LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Wsevolod de Vogt

(Фохт Всеволод Борисович)

1895 — 1941

 

 

 

 

 

 

 

SOIRÉES DE PARIS

 

 

 

 

 

 

1929

 

 

 

 

 

 

Article paru dans France et Monde, n°135, 1929.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Assurément, on a fini par lire, en France, les œuvres complètes des principaux prosateurs russes. Quoi qu’en ait dit Maurice Barrès qui raillait comme il convient une détestable manifestation de snobisme, les lettrés et, dans une certaine mesure, le grand public se sont familiarisés, à la longue, avec les héros de Gogol, de Tourguéniev, de Tolstoï, de Dostoïevski, de Tchekhov. Ils se sont souvent émus avec Gorki et Kouprine, écrivains toujours en vogue, dont on a traduit toutes les œuvres marquantes. Ajoutons encore l’apport considérable de Mérejkovski, quatre livres de Bounine, deux ou trois de Chméliov et de Rémizov, et nous aurons un aperçu assez complet des traductions parues. L’ensemble porte, d’ailleurs, sur plusieurs dizaines de volumes et j’aurais, semble-t-il, mauvaise grâce à reprocher aux Français mes contemporains leur manque d’intérêt — j’allais dire, leur indifférence — à l’égard des écrivains russes classiques ou modernes. Je ne puis, cependant, m’en empêcher, car même les amateurs des lettres russes ignorent encore, en France, bon nombre de romans et de recueils traduits depuis longtemps en toutes les langues européennes et jusqu’en chinois et en japonais.

Le plus surprenant est qu’il s’agit là de livres dont les auteurs résident, pour la plupart, à Paris. Ils y forment un groupe important et considéré comme tel même par leurs ennemis politiques et leurs adversaires littéraires. À défaut de perspective historique, une distance géographique serait-elle donc indispensable à toute société pour qu’elle puisse discerner dans la masse quelques beaux esprits qui la touchent de près ? Je suis tenté de le croire, puisqu’on traduit volontiers, à Paris, la production de la « nouvelle génération éclose de la révolution » et demeurée en U. R. S. S. Voilà bien le côté redoutable de l’hospitalité traditionnelle, certes, et toujours charmante de la France. Et si cela devait avancer la révélation de leurs œuvres au grand public de ce pays, je souhaiterais que certains écrivains russes qui l’habitent fussent à l’autre bout du monde.

Que sait-on, qu’a-t-on lu d’une Nadejda Teffi, d’une Marina Tsvétaïéva, d’un Boris Zaïtsev, d’un Mark Aldanov, de beaucoup d’autres encore ? Rien, ou presque rien. S’est-on jamais douté qu’à côté des maîtres déjà célèbres une nouvelle génération est venue faire ses débuts qui méritent toute notre attention ? Vingt ans à peine nous séparent de l’époque où les noms de Remy de Gourmont, de René Ghil, d’André Gide, de Jules Romains, de G. Duhamel, de C. Vildrac, de R. Arcos, d’autres Français encore, voisinaient avec ceux des principaux écrivains russes sur le sommaire de la Balance que dirigeait, à Moscou, feu Valéri Brioussov. Depuis bientôt dix ans, les littérateurs français se sont-ils rencontrés souvent avec leurs confrères russes ? De ces rencontres, s’il y en eût, qu’a-t-on vu résulter ? Une doctrine, une publication ou bien des divergences essentielles ? Vaines questions, hélas ! Mais significatif est même le silence qu’on leur oppose.

 

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Cette situation a des causes profondes, dont quelques-unes, d’ordre politique, se laissent facilement entrevoir. Si importantes que celles-ci soient, n’en parlons pas ici. Je remarque simplement qu’il y a parmi les écrivains émigrés que je vise autant de révolutionnaires et de républicains que de monarchistes. De plus, les collaborateurs de la Balance n’épousaient pas tous les mêmes idées ; ils suivirent des routes différentes ; cependant, les plus grands d’entre eux demeurent encore fidèles aux traditions dont ils s’inspirèrent à leurs débuts et qu’ils rénovèrent par la suite.

