LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Wsevolod de Vogt
(Фохт Всеволод Борисович)
1895 — 1941
Quatorzième réunion du Studio franco-russe
AVANT-PROPOS
1931
Cahiers de la Quinzaine. « Le renouveau spirituel en France et en Russie », cahier 1, série 22, 31 décembre 1931.
Édité par Leonid Livak et Gervaise Tassis, Le Studio franco-russe, Toronto, 2005.
Ce cahier est le quatorzième — et dernier — de la série contenant les débats du Studio franco-russe. Les deux essais, de Stanislas Fumet et de Guéorgui Fédotov, dont il se compose ont été écrits pour la séance du 28 avril 1931, consacrée à l’étude du mouvement spirituel en France et en Russie, de la culture spirituelle de ces pays. Ils marquent l’achèvement d’un cycle de réunions — peut-être aussi le point de départ d’un certain nombre d’autres. Et ceci nous est un prétexte pour faire précéder ces essais de quelques remarques qu’il eût mieux valu, probablement, placer à leur suite ; mais il sera facile à nos lecteurs de modifier à leur gré cette disposition que certaines considérations nous commandent d’adopter.
En effet, les remarques que nous tenons à proposer sont ici de deux ordres ; les unes motivées par le fait qu’il s’agit d’une dernière réunion et les autres ayant plus directement trait au sujet débattu et à certains problèmes qui sont, à notre avis, les plus importants, urgents et inévitables de tous ceux qui préoccupent — ou devraient le faire — le monde moderne. Dans cette coïncidence, quelle aura été la part de notre préméditation ? Et quels sont ces problèmes ?
Ceux qui ont suivi les réunions du Studio franco-russe, depuis la première, soit qu’ils y assistassent, soit qu’ils fussent abonnés aux Cahiers de la Quinzaine, n’ont certes besoin d’aucune explication nouvelle de notre part sur le but poursuivi. Peut-être n’en est-il pas de même pour d’autres qui liraient ce cahier seul. Ce débat sur la culture spirituelle risque de paraître quelque peu inattendu à leurs yeux, alors qu’en réalité il est le résultat, l’aboutissement d’une évolution déjà longue, accomplie à travers des discussions qui permirent de « déblayer le terrain ». Non que celles-ci fussent en elles-mêmes dépourvues d’intérêt ou d’opportunité ; mais elles gravitaient, au fond, autour d’un sujet unique : l’œuvre culturelle de l’homme, ses intuitions et les révélations de son art, en fonction de sa foi en Dieu ou en ses propres forces, ses aspirations au bien et au beau dans ce monde-ci ou dans un monde autre, désiré ou promis, inconnu mais constamment deviné, en bref la place et le rôle de l’homme dans la création. Or c’est cela même que tend à établir l’étude de la culture spirituelle que nous avons suscitée en dernier lieu.
Donner une impulsion de rapprochement entre les écrivains russes qui résident en France et les écrivains français, profiter pour cela d’une rencontre exceptionnelle de deux cultures qui déterminent la vie de deux mondes, c’était ce que nous voulions d’abord. Il s’agissait alors d’indiquer seulement les points communs, les interprétations possibles, de déchiffrer sans rien revendiquer certains messages. Au lendemain de la catastrophe que d’aucuns considèrent comme la faillite de la culture, il semblait indispensable que l’on tentât tout au moins de s’entretenir librement et paisiblement de l’art, de l’homme et du monde afin de faire ressortir, par ce moyen, les traits synthétiques de deux peuples engagés désormais dans des voies différentes ou qui, le plus souvent, comme telles apparaissent. Nous avons essayé de créer, pour les échanges de vues que nous provoquions ainsi entre les personnalités les plus éloignées les unes des autres, voire entre des groupes qui se combattent, des conditions propices. La tribune du Studio franco-russe aura été pour beaucoup non seulement une « tribune libre » mais encore la seule, neutre en quelque sorte, où se pouvaient succéder des écrivains qu’il eût été difficile autrement de voir réunis dans la même salle. Nombreux sont ceux d’entre eux qui nous surent gré de ces occasions d’aborder directement, spontanément, tantôt des questions de détail et tantôt le fond même des problèmes qui les préoccupent, les points de vue essentiels que d’aucuns défendent si âprement dans leurs écrits. Nous en avons des témoignages nombreux. Cependant il nous est tôt apparu que les divergences personnelles et celles des groupes recouvraient des divisions plus profondes que de simples « querelles littéraires », — qu’elles révélaient immanquablement, dans un jour particulièrement âcre, les hésitations, les doutes, les malaises et pour tout dire le tourment inexpugnable, inhérent au monde moderne, qui sourd, sans pouvoir jamais s’écouler, dans tous les entretiens des hommes de notre temps.
