LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE SERBE

 

 

Janko Veselinović

(Јанко Веселиновић)

1862 – 1905

 

 

 

 

SORTILÈGES

SCÈNES DE LA VIE DU PAYSAN SERBE

(Чини)

 

 

 

1887

 

 

 

 

 


Traduction d’Auguste Giron, parue dans la Revue internationale, n° 15, 1887.

 

 

 


TABLE

 

I.

II.

III.

IV.

V.

 

 


I.

Le père mourut. Nous restâmes cinq après lui, pas un n’arrivant encore à l'oreille de son aîné. Mitcha était le plus grand : déjà quatorze ans ! Mais le père l’avait mis à l'école, — un vrai guignon, — pour apprendre les livres ! Autrefois les écoles n’étaient pas comme maintenant. Aujourd’hui, l’étudiant part le matin et revient le soir. Mais autrefois, quand on l'avait donné au maître, le malheureux était à plaindre. Il fallait lui porter le manger et le linge, et il passait là-bas ses jours et ses nuits. Il ne pouvait revenir à la maison qu’aux grandes fêtes, quand on lui donnait congé, ou que quelqu’un de la famille tombait malade. C’est ainsi qu’un beau jour nous vîmes arriver Mitcha ; mais, une fois le père enterré, il repartit.

La mère tournait par la maison, ne sachant où donner de la tête. Fallait-il d’abord courir au bois, ou au moulin, ou aller voir si les bêtes ne faisaient pas de dégâts, ou préparer un petit misérable dîner ? Elle courait tout le long du jour. C’était une clôture à renforcer, le bétail à faire rentrer ; puis, quand elle était bien lasse, elle s’asseyait et se mettait à pleurer. Nous l'entourions et nous pleurions, nous aussi. Elle pleurait, pleurait ; puis, tout d'un coup se relevant, elle essuyait ses larmes, nous donnait à chacun un morceau de pain et repartait voir les pourceaux ou faire quelque autre chose... Ainsi chaque jour, tant que son cœur put le supporter.

Un matin, juste le premier jour des fêtes de la Chandeleur, elle attela les bœufs, chargea dans la charrette un sac de farine avec un cochon d’une année, et partit. Elle me dit de bien veiller sur les pourceaux pour qu’ils ne fissent pas de dégâts chez les voisins, tandis que Smilia ramasserait des broutilles. Elle ne tarderait pas à revenir.

Pourtant, le soleil avait déjà dépassé midi qu'elle n'était pas encore de retour.... où peut-elle être allée pour y rester si longtemps ? me demandais-je. Je vais sur la route, je regarde, j'écoute... encore rien ! Je rentre à la maison. Georges avait pris le chat par les oreilles et le traînait dehors ; Smilia jouait avec les tisons du foyer et le petit Pierre, les doigts dans son nez, criait : « Maman, maman ! » Je le pris dans mes bras et le caressai. « Ne pleure pas, mon ange, lui dis-je, elle vient tout de suite, maman, et elle te donnera à téter. »

Le malheureux fut consolé ; il tendit ses petits doigts vers les arbres devant la maison, en criant : « Hé ! hé ! » Je partis avec lui pour voir les pourceaux. Tout d’un coup, j’entends le bruit d’une charrette. Je cours, le petit Pierre dans mes bras, et j’ouvre la porte. Mitcha conduisait les bœufs et la mère marchait à côté de la voiture. Mitcha leva la tête ; ses yeux luisaient comme des charbons. Et la mère était heureuse ; elle n’était que sourire !... Et petit Pierre, en la voyant, lui tendit ses deux mains et se trémousse tant que je faillis le lâcher. La mère le prit, pendant que Mitcha arrêtait les bœufs. Il leur enleva le joug, prit le sac vide de la charrette et entra dans la maison. Nous la suivîmes tous.

— Enfin, dit la mère en s’asseyant.

— Est-ce que Mitcha n'ira plus a l’école, demandai-je ?

— Non, mon ange, répondit la mère toute joyeuse.

Nous prîmes place autour de la mère et de Mitcha. Je regardais Mitcha et cela me faisait tant de bien au cœur. C'était comme si l’on m'eût enlevé la voix, et pourtant j’aurais voulu crier que l’on m'entendît jusqu'au ciel. Smilia embrassait la mère et l’aîné ; Georges avait lâché le chat et s'était installé sur les genoux de Mitcha ; le petit Pierre pleurait encore en criant : « Donne, donne. » La mère lui donna le sein.

— Maman ? demanda Smilia.

— Quoi, mon ange ?

— Mitcha va rester à la maison ?

— Oui, mon ange.

— Et il ira au bois ?

— Oui.

— Il ira au moulin ?

— Il ira au moulin.

— Et tu ne pleureras plus ?

— Non, ma chérie, si Dieu le veut.

— Et Mitcha pourra-t-il faire cela à lui tout seul ?

— Je l'aiderai, criai-je de toutes mes forces. Nous ferons tout, Mitcha et moi.

La mère nous regarda attendrie. Le cœur me sauta dans la poitrine. Je l’entendais battre sous ma veste.

— Mitcha ! criai-je.

— Je t’écoute, Milan.

— Vois-tu la clôture, là-bas ? Il faut la refaire.

— Nous la referons, dit Mitcha d’un ton résolu.

— Et alors les pourceaux n’iront pas dans le blé du vieux Pierre.

— C’est cela.

— Puis nous consoliderons la baie du « plateau. »

— Nous l’arrangerons partout, et nous n’aurons pas de disputes avec les voisins.

— Nous ferons tout à nous deux.

— Tout ! répondit Mitcha.

La mère lâcha petit Pierre, prit la poêle, coupa un peu de lard, le fit fondre et cassa quelques œufs ; nous dînâmes divinement. Après le repas la mère raconta combien elle avait eu de peine pour reprendre Mitcha au maître.

— J’entrais dans la chambre, dit-elle. Il prenait le café avec la maîtresse. Je fis la révérence en disant : « Dieu vous aide. » « Assieds-toi, » me répondit-il. Il me demanda pourquoi j'étais venue. Je lui dis, comme ça : « Mon homme est mort. Je reste seule avec de tout petits enfants, et je suis venue pour que tu me rendes ton étudiant. » « C’est impossible, » me dit-il. « Mais je suis une pauvre femme, monsieur le maître. Pour l'amour de Dieu, viens-moi en aide. » « Ma foi, c’est impossible, » réplique-t-il. Je le supplie, je le supplie ; puis, par hasard, je raconte comment je lui ai apporté un cochon d’un an et un sac de farine. Alors il céda. « Seulement, me dit-il, que personne ne le sache. » « Sois tranquille, monsieur le maître, » répondis-je. Il appelle Mitcha pour m’aider à vider la farine ; je descends le cochon de la voiture, et nous voilà.

