LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Evgueni Zamiatine

(Замятин Евгений Иванович)

1884 – 1937

 

 

 

 

LE MIRACLE DU MERCREDI DES CENDRES

ou

LE CHANOINE SIMPLICE ET LE Dr VOÏTCHEK.

(О чуде, происшедшем в Пепельную Среду)

 

 

 

1924

 

 

 

 

 


Traduction de S. Mandel et R. Lebourg parue dans
Europe, vol. 131, 1933.

 


 

 

 

 

 

 

Car, le héros de ce miracle, ce fut bien le chanoine Simplice et, quant au Dr Voïtchek, seul parmi tous les hommes, il lui fut donné d’y assister d’un bout à l’autre. Qu’un miracle se soit produit en d’autres temps et en faveur de je ne sais qui, je puis à la rigueur le croire et rien ne vous en empêche, n’est-ce pas ?... Mais que cela vous soit arrivé aujourd’hui, hier, et à vous-même... oui, à vous ! — voilà qui mérite réflexion.

Et c’est pourquoi, chaque fois qu’à la nuit tombante, le Dr Voïtchek venait rendre visite au chanoine Simplice et que tous deux s’installaient devant leurs dominos, le chanoine, timidement, ne manquait pas de hasarder :

— Mais enfin, Docteur,... voyons, peut-être avez-vous fini par découvrir quelque chose dans vos livres ? Peut-être des cas semblables se sont-ils déjà présentés... ne serait-ce que dans l’antiquité ?

Le Dr Voïtchek plissait alors ses yeux de chèvre aux reflets verts et son sourire s’insinuait le long des joues, ce qui, d’ordinaire, inquiétait fort Simplice. Et ce silence durait une bonne minute, peut-être même deux. Puis, d’un geste familier, le docteur tortillait quelques poils roux jaillis de son front et cela faisait deux petites cornes fauves, l’une à droite, l’autre à gauche. Enfin, invariablement, le Dr Voïtchek écartait les bras.

— Rien de rien, mon cher, répondait-il. Il faut en prendre son parti, c’est un miracle !... Si vous croyez, qu’autant que vous, je n’aurais pas souhaité que... d’une façon ou d’une autre... la chose pût... enfin... Mais à quoi bon !... Ne l’ai-je pas vue de mes propres yeux, cette chose, touchée de ces mains que voici !... Mais il ne s’agit plus de cela ; comment va votre...

Oh ! comme le chanoine Simplice le redoutait, ce qui allait suivre !... C’était pour lui le moment de subir, tel un pauvre gibier, le supplice de la broche ! Mais le docteur, nonchalamment, allumait une cigarette.

— Et votre archevêque, poursuivait-il, sa santé est bonne ?

— Merci, merci ! balbutiait Simplice. Je l’ai vu hier. Il se porte à merveille en vérité.

Nul n’ignorait la bienveillance très particulière dont l’archevêque Benoît honorait le chanoine. Mais nul ne s’en étonnait. Quel est le cœur qui ne se serait pas ouvert tout grand devant les yeux du chanoine Simplice. Oh ! ces yeux ! Deux vrais poupons ébahis suçant leur pouce ! Mais il n’y avait pas que ces yeux-là ! Il y avait surtout les fossettes nichées aux joues du chanoine. Et ces fossettes, c’était peut-être bien elles qui, toutes seules... Au fait, je crois bien que c’était elles et rien qu’elles !... Et l’archevêque Benoît, pourquoi ne pas le dire, n’était qu’un homme..., un homme comme les autres !...

Très sérieusement, son sourire aigu s’insinuant à peine, le Dr Voïtchek reprenait :

— En somme, mon cher, qu’est-ce qui vous tracasse ? Est-ce l’idée de la vie future, des châtiments possibles et de tout le tremblement ?... Si c’est ça, que je vous rassure. Nous en sommes bien loin encore ! Car il y a un moyen infaillible de prolonger la vie indéfiniment.

— Et comment cela, mon Dieu ?

