LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vikenti Veressaïev

(Вересаев Викентий Викентьевич)

1867 – 1945

 

 

 

 

MÉMOIRES D’UN MÉDECIN

(Записок врача)

 

 

 

 

 

1901

 

 

 

 

 


Traduction de Serge Persky, Paris, Perrin et Cie, 1905.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

 

INTRODUCTION

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR

PREMIÈRE PARTIE

I. LE PREMIER CONTACT AVEC LA MÉDECINE

II. L’HÔPITAL

III. LES PREMIERS DOUTES

IV. LES EXAMENS

V. LA CLIENTÈLE

VI. L’APPRENTISSAGE

DEUXIÈME PARTIE

I. LES OPÉRATIONS

II. LES NOUVEAUTÉS

III. L’EXPÉRIMENTATION SUR L’HOMME VIVANT

IV. LES ACCIDENTS

V. LES POUVOIRS DE LA MÉDECINE

VI. LA FOI DANS LA MÉDECINE

VII. LA MÉDECINE ET LA VIE SOCIALE

VIII. L’AVENIR

TROISIÈME PARTIE

I. LES CLIENTS

II. L’ENDURCISSEMENT PROFESSIONNEL

III. LES HONORAIRES

IV. DEUX VICTIMES

V. LE RECRUTEMENT DES MÉDECINS

VI. L’ISSUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

Depuis les Récits d’un Chasseur d’Ivan Tourguenef, peu de livres ont aussi vivement ému la société russe tout entière que ces Mémoires d’un Médecin, publiés, il y a quelques mois, sous un pseudonyme, par un des plus savants médecins de Saint-Pétersbourg. Et bien qu’au point de vue littéraire aucune comparaison ne soit possible entre les deux ouvrages, l’extraordinaire succès des Mémoires d’un Médecin n’est pas dû seulement à l’importance, à la nouveauté, à la hardiesse imprévue des idées qui s’y trouvent exprimées. L’auteur, qui est évidemment un lettré, n’a rien négligé des artifices capables de donner à ses idées un relief plus net et plus vigoureux. Mais surtout on sent qu’il a dû étudier de fort près les derniers écrits du comte Tolstoï : de telle sorte que son livre rappelle, tout ensemble, Ma Religion, Qu’est-ce que l’Art ? et Résurrection, avec un art assurément moins haut et moins personnel, mais, peut-être, avec une portée plus précise et plus immédiate. Chez lui comme chez le comte Tolstoï, sous une apparence de rude simplicité, sans cesse on aperçoit l’adresse d’un écrivain s’ingéniant, pour mieux nous toucher, à transformer sa pensée en de vivantes images : sans cesse une anecdote, une citation, un petit exemple, introduit au milieu d’un raisonnement, prend à nos yeux la valeur d’un symbole, et vient, pour ainsi dire, entraîner de force notre conviction.

Seule la composition générale du livre laisse à désirer. Chacun des chapitres se suffit à soi-même, et parfois on a peine à distinguer le lien qui le rattache aux autres chapitres : défaut malheureusement trop fréquent dans la littérature russe, depuis les Âmes mortes de Gogol jusqu’aux derniers écrits du comte Tolstoï. Encore ce défaut ne se fait-il sentir que dans la seconde partie des Mémoires d’un Médecin, tandis que la première partie, au contraire, nous offre une manière de roman autobiographique très suffisamment suivi, et d’une qualité littéraire des plus remarquables. Cette première partie du livre pourrait s’appeler, à elle seule, les Mémoires d’un Médecin. Les deux autres sont plutôt quelque chose comme une « confession », et non point la confession de certain médecin en particulier, mais celle de toute la médecine moderne, procédant devant nous à son examen de conscience, avec un mélange bien tolstoïen, — ou, si l’on profère, bien slave, — d’orgueilleuse franchise et d’humilité.

 

J’ajoute que la première partie elle-même, si elle est un roman, est déjà tout à fait un « roman à thèse ». En nous racontant ses études et ses pitoyables débuts dans la pratique médicale, l’auteur cherche déjà, comme il va le faire tout le long du livre, à nous signaler quelques-uns des vices les plus graves qu’il a cru découvrir dans l’organisation présente de la médecine : car il estime non seulement que ces vices ne doivent pas nous rester cachés, mais qu’ils pourront disparaître, ou du moins s’atténuer, le jour où, les connaissant bien, nous nous déciderons enfin à protester contre eux. La réforme de ce qu’il y a de fâcheux, à son avis, dans les mœurs médicales contemporaines, ce n’est pas des médecins qu’il l’attend, mais de nous, les « profanes », malades ou candidats à la maladie. Et, d’abord, il veut que nous forcions les pouvoirs publics à améliorer l’enseignement de la médecine, qui, sous sa forme actuelle, ne sert qu’à entasser dans de jeunes cerveaux toute sorte d’idées fausses et de notions superflues. « Le véritable apprentissage du médecin d’aujourd’hui, nous dit-il, commence au sortir de l’Université. Nous n’acquérons notre expérience qu’au prix de la santé et de la vie de nos clients. Et le remède à cet état de choses ne dépend pas de nous : il dépend de la société qui, par ignorance ou négligence, persiste à nous imposer un régime d’études à peu près inutile. » Voilà ce qu’il nous dit expressément, à la fin de la première partie de son livre ; et toute cette partie a surtout pour objet de nous le prouver.

Après les longues années du collège, où il s’est fastidieusement nourri de grec et de latin, le jeune étudiant voit s’ouvrir à lui le monde merveilleux des sciences de la nature. Il se sent ébloui, fasciné ; il frémit de joie à la pensée qu’enfin il va acquérir des connaissances certaines, sérieuses, efficaces. Et il s’enivre de chimie et d’anatomie, avec un mépris mêlé d’indignation pour l’ignorance du commun des hommes, qui ne savent pas que la viande qu’ils mangent est faite de muscles, ni pourquoi le phosphore luit dans les ténèbres. Mais bien plus profonde encore est l’action qu’exerce sur lui la méthode générale des sciences naturelles. Pas d’hypothèses ; l’observation directe, unique fondement de toute certitude : voilà ce qui se grave tout de suite dans son cerveau. Et il a beau, plus tard, sauter fiévreusement d’une hypothèse à l’autre, toute sa science a beau se constituer d’affirmations dont pas une seule ne repose sur une observation personnelle : toujours désormais il sera invinciblement porté, en théorie, à ne concevoir la vérité que sous la forme d’un fait matériel, matériellement démontré. Dès le début, pour ainsi dire, l’étude de la médecine lui donne à jamais un état d’esprit « médical ».

Puis vient pour lui le premier contact avec l’être vivant : et aussitôt le doute s’empare de lui, un doute d’autant plus douloureux qu’il succède à un plus naïf élan de confiance et d’espoir. Devant les contradictions de ses manuels et les aveux d’impuissance de ses professeurs, il s’aperçoit que la médecine n’est point la science solide et certaine qu’il s’était figurée. Il voit se dresser auprès de lui deux médecines : « l’une, toute de parade, celle qui guérit et qui ressuscite ; l’autre, la vraie, impuissante, stérile, mensongère, se faisant fort de guérir des maladies qu’elle ne connaît point, ou s’ingéniant à décrire des maladies qu’elle ne peut guérir. » Il en arrive à tenir les médecins pour des augures, incapables de se regarder sans rire, mais qui, en présence des « profanes », le plus sérieusement du monde, rédigent des ordonnances et font des opérations, ut aliquid fiat, afin que l’on croie qu’ils peuvent quelque chose. Et le jeune homme se rappelle amèrement les paroles du Méphistophélès de Gœthe : « L’essence de la médecine est facile à concevoir. C’est une science qui approfondit le microcosme et le macroscome, pour, enfin, laisser aller toutes choses comme il plaît à Dieu. »

Mais cette crise de doute n’est que passagère. Avec sa droiture d’esprit et sa clairvoyance naturelles, l’étudiant ne tarde pas à reconnaître que, si la médecine sait sans doute peu de choses, lui-même en tout cas ne sait absolument rien, et n’a pas le droit de juger une science qu’il ignore. Il s’instruit, il recueille assidûment les leçons de ses professeurs, dont il n’a jamais pu s’empêcher d’admirer le talent : et bientôt aucune trace ne subsiste plus, en lui, de son scepticisme ingénu de « demi-savant ». Jusqu’à la fin de ses études, maintenant, tout ce qu’il verra et tout ce qu’il lira ne va plus servir qu’à fortifier, chez lui, une foi profonde dans le présent et l’avenir de la médecine. Il se dit bien qu’autrefois il avait tort d’attendre tout de cette science, tandis que désormais il n’attendra plus d’elle que le beaucoup dont elle est capable. En réalité, et sans se l’avouer, il est prêt à croire que ce « beaucoup » est très proche de « tout ». Et lorsque, après six ans d’études, il obtient le diplôme de docteur en médecine, il s’estime absolument digne d’user, suivant les termes mêmes du diplôme, « de tous les titres et privilèges que, de par la loi, ce titre lui confère ».

Mais ce n’est encore là qu’une présomption de « demi-savant ». À peine le jeune docteur a-t-il commencé à pratiquer la médecine, qu’il découvre l’effrayante insuffisance de tout ce qu’on lui a enseigné à l’Université. Il a vu soigner des maladies étranges et exceptionnelles : mais les clients qui le consultent ont des maladies toutes simples, toutes banales, et contre lesquelles il ne sait que faire, ayant toujours négligé de les étudier. Il ne sait, non plus, ni poser des ventouses, ni ouvrir un abcès, bien qu’il ait assisté à des opérations désormais fameuses. Il se trompe dans ses diagnostics, il se trompe dans ses ordonnances. Surtout il se trouve désemparé devant la personnalité de ses clients ; car il n’a appris ni à tenir compte de la différence des caractères moraux, ni même à tenir compte de cette différence des tempéraments physiques qui fait que, en réalité, chaque malade représente une maladie spéciale. Et ainsi, pendant les deux premières années de sa clientèle, il « laisse aller toutes choses comme il plaît à Dieu », jusqu’à ce qu’un jour, par pure inexpérience, il tue un petit garçon qu’un praticien plus habile n’aurait pas manqué de guérir. Alors le malheureux achève de comprendre quelles suites funestes peuvent résulter de son ignorance. Et bien qu’il y ait encore mainte belle page, très émouvante à la fois et très suggestive, dans le chapitre où le héros du livre nous raconte les longues et pénibles années de son nouvel apprentissage à Saint-Pétersbourg, cette admirable histoire du petit garçon résume, en quelque sorte, toute la première partie des Mémoires d’un Médecin. Aucun exemple ne saurait mieux nous prouver la nécessité immédiate d’une réforme dans le mode d’enseignement de la médecine : d’une réforme qui, en préparant davantage les jeunes médecins aux exigences pratiques de leur profession, leur évite « d’acquérir leur expérience au prix de notre santé et de notre vie ».

 

La seconde et la troisième parties du livre n’ont pas, malheureusement, l’harmonieuse unité de la première, et les « thèses » de l’auteur ne s’y présentent plus à nous sous le couvert d’un roman. Mais quelques-unes de ces thèses sont peut-être d’une portée plus considérable encore, et plus générale. La seconde partie notamment est toute remplie de véritables révélations, dont je ne crois pas que personne puisse contester l’importance. C’est d’ailleurs cette seconde partie qui a fait surtout, en Russie, la fortune du livre. C’est elle qui a valu au Dr Veressaïef la faveur du public, et elle aussi qui continue, depuis des mois, à lui valoir l’hostilité de nombre de ses confrères de la presse médicale. Non que ceux-ci se refusent à reconnaître sa bonne foi, ni, en somme, la justesse de la plupart de ses affirmations : ils lui reprochent simplement d’avoir soumis à l’examen du lecteur « profane » des problèmes que, seuls, les médecins sont en état de résoudre. Et c’est là un reproche dont je n’ai pas à m’occuper, puisque le docteur Veressaïef, dans un Avant-Propos qu’on va lire, s’est suffisamment chargé d’y répondre lui-même : mais le fait est que, maintenant que ces problèmes se trouvent soumis à notre examen, il ne nous est guère possible de nous désintéresser de leur solution.

Comment resterions-nous indifférents, par exemple, à ce que nous apprend l’écrivain russe des dangers qu’offrent toujours les opérations, même les plus simples, à moins que le médecin qui les pratique ne possède, de naissance, le don, le génie spécial de la chirurgie ? Comment, malgré toute notre incompétence, aurions-nous le courage de ne pas l’écouter quand il nous met en garde contre les nouveautés médicales, ou quand il nous révèle le rôle énorme qu’a joué et que, joue encore, dans les progrès de la médecine moderne, l’expérimentation directe sur les malades des hôpitaux ? Aussi bien le chapitre qu’il consacre à ce dernier sujet est-il, peut-être, le plus pathétique de l’ouvrage entier. Nous avons beau être ignorants des secrets de la médecine, et pleins de respect pour la grandeur du but qu’elle poursuit : nous ne pouvons nous empêcher de frémir d’épouvante en voyant défiler devant nous une centaine de malheureux à qui des médecins inoculent la blennorragie, la syphilis, le cancer, sous prétexte de les guérir d’autres maladies. Et la sécheresse toute documentaire de ce chapitre, uniquement composé de citations de journaux médicaux, prête un singulier surcroît de saveur à l’exposé que nous fait, en un autre endroit, le docteur Veressaïef des avantages scientifiques de la pauvreté, qui seule, en peuplant les hôpitaux, fournit à la médecine une aussi précieuse matière d’investigation.

Au reste, je ne saurais mieux définir l’esprit et le caractère de toute cette partie du livre qu’en la comparant, une fois de plus, aux réquisitoires sociaux du comte Tolstoï. De même que l’auteur de Ma Religion, l’auteur des Mémoires d’un Médecin apporte à l’étude de son sujet une constante préoccupation de l’idéal moral : avec cette différence toutefois que, traitant d’une réalité plus directe, il est plus souvent plus en peine d’aboutir à une conclusion. Un examen de conscience, une recherche, — également impartiale, — du pour et du contre : voilà l’entreprise qu’il semble s’être proposée, bien plutôt que la défense systématique d’une idée préconçue.

