leurs crimes et de leur sottise, dégoûtés de la liberté, viendront se prosterner à nos pieds. Vous seuls, crieront-ils, vous aviez raison, conduisez-nous et dirigez ; nous ne vous demandons qu’un peu de paix intérieure !

Le discours du Grand Inquisiteur, superbe dans sa puissance, nous laisse sous l’impression que c’est Dostoïevsky lui-même qui a parlé par sa bouche. Le monde dans lequel nous vivons est donc l’œuvre du diable, la civilisation est son triomphe. La loi annoncée par le Christ, au lieu de sauver les hommes, ne les a faits que plus malheureux et, pour rendre la vie supportable à l’homme, il faut abaisser son niveau moral et intellectuel. C’est ce que l’Église catholique s’est proposée comme but ; son histoire est pour Dostoïevsky une tragédie effroyable, un acte de trahison consciente de Dieu au nom du bonheur des hommes. Pour Krasinski le monde était un problème de sociologie et de politique ; pour le peintre des déshérités et des humiliés, des scélérats et des fous, il était avant tout le problème de la nature humaine, incurable dans sa faiblesse et sa bassesse. Aucune politique, même si nous la supposions dirigée par des saints, n’y peut rien. De ce point de vue, l’harmonie des peuples, après laquelle soupirait Krasinski, n’est qu’un rêve d’enfant. Ariman a vaincu Ormuzd. Satan est plus fort que Dieu.

Mais ce n’est pas le dernier mot de Dostoïevsky. « Beaucoup de choses, nous dit-il par la bouche du saint moine Zosime, nous sont cachées en ce bas monde, mais, en revanche, nous possédons par la grâce de Dieu la sensation mystérieuse et vive de notre participation à un monde infiniment supérieur, et c’est là et non ici que sont les racines de nos pensées et de nos sentiments ». Or Ivan Karamazov est un déraciné, ce qui signifie, selon l’auteur russe : un civilisé à l’européenne. La civilisation lui a fait perdre le sens du mystère et le sentiment de sa dépendance de Dieu, que son frère Aloscha a conservé intact, et qui lui fait voir ce qu’Ivan ne voit pas, qu’il y a un peuple élu, qui a gardé la religion du Christ dans sa pureté primitive ; le joug de la loi du Sauveur, pesant aux autres, lui est doux et léger, et il est appelé à renouveler la face de la terre.

Ce salto mortale du pessimisme le plus noir que l’on puisse s’imaginer à la foi radieuse et messianique, est le fruit du sentiment russe de Dostoïevsky. Le patriotisme en Russie a un trait saillant, qui le distingue de celui de tous les autres peuples européens. Les nations de l’Occident, malgré toutes leurs antipathies mutuelles, se sentent membres d’une même famille, unies par les liens d’une civilisation commune. Le Russe, par rapport à l’Europe, est, selon l’expression de Herzen, « l’homme de l’autre rive ». Le Byzantinisme avec toutes ses conséquences, auxquelles il faut ajouter deux siècles de joug mongol, a creusé entre l’âme russe et l’âme européenne un abîme infranchissable. L’Europe est non seulement étrangère au Russe, elle lui inspire un dégoût insurmontable, doublé d’un sentiment d’immense supériorité, que produisaient le succès extérieur et la puissance de l’empire des tsars. Et de là il n’y avait qu’un pas à un messianisme outré. Je ne prétends pas que cela soit le caractère indélébile du patriotisme russe, mais la nuance dont je parle est un phénomène trop frappant et trop fréquent pour qu’on puisse le taire. Dostoïevsky en offre un exemple typique.

Il a parcouru dans ses voyages à peu près l’Europe entière et son impression était toujours la même : « une médiocrité épouvantable en tout ». Il lui semblait qu’il descendait d’un pays de rêves sublimes dans un monde déchiré et abêti avec sa civilisation. « Dans cette lâche république — c’est ainsi qu’il résumait ses observations sur la Suisse — la vie bourgeoise est développée jusqu’au nec plus ultra... les mœurs sont sauvages... le niveau moral très bas... l’ivrognerie, le vol, la petite escroquerie devenus des règles dans le commerce... L’ouvrier d’ici ne vaut pas le petit doigt du nôtre ». Et pourtant les Suisses sont « bien au-dessus de l’Allemand ». À la vue des « vilains Polonais qui emplissent en foule les cafés », il frissonne d’horreur. Comparé à l’Europe, « notre peuple, écrit-il, est infiniment plus haut, plus noble, plus honnête, plus naïf, plus capable, plus complet ; c’est le peuple de la plus haute pensée chrétienne, que l’Europe, avec son catholicisme pourri et son luthéranisme inconséquent, ne comprend pas ». La rénovation par la pensée russe solidement amalgamée à l’orthodoxie « se prépare pour le monde entier, et elle s’accomplira avant un siècle, c’est là ma foi passionnée ».

Ces pensées servirent de thème à un discours qu’il prononça à Moscou, à l’inauguration du monument de Pouchkine, en 1880. Dostoïevsky était grand orateur, et l’effet fut foudroyant : « des gens, qui ne se connaissaient pas pleuraient, sanglotaient, s’embrassaient, se juraient mutuellement d’être meilleurs[23] ». On se précipitait vers l’estrade pour lui baiser les mains. « Vous êtes notre saint, vous êtes notre prophète », criait-on dans la foule. Le célèbre publiciste slavophile Ivan Aksakov bondissait sur l’estrade pour annoncer au public, que le discours de Dostoïevsky n’était pas un simple discours, mais un événement historique.

Aujourd’hui, quand nous relisons ce discours, l’aveuglement de son auteur produit un sentiment pénible. Dostoïevsky proclamait la faculté de comprendre, de s’incarner dans l’âme de tous les peuples, comme faculté maîtresse de l’âme russe. Et c’était précisément ce qui lui manquait à lui-même, ce qui manque trop souvent aux Russes, et ce qui est la conséquence de leur histoire, qui les a placés à l’autre rive. J’admire Pouchkine, il est un de ces « compagnons éternels » dont je ne me sépare jamais ; j’admire en lui l’artiste incomparable, à l’âme limpide comme le ciel et vibrante pour tout ce qui est beau ; au son de sa lyre les tempêtes s’apaisent, une harmonie lumineuse nous pénètre ; il possédait bien le don de sympathie universelle, que lui attribuait Dostoïevsky. Mais comment dire, qu’il était le poète unique sous ce rapport ? Et Gœthe ? et si nous descendons un peu plus bas, Vrchlicky, le poète tchèque qui, puisant ses inspirations dans toutes les époques, parmi tous les peuples, conciliait d’une manière admirable l’universalité de son génie avec l’amour de sa « petite patrie » qui lui devenait plus chère à mesure que s’élargissaient les horizons qu’il embrassait... De ce que Pouchkine a été successivement sous le charme de Parny, de Byron, de Shakespeare, de ce qu’il a composé une scène admirable de l’époque de la Renaissance, quelques strophes « qui contiennent tout l’âpre esprit du Koran », un tableau des amours de Cléopâtre — déduire que l’âme russe « peut englober dans un même amour tous les peuples » et que la destinée de la Russie est paneuropéenne et universelle, c’était aller un peu trop loin.

