LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE CROATE

 

 

Lavoslav Vukelić

1840 – 1879

 

 

 

 

RADE, LE HAJDUK

(Hajduk Rade)

 

 

 

1871

 

 

 

 

 

Traduction d’Anna-Catherine Toursky-Strebinger dans Nouvelles slaves, Paris, Louis Westhausser, 1886.

 

 

 

 

 

 

 


I

Des hajduks[1], il n’en manque guère dans les montagnes de la Lika, ou dans la Krbava[2], aux sites romantiques. L’un disparaît, en voici un autre. Au printemps, notre major eut la chance de réussir un fameux coup de filet. Tous les brigands furent pris, à l’exception d’un seul. Et c’étaient pour la plupart des bandits qui infestaient les forêts depuis dix ans, au moins ; toutefois, peu de temps s’écoula, et la bande fut au complet, plus terrible, plus dangereuse qu’elle ne l’avait jamais été.

Quelqu’un, par exemple, commet un crime, il redoute l’air fétide du cachot, ou peut-être même la connaissance de la fille du cordier[3] ; il s’enfuit dans les vertes forêts, déclare la guerre aux lois, et mène une existence aventureuse, pleine de dangers et de combats. Un autre n’a rien fait de semblable. C’est la dolama[4] seule, qui le tente, la dolama de couleur écarlate, les armes étincelantes. La passion de la liberté, aussi, l’amour des luttes et des aventures l’entraînent à la forêt, font de lui la terreur de ses ennemis et causent aux représentants de la loi, des nuits d’insomnie.

Mais aussi, c’est qu’il est beau, le costume des hajduks. La ječerma[5] couverte de galons d’argent, et sur ces galons, des boutons d’argent gros comme des timbales pour le vin. Sur la ječerma, ils portent le koporau[6] enrichi de nouveaux boutons scintillants. Leur tête est couverte d’un bonnet rouge, dont la pourpre disparaît presque sous des rangs serrés de sequins d’argent. Le gland de soie, flou, très long, caresse les épaules. La dimlija[7] enserre leurs jambes nerveuses, leurs pieds sont pris dans de larges opaukes[8], et tout cela brille, étincelle, sous un flot de monnaies d’argent. On en met partout, autant qu’on peut en coudre, en guirlandes scintillantes.

Quant à leur ceinture, c’est un véritable arsenal. Elle renferme, tout d’abord deux pistolets et des handzares[9] de différentes grandeurs. Les armes, l’orgueil du hajduk, sont enrichies de pierres précieuses, incrustées d’argent et d’or. Le long fusil est garni, au canon, et à la crosse de filigranes de fin argent, aux broderies délicates, ses courroies sont couvertes de sequins qui luisent comme un clair de lune.

II

On fit savoir au major, à la frontière, que le harambasa[10] des hajduks Rade Kantar, depuis cinq ans l’épouvante des Turcs, était passé sur nos terres. Le chef de la gendarmerie reçut l’ordre, aussitôt, de s’emparer de lui par tous les moyens possibles. La maison où le hajduk s’est arrêté pour sécher ses vêtements mouillés, est assiégée. Les fenêtres, les portes sont bloquées, et, quand tous les hommes sont à leur poste, on somme le hajduk de se rendre, sans merci.

Personne ne croyait à un acte de soumission, mais le hajduk ne remue pas, de l’intérieur. — Puis, la sommation de se rendre a pour réponse un coup de feu. Le pistolet du bandit craque, la balle vole à la tête du harambasa, et l’effleure, avec un sifflement.

Rade Kantar monte au grenier, et s’informe si le commandant B. et V., l’officier supérieur, sont présents.

Oui, lui répond-on, et, eusses-tu, aujourd’hui, cent têtes, tu ne nous échapperas pas, cette fois.

À l’est, le ciel se teintait d’une lueur rouge.

Rade saisit le flacon d’eau-de-vie, entonne un chant mélancolique, porte le goulot à ses lèvres, et avec ce toast : « À ta santé, Harambasa M. », avale une longue lampée de kwass. Puis il croise les bras, et marche, quelques minutes, de long en large ; il s’arrête, ensuite, semble réfléchir, et soudain, prend une résolution.

D’un bond, il est au milieu des habitants de la chaumière, il prend ses armes, pièce par pièce, et les lance par la fenêtre. Il tend ses mains à ceux qui l’environnent : « Me voici ! garrottez-moi ! »

Quelles pensées surgirent dans son cerveau, à cette heure ? Pourquoi se constitua-t-il prisonnier ? Il ne l’a dit à personne.