Mais il y a dans son livre un chapitre d’un intérêt tout à fait exceptionnel : celui où il se demande, à notre intention, quelles sont actuellement les ressources de la médecine. Que sait-elle de l’origine des maladies, de leur marche, et des moyens de leur guérison ? On verra que, d’une façon générale, au dire de l’auteur des Mémoires d’un Médecin, la médecine ne sait encore rien, ou presque rien, de tout cela. Pour certaines maladies, en vérité, elle permet un diagnostic à peu près positif : mais ces maladies ne sont qu’une infime minorité, par rapport à celles dont le diagnostic doit se fonder, tout entier, sur des signes fortuits et toujours douteux. Puis, le diagnostic établi, restent à trouver les remèdes. Il y en a une dizaine pour chaque maladie : des remèdes dont chacun se recommande d’autorités sérieuses, et qui, cependant, se contredisent l’un l’autre. Lequel choisir ? À quoi se fier ? Se fier à l’expérience des maîtres ? Jamais les maîtres n’ont pu s’accorder sur rien. Se fier à son expérience personnelle ? On voit trop ce qu’une telle pratique a d’irréalisable.

Ainsi résumée en quelques lignes, la pensée de l’auteur risque de paraître un peu superficielle. Mais, dans le texte, comme elle est vivante, éloquente, touchante, et avec quel douloureux accent de sincérité ! On sent, à chaque ligne, que l’auteur s’est adressé à lui-même, en présence des réalités de la vie quotidienne, les tristes réflexions dont il nous fait part. On sent que les tragiques récits dont il entremêle son argumentation ne sont pas, simplement, des exemples inventés à plaisir. Dans des circonstances peut-être différentes, il a dû, lui-même, éprouver des angoisses, des doutes, des remords, pareils à ceux qu’éprouve le héros de son livre. Et l’on devine sans peine que lui aussi, comme son héros, il a eu besoin d’un effort prolongé pour ne pas succomber au découragement.

 

Le fait est, pourtant, qu’il n’y a pas succombé. Et si quelques-uns de ses autres chapitres manquent de conclusion, celui-là en a une, très claire, très précise, et probablement très vraie : ou plutôt c’est une conclusion qui se dégage de tous les chapitres du livre, encore que l’auteur ne prenne pas toujours le soin de nous la formuler. À son avis, la médecine d’à-présent, en tant que science, reste encore bien incomplète et bien incertaine : mais c’est que la médecine, infiniment plus qu’une science, est un art. Elle est un art indéfinissable, constitué de mille éléments divers : un art qui varie d’après chaque médecin, de même qu’il doit varier d’après chaque malade ; un art qui, tout en s’appuyant sur l’expérience acquise, laisse une part prépondérante à l’inspiration personnelle ; un art dans le développement duquel l’observation morale joue un rôle au moins aussi grand que l’observation matérielle ; un art qui a d’autant plus de chance d’être efficace qu’il s’accompagne de plus de compassion et de charité.

Aussi le Dr Veressaïef, après nous avoir avoué les misères de la médecine, n’est-il ensuite que plus à l’aise pour nous en vanter la grandeur. Il nous dit tout ce qu’elle exige de patience, de résignation, souvent d’héroïsme, mais, en revanche, tout le bien qu’elle peut faire aux hommes, pourvu seulement que ceux-ci ne se méprennent pas sur sa véritable portée. Car c’est là une seconde conclusion qui ressort, également, de presque tous les chapitres des Mémoires d’un Médecin bien loin de vouloir, comme on l’a prétendu, nous provoquer à la défiance contre la médecine, l’auteur s’est plutôt proposé de nous réconcilier à jamais avec elle, en nous apprenant à la connaître pour ce qu’elle est, et à n’attendre d’elle que ce qu’elle peut nous donner. Il nous affirme que c’est nous-mêmes qui, par notre attitude à l’égard des médecins, leur imposons la plupart des défauts que nous avons coutume de leur reprocher. « Que les hommes cessent de croire à l’infaillibilité de la médecine ; et aussitôt la médecine, dépouillant toute prétention à l’infaillibilité, s’occupera plus sérieusement de soulager leurs maux ! » Voilà ce qu’il semble nous dire à chaque page, achevant par là de se justifier devant nous de l’audacieuse franchise de ses révélations.

Et, certes, un aussi sage conseil ne manquerait pas de produire son effet si les hommes étaient une espèce raisonnable, pouvant s’accommoder de vivre au contact de la vérité. Mais je crains que, comme ils attendent trop de la médecine, le docteur Veressaïef n’attende trop d’eux, à son tour. Ce sont eux qui, par nature, ont besoin d’être trompés. Ils ont besoin que l’homme qui les soigne ait sur la tête un bonnet pointu, que, même quand il ne sait rien, il prétende tout savoir, et que, même quand sa science lui recommande de ne rien faire, il « rédige des ordonnances et fasse des opérations, ut aliquid fiat ». Ils ont eu ce besoin en tous temps, si haut que l’on remonte dans l’histoire de l’humanité ; et tout porte à croire qu’ils l’auront sans cesse davantage, à mesure que, en leur ôtant l’espoir d’une vie future, on les déshabituera de considérer leur vie terrestre comme une chose fragile, provisoire et médiocre. J’ai demandé un jour à un vieux médecin de quel changement il avait été le plus frappé, au cours de sa longue et laborieuse carrière. « De celui-ci, me répondit le vieillard : j’ai constaté que, de génération en génération, les hommes, jeunes et vieux, se résignaient plus difficilement à la nécessité de mourir. »

Non, ce n’est pas des malades que pourra venir la régénération de la médecine. En dépit de tous les avertissements et de tous les conseils, les « profanes » seront toujours forcés d’accepter la médecine telle qu’il plaira aux médecins de la leur offrir. Mais, si même nous risquons bien d’être à jamais incapables du grand effort de sagesse où nous invite l’auteur des Mémoires d’un Médecin, son livre n’en abonde pas moins en précieuses leçons, dont une seule, d’ailleurs, domine à la fois et résume toutes les autres. Ce beau livre nous apprend que, en médecine comme en toutes choses, l’intelligence reste impuissante et vaine quand elle ne s’accompagne pas d’amour et de bonté. Le meilleur médecin n’est pas celui qui sait le plus, car, quelque savant qu’il soit, ce qu’il sait n’est rien ; c’est celui qui aime ses malades et qui en a pitié. À celui-là nous pouvons confier aveuglément le soin de notre vie, avec la certitude qu’il n’essaiera pas sur nous des remèdes inconnus, qu’il ne nous opérera pas sans nécessité, qu’il ne nous inventera pas des maladies supplémentaires sous prétexte de nous délivrer de celles dont nous souffrons. Celui-là, s’il ne sait pas nous guérir, saura du moins souffrir avec nous et nous consoler. Et c’est celui-là encore qui, mieux que tous les autres, saura nous guérir, puisque, d’après l’auteur des Mémoires d’un Médecin, l’art de nous guérir consiste surtout à comprendre qui nous sommes, à nous plaindre et à souhaiter que nous guérissions.

 

                                                                T. de Wyzewa.

 

 

 

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR[1]

 

 

La publication de ces Mémoires a soulevé contre moi, dans une partie du public, une tempête d’indignation. Comment avais-je pu me décider à confesser publiquement, et devant des profanes, tous les plus intimes secrets de la carrière médicale ? Quel but pouvais-je bien avoir en vue ?... Était-ce à un médecin d’aggraver encore, par de telles révélations, la méfiance, déjà suffisamment déplorable, du public, vis-à-vis de la médecine en général et des médecins en particulier ? « La basse presse, disait-on, éternellement à la recherche de quelque scandale, et qui ne pourchasse déjà que trop volontiers les médecins, va saisir l’occasion avec joie pour dénaturer, dans un sens malveillant, toutes ces confidences. Les classes ouvrières, le peuple ignorant, émus des détails que rapporte le livre, vont achever de se détourner de la médecine, dont le bien-être social ne saurait se passer. L’auteur, étant médecin, aurait bien dû comprendre qu’il risquait de discréditer la médecine et les médecins ! »

Cette indignation me paraît bien significative. Nous avons aujourd’hui une si grande peur de la vérité, que, quand quelqu’un essaie d’en exposer ne fût-ce qu’une partie, tout le monde commence à se sentir mal à l’aise. On se demande : « Pour quelle raison est-elle si indispensable à connaître, cette vérité ? Quelle en est l’utilité ? Comment sera-t-elle comprise par les gens qui ne sont pas du métier ? Comment ces gens-là vont-ils l’accueillir ? »

Dès le commencement de mes études médicales, et tout particulièrement dès le début de ma carrière, des problèmes, toujours plus compliqués, se sont dressés devant moi. En vain j’ai cherché leur solution dans les journaux spéciaux, dans les livres ; je ne l’ai trouvée nulle part. Et cependant c’est chose incontestable qu’il n’y a pas un praticien honnête, ayant le sentiment de son devoir, qui ne soit sans cesse tourmenté de ces problèmes divers. Pourquoi donc ne les discute-t-on pas ouvertement ? Pourquoi chacun de nous se croit-il obligé d’en chercher la solution à lui seul, au lieu de s’unir à cette fin avec ses collègues ? Pourquoi ? Je ne puis trouver à cela d’autre explication que celle-ci : c’est que, tous les médecins redoutent d’attirer l’attention sur des sujets de ce genre, car ils craignent que cela ne diminue la confiance du public en eux. Et voilà pourquoi ces problèmes, d’une importance si palpitante, si actuelle, restent couverts d’un voile impénétrable ! On les ignore, on fait le silence autour d’eux, c’est comme s’ils n’existaient pas.

Mais, d’autre part, ce silence systématique a eu, et continue à avoir, un résultat des plus néfastes : il entrave ce qui serait indispensable avant tout, la naissance d’un mouvement d’opinion qui permît à la conscience publique de se rendre compte de l’état des choses, et d’y porter remède. Le silence et l’isolement sont inefficaces, en ces matières ; il y faut une discussion accessible à tous.

On m’a dit encore : « Si vous jugiez indispensable de poser vos questions, pourquoi ne pas vous adresser à la presse médicale spéciale, pourquoi appeler les profanes au débat ? Le public n’est pas en état de se faire, là-dessus, une opinion exacte. Il n’est pas juge dans l’espèce, et ne saurait l’être ! »

Au moyen âge, un médecin de Worms, Rœsslin, a écrit un ouvrage médical non pas en latin, ainsi que c’était alors la coutume, mais en allemand. Et, comme il comprenait ce qu’une telle « profanation » de sa science avait de révoltant, il s’en est excusé auprès de ses lecteurs dans une préface, où il les priait instamment de bien cacher son livre, « de peur qu’il ne tombât entre les mains des profanes, et que les perles ne fussent répandues devant les pourceaux. »

Mais ce temps-là est désormais passé. Aujourd’hui, la presse spéciale se sert communément de la langue vulgaire, qui est à la portée du premier « profane » venu. Si même j’avais écrit mes Mémoires sous une forme moins populaire, si même je les avais publiés en une édition spéciale, la « grande presse», malgré cette précaution, en aurait extrait et mis en lumière tout ce qui s’y trouvait « d’intéressant. » Il n’y aurait eu qu’une différence : c’est que cette presse aurait prêté aux faits son interprétation particulière, peut-être inexacte, et en tout cas incompétente.

Mais au reste, ce n’est pas là qu’est le nœud de la question. Pourquoi les « profanes » ne doivent-ils pas connaître l’existence de ces problèmes ? Où a-t-on pris le droit de mettre ces profanes en tutelle ? Le juge, le maître d’école, le littérateur, l’avocat, le voyageur, l’agent de police, peuvent publier leurs « mémoires », et personne ne les blâme. Pourquoi un médecin ne pourrait-il le faire, lui aussi ? Si l’on dit à quelqu’un que, en sa qualité de « profane », il ne peut que perdre à connaître l’envers de ces diverses professions, il répondra qu’il n’est plus un enfant, et qu’il entend juger par lui-même de ce qui est bon ou mauvais pour lui.

« En apprenant la vérité, il peut arriver que le public sente faiblir sa confiance dans les médecins et la médecine... » Voilà un étrange procédé d’argumentation ! Comme si le silence était un coffre solide dans lequel on pût enfermer hermétiquement la vérité ! Quelles que soient les ferrures dont on ferme ce coffre, il se corrode de tous côtés, et la vérité se glisse par une fente ; mais elle en sort si mutilée, si fragmentée, qu’elle irrite par son état incomplet, et qu’elle oblige les gens à supposer le pire. Les médecins écartent soigneusement du public tout ce qui pourrait ébranler sa foi en la médecine. Qu’en résulte-t-il ? Que cette foi s’ébranle et tombe d’elle-même ! Le public n’accepte-t-il pas avec empressement toutes les calomnies, même les plus monstrueuses, qu’on lui débite sur les médecins ? Ne manifeste-t-il pas envers eux les exigences les plus stupides ? Ne porte-t-il pas contre eux les accusations les plus absurdes ?

Je sais que, parfois, il est indispensable de tromper un malade gravement atteint, dans l’intérêt d’un moment donné ; mais la société tout entière ne peut pas être assimilée à ce malade, et il ne faut pas faire une règle constante d’un mensonge provisoire. Deux alternatives se présentent. Ou bien la vérité, ouvertement connue, peut diminuer la confiance en la médecine, parce que la médecine, dans son essence même, n’est pas digne d’une telle confiance : et, dans ce cas, c’est chose excellente que la vérité soit connue, car rien n’est plus funeste, rien n’amène des déceptions plus nombreuses, qu’une confiance imméritée en n’importe quoi. Ou bien la vérité risque d’ébranler la confiance dans la médecine, simplement, parce qu’elle montre, dans l’art médical, certains côtés pénibles, dont on pourrait se passer, et auxquels on n’a pas encore renoncé : et, dans ce cas, c’est chose indispensable que la vérité soit connue, car, lorsque ces points sombres auront été élucidés, la confiance reparaîtra, mais, tant qu’ils ne le seront pas, la confiance parfaite ne peut pas, ne doit pas exister.