Après le dîner, Mitcha et moi nous allâmes au bois couper des tiges pour la clôture. Il me parla de tout, comment c’était à l’école, comme il apprenait, comment Marinko Radoïkitch, le plus grand des étudiants, était gaucher ; bref, toutes sortes d’histoires. Il me demanda enfin :

— Voudrais-tu aller à l’école, toi ?

— Ma foi non.

— Et s'il le fallait ?

— Il ne le faut pas.

— Et si on t’y menait de force ?

— Je demanderais à la mère de donner au maître, pour moi aussi, un sac de farine et un cochon d’un an, répondis-je.

Il se contenta de sourire. Il me raconta ensuite comment on jouait là-bas aux esclaves, à colin-maillard et à d’autres jeux encore...

Le soir nous rapportâmes plusieurs bottes de pousse (une centaine par botte.) On soupe. Après souper, la mère enleva la table, jeta les miettes dans le foyer et nous primes place autour du feu. La mère et Smilia se mirent à filer. La conversation s’engagea. De quoi n’avons-nous pas causé ce jour-là, mon Dieu !

La mère commença à nous poser des devinettes, en disant chaque fois : « Allons, Mitcha, devine. »

Mitcha se grattait la tête et se taisait, se taisait chaque fois pour répondre enfin :

— Je ne sais pas.

— Et toi, Milan, sais-tu ?

— Je ne sais pas non plus.

— Et moi, je sais, criait Smilia.

— Voyons, dis.

— C’est bien, tu fais honte au savant, disait la mère.

— Je n'ai pas appris ça à l’école, remarqua enfin Mitcha.

— Et qu’est-ce que tu as appris ?

— J’ai appris les livres.

— Eh bien, voyons ce que tu as appris.

Mitcha prit son sac, en tira un livre et commença à lire. Il était question d'un certain Jacob, qui avait en douze fils. Il en aimait un plus que les autres. Ceux-ci se jetèrent sur le préféré et le précipitèrent dans un trou. Il y avait dans le livre encore bien d’autres choses que je ne sais plus. Les mots coulaient, sur les lèvres de Mitcha, comme du lait. C’était un fameux savant ! La mère lui recommanda de ne jamais oublier son livre ; « Et, ajouta-t-elle, la première fois que j’irai à Chabatz, je t’achèterai un beau livre de chansons. »

Mitcha remit le livre dans son sac, et raccrocha le sac au mur.

Smilia resta un instant sans parler.

— Pourquoi ne causes-tu pas, Smilia ? interrogea la mère.

— C’est que je songe à quelque chose, maman.

— A quoi songes-tu, mon cœur ?

— Pourquoi le père est-il mort ?

La mère soupira.

— Est-ce qu’il ne pouvait pas vivre ? poursuivit Smilia

— Dieu lui a ordonné de mourir, répondit la mère. On ne peut échapper à la mort. On raconte qu’il y a eu un homme dont les enfants mouraient tous. Cet homme prit pour compère (koum) le saint Archange, celui qui emporte les âmes, vous savez. Le saint Archange fut le parrain de son nouveau-né. Après le baptême, il interrogea le saint Archange :

— Eh, compère, les gens racontent que c’est toi qui emportes les âmes.

— C’est vrai, compère, répondit le saint Archange.

— Et pourrais-je savoir, moi, quelles sont les gens qui doivent mourir ?

— C’est facile. Quand tu iras voir un malade, si tu me trouves au-dessus de sa tête, c’est qu’il mourra sûrement ; si tu me vois à ses pieds, c’est qu’il reviendra à la santé.

Ils se séparèrent sur ces mots. Cet homme s’adonna à la médecine et gagna beaucoup d’argent.

Quand quelqu’un prospère, la vie lui est douce. Ainsi pour cet homme. Mais bientôt la peste éclata. Elle alla chez tout le monde et chez lui aussi. Il se recroquevilla et se mit au lit. Mais voilà qu’il lève les yeux et il voit le saint Archange au-dessus de lui...

— Qu’y a-t-il, compère ?

— Ton heure est venue, compère, dit le saint Archange.

— Mais nous sommes compères, mon vieux, répondit l'homme.

— C’est ton tour maintenant.

L’homme se tut. Il réfléchit longtemps et dit enfin :

— Quand il le faut, il le faut. Mais laisse-moi vivre vingt jours encore, pour mettre ordre à mes affaires.

— Bien, dit le saint Archange, je te donne vingt jours ; — et il partit.

Aussitôt l'homme se leva, attela ses chevaux, fourra ses ducats dans des sacs et s’enfuit. Il courut, il courut au bout du monde et arriva dans un désert. Dans ce désert, il y avait une caverne. Il s’y cacha. Les vingt jours passèrent. Le vingt-unième il se réveilla, leva les yeux : le saint Archange se tenait au-dessus de sa tête.

— Tu m’as donc trouvé, compère.

— Oui, dit le saint Archange, pensais-tu donc pouvoir échapper à la mort ?

L’homme baissa la tête, le saint Archange lui mit le glaive sur le cou et emporta son âme, laissant le corps dans la caverne.

— Il n’échappa pas à la mort ? demanda Mitcha.

— Non, dit la mère.

— Qu’est-ce que la peste ? interrogea Smilia.

— La peste, mon enfant, est un vampire. Elle fait le tour du monde et tue les gens. Elle tue surtout dans les maisons que l'on ne tient pas propres et aussi là où l’on se dispute. Ma feue mère m’a conté une fois comment les gens d'une maison se haïssaient les uns les autres ; mais il y avait là un petit enfant qu'ils étaient tous à aimer. Un soir, qu’ils étaient assis à souper et jouaient avec le petit enfant, la peste vit comment tous aimaient le petit enfant ; elle se dit alors : Je vais d'abord tuer cet enfant pour que ça leur fasse de la peine ; et ensuite je tuerai tous les autres. Ainsi elle fit et parcourut toute la maison. Là seulement où la maison est propre et où les gens font bon ménage elle n’a rien à faire...