La cause première de l’isolement où vivent en France, de nos jours, les écrivains russes, c’est la fatigue qui caractérise dès son aube notre siècle, fatigue morale sur laquelle une activité fiévreuse et souvent l’audace de nos contemporains ne sauraient nous abuser. Qu’importe, en effet, qu’on méprise le passé et presse l’avenir, tout en regrettant l’un et redoutant l’autre, si généralement nous sommes de moins en moins capables de subordonner le temporaire à l’éternel, si nous répugnons aujourd’hui à mesurer la portée des bouleversements inouïs d’hier qui exigèrent de nous une surhumaine tension. Notre lassitude se pare d’individualisme et revendique une tour d’ivoire pour demeurer « au-dessus de la mêlée ». Comment s’intéresserait-on encore aux écrivains russes proscrits ? Ce serait s’engager à affronter moralement des périls qu’on espère voir se dissiper. Cela impliquerait l’obligation de se pencher avec eux sur le chaos où vit un peuple immense. N’est-il pas plus simple, voire plus instructif d’étudier les phénomènes psychologiques chez les individus, au besoin, ceux des masses qui vivent en paix ? Le peuple russe étant retombé à l’état de barbarie, pourquoi s’en occuper ? S’il ressuscite, il sera toujours temps de revenir à lui, de lui rendre le rang auquel il va prétendre. Sinon, son exemple est d’ores et déjà d’un enseignement suffisant.

C’est là une faute grave, plus dangereuse que la prétendue immunité des peuples occidentaux contre les malheurs qui frappent les autres. Les mêmes causes produisant partout les mêmes effets, la démagogie qui trouve toujours des prises est également redoutable dans toutes ses manifestations et chez tous les peuples. Enfin, les révolutions les plus terribles ne durent qu’un temps. Elles altèrent les formes de la vie et balayent les surfaces, mais ne valent que par ce qu’elles expriment. Sous l’ouragan, la terre continue à vivre, la sève à monter, une nation à nourrir et à réaliser ses aspirations essentielles, humaines et humanitaires. S’en détourner est une folie. Le véritable enseignement à tirer des événements historiques n’est pas celui qui nous peut prémunir contre les fautes commises par les gouvernements dans le domaine de la politique intérieure ou extérieure, mais celui que constituent toutes les manifestations des forces créatrices insondables et, si l’on veut, occultes d’un peuple, toutes les impulsions, individuelles et nationales, de sa vie spirituelle, dans l’aspiration de l’homme à un équilibre social, à une harmonie, à la réalisation sur terre d’un évangile, fût-il, pour une heure, celui de Karl Marx.

Mais, m’opposera-t-on, c’est bien pour connaître la vie actuelle du peuple russe que nous lisons les œuvres dues aux écrivains qui la partagent, les romans de « ceux de là-bas ». Et c’est ainsi que je trouve dans une leçon d’ouverture faite récemment à la Sorbonne ce passage : « La littérature russe à l’étranger, riche en noms déjà illustres, mais manquant de recrues, tâche en vain de se relever. C’est une littérature de déracinés, fascinés par le spectacle de la patrie agonisante, dévorés par une nostalgie irrémédiable, séparés de leur terre et de leurs morts. » [André Levinson, La Littérature russe actuelle, Paris, J. Povolozky & Cie, 1922. (Note de la BRS.)]

Que celui qui veut entendre parler de la minute présente, d’une « brûlante actualité » (laquelle, prise en elle-même, n’est que poussière levée par les coursiers du Destin) s’attarde aux spectacles évoqués au prix de mille subterfuges et de pénibles compromis par les malheureux soumis à la censure soviétique ou par les fervents d’une doctrine aveuglément embrassée. Que d’autres, avides d’une documentation ethnographique, de « détails pittoresques » ou d’un tableau de mœurs lugubre, s’imaginent voir la Russie d’aujourd’hui ou de demain dans un roman — pourquoi pas dans un film — fait par un auteur qui n’est libre ni dans ses conceptions ni dans ses expressions pour peindre les passions et les croyances humaines telles qu’elles se présentent à lui. L’intuition, comme la sincérité, est absente de cet art inanimé, dont une certaine allure et, souvent, la brutalité tendent à masquer le vide affreux de substance.