Dès lors, nous prîmes position, bien que sans tenter d’imposer notre manière de voir et en nous défendant, le plus souvent, de nous engager dans les débats plus avant que ne l’exigeait notre rôle d’organisateurs ; nous nous efforçâmes simplement de suivre, de sujet en sujet, une ligne qui nous menât au cœur même, au nœud gordien des choses de l’art et de l’esprit qui hantent le plus la conscience humaine. Nous croyons d’ailleurs avoir réussi à faire discuter ces sujets généraux sans que fussent jamais négligées la valeur proprement artistique des œuvres ou les personnalités des écrivains et des penseurs qui nous en fournirent les prétextes — sans cesser de nous y intéresser en premier lieu, l’art étant pour nous l’intuition par l’homme de l’Intelligence divine et comme une parcelle cristallisée de celle-ci. Peu à peu, les divergences « nationales » qui intriguaient les assistants et que l’on se plaisait, au début, à souligner, disparurent dans des oppositions qui procèdent d’une différence d’assimilation d’un héritage culturel unique. On n’a pas tardé à constater qu’il y avait, à nos réunions, deux groupes franco-russes en présence. Et de ce fait non seulement notre but initial se trouva atteint et même dépassé, mais encore il devint immédiatement possible de donner aux débats toute l’ampleur, toute l’envergure nécessaires pour des études de plus en plus actuelles.
Depuis de nombreux mois et notamment depuis les réunions si importantes, consacrées à l’œuvre d’André Gide ainsi qu’à l’Orient et l’Occident, nous prévoyions cette séance au cours de laquelle il nous faudrait enfin dresser le bilan de l’apport nouveau, en France et en Russie, à l’œuvre de la thésaurisation spirituelle du monde. À dire vrai, nous ne nous attendions guère à ce que cet apport fût discuté, à plus forte raison contesté. Il ne saurait l’être dans son ensemble, encore que l’œuvre de chacun des écrivains cités dans ce cahier puisse susciter d’assez vives controverses, du point de vue formel aussi bien que de celui des sources d’inspiration, et même être revendiquée par des groupes irréconciliables. Enfin l’importance des deux essais que l’on va lire n’a pas laissé grand temps à la contradiction. Le regrettera-t-on ? Ce n’est assurément que partie remise. L’ensemble du tribut des écrivains contemporains à la culture spirituelle ne cesse d’ailleurs d’être discuté, dénigré même, plus ou moins habilement. Et comment en serait-il autrement, puisque seul ce tribut pose vraiment, s’il ne les résout, les problèmes, ou groupes de problèmes, auxquels le matérialisme moderne lui-même aboutit inévitablement, tout en cherchant à s’en détourner, à les considérer comme nuls et inexistants ? En dépit de toutes les lâchetés et de toutes les dérobades, malgré un surprenant abrutissement qu’il recherche et qu’il croit possible au prix d’entraver certaines réactions de sa conscience, le monde moderne tout entier est amené, à son tour, à repenser et à revivre les exigences de l’ordre et de la liberté, celles de la vie individuelle et de la vie sociale, enfin tous les antagonismes qui résultent de la séparation de l’homme avec Dieu et des relations déficientes de la vie séculière avec l’Église, son ordre particulier et immuable, la rigueur des dogmes