La mère raconta encore quelque chose, puis dit enfin à Smilia d'allumer la petite lampe. Nous allâmes nous coucher.

Cette nuit-là, je dormis bien doucement, comme si j’avais pris un bain.

Le lendemain nous nous levâmes de bonne heure, Mitcha et moi, et nous nous mîmes à arracher le bois sec des clôtures. Mitcha appela Smilia qui emporta ce bois à la maison. Cependant Mitcha me montrait comment il fallait faire :

— Vois-tu, Milan, nous allons nous y prendre comme ça. Passe-moi d’abord la hache.

Je lui donnai la hache. Il dessina un petit fossé, prit la houe et commença à creuser. Quand il était fatigué, je me mettais a bêcher à mon tour, pendant qu’il rejetait la terre. Ensuite il mit les pieux en place. Je les tenais pendant qu’il ramenait la terre au pied. Puis, avec le manche de la hache, il battit la terre des deux côtés de chaque pieu. Je l’aidais de mon mieux. Enfin nous prîmes les pousses et commençâmes à lier les pieux l’un à l’autre. Je passai, moi, dans le champ du vieux et nous nous mîmes à fixer les deux rangées de pousses... Je regardai : nous avions, ma foi, clôturé comme des hommes !... Mitcha reprit sa bêche et fit rentrer les pousses rebelles dans les plus petits trous, si bien qu’un cochon de lait n’aurait pu passer au travers.

— Maintenant c’est fait, prononça à la fin Mitcha.

— Et c’est solide, dis-je en secouant un pieu qui ne bougea pas plus qu’un terme.

— Ça ne tombera pas jusqu’à ce que ça pourrisse, déclara Mitcha.

— Le vieux Pierre n’aurait pas mieux fait.

— Ma foi, non ! Prends cette bêche ; je porterai la hache ; et allons-nous-en.

Nous rentrâmes a la maison. La mère mettait déjà la table. Elle courait, elle disposait tout ; on voyait qu’elle était heureuse. Et moi, j’étais content ! Il me semblait avoir grandi et valoir quelque chose de plus... Quand je causais de notre travail, je ne parlais pas très haut, mais pour ainsi dire de la poitrine. Je ne sais comment expliquer cela. Et la mère nous faisait des compliments à tous deux.

— Comme je serais heureuse, si vous ne vous fatiguiez pas ! disait-elle.

— Ne t’inquiète pas, mère, répondîmes-nous, Mitcha et moi.

Ce soir-là, Mitcha lut encore dans son livre. La mère se mit à filer et à nous raconter des histoires. Mais je n’entendis rien ; je me demandai, tout ce soir, comment nous pourrions faire toute la besogne à nous deux, Mitcha et moi, comme on parlerait de notre bonne intelligence dans le village et comme nous serions heureux....

Quand il s’agit de semer le maïs, nous avions remis en état les clôtures de tout notre bien. Nous fîmes les semailles en commun avec le vieux Pierre. Je conduisais la charrue avec Georges, le fils du bonhomme. Mitcha, lui, restait à la maison. Il s’occupait de la mouture de la farine, pour que le travail ne nous surprît pas sans pain. Il veillait au bétail et faisait tout ce qu’il fallait à la maison...

Dès le printemps, les travaux commencèrent. Les semailles achevées, il fallut sarcler le maïs ; puis vint la fenaison, puis la moisson, la mise en gerbes, les vendanges et ainsi de suite jusqu’à l’hiver. Une besogne n’était pas finie qu’il fallait commencer l’autre.

Juste le jour de l’Ascension, je sortis de chez nous. Je rencontrai le vieux Nicolas Peritch et le père Éphraïm Mitchanovitch. Je levai ma casquette et leur baisai la main.

— Bonjour, me dit le vieux Nicolas. Qui es-tu, petit ?

— Le fils de feu Raïko.

— Quel Raïko ? Raïko Kovitch ?

— Oui.

— Bonne santé, petit.

Je continuai mon chemin ; mais j'entendis fort bien le vieux Nicolas qui disait :

— Ce sont de bons enfants que ceux de feu Raïko. Ils travaillent comme des taupes... Ils feront de fameux gars !...

— Et sa femme donc, en voilà une bonne femme ! Quand il est mort, on aurait cru que c’était fini avec elle, ajouta le père Éphraïm.

Je volai à la maison. En arrivant, je racontai tout à la mère et à Mitcha. Et ils étaient heureux !...

 

II.

Ainsi passèrent trois années. Que dire de ce temps ? Nous grandîmes. Pierre était devenu grand comme l’était autrefois Georges, Georges comme Smilia, Smilia comme moi, moi comme Mitcha, et Mitcha comme un chêne. C’était un beau garçon, grand, gros, avec des joues rebondies, si bien qu’en touchant l’une on aurait fait éclater l’autre, de larges sourcils tout noirs se réunissant presque, des biceps comme ça !...

Il fallait tout le temps que la mère lui fît des manches plus larges : car, quand elles sont étroites, elles éclatent, les manches. Et la mère l’habillait, il fallait voir ! Des chemises avec des plissés, des chemisettes avec des chaînes à chaque bouton, des gilets comme on n’en fait pas de meilleurs, des guêtres ! Que n’aurais-je pas à raconter ?... Il aurait fallu aller loin pour trouver un plus beau gars !

Les vieux l'aimaient parce qu'il était un bon travailleur ; les garçons parce qu’il jouait bien de la flûte et qu'il était le premier danseur, et les filles parce qu’il était beau. Tous voulaient l’accaparer. Un mot de lui, et les jeunes filles commençaient à sourire comme s’il leur avait donné des gâteaux de miel !... Et j’étais heureux, moi ! J’étais fier d'être son frère ! Parfois je le regardais danser et je me disais tout bas : Heureuse mère !...

Chez nous, à la campagne, c’est l’habitude que chaque garçon ait sa bonne amie. C’est à celle-là qu'il cause ; c’est celle-là qu'il regarde ; personne n'a rien à dire. Mitcha, lui aussi, avait sa bonne amie. Elle s’appelait Georgette ; c’était la fille d’une de nos voisines, une nommée Doudia. Georgette était belle comme il y en a peu. On n’en trouverait pas de pareille, bien loin à la ronde. Saine comme un melon, petite, brunette. Mais ce qu’elle avait de plus beau, c’étaient les yeux, des yeux comme des baies, comme des diamants, disaient les gens. Ça ne peut pas s’expliquer. Moi aussi, j’ai voyagé, mais je n’ai pas revu de pareils yeux. Impossible de les regarder, ils vous éblouissaient comme le soleil. Ma foi, oui, comme le soleil !