E. M. de Vogüé nous raconte que toute discussion littéraire avec Dostoïevsky finissait vite : « Il m’arrêtait d’un mot de pitié superbe : « Nous avons le génie de tous les peuples et en plus le génie russe : donc nous pouvons vous comprendre et vous ne pouvez nous comprendre ». Je vais préciser le sens intime de la pensée du prophète russe et j’ajoute : « puisque vous êtes trop bas pour pouvoir vous élever jusqu’à notre hauteur, prosternez-vous devant la sainte Russie et adorez l’incompréhensible ».

C’est bien ici que les dures paroles de VI. Soloviev seraient à leur place : « Nos prétentions sont immenses, et si on nous demande de quoi nous doterons l’humanité après toutes nos conquêtes, nous sommes réduits à nous taire ou bien à prononcer des phrases vides de sens ». Soloviev n’était pas moins russe et patriote que Dostoïevsky. Cela prouve que les idées de Dostoïevsky ne sont point l’expression exacte de l’âme russe. Toutefois elles reflètent un élément de cette âme qui a joué un rôle considérable dans la vie intellectuelle et morale de la Russie et qui, n’ayant rien qui lui corresponde en Occident, est particulièrement caractéristique.

 

 

 

IV

L’APOCALYPTISME

 

 

Dostoïevsky, dans sa charité « effrénée jusqu’à devenir une passion douloureuse[24] », saisi de pitié et d’effroi à la vue des abîmes de la dépravation de l’homme, était porté à douter non de Dieu, mais de la nature de Dieu : les rôles ne seraient-ils pas intervertis ? Dieu, que nous adorons, ne serait-il pas Ariman et, à l’inverse, son ennemi éternel un Ormuzd, un Prométhée brûlant d’amour et de pitié pour les hommes ? Cependant, dans l’âme endolorie et passionnée du grand écrivain, les extrémités se touchaient, et de son doute épouvantable Dostoïevsky se jetait d’un bond dans l’extase de la foi en son peuple élu et bien-aimé de Dieu.

Mais voici un écrivain qui ne doute plus. Il croit en Dieu et il le déteste, ou, pour parler plus précisément, il déteste son Verbe éternel, qui s’est fait chair en la personne de Jésus-Christ. C’est à Rozanov, phénomène étrange, inconnu et absolument impossible en dehors des limites de la Russie, par cela même foncièrement russe et d’autant plus intéressant, que nous avons à faire ici, à un grand écrivain, un des plus remarquables que la Russie ait produits, un maître de style, « un magicien de mots » d’après l’expression de Berdiaef.

Ses idées, ou plutôt ses impressions et sentiments, n’ont rien de commun avec le culte de Satan pratiqué çà et là dans les pays latins, et dont Huysmans a donné le tableau dans un de ses romans. Le satanisme décrit par Huysmans n’est qu’une déviation du sentiment religieux, une perversion abominable, qui résulte de la rationalisation matérialiste de l’idée de Dieu. Une fois qu’on se représente Dieu sous les attributs d’un monarque, qui ne diffère des monarques de ce monde que par sa toute-puissance, pourquoi ne pourrait-on pas se révolter contre un souverain, quand il nous accable de ses lois et d’exigences qui sont au-dessus de nos forces ?

Mais Rozanov est à cent lieues d’un culte de Satan. Au contraire, il a peur du diable comme un petit enfant. « Tout est bon, pas de mal : voilà en quoi il aurait voulu croire[25]. ». « Dieu est ma vie, écrit-il quelque part, je suis mieux seul, parce que, lorsque je suis seul, je suis avec Dieu ». Dieu est donc « ce Bien idéal, que toute âme désire »... Mais soudain un doute inquiétant se présente : pourquoi ce « Bien idéal » n’est-il pas tel qu’il le voudrait ? Quel abîme entre ce que l’homme désire et la loi que le Verbe éternel de Dieu lui a imposée ! Quelle souffrance que la vie ! Et ce n’est pas l’injustice qui le fait souffrir, et qui le révolte ; il n’a rien de prométhéen en lui. Il est uniquement absorbé par son misérable moi. « Je suis tout subjectif, nous dit-il, ce subjectif est développé en moi infiniment, dans une mesure que je ne connais chez personne d’autre ». Les déshérités, les humiliés, les persécutés ne lui ont jamais inspiré aucune pitié particulière ; aucun idéal social ou politique ne l’a jamais préoccupé ; il s’inclinait devant toute force, devant toute bassesse qui triomphait ; il déclarait cyniquement qu’il ne prenait aucun intérêt à ce qu’il écrivait ; son métier de feuilletonniste n’était qu’un gagne-pain. « En quoi, demandait-il, suis-je obligé de dire ma véritable pensée » ?... Merejkovsky l’a nommé « l’homme aux mille vérités posées les unes sur les autres, comme les feuillets d’un oignon[26] ».