Et il est parfaitement exact, après cela, que les « profanes » sont incapables de résoudre les problèmes dont je parle. Mais ils ont le droit d’en exiger la solution, et de s’y intéresser ; ces sujets les touchent de trop près pour qu’il en soit autrement. Je dirai plus : l’examen public de toutes ces questions est, à mon avis, la seule garantie qui laisse espérer qu’on arrivera un jour à les résoudre définitivement. Non que je prétende mettre en doute le zèle des médecins, ni leur bonne foi ; mais leur attachement même à leur profession les porte volontiers à considérer certaines choses d’un point de vue trop exclusivement professionnel. Personne ne comprend mieux qu’eux les intérêts de la science : mais à côté des intérêts de la science il y a l’intérêt du public, et, de celui-là, c’est le public qui est le meilleur juge.

 

Encore un mot. Dans plusieurs endroits de ce livre, je donne à certains personnages, médecins ou malades, des noms de famille. En réponse à des questions qui m’ont été posées, je m’empresse de déclarer que, dans toute la partie « littéraire » de mes Mémoires, non seulement les noms des personnages, mais les personnages eux-mêmes, sont fictifs, et nullement photographiés d’après la réalité.

 


 

 

 

MÉMOIRES D’UN MÉDECIN

 


Il y a sept ans que j’ai terminé mes études médicales. C’est assez dire au lecteur que les présents mémoires ne sont point l’œuvre d’un praticien expérimenté, qui, après avoir trouvé des réponses à tous les problèmes scientifiques et moraux de sa profession, se plairait à dresser le bilan des observations, réflexions et conclusions d’une longue carrière. Je ne suis rien qu’un obscur jeune médecin pareil à des milliers d’autres, avec une intelligence moyenne et des connaissances moyennes. Les problèmes de toute sorte qui se dressent autour de moi, je les vois très nettement, et je vois aussi qu’ils réclament impérieusement d’être résolus : mais, au lieu de parvenir à les résoudre, sans cesse je suis plus frappé de leur difficulté. Mon seul privilège est, peut-être, de n’avoir pas encore atteint le degré d’endurcissement professionnel où l’on arrive, plus ou moins vite, dans tous les métiers. L’habitude n’a pas encore tout à fait achevé d’engourdir mes scrupules, d’éteindre mes doutes, d’émousser la vivacité de mes impressions. Et j’ai formé le projet de noter ici, à l’intention du lecteur, les divers sentiments que j’ai éprouvés durant ma carrière. Je vais essayer de raconter ce que je me rappelle de mes études, mes débuts dans la pratique médicale, les tristesses et les joies qu’elle m’a procurées. Je dirai ce que j’ai attendu de la médecine ; je dirai ce qu’elle m’a donné déjà, ce que j’espère qu’elle pourra me donner par la suite. Je m’appliquerai à dire tout cela le plus sincèrement possible, et sans rien cacher.

 

PREMIÈRE PARTIE

I. LE PREMIER CONTACT AVEC LA MÉDECINE

Au collège, où j’ai passé mon enfance, j’étais en somme un très bon élève ; mais, comme la plupart de mes camarades, je ressentais le plus profond mépris pour l’enseignement que nous y recevions. Je le considérais comme une corvée lourde et pénible, qui m’était imposée je ne savais pourquoi, et qui ne pouvait avoir pour moi aucun intérêt. À quoi pouvait me servir d’apprendre que tel ou tel livre eût été écrit dans tel ou tel siècle, qu’Othon le Grand se trouvât être le fils de tel personnage plutôt que de tel autre, ou encore que le verbe persuadeo se conjuguât de telle ou telle façon ? Mon développement se faisait en dehors de l’école, et c’est en dehors d’elle, aussi, que j’acquérais les connaissances qui m’intéressaient.

Tout cela changea brusquement lorsque j’entrai à l’université.

Dans les études médicales, les deux premières années sont consacrées aux sciences naturelles : la chimie, la physique, la botanique, la zoologie, l’anatomie et la physiologie. Ces sciences me donnaient des notions si nouvelles, si importantes, et si captivantes, qu’elles s’emparèrent complètement de mon être intime : le monde extérieur, grâce à elles, me devenait tout à coup clair et compréhensible ; et j’étais étonné d’avoir pu atteindre l’âge de vingt ans sans rien savoir de toutes ces vérités. Pas un jour ne se passait sans qu’une de mes leçons m’initiât à quelque découverte : ainsi j’étais frappé d’étonnement en apprenant que la viande, celle-là même que je mangeais sous forme de bifteks et de côtelettes, n’était autre chose que ces muscles mystérieux que je m’étais représentés, jusque-là, comme d’informes pelotons de filaments gris. Auparavant, je m’étais toujours imaginé que les aliments solides traversaient les intestins, tandis que les liquides passaient dans la vessie ; il me semblait que si, en respirant, la poitrine s’élargissait, c’était parce qu’une force inconnue y engouffrait l’air. Je connaissais les lois de la conservation de la matière et de l’énergie, mais, dans la profondeur de mon âme, je n’y croyais pas. Et c’est plus tard seulement, beaucoup plus tard, que j’eus l’occasion de me convaincre que la plupart des gens instruits avaient des idées non moins enfantines sur tout ce qui les entourait, et qu’ils n’en vivaient point plus malheureux pour cela.

Je prenais un plaisir tout particulier à l’étude de l’anatomie. On répète communément que la dissection, condition indispensable de cette étude, est, pour toute âme délicate, une chose répugnante. Et le fait est que quelques-uns de mes camarades avaient beaucoup de peine à s’habituer aux sinistres spectacles de l’amphithéâtre, avec ses cadavres déchiquetés aux yeux troubles, aux dents serrées, aux doigts crispés, Un de mes amis fut même forcé, à cause de cela, d’abandonner ses études médicales ; il commençait à souffrir d’hallucinations ; la nuit, il lui semblait que, de tous les côtés de sa chambre, il voyait ramper des têtes, des mains, des pieds ensanglantés. Mais, quant à moi, je m’y habituai assez rapidement. Je mettais même une sorte de passion à dépenser des heures entières à ces préparations, qui me dévoilaient tous les mystères du corps humain. Pendant sept ou huit mois, je m’occupai d’anatomie avec un zèle extraordinaire, je m’y adonnai complètement ; et, peu à peu, ma manière de concevoir l’humanité se trouva modifiée. Quand je marchais dans la rue, les yeux fixés sur le passant qui me précédait, celui-ci n’était plus pour moi qu’une espèce de cadavre vivant ; tantôt je voyais se contracter son glutæus maximus ; ou bien c’était son quadriceps femoris ; si, par hasard, il se penchait pour relever sa canne, je pensais à ses muscles recti abdominis, qui forçaient sa poitrine à se dilater. Mes proches, les personnes qui m’étaient les plus chères, elles-mêmes commençaient à se dédoubler pour moi.

Mais la méthode employée par les sciences naturelles produisait sur moi une impression plus forte encore que toutes ces belles notions qui s’ouvraient à moi. C’était une méthode prudente et scrupuleuse, qui ne laissait pas passer le détail le plus futile sans une vérification en règle, avec, à chaque pas, le contrôle sévère de l’expérimentation. Et ce qu’on apprenait suivant cette méthode, on se l’appropriait définitivement, il semblait impossible qu’on eût jamais besoin d’y revenir. C’est que cette méthode ne se présentait pas à nous sous la forme abstraite des règles scolastiques ; nous croyions la voir se dégager tout naturellement des phénomènes observés ; chaque fait, chaque explication d’un fait, venait nous confirmer, une fois de plus, le mot d’ordre de Bacon : « Non fingendum aut excogitandum, sed inveniendium quid natura faciat aut ferat, — ne pas inventer, ne pas imaginer, mais étudier ce que peut la nature. »

 

Pendant la seconde année, je terminai l’étude des sciences préparatoires. Je passai ensuite mon examen de philosophie, et les travaux cliniques commencèrent.

Aussitôt le caractère des sciences qu’on nous avait enseignées devint très différent, et se modifia du tout au tout. Après la science théorique, l’homme vivant ; les préparations microscopiques, les culture de bactéries, furent remplacées par des lésions et des plaies véritables. Les gens malades ou estropiés se succédaient sans fin devant mes yeux. On ne traite pas, dans les hôpitaux, les maladies bénignes, on n’y admet que des cas présentant une certaine gravité. Leur abondance et leur diversité produisaient sur moi un effet étourdissant ; j’étais frappé de la masse des maladies, de la variété incroyable des souffrances raffinées, que la nature nous tient en réserve ; et mon cœur, en présence de ces tourments, se glaçait d’effroi.

Le jour même de ma première leçon de clinique, il y avait dans notre hôpital un jardinier atteint du tétanos. Nous allâmes le voir. Le silence régnait dans le dortoir. Le malade était un moujik d’une taille gigantesque, robuste et musclé. Tout en transpiration, les lèvres crispées par une douleur folle, il était étendu sur le dos et roulait les yeux. Au moindre bruit, la sonnerie des tramways dans la rue ou le choc d’une porte qui battait, il commençait à se replier lentement sur lui-même, sa nuque se contractait, ses mâchoires se crispaient, se pénétrant l’une l’autre de telle sorte que les dents grinçaient, et une convulsion lente des muscles du dos soulevait tout son corps. Deux semaines auparavant, ce malade avait travaillé pieds nus dans son jardin ; une écharde lui était entrée dans le gros orteil, et cette infime circonstance avait été la cause de l’état où je le voyais.

C’est chose horrible de connaître l’existence de telles souffrances ; et plus horrible encore de constater avec quelle facilité on les contracte, et combien peu est garanti contre elles l’homme même le mieux portant. Deux semaines plus tôt, chacun aurait envié la forte santé de ce jardinier.

Un autre cas me frappa également : celui d’un beau garçon, un cocher, qui, en se promenant dans une cour, avait glissé et s’était frappé le dos contre le rebord d’une auge. Il était depuis six ans déjà à l’hôpital ; ses jambes pendaient comme les courroies d’un fouet ; le malade ne pouvait les remuer. Il satisfaisait à ses besoins naturels dans son lit ; il était aussi impuissant qu’un enfant à la mamelle. Et il restait ainsi couché des jours, des mois, des années ; et il n’y avait aucun espoir qu’il revînt jamais à son ancien état de santé.

Il y avait aussi à l’hôpital un employé d’octroi à qui une inflammation du nerf sciatique causait des douleurs intolérables. Celui-là criait aux professeurs : « Vous êtes tous des misérables, des charlatans ! Mais tuez-moi donc, au nom du ciel, je ne vous demande que cela ! ».

Par un beau soir d’été, ce pauvre homme s’était assis sur l’herbe humide de rosée...

Je voyais ces malheureux, j’entendais leurs cris, et je tremblais d’effroi.

« Ainsi donc, me disais-je, à chaque minute, à chaque pas, nous guettent des dangers, et nous sommes sans défense contre eux, car ils sont trop variés ; et il n’y a pas d’endroit où l’on puisse les éviter, car ils sont partout ! Ce que nous croyons être la santé n’est nullement un état stable de notre organisme ; à chaque fois que nous respirons, des myriades de bactéries pénètrent en nous ; à l’intérieur de notre corps se fabriquent sans cesse les pires poisons. Jamais nous ne pouvons nous croire indemnes : il est possible que, précisément à cette même minute où nous nous imaginons être bien portants, les forces de notre organisme soient impuissantes à nous défendre ; et alors notre cause est perdue. Alors, il suffit d’une égratignure insignifiante pour nous donner un érysipèle, un phlegmon, ou une septicémie ; d’un coup sans importance sortira un cancer ; une légère bronchite, causée par une fenêtre ouverte, dégénérera en tuberculose.

« Chez tous, dès la plus tendre enfance, s’installe le principe de la destruction ; l’organisme commence à se décomposer avant même de s’être développé. À Boston, on a fait une enquête sur les dents de 4 000 écoliers, et on a pu constater que les dents saines, surtout chez les enfants âgés de plus de dix ans, sont des exceptions. En Bavière, sur 500 écoliers des écoles primaires, on n’en trouva que 3 avec les dents absolument saines. Le Dr Babès, ayant fait, à l’hôpital de Budapest, l’autopsie de 100 cadavres d’enfants, a découvert chez 74 d’entre eux, dans les glandes bronchiales, les bâtonnets de la tuberculose ; et ces 100 enfants étaient morts de différentes maladies non tuberculeuses. Un bébé qui s’éveille a déjà du pus au coin des yeux. Il n’y a pas d’enfant qui ne souffre déjà d’un flux nasal, ni qui puisse se passer de mouchoirs. Or, si étonnant que cela puisse paraître à nombre de gens, le mouchoir est chose complètement inutile pour une personne bien portante. Quant à ce qui concerne les femmes, elles sont sujettes, normalement, physiologiquement, à être, chaque mois, malades pendant quelques jours... »

Avec un sentiment nouveau et étrange, j’étudiais les êtres humains qui m’entouraient ; ce qui me surprenait le plus, c’était le petit nombre de gens bien portants ; et encore presque tous, parmi eux, avaient un point faible quelconque. La terre commençait à me paraître une sorte d’immense hôpital. Oui, cela me semblait de plus en plus évident : l’homme normal, c’est l’homme malade, l’homme en bonne santé n’est qu’une heureuse exception, une anomalie.

Lorsque, pour la première fois, je me mis à l’étude de l’accouchement, et que j’ouvris un manuel d’obstétrique, je passai la nuit entière à le lire. Je ne pouvais m’en arracher. Pareil à un lourd et effrayant cauchemar, le processus « normal » de l’accouchement se déroulait devant moi. Les organes abdominaux meurtris et pressés par l’utérus gravide, les douleurs typiques du travail, tout ce chemin affreux que l’enfant se fraie en naissant, cette incroyable disproportion des mesures, tout cela me paraissait suprêmement anormal.

