LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE CROATE —
Ðuro Vilović
1889 — 1958
LES ÎLES DES CARIATIDES
(Otoci karijatida)
1929
Nouvelle parue dans les Cahiers du sud, n° 143, 1932.
© Reproduction interdite
LES îles souriaient, sereines, aux premiers rayons du soleil ; la côte, encore dans l’ombre, semblait les fixer d’un air farouche et sombre : encore assoupie, on eût dit qu’elle rejetait obstinément les brises matinales et les vagues écumantes. Dure et indifférente, quel contraste avec les îles joyeuses ! Indifférente à tout le va-et-vient des choses, elle semblait affalée, dénudée, aux yeux de tant de barques et de tant de femmes qui s’en venaient de l’île à force de rames.
— Le courant déporte. Pas moyen d’avancer...
— Plus fort, Mara.
— Impossible, même en m’y rompant l’échine...
— Pas moyen d’avancer aujourd’hui.
— Chantons donc ! Commence, Mara...
Mara, jeune femme, de haute taille dont les magnifiques yeux noirs gardent une lumière douce et paisible, paisible et douce comme celle d’une veilleuse, se met chanter d’une voix sourde :
« Oh ! mer profonde, toute ma joie... »
Et dès la première syllabe « Oh », elle a, imitée de toutes les autres, lancé ses rames en fendant l’eau, s’est courbée sur elles pour les ramener ensuite en les sortant de l’eau. Et toutes les femmes après elle, aux mots « toute ma joie », ont répété le geste, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la chanson, dédiée à la mer qui porte toute la joie de la vie, et qui emporte toute leur jeunesse en fleur. En la chantant, elles demandent aux marins s’ils ont rencontré quelque part leurs amoureux, leurs amants ; en la chantant, elles rythment les mouvements de leurs rames et les pensées qui escortent les efforts de leur corps, leur donnant plus de force et de persévérance.
— Que t’écrit Marko ?
— Il viendra à Noël...
— Et le tien ?
— Il n’écrit rien. Il est loin, loin. Il viendra nous surprendre, lui ou une lettre. Chaque matin, en partant, j’espère que quelque chose me surprendra au retour.
— Et ton Ivan, Mara ?
— Il m’a fait dire qu’il reviendra quand j’aurai planté trois mille ceps...
— Pas moyen d’avancer aujourd’hui.
— Plus fort, vous autres, arrivons avec le jour.
— Plus fort.
« Oh ! mer profonde, toute ma joie ». Et la chanson rythmait à la fois le mouvement des rames et le va-et-vient des pensées.
Et les huit femmes se penchaient sur les rames et se redressaient avec elles. Toutes les huit, vêtues de rude étoffe brune bordée d’étroites bandes rouges et ornée de quelques rubans : cette étoffe lourde, attristante rongeait leur corps, engloutissant leurs silhouettes, des épaules aux chevilles.
Ces huit silhouettes ascétiques, noyées dans ces hardes raidies détruisaient peu à peu, mais sans cesse, tout ce qu’a de gracieux le corps féminin et chaque nouveau coup de rame faisait trembler douloureusement huit pauvres poitrines aux seins affaissés. L’étoffe foncée les froisse et les trempe sous la toile rude toute imprégnée de sueur : tous les pores et tous les joints des membres en transpirent. Et la sueur dégouline sur les visages osseux et sur les cous déformés. Les muscles forcés se rompent ou s’affaissent. Les pieds oublient leur allure dansante normale et s’accoutument à la démarche disgracieuse des mains qui cherchent sans cesse leur équilibre, que ce soit sur le bateau ou sur la terre ferme...
Le sel et le soleil rongent les visages. Ils deviennent rugueux, se ravinent, se tannent et se cuisent. Les yeux sont inondés car les vagues entre les îles ; elles sourient aux premiers rayons du soleil sur leurs bords et sur leur sommet qui attendent, dénudés, froids et indifférents, que le jour et le soleil les grillent et aspirent leur pauvre humidité. La mer chasse des yeux des femmes le sourire qui, en d’autres lieux, règne sur les matins sereins après les douces nuits d’épuisantes ivresses.