Un seul problème le tourmentait et consumait son imagination, sa pensée, le problème du sexe, disons mieux : la religion du sexe. « Le sexe réunit et concentre comme une lentille, en un seul point ardent, tous les rayons divins disséminés dans l’univers ». Rozanov exaltait l’amour sexuel ; il aurait voulu rendre la volupté des sens encore plus voluptueuse, en l’élevant à la hauteur d’un acte religieux. Car ne l’oublions pas, Rozanov avait le sens de la religion très vif et très profond. Il se croyait sincèrement attaché à l’Église orthodoxe, il ne pouvait se figurer en dehors d’elle : il aimait ses prières, ses chants liturgiques, ses rites, toutes les splendeurs du culte : il trouvait plaisir à parcourir les monastères de la Russie et à s’initier à leur vie. Et tout cela ne l’empêchait pas d’éprouver un sentiment de répulsion à l’égard de ce qui est le fondement de l’Église, le Nouveau Testament. Le Nouveau Testament est dans son essence une malédiction jetée sur le sexe, tandis que l’Ancien Testament — « Croissez et multipliez-vous » — c’est l’affirmation religieuse du sexe, de la procréation. « L’Ancien Testament, dit-il ailleurs, c’est aimer Dieu et son prochain ; le Nouveau Testament se résume en un seul commandement : fuyez la femme ! »

Le Christ a béni le mariage, mais, raisonne Rozanov, s’il l’a réellement béni, pourquoi la sainteté suprême du Christianisme n’est-elle pas le mariage, mais le célibat ? La sainteté du célibat annihile la sainteté du mariage, et inversement. Toute notre civilisation, notre culture, même dans ses manifestations anti-chrétiennes et athéistiques, même avec ses héros de la mélancolie et du doute, ses Faust et ses Manfred, a l’odeur de la cellule du moine, car c’est là qu’elle a pris naissance. « Comment concilier les deux Testaments ? » Mais à quoi bon les concilier ? Rozanov ne se donnait jamais la peine de réfléchir, il s’abandonnait à ses impressions et sentiments sans les coordonner, il les jetait sur le papier au courant de sa plume, improvisant, se laissant emporter par l’inspiration du moment. De là des contradictions sans fin — et il ne le niait pas ; au contraire, il en était fier.

La doctrine du Fils de Dieu est la négation du monde que Dieu a créé. En ce cas, le Christ est-il vraiment le Fils de Dieu, son Verbe éternel ? Infiniment supérieur à tout ce que l’humanité a produit, le Christ était pour Rozanov plus qu’un homme ; c’est peu dire : il n’était pas homme. Ni homme, ni Dieu, qu’était-il donc ? Rozanov ne le dit pas. Il se plaît à presser le lecteur contre le mur, à lui souffler doucement une réponse, qui le remplit d’épouvante s’il possède encore un brin de sentiment chrétien dans son cœur. Prenons son livre terrible : La Face sombre. Nous serons séduits d’abord par le charme insinuant du magicien, mais, après quelques pages, on a l’impression d’avoir assisté et pris part à un blasphème très subtil et très vénéneux, d’avoir laissé salir et déshonorer ce que l’homme a de plus sacré.

Mais voici ce que nous entendons soudain de la bouche du même auteur : « Mon esprit s’est brouillé... Quelle sottise que ma révolte contre le Christianisme !... Misérable écrivailleur que je suis ; le monde se serait bien passé de toi... Le Christ est plus beau que tout au monde ; il est même plus beau que le monde. Il est venu comme un soleil, et ce soleil a éclipsé ses étoiles. Les étoiles ne sont nécessaires que la nuit. Les étoiles, ce sont les arts, les sciences, la famille... Il a suffi à l’homme de regarder la face du Christ, et il a perdu son goût pour toutes ces choses. La venue du Christ a amené un déluge universel, dans lequel a sombré tout ce qu’il adorait auparavant, ses plus beaux rêves, ses aspirations idéales, ce déluge s’appelle le Christianisme »... Et la pensée le porte de nouveau vers le blasphème. « En effet, dit-il, est-ce possible de s’occuper d’arts, de science, de sa famille, une fois qu’on a regardé attentivement Sa face, on lui sacrifie ses joies, sa vie... Mais c’est la mort avant la mort : serait-il Moloch ? »

« Et pourtant, écrivait-il dans un autre recueil de la même année, y a-t-il quelque chose de plus poétique, de plus profond sur cette terre, que l’Église ? Et moi qui faisais depuis onze ans tous mes efforts pour la démolir. Comme c’est bien que je n’y aie pas réussi ! Que deviendrait la terre sans l’Église ? Un cirque Ciniselli, un théâtre de variétés, un meeting libéral avec ses orateurs imbéciles, un lieu de commérages... Et on me demande si je désire que ma doctrine se répande ! Mais non ! Elle causerait tant de désordres et moi j’aime le calme, les couchers du soleil, l’Angelus du soir... »

Ce serait peine perdue que d’analyser les idées de Rozanov ; elles échappent à toute analyse. Les passages qui viennent d’être cités suffisent pour montrer les tentations qui peuvent résulter du sentiment dualiste, et les nuances qu’il était porté à prendre en Russie — seulement en Russie, pas ailleurs. La prédisposition à envisager les choses du point de vue d’un dualisme n’est pas spécifiquement Russe. Une fois qu’on sent la puissance du Mal, on est déjà, comme nous l’avons dit, plus ou moins dualiste. Et ce sentiment a été mis en relief par les penseurs religieux russes avec une expressivité toute particulière.

Un grand savant et un des plus nobles esprits allemands, Léopold von Schroder, a fait cette observation, qui nous semble très juste, que ce n’est pas dans l’opposition de deux principes égaux en puissance et se disputant le monde qu’il faut chercher le trait saillant du dualisme perse. Toutes les religions connaissent le bien et le mal et nous parlent de leur lutte. Ce qui distingue la religion de Zoroastre de toutes les autres, c’est l’incomparable énergie et logique dans le développement d’une pensée grande et robuste, celle que la vie, dans son ensemble, le monde, depuis le premier jour de sa création, l’histoire de l’humanité, ne sont rien qu’une lutte perpétuelle, acharnée, du bien avec le mal, dont personne ne peut être exclu ; chacun doit y prendre part et se prononcer pour l’un ou pour l’autre et combattre jusqu’au dernier soupir. « Dieux et hommes, esprits et âmes, animaux et plantes, toutes les puissances de la nature — tout est avec Ormuzd ou avec Ariman, tout participe à la lutte[27] ». Donc, ou le Bien ou le Mal, point d’intermédiaire, point de compromis — voilà pourquoi on a défini cette religion du nom de dualisme. Il y a de la grandeur dans sa rigidité morale, mais elle manque de charité ; inflexible, elle est par cela même étroite. Le dualisme russe a pris une direction opposée.

Le Russe est trop subtil, trop fin psychologue, pour ne pas distinguer les innombrables nuances entre le bien et le mal, et c’est de cette subtilité et impressionnabilité que dérivait la pitié de Dostoïevsky ; la pitié russe, qui se prosterne devant toute souffrance humaine, met de côté la justice. « En Occident, je cite M. Z. Zaleski, la pitié s’épanouit, elle aussi, comme une fleur de sensibilité et de solidarité humaines, mais elle exprime surtout le respect pour l’individu qui souffre », tandis qu’en Russie elle voudrait « dissoudre sa responsabilité et l’absoudre de ses actes[28] ». À force d’étudier et d’approfondir les nuances, on finit par se désorienter et ne plus discerner où finit le bien et commence le mal.