Mais elle ne nous plaisait pas, ni à la mère ni à moi. Il y avait en elle quelque chose qui nous éloignait. Elle était belle, et pourtant je ne pouvais l’aimer. La mère pas davantage. Une fois nous parlâmes d’elle. Mitcha était là.

— Si Mitcha veut m'écouter, il ne la prendra pas, dit la mère.

— Pourquoi ? demanda Mitcha.

— Parce qu’elle perdrait notre maison.

— Comment ? demanda Mitcha en bâillant d’étonnement.

— Comment !... Elle s’arrangera pour que tu te disputes avec moi, avec tes frères et sœur, et tu te sépareras de nous, voilà comment !

— Elle ne fera pas cela.

— Elle le fera, certes.

Mitcha se tut un instant et reprit :

— Elle ne fera pas cela.

— Comme si je ne connaissais pas la Doudia, dit la mère, ni d'où elle sort ! Mon pauvre enfant, je vois que tu as avalé quelque chose.

— Qu’est-ce que j'aurais bien avalé ? demanda Mitcha avec un sourire contraint.

— Ah ! je suis bien malheureuse ! reprit la mère avec un soupir.

Elle ne dit plus rien. Mitcha fut bien singulier, ce jour-là. Il fit le tour de l'enclos, alla voir les bêtes, puis les fruits, tout cela en fumant et sans dire mot. Parfois son front se plissait comme s’il avait eu un gros projet en tête.

A la nuit, il était encore par les champs. Enfin il rentra. La mère mit la table. Il soupa sans rien dire, fit ensuite le signe de la croix, prit son couteau, le passa dans sa ceinture et repartit.

— Regarde donc où il va, me dit la mère.

Je sortis et regardai. Je vis seulement les pans blanchâtres du sarrau passer la clôture, et j'entendis l’aboiement des chiens... Il entrait dans la cour de Doudia. J’avertis la mère qui soupira.

— Je savais bien qu’il y a quelque chose, dit-elle. Demain, j’irai chez tante Flore, la sorcière, et je verrai ce que c’est. Ah ! mon pauvre Mitcha, mon pauvre enfant !...

— Mais qu’as-tu donc, mère ? demandai-je.

— Ah, mon amour ! Tu ne connais pas encore Doudia. C’est une... Elle ne songe guère à avoir une famille. Son cœur est de pierre. C’est une sorcière... Si tu veux un brandon de discorde à ton foyer, quelqu’un qui t’affole, qui fasse que tu ne te soucies plus de rien... Doudia fera ce qu’il faut. Malheureux Mitcha !

Ce soir-là, la mère ne travailla point. Elle resta assise près du feu, la tête dans ses mains, sans parler. A peine ouvrit-elle la bouche pour nous envoyer au lit...

Nous nous couchâmes ; les enfants s’endormirent ; Smilia aussi. Quant à moi, quelque chose me réveillait par moments. Je me tournais comme si j’avais été sur un gril. J’entendais la mère soupirer. A un moment, il me sembla qu’elle pleurait et je l’appelai. Elle ne répondit pas... Qu'est devenu Mitcha, pensais-je en moi-même. Pourquoi n’a-t-il des yeux que pour Georgette ? Après tout, que m’importait ? Pour moi, je ne l'aurais seulement pas remarquée, si la mère n’en avait tant parlé. Elle était belle, oui ; mais il y avait bien d'autres belles filles. Je lui tournerais le dos, tout comme à une autre.

Mais, au fait, qui sait ? Georges, le fils du vieux Pierre, m’a raconté qu’on peut aimer une femme comme ses parents, mieux que ses parents. C'est ainsi qu’il aime Velimana Radoyitchitch. Et il dit qu'il ne se soucie ni de son père, ni de sa mère, ni de ses frères autant que d'elle. Il faut qu'il la voie chaque jour ; et, quand il ne la voit pas, c’est comme s’il allait éclater....

Est-il possible qu’on oublie sa mère ? Quant à moi, je ne le pourrais pas !... Je songeai ensuite comment je me marierais ; comment ma femme devrait écouter la mère, car autrement je lui casserais les reins ; combien la mère m’aimerait et comme elle dirait : « Voilà mon vrai fils. Jamais il ne m'a fait de peine !... »

Mitcha, d'ailleurs, prendra Georgette et il aimera la mère, lui aussi, tout de même... Mes paupières commençaient à s’appesantir. J’entendis la mère soupirer.

— Mère !

— Mon enfant ?

— Tu ne dors pas ?

— Non.

— Qu’as-tu ?

— Je ne peux dormir. Et toi, tu ne dors pas ?

— Je n’ai pas sommeil.

Un nouveau soupir.

— Je crois que tu as pleuré, mère ?

— Non.

— Si, mère, si.

Elle ne répondit pas.

— Qu'est-ce qu’il y a, mère ?

— Ah, mon enfant !

— Est-ce à cause de Mitcha ?

— Oui.

— Qu’y a-t-il avec lui, mère ?

— Ce qu’il y a !...

— Je ne comprends pas, mère, comment il peut...

— Il n’est pas coupable.

— A qui la faute, alors ?

— Il est ensorcelé, dit la mère en soupirant. Vois-tu, cette Doudia ; elle est jalouse de nous et elle veut désunir notre famille. Nous nous séparerons bientôt.

— Mais Georgette n’est pas comme ça ?

— Mon enfant, une citrouille est une citrouille, ce ne sera jamais un melon. Une Doudia ne peut avoir qu'une Doudia comme fille. Ce que Doudia a fait étant jeune, Georgette va le faire maintenant. Vois-tu !...