Son fusil ne lui avait jamais fait défaut. S’il eût voulu en faire usage, trois de ses persécuteurs, pour le moins, auraient payé cette prise, de leur vie.

Vit-il que c’était fini, qu’il ne pouvait échapper à la mort ?

Ou bien craignit-il, en tirant, de blesser quelqu’un des habitants de la maison, une femme, un enfant, peut-être ?.....

Bah ! un hajduk avoir de telles idées, une telle générosité ! — On le lia, et on le livra aux gendarmes.

III

Ce fut vers midi qu’on l’amena ici, à Lapac. Notre capitaine était à l’affût des brigands, dans la forêt ; le reste de mes camarades occupé ailleurs par leur service ; c’est donc à moi qu’incomba la garde de Rade. Je ne puis pas dire que cela me ravit particulièrement. Rade avait échappé quatre fois à la police turque, et chaque fois, il y avait eu du sang versé. Je tenais, cependant, à savoir si le hajduk méritait sa réputation extraordinaire. Chez nous, à la frontière, il n’y a pas de prisons, comme on en trouve ailleurs. Cela n’est pas nécessaire. J’amenai donc mon captif au rez-de-chaussée, dans la chancellerie ; je postai près de lui quelques hommes pourvus de baïonnettes, le fusil chargé ; je fis enlever les cordes qui garrottaient le brigand ; on apporta une chaîne et des menottes qui se rouillaient dans un coin, depuis trois ans, et on l’enchaîna.

C’est un bandit, c’est vrai, pensai-je, mais pourtant, c’est un homme. Son châtiment, la poudre et les balles, l’attend, pour sûr. À quoi bon le tourmenter autrement ?

Quand tout me parut en ordre, je fis apporter à Rade de la nourriture.

Il dévora sa pitance, nous remercia poliment, et dit :

— Vos chaînes sont légères, messieurs !

— Vraiment, Rade !

Il découvrit son cou.

— Regardez un peu.

Nous l’examinâmes. Il avait à la nuque une zébrure, large de plus de quatre doigts, d’un rouge vif. On aurait dit qu’il avait eu la peau enlevée avec un couteau, puis, rappliquée, sur la blessure.

— D’où cela vient-il, Rade ?

— Des fers turcs, monsieur ! C’est une de leurs chaînes qui m’a gravé ce souvenir-là. Elle avait un poids de 70 oka[11], et me retenait à la muraille, où elle était scellée.

— Et comment se fait-il que tu es ici, aujourd’hui, s’ils t’avaient si solidement garrotté ?

IV

Rade se tut. Il songeait au passé, à sa vie, si riche en aventures extraordinaires.

Je l’examinai, avec attention. C’était un jeune homme superbe, âgé de vingt-six ans, à peine. Avec sa chevelure blonde, fine comme la soie, sa mince moustache, l’expression calme de son visage, on n’aurait jamais supposé le brigand hardi, et redouté. Il portait un koporan bleu de ciel, et un pantalon de la môme étoffe. Sa ječerma était couverte d’aiguillettes d’argent grosses comme des noix, et de boutons d’argent, de la grosseur d’une pomme. Il s’excusa, de son costume misérable, disait-il. S’il avait pu supposer que ses noces fussent si proches, il se serait vêtu d’un uniforme plus digne de son rang.

— Ne veux-tu rien raconter de plus, Rade ?

— Oui, je veux !

Il leva la tête. Son œil lança un éclair, mais son visage resta calme, et aimable.

— Oui, je veux ! Si je suis devenu bandit, du moins je n’ai pas à en rougir. Si je suis ici, à cette heure, c’est la volonté de Dieu. C’est lui qui décide de notre sort à tous. L’un meurt d’une façon, l’autre d’une manière différente. Je sais ce qui m’attend, et j’en remercie le Très-Haut. Car je mourrai de la main de mes frères, et les Turcs ne pourront se venger de moi ; cela me rend joyeux, messieurs !

— Je jure par ma foi[12], et la foi, c’est la vérité, et la vérité, c’est Dieu ; l’heure de ma mort est proche, et je fais ce serment par mon dernier soupir, — je n’ai jamais été un criminel vulgaire. Je n’ai jamais volé de bœufs, et jamais je n’ai mis le feu, nulle part. Mon seul crime, c’est de n’avoir pu, de sang-froid, voir comment ils torturaient mon vieux père, et ma mère malade, et c’est pourquoi — vous me voyez ici, aujourd’hui.