— « Où est-il parti, mon bien aimé chéri ? » Et la chanson lance son rythme aux âmes et aux rames. Le chœur se tait. Les rames commencent à s’abaisser et à se redresser en désordre, à s’embarrasser les unes dans les autres et à s’entrecroiser comme les pensées égarées par le dernier vers...
Elles ne savent où il est parti. Il est parti au loin : dans des pays lointains, au-delà d’océans ignorés. Que font-ils là-bas, qu’y voient-ils ?
Et, tout en ramant, elles pensent toutes : Qui voient-ils dans ces pays lointains ? Personne ne leur en parlera jamais. Personne ne leur décrira les visages et les silhouettes de ces femmes qui tournent là-bas autour d’eux...
— Eh bien, vous autres ! Où avez-vous la tête ? s’est exclamée l’une d’elles. Chacun tire de son côté, pas moyen d’être d’accord ! Quand arriverons nous pour l’amour de Dieu ?
Et les femmes se réveillent sous les vêtements raides et sombres, en fixant le rivage devant elles.
Immobile, froid, noir et indifférent il s’étend devant elles et semble les attendre.
— Mara, femme d’Ivan, ton gosse pleure.
— Par Dieu, le mien aussi.
Deux femmes sortent leurs rames et, chancelant et s’agrippant au rebord de l’embarcation, s’approchent de la proue. Elles soulèvent de petits êtres enfouis dans des haillons, et, d’un geste mécanique, dégageant un sein, le plaquent sur une bouche ouverte et sanglotante.
Les enfants se calment au contact chaud de la poitrine et les regards des mères se perdent dans le vague.
Sous les pas de l’une des femmes un peu d’eau a jailli. Toutes l’ont remarqué, mais aucune ne s’y arrête. La femme continue à ramer silencieuse, comme si rien ne s’était passé. La barque glisse lentement et laborieusement vers la côte, dont l’aspect renfrogné ne change pas...
— Quand planterons-nous tant de ceps, pauvres de nous ?
— L’un après l’autre, a dit Mara femme d’Ivan.
— J’ai fait comme ça, moi aussi. Il ne m’en faut plus que sept cents. Juste assez pour vieillir et je n’ai jamais été jeune. Je lui ai élevé trois fils, je lui ai planté quatre mille ceps et maintenant, quand il viendra il me trouvera vieille.
— Il n’est pas jeune non plus.
— Certes non, le pauvre : il s’est rôti auprès des chaudières, mais enfin c’est un homme... La dernière fois il est venu le jour des Mères[1]. Il arrive, me regarde comme s’il ne me reconnaissait pas, me regarde et se tait. Sa bouche s’est pincée mais il n’a rien dit. Il n’a commencé à parler qu’à la maison quand trois gamins se sont suspendus à son cou. Il n’a rien dit de désagréable ni de méchant. Ceci à peu près :
— Veux-tu manger mon homme ?
— Je mangerai bien.
— As-tu sommeil, mon homme ?
— Je dormirais bien.
Mais j’ai bien vu que quelque chose le tracassait. Il cherchait quelque chose de beau à me dire, il s’efforçait, mais il ne trouvait rien. Il me regarde et détourne la tête. Il me sourit et je vois que quelque chose lui pèse... Il est resté sept jours et n’est devenu gai qu’au moment du départ.
— Aime-t-il quelque chose d’autre au monde ?
— Tous me disent qu’il ne va nulle part, qu’il ne quitte jamais le bord. Il m’a envoyé beaucoup d’argent. J’ai acheté une vigne si grande qu’en une matinée je la parcours à peine. J’y ai planté toute une forêt de ceps. Au prix de mon labeur... et avec son argent. C’est comme ça, voilà.
— Et qu’est-ce que tu penses, pourquoi est-ce comme cela ?
— Ma jeunesse est passée, la sienne aussi, et nous n’en avons pas joui.