C’était là l’éternel danger de la pensée russe dans ses spéculations philosophiques et dans ses applications pratiques, c’était ce qui nous choquait, nous les Occidentaux, et ce qui rendait, particulièrement dans le domaine de la politique, nos relations avec les Russes excessivement difficiles. En Prusse on travaillait à nous germaniser au nom de l’intérêt de l’État bien ou mal compris ; en Russie on russifiait pour plaire au bon Dieu. C’était la sainte mission de la sainte Russie : exterminer, pour la gloire de Dieu, tout ce qui était entaché de la pourriture catholique. La Pologne en première ligne. « Si on nous forçait de choisir entre le catholicisme et le nihilisme, vociférait un Katkov en 1863 à l’époque de l’insurrection polonaise, nous choisirions le nihilisme sans la moindre hésitation ». Aujourd’hui, aucune insurrection polonaise ou catholique ne menace la Russie ; elle est écrasée par un ennemi bien autrement terrible, et cependant nous entendons à peu près les mêmes paroles de la bouche d’un jeune publiciste, M. Savitzky, qui déclare que le catholicisme et le bolchévisme sont les deux ennemis de sa patrie, tous les deux également dangereux[29]. Du temps de Katkov, un écrivain de grand talent et de grande autorité morale, l’héritier direct des traditions slavophiles, Ivan Aksakov, prêchait l’extermination de la Pologne tout en pleurant qu’il était obligé de le faire ; c’était son devoir de patriote et de chrétien orthodoxe et, comme chrétien orthodoxe, il dénonçait même les russificateurs les plus féroces, leur reprochant leur complaisance à l’égard des Polonais !... Et Dostoïevsky ? Cet homme, qui était l’incarnation de la pitié russe, devenait impitoyable une fois qu’il s’agissait de la Pologne et du catholicisme.

Mais je suis loin de vouloir généraliser ces aberrations religieuses et morales. Au contraire, elles provoquaient des réactions admirables ; nous avons vu Soloviev ; il n’était pas le seul. La Russie avait de tout temps des penseurs, des écrivains, même des politiciens, qui savaient concilier une grande élévation morale avec un sentiment très vif des réalités. Hélas, ils n’ont jamais exercé une influence quelconque et c’était la tragédie de la Russie.

Quand je prononce ces mots, je vois se dresser devant moi l’auguste figure de Boris Tschitschérine. Dernier épigone de l’idéalisme allemand, disciple de Hegel, admirateur de Kant, il enseigna de sa chaire, dans ses écrits et par l’exemple de sa vie, un dogmatisme moral d’une intransigeance superbe, qui effrayait et repoussait même ses amis. Mais il l’éleva à une hauteur que n’atteignait aucun de ses contemporains. Il était taillé d’une pièce. « Je n’ai jamais rencontré, écrivait le prince Eugène Troubetzkoï, pareille droiture d’esprit et de cœur ; il y avait en lui une incapacité organique de nommer les choses autrement que de leur nom, il n’admettait pas la plus infime dissonance entre la pensée et la parole ». Implacablement sévère dans les jugements qu’il portait sur les individus et sur les nations, il voulait une seule et même mesure pour la vie privée et la vie publique. « Peut-être, écrivait-il dans son Traité de politique, est-il avantageux à une nation d’en écraser une autre, mais au tribunal de la morale les intérêts des persécuteurs sont identiques à ceux des fripons et des brigands. » En proclamant ce principe, cet homme d’idéal avait en vue la politique russe par rapport à la Pologne et à la Finlande.

En philosophie il avait entrepris de combattre avant tout le positivisme. C’est à l’engouement pour cette doctrine, qu’il attribuait les sauvages brutalités de la politique moderne : « Attentif aux seuls détails, le positivisme a détruit dans les esprits de notre époque les idées générales et engendré l’universel chaos, des ténèbres épaisses et une indécision mortelle. La pensée forte et féconde, les convictions puissantes, les caractères trempés, ne sont plus de nos jours que de rares exceptions ». La morale positiviste est la négation de cette morale vivante toute pénétrée de l’idée des rapports de l’homme avec Dieu, et les systèmes de Comte, et de Stuart Mill, d’après Tschitschérine, sont la négation formelle de toute logique, la mutilation et l’abaissement de la pensée : « Malheur, s’écrie notre philosophe, à celui qui a laissé éteindre en son esprit le flambeau de la métaphysique : il est, dès lors, condamné à ramper éternellement dans les bas fonds du réalisme, à perdre même la conscience de sa vocation à une vie plus haute ».

Tschitschérine demeura toute sa vie dans un isolement absolu. Il avait contre lui le plus puissant des monarques, celui que Kuno Fischer appelait l’Esprit du temps[30]. Cet esprit était positiviste ; le positivisme poussait au matérialisme et aboutissait à un nihilisme religieux, moral et politique, qui enfanta la révolution. D’un autre côté, l’empreinte mystique que prenait le mouvement religieux lui était peu sympathique ; il polémiquait avec Soloviev. La philosophie était, pour le disciple de Hegel, pour l’adversaire de tout irrationalisme ou suprarationalisme, le chemin vers Dieu, qui est la Raison souveraine dont le Verbe s’est fait chair. « La connaissance religieuse, disait-il, est la plus haute expression de l’intelligence humaine ; entre la philosophie et la religion il y a le même rapport qu’entre le syllogisme et la prière : la philosophie est la connaissance de l’absolu, la religion est la vie en lui ». Enfin, ennemi implacable du nihilisme révolutionnaire, il condamnait également le nihilisme gouvernemental, bureaucratique, qui, ne sachant maîtriser la révolution, cet ennemi intérieur, s’efforçait de le façonner à sa guise, d’en faire un instrument entre ses mains en l’excitant contre l’ennemi extérieur, ce qui voulait dire contre les nationalités conquises, contre la Pologne, la Finlande, etc.

Il mourut à la veille même de la guerre russo-japonaise, agité par de sombres pressentiments. Le sort lui épargna la douleur de voir son propre neveu profaner sa mémoire et déshonorer son nom, en offrant ses services à la compagnie internationale anonyme qui sut profiter de l’affaissement de la Russie après la guerre pour prendre les rênes du gouvernement, imposer au pays sa volonté, en faire un foyer d’incendie pour l’Europe, une vaste organisation des plus vils appétits, sans Dieu, sans loi morale, sans idéal, sans autre but que celui de ravaler l’homme au niveau de la bête.