— Le plus simplement du monde ! Rappelez-vous. L’archevêque nous a raconté qu’en arrivant à Rome, il avait dû retarder de plus d’une heure les aiguilles de sa « Bréguet ». Autant de gagné sur la vie, n’est-ce pas ? En vous dirigeant vers Londres, c’est deux heures que vous pouvez ajouter à votre existence et six heures bien sonnées si vous débarquez à New-York. Et ainsi de suite. Si bien que, si vous vous déplacez d’un mouvement continu de l’est à l’ouest, c’est de jours, de semaines et d’années que vous pourrez prolonger votre vie. Tout cela à votre guise, bien entendu. Essayez, le moyen est radical.

Oh ! qu’elles se creusent, candidement, les fossettes roses et qu’ils sont ébahis de plus belle les deux poupons suçant leur pouce ! Tout cela semble si étrange et si exact pourtant ! Que dire contre des chiffres ! Et le chanoine n’est-il pas habitué depuis toujours aux affirmations prestigieuses du docteur. Celui-ci, chaque soir — et cela remonte à bien loin — a coutume d’enfoncer dans le crâne de Simplice un clou de cette trempe et, ma foi, le docteur parti, le chanoine le tourne et le retourne, ce clou, et, dans son lit s’agite lui-même bien davantage tout en réfléchissant. Et cela se termine toujours par une victoire éclatante pour le docteur. Celui-ci — il fallait bien se l’avouer — possédait un esprit aux vues vertigineuses et à qui, sinon à lui, le chanoine aurait-il pu s’adresser lorsque la « chose » avait commencé !...

Elle avait commencé, cette chose extraordinaire, pendant la messe, un 1er août, jour des Chaînes de l’Apôtre Pierre. Justement, la semaine précédente, le chanoine Simplice était allé voir l’archevêque Benoît. Les sentiments affectueux du prélat qui rentrait de Rome s’étaient, ce jour-là, tout particulièrement manifestés et il avait régalé le chanoine du plus incendiaire des « Asti », d’une Bénédictine compacte et insidieuse et d’une langouste à la Romaine, rose comme un nouveau-né. Tout, cela — et bien d’autres choses encore le chanoine devait plus tard le révéler en détail au Dr Voïtchek, sans rien lui cacher, comme, en confession, bien qu’à la vérité, rien ne prouvât absolument qu’il y eût rapport entre ce qui s’était passé chez l’archevêque, ce soir-là, et ce qui devait arriver par la suite. Quoi qu’il en soit, ce fut le jour des Chaînes de l’Apôtre Pierre et durant la messe que le chanoine Simplice fut pris d’un étrange malaise caractérisé par des étourdissements et une pesanteur insolite du côté de l’abdomen.

Cette journée du 1er août était torride ; les fidèles s’écrasaient dans la nef, l’atmosphère pesait. Au moment précis ou le chanoine élevait l’hostie toute nimbée de rayons d’or et prononçait : « Corpus Domini Nostri custodiat » il aperçut une femme à demi évanouie qu’on entraînait vers la sortie. Ce fut dans le même moment que les dalles sous les pieds du chanoine devinrent brusquement flasques et incertaines, que l’orgue, pour ses oreilles, se fit lointain et indécis et que, sur ses yeux, se tissa incontinent une épaisse toile d’araignée. Il fallut que le chanoine se mordît les lèvres jusqu’au sang pour ne pas tomber en pâmoison (ni plus, ni moins que la femme qu’il venait d’apercevoir) et pour aller jusqu’au bout de sa messe.

Et les jours se succédèrent tels les grains d’un chapelet d’ambre, tous identiques, tous limpides, tous dorés. Puis le chapelet se fit de cristal frissonnant, de cristal d’automne, puis de bel ivoire, blanc comme neige. Et, au fil des jours, la pesanteur persistait, devenue familière, de même que ce trouble intérieur qu’un certain charme accompagnait. Au demeurant, le chanoine se portait à merveille, si bien, qu’à, tout venant, on lui faisait remarquer qu’il grossissait.

Certain soir, au jeu de dominos, le Dr Voïtchek planta au plus vif du chanoine son regard de chèvre aux reflets verts. Puis brusquement :

— Si je vous disais, mon cher, que je n’aime pas du tout votre mine. Positivement vous manquez de couleurs. Entre nous, qu’est-ce que vous avez ?