qu’Elle défend contre toutes les révoltes libertaires. Par celles-ci nous entendons uniquement les révoltes dues à une poussée de forces obscures, envahissantes, émanant du chaos encore incomplètement transformé en un monde ordonné selon la Révélation chrétienne, et non pas les révolutions accomplies en vue d’une délivrance authentique du chaos, d’une transfiguration, d’un redressement qui s’opère par le développement et l’augmentation de l’homme. Chose singulière, notre époque ne connaît guère que des révoltés, puisque les « révolutionnaires » actuels se réclament tous d’un ordre quelconque, en préconisent un, immuable, collectif, mystique — religieux sans Dieu, chrétien sans le Christ, pourrait-on dire. Ce siècle conçoit un tel orgueil de son sens du concret, éprouve une telle fierté de ses réalisations, souhaiterait tellement que l’on ne parlât même plus de Dieu ! Et quand donc cependant Dieu et les exigences spirituelles de l’homme, et la culture, ont-ils occupé une place plus importante dans des œuvres aussi différentes que possible, dans tous les pays et dans tous les milieux, dans les luttes et les conversations, dans les regrets du passé comme dans les augures de l’avenir ? Les problèmes de la vie surnaturelle hantent plus que jamais les écrivains et les penseurs du monde entier, du Roseau d’or à la Nouvelle revue française, des Russes émigrés aux jeunes auteurs soviétiques, et à ceux-là mêmes d’entre eux qui renoncent Dieu et tout principe supérieur ou spirituel, qui nient ou qui combattent tout ce qui passe un positivisme désespéré. Et c’est bien ce paroxysme de lutte intérieure, avouée ou non, que l’on découvre, souvent sous l’apparence d’une sceptique lassitude ou de l’ironie, comme le mobile essentiel qui pousse les uns à parler de l’Apocalypse et les autres d’un nouveau moyen âge, ou encore de la sainteté, de l’ordre et de la joie — jamais du bonheur. Il est une certaine perception ou vision du monde moderne où se peuvent rejoindre, et où se rejoignent en effet un Mérejkovski, un Berdiaev, un Bernanos, un Marcel Arland, combien d’autres encore — que nul critique ne songerait à associer dans une étude, tant ils paraissent s’exclure.
Mais, d’autre part, combien d’hommes, dont la foi ne semble guère pouvoir être mise en doute et qui aiment le Christ, ne voit-on pas errer autour du bercail de la religion, de l’Église, se singulariser, s’isoler dans un christianisme intérieur sans issue ni rapport avec le monde, stérile, tendant tantôt vers une utopie socialiste et tantôt vers un conservatisme rigoureux hors de raison, aveugle — seul rempart de mœurs, de coutumes, de bons et de mauvais usages paraissant offrir quelque sécurité et quelque résistance aux vagues qui le balayeront demain, au vide qui déjà l’absorbe. Keyserling est bien fondé à constater que dans le monde moderne la notion du prochain s’est perdue, qu’il n’y subsiste que des « voisins ». L’humain à lui seul, non plus qu’une notion toute théorique d’un Dieu abstrait, ne saurait suffire pour créer entre les hommes une solidarité vraie, celle précisément qui manque tant de nos jours et que notre époque s’évertue à réaliser au moyen d’innombrables formules d’union et de paix qui sont autant de contrefaçons, sinon de contresens.