— Plus fort, vous autres femmes. Qu’on avance. Plus fort...
— « Oh ! mer profonde, toute ma joie ».
— « Oh ! mer profonde, toute ma jeunesse ».
La barque fend plus vite les flots et marche allègrement. Les îles s’éloignent derrière elle, toujours plus éclairées et plus gaies. Le soleil perce toujours plus fort derrière les monts et les noie de ses rayons de plus en plus denses. Il éveille des chansons et des clartés, il baigne des hameaux paisibles autour de leur petit clocher et des maisons blanches sous leur toit blanc.
Ce sont les îles des femmes : Quelques centaines de ces barques, voilà toute leur population. Pas d’hommes. Tous chauffeurs sur des bateaux où les grille la fournaise. Ils écrivent parfois quelques lettres.
— Encore cinq cents ceps.
— Encore mille.
— Allons jusqu’à cinq mille.
Ils écrivent des lettres et pensent aux vignes nouvelles qu’ils ne connaissent pas et qu’ils n’ont pas vues. Ils vivent d’un désir : en être, un bel été, surpris et se réjouir pour de bon. Ils ne pensent qu’à elles, presque jamais aux visages et aux corps de celles qui passent leur vie à ramer.
Elles pensent à eux et leur jeunesse se passe dans ces pensées, pleine de désirs inassouvis, pleine d’ardeur jamais épanouie, pleine de passion jamais consumée.
Ces grandes îles ne sont que d’étranges couvents de femmes où l’on n’aime, où l’on n’aspire, où l’on ne se consume et ne se fane qu’en pensée. Où toutes les tensions se relâchent avant d’avoir été jamais vraiment épuisées, où les seins ne se fatiguent pas de caresses et d’étreintes passionnées, mais du poids du linge tout imprégné ou raidi de sueur et des étoffes dures et sombres. L’éclat des yeux se perd, la mer l’a absorbé...
Étranges couvents de femmes, où toute la vie est transposée. Elle noue des liens subtils et se lance à la poursuite d’un but concret dans un lointain ignoré. On attend et rien n’arrive. Elles pensent à eux. De leurs êtres, la pensée extrait tout à la fois la jeunesse, l’ardeur et la nostalgie. Les corps se fanent, torturés, comme des torses noirs desséchés et enlaidis. Les corps des femmes se transforment en ruines, en débris et leurs âmes les soutiennent, se fortifient et absorbent toute leur vie.
Sur ces îles vivent des âmes nues de femmes que personne n’admire, devant qui aucun genou ne fléchit ni aucune prière ne balbutie : devant elles nulle bouche ne s’égare à la recherche d’une phrase qui ferait trop d’éloges d’une incertaine beauté. Elles pensent à eux.
Cependant que la femme courbée sur la rame continue le récit de ce qu’à fait son homme à son retour :
— As-tu faim, mon homme ?
— Je mangerais bien...
— As-tu sommeil, mon homme ?
— Je dormirais bien...
Mara, femme d’Ivan, a regardé la femme en train de ramer. Elle a vu son visage enlaidi par la sueur, la peau ravinée et ridée des morsures du soleil et du sel. Elle a vu la rude étoffe roidie qui avale le corps entier, ses masses et ses déliés. Elle a vu, et tout ce que l’autre a dit lui semble naturel.
— Qu’est-ce qu’il lui aurait bien dit d’autre, son bien-aimé ?
Lui caresser le visage ?
Se plonger dans ses yeux pour se baigner dans son regard sans sourire et sans douceur ?
L’écouter raconter sur un ton las comment on plante un millier de ceps ?
Elle s’est ensuite regardée elle-même avec les yeux de l’âme, pour constater qu’elle n’est pas changée depuis jadis, depuis autrefois, quand il parlait et parlait avec elle, s’enivrant et l’enivrant de doux murmures, et quand, las de bonheur, il s’endormait de fatigue.