C’était le moment pour le chanoine de raconter le malaise éprouvé durant la messe et cette pesanteur inexplicable dans l’abdomen. Ce qu’il fit. Le Dr Voïtchek fut catégorique :

— Déshabillez-vous,... Mais déshabillez-vous donc, mille tonnerres !... Voyez-moi cette pudeur ! Est-ce qu’avec votre archevêque....

— Oui, oui, tout de suite, interrompit le chanoine.

Oh ! ce corps !... Il existe dans certains boudoirs féminins de ces fauteuils recouverts de soie rosé dont les souples rondeurs et les tendres plis semblent vivre et accueillir tout comme la maîtresse du logis. Tel le corps du chanoine. Le Dr Voïtchek affila plus vigoureusement les deux petites cornes fauves de son front, son sourire s’insinua le long de ses joues, puis, grave, il se pencha, appliqua l’oreille contre cette nudité tapissée de rosé et palpa le ventre. Puis se redressant :

— Et alors, fit-il sévèrement, qu’attendiez-vous, chanoine, pour me parler de votre état ?

— C’est que, balbutia Simplice... J’engraissais, m’avait-on dit. Signe de santé, n’est-ce pas ? Est-ce que...

— C’est-à-dire qu’il va falloir tailler là-dedans !

Oh ! fossettes épouvantées et poupons tremblants suçant toujours leur pouce !...

— Sainte Vierge Marie, que me dites-vous là ! J’aurais quelque chose qui ne va pas ?... Et quoi, mon Dieu, quoi donc ?...

— Écoutez-moi, chanoine. J’ai peur que... Et puis, non !... Il me faut d’abord procéder à l’ouverture de ce ventre-là. Ensuite, je vous dirai.

— Mais non, Docteur !... Dites-moi, est-ce que c’est grave ?

— Hum !... Quand il s’agit d’une femme et qu’on la voit augmenter de volume du côté du ventre, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Mais quand c’est à vous ou à moi que cet accident arrive, alors là... fini de rire n’est-ce pas ? Voyons, chanoine, il y a longtemps que cela vous a pris ?

Simplice se creusa la tête. Oui, depuis le 1er du mois d’août, depuis le jour des Chaînes de l’Apôtre Pierre. L’archevêque Benoît venait de rentrer de Rome. Oui, c’était bien à ce moment-là... peu de temps après...

Le Dr Voïtchek écoutait. Les deux petites cornes fauves s’agitèrent et l’imperceptible sourire se plissa.

— Parfait, fit-il. Voyons. Nous sommes aujourd’hui lundi. Venez me voir mercredi, c’est mon jour d’hôpital.

Et ce fut ce mercredi-là qui se trouva être un mercredi des Cendres que la « Chose » arriva !... Une pâle journée de février sous un ciel d’hiver. Des fenêtres d’un bleu éclatant, du vent... tout s’envole !... Et puis, une pièce paisible où tout est blanc : murs, portes, sièges, d’une blancheur qui angoisse un peu, car elle semble en dehors de cette vie où les choses sont diverses et tumultueuses et où le blanc se marie si impitoyablement au noir...

Dans cette pièce candide, le chanoine Simplice attend, près de défaillir. À côté de lui est une femme ou plutôt une l’énorme araignée : ventre monstrueux sous la cotonnade grise, membres grêles surgissant tout autour et petits yeux blancs dans une face ronde. Tous deux, la femme et le chanoine, longtemps gardent le silence. Visiblement leurs pensées les absorbent. Soudain, la femme-araignée dégage un pied de dessous elle et Simplice aperçoit une bottine avachie, avec un tirant qui traîne. Puis, un puissant soupir sort du ventre de la femme et une de ses mains se pose sur ce ventre énorme comme sur une table.

— Et dire, gémit-elle, que c’est la troisième fois que j’accouche, et chaque fois, M. le curé, ils me charcutent à qui mieux mieux !... Sainte Vierge !... Si j’y laisse ma peau cette fois-ci, que deviendront sans moi Stass et Janek et Frantz !... Et vous, M. le curé, vous venez aussi pour une consultation ?

— Une consultation, comme vous dites. Je vais voir le Dr Voïtchek.

— Oui, mais vous, qu’est-ce que ça vous fait !... Tandis que moi !... Rien que d’y penser, tenez... Songez donc que mon aînée n’a que huit ans ! Et encore, j’ai de la chance que M. le Docteur soit un si brave homme ! Si je vous disais qu’il ne veut pas me laisser payer !