Je me rappelle, comme si c’était d’aujourd’hui, le premier accouchement auquel j’assistai. L’accouchée était une jeune femme déjà mère, femme d’un petit employé des postes. Elle était étendue sur le dos, le ventre enflé, énorme, les mains pendant impuissantes. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et, quand le travail commença, elle pliait les genoux et grinçait des dents, s’efforçant de retenir ses gémissements, mais gémissant toujours.

— Eh ! bien, eh ! bien, ma petite, un peu de courage ! disait d’une voix indifférente et tranquille l’interne, qui cherchait à la calmer.

La nuit fut infiniment longue. L’accouchée avait cessé de se contenir, ses cris remplissaient toute la chambre ; elle sanglotait, tremblait, et se tordait les doigts ; ses plaintes retentissaient jusque dans le corridor. Après un spasme très violent, elle saisit l’interne par le bras, et, livide, le visage tourmenté, elle le regardait avec des yeux suppliants :

— Docteur, dites-moi, est-ce que je vais mourir ? demanda-elle.

Le matin, le mari vint à la clinique s’informer de l’état de sa femme. Il était nerveux et inquiet.

Je l’examinais avec un sentiment pénible : c’était leur deuxième enfant, donc il savait que sa femme devait supporter ces tortures, et, tout de même, cela ne l’avait pas arrêté !... C’est seulement tard dans la soirée que l’accouchement se termina. La tête de l’enfant se montra, tout le corps de l’accouchée se mit à frémir nerveusement, se livrant à des efforts terribles pour expulser l’enfant. Celui-ci sortit enfin ; il avait une énorme enflure sanguinolente sur le côté gauche de la nuque, son crâne était informe et pointu. L’accouchée était sans connaissance, le périnée déchiré, nageant dans le sang.

— Un accouchement facile et sans intérêt ! prononça l’interne.

Tout cela aussi, c’était « normal » ! Et ce n’est pas que la « civilisation » ait rendu l’accouchement difficile : toujours les femmes ont enfanté dans d’affreux tourments ; et les anciens, déjà, s’étonnaient de cela, et ne pouvaient se l’expliquer que comme une malédiction de Dieu.

Ces diverses sensations s’entassaient dans mon cerveau, l’une sur l’autre, sans interruption, s’accentuant en couleurs de plus en plus vives.

Une fois, je me réveillai au milieu de la nuit.

Je venais de rêver que je traversais une étroite et sombre ruelle ; une voiture arrivait sur moi, elle me heurtait au côté, et il en résultait un pneumothorax. Je m’assis sur mon lit. Une pâle nuit éclairait la fenêtre ; dans la cuisine pleurait un enfant malade, le fils de la propriétaire. Tout ce que j’avais vu et pensé depuis quelque temps se dressa soudain devant moi, et je fus effrayé en constatant jusqu’à quel point l’homme est peu défendu contre les circonstances hostiles, à quel fil fragile sa santé est toujours suspendue.

« Si seulement on avait la santé, avec elle on ne craindrait rien, aucune épreuve ; la perdre, c’est tout perdre ; sans elle il n’y a pas de liberté, pas d’indépendance ; l’homme devient l’esclave des gens qui l’entourent et des habitudes qui lui sont imposées. Elle est le plus grand des trésors et le plus absolument nécessaire ; et, en même temps, il est si difficile de la conserver ! Il faudrait y consacrer toute son existence, toutes ses forces ; mais, outre que ce serait ridicule et lâche, nous n’obtiendrions, ainsi même, aucun résultat. Prendre garde ? Cela achèverait de nous faire perdre l’instinct de l’adaptation ; l’oiseau dort sous la pluie sans avoir rien à craindre, quoique mouillé jusqu’à la dernière plume ; nous, dans de telles conditions, nous contracterions quelque maladie mortelle. Et puis, comment prendre garde ? Nous ne savons rien sur la provenance du cancer, du sarcome, d’une foule d’affections nerveuses, du diabète, de la plus grande partie des maladies de la peau. Quelque précaution que j’observe, il est possible que, dans le courant de cette même année, je sois couché, atteint d’un « pemphigus foliacé » ; dans cette maladie, toute la peau se couvre d’ampoules molles, ces bulles crèvent et mettent à nu la couche extérieure du derme, qui alors ne pourra plus jamais être recouverte ; et l’homme, privé de son épiderme, ne sait plus comment s’asseoir, comment se coucher, parce que le moindre attouchement lui occasionne des douleurs cuisantes. N’est-ce pas étrange de penser à cela ? Mais ce malade atteint de pemphigus, que j’ai vu ces jours derniers à la clinique, était, lui aussi, il y a six mois, absolument bien portant, et ne s’attendait certes à rien de ce genre. À aucun moment notre santé n’est garantie. Et cependant on veut vivre, vivre et être heureux, et cela est impossible !.....

« Des tourments, des tourments sans fin, des tourments de tous les côtés et sous toutes les formes, voilà, — me disais-je, — en quoi consiste essentiellement la vie de l’être humain ! »

Et bientôt ces souffrances me touchèrent d’une façon encore plus tangible. J’avais sous le bras gauche, vers l’aisselle, une petite tache ; et sans aucun motif elle se mit soudain à grandir, devint douloureuse. J’avais peur d’en croire mes yeux ; mais, chaque jour, l’excroissance augmentait. Bientôt elle atteignit la grosseur d’une noisette. Il ne pouvait y avoir de doute ; ma tache se transformait en sarcome, en cet horrible mélano-sarcome qui, précisément, commence par des taches sans importance !

Je me rendis à la consultation de notre professeur de chirurgie, comme on va à l’échafaud.

— Monsieur le professeur, il me semble..... que j’ai un sarcome sous le bras ! dis-je d’une voix entrecoupée.

Le professeur me regarda attentivement.

— Vous êtes étudiant en médecine de troisième année ? demanda-t-il.

— Oui.

— Montrez-moi votre sarcome !

Je me déshabillai. Le professeur coupa la petite excroissance avec des ciseaux.

— Le frottement de votre manche a irrité le bouton, voilà tout ! Gardez ceci en souvenir de votre sarcome ! dit-il en me souriant avec bienveillance, et en me donnant le petit morceau de chair qu’il venait de m’enlever.

Je partis, confus et joyeux, éprouvant quelque honte de ma crainte puérile. Mais, peu de temps après, je découvris qu’il se passait en moi quelque chose d’anormal. Une paresse et un dégoût pour le travail m’envahissaient, l’appétit était mauvais, une soif ardente me tourmentait sans cesse ; je commençais à maigrir ; des abcès se montraient, tantôt ici, tantôt là, sur mon corps. J’urinais trop abondamment ; je cherchai s’il y avait du sucre dans mes urines ; non il ne s’en trouvait pas. Tous ces symptômes ressemblaient fortement à ceux du diabète insipide (diabètes insipidus). Avec un sentiment d’angoisse, je relus le chapitre relatif à cette maladie, dans le manuel de Strumpel :

« Les causes du diabète insipide sont encore absolument obscures. La plupart des malades appartiennent à la jeunesse ou à l’âge mûr, les hommes sont plus sujets à cette maladie que les femmes. La parenté entre cette maladie et le diabète sucré est évidente. Parfois l’une se change en l’autre. Cette maladie peut durer des années et même des dizaines d’années ; la guérison est très rare.... »

J’allai chez le professeur de thérapeutique. Sans lui faire part de mes soupçons, je lui racontai simplement ce qui ce passait en moi. À mesure que je parlais, le professeur fronçait d’avantage les sourcils.

— Vous supposez que vous avez le diabète insipide ? dit-il sèchement. Je vous félicite de lire avec tant de zèle vos traités de pathologie : vous n’avez pas oublié un seul symptôme, et je vous souhaite de répondre aussi bien sur le diabète lors de vos examens. En attendant, fumez moins, mangez davantage, prenez de l’exercice, et surtout tâchez d’oublier votre diabète !

 

II. L’HÔPITAL

L’objet de nos études était l’être humain vivant et souffrant. Et c’était pour moi une chose pénible de regarder ces souffrances, mais, au début, il m’était plus pénible encore d’avoir à les étudier. Voici, par exemple, un malade qui a l’épaule démise ; une maladie de cœur empêche de le chloroformer, et il faut lui remettre l’épaule sans l’endormir. Les aides saisissent fortement l’homme, qui se débat et hurle de douleur, et il me faut suivre attentivement la marche de l’opération faite par le professeur qui remet l’épaule ; il me faut rester sourd aux cris de l’opéré, ne pas voir le corps se tordant de douleur, étouffer en moi la pitié et l’énervement ! Quand on n’en a pas l’habitude, c’est très difficile, et l’attention se dédouble toujours. Je suis forcé de me répéter sans cesse, intérieurement, que ce n’est pas moi-même qui souffre, que je suis, moi-même, parfaitement bien portant, et qu’il s’agit d’une autre personne.

Les flots de sang dans les opérations chirurgicales, les cris des accouchées, les convulsions des malades frappés de tétanos, tout cela, au commencement, fait une forte impression sur les nerfs, et nuit à l’étude. Et il faut pourtant s’accoutumer à ces terribles spectacles.

D’ailleurs, cette habitude s’acquiert plus vite qu’on ne le pense ; je ne connais pas un seul cas où un médecin qui a pu supporter la dissection se soit écarté de la pratique médicale parce qu’il n’avait pas pu s’accoutumer aux cris et à la vue du sang. Et Dieu en soit loué, parce que cette dureté relative du cœur est non seulement utile, mais indispensable ; sur ce point-là, aucun doute n’est possible. Mais, dans l’étude de la médecine sur les êtres vivants, il y a un autre point encore plus complexe, et plus inquiétant.

Nous étudions sur les malades, et c’est à cette fin que les malades sont reçus dans les hôpitaux.

Si l’un d’eux ne veut pas se laisser examiner par les étudiants, aussitôt, sans autre forme de procès, on le renvoie. Et pourtant ce n’est point chose indifférente au malade, de servir à toutes ces expériences et démonstrations.

Il est sous-entendu que l’on cherche, autant que possible, à ménager le malade. Mais d’abord cela n’est pas toujours possible ; nécessairement, à l’occasion, il faut franchir certaines limites ; dans le cas par exemple où le patient est atteint d’une maladie rare et instructive, ou encore s’il y a peu de malades en traitement à l’hôpital. Cette dernière circonstance se présente non seulement dans les petites villes universitaires, mais même dans les plus grandes. Voici ce que nous apprend, entre autres, un rapport du professeur Eichwald, lu à l’Académie médico-chirurgicale de Pétersbourg : « En 1870, la première division thérapeutique de l’hôpital servait en même temps de matériel aux travaux des étudiants de troisième et de cinquième année, ainsi qu’aux étudiantes. Cet arrangement était très désagréable aux malades. Ces derniers se plaignirent plus d’une fois, attribuant l’état grave dans lequel ils se trouvaient au fait qu’ils servaient de sujets d’études ; et plus d’un, à cause de cela, a préféré quitter l’hôpital. »

Cependant, il faut reconnaître que de pareils cas sont l’exception. Ordinairement, lorsqu’on examine un malade, on s’arrange de manière à ce qu’il lui soit fait le moins de mal possible.

Mais ce qui importe avant tout, ce n’est pas le fait de ce mal plus ou moins involontaire. Devant mes yeux se dresse une salle à demi obscure. C’est la visite du soir : nos stéthoscopes dans les mains, nous sommes groupés autour d’un interne qui nous démontre, sur un malade, la respiration amphorique. Le malade, simple ouvrier dans une filature, est au dernier degré de la phtisie ; son jeune visage, excessivement amaigri, est légèrement bleui : il respire vite et superficiellement ; dans ses grands yeux, fixés au plafond, on lit qu’il souffre au plus profond de son âme.

— Si vous appuyez votre stéthoscope contre la poitrine du malade, — explique l’interne, — et qu’en même temps vous frappiez à côté avec le marteau sur le cleysimètre, vous entendrez un bruit franc, métallique, qu’on nomme « amphorique ». À vous d’abord, collègue ! — poursuit-il en s’adressant à un étudiant, et en lui montrant le malade. — Allons, mon ami, mets-toi sur le côté, lève-toi, assieds-toi ! »

Et cela fait un contraste brutal, cette souffrance solitaire et les explications indifférentes dont elle est le sujet. Souvent le malade y est très sensible. Les malades gravement atteints, et qui sont justement prisés comme des sujets d’étude précieux, sont très affectés par toutes les expériences qui ne concernent pas directement leur traitement, et pour lesquelles ils éprouvent la plus grande répugnance. Les gens tant soit peu aisés, pour cette raison même, ne vont jamais à l’hôpital, quoique sous tous les autres rapports ils y trouveraient des commodités qu’ils n’auront nulle part ailleurs. En 1878, une commission de l’Académie médico-chirurgicale avait été nommée pour rechercher les meilleurs moyens d’augmenter le matériel d’études dans les hôpitaux. La commission proposa, entre autres moyens, d’augmenter le nombre des lits gratuits, « la création de lits payants n’étant pas pratique, était-il dit dans le rapport, car les gens aisés ne vont pas dans les hôpitaux, de peur que les expériences et les démonstrations dont ils deviennent le sujet, pour les étudiants, ne leur causent des impressions trop douloureuses ». En 1880, la même commission demanda l’augmentation des lits gratuits, se basant sur le fait que les lits payants restaient vides presque toute l’année.

J’entends dire : « Peut-être que, pour le malade, toutes ces démonstrations et ces expériences sont en effet très vexatoires, mais aussi il est soigné gratuitement à l’hôpital, où il est entouré de sollicitude ». C’est parfaitement vrai ; mais les gens aisés sont entourés de cette même sollicitude sans recourir à l’hôpital, et plus d’une fois a surgi devant moi cette question : que deviendraient les facultés de médecine si tous les malades étaient riches ? Il est probable qu’elles se trouveraient absolument désorientées. D’ailleurs on peut remarquer que, de nos jours, de nombreuses tentatives se font pour mettre le malade à l’abri de ces recherches scientifiques. Ainsi, par exemple, en 1893, à Berlin, les sociétés de secours ouvrières se liguèrent contre l’hôpital de la Charité ; au nombre des demandes présentées par ces sociétés figurait la suivante : « Une entière liberté doit être laissée au malade pour permettre ou défendre qu’on le traite comme un sujet d’enseignement ».