— Rien n’est changé, je suis la même. Il reviendra, il viendra à Noël ou au printemps. On ne vieillit pas en un an. Tout sera comme autrefois.
Elle lance sa rame et pèse vigoureusement dessus. Sa confiance la réconforte, sa conscience la soutient...
Elle serait la plus malheureuse des femmes auprès d’un tel époux ! Et de se rappeler ces quelques semaines de vie commune depuis leur mariage jusqu’à son départ. Elle l’a bien vu alors, son Ivan ne saurait changer. Et puis elle s’aperçoit que cette autre femme en train de ramer est déjà vieille, mère de quatre enfants, mariée depuis fort longtemps. Son mari a navigué, il est rarement revenu à la maison et il a envoyé fort peu d’argent. Au village on ne le considérait pas comme l’un des meilleurs. Tandis que son Ivan, chacun le loue et parle de sa réussite : il a envoyé tant d’argent qu’on ne peut que s’en étonner.
Entre temps la barque avait accosté : les femmes la tirent par l’avant sur l’étroite plage et se mettent à débarquer des faucilles, des hardes, des osiers pour nouer les ceps, de petites écuelles. C’est sur le terrain de Mara, femme d’Ivan, qu’on devait travailler aujourd’hui : Elle avait déjà aidé les autres, c’était maintenant à leur tour de lui rendre les journées de travail qu’elle leur avait prêtées. Elles examinent le ciel et se mettent en route :
— Il ne fera pas trop chaud aujourd’hui.
— Pas d’orage. Nous travaillerons tout le jour, et ce soir nous rentrerons à l’île avec le mistral.
Elles ont travaillé tout le jour : tout le jour leurs corps se sont courbés et ont peiné, sué, transpiré de sueur. Tout le jour la sueur a usé les membres et la peau, collé les cheveux aux crânes, les rongeant à la racine. Les haillons raidis de sueur ont battu sur les torses, écrasé et déformé les poitrines distendues.
Sur le midi un bateau est venu de l’île. Un bruit a couru à travers les vignobles :
— L’homme de Mara Ivanova est arrivé....
— Quelle surprise. En voilà une qui ne l’espérait pas.
— Elle sera contente.
Toute la vigne en parlait. Mara, femme d’Ivan, l’a su la dernière. Ce n’est que vers le soir que la nouvelle l’a atteinte. Une femme en sueur, toute essoufflée, est venue, disant d’une voix entrecoupée :
— Mara,
— ?
— Ton Ivan est arrivé.
— Où est-il ? — Un vertige la prend.
— À la maison, dans l’île. Il est venu avec le vapeur de Preko. Comme il est beau et comme il a bonne mine.
— A-t-il dit quelque chose ? Quelque commission ?
La femme ne savait rien. Elle ne Pavait pas vu.
Elle avait tout appris d’une autre qui Pavait vu. Mara a continué à travailler jusqu’au déclin du soleil sur les flots. Au retour elle a demandé à ses compagnes de ramer plus vite. À chaque instant, pour leur donner la mesure elle chantait : « Oh ! mer profonde »...
— Où te dépêches-tu, Mara ? nous allons crever ! Et elles protestaient d’un ton morne.
— S’il t’attend toi, personne ne nous attend nous autres.
— Et il faudrait qu’on se rompe les os pour toi ? À quoi bon ?
— Allons vous autres, vous savez bien ce que c’est.
Et de nouveau elles reprennent plus vigoureusement.
Mara se réjouit de ne pas trouver son mari à la maison. On la prévint qu’il était parti à l’église avec quelque vieux de l’endroit voir le nouvel autel pour lequel il avait envoyé sa part. Elle se mit hâtivement à l’œuvre : laver, habiller de frais et nourrir son petit bonhomme tout dodu, plein de santé, bruni de soleil et de sel. Le petit repu et satisfait jacassait dans son berceau et jouait avec ses doigts. Mara s’est alors hâtée de s’apprêter à son tour : elle a lavé tout ce que les femmes des îles croient devoir nettoyer : ses mains, son visage et ses jambes jusqu’aux genoux : tout ce qu’atteint la terre et la poussière. Elle a mis sa robe des dimanches, celle qui sert pour aller à la messe ou aux vêpres. Elle a tressé et arrangé à son gré sa pauvre et courte chevelure toute embroussaillée. Satisfaite de tout, satisfaite surtout d’en avoir fini avant le retour d’Ivan.