En ce moment la porte de la maison claqua. Nous fîmes silence. Mitcha entra. Il n'alluma pas la lampe, il n’appela pas Smilia pour le déchausser. Il s’assit sur le banc près du foyer, ôta lui-même ses chaussures, les jeta au loin, bourra et fuma sa pipe, la tête dans sa main. De temps en temps, lorsque le tabac le prenait à la gorge, il toussait un peu. Bientôt il se mit à fredonner à mi-voix, ce qu’il faisait toujours quand il était de méchante humeur. Nous gardâmes le silence : Que faire ? Les coqs commencèrent à chanter que nous étions encore à le regarder. Lui marmottait toujours, la tête dans sa main.

— Qui est là ? demanda enfin la mère.

— C’est moi, répondit Mitcha.

— Pourquoi ne dors-tu pas, Mitcha ?

— Je ne peux pas.

— Où as-tu été ? demanda la mère d’une voix un peu tremblante.

— Là-bas, répondit Mitcha.

— Chez Georgette ?

Pas de réponse.

— Hein ?

— Oui.

— Qu’a-tu fait si longtemps ?

— Rien.

— Comment, rien ?

— Rien. Je suis resté assis.

— N’as-tu pas pitié de ta mère ?

Mitcha ne répondit pas.

— Qu’est-ce que je t’ai fait ?

— Je t’en prie, mère, cria enfin Mitcha, — et sa voix trembla de chagrin, — ne me...

Il se leva, alla à la fenêtre, s’appuya au mur, la tête dans sa main, et se mit à sangloter. La mère sauta hors du lit ; moi de même.

— Qu’as-tu donc, mon Dieu ?

— Mitcha ! m’écriai-je à mon tour.

Il leva la tête.

— Je suis seulement triste, dit-il, de ce que ma mère avait confiance en moi quand j’étais enfant plus qu’aujourd’hui. Alors je pouvais et savais conduire une maison... et maintenant je ne le sais plus ; maintenant je n’ai plus qu’à disparaître.

— Mais non, mon enfant, ta mère ne te dit rien. Qui, plus qu’elle, peut se réjouir de ton mariage ? Je dis seulement, comme ça, qu’il y a d’autres filles...

— Et c’est maintenant que tu me dis cela ! Pendant toute une année j’ai été avec Georgette, et tu as regardé sans rien dire... Je t’obéirai, mère ; je ne me marierai pas avec Georgette ni avec une autre.

L’obscurité m’empêchait de voir ; mais je sentais, à sa voix, qu’il tremblait de tout son corps. Il disait vrai. Je suis sûr qu’il serait mort plutôt que de céder.

La mère resta muette, comme interdite. Il faut l’avouer, Mitcha avait dit la vérité. Jamais la mère ne lui avait soufflé mot de Georgette auparavant. Elle s’enorgueillissait presque de ce que les filles soupiraient après Mitcha.... comme les mères !

Mitcha sortit ; je sortis également... L'aube pointait déjà ; l’étoile du berger brillait ; un petit vent frais faisait bruire le feuillage déjà jauni ; les coqs chantaient... Je rentrai à la maison.

— Fait-il jour ? me demanda la mère.

— Ça ne tardera pas.

Mitcha rentra, lui aussi. Il alla prendre ses chaussures. La mère allumait le feu... Nous nous chaussâmes sans rien dire : pas un mot ! Ce silence me faisait peine ; je sortis de nouveau, le jour commençait à luire. Les étoiles s’éteignaient ; les poules quittaient le juchoir ; les corbeaux et les choucas passaient par bandes au-dessus de ma tête ; les passereaux piaillaient déjà autour des meules ; les pourceaux grognaient dans le verger.... Il faisait jour....

Je rentrai de nouveau à la maison. Les enfants étaient levés et se débarbouillaient. Mitcha s’était déjà chaussé. Il avait pris un morceau de pain et mordait après. Georges et petit Pierre demandaient du pain à la mère ; Smilia nettoyait la chambre ; la mère, elle, s’occupait de son côté. Je me lavai, moi aussi, et m’assis près du feu pour me réchauffer. Quand Mitcha eut achevé son pain, il essuya son couteau sur le genou, le passa à sa ceinture, et se disposa à sortir.

— Où vas-tu, Mitcha ? demandai-je.

— Au bois.

— Et moi, où dois-je aller ?

— Va au champ et regarde bien la clôture. On m’a dit hier soir que l'on a arraché deux pieux ; tu rempliras l’ouverture avec des broutilles.

Il sortit, alla dans le pré, prit les bœufs, les attela et partit.

La mère aussi se préparait à sortir.

— Où vas-tu, mère ?

— Chez Flore, la sorcière.

— Ah ! pour Mitcha ?

— Oui, je veux voir.

Elle sortit. Je partis à mon tour. Je réparai la clôture et rentrai bien vite à la maison pour avoir des nouvelles. La mère était déjà rentrée ; mais Mitcha pas encore.

— Qu’y a-t-il, mère ?

— Smilia, mon enfant, va chercher un peu de bois ; et vous, petits, allez jouer dehors.

Quand tous furent sortis, la mère parla :

— C’est bien ce que je te disais.

— Quoi ?

— Il a avalé...

— Qu’est-ce qu’il a avalé ?

— Des crottes de souris.

— Des crottes de souris ?

— Oui.

— Et alors ?

— Il est fou d’elle !

— Qu’est-ce que nous allons faire ?

— Rien du tout... Seulement ce qu'il veut.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il se tuerait... C’est ce que m’a dit Flore, soupira la mère.

— Ah !...

Smilia était à la porte. La mère me fit signe de l’œil.

— Est-ce qu'il y a des bêtes qui sont entrées chez nous ?

— Dans le champ ?

— Oui, dans le champ.

— Non.

— Alors, ça va bien, s'il n’y a pas eu de dégâts.

Vers midi, le vieux Pierre vint nous voir. Il était notre voisin, comme je te l'ai dit, et en même temps notre tuteur. Il avait vécu autrefois avec notre père le mieux du monde. C’était un homme entre deux âges, sec et assez grand. Je lui baisai la main.

— Bonjour, mon garçon. Où est Mitcha ?

— Au bois.

— Et Marie ? (c’était le nom de la mère).

— Ici, à la maison.

Il entra. Un instant après, Mitcha arriva. Quand je lui annonçai que le vieux Pierre était chez nous, il me dit de dételer les bœufs et de décharger la charrette ; puis il entra à son tour.

Ils restèrent longtemps ensemble. Ce qu’ils se dirent, je l’ignore ; seulement je sais que Mitcha, en sortant, paraissait bien joyeux. Il me saisit par les épaules et se mit à danser comme un fou.