Dans un des écrits de Tschitschérine, nous trouvons, au sujet de la liberté humaine, les paroles suivantes, qui expriment admirablement tout l’essor de sa pensée et la majestueuse beauté de son âme. « L’homme vraiment digne de ce nom est celui qui porte en lui l’image et la ressemblance de Dieu, celui pour lequel il n’y a ni Juif, ni Grec, ni Orient, ni Occident, celui qui, tout en aimant sa patrie, vit de la vie de l’humanité entière, celui qui sent le lien vivant qui le rattache, lui et ses compatriotes, à tout le passé de cette humanité ; celui qui, vaniteux fanfaron, n’annonce pas au monde la domination universelle de sa nation, alors que rien dans l’histoire n’autorise une telle domination ; celui qui reconnaît aux autres peuples le droit à l’existence, parce que tous les peuples sont l’œuvre de Dieu ; celui qui sait que Dieu dirige les événements, qu’il est le commencement, le milieu et la fin de toute existence, car tout procède de Lui, tout arrive par Lui, tout est en Lui ; celui qui, dans sa conception religieuse de sa dépendance envers le Créateur, cherche un réconfort pour s’élever jusqu’à lui, bien au delà des limites de l’avenir terrestre ».

L’opinion publique en Russie montra un peu plus d’intérêt pour les penseurs religieux de l’école de Soloviev. Ne prévoyant pas les conséquences funestes des menées révolutionnaires dans toute leur étendue, ennemis déclarés de l’autocratie, ils furent trop indulgents envers les partis de gauche, trop portés à les envisager comme des alliés. Ce fut la raison de leur succès relatif. Parmi les amis, disciples ou continuateurs de Soloviev, ce sont les deux frères princes Troubetzkoï, Serge et Eugène, Nicolas Bulgakov, Nicolas Berdiaef, qui paraissaient occuper le premier rang. Dans l’ouvrage posthume d’Eugène Troubetzkoï, nous avons la plus belle manifestation du génie religieux russe et, en même temps, une expression puissante du revirement produit sous l’impression des horreurs du bolchevisme, de la réaction religieuse qui devait nécessairement éclater.

Je vis Troubetzkoï pour la dernière fois au commencement même de la révolution, au mois de mars 1917. Je fus frappé, en l’écoutant, de la résignation avec laquelle ce philosophe, un des chefs de l’opposition modérée au Conseil de l’Empire, me parlait de la mort de l’ancien régime. Et cependant il comprenait parfaitement que la fin du Tsarisme entraînait celle de l’ancienne Russie, avec tout ce qu’elle avait de beau et d’élevé. Il cherchait à se consoler en écrivant ses admirables Souvenirs, où il ressuscitait un passé enseveli à jamais. Il m’entretint aussi du plan d’un ouvrage qu’il méditait et auquel il donnait un titre très suggestif, mais intraduisible en français. La traduction allemande, Der Unsinn der Welt und der Weltsinn, exprimerait mieux sa pensée, qui était celle que le monde, la vie, est un non sens effroyable dans ses manifestations extérieures, mais sous l’enveloppe du non sens la pensée, guidée par l’idée de Dieu et de son Verbe qui s’est fait chair, découvre un sens profond et consolant. L’idée de Dieu n’est ni une inférence de la raison, ni un cri du cœur ; elle est une intuition antérieure à la conscience, intuition de l’unité universelle par laquelle et en laquelle nous sommes.

Cette conception nous ramène vers l’ontologisme d’un Rosmini, et, plus loin en arrière, il nous semble entendre l’écho des paroles de Malebranche : « Nous voyons tout en Dieu ». De l’intuition primordiale de Dieu, Troubetzkoï déduisait la possibilité de la science absolue, vers laquelle s’acheminait l’idéalisme allemand. Mais la science absolue qui, chez les Allemands, était une exigence ou une nécessité de la pensée, est pour le Russe un besoin de l’imagination et du cœur ; elle est en connexion avec son impressionnabilité en face des souffrances et des horreurs de la vie, avec son inclination à considérer le monde du point de vue de la lutte du bien et du mal, avec cette prédisposition dualiste qui fait que le sentiment religieux trouve son apaisement, non dans la contemplation ni dans l’union mystique de l’âme avec Dieu, mais dans le rêve apocalyptique de l’extinction du Mal et de la nouvelle Jérusalem, « venant de Dieu et descendant du Ciel ».

Je n’ai jamais rencontré l’aversion de la mort exprimée avec autant de force que chez les écrivains russes et particulièrement chez Eugène Troubetzkoï. « Si l’homme n’est qu’un ver, écrivait-il, il est permis de l’écraser comme un ver ; mais l’homme est un roi couronné de la couronne de la raison, il est l’oint du Seigneur et c’est pourquoi la mort lui fait horreur. Allons au cimetière et regardons-le de l’œil d’un incroyant : qu’y trouverons-nous, sinon une parodie abominable de tous nos idéals, de toutes nos formules ? L’égalité absolue avant tout, ensuite la réalisation parfaite de la formule démocratique, qui nous a donné le suffrage universel, car chaque croix nous témoigne que le même sort y attend chacun, sans distinction d’âge, de sexe, de classe, de nationalité ; nous y verrons enfin la solution du problème agraire, qui absorbe la Russie, car là-bas, dans sa tombe, chacun reçoit précisément la quantité de terre qui lui est indispensable. En un mot, la mort a devancé nos utopies les plus téméraires ; elle a enlevé à l’homme sa couronne royale, elle l’a réduit en poussière et cendre. Cette république de cadavres serait-elle donc le couronnement et la fin de tous les efforts de notre raison et de notre volonté ? Non, jamais, nous ne croyons pas en la mort et nous sommes incapables d’y croire ; malgré tout ce que nous voyons et savons, la foi en la mort ne peut trouver de place dans notre cœur. Nous parlons de la mort, nous la prenons en considération dans nos raisonnements, mais notre âme ne l’accepte pas, et nous la rejetons de toute la force de notre être ». Et grâce à cela nous pouvons regarder les triomphes de la sottise et de la bassesse ; nous croyons en la Raison Suprême, qui régit l’Univers ; nous croyons au triomphe de la lumière, et cet espoir vit même dans le cœur de celui auquel la raison le fait rejeter : « Afin de pouvoir vivre et agir, il faut croire qu’un soleil nous éclaire, qui ne s’éteindra pas, et que nous ne travaillons pas pour la gloire de ce qui rampe sur la terre. Nous voulons posséder la certitude absolue que le monde a un but et que ni l’homme ni l’œuvre en laquelle il met toute son âme ne périront. Il serait vain de chercher des preuves pour cette foi, mais chaque mouvement de la pensée et du cœur lui rend témoignage ; il est impossible de l’éteindre dans le cœur, et si l’on parvenait à la chasser de la raison, elle continuerait à vivre en dehors d’elle, dans les replis les plus cachés de la subconscience ».