Elle savait que quelqu’un le préviendrait bien que sa barque était arrivée et que Mara était rentrée de ses vignes sur l’autre rive.
Inquiète et énervée elle attendit le retour d’Ivan, pressée de le voir après si longtemps, de voir ses yeux souriants, d’entendre ses mots hésitants : ce sourire des yeux et ce murmure des lèvres qu’il semblait lui offrir lors de leurs rencontres quand il l’avait courtisée ou quand il venait de l’épouser.
Mara attendait son retour. Elle attendait le retour de ce visage et de ce sourire que depuis longtemps elle n’avait ni vus ni sentis. Elle attendait frémissante et inquiète d’un bonheur qu’elle ne pouvait ni concevoir ni exprimer : le premier retour depuis leur séparation, et ils s’étaient séparés trois semaines après leurs noces...
Elle se rappelait son départ et chaque détail en vibrait encore en elle comme un parfum. Elle en avait vécu jusqu’à ce jour : elle l’y voyait toujours comme alors, jeune, beau, tendre avec le sourire de ses yeux et de sa bouche. Elle, svelte et potelée, souple et jolie, si belle qu’il en était transporté d’aise et ne réussissait à parler de rien d’autre que de sa beauté, de son corps, blanc comme celui d’une sirène, de ses yeux caressants et de sa bouche parfumée. Il parlait, peu économe de ses mots : en avait-il trop ? À peine assez pour exprimer ses sentiments et son enthousiasme.
— « Il faut que je parte, mais quand je reviendrai je ne repartirai pas. Je resterai auprès de toi. » Maintenant qu’il était revenu, certes, il ne repartirait plus.
— Un retour sans séparation nouvelle.
Elle se parlait à elle-même et se noyait elle-même dans ce philtre immense et infini : un retour sans séparation nouvelle.
— Pourvu qu’il revienne encore à la lumière du jour. On se voit bien mieux alors.
Et il arriva à temps, alors que le jour commençait juste à s’obscurcir, avant le crépuscule.
— Mara, s’exclama-t-il dès le seuil en s’arrêtant.
Muet et immobile il reste à la porte et regarde sa femme : il essaie de bouger. Il se penche en avant, mais ses pieds ne lui obéissent pas. Il a tendu les bras : mais ils retombent d’eux-mêmes, ils n’obéissent pas non plus.
— Comment ça va, Mara ? Tu es lasse, je le sais. Tu es brisée de fatigue, je le vois, réussit-il à dire après un long effort.
Des pas courts, secs, presque rebelles à sa volonté l’approchent d’elle. Il cherche sa main droite, il approche les lèvres de son front.
— Pauvre martyre, dit-il péniblement, d’une voix sourde et douloureuse.
Dans ses yeux, pas de sourire. Ils la regardaient comme si jamais ils ne lui avaient souri. Ils la regardaient comme on regarde pour la première fois une femme inconnue qui n’inspire aucun élan et aucun transport.
— Le travail te tue, malheureuse. Et où est le petit ?
Et le petit lui répondit d’une voix inarticulée. Et du même pas qui semblait plein de prudence et de doute il alla se pencher sur le berceau.
— Pavitch[2].
— Gue-gue, guegue, jacassait le petit.
— Tu veux déjà me dire quelque chose, Pavitch ?
— Maman, maman, on, on...
— Écoute, écoute-le ! Il le prend dans ses bras et l’approche de son visage tanné et basané.
— Quel beau petit gars. Il est plus beau que je ne l’imaginais. Il est superbe ! Pavitch, mon petit Pavitch.