La misère, le malheur, nous avaient chassés de ce pays.

Il y a longtemps de cela. J’avais quatre ans, à peine. Je ne me rappelle absolument rien, et je ne connais plus personne, ici. Tout ce dont je me souviens, c’est que nous traversâmes une rivière. Nous nous installâmes de l’autre côté de la frontière[13]. Nous pouvions vivre pauvrement, mais calmes, presque heureux.

Tout alla bien jusqu’à ma vingt-deuxième année.

Si, à cette époque, un honnête homme fût venu à moi, et m’eût dit : « Tu appartiens à l’empereur, prête serment au drapeau, porte l’uniforme de l’empereur ! » — C’eût été mon bonheur, voyez-vous.

— Et, aurais-tu aimé être soldat ?

— Oh ! beaucoup. Dieu voit mon cœur ! Et j’aurais été un vaillant compagnon, je vous le garantis. Depuis quatre ans, j’erre à l’aventure[14], j’ai de l’expérience, je me connais...

Il continua, au bout d’un moment :

Nous avions pour voisin un Turc. C’était un misérable. Nos champs de maïs enveloppaient notre chaumière, comme d’une ceinture. Ce méchant homme y poussait son bétail, chaque jour, à dessein.

Nous le priâmes de n’en rien faire. Nous le conjurâmes. — Tout fut inutile.

Là-bas, messieurs, il n’y a pas de tribunal, il n’y a pas de justice, comme chez vous. Dieu entende ma plainte.

Un jour, cet homme poussa de nouveau son bétail dans notre maïs ; cette fois, c’en fut trop, pour mon père. Il arrive, et chasse les bœufs à coups de gaule. Mais voilà neuf Turcs qui arrivent, et qui se précipitent comme des bêtes féroces sur mon pauvre père, avec des pioches. D’un coup à la tête, il tombe tout étendu sur le terreau. Arrive ma pauvre mère malade. Elle a quitté son lit, et vient au secours de son mari. Moi, je n’étais pas loin. J’abattais du bois, dans la forêt. J’avais ma hache avec moi, et mon pistolet, à ma ceinture.

En entendant tout ce bruit, j’accours. Je viens juste à temps pour voir un de ces misérables qui se précipite sur ma mère, et d’un coup affreux lui sépare presque la main du bras. Elle pendait, à un lambeau de chair. Je voulus défendre mes vieux parents. Qui donc ne l’aurait fait, à ma place, à moins d’avoir été allaité par une louve ?

— Par Dieu, chacun, jusqu’au plus grand malfaiteur !

Je me jette sur eux. Le chien qui venait de mutiler ma mère m’attendait de pied ferme. Sa hache m’atteignit au bras. Voulez-vous voir la cicatrice qu’elle m’a faite ?

Rade retroussa sa manche. La cicatrice était là. Comme une raie de sang, elle s’étendait, sur la chair blanche et grasse.

— Que me restait-il à faire ? Mon père à terre, évanoui, ma pauvre vieille mère qui gémissait à vous arracher l’âme. Je vois rouge... j’arrache mon revolver de ma ceinture, un coup sec, et mon adversaire teint le sol de son sang. Les autres Turcs prirent la fuite.

Là-dessus, j’emportai dans notre chaumière mon père, à demi mort, ma mère, tout ensanglantée. Je n’avais pas la moindre frayeur du tribunal. Je n’avais pas touché au bien d’autrui, j’avais seulement défendu mes vieux parents, défendu ma propriété.

Je me rendis moi-même au tribunal, je racontai tout ce qui s’était passé, je demandai justice. Malheureusement, les autres m’avaient devancé, et on me jeta au cachot.

J’y demeurai longtemps, très malheureux. Ils m’avaient enroulé au cou une chaîne à laquelle était un poids de 70 okas. Cette chaîne me tenait scellé au mur. — Du plafond et des parois de ma prison ruisselait perpétuellement un liquide à l’odeur infecte, et j’étais dévoré par la vermine ; avec cela, le fer s’incrustait dans ma chair si profondément, que je devins plus noir que la terre noire.

Enfin, mon jugement fut prononcé. Mais, quel jugement ! Que Dieu les punisse, les monstres !