Si tous les malades jouissaient de cette liberté, beaucoup d’entre eux nous répondraient :

— Laissez-moi tranquille, je comprends bien que c’est nécessaire pour la science, mais je souffre, et je n’ai que faire des intérêts de la science en ce moment !

Mais voilà un malade qui meurt. Les mêmes règlements qui exigent, de la part des malades, qu’ils se laissent examiner sans récriminer par les étudiants, prescrivent également l’autopsie de tous ceux qui meurent dans les hôpitaux universitaires.

Chaque jour, le matin, dans l’antichambre de la clinique, on peut voir une foule de pauvres femmes qui attendent, pendant des heures, l’interne de service. Lorsque celui-ci passe, elles l’arrêtent et le supplient de leur rendre, avant l’autopsie, le corps de leur enfant, de leur mari, ou de leur mère. C’est là qu’on assiste quelquefois à des scènes déchirantes. Il est évident qu’à chaque demande de ce genre est opposé un refus catégorique. Alors, n’ayant rien obtenu de l’interne, la solliciteuse va plus loin, s’adresse à tous les bureaux, arrive jusqu’au professeur lui-même, et, tombant à ses pieds, le supplie de ne pas laisser faire l’autopsie du mort.

— Sa maladie vous est connue : pourquoi, même après sa mort, le tourmenter ?

Et, là aussi, elle rencontre le même refus. Il est absolument nécessaire de pratiquer l’autopsie ; sans elle, tout l’enseignement clinique perd sa raison d’être.

Mais, pour la mère, l’autopsie de son enfant lui cause autant de chagrin que sa mort. Les gens cultivés eux-mêmes ne consentent la plupart du temps que difficilement à l’autopsie de leurs proches ; pour un pauvre être sans instruction, cette opération a quelque chose de terrible. Plus d’une fois j’ai vu une misérable ouvrière de fabrique, une femme qui gagnait 40 kopecks par jour, glisser un billet de trois roubles dans la main de l’interne pour essayer ainsi de sauver le corps de son enfant de la « profanation ».

Qu’on se rappelle les sanglots de Timothéa pleurant la mort de son petit enfant, dans le beau poème de Nekrassof :

 

Je ne proteste pas

Parce que Dieu a rappelé à lui mon petit ;

Mais ce qui est navrant, c’est de savoir

Qu’ils ont profané son cadavre,

Et que, semblables à de sombres corbeaux,

Ils ont partagé son corps blanc en morceaux.

Est-ce que ni Dieu ni le tzar ne défendront cela ?

 

Un jour, en été, j’assistais à l’autopsie d’une fillette qui était morte d’une pneumonie. La plupart de mes camarades étaient partis en vacances ; l’un des internes et moi, seuls, étions là. L’aide, un homme très grand, avec une barbe noire, ouvrit le corps et sortit les entrailles. La morte gisait, la tête rejetée en arrière, avec une fente sanglante et largement béante qui traversait la poitrine et le ventre ; dans une flaque de sang caillé, les entrailles faisaient tache sur le marbre blanc de la table. Le prosecteur coupait avec un scalpel le poumon, posé sur une planchette de bois.

— Qu’est-ce que vous faites là ? cria soudain une voix haletante.

Sur le seuil de la porte se dressait un homme à barbe rousse, vêtu d’une blouse ; son visage était mortellement pâle et effaré par l’épouvante. C’était un cordonnier, le père de la fillette ; se rendant au bureau pour savoir quand on pourrait habiller l’enfant, il s’était trompé de porte et était entré dans la salle de dissection.

— Que faites-vous là, bandits ? — hurla-t-il, tout tremblant, et fixant sur nous ses yeux démesurément ouverts. Le scalpel s’arrêta dans la main du prosecteur.

— Eh ! bien, eh ! bien, tu n’as rien à faire ici ! Va-t’en ! — dit l’aide, tout pâle lui aussi, et allant à la rencontre de l’homme.

— On profane donc les enfants, ici ? — criait l’autre, avec indignation ; en nous menaçant de ses poings fermés. — Qu’avez-vous fait de mon enfant ?

Il s’élança vers nous. L’aide l’attrapa sous les bras et l’entraîna. L’homme se cramponnait au loquet de la porte, et criait : « Au secours ! au secours ! »

L’aide réussit enfin à le pousser dans le corridor et à nous enfermer à double tour. Longtemps encore, le pauvre père continua à frapper contre la porte, en criant « au secours », jusqu’à ce qu’à la fin le prosecteur appelât, par la fenêtre, des gardiens, qui l’emmenèrent.

Si jamais cet homme a un autre enfant malade, il se ruinera en remèdes ou laissera mourir son enfant faute de soins, plutôt que de le conduire à l’hôpital : pour un père, consentir à la profanation du corps de l’enfant qu’il aimait, c’est payer trop cher les soins qu’il a pu recevoir.

Il faut ajouter, en même temps, que, outre les grands hôpitaux, tous les établissements gratuits pour malades se sont arrogé le droit d’autopsie ; ils ont usurpé ce droit, car la loi ne le leur donne pas. Les autopsies obligatoires n’ont lieu, d’après la loi, que dans un but médico-juridique. Mais je ne connais pas un seul hôpital où, sur la demande des parents, le corps ait été délivré avant l’autopsie ; les parents eux-mêmes ignorent qu’ils ont le droit de s’opposer à cette formalité.

J’ajoute que l’autopsie, même si le patient est mort d’une maladie ordinaire, est excessivement importante pour le médecin : elle lui indique ses fautes et le moyen de les éviter, elle le rend plus attentif pour le diagnostic ; elle lui donne le moyen d’étudier, dans chaque détail anatomique, le tableau de chaque maladie. Sans autopsie, il ne saurait y avoir de bons médecins, sans autopsie la science médicale ne saurait progresser ni se perfectionner.

Il serait donc indispensable que tout le monde comprît cela le plus clairement possible, et que chacun voulût bien consentir à l’autopsie de ses proches. Mais, jusqu’à présent, il n’en est pas ainsi, et les hôpitaux atteignent ce but en faisant l’autopsie des morts contre le gré des parents. Ces derniers ont beau s’humilier, s’agenouiller devant les médecins, essayer de les corrompre par de l’argent, tout cela est inutile. Alors, par crainte de l’autopsie, les parents s’opposent de toutes leurs forces à l’entrée du malade à l’hôpital ; et il périt à la maison, faute de soins intelligents, en l’absence de tout confort.

Voici un cas qui se produisit, par la suite, dans notre hôpital : un petit garçon de cinq ans s’y trouvait, souffrant d’un typhus abdominal ; des indices d’une perforation de l’intestin se montrèrent ; dans de tels cas, et avant tout, un repos absolu est de rigueur pour le malade. Or, soudain, la mère demanda à reprendre son enfant ; elle ne voulait pas se laisser persuader : « Il mourra quand même, — répétait-elle, — et au moins, s’il meurt à la maison, on ne le disséquera pas ! » Le médecin de service fut forcé de laisser partir le petit garçon ; mais, en route, l’enfant mourut.

Cet événement agita beaucoup tous les médecins de notre hôpital. On discutait, bien entendu, sur la sauvagerie et sur la cruauté du peuple russe ; on se demandait si le médecin de service avait le droit de laisser emmener un malade, s’il n’était pas coupable de la mort de l’enfant au point de vue moral ou juridique, etc.

Mais il y avait encore une autre question intéressante, dont personne ne s’occupait : combien devait être terrible la frayeur de la mère à l’idée de l’autopsie, pour que, afin de l’éviter, elle se fût résolue à jouer ainsi la vie même de son enfant ! Et certes le médecin de service n’était ni un « sauvage », ni un « homme cruel » ; mais, trait bien caractéristique, la pensée ne lui était pas même venue, — pensée pourtant si naturelle et qui eût tout simplifié ! — de promettre à la mère qu’en cas de mort, l’autopsie de l’enfant n’aurait pas lieu.

Encore, parmi ceux qui ont à souffrir de cette nécessité d’étudier la médecine sur des sujets vivants, sont-ce surtout les femmes qui sont à plaindre. Il m’est infiniment pénible d’avoir à parler de tout cela, mais j’ai prévenu que je dirais tout.

Une salle de clinique, dans notre hôpital. Sur l’estrade, vers le professeur, s’avance, accompagnée de deux étudiants, une jeune femme atteinte de pleurésie. Un étudiant désigné d’avance a lu tout ce qui concerne cette maladie. Il s’approche de la malade, qui a le buste enveloppé d’un châle, et la touche à l’épaule en lui montrant du geste qu’il faut se déshabiller. Tout mon sang afflue au visage, c’est la première fois qu’on nous montre une jeune malade. Celle-ci enlève son châle et son corsage, et rabat sa chemise jusqu’à la ceinture, son visage est tranquille et fier.

On commença à l’ausculter. J’étais assis, tout rouge, m’efforçant de ne pas voir la malade ; il me semblait que tous les regards de mes camarades étaient fixés sur moi ; lorsque je levais les yeux, je voyais devant moi ce visage toujours fier, tranquille et beau, mollement incliné, comme si c’était une autre femme qu’eussent palpée toutes ces mains masculines. La leçon se termina. En me levant, je rencontrai le regard de mon voisin, — un de mes camarades, qui m’était presque inconnu : et soudain nous lûmes dans les yeux l’un de l’autre le même sentiment, nous nous regardâmes avec une sorte de honte, et vivement nous détournâmes les yeux.

Avais-je éprouvé quelque sensation de volupté lorsque la malade s’était déshabillée sous nos yeux ? Oui, mais je me rappelle que ce que je ressentais surtout, c’était la peur que ce sentiment pût me venir. Et je me rappelle qu’ensuite, dans ma chambre, le souvenir de ce qui s’était passé revêtit, de plus en plus, une nuance finement voluptueuse ; et, avec un plaisir secret, je pensais que de pareils cas se présenteraient encore plus d’une fois.

C’est, en effet, ce qui arriva. Je me rappelle surtout une malade nommée Anna Gratcheva. C’était une jeune fille étonnamment belle, âgée de dix-huit ans. Elle avait une maladie de cœur, avec un bruit présystolique très caractérisé. Le professeur nous recommandait de l’ausculter souvent. Nous nous approchions d’elle, elle rabattait sans hésiter et tranquillement sa chemise, s’asseyait sur son lit, nue jusqu’à la ceinture, pendant que un à un nous l’auscultions, chacun à notre tour. Je m’efforçais de la considérer avec l’œil d’un médecin, mais je ne pouvais pas ne pas m’apercevoir qu’elle avait de belles épaules et une belle poitrine ; je ne pouvais pas non plus ne pas remarquer que mes camarades s’intéressaient un peu trop aux bruits présystoliques, et cela me donnait une espèce de malaise. Et, justement parce que je sentais l’impureté de nos regards, une honte me venait pour cette jeune fille. Quelle loi lui imposait de se déshabiller ainsi devant nous, et cela n’aurait-il aucune suite pour elle ? Alors je tâchais de lire sur son beau visage, encore enfantin, toute l’histoire de son séjour dans notre hôpital, comment elle s’était révoltée quand, pour la première fois, elle avait été forcée de se montrer nue devant tous, puis comment elle avait dû en prendre son parti, parce que, chez elle, on n’avait pas les moyens de la soigner, et comment, enfin, peu à peu, elle s’était résignée à cette obligation.

À la clinique des malades vénériennes, une jeune femme vint un jour avec un billet de son médecin, qui demandait au professeur de déterminer si une éruption, survenue chez elle, était d’origine syphilitique.

— Où est-elle, cette éruption ? demanda le professeur à la malade.

— Sur la main.

— Ça, c’est des bêtises, d’anciens furoncles ! Et encore où ?

— Sur la poitrine, — répondit la femme en hésitant. — Mais c’est absolument la même chose !

— Montrez !

— Mais c’est la même chose, il n’y a rien à voir ! répliqua la malade en rougissant.

— Et cependant, montrez-nous cela ! Nous sommes des gens très, trè-è-s curieux ! — dit le professeur avec un sourire agréable.

Après une longue résistance, la malade retira son corsage.

— Eh ! bien, cela encore, ce sont des bêtises ! dit le professeur. Dites à votre médecin qu’il n’y a rien de sérieux !

Entre temps, l’interne qui avait abaissé la chemise de la malade, lui examinait le dos.

— Serguey Ivanovitch, il y a autre chose ! murmura-t-il à demi-voix, en s’adressant au professeur.

Le professeur regarda le dos de la malade.

— Ah ! ah ! ceci est une autre affaire ! dit-il. — Déshabillez-vous complètement... allez derrière le paravent... Qu’on amène la suivante ! commanda-t-il.

La malade s’en alla lentement derrière le paravent. Le professeur examina quelques autres femmes.

— Eh bien, que fait notre première malade ? S’est-elle déshabillée ? demanda-t-il.

L’interne courut derrière le paravent. La malade était habillée, et pleurait. Il la força à se déshabiller complètement, on la mit sur une couchette, on lui écarta les jambes et on l’examina, on l’examina longuement, d’une manière qui me parut dégoûtante.

— Rhabillez-vous ! — dit enfin le professeur. — Il est assez difficile, Messieurs, de se prononcer d’une manière certaine, —ajouta-t-il en s’adressant à nous, pendant qu’il se lavait les mains. — Il faudra, ma chère amie, que vous reveniez nous voir dans une semaine !

La malade était déjà habillée. Elle se tenait debout, immobile, respirant péniblement ; elle considérait le plancher, de ses yeux largement ouverts.

— Non, je ne reviendrai plus ! répondit-elle d’une voix tremblante ; et, se détournant vivement, elle s’en alla.

— Qu’a-t-elle donc ? demanda avec étonnement le professeur, en nous regardant.