Le vide, la fin, la guerre, la mort — quelques mots dont sans cesse se renouvelle autour de nous l’écho. Mais ce n’est point avec un tel lexique que l’homme peut s’accepter ni accepter l’être. Les constatations que l’on peut faire de ces aspects du néant — à supposer que le néant existe — ne valent que par les réactions qu’elles provoquent. Et c’est ainsi que le matérialisme moderne trouve sa justification en ce qu’il remplit, continue, vainc et crée. Cependant il se retourne contre lui-même, dans une apothéose éphémère. Le matérialisme moderne n’est qu’une immense douleur enfermée en elle-même. Nous savons tous quelle déception a été la guerre pour tout le monde. Incontestablement, elle a porté un rude coup à la culture — mais non parce qu’elle fut possible ni parce que les défenseurs victorieux des grands principes culturels n’ont su ou n’ont pu tirer de leur succès aucune assurance pour demain. Si graves que soient ces considérations, elles ne suffisent pas pour expliquer l’amertume du monde, moins encore pour renier la culture. Celle-ci, si elle n’a rien empêché, ne nous a néanmoins pas conduits à la catastrophe. Elle est, en ce sens, hors de cause. Mais une grande confusion vient de ce que l’homme s’est servi de sa science, des produits de son travail, de son esprit enfin pour la destruction et la ruine de ses œuvres. Il était fatal qu’il en arrivât là du moment où il a voulu séparer la culture de son principe religieux, la rendre autonome de Dieu. Il ne pouvait ainsi que la dégrader, et devait finir par perdre en elle toute confiance. Ce processus était à peu près accompli encore avant la guerre. Depuis, on cherche en vain à rebaptiser d’autres noms les principes anciens de la culture, ou bien à en découvrir de nouveaux, en accord avec la religion humaniste et matérialiste.
Un coup plus grave encore est porté à la culture par la crise religieuse ou, plus exactement, par la crise du christianisme dont les origines remontent bien plus loin que la guerre. L’intransigeance de l’Église et les erreurs du christianisme historique au cours des siècles aboutissent à nous faire perdre le sens de leur réalité dans le monde. Église et christianisme sont insensiblement devenus des symboles, sans enveloppe charnelle, sans vie corporelle, eût dit Péguy, sans exigences immédiates, — à moins que leurs exigences ne soient trop extrêmes, exclusives, en aucune manière compatibles avec la vie de tous les jours, avec les libertés durement conquises de l’homme et ses aspirations légitimes, encore qu’orgueilleuses, à la domination terrestre de la nature et des choses. Il ne nous appartient pas de rouvrir ici un sempiternel et protéique débat sur le rôle joué par l’Église qui a certes raison de défendre contre l’esprit libertaire des hommes les vérités dont Elle est la souveraine gardienne. Mais — et Péguy et bien d’autres le savaient et l’ont dit avant nous — il importe qu’Elle participe, Elle aussi, aux révolutions successives du monde, qu’Elle contribue à la révolution sociale qui doit rendre possible l’établissement d’une Cité chrétienne. Elle n’est pas uniquement l’union des chrétiens entre eux mais bien un corps de chrétiens dans le corps mystique et réel par excellence du Christ. Symbole vivant et concret, juge permanent des faiblesses et des erreurs humaines, l’Église, si Elle vit par la grâce, n’en vit pas moins, n’exerce d’action, n’attire les hommes que dans la mesure où la vie active peut en Elle rejoindre la vie contemplative. Perpétuellement écartelée entre le ciel et la terre, il lui faut demeurer, tout en s’élançant vers celui-ci, bienveillante à celle-là, sans condescendance et sans compromission.
Or, d’une telle réalité de l’Église, comment rendre le sentiment et la certitude aux hommes de notre temps ? À les juger de près, on constatera sans peine que la plupart s’accommodent, de mieux en mieux, du vide intérieur et extérieur où ils vivent. Et ce sont eux précisément qui parlent de la culture avec un scepticisme amusé. Ils ne la combattent pas, comme les matérialistes. Ils sont — ni chauds ni froids, — la pire espèce. C’est à peine s’ils participent à la vie qui les entoure. Mais, par une incompréhensible aberration, ils espèrent pouvoir glisser sur elle comme ils désireraient qu’elle glissât sur eux, autour d’eux. Et cependant ils savent bien, ils sentent bien, eux aussi, les meilleurs d’entre eux, ils l’avouent même à certaines heures, qu’il n’est d’autre voie pour le monde que l’instauration de la Cité chrétienne dont, sous des noms divers, le rêve est poursuivi par tous les réformateurs et tous les révolutionnaires, depuis l’époque des martyrs. Et c’est en songeant à eux, plus encore qu’aux ennemis avérés de la culture que leur propre acharnement trahit et dénonce, que l’on aime davantage les noms et les œuvres des écrivains auxquels sont consacrées les deux études que nous proposons.