C’est le samedi que j’avais été entendu, et le lundi on devait me décapiter. Me décapiter, parce que j’avais défendu ceux que j’aimais ! J’avais protégé mon père et ma mère, et je devais payer cet acte, de ma vie. — Et j’avais été seul, contre neuf agresseurs.

Ils invitèrent mes ennemis à assister à mon supplice, pour qu’ils se délectassent à la vue de ma souffrance.

V

Ils m’avaient condamné à mort, mais juste à temps je réussis à m’échapper de leurs chaînes. Des amis fidèles m’avaient lancé une lime, par la fenêtre. Cela leur faisait mal de me sentir pourrissant dans une prison turque. Lorsque je fus cité devant mes juges, mes fers étaient déjà limés, à moitié.

Le jugement prononcé, on m’envoya à la rivière pour m’y nettoyer. Derrière moi, se tenait un sergent turc, qui me surveillait. Je me penchai bas, sur l’onde claire, mais j’observai dans les vagues mon geôlier. Il arriva un moment où celui-ci se retourna, et regarda en arrière. Je brisai alors ma chaîne, je précipitai le Turc dans l’eau et m’enfuis, courant de toutes mes forces. À peine eus-je atteint quelque avance, qu’une horde était déjà à ma poursuite, hurlant et criant :

— Arrêtez le giaour ! Saisissez le giaour !

Si ma chère forêt verte eût été proche, il m’aurait été facile de m’y réfugier, mais je courais en plein champ. Derrière moi, craquaient les coups de feu des carabines turques ; aucune balle ne m’atteignit. Par bonheur ils ne pouvaient pas tirer plus mal.

Et c’est ainsi, enveloppé d’un réseau de balles, que j’atteignis le fourré. Mes persécuteurs perdirent ma trace, se tournèrent dans une autre direction tandis que je me cachais, habilement. Je me sentais libre, presque. Je profitai de mon avantage. Encore quelque temps, et mes ennemis seraient loin, assez loin pour que je puisse me hasarder hors de mon asile. Personne ne me connaissait, dans la contrée, je me sentais en sûreté.

Mais ma longue captivité et la saleté m’avaient transformé au point que je n’avais plus rien d’humain. Je devais, avant tout, me laver, me nettoyer, sans quoi chacun aurait vu d’où je sortais.

Un fleuve était dans le voisinage. J’entendais son mugissement. Toutefois, quand je fis un pas hors du fourré, j’aperçus cinq ou six de mes ennemis qui m’épiaient, attendant que je m’aventurasse au dehors. L’eau était très profonde, à cette place. Un talus assez élevé longeait la rivière. J’y courus, poursuivi par ces chiens sanguinaires de Turcs.

Malheureusement, dans ma précipitation, je ne vis pas une branche d’arbre, devant moi, je la cognai, du front, et tombai dans le fleuve. Un des Turcs qui était sur mes talons, tout près de me saisir, eut le même sort. Le courant nous entraîna tous les deux, étourdis, à la dérive.

Plus bas, à quelque distance, l’eau avait miné le terrain, et y formait une petite anse. Les racines d’un chêne gigantesque lui servaient de toit ; c’est là que me portèrent les vagues. Je rassemblai toute ma force, je saisis une racine, et m’y cramponnai. Je les entendis crier et jurer parce que « ce chien » leur avait échappé une seconde fois. Ils battirent le fleuve en me devançant, et, quand je les crus à quelque distance, je sortis de l’eau, tout meurtri, avec effort, et je me mis à courir dans la direction de la forêt. Déjà, je me croyais en sûreté, lorsque la chasse recommença de plus belle. Je rampai sous un épais buisson, je m’étendis à plat, la face contre terre — me confiant à la volonté de Dieu.

Bientôt après, les Turcs arrivèrent. J’entendis comme ils fouillaient les buissons, en chuchotant, et me cherchaient. Deux d’entre eux vinrent si près, qu’ils m’effleurèrent, et que leur regard rencontra le mien, mais ils ne me remarquèrent point. L’un d’entre eux dit : Est-il possible que ce chien nous ait échappé encore une fois !

— Laisse-le courir, ce pauvre diable ! Ne l’ont-ils pas condamné injustement ? — Toi aussi, si quelqu’un battait ta mère, tu lui brûlerais la cervelle, comme à un chien enragé.