L’état d’âme que ces paroles expriment avec tant d’éloquence nous explique la prédilection que l’on professe, dans les Églises d’Orient et surtout en Russie, pour le dogme de la Résurrection. Toutes les richesses spirituelles de la Russie ont leur source, comme l’a dit récemment le professeur Arseniev[31], dans la foi, et l’essence de cette foi, c’est la joie de la Résurrection, qui retentit dans toute la vie de l’Église, dans ses aspirations et espoirs, dans ses chants et ses prières. « Le Christ est ressuscité », ces paroles résument l’âme de l’orthodoxie et, nous Russes, nous concevons ce dogme cosmiquement, ce qui veut dire, que l’univers entier, le ciel et la terre tout le genre humain, toutes les créatures, tout est déjà sauvé, en principe, — sauvé de l’esclavage de la mort et le jour approche où Dieu sera « tout en tous ».

Et en effet l’ouvrage posthume d’Eugène Troubetzkoï est non seulement un traité de philosophie, mais aussi un poème, un cantique sublime sur la résurrection. Les sphères de la science et de la foi, qu’on délimite soigneusement en Occident, se compénètrent chez Troubetzkoï pour se confondre en un tout harmonieux. Sa philosophie n’est pas seulement l’œuvre de l’esprit ; elle est plus qu’une science, elle réalise l’idéal exprimé par le P. Laberthonnière dans son étude La philosophie est un art. Elle est l’image « d’une vie morale qui s’élabore, qui prend pleine conscience d’elle-même et se fixe dans ses conceptions déterminées ; cela constitue vraiment un poème... Tout homme doit être philosophe, et tout philosophe est poète au sens rigoureux du mot, c’est-à-dire créateur[32] ».

Prétendre que le Christianisme est une négation de ce monde et qu’il ne s’intéresse qu’à la vie future, c’est, d’après Troubetzkoï, ne pas saisir son essence, ne pas comprendre qu’il est l’Évangile du Verbe « qui s’est fait chair, afin de vaincre la mort ». Et Troubetzkoï et tous les penseurs religieux russes tiennent ferme aux paroles de saint Paul : « Si Jésus-Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine et votre foi est vaine aussi... Le monde est sous l’empire du malin esprit » (Corinth. I), et il est impossible, nous enseigne Troubetzkoï, d’éviter ce dilemme ; « ou il n’y a ni Dieu, ni idée, ou Dieu doit nous révéler sa victoire ». Il l’a révélée, en mourant sur la croix et en ressuscitant. Cela veut dire qu’il s’est incarné pour nous appeler à la participation de sa vie divine, et que la souffrance est la voie unique du salut. L’humanité déifiée, voilà le terme de l’histoire, « c’est l’unique solution positive de l’énigme de l’existence... La résurrection universelle est l’achèvement de l’œuvre de Dieu et cela vaut la peine de vivre pour cette œuvre, d’engendrer et d’élever les générations futures, cela vaut la peine de mourir, car cela seulement qui meurt peut ressusciter ».

Il y a peu d’erreurs aussi dangereuses, que de s’imaginer que la félicité éternelle peut être acquise en dehors de la croix. Oh non ! « La félicité éternelle est une transfiguration merveilleuse de la souffrance » ; l’une et l’autre ne se laissent pas séparer. Le bien-être matériel nous empêche de voir cette vérité ; il nous endort et nous paralyse. « Ce n’est que de la souffrance que vient toute beauté spirituelle ; c’est là que naissent les plus hautes révélations »... Et ce qui est particulièrement significatif chez Troubetzkoï, c’est qu’il affirme que les dogmes de la rédemption et de la résurrection sont du domaine de la religion naturelle : l’homme les trouve au fond de son âme, pourvu qu’il ait un peu de bonne volonté.

Je n’analyse pas Le Sens de la vie de Troubetzkoï, je me borne à citer quelques passages qui éclairent cet état d’âme où prend naissance l’apocalyptisme, qui est l’expression intime du génie religieux de la Russie. Mais quel abîme effroyable entre la joyeuse affirmation de la « nouvelle Jérusalem », où « il n’y aura plus ni pleurs, ni cris, ni afflictions... et la mort ne sera plus[33] », — et la puissance des ténèbres à laquelle succombe notre époque ! Jamais encore on n’a vu pareil déchaînement des plus vils instincts, pareil triomphe du mal. C’est la première fois dans l’histoire, que le Mal s’est révélé dans toute sa nudité. Il ne s’agit plus dans la république des Soviets de la destruction de l’ancien régime ; c’est une guerre déclarée à Dieu. Ce n’est pas le communisme, qui est le but final des bolcheviks, c’est, comme nous l’avons dit, la bestialisation de l’homme.