— Qu’y a-t-il, Mitcha ?

— A la bonne heure ! A la bonne heure !

— Qu’est-ce que tu as ?

— Ô mon Dieu, bénissez la mère.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? m’écriai-je, car Mitcha ne paraissait pas être dans son bon sens.

— Comment ! Est-ce que tu ne sais pas ?

— Comment saurais-je.... ?

— Eh bien ! je me marie ! Et avec Georgette ! Ce soir je vais la prendre avec Georges, le garçon du vieux Pierre, et nous l’amènerons ici.

Et il se remit à danser.

Tout d’un coup il tourna les talons, courut vers la haie, la franchit et entra dans la cour de Doudia.

J’entrai à la maison. La mère était assise près du feu. Je la regardai ; de grosses larmes roulaient sur ses joues et tombaient dans la cendre du foyer....

Ce même soir, Mitcha et Georges amenèrent Georgette à la mère.

 

III.

 

Tout se passa comme il faut. Nous nous réconciliâmes avec Doudia. La noce se fit. La pauvre mère ! Elle n’eut pas de répit, même pendant la noce. Les noceurs ont le diable au corps. « Ce ne sont pas des gens, » comme nous disons, nous autres paysans. S'ils s’étaient contentés, chez nous, de tuer les poules et de faire tous les mauvais tours possibles ! Mais ce blanc-bec de Soura s’avisa de grimper sur un mûrier, de fixer une gourde derrière une branche et de forcer la mère à l’abattre. Et encore bien d’autres comédies que je ne raconte pas.

La noce finie, les invités partirent après avoir couvert du voile des mariées la tête de Georgette. C’est ainsi que ça se passait de notre temps.

Et maintenant Georgette courait, travaillait, se démenait comme une chatte. La mère se repentait déjà d'avoir dit du mal sur son compte. Elle nous flattait tous : elle appelait la mère mon petit pigeon, Smilia mon cœur, Georges mon cygne, et Pierre mon petit trésor.

Elle était debout, le matin, avant tout le monde. Nous avions de l’eau fraîche pour nous débarbouiller ; la maison était balayée, les chaussures propres, le feu allumé, — enfin tout était en ordre. Elle lavait et peignait les enfants, — la mère ne trouvait rien à redire.

Et Mitcha était heureux ! Il levait la tête comme s’il eût voulu tout le temps regarder le ciel.

Une fois, je le surpris causant avec la mère :

— N’est-ce pas, mère, qu’elle n’est point ce que tu croyais ?

— Non, mon amour.

— Es-tu contente, mère ?

— Je ne peux rien demander de mieux, répondit la mère pleurant de joie.

Un jour, Flore la sorcière vint à la maison.

— Comment cela va-t-il avec ta bru ? demanda-t-elle à la mère.

— Il n’y a pas de meilleure fille.

— Pourtant, dit Flore, il y a un nouvel amoureux en jeu.

— Non, non, protesta la mère.

— C’est la fille de Doudia. Tu as beau dire non ; tu verras.

Flore, à ce moment, m’était odieuse.

Quand elle fut partie, je dis à la mère :

— Mon Dieu, qu'est-ce qu'elle radote, cette vieille-là ?

— Eh ! mon enfant, qui sait ?

— Ne l'écoute pas, mère, je t’en prie !

La mère se contenta de hocher la tête, sans rien dire.

Mitcha était redevenu le Mitcha d’autrefois. Nous allions ensemble au travail, nous vivions ensemble comme auparavant, — seulement je devais entendre maintenant ses louanges de Georgette. Parfois, j’étais gêné de tout le bien qu'il me disait d’elle. A la maison, c’était la même vie heureuse d’auparavant ; il y avait place pour tout le monde. C’étaient de nouveau les contes de la veillée et, ma foi, des chansons. Georgette et Smilia chantaient ensemble, et ça s’entendait, va !

Doudia, auparavant, venait rarement nous voir ; maintenant elle était tous les jours chez nous. Elle s’asseyait près de la mère et causait avec elle.

Et la mère, de son côté, allait souvent la voir....

Un jour Mitcha me dit :

— Milan ?

— Qu’y a-t-il ?

— Je voudrais te dire quelque chose.

— Eh bien, dis.

— Si nous bâtissions quelque chose ?

— Quoi ?

— Une chambre pour toi.

— Le pourrons-nous ?

— Nous avons du bois et assez de provisions, Dieu merci ; nous vendrons quelque chose pour payer les ouvriers.

— As-tu parlé de ça à la mère ?

— Non. Allons lui demander.

La mère n’eut rien à objecter.

Nous attendîmes décembre pour faire nos coupes, car, tu sais, c'est alors que le bois est le meilleur : il n’a pas de vers. Ah ! nous en coupâmes, du bois ! Les marchands arrivèrent au village, et nous leur vendîmes plusieurs cochons : nous avions plus d’argent qu'il n’en fallait. Alors je dis à Mitcha :

— Et si, avec cet argent, nous achetions des tuiles pour couvrir la maison ?

— Parfaitement, dit la mère.

Tout fut bien convenu. Peu à peu nous fîmes la chambre pour moi, et le toit de la maison se couvrit de tuiles...

Et l’on disait du bien de nous dans le village ! Je n'ai pas à raconter ce que l’on disait de maître Mitcha... Quant à moi, les gens riches qui avaient une fille à marier me l'auraient donnée tout de suite, si je l’avais seulement demandée...

Il était temps pour moi de me marier : car Smilia était déjà de ma taille. J'étais devenu faraud, ma foi ; je savais cligner de l'œil aux jeunes filles sans rougir. Et quand je jouais de la flûte, j’attirais même les plus petites !...

J’avais une bonne amie, une vraie, la Sophie du vieux Pierre...

Elle a changé depuis ; mais, alors, c'était une fille comme on n’en trouvera plus, même sur les tableaux !... A sa vue, j'avais comme des fourmis par tout le corps...

Un beau jour, j’avouai à Mitcha que j’aimais Sophie. Mitcha le dit a la mère, la mère le redit à Hélène, la femme du vieux Pierre. De fil en aiguille, l’affaire était dans le sac. Le vieux Pierre nous fit dire de venir et de lui demander sa fille.

Nous nous réunîmes le soir près du feu. La mère parla du mariage.