Le soir même de ce jour, une étudiante de ma connaissance vint me voir. Je lui racontai la chose.

— Oui, c’est répugnant, dit-elle. Mais, en fin de compte, qu’y faire ? Sans cela, on ne pourrait pas étudier... il faut en prendre son parti.

— Absolument vrai ! Mais répondez-moi franchement : si un cas pareil vous arrivait, à vous, — imaginez un peu cela, — seriez-vous revenue à notre consultation ?

Elle se tut.

— Non, je n’y aurais pas été ! Pour rien au monde ! — dit-elle enfin, avec un sourire embarrassé, et les épaules soulevées d’un frisson. — J’aurais mieux aimé mourir !

Et elle, cependant, elle respectait profondément la science, et elle admettait qu’il était impossible de faire de bonnes études sans la démonstration sur le sujet vivant. Tandis que l’autre femme ne comprenait rien de tout cela, et savait seulement qu’elle n’avait pas de quoi payer un médecin, et qu’elle avait trois enfants.

C’est la misère qui refoule les nécessiteux vers les hôpitaux, pour la plus grande utilité de la science. Ne pouvant payer leur traitement en argent, ils acquittent leur dette en prêtant leur corps.

Mais ce n’est pas seulement à Pétersbourg que beaucoup d’entre eux ne peuvent se résigner à toutes les conséquences de leur misère, et préfèrent mourir sans secours que de se soumettre aux curiosités des étudiants en médecine. Voici, par exemple, ce que dit un célèbre gynécologue allemand, le professeur Hofmeier :

« L’enseignement, dans les cliniques de femmes, nous est rendu très difficile par une timidité naturelle aux femmes, et par le dégoût absolument compréhensible qu’elles éprouvent à l’idée d’une démonstration devant les étudiants. En me basant sur mon expérience, je crois que, dans les petites villes, il serait à peine possible d’avoir une clinique gynécologique si toutes les malades n’étaient chloroformées quand il s’agit de les examiner. Sans compter que cet examen, surtout s’il est fait par des mains inhabiles, est souvent très douloureux, et, lorsqu’il y a un grand nombre d’étudiants, la malade court le risque de beaucoup souffrir. C’est à cause de cela que, dans la plupart des cliniques de femmes, les patientes sont chloroformées avant d’être examinées.

« Le plus mal partagé de tous les services, pour les étudiants, c’est la gynécologie, surtout dans les petites villes. Celui qui veut acquérir des connaissances véritables doit examiner lui-même ses malades, qui considèrent cette nécessité justement comme un grave inconvénient. La terreur qu’elles éprouvent devant cette obligation, surtout en présence des étudiants, l’emporte souvent, chez elles, sur le danger de rester sans aucun secours médical. »

Si l’on raisonne froidement, une telle susceptibilité peut sembler hors de proportion : les étudiants ne sont autre chose que des médecins, et on ne se gêne pas avec le médecin. Mais le point de vue change complètement lorsqu’on se met à la place de ces malades. Nous autres, hommes, nous sommes moins enclins à la pudeur que les femmes : et cependant, jamais moi, par exemple, je ne consentirai à ce qu’on m’amène sans aucun vêtement devant une assemblée d’une centaine de femmes, à ce que ces femmes me palpent, m’examinent, m’interrogent sur toutes sortes de points sans reculer devant rien !

Il me paraît très évident que, si cette susceptibilité est déraisonnable, il importe cependant d’en tenir compte. Et cependant il est impossible d’étudier autrement la médecine, c’est tout à fait impossible. Au moyen âge, les études se bornaient à des cours purement théoriques dans lesquels on commentait les ouvrages des vieux maîtres grecs, latins, et arabes ; la préparation pratique des étudiants ne rentrait pas dans les cours de l’université. Et même en 1840, dans quelques universités attardées, ainsi qu’en témoigne notre célèbre chirurgien Pirogoff, on démontrait la saignée sur des morceaux de savon, et les amputations au moyen de navets. Pour le bien de la médecine et des malades, ces temps ont passé sans rémission, et les regretter serait criminel ; aucune science plus que la médecine ne souffre de l’absence de préparation pratique. Or ce domaine de la pratique ne saurait exister sans être accompagné des faits décrits ci-dessus.

Ici nous nous heurtons à l’une de ces contradictions que nous rencontrerons encore très souvent par la suite : l’existence des facultés de médecine, — où l’on enseigne la plus humaine de toutes les sciences, — est impossible sans qu’on foule aux pieds la plus élémentaire pitié. On est forcé de tirer parti de l’impossibilité où se trouvent les pauvres gens de se soigner à leurs propres frais ; les malades sont transformés en mannequins à démonstration, on piétine sans remords la pudeur des femmes, et on augmente le chagrin, déjà assez grand, de la mère, en faisant subir l’autopsie à son enfant mort. Les facultés de médecine ne peuvent pas agir autrement : il y a si peu de malades qui seraient disposés à servir la science de leur plein gré !

Je ne sais absolument pas quelle conclusion on peut tirer de ces considérations ; je sais seulement que l’étude de la médecine est indispensable, et qu’on ne peut l’étudier autrement ; mais je sais aussi que, si la science forçait ma femme ou ma sœur à se trouver dans la situation de la patiente dont j’ai parlé, je dirais alors que je n’ai que faire des études de médecine, et qu’on n’a pas le droit de fouler ainsi aux pieds les droits d’un être humain, simplement parce qu’il est pauvre.

 

III. LES PREMIERS DOUTES

En troisième année, deux semaines environ après l’ouverture des cours, j’assistai pour la première fois à une autopsie. Sur une table de marbre était étendu le cadavre, maigre comme un squelette, d’une femme de quarante ans. Le professeur d’anatomie pathologique, portant un tablier de cuir, enfilait des gants de caoutchouc, tout en plaisantant agréablement ; à côté de lui, revêtu de sa blouse blanche, se tenait le professeur de chirurgie, dans la clinique duquel était morte la femme dont on allait faire l’autopsie. Les étudiants se pressaient sur les bancs de l’amphithéâtre. Le chirurgien était visiblement troublé ; il frisait nerveusement ses moustaches, et, avec un air d’ennui affecté, jetait de rapides coups d’œil sur les étudiants. Lorsque le professeur d’anatomie lâchait quelque facétie, il s’empressait de sourire d’un air prévenant ; et, d’une façon générale, son attitude envers son collègue avait quelque chose de craintif, comme celle de l’élève au moment d’un examen. Je le regardais, et cela me paraissait étrange de penser que c’était là le même homme dont nous avions si peur, et qui, dans sa clinique, considérant tout le monde d’un œil si majestueusement olympien.

— Elle est morte d’une péritonite ? demanda brièvement le professeur.

— Oui.

— Elle a été opérée ?

— Opérée, oui !

— Eh ! eh ! grommela le professeur en remuant légèrement les sourcils ; et il se mit en devoir de commencer l’autopsie.

Le prosecteur traça sur le cadavre une longue entaille qui allait du menton jusqu’à la symphyse pubienne. Le professeur mit soigneusement à nu la cavité abdominale, et commença à examiner le péritoine enflammé et les anses intestinales agglutinées. Un interne nous avait fait part, la veille, à la clinique, de ses soupçons sur les causes qui avaient déterminé la mort de la malade : la tumeur qu’on avait voulu enlever s’était trouvée adhérer fortement aux intestins, et, probablement, ceux-ci avaient été légèrement blessés au cours de l’opération, ce qui avait amené une péritonite. L’autopsie confirma ce diagnostic. Le professeur rechercha l’endroit blessé, coupa le morceau d’intestin avec la blessure, et l’envoya, sur une assiette, aux étudiants. Ceux-ci regardaient avec curiosité cette petite plaie mortelle entourée de suppuration. Le chirurgien fronçait les sourcils, et frisait ses moustaches. Je le suivais du regard avec une persistance méchante : « Le voilà donc, pensais-je, le tribunal où, sans rémission, se découvrent et se punissent toutes leurs erreurs ! Cette femme est venue à lui pour chercher un soulagement, et justement, grâce à lui, la voici couchée devant nous ! Je me demande seulement si les proches de la malheureuse ont été informés, et si on leur a expliqué la cause de la mort ? »

L’autopsie se termina. Dans son rapport, le professeur reconnaissait que la péritonite était certainement survenue à la suite d’une lésion de l’intestin ; mais il affirmait que, vu l’énorme masse d’adhérences que la tumeur avait contractées, c’eût été très difficile, ou plutôt tout à fait impossible, d’éviter cette petite blessure. « Dans des opérations aussi difficiles, — ajoutait-il, — le meilleur chirurgien n’est pas à l’abri d’un accident de ce genre. »

Alors les deux maîtres se serrèrent amicalement les mains, et partirent chacun de son côté. Les étudiants se précipitèrent vers la sortie. Je ressentais une impression étrange et pénible de cette première autopsie à laquelle j’avais assisté.

« La péritonite s’est déclarée à la suite d’une légère blessure de l’intestin ; de pareils accidents arrivent au meilleur chirurgien ! » Comme tout cela est simple ! C’est comme une vulgaire expérience chimique qui aurait raté. Les causes de l’insuccès se constatent tout tranquillement ; l’auteur, même s’il s’échauffe, ne s’échauffe que par amour-propre. Et pourtant, ici, il s’agit, ni plus : ni moins, d’une vie humaine, de quelque chose d’important et de sacré. Et devant moi, inévitablement, se posait cette question : « Un opérateur de ce genre a-t-il le droit de s’occuper encore de chirurgie, puisque lui, le docteur, celui qui doit guérir, tue le malade ? » C’était une contradiction si révoltante qu’on ne pouvait pas l’admettre. Et cependant personne n’avait l’air de s’en apercevoir !

J’avais l’impression d’être entré au collège des augures. Nous, les augures futurs, on ne se gênait pas avec nous et l’on nous mettait dans le secret de l’affaire. Libre aux profanes de s’indigner contre cette parodie ! Nous, médecins, nous devions nous habituer à considérer les choses d’une manière plus large !

Plus mes connaissances en médecine augmentaient, plus se fortifiaient en moi les impressions que j’avais ressenties lors de cette première autopsie. Dans les salles d’hôpital, aux cours théoriques, à la dissection, dans les manuels, partout je retrouvais la même chose. À côté de cette médecine tant vantée qui guérit et ressuscite, et pour laquelle j’étais entré à l’université, j’en découvrais sans cesse plus nettement une autre, — impuissante, celle-là, sans force, commettant des erreurs, se livrant au mensonge, se faisant fort de soigner des maladies qu’elle ne pouvait pas déterminer, et déterminant avec précision des maladies qu’elle savait ne pouvoir pas guérir. Dans les manuels, je lisais des descriptions qui aboutissaient à des remarques dans le genre de celle-ci : « Le diagnostic n’est guère possible que sur la table de dissection » ; — comme si un tel diagnostic pouvait servir à quelque chose !

On amena un jour devant nous un enfant atteint d’un pyo-pneumothorax tuberculeux ; il avait le corps maigre et desséché, la respiration rapide et fréquente ; lorsqu’on le mettait sur le dos, il commençait à tousser de telle sorte qu’on pouvait croire que, sous la violence de la toux, il allait expectorer ses poumons. Le professeur, la physionomie aussi sérieuse que s’il accomplissait quelque rite très grave, déterminait les limites de la matité, le degré de déplacement du médiastin, etc. Je l’observais tout en dissimulant un sourire. Quelle peine il prenait pour cet examen, et tout cela pour finir par nous dire que l’état du malade était désespéré, et que nous n’étions pas en mesure de le guérir ! À quoi bon, alors, le diagnostic ? Quelque juste qu’il soit, il se résume en fin de compte dans ce mot de Molière : « Ils vous diront en latin que votre fille est malade. » Tout cela était triste et risible à la fois.

 

Der Geist der Medicin ist leicht zu fassen,

Ihr durchstudirt die gross und kleine Welt,

Um es am Ende gelin zu lassen

Wie’s Gott gefællt ![2]

(Gœthe, Faust.)

 

Dans le traitement des maladies, ce qui m’étonnait surtout, c’était l’équilibre instable et l’indécision de la science, la grande quantité de remèdes proposés pour chaque maladie, et, à côté de cela, le peu de foi accordée à ces remèdes. « Le traitement de l’anévrisme aortique, lisais-je par exemple dans le traité de Strumpel, fournit jusqu’à présent des résultats sujets à caution ; cependant, dans chaque cas donné, nous avons le droit d’essayer tel ou tel des remèdes les plus recommandés ». « Pour arrêter le retour des crises d’asthme, lisais-je plus loin, on recommande beaucoup de moyens : l’arsenic, le sulfate de zinc, l’azotate d’argent, le bromure de potassium, la quinine, et bien d’autres choses encore. Il n’est pas nuisible d’essayer un de ces remèdes, mais on ne doit guère en attendre un bon résultat... » Et ainsi de suite. On peut tenter ceci, certains maîtres sont très satisfaits de cela, il est bon d’essayer telle ou telle chose.

J’étais venu à l’université pour qu’on m’enseignât comment on guérit les malades, et l’on me proposait « d’essayer », et encore sans aucune garantie de succès !

À chaque instant, j’apprenais des choses qui ébranlaient davantage en moi tout respect envers la médecine, et toute foi en sa puissance.