Nous venons de citer les paroles de Troubetzkoï que, « si l’homme est un ver, il est permis de l’écraser, comme on écrase un ver » ; le régime bolchevik est une conséquence et une application logique et exacte de ce principe. Le général Krasnov nous a donné, dans son remarquable roman, un tableau qui devrait ouvrir les yeux à tout ceux qui veulent voir clair et qui cependant conservent encore certaines illusions favorables au bolchevisme : c’est la conversation d’un commissaire bolchevik avec un général emprisonné. Le commissaire au visage pâle, aux yeux ternes, avec l’expression d’un homme profondément désabusé, raconte au prisonnier sa vie comme s’il voulait alléger de cette manière le poids de sa souffrance. Il sympathisait depuis sa jeunesse avec le communisme et, jurisconsulte de profession, adversaire de la peine de mort, il avait publié quelques articles sur ce thème. La révolution ayant éclaté, il embrassa avec ardeur la cause des bolcheviks, mais à mesure que s’affirmait leur triomphe il perdait son enthousiasme ; une chose le faisait particulièrement souffrir, c’est que le communisme ou bolchevisme en pratique n’était rien qu’une tuerie impitoyable et permanente. Il se décide enfin à confier son doute à Lenine. Celui-ci lui répond par un éclat de rire : « Mais la peine de mort est abolie ; la peine de mort est une cérémonie avec un rituel très compliqué ; où voyez-vous tout cela ? » Et en effet, du point de vue de la religion, priver de la vie un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’était, pour ainsi dire, l’empêcher dans l’accomplissement de sa destination divine, c’était le faire comparaître violemment devant le tribunal du Juge suprême. On se rendait encore compte, dans la Russie des Tsars, de la gravité de la chose. Le code pénal n’admettait la condamnation à mort que dans des cas exceptionnels. Un prêtre accompagnait le condamné et le réconfortait, sa famille le suivait, les représentants de la justice humaine assistaient à l’exécution : on battait du tambour, on rendait ensuite la dépouille du défunt à ses proches, on l’enterrait, il n’était pas défendu d’honorer sa mémoire. Aujourd’hui l’homme est un ver et on l’écrase, dans le pays des Soviets, comme un ver ; on écrase tous ceux dont les opinions sont autres que celles qui sont reconnues infaillibles par les dirigeants des Soviets... Suit une description, terrible dans son réalisme, d’un carnage des emprisonnés... La conséquence cynique de Lenine, son acharnement à appliquer dans toute son étendue le principe du triomphe de la bête, avaient ébranlé le malheureux commissaire dans son attachement à la cause bolcheviste ; il continuait à la servir par inertie, sans foi et sans illusion...

Il nous semble parfois, écrit Troubetzkoï, qu’un gouffre s’est ouvert devant nous, qu’il s’élargit à vue d’œil, et que d’un moment à l’autre il va nous engloutir ; nous sommes entrés dans une époque de catastrophes et notre conception de la vie devient catastrophique, selon l’expression du philosophe russe. Plus encore, ce qui se passe en Russie est jusqu’à ce point humainement inexplicable que, malgré soi, on se voit forcé d’admettre une irruption consciente et active des forces occultes dans les choses de ce monde. « En vain, s’écrie Berdiaef[34], s’adressant aux bolcheviks, je cherche votre face, je ne la trouve pas ; vos visages n’expriment qu’une bestialité méchante et stupide ; rien d’humain ; ils sont un arrêt de mort pour la révolution ». Qu’y a-t-il de plus aimable que le sourire, ce sourire, qui est le rayonnement de l’âme, de sa bienveillance et de sa bonté ? Personne jamais n’a vu sourire un bolchevik ; ce sont, dit Berdiaef, « des démoniaques, des médiums, qui n’ont plus leur volonté »...

En Occident, à Rome, écrit le théologien Kartaschov[35], on s’amuse à de vains rêves de démocratie chrétienne, de socialisme chrétien ; nous, Russes, nous ne savons que trop bien, nous savons par expérience, que ce n’est pas une idylle chrétienne, qui sera la fin de la civilisation ; on est dans la gueule de la Bête, et, sans s’en rendre compte, les bonnes gens de Rome s’occupent de philanthropie à l’égard des victimes de la Bête. Quelle niaiserie ! Pour nous il n’y a pas de doute que la terreur bolchevik est du satanisme au sens le plus réel et concret du mot, c’est le travail des précurseurs et serviteurs de l’Antéchrist. Le battement de nos cœurs est eschatologique ; nous savons que « le Fils de l’homme est proche et qu’il est comme à la porte » (Math. XXIV. 33).

Et en effet la catastrophe que la Russie traverse, et qui va s’abattre sur l’Europe, est si épouvantable que, les textes du Nouveau Testament en main, on pourrait selon Troubetzkoï, annoncer avec toutes les apparences de la vraisemblance le jour du Dernier Jugement, les étapes de son approche. Soloviev le prédisait déjà. Soyons néanmoins, continue Troubetzkoï, prudents dans nos prédictions : les époques de grandes catastrophes disposaient toujours à des pressentiments eschatologiques ; ils ne se vérifiaient pas dans la suite et pourtant ils avaient leur part de vérité, Car chaque grande catastrophe est un grand pas vers le fin et une grande révélation qui nous force à transporter nos pensées, nos désirs, nos espoirs, de leur plan terrestre sur un plan supérieur : « il faut perdre tout ce qui nous attache à la terre, pour pouvoir s’élever vers le ciel ». Il faut rompre avec toutes les utopies terrestres et avec tout ce qui est relatif pour entrer dans l’absolu et l’éternel.

Mais si nous possédions même la certitude absolue de la fin prochaine des choses, gardons-nous d’en tirer la conclusion que tout ce qui se passe et se fait à présent est vanité et néant, et que, par conséquent, nous avons le droit de ne rien faire et d’attendre avec une résignation fataliste la seconde venue du Seigneur. Dieu a appelé l’homme à collaborer à son œuvre, et la fin du monde ne sera pas une fin accidentelle, une interruption soudaine de la vie au milieu de sa course, elle sera le terme, le couronnement du travail des siècles. Nous devons donc « concevoir cette fin dynamiquement, et non fatalistement, non comme un acte extérieur de magie divine, mais comme un acte d’union de Dieu avec l’homme, comme la révélation suprême de la puissance créatrice de Dieu et de la liberté de l’homme. » Le sentiment eschatologique qui vient nous visiter aux jours de calamité est, dans la conception du penseur russe, un sentiment joyeux, un appel à la concentration héroïque de toutes nos énergies latentes, afin de hâter le moment bienheureux où tous nos efforts seront couronnés de la couronne du triomphe.

Le Sens de la vie est l’œuvre d’une inspiration puissante, une révélation de l’esprit du Christianisme oriental et particulièrement du génie religieux russe. On a remarqué — avec raison je crois — que ce sont les fêtes de Noël qui sont célébrées en Occident avec une dévotion particulière, tandis qu’en Orient c’est la Résurrection et la Transfiguration. C’est la ressemblance de l’homme avec Dieu, la vie et la passion du Sauveur, ce sont ses labeurs et souffrances pour délivrer l’homme du joug de la loi de mort, qui agissent sur le sentiment religieux, sur l’imagination, la pensée et l’âme de l’Occident. L’Orient est contemplatif, et il contemple l’œuvre accomplie du salut, le triomphe de la vie sur la mort, la joie de la résurrection, la félicité éternelle de ceux qui revivront en Jésus-Christ.