— Pourquoi aller la demander ? interrogea Mitcha

— Comment veux-tu faire, si on ne la demande pas ?

— Je veux qu’il l’amène ici, comme j’ai fait, moi.

— C’est impossible.

— Impossible ? Pourquoi ? Parce que c’est la fille du vieux Pierre ?

— Oui.

— J'ai bien amené Georgette, moi ?

— Toi, c’était autre chose.

— Comment, autre chose ?

— Tu l’as voulu comme ça.

Mitcha garda le silence.

— Comment l’a-t-il voulu comme ça, vieille ? demanda Georgette, — et je vis comme tout son corps tremblait sous sa chemise. C’était la première fois qu’elle donnait le nom de vieille à la mère.

— Hein ? fit la mère.

— Ça n’est pas juste, reprit Georgette.

— Que veux-tu ? Ça ne peut être autrement.

— Eh bien, qu'il ne se marie pas ! s'écria Georgette.

— Bah ! dis-je.

— Oui, mon pigeon, il ne faut pas la prendre.

Le sang me montait à la tête.

— Qu'est-ce que tu dis ? demandai-je, pris d'une colère folle.

— Puisque vous n'êtes pas venus me demander, moi.

— A qui la faute si tu es ici ? répliqua la mère.

— Je veux qu’elle vienne ici tout comme moi. Je vaux autant qu’elle.

— La langue derrière les dents ! grondai-je.

— Ce ne sera pas, s’écria-t-elle.

Je grinçai des dents. Mitcha se plaça entre nous deux.

— Milan, c'est ma femme, dit-il.

— Eh bien, apprends-lui comment il faut parler aux anciens. Sinon je lui apprendrai, moi.

— Comment ferais-tu ? demanda Georgette.

— Georgette, m’écriai-je, ne me pousse pas à bout !

— Tais-toi, Georgette, commanda Mitcha.

— Et tu es mon mari, toi ! Il lève la main sur moi et tu le regardes sans rien dire !

— Tais-toi. Pas un mot !... cria la mère.

Mitcha la prit par la main et l'emmena.

La mère pleurait :

— Ah, Doudia, Doudia !... Ce n’était pas assez de t’être perdue toi-même. Tu veux encore ruiner notre pauvre maison !... Dieu te jugera !...

 

IV.

 

Les mauvais jours étaient revenus. La mère ne savait que pleurer et maudire Doudia à chaque pas. Georgette criait tout le long du jour. Mitcha était ahuri. Le sang et le lait qui l'avaient nourri l’attiraient vers la mère ; Georgette le ramenait à elle, par ses yeux.... Le malheureux voulait, comme on dit, nourrir le chat et sauver la chandelle. Il allait comme un fou, ne sachant où donner de la tête.

Pourtant j’étais bien décidé à me marier. Je voulais Sophie. La mère m’approuvait. Un jour je pus mettre la main sur Mitcha et je lui fis la leçon. Mais le malheureux avait peur de Georgette.

La mère perdit patience. Elle alla à la grange, où elle prit quelques sacs de blé. Elle sortait à peine que Georgette se dressait devant elle. Moi, je me tenais devant la maison, près de la porte.

— Que vas-tu faire dans la grange, vieille ?

— Ça ne te regarde pas.

— Ça me regarde, répondit Georgette. Je ne veux pas que l’on me vole ma farine. Tu veux marier ton garçon à mes dépens. Puisse ma farine te faire crever !

Je ne sais ce qui se passa en moi. Quand la vue me revint, Georgette était à mes pieds, évanouie.

— Qui est-ce qui l’a tuée ? demanda la mère.

— Est-ce que ce serait moi ?

En ce moment Mitcha accourait. Nous nous jetâmes un regard de colère et nous prîmes nos couteaux...

Puis des cris, un nuage de poussière ! Les voisins accoururent : la moitié du village était là. La mère s'était jetée entre nous deux ; Doudia se tenait près de sa fille évanouie, criant à Mitcha :

— Qu’est-ce que tu attends ? Tue-les donc, tue-les donc !

— Est-ce que tu en es aussi, Doudia ? demanda le kmet[1], qui entrait en ce moment dans la cour.

— Ah ! mon enfant, ma Georgette ! criait-elle.

— Ce ne sera rien. Voilà qu’elle ouvre les yeux, remarqua quelqu’un.

Mitcha s’approcha de Georgette. Il la souleva doucement et la conduisit dans sa chambre. Le monde continuait d’accourir. On nous pressait de questions, la mère, Smilia et moi. Pour ma part, je ne savais rien. La mère, tremblante de peur, levait les mains au ciel et racontait à travers ses larmes ce que je viens de dire, comment j’étais accouru, comment j’avais saisi par les épaules et renversé Georgette dans l’herbe.

Le kmet nous emmena au tribunal, Mitcha et moi. Mes jambes fléchissaient comme si l’on m’eût mené à la potence. Je n’avais jamais eu affaire avec la justice. Je ne saurais dire ce qui se passait en moi ; je chancelais comme un homme ivre.

Enfin nous arrivâmes. Le kmet entra dans le tribunal. Il agita une sonnette et aussitôt Jérémie, l'huissier, nous fit signe de venir. Nous entrâmes. Le kmet était assis entre deux autres hommes. J’étais si ému que je ne reconnus pas deux de mes voisins, deux paysans...

Le kmet nous posa des questions. Qu’est-ce qui s’était passé ? Pourquoi ? Comment ? Mitcha parla le premier, moi ensuite. Enfin, l'on nous commanda de sortir. On nous rappela bientôt et le kmet nous dit que nous étions condamnés, chacun, à quatre jours de prison....

Nous fîmes nos quatre jours de prison. En sortant, Mitcha déclara au kmet qu’il voulait se séparer de moi.

— N'es-tu pas encore mineur ? demanda le kmet.

— J’ai vingt et un ans, répondit Mitcha.

— Quel est votre tuteur ?

— Le vieux Pierre.

— Jérémie ! cria le kmet.

— Voici.

— Va trouver Pierre Voukovitch, et amène-le ici.

Jérémie partit.

— Et vous autres attendez, commanda le kmet.

Nous attendîmes. En prison l’on nous avait logés à part, bien entendu.

— Mitcha ! dis-je.

— Quoi ? répondit-il durement.

— Tu veux te séparer ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Ce n'est pas bien.

— Il le faut, si je ne veux pas vivre avec mes ennemis.