La pharmacologie nous faisait faire la connaissance d’une quantité de remèdes qui étaient absolument sans effet, et que, cependant, elle nous conseillait d’employer. « Supposons que la i maladie du patient soit inguérissable, ou encore qu’elle ne nous paraisse pas déterminée, et qu’il faille attendre qu’elle s’affirme dans un sens ou dans l’autre, vous ne pouvez cependant pas laisser le malade sans médicaments. Dans cette conjoncture, il faut recourir à des pratiques inoffensives ; il existe même en médecine un terme spécial pour les cas de ce genre : ordonner des remèdes ; ut aliquid fiat (abréviation pour ut aliquid fieri videatur, c’est-à-dire pour que le malade suppose qu’on fait quelque chose pour lui). » Et le professeur nous débitait tout cela avec un sérieux imperturbable. Et moi, je le regardais dans les yeux, riant en moi-même, et je pensais : « Est-ce que tu n’es pas un véritable augure ? et ne nous éclaterons-nous pas de rire au nez, de même que les augures, lorsque nous verrons notre malade regarder sa montre pour ne pas arriver en retard de dix minutes à la consultation, où nous lui prescrirons un peu d’acide léger dans du sirop ? » Je remarquais également qu’en médecine il y avait en assez grand nombre de ces termes spéciaux, comme, par exemple : « Établir un diagnostic ex juvantibus, en se basant sur ce qui peut soulager ». Ainsi, on prescrit au malade un traitement donné, et, si ce traitement le soulage, on en conclut que le malade souffre de telle ou telle maladie. On fait le deuxième pas avant le premier ; c’est la médecine pratiquée à rebours.

Je commençais à devenir complètement sceptique en ce qui concerne la médecine, de ce scepticisme si caractéristique des demi-savants. Il me semblait que je comprenais, à présent, tout le sens de la médecine ; que, exception faite de deux ou trois systèmes de guérison véritable, tout le reste n’était que du « latin de cuisine » ut aliquid fiat ; et qu’avec les moyens si pauvres et si peu perfectionnés dont la science disposait, elle errait dans l’obscurité en faisant semblant de savoir quelque chose. S’il m’arrivait de parler médecine avec des profanes, je souriais, et j’affirmais qu’en toute franchise notre savoir n’était que du charlatanisme.

Comment avais-je pu tirer une conclusion si ferme et si enracinée des considérations que je viens de présenter ? À l’origine de mes convictions, je crois qu’il y avait cette opinion, très répandue, et qu’involontairement je partageais : « Tu es médecin, donc tu dois savoir reconnaître et guérir toute maladie ; si tu ne peux le faire, c’est que tu n’es qu’un charlatan ! » Je fermais les yeux sur les moyens et les ressources de la science, sur ce qu’elle arrivait à accomplir ; et je me moquais d’elle parce qu’elle ne pouvait pas triompher de toutes les difficultés.

« Rien ne doit être impossible aux médecins » : voilà le point de vue qui est celui de la grande majorité du public ; et c’est ainsi que, moi aussi, je jugeais.

 

Mais il suffit d’un seul fait pour que mes idées subissent un revirement complet. À la section de chirurgie était entrée une femme d’environ cinquante ans, avec une grosse tumeur dans le côté gauche du ventre. Je fus désigné pour la soigner. Mes obligations consistaient à déterminer la maladie, à en suivre le cours, à démontrer le cas devant les étudiants, en en présentant toute la monographie, à faire part de ce que j’aurais rencontré pendant l’examen, et à donner mon diagnostic. Après quoi, le professeur m’indiquerait mes erreurs, examinerait lui-même attentivement la malade, et prescrirait le traitement.

La tumeur de ma malade occupait tout le côté gauche du ventre, depuis l’hypochondre jusqu’à l’os iliaque. Qu’était cette tumeur, et de quel organe provenait-elle ? Ni l’interrogatoire de la malade, ni son examen, ne me donnaient aucun renseignement tant soit peu précis ; on pouvait, avec une égale vraisemblance, dire que c’était un kyste de l’ovaire, un sarcome des ganglions épiploïques, un échinocoque de la rate, une hydronéphrose, ou un cancer du pancréas.

Je scrutai les traités les plus divers : et voici ce que j’y trouvai :

« Il est très facile de confondre l’hydronéphrose avec l’échinocoque du rein. Nous avons souvent vu telle tumeur du rein être d’origine sarcomateuse, tandis que nous étions sûr d’avoir affaire à l’hydronéphrose. » (Chirurgie Privée de Tilmens.)

« Le cancer du rein se confond très souvent avec les tumeurs des ganglions épiploïques, les tumeurs de l’ovaire, de la rate, les grands abcès périnéaux, etc. » (Strumpel.)

« Le diagnostic différentiel du kyste de l’ovaire avec l’hydronéphrose est une pierre d’achoppement des plus dangereuses, parce que les deux affections présentent, à l’examen extérieur, les mêmes apparences. » (Gynécologie de Schrœder.)

« Les symptômes cliniques du cancer du pancréas ne sont presque jamais assez clairs pour permettre de faire un diagnostic juste. » (Strumpel.)

Me trouvant dans une disposition d’humeur sceptique et hostile à l’égard de la médecine, je relus cet aveu d’impuissance avec un sourire méprisant. J’étais même, pour ainsi dire, content de ne pouvoir m’orienter dans le cas donné : était-ce ma faute si notre « science » (à supposer qu’on puisse l’appeler ainsi) ne m’offrait pour cela aucun fil conducteur sérieux ? Ma malade avait une enflure du ventre, c’est tout ce que je pouvais dire, si je voulais rester consciencieux. Quant à me transformer en charlatan, je n’en avais aucune envie. Et certes, je n’allais pas me mettre à déclarer avec assurance que j’avais affaire à une hydronéphrose, alors que cela pouvait facilement être un sarcome, un échinocoque du rein, ou toute autre chose !

Le moment arriva où je dus expliquer le cas de ma malade. On l’apporta sur un brancard à la clinique, et on m’appela auprès d’elle. Je relus l’exposé de la maladie, et expliquai ce que j’avais trouvé en auscultant la patiente.

— Quel est votre diagnostic ? demanda le professeur.

— Je ne sais pas ! répliquai-je d’un air renfrogné.

— Mais enfin, approximativement ?

Je haussai les épaules sans répondre.

— Il faut avouer que le cas n’est vraiment pas des plus faciles ! reprit le professeur ; et il commença à interroger lui-même la malade.

D’abord, il la laissa lui parler de sa maladie. Pour moi, ce récit avait servi de base à tout mon examen : le professeur, cependant, parut n’y attacher que fort peu d’attention. Après avoir entendu la malade, il se mit à l’interroger minutieusement au sujet de l’état de sa santé jusqu’à sa maladie actuelle. Grâce à la façon dont il la questionna sur le début de ses souffrances, sur l’état de ses fonctions pendant le cours de la maladie, etc., l’impression produite se révéla toute différente de celle que j’avais eue : devant nous se déroulait non plus une suite de symptômes sans cohésion, mais la vie suivie d’un organisme malade, dans toutes ses différences avec l’état normal.

Ensuite le professeur passa à l’examen de la malade ; il attira notre attention sur la consistance de l’enflure ; il nous demanda d’observer si elle se déplaçait lorsque la malade respirait, si la tumeur était jointe à la matrice, quelle était sa position relativement au gros intestin, etc. Enfin il arriva aux conclusions. Il s’en approchait doucement, avec précaution, comme un aveugle qui irait par un sentier de montagne escarpé. Il ne laissa pas passer le moindre symptôme sans le soumettre à un examen sévère et attentif. Afin d’expliquer les moindres indices, ceux même auxquels je n’avais pas daigné accorder d’attention, il mettait sens dessus dessous tout l’énorme arsenal de l’anatomie, de la physiologie, et de la pathologie ; il allait lui-même au-devant des contradictions et des obscurités, et ne les quittait qu’après les avoir complètement examinées. Enfin, lorsqu’en juxtaposant les données acquises le professeur arriva au diagnostic : « cancer médullaire du rein gauche », je dus reconnaître que cette conclusion découlait tout naturellement de ce qui avait précédé.

J’écoutais, consterné et ravi : l’examen que j’avais fait et tout mon scepticisme me paraissaient maintenant si pitoyables et si puérils ! Le tableau confus et embrouillé dans lequel il était « impossible » de se reconnaître, d’après moi, était soudain devenu complètement lucide et compréhensible !

La malade mourut une semaine après. De nouveau, je vis un cadavre gisant sur la table de dissection ; de nouveau se pressaient, autour des deux professeurs, les étudiants profondément attentifs. Le professeur d’anatomie sortit du ventre de la morte une tumeur de la grosseur d’une tête humaine, l’examina minutieusement, et déclara que nous étions en présence d’un cancer médullaire du rein gauche. Il m’est difficile d’exprimer le sentiment de fierté triomphante pour la science qui s’empara de moi, lorsque j’entendis cette affirmation. Je considérais la tumeur molle et sanguinolente, posée sur une tablette de bois, et tout à coup je me souvins de Vlass, le staroste de notre village, un ennemi déclaré de la médecine et des médecins. « Comment les docteurs peuvent-ils savoir ce qui se passe à l’intérieur de mon corps ? Ils peuvent donc voir au travers ? » demandait-il avec un sourire méprisant. Oui, là, précisément, on avait « vu au travers d’un corps ! »

Mon opinion sur la médecine se modifia rapidement. Lorsque j’avais commencé à l’étudier, j’en attendais tout ; après avoir vu qu’on ne pouvait pas tout lui demander, j’avais conclu qu’elle ne pouvait rien ; et maintenant je voyais qu’elle pouvait cependant et ce « beaucoup » me remplissait de confiance et de respect pour la même science que je méprisais du fond de l’âme si peu de temps auparavant.

 

J’ai un malade devant moi ; il a la fièvre et se plaint d’une douleur au côté ; je percute le côté ; l’affaiblissement du son montre que, à cette place de la cage thoracique, l’air des poumons est remplacé par une sécrétion anormale. Mais où se loge exactement cette sécrétion, dans le poumon ou dans la cavité de la plèvre ? J’applique la main sur le côté du malade et lui fais prononcer à haute voix : « une, deux, trois ! » La vibration vocale de la cage thoracique est affaiblie à cet endroit ; cette circonstance me prouve que l’exsudat se trouve non dans les poumons, mais dans la cavité de la plèvre. Je sais cela, désormais, avec autant de certitude que si je l’avais vu de mes propres yeux. Un malade a la jambe gauche paralysée. De mon petit marteau je frappe les tendons du genou ; la jambe se redresse fortement : cela démontre que la paralysie n’est pas dans les nerfs périphériques, mais dans un endroit plus élevé que celui de leur sortie de la moelle épinière. Cependant, où est-elle exactement ? Je regarde avec attention si la peau a conservé sa sensibilité, si d’autres extrémités sont paralysées, si les nerfs de la tête fonctionnent normalement, etc., et je puis dire enfin avec une certitude complète que l’affection qui, dans le cas donné, a entraîné la paralysie de la jambe gauche, a son siège dans le centre du mouvement du membre inférieur, tout en haut de la circonvolution pariétale ascendante.

« Quel travail préparatoire énorme et séculaire il a fallu, me disais-je, afin d’élaborer des procédés d’auscultation si simples à première vue ! Combien n’a-t-il pas fallu pour cela d’observation, de génie, et de science ! Et quels immenses domaines la science a déjà conquis ! En écoutant les battements du cœur, on peut déterminer avec certitude laquelle de ses quatre valves ne fonctionne pas normalement, et découvrir la cause de cette irrégularité. Grâce à des miroirs spéciaux, nous sommes en état d’examiner l’intérieur de l’œil, l’étendue des fosses nasales, le larynx, la bouche, même la vessie et l’estomac. L’infection invisible, énigmatique et incompréhensible, est devinée ; nous pouvons maintenant la préparer toute pure dans le laboratoire et l’examiner au microscope. L’obstétrique nous enseigne, avec une précision presque mathématique, tout le mécanisme complexe de l’accouchement. Au moyen d’un fer incandescent, on brûle, chez un enfant, un polype nasal préalablement imprégné de cocaïne ; l’excroissance vivante pétille, l’odeur de la chair brûlée se répand, et l’enfant reste assis, sans souffrir, tandis que la fumée s’exhale par les narines...

« Et si déjà tant de choses sont accomplies aujourd’hui, que ne donnera pas la science dans l’avenir ! Naturæ parendo vincitur, celui qui se soumet à la nature la vainc. Toutes ses lois deviendront compréhensibles, et l’homme en sera le souverain absolu. Alors disparaîtront les lacunes des traitements actuels, et la prévention artificielle des maladies : l’homme apprendra à développer et à rendre invincibles les forces salutaires de son propre organisme, il ne sera effrayé ni par la peste ni par le catarrhe, il n’aura pas besoin de porter de lunettes, ni de se faire plomber les dents ; la migraine et la neurasthénie lui seront inconnues. Les hommes seront forts, sains, et heureux ; et ils naîtront de femmes robustes et bien portantes qui ne connaîtront ni les forceps, ni le chloroforme, ni l’ergot de seigle ! »

Des perspectives si lumineuses s’ouvraient devant moi que j’en frémissais d’orgueil et de plaisir. Je m’exaltais à la pensée du magnifique avenir préparé par la médecine à l’humanité.

 

IV. LES EXAMENS

Ainsi, à mesure que je me familiarisais davantage avec la médecine, je me sentais plus impérieusement attiré vers elle. Mais, en même temps j’étais de plus en plus frappé du cycle colossal de connaissances résumé dans cette science ; et cela ne laissait pas de me troubler vivement.

Chaque jour amenait avec lui une telle masse de nouvelles notions absolument diverses, mais également indispensables, que j’en éprouvais comme une sorte de vertige. Nous étions occupés du matin jusqu’au soir ; nous n’avions pas le temps de lire, pas même les ouvrages traitant de la médecine. C’était comme une ivresse, comme une agitation fébrile, qui nous poussait d’une section à l’autre, d’une leçon à la suivante. Les objets les plus divers se succédaient devant nous, semblables à la fuite rapide des images dans un caléidoscope : une résection du genou, un cours sur les propriétés de la digitale, les propos incohérents d’un paralytique, l’emploi des forceps, l’importance des travaux de Sydenham pour la médecine, le sondage des canaux lacrymaux, la manière de colorer les bacilles de Lœffler, la position de l’artère sous-claviculaire, le massage, les symptômes de la mort par suffocation, les dartres, les systèmes de ventilation, la théorie de l’anémie, la réglementation des maisons de tolérance, etc. Il fallait absorber tout cela d’une façon mécanique ; le désir de réfléchir sur ces différents sujets, de s’arrêter à l’un ou à l’autre, s’effondrait sous le flot incessant des connaissances nouvelles qu’il fallait également ingurgiter. On se consolait en pensant : « Plus tard, lorsque j’aurai le temps, je méditerai tout cela et je mettrai de l’ordre dans ce chaos ! » Et, en attendant, les impressions reçues pâlissaient peu à peu, les questions qui s’étaient posées s’oubliaient et perdaient leur intérêt, l’assimilation devenait superficielle et scolastique.