Si je l’avais pu, messieurs, je me serais jeté dans les bras de ce Turc compatissant, comme s’il eût été mon père ! Mes bourreaux s’éloignèrent quand ils eurent perdu l’espérance de me découvrir. Lorsque je les crus partis, je me glissai hors de mon trou, et je me dirigeai vers une maison, dans le voisinage. Mais arrivé à l’angle de cette chaumière, comme j’en fais le tour, voilà deux Turcs postés devant la porte. Nous nous aperçûmes au même instant. Je voulus fuir, mais l’un d’eux fit feu, m’atteignit à l’épaule, non pas d’une balle, cependant, mais simplement du tampon... Ma chemise s’enflamme. J’arrache les lambeaux en feu, et je cours à toutes jambes. Mes ennemis sur mes talons, avec des cris sauvages.

Par bonheur, au dernier moment, des baïonnettes étincelèrent au clair de la lune. C’était votre poste.

Quand la sentinelle me remarqua, elle appela ses camarades : Holà, frères, qu’est-ce que cela ? Est-ce un homme, un ours, ou le diable ; quoi ?

Je lui criai, alors, à haute voix : « Au secours, frère, je suis un homme ; les Turcs me pourchassent ! »

À peine eus-je prononcé ces mots, que dix baïonnettes s’abaissèrent : « Arrière, Turcs, c’est ici la frontière. »

Mes bourreaux s’éloignèrent, avec des imprécations terribles. Je respirai.

VI

— Et pourquoi n’es-tu pas venu à nous, dès ce moment ?

— Hélas ! je n’aurais pas demandé mieux. Mais on m’assura que vous me livreriez à la Turquie ; que me restait-il à faire ? Je ne pouvais vous rejoindre, ni retourner chez moi. Les vôtres m’auraient livré, ceux de mon pays m’eussent fait emprisonner, dans les deux cas j’aurais été décapité. Je m’en allai dans la forêt, et, une fois là, les chemins, pour en sortir, me furent fermés, pour toujours.

— Et depuis combien de temps es-tu hajduk ?

— Depuis quatre ans.

Il tomba dans une profonde rêverie. Au bout d’un moment, il reprit :

— Si les gens savaient ce qu’il en coûte, d’être hajduk, il n’y aurait pas un seul hajduk, au monde. Il n’est rien d’horrible, sous le soleil, que le hajduk ne doive supporter. Combien de fois ai-je passé des journées entières sans boire une gorgée d’eau ! Et bien souvent j’ai éteint ma soif aux flaques fangeuses des chemins !

Plus de cent fois, les Turcs m’ont bloqué dans quelque maison avec ma bande. Pour pouvoir sauver notre malheureuse peau, nous faisions feu, luttant jusqu’à ce que nous n’ayons plus de munitions. Puis, avec la dernière balle dans le canon du revolver, et le fidèle handzar entre les dents, nous nous précipitions en aveugles au milieu de nos ennemis, à la vie, et à la mort.

Ah ! que j’ai perdu de camarades, de la sorte ! Moi-même j’échappai souvent sans chaussures, et demi-nu.

Il y avait un Turc, surtout, qui était toujours à ma poursuite. Longtemps, je réfléchis au moyen de me rencontrer avec lui, face à face. — Un jour, on m’apporta la nouvelle que mon ennemi était au champ, avec ses moissonneurs. Je pris mes gens, et nous nous dirigeâmes en pleine campagne, droit sur les ouvriers. Je leur montrai ma troupe, et je leur dis : Laissez-nous en paix, et nous resterons tranquilles. Puis, je me dirigeai vers mon adversaire, tandis que mes gens se postaient à quelque distance.

— Tu as pris la résolution de t’emparer de Rade. C’est moi !

Il saisit son fusil. Je décrochai le mien, de mon épaule.

— Tire le premier, lui dis-je. Je reste immobile.

La balle étincela, devant mes yeux, — le Turc avait manqué son coup.

Alors, j’élevai mon fusil, à ma joue, j’épaulai — un craquement, mon ennemi tomba, et je m’en retournai, chantant, dans la forêt verte, avec ma troupe.

De tous ces gens-là, personne ne dit : Que Dieu leur pardonne leurs péchés ! Chacun d’eux avait commis des crimes, ou lésé son prochain.

J’ai erré partout. J’ai parcouru nombre de contrées. J’ai habité Koslajnika, et Mostar, et, à Grahovo, je suis resté un temps aussi. Ma réputation grandissait, redoutable, terrible. On ne prononçait mon nom qu’avec épouvante, partout.