Le chanoine Simplice est rêveur. Qui sait si, bientôt, son destin ne sera pas d’être assis aux côtés de cette pauvre femme, non plus ici-bas, dans cette pièce toute blanche, mais dans un séjour bien plus vaste, bien plus paisible où l’on redoute une heure d’ultime jugement plus terrible encore que celle-ci ? Il ne serait sans doute pas mauvais que cette femme pût, là-haut, parler un peu pour lui. Le chanoine sort sa bourse et tout ce qu’il a dedans s’en va dans la main de la femme et, de là, dans le ventre prodigieux. C’est à ce moment même que le docteur apparaît qui, les yeux plissés et le sourire inquiétant, glisse droit vers Simplice.

— Eh ! bien chanoine, je vous y prends !... Il paraît que vous faites provision d’indulgences pour le grand voyage et que vous comptez vos péchés ! Tranquillisez-vous, mon cher. Avant trois semaines vous pourrez retourner chez votre archevêque et y manger toutes les langoustes du monde !... Allons...

Et puis... une heure après, blancheur nouvelle... acier, table, spasmes... Et de loin — de la terre — la grosse voix du Dr Voïtchek :

— Comptez tout haut : un... deux... trois... Eh ! bien quoi... Vous m’entendez ?...

Mais il n’y a plus ni voix, ni être... Il n’y a plus rien... La fin !...

Mais pour le chanoine Simplice, ce n’était que le commencement. La fin, ç’avait été le lot de la femme-araignée, toute vêtue de blanc maintenant, et si calme, ses bottines et sa robe ne formant plus qu’un ballot où pend une étiquette tandis que, dans une pièce voisine, vagit un bébé tout rouge, au front immense de penseur.

Le chanoine Simplice, lui, entr’ouvrait les paupières. Juste au-dessus de lui apparaissaient deux minuscules cornes et deux yeux plissés au regard de chèvre. Et, cependant, nul doute n’était possible. Cette apparition satanique n’était ni plus ni moins que le Dr Voïtchek en chair et en os. Il était donc clair comme le jour que le chanoine faisait encore partie de cette terre.

Sa première pensée fut :

— Et cette femme... celle qui était à côté de moi ?

Il ne put continuer : la voix, les forces lui manquaient. Mais le docteur avait compris. Il tortilla si nerveusement ses petites cornes que cela lui fit grand mal.

— Eh ! bien, mon cher, cette femme... vous avez eu plus de chance qu’elle, voilà tout. Selon toute vraisemblance elle est en train de faire son rapport à qui de droit sur vos œuvres les plus édifiantes...

Et comme un vagissement modulé et plaintif se faisait entendre derrière le chanoine et que celui-ci allait se retourner :

— Mais vous êtes fou ! s’écria le Dr Voïtchek avec humeur, voulez-vous bien rester couché !...

Il disparut une seconde. Et quand il revint, il portait un nouveau-né tout recroquevillé, les jambes tirebouchonnées vers le ventre... un nouveau-né avec un front immense :

Le chanoine Simplice ouvrit sur le Dr Voïtchek, ouvrit sur le nouveau-né des yeux de plus en plus ronds. Il risqua :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?... Pourquoi ? D’où cela vient-il ?

Le Dr Voïtchek fut un long moment silencieux. Ses yeux de chèvre fouillèrent le chanoine jusqu’au plus profond de lui-même. Et soudain, son sourire s’insinua plus inquiétant que jamais. Pourquoi souriait-il ainsi ?... Qui eût pu le dire !... Enfin il parla. Et ce fut d’une voix très grave.

— Tôt ou tard, mon cher chanoine, il me faudrait bien dire la vérité, n’est-ce pas... Alors... autant que ce soit tout de suite !... Écoutez-moi bien : cet enfant, c’est le vôtre.

Oh ! fossettes figées, poupons béant d’effroi !...

— Quoi !.... Qu’est-ce que vous dites !... Mon enfant ?...

— Je vous le répète, le vôtre.

— Mais Docteur... songez-y ; je suis... Sainte Vierge Marie !... je suis tout de même un homme !