« Le [christianisme], ou le pétard », — mais il n’est pas de christianisme sans l’Église, hors d’Elle. Et si d’une part les exigences de l’ordre séculier, quel qu’il soit, sont peu conformes aux libertés que revendique l’homme, offrent pour l’exercice de celles-ci des conditions insuffisantes et peu propices, en dépit de toutes les lois créées pour la défense de ces libertés, d’autre part l’ordre hiérarchisé de l’Église — surtout de l’Église catholique — n’est guère plus compatible avec ces mêmes libertés ni ne s’accorde davantage avec un ordre séculier quelconque, institué dans la séparation des hommes avec l’Église. Il y a là des différences trop flagrantes et irréductibles de plans, de critères, d’aspirations finales. Et qu’il en soit ainsi, c’est la tragédie et nous dirons le calvaire du monde chrétien.
L’exercice d’aucune liberté n’est possible ni concevable en dehors d’un ordre donné. Mais quel ordre ? L’ordre comment ? L’ordre immuable, l’ordre fin en soi ? Il est évident que l’évolution incessante réclame pour l’exercice des libertés individuelles et sociales un ordre mobile, susceptible d’augmentation, libre en quelque sorte, et qui ne peut être qu’un moyen, le seul ordre définitif ou digne d’être réalisé comme une fin étant celui de l’Évangile et de l’Église, l’ordre divin. Or, bien que l’Église doive, comme nous l’avons dit, demeurer sensible, ouverte, accueillante à la vie et à l’évolution sociale, être intimement liée avec celle-ci pour finalement l’absorber, pourtant Elle n’a rien à abandonner, même provisoirement, de ses exigences extrêmes, de ses aspirations. Son intransigeance, pour pénible et difficile à subir qu’elle soit, encore qu’empreinte de charité et de patience, lui est imposée, essentiellement, parfaitement légitime, en accord absolu avec le sommet, avec la plénitude de vie qu’Elle postule et qu’avec tous ses enfants Elle doit atteindre. Ainsi peut se justifier, le cas échéant, le souverain détachement de l’Église des choses de ce monde. Mais un douloureux conflit en résulte, souvent une séparation de chrétiens d’avec la chrétienté une et indivisible, qui aboutit à ce dilemme : la sécularisation de l’Église et comme sa dissolution dans la vie sociale ou, tout au contraire, l’absorption immédiate de toute vie, de toute activité sociale par l’Église, souveraine unique. Enfin, ce n’est pas non plus l’ordre matérialiste qui ne sacrifie rien à l’esprit, aux aspirations les plus hautes et les plus tenaces de l’homme, et qui se proclame intangible, que l’homme pourra supporter longtemps sans faire éclater « le pétard » des révoltes libertaires, sans perdre sa face. Seul, un ordre chrétien est essentiellement libre, cet ordre que recèle et suggère l’Évangile, l’enseignement du Christ. Car, bien que le Royaume du Christ ne soit pas de ce monde, l’enseignement de l’Évangile est le seul qui permette à l’homme de vivre librement ici-bas, à la mesure de ses forces, au milieu des plus subtiles tentations, et d’atteindre librement, à travers les douloureuses étapes de ses pérégrinations dans le péché, l’unique voie qui le conduise à l’éternité, à la plénitude de l’être, à Dieu. Le naturalisme de Tolstoï et l’eschatologisme de Dostoïevski dans l’Évangile se rejoignent, se complètent et revivent d’une vie commune, unique.