Et le marin bronzé laisse aller sur le marmot emmailloté toute sa tendresse condensée et lentement accumulée : c’est à lui que va le large sourire doux et soyeux de ses yeux, et c’est pour lui que ses lèvres murmurent des mots et des phrases ardentes, sans ordre, sans lien et sans but...
Quand Mara s’approcha pour caresser l’enfant à son tour et quand elle à son tour lui tendit ses bras noircis, secs et décharnés, que la peau lisse de l’enfant faisait encore ressortir en un contraste plus criant et plus pénible, Ivan recula.
— Et lui aussi t’a fatiguée. À lui aussi, tu as donné beaucoup de ta jeunesse. Et il attire vers ses lèvres la tête de Mara et embrasse ses cheveux cassés et entremêlés. Elle a senti ces baisers comme autant de chaudes larmes qui seraient tombées sur elle. Jamais il ne l’avait embrassée ainsi. C’est ainsi qu’on embrasse des malades et parfois des morts...
Il se mit à parler des pays et des océans lointains, à raconter les joies et les souffrances du marin, parlant de tout et ne soufflant mot d’elle. Quand il se tut il observa son visage rongé par le soleil, la sueur et l’air salé. Il souffrait de sa démarche lente et irrégulière, de l’allure raide de sa robe aux plis maladroits et de ses gestes durs, congelés et pétrifiés.
— Mets cette robe, ou celle-ci, et il déballait quelques robes de la ville, voulant les lui voir mettre au plus vite. Elles ne lui allaient pas bien, elles n’étaient pas à sa mesure. Et elles aussi semblaient sur elle se taire et se raidir.
— Et si tu t’apprêtais ? Il l’aida à s’attiffer de ces chiffons qui ne réussissaient pas à s’adapter à ce corps rompu, à ce torse las et abîmé.
Il lui avait encore apporté de la lotion parfumée : elle ne réussit pas à avoir sur ce corps le parfum qu’elle avait sur d’autres, sur d’autres où il l’avait déjà senti. Il lui dit de se baigner, l’assurant que c’était nécessaire après un travail épuisant et qui met en sueur : eux-mêmes ne devaient-ils tous pas se baigner une fois le travail fini ? Cela rafraîchit et rajeunit.
— Cela rajeunit tant que je danserais alors. Tant je me sens solide, jeune et léger après le bain !
Elle n’en avait jamais tâté mais, puisqu’Ivan le voulait, elle était prête même à se jeter dans la mer glacée. Elle s’éloigna et prit un bain, se lavant et se savonnant consciencieusement.
Il lui demanda d’attendre un instant avant de se rhabiller. L’eau n’y avait rien changé. Son corps était tout abîmé, comme ruiné : noir, osseux, tout décarcassé : les muscles rompus, amaigris, s’affaissaient relâchés, les seins pendaient, vraiment laids à voir. Tout semblait vouloir s’effondrer. Rien ne semblait plus capable de s’éveiller ou de s’insurger dans ce corps. Tout était brisé, éteint et humilié. Elle lut dans ses yeux la souffrance et l’ennui. Il était triste et indiciblement malheureux.
— Habille-toi, la supplia-t-il.
Elle comprit qu’il la priait de se couvrir, de se cacher. Il lui offrit des sucreries et de bonnes bouteilles. Il se contraignait pour elle, aimable et bon, et s’enquit longuement du vignoble.
Elle lui dit qu’il était vaste et prospère.
— Agrandis-le encore. Il faut qu’il soit plus grand encore pour que notre Pavitch aie de vastes vignes et soit un riche propriétaire ; qu’il ne soit pas forcé comme son père de noyer dans la mer sa jeunesse, sa joie et sa femme même. Pour que lui au moins reste à la maison et qu’il fasse durer sa jeunesse. Je repars tout de suite. Je partirai dimanche, dans quatre jours.
Elle ne lui demanda même pas de rester. Elle avait trop bien compris et trop bien vu :
« Un départ sans retour »...
G. VILOVITCH.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 octobre 2018.
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