Quel que soit le talent de chacun d’eux — et d’aucuns en ont, incontestablement, beaucoup — ce ne sont pas les écrivains de là-bas qui peuvent, dans ces conditions, nous donner de la vie russe actuelle des peintures inspirées, véridiques, révélatrices grâce à cette faculté de se détacher de la matière, en la transposant dans un plan différent de celui de la réalité, qui est le propre de tout vrai poète.

 

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La situation des écrivains russes proscrits est pénible à bien des égards. Mais, pour la première fois dans l’histoire de la littérature de leur pays, ils jouissent d’une liberté absolue de penser et de produire, d’aimer, de douter, de croire ; de cette liberté que revendiquèrent depuis les époques les plus reculées tous les poètes et penseurs russes hantés par le problème des rapports de l’homme avec ses semblables et avec Dieu. Ces précurseurs illustres des proscrits actuels payèrent de longues années de réclusion, d’exil, et souvent de leur vie, leurs appels à la suprême révolte libertaire de l’homme, à la non-acceptation du monde, à la reconnaissance de la priorité de l’idéal sur le réel. « On perçoit quelque chose d’effroyable dans le sort des poètes russes », a dit Gogol. La liste des écrivains-prophètes, de ceux qui se firent les interprètes des aspirations de la conscience russe anxieuse de dégager son devenir social et mystique, et qui furent, pour cela, immolés, est longue et loin d’être close…

Les liens qui unissent les écrivains de la Diaspora à la tradition essentielle des lettres russes ne sont que trop évidents. Mais ces écrivains se montrèrent aussi, de bonne heure, sensibles à la vie profonde de leur pays. Peut-être furent-ils les seuls à s’en imprégner tout en y voyant clair. Le bouleversement les fit frémir, mais pouvait à peine les surprendre. Ils retrouvèrent, les premiers, l’équilibre. Non seulement ils ne sont pas en retard sur l’évolution de la conscience russe comme sur la vie du peuple mais ils les devancent encore. Leur nostalgie est doublée d’une puissance d’intuition équivalente. Enfin, ils changèrent, eux aussi, dans une certaine mesure, et leurs œuvres récentes nous le prouvent. Leur plus grand crime paraît encore être celui d’avoir survécu à la catastrophe, de s’être élevé, en quelque sorte, au-dessus du carnage et de la destruction. Dès lors, qu’ils puisent dans la vie qui les entoure, dans leurs souvenirs ou dans leur imagination, qu’ils soient à Moscou ou n’importe où ailleurs, qu’ils parlent de qui et de quoi bon leur semble, ils révéleront au monde leur patrie telle qu’elle est, comme ils l’ont déjà montrée telle qu’elle fut autrefois.

Lisez Bounine — il évoque, dans ses œuvres récentes, toute la vie russe. Il fut, longtemps avant la guerre, le premier à comprendre le véritable état d’âme de la grande masse du peuple. Il aborde aujourd’hui, en prose, les problèmes que seuls les plus grands parmi les poètes russes osèrent effleurer dans leurs vers. Voyez les nouvelles et les romans de Zaïtsev ; l’action de Anna, son dernier livre, a pour théâtre la campagne russe après la révolution, les principaux personnages sont des gens du peuple. Retournez avec Mark Aldanov aux époques disparues, révoltez-vous contre lui et l’implacable enchaînement des événements ou tirez de ceux-ci un sage parti ; suivez également cet auteur à travers la société russe surprise par la guerre, puis dispersée. Vivez encore dans toutes les classes de cette même société et parmi les gens du peuple, tels qu’on les voit depuis Tchekhov jusqu’à nos jours, avec Nadejda Teffi dont le sarcasme recèle à la fois révolte, plainte, humour et bonté. Attardez-vous sur les vers saccadés, au rythme puissant et communicatif, aux images parfois brutales, mais pleins de sincérité et de chaleur, exhalant l’expérience d’un cœur qui ne cesse d’aimer, de Marina Tsvétaïéva. C’est en exil que les aînés écrivirent leurs plus belles œuvres.