C’est ainsi que nous apparaît, dans son inexorable urgence, l’œuvre de la Cité chrétienne que nous appelons. Mais une Cité chrétienne n’est guère concevable sans la culture, en dehors d’une culture spirituelle et d’un renouveau qui s’oppose tant à la menace du matérialisme et du marxisme qu’à l’indifférence coupable des éléments neutres dont nous parlions tout à l’heure et qui semblent encore former la majorité. Ce renouveau a-t-il réellement lieu à notre époque ? C’est ce que tendent à démontrer les études de Stanislas Fumet et de Guéorgui Fédotov. Se poursuit-il, gagne-t-il de nouvelles âmes ? Question que nous réservons, car ce qui nous occupe, c’est moins le renouveau actuel ou récent en lui-même que ses origines et ses aboutissements, ses causes permanentes et perpétuelles, ses fins possibles ou inévitables. Le problème de ce renouveau se pose pour nous en fonction de celui de la culture, et le problème de la culture elle-même en fonction de la réalité éventuelle de la Cité chrétienne, de son instauration à laquelle nous croyons fermement bien qu’en écartant l’idée d’aucun déterminisme. En effet, ce renouveau spirituel dont nous parlons procède de la thésaurisation culturelle au moins autant que des appels plus directs de l’esprit, pour y contribuer hautement à son tour ; et la culture, si désintéressées que paraissent en elles-mêmes ses réalisations, ses suprêmes atteintes, ne reçoit sa signification intégrale, sa valeur vitale, incontestable et inéluctable que dans une Cité ordonnée selon la révélation de l’esprit. Il convient de réserver le cas des religieux et des contemplatifs, toutes les manifestations de la grâce. Lorsque nous songeons au monde, dans sa réalité empirique, et lorsque nous en appelons à la métaphysique pour nous donner la solution des problèmes éternels de l’être, la clé des mystères de la vie et de toute la nature, même des mystères de la vie surnaturelle, c’est l’ensemble de la culture que nous revendiquons et c’est elle encore qui nous y pousse, qui nous contraint à désirer le plus grand savoir. La culture, c’est la mémoire, non pas historique mais spirituelle, des peuples, le monument par eux érigé, ce par quoi ils affirment leurs droits imprescriptibles, les plus sacrés, à l’œuvre commune de création éternelle. Ainsi la culture spirituelle intervient entre la vie sociale et la vie religieuse, concilie, tempère, éclaire, guide, affranchit et entraîne, et souvent purifie, exorcise, travaille la matière jusqu’à la rendre limpide et comme vivante d’une vie organique nouvelle. Elle n’est certes pas exempte de tentations, au contraire. Mais celles-ci sont d’un autre ordre que les tentations de la matière, et tout autre est leur signification comme leur portée.
On ne saurait parler de culture dans la Cité du Christ, Cité divine. Mais sans culture il ne peut y avoir, ici-bas, de Cité chrétienne — dont la grande épreuve consistera peut-être dans la nécessité de l’épuiser, de s’en délivrer par une assimilation ou par une absorption complètes. C’est pour cela qu’en dépit de toutes les défaillances et de toutes les déceptions qui nous peuvent venir du fait de la culture spirituelle, nous lui restons fidèles et c’est de ce point de vue que, très particulièrement, nous l’affirmons dans le monde moderne, heureux de signaler toutes ses manifestations devant ce qui, de toutes parts, la menace. Il nous faut croire à sa continuité pour vivre. Le christianisme lui-même la réclame.
Tout cela, bien d’autres l’ont dit avant nous et mieux. Mais il semble bien également que s’impose, à notre époque, le rappel de certaines « vérités premières ». Le Studio franco-russe y aura largement contribué. Et si d’autres réunions doivent avoir lieu, par la suite, dans des conditions semblables, ceux qui voudront y participer ne s’en trouveront que mieux à l’aise pour pénétrer plus avant dans la voie où nous avons voulu entraîner nos amis.
WSEVOLOD DE VOGT.
Gironde, septembre 1931
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 juin 2022.
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