— Et, durant ces quatre années, n’as-tu rien commis de répréhensible ?

— Aussi longtemps que l’homme vit, il faut qu’il mange et qu’il boive. Nul ne donne de bon cœur quoi que ce soit. Quand la faim se fait sentir par trop fort, et nous tenaille les entrailles, on prend ce qu’on trouve. Et lorsqu’on est poursuivi, dame, on risque sa vie — toi ou moi !

Quand l’homme s’écarte du droit chemin, qui donc tentera de suivre sa trace ?

Du reste, il arriva ce qu’il arriva ! C’est à cause de mon père que je devins bandit, et Dieu me jugera selon mes œuvres. Ne serons-nous pas tous, un jour, convoqués devant son trône ? L’un plus vite, l’autre plus tard, moi tout le premier. Je bénis notre Dieu de ce que je ne suis pas tombé entre les mains des Turcs, et de ce qu’ils ne peuvent pas se venger de moi, les chiens maudits.

Oh ! je sais parfaitement ce qui m’attend : ma tête tombera ! Mais, pour l’amour de Dieu, messieurs, je vous conjure de ne pas laisser mon pauvre père aux prises avec les Turcs ! Il a, douze ans durant, servi votre empereur. C’est la misère qui l’a chassé de sa patrie. Maintenant, il est ici, il est venu à vous chercher votre protection. Ne le repoussez pas. Gardez-le près de vous, sous la protection impériale ! Ne permettez pas que les Turcs le torturent...

VII

Le lendemain, à l’aube rosâtre, l’escorte se prépara à conduire Rade devant le tribunal. Un homme vint, et m’annonça que le père était là, demandant à voir son fils pour la dernière fois.

Je fis visiter le vieillard, selon l’usage, puis, je le conduisis vers Rade. Quand le pauvre vieux vit son fils, entouré de l’escorte et chargé de chaînes, il se jeta par terre, et éclata en sanglots. Rade, lui, ne bougea pas. Mais son visage pâle s’éclaira d’une expression terrible.

Il regarda son père, un instant, sans parler, puis il lui dit :

— Eh ! bon père, est-ce pour cela que tu es venu vers moi ! Ne savais-tu pas où je vais, et qu’un jour ou l’autre, cela devait m’arriver ?

— Ah ! mon fils, mon enfant ! en es-tu là ? Toi, dont le nom fait trembler toute la Turquie.

— Laisse, père, laisse... Kraljevic Marko était un héros, lui aussi, et où est-il aujourd’hui ? Là, où, moi, je serai demain !

Le vieillard fouilla dans sa ceinture, et voulut remettre à son fils quelques pièces de monnaie. Pour la route, disait-il.

— Non, mon père, non ! Je n’ai pas besoin d’argent. J’ai mangé ma dernière bouchée de pain. Cela me suffit pour le temps qui me reste à vivre. Prends, de ton argent, trois thalers, et donne-les à notre église. L’un sera pour ton âme, l’autre pour l’âme de ma mère, le troisième pour la mienne.

Le vieillard recommença à pleurer amèrement.

— Pourquoi pleures-tu, père ? Voyez-vous, messieurs, moi aussi, j’ai eu un unique enfant. Je ne l’ai vu que trois fois, et chaque fois, en me rendant vers lui, je risquai ma tête. Dieu m’a repris mon enfant ; que son saint nom soit loué !

Les gendarmes s’approchèrent pour conduire Rade à Udbina. Avant de partir, le hajduk demanda à voir les thalers. On les lui apporta. Il les considéra, baisa son vieux père au front, lui baisa la main, puis salua gravement le peuple, rassemblé autour de nous.

Dans ce salut, d’un geste noble, il y avait quelque chose de grandiose, d’indescriptible !

C’était un salut, du bord de la tombe...

 

 

Léopold VUKELIC.

(Adapté du croate par A.-C. Strebinger.)

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 7 avril 2017.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Bandits.

[2] Contrées des anciens confins militaires.

[3] Corde de la potence.

[4] Veste.

[5] Redingote.

[6] Pardessus sans manches, enrichi de fourrure.

[7] Pantalon turc.

[8] Sortes de sandales.

[9] Poignards.

[10] Capitaine.

[11] Poids turc, 1 oka = 2 kilos.

[12] Serment que le Slave du Sud ne rompt jamais.

[13] Terrain turc, en Bosnie.

[14] Comme bandit, dans la forêt.