À côté d’eux, les débutants se pressent, nombreux, qui parlent encore de la Russie et des Russes tels qu’ils sont aujourd’hui et qui brossent, parfois, le tableau d’un autre coin d’Europe. Les vers mélodieux et les nouvelles pensives où les belles descriptions abondent d’une Galina Kouznetsova ; d’autres récits et un roman d’une Nadejda Gorodetskaïa qui évoque une foule de personnages pleins de vie et décrit plusieurs contrées en une langue à la fois riche et sobre, aux accents d’un lyrisme aussi pur que suggestif ; les contes où libre cours est donné à l’imagination, remplis d’épisodes inattendus et de tentatives audacieuses d’évasion, d’un Gaïto Gazdanov nous font bien augurer de l’avenir littéraire de ces « moins de trente ans ». Et je me presse d’ajouter que plusieurs autres noms devraient encore être cités dans une étude qui viserait à épuiser le sujet.

 

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Je n’ai à présenter aujourd’hui que ceux d’entre les écrivains russes de l’émigration qui vinrent récemment aux premières réunions, organisées par les Humanités Contemporaines pour mettre ces littérateurs en relations avec leurs confrères français et les amis des poètes et romanciers slaves. Souhaitons que les uns et les autres viennent nombreux à ces causeries qui se poursuivront régulièrement afin que se dégagent, des échanges de vues successifs, les points essentiels de rapprochement moral et de collaboration intellectuelle possible entre les élites des deux pays. Ce but, fort opportunément poursuivi par les Humanités Contemporaines dans tous les domaines de la vie — au prix de quels efforts ! — les Russes proscrits, amis éprouvés de la France et conscients d’une mission qui leur échut, se l’imposent également. Ce titre suffirait d’ailleurs à lui seul pour gagner à la Diaspora russe, qui attend encore son poète ou son historien, l’attention universelle dont elle est digne. Quant aux moyens pratiques d’étendre le mouvement déclenché par les Humanités Contemporaines, il importe hautement, afin de rendre efficace leur concours, que les écrivains russes qui s’y rallient puissent être connus dans leurs œuvres enfin traduites en français.

France et Monde comblera, dans une certaine mesure, la lacune qui existe actuellement, en donnant la traduction d’une œuvre de chacun de ces écrivains précédée de quelques lignes de l’auteur sur lui-même. L’ensemble formera une anthologie à laquelle ces lignes doivent servir de préface. Ainsi, les débats prenant plus d’ampleur, nous aurons, après celles de Saint-Pétersbourg, les soirées de Paris…

La critique et les lecteurs jugeront ce volume de leurs points de vue particuliers. Cependant, il est d’un usage ancien que l’auteur de la préface en appelle à leur indulgence. Remarquons donc que les poètes et les prosateurs dont on lira les œuvres représentent des tendances, des écoles, des générations entre lesquelles la distance est parfois très grande. L’unité entre eux n’est faite que dans la mesure où ils relèvent d’une même tradition de leur littérature nationale. Chacun a eu d’ailleurs la liberté de donner une œuvre de son choix. Dans ces conditions, il est impossible de faire précéder l’ensemble des pièces par aucun manifeste littéraire. Mais il est encore incontestable à nos yeux que les auteurs réunis dans cette anthologie représentent, bien qu’incomplètement, les forces vives de la littérature des émigrés russes, sur laquelle ce volume permettra, nous voulons le croire, d’attirer l’attention tardive de lettrés français et de tous ceux qui, dans toutes les circonstances et dans toutes les branches de l’activité humaine, s’intéressent aux choses de l’esprit et se laissent émouvoir par un sentiment généreux, cette expression sublime de notre foi en l’avenir du monde.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 juin 2022.

 

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