— Qui appelles-tu tes ennemis ? La mère et moi ?

— Oui.

— Et que feras-tu quand tu auras ta part ? Nous sommes quatre pour partager.

— Je le sais bien.

— Et tu sais quelle sera ta part ?

— Je le sais.

— Tu le veux absolument ?

— Je le veux.

— Bon, Mitcha ! Pourvu que tu ne t’en repentes pas.

— Jamais.

— Bon, bon !

— Jamais, jamais, jamais !

Nous nous tûmes. Nous attendîmes longtemps. Enfin le vieux Pierre arriva. Il nous dit bonjour et entra dans le tribunal. On appela.

— Vous voulez vous séparer ? demanda le kmet.

— Je le veux, répondit Mitcha.

— Et toi ?

— Moi, je ne veux pas. Mais si Mitcha y tient, il faut bien passer par là.

— Ce n’est pas bien, observa le kmet.

— Je ne veux plus manger au même plat avec lui, quand je devrais aller vivre en Bosnie.

— Pierre, demanda le kmet, celui-là est-il majeur ?

— Oui. Il a tiré au sort l'année dernière.

— Ça suffit... Mais il vaut mieux que vous redeveniez amis.

— Nous redeviendrons amis quand nous nous serons séparés, répliqua Mitcha.

— Bien ! Allez.

Nous sortîmes.

Le vieux Pierre et d’autres braves gens coururent après nous, pour nous réconcilier. Mitcha refusa. Ils lui prédirent vainement qu’il mourrait de faim avec sa part. — Il ne voulut rien entendre...

Nous arrivâmes à la maison. Mitcha alla à sa chambre. Georgette se trouvait déjà remise sur pied. Elle était calmée ; mais elle avait joliment peur de me revoir.... Doudia était là aussi, dans la chambre. Elle avait monté la tête à Georgette pendant notre absence, et elle était allée à Chabatz consulter le docteur.

La mère, Smilia, les enfants étaient dans les transes. Quand nous parûmes dans la cour, elle courut au-devant de nous, la malheureuse mère ; mais Mitcha tourna la tête et ne voulut même pas la regarder.

— Ah ! je le vois bien : ce sont les sortilèges, cria la mère.

— Laisse-le, mère, et entrons.

Elle me suivit en sanglotant.

— Qu’y a-t-il ? me demanda-t-elle tremblante.

— Rien. Mitcha veut se séparer de nous.

Elle chancela. Smilia la retint.... Elle mourut ce même soir, la. pauvre, en maudissant Doudia. Mitcha n’alla pas même à son enterrement..

Une semaine après, nous étions séparés...

 

V.

 

La mère avait bien eu raison de dire qu’il y avait là-dedans du sortilège. Non seulement Mitcha prit sa part d’héritage ; il quitta même notre cour et alla loger dans la maison de Doudia.

Bien que nous fussions séparés, je le plaignais tout de même ; c’était mon frère. Maintenant encore, la nuit, je me rappelle parfois comme nous étions heureux ensemble, comme nous étions d’accord, et je pleure toutes les larmes de mes yeux. Je le plaignais aussi parce qu’il était devenu le jouet de ces deux mauvaises femmes. Le malheureux, il devait faire toutes leurs volontés ! Si elles lui avaient commandé, par exemple, de sortir pieds nus et d’aller attendre devant la porte, il aurait obéi. Il n'avait plus voix au chapitre, comme nous disons au village — c’était un balai bon à nettoyer tous les coins... S’il n’y a pas de la sorcellerie là-dedans, je ne sais ce que c’est, ma foi !

Doudia était la cause de tout le mal. Je sus alors qu’elle détestait la mère depuis longtemps ; qu’elle avait fait en sorte de rendre Mitcha amoureux de Georgette ; qu’elle avait grondé Georgette parce que celle-ci faisait la besogne à la maison ; qu’elle avait attisé et enflammé le brandon de discorde chez nous. Quand j'appris cela, je voulus la tuer. Mais, me dis-je bientôt, à quoi bon aller aux travaux forcés à cause de cette vieille drôlesse ?

Mitcha devint de plus en plus malheureux. Tant qu’il avait vécu avec nous, Georgette était restée honnête femme ; mais, une fois que nous fûmes séparés, elle eut des amants... Le malheureux Mitcha eut plusieurs fois sous les yeux la preuve de sa honte et de son déshonneur. Il tirait alors son couteau et s’élançait, mais un seul regard de Georgette le clouait sur place. Il baissait la tête, remettait son couteau à la ceinture et s'éloignait avec un profond soupir.

C'est sûrement le chagrin qui le rendit ivrogne. Le malheureux, il voulait oublier ses peines dans le vin. Quand il allait à une noce, à une slava, à un baptême ou à un enterrement, il revenait toujours ivre. Et alors il chantait et dansait !...

Au bout de l’an de la mère, je me mariai. Je pris Sophie, la fille du vieux Pierre. Je suis on ne peut plus heureux avec elle. J’ai déjà quatre enfants, tous bien gentils !... J’ai marié Smilia dans une bonne maison ; Georges et Pierre vivent avec moi ; ils travaillent comme des anges...

L’année dernière je revins de la frontière la veille de Noël. Je faisais partie du deuxième ban ; je ne m’étais pas battu, par conséquent... Je passai la soirée à me réjouir avec les miens. Je n’éprouvai aucune fatigue !... Je dormis bien cette nuit-là ! Le lendemain, de grand matin, je me levai et je sortis. On n’y voyait goutte. J’aperçois quelque chose près de la porte, quelque chose de blanc. Je m’avance, c’était un homme... Je le soulève et je le traîne dans la chambre, près du poêle. Je me penche pour le regarder.... c’était Mitcha... Il était gelé ! Je le rapprochai encore du poêle pour le réchauffer.... Il ouvrit les yeux, me regarda fixement, marmotta quelques mots... A l’aube, il était dans les bras du Dieu de vérité.

La vieille Doudia mourut six mois plus tard dans des souffrances atroces. Georgette, elle, vit encore. Tu la connais, peut-être ?

Voilà. ce que peuvent faire les sortilèges...

Toi qui parles comme les livres, frère, tu appellerais cette histoire la « biographie » de Mitcha.

Tu peux, si bon te semble, mettre cette biographie dans les livres...

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 octobre 2014.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Maire.