— Si vous croyez, mon cher, que je ne le sais pas aussi bien que vous ! Et pourtant... Vous comprendrez aisément que moi, médecin, il m’est autrement difficile de croire à un miracle (et je ne puis, en toute bonne foi, appeler cela autrement) que vous qui êtes plus près de Dieu ! Et pourtant, en toute franchise... j’y crois, à ce miracle ! Acceptez-le donc comme une épreuve, et aussi comme une faveur toute spéciale dont le ciel vous a reconnu digne.

— Mais vous avouerez tout de même que la chose est invraisemblable !

— Et la résurrection des morts ? Est-elle oui ou non vraisemblable. ? Osez me dire que vous n’y croyez pas ?

— Loin de moi cette pensée. Mais, dans le cas présent, pourquoi... moi et pas un autre ?...

— Chanoine, qui sait si ce n’est pas en châtiment de quelque péché, est-ce que je sais, moi ! D’autre part, vous n’ignorez pas que le ciel choisit toujours comme instrument de ses volontés les cœurs les plus simples, et le vôtre, par bonheur, a la simplicité d’un nourrisson. Ne vous tourmentez donc pas, cela ne saurait vous faire du bien !... Écoutez-moi : c’est un fils... un garçon.

Le chanoine se tut. Qu’aurait-il pu répondre alors que Voïtchek, le Dr Voïtchek en personne, croyait au miracle !... Et voilà pourquoi le chanoine Simplice l’accepta, ce miracle, et le chargea avec humilité sur ses épaules tout comme l’apôtre Pierre avait porté ses chaînes. Il lui sembla même qu’il n’ignorait pas absolument ce qui lui avait valu et cette récompense et ce châtiment du ciel. Il lui arrivait parfois en s’installant, à la nuit tombante, en face du docteur au jeu de dominos, de hasarder timidement :

— Mais enfin Docteur, peut-être avez-vous fini par découvrir quelque chose dans vos livres ?

Et la réponse arrivait, invariable :

— Rien de rien ! Un miracle, je vous dis !

De ce miracle, advenu au chanoine Simplice un mercredi des Cendres, le Dr Voïtchek garda toujours fidèlement le secret. À tous il racontait que le chanoine, dans la bonté de son cœur, avait adopté le fils d’une pauvre femme morte en couches. La renommée de Simplice n’en avait fait que grandir en même temps que grandissait le petit Félix. Lorsque Félix appelait le chanoine « papa », celui-ci tournait brusquement au rosé le plus soyeux et le plus tendre.

— Ne m’appelle pas ainsi, Félix, disait-il. Je ne suis pas ton père.

L’enfant fronçait son grand front intelligent, réfléchissait un bon moment puis demandait :

— Et maman alors... qui est-elle, maman ?

Le chanoine devenait d’un rosé plus vif.

— C’est là le grand secret, mon enfant. Je ne te le révélerai que le jour où je fermerai les yeux pour l’éternité.

Ce jour vint. Le Destin voulut qu’il tombât en février, tout comme le mercredi des Cendres de miraculeuse mémoire. Ce furent les mêmes nuages, le même vent et, sous un ciel d’hiver, les mêmes fenêtres d’un bleu éclatant. Sur le mur, devant le chanoine, palpitait une croix obscure : l’ombre de la croisée. Tout son être tendu vers cette croix, le visage crispé, le chanoine Simplice fit signe à Félix :

— Maintenant, Félix, à nous deux... Non, non, Docteur, ne vous éloignez pas. Vous en savez autant que moi et vous pourrez au besoin lui confirmer que les choses se sont passées comme je le dis. Écoute-moi, Félix. Tu pensais naturellement que j’étais ton père. Ce n’est pas tout à fait la vérité. La voici. Moi, je suis ta mère et, quant à ton père... c’est feu l’archevêque Benoît...

Une fois encore — la dernière — le chanoine eut la vision du front de Félix si haut et si large — comme celui de l’archevêque — et des petites cornes fauves du docteur. Il aperçut même quelque chose de très limpide dans ses yeux de chèvre — des larmes sans doute — et, si étrange que cela fut, il sembla au chanoine Simplice que le Dr Voïtchek souriait à travers ces larmes. Mais tout cela vaguement, n’est-ce pas, de très loin... comme dans un rêve : les deux poupons s’étaient déjà endormis !...

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 juillet 2013.

 

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