« Comment se fait-il, demandait E. Hello, que l’exécration du mal ne soit pas la passion de l’humanité ? » Nous pourrions lui répondre, en employant ses propres paroles, que l’exécration du mal est devenue, de nos jours, une passion là où « le sang et la boue se sont chargés de dire aux hommes qui ils étaient ». Cette passion a pris une forme apocalyptique : elle ne pouvait en trouver une autre.

Ce fut au « milieu des débris de nos temples » que Chateaubriand publia son Génie du Christianisme. Mais la France sortait déjà du chaos révolutionnaire, elle cherchait ses temples et ses autels, et il suffisait d’appeler « les enchantements de l’imagination » et les « intérêts du cœur » pour venir au secours de la religion et la restituer dans les âmes.

Rien de pareil en Russie. Troubetzkoï a médité et composé son livre à un moment où le Mal célébrait son plus grand triomphe dans l’histoire. Lasciate ogni speranza ! Dans l’enfer bolchevique il n’y avait et il n’y a pas de place ni d’espoir pour celui qui croit en Dieu et affirme l’Idéal. Il fallait transporter son espoir ailleurs. L’apocalyptisme de Troubetzkoï, l’apocalyptisme russe n’est pas une vaine rêverie, un refuge pour l’impuissance ; au contraire il est, nous l’avons vu, un encouragement à l’action, une affirmation de la mission de l’homme exilé sur cette terre, citoyen d’un autre monde, une réaction contre le siècle où il est permis, comme le dit Ferrero, de douter de Dieu, de la loi morale, de la patrie, de toutes choses, mais non des bienfaits du progrès matériel. Réveiller le sentiment de l’origine de l’homme et de sa destinée divine devenait une nécessité absolue, il fallait le secouer de sa torpeur, il fallait crier... L’apocalyptisme est ce cri : Il devait venir et il est venu du pays où le règne de la matière a été proclamé et réalisé, où on a adoré la Bête « en disant qui est semblable à la Bête et qui pourra combattre contre elle ».

 

 

Marian ZDZIECHOWSKI.

Professeur à l’Université de Wilno.

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 29 juin 2017.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Die grundprobleme Russlands. Wien Leipzig 1907. Akademischer Verlag.

[2] L’Europe et l’Humanité (en russe).

[3] Et il ne faut pas en avoir honte. J’ai entre les mains un livre de propagande antireligieuse officielle dans la république des Soviets, intitulé : l’Extinction de Dieu, écrit par un certain professeur Tretiakov — et j’y constate l’horreur, mêlée d’inquiétude, que lui inspire tout ce qui a un semblant de dualisme. Le dualisme, voilà le vrai ennemi. On a beau tuer l’idée de Dieu, elle peut revivre à tout moment tant qu’on fait une distinction entre l’esprit et la matière. Même le monisme passionnément antithéiste d’un Haeckel ne le contente pas ; il y découvre au fond une « idéologie bourgeoise », une tendance à concilier la « théologie » moniste avec le panthéisme d’un Gœthe et d’un Spinoza. Le monisme, ce dernier mot de l’irréligion, doit céder sa place au machinisme, en ce sens que l’homme n’est qu’une machine, et doit se considérer comme tel. Ce n’est qu’alors, que le spectre de la religion cessera de menacer la république des Soviets.

[4] Si nous passons à nos temps, c’est bien Carlyle qui a dit que le ciel lutte avec l’enfer pour la possession de la terre, Dieu avec le diable pour la possession de l’âme humaine. Carlyle ne faisait qu’interpréter l’épître de St-Jean : « Celui qui commet le péché est enfant du diable, parce que le diable pèche depuis le commencement. Et c’est pour détruire les ordres du diable, que le fils de Dieu est venu dans le monde ». Le dualisme est au fond une question de nuance plutôt que de principe. Une fois qu’on sent et qu’on affirme la puissance du mal on est déjà plus ou moins dualiste. Dans l’Apocalypse, cette nuance est évidente, tandis que l’apôtre Paul évite, autant qu’il le peut, de nommer Satan ; il parle du péché « qui est entré dans le monde par un seul homme », il ne mentionne pas son tentateur.

[5] Réalisme chrétien et Idéalisme grec. Paris, Lethielleux, éd. 1904.

[6] Sur le chemin du Catholicisme. Paris, Bloud, éd, 1913.

[7] Chantepie de la Saussaye, Manuel d’histoire des religions. Paris, Armand Colin, éd.

[8] Manuel d’histoire des religions.

[9] L. LABERTHONNIÈRE, Essais de Philosophie religieuse. Paris, Lethielleux, 1903.

[10] Le roman russe, Paris, Plon, 1888.

[11] Correspondance de Krasinski avec Henri Reeve. Paris, Delagrave, 2 volumes.

[12] Le Romantisme français.

[13] E. SCHURÉ, Les femmes inspiratrices.

[14] VOGÜÉ, Le roman russe, p. 227.

[15] Omnia in quantum sunt, in tantum bona sunt.

[16] Quid est malus homo, nisi malum bonum.

[17] Expression de Berdiaef.

[18] Comp. Comte KOKOTSOV. Une nouvelle famine en Russie. Revue d. d. Mondes, Novembre 1924.

[19] Les grands poètes romantiques de la Pologne. Paris, Perrin, 1907.

[20] G. SARRAZIN. Op. cit.

[21] Introduction de Ladislas Mickiewicz.

[22] Correspondance avec H. Reeve.

[23] Correspondance de Dostoïevsky.

[24] E. M. de VOGÜÉ, Le Roman russe.

[25] D. MEREJKOVSKY, Le Tsar et la Révolution. Paris, 1907.

[26] Comp. Sur les chemins d’Emmaüs. Paris, 1922.

[27] Arische Religion, Leipzig, 1923, comp. Vol. I.

[28] Z. L. ZALESKI. Le Dilemme russo-polonais. Deux Conceptions de l’ordre et de la liberté. Paris, Payot, 1920.

[29] Dans le recueil d’études Russie et Latinité (en russe).

[30] Comp. Geschichte der neuen Philosophie : Schopenhauer.

[31] Dans un discours sur la Religion en Russie publié dans le recueil Der Leuchter rédigé par le Comte H. KEYSERLING.

[32] L. LABERTHONNIÈRE, Essais de Philosophie religieuse.

[33] Apocalypse, XXI, 4.

[34] Philosophie de la non-égalité, 1923 (en russe).

[35] Dans le recueil collectif La Russie et la latinité (en russe). Berlin, 1923. Nous résumons les réflexions de l’auteur.