Pendant toute la durée de nos études, nous n’avions presque pas l’occasion de penser ou de travailler d’une façon indépendante. Sous nos yeux, les professeurs exécutaient les opérations les plus difficiles, ils résolvaient les énigmes complexes que sont les gens malades : et nous... nous écoutions et nous regardions ; tout paraissait simple, harmonieux, évident.

Mais si, par hasard, j’avais à examiner un malade, il se trouvait chaque fois quelque chose qui me déroutait. D’abord, à dire vrai, cela ne me troublait guère : je n’étais qu’étudiant, j’ignorais encore beaucoup de choses que j’allais apprendre. Mais le temps passait, mon savoir augmentait, déjà s’ouvrait la période finale des examens ; et, comme auparavant, je me sentais impuissant et inhabile, incapable de faire par moi-même un seul pas quelque peu sérieux. D’autre part, je voyais que je n’étais pas au-dessous de mes camarades ; au contraire, je me sentais même supérieur à la plupart d’entre eux... Qu’allions-nous devenir ?

 

Nos examens se prolongèrent pendant plus de quatre mois environ. Ces examens sont rendus particulièrement difficiles par la masse écrasante des sujets. J’avais beaucoup travaillé, au cours de mes années d’études ; et cependant je fus obligé de passer dix à douze heures par jour à revoir différents points que j’avais oubliés. On exigeait un savoir immense, dont les trois quarts, au moins, formaient un fardeau complètement inutile, un fardeau que la mémoire s’empressait de rejeter aussitôt les examens terminés.

Chaque professeur avait un certain nombre de « spécialités » qui lui tenaient à cœur, et qu’il n’admettait pas qu’on pût négliger. Un de mes camarades échoua à l’examen d’anatomie parce qu’il ne savait pas si le pancréas est recouvert ou non par le péritoine : question très intéressante pour l’anatomiste, mais sans aucune importance pour le médecin. Il ne fallait pas ignorer que la leitsinne est un acide para-oxyphénial-amydo-benzoïque, il fallait pouvoir citer les noms de quelques dizaines de succédanés du lait, alors que tous ces noms n’étaient pour nous que des mots vides de sens ; il fallait connaître toutes les réactions chimiques de l’atropine, et nous n’en avions jamais expérimenté une seule.

Mais il était encore plus important pour nous de connaître les manies de chaque examinateur, manies qui étaient souvent assez sottes. Celui qui ne les connaissait pas était sûr d’échouer. La question favorite d’un de nos professeurs était celle-ci : « Chez quel animal l’eau passe-t-elle par la bouche quand on lui donne un clystère ? » Le professeur de thérapeutique me posa la question suivante : « Quelle différence y a-t-il entre ce qui se produit si vous buvez une cuillerée d’eau froide et ce qui arrive si vous vous la versez sur la tête ? » Celui qui répondait au professeur de dermatologie que la peste est contagieuse recevait une mauvaise note ; et le professeur de pathologie générale en donnait une à celui qui affirmait le contraire. En général, l’issue d’un examen dépendait entièrement de la personnalité et du caractère de l’examinateur : un « bon professeur » consacrait médecin un étudiant qui avait fait prendre à un enfant de trois mois cinq gouttes d’infusion d’opium, tandis que l’examinateur réputé comme « sévère » faisait échouer l’étudiant qui ne connaissait pas les propriétés de la narcéine, une particule complètement insignifiante de ce même opium.

Cet état de choses, où domine le seul pédantisme, transforme les examens en une comédie grotesque et dénuée de sens. Au lieu des connaissances réelles que doit posséder chaque médecin, on exige des candidats une masse inimaginable de détails dont on ne peut se souvenir que pour l’examen lui-même. Virchow a naguère exprimé le vœu qu’on fît passer à tous les médecins des examens répétés, et qui se représenteraient au bout d’un certain nombre d’années déterminées. Mais, étant données nos mœurs universitaires actuelles, ce projet, très sage en lui-même, est complètement irréalisable : car partout, chez nous, les examens sont organisés de manière à ce que seuls des jeunes gens à la mémoire toute fraîche puissent les subir avec succès, même s’ils ne possèdent aucune expérience, ni aucun savoir médical vraiment sérieux.

Ce fait est particulièrement frappant pour ce qui concerne les examens du doctorat ; on y exige les mêmes connaissances que pour les examens précédents, mais encore plus abstraites et plus détaillées. Et le résultat obtenu est étrange. Je connais un vieux médecin, praticien éminent, renommé dans le monde de la science pour ses remarquables travaux. Cet homme de haute valeur avait à se munir du diplôme de doctorat afin d’obtenir une place de médecin en chef dans un hôpital ; mais il n’était déjà plus capable d’apprendre par cœur toutes les savantes inutilités indispensables pour l’examen du doctorat ; et il ne put parvenir à conquérir le grade.

Cette fâcheuse situation n’existe, chez nous, que pour la médecine : un docteur en histoire ou en mathématiques, s’il n’abandonne pas ses études, peut, à n’importe quel moment, subir un nouvel examen sur sa spécialité : seul le docteur en médecine, si on lui faisait passer un examen à l’improviste cinq ans après sa sortie de l’Université, perdrait certainement son grade. Et, d’autre part, aucun médecin, même parmi les plus éminents, ne serait capable de subir avec succès un examen pour le doctorat sans une longue préparation, à moins que ses examinateurs, tenant compte de ses services, ne lui témoignent beaucoup de « condescendance », c’est-à-dire exigent de lui une compréhension réelle de la médecine, et non pas la connaissance superficielle de détails inutiles.

 

V. LA CLIENTÈLE

Nos examens passés, on nous invita à nous rendre dans la grande salle de l’Université. Nous signâmes notre serment de médecin, et reçûmes nos diplômes. On pouvait lire sur ces derniers, ornés des armoiries de l’État et du grand sceau de l’Université, que nous avions subi avec succès les examens théoriques aussi bien que les pratiques, et que la Faculté de Médecine nous reconnaissait dignes du grade de médecin, « avec tous les droits et tous les privilèges qui sont attachés à ce titre, d’après la loi. »

Je quittai l’Université avec un sentiment de tristesse et d’angoisse. Ce que j’avais commencé à m’avouer de plus en plus franchement pendant le cours de la dernière année m’apparaissait maintenant dans toute sa nudité : moi, qui ne possédais que des notions isolées, nullement assimilées ni digérées, moi qui étais habitué simplement à voir et à écouter, mais non à agir, moi qui ne savais comment m’y prendre avec un patient, j’étais un médecin, celui que les malades appellent à leur secours ! Mais étais-je en état de leur ordonner quoi que ce soit ? La plupart de mes camarades, d’ailleurs, éprouvaient les mêmes appréhensions. Nous regardions avec une envie amère les heureux qui demeuraient attachés aux hôpitaux comme médecins assistants ; ceux-là pourraient continuer à apprendre, à travailler, non pas sous leur propre responsabilité, mais sous la direction de professeurs savants et expérimentés. Nous autres, nous allions devenir des médecins indépendants, chargés non seulement des « droits et des privilèges », mais aussi des « devoirs » attachés à notre titre.

Quelques-uns de mes compagnons eurent en effet la chance de se placer dans des hôpitaux ; d’autres entrèrent au service des zemstwo : quant à la grande majorité, dont je faisais partie, nous ne parvînmes pas à nous trouver nulle part un emploi régulier, et il ne nous resta qu’à essayer de vivre en pratiquant la médecine pour notre propre compte.

Je me fixai dans une petite ville du centre de la Russie. J’arrivais dans cette ville à un moment particulièrement propice : peu de temps auparavant était mort un médecin qui habitait un des faubourgs les plus populeux, et qui avait eu une assez grande clientèle. Je louai un appartement dans le même quartier, fis mettre sur la porte un écriteau avec le mot : Docteur en médecine. Puis j’attendis la clientèle.

J’attendais des malades, et, en même temps, je ne craignais rien tant que de les voir apparaître. Chaque coup de sonnette faisait battre mon cœur d’effroi, et je poussais un soupir de soulagement lorsque j’apprenais que ce n’était pas un client qui avait sonné. Pourrais-je formuler un diagnostic, saurais-je indiquer des remèdes ? Mes connaissances étaient loin d’être assez approfondies pour que je me sentisse capable de m’en servir à l’improviste. Si, du moins, le patient avait une maladie qui permît d’attendre, je lui prescrirais n’importe quoi, et ensuite je chercherais dans mes livres ce qu’il y avait à faire pour son cas. Mais si on m’appelait chez un malade qu’il faudrait traiter immédiatement ? Que ferais-je, alors ?

Il existe un livre du docteur Louis Blau, intitulé : Diagnostic et thérapeutique à utiliser en présence des symptômes morbides menaçant de devenir dangereux. J’achetai ce volume et le résumai tout entier dans mon carnet de notes, en y joignant des extraits de mes livres d’études. Selon les symptômes, je rangeai chaque maladie sous une rubrique spéciale, par exemple : « Dyspnée violente : 1° croup ; 2° faux-croup ; 3° œdème du larynx ; 4° spasmes du larynx ; 5° asthme des bronches ; 6° œdème des poumons ; 7° pneumonie croupeuse ; 8° asthme urémique ; 9° pleurésie ; 10° pneumothorax ». À côté du nom de chaque maladie, étaient cités les symptômes qui lui étaient propres, et la manière de la soigner.

Ce résumé me rendit bien des services, et je restai longtemps, deux ans environ, sans pouvoir m’en passer. Lorsqu’on me faisait venir auprès d’un malade qui avait une forte dyspnée, j’ouvrais mon carnet sous prétexte d’y noter le nom du malade, je regardais à laquelle des maladies décrites semblait correspondre son état, et je prescrivais le traitement indiqué en regard.

Il n’y avait pas de médecin, dans le voisinage du lieu où je m’étais fixé. Peu à peu les malades s’adressèrent à moi ; et bientôt je me formai, dans le quartier, une clientèle relativement assez nombreuse pour un commençant.

J’eus, un jour, à soigner la femme d’un cordonnier, âgée d’environ trente ans ; elle avait la dysenterie. Tout allait bien, et la malade se guérissait déjà, lorsque, tout à coup, une douleur très violente se manifesta dans le côté droit du ventre. Le mari accourut chez moi. J’auscultai la malade : tout le ventre était douloureux au toucher ; quant à la région du foie, elle était si sensible qu’on ne pouvait y poser les doigts. L’estomac, les poumons, et le cœur fonctionnaient régulièrement, la température était normale. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Je passai en revue, dans ma mémoire, toutes les affections possibles du foie ; mais je ne parvins pas à m’arrêter à aucune d’elles. L’hypothèse la plus logique était de considérer cette nouvelle maladie comme étant en rapport avec celle qui existait déjà ; et, en effet, il se produit quelquefois des abcès au foie, à la suite de la dysenterie ; mais la température normale ne permettait pas de croire à un abcès. Je fis une injection de morphine à la malade, et m’en allai, complètement désorienté. Vers le soir, la température passa d’un abaissement inquiétant à 40° ; la malade eut un léger étouffement, et la douleur du foie devint encore plus accentuée. Désormais aucun doute ne me restait plus : à la suite de la dysenterie, se formait chez ma patiente un abcès au foie. Cet organe, en s’enflammant, gênait le poumon, et c’est ainsi que s’expliquait l’étouffement. J’étais enchanté de la précision de mon diagnostic.

Mais si la malade avait un abcès au foie, une opération devenait indispensable. Je pris donc le parti de conseiller au mari d’envoyer sa femme à l’hôpital ; je lui dis que le cas était très grave, que la malade avait un abcès au foie, et que, si l’abcès s’ouvrait dans la cavité abdominale, la mort était inévitable. Le mari hésita longtemps, mais enfin il céda à mes instances et conduisit sa femme à l’hôpital.

Deux jours plus tard, j’allai prendre des nouvelles de la malade. J’arrive à l’hôpital, je demande le médecin de service, qui me dit que ma patiente a une pneumonie. Je n’en croyais pas mes oreilles. Le médecin me conduisit dans la salle, et me montra la malade. Et tout à coup je me souvins que je ne l’avais même pas interrogée au sujet de sa toux, ni auscultée, à ma dernière visite, tant j’étais heureux de cet état de fièvre qui paraissait confirmer clairement mon diagnostic ; ou plutôt j’avais bien eu l’idée qu’il ne serait peut-être pas inutile d’examiner encore les poumons ; mais la malade criait si fort, à chaque mouvement, que je ne m’étais pas décidé à la soulever pour l’ausculter convenablement.

— Cependant, le foie et tout le ventre lui font mal ! dis-je avec embarras.

— Oui, le foie est légèrement atteint, répondit mon confrère, bien que ce soit surtout la plèvre qui soit malade.

— Et le ventre aussi est très douloureux !

En effet, à peine eus-je touché le ventre de la malade qu’elle poussa un cri. Mais alors le médecin de l’hôpital entra en conversation avec elle, lui demanda comment elle avait passé la nuit, et, graduellement, il pesa de toute sa main sur le ventre de la femme sans même qu’elle s’en aperçut.

— Et maintenant, asseyez-vous ! dit-il.

— Oh ! je ne peux pas !

— Allons, allons ! asseyez-vous !

La femme s’assit. Alors nous pûmes l’ausculter, la percuter, et je constatai tous les symptômes typiques de la pneumonie.

 

Comment avais-je pu faire mon diagnostic d’une manière si superficielle, si négligente ? Je savais pourtant qu’il est nécessaire d’étudier le malade complètement, de la tête aux pieds, toutes les fois qu’il se plaint de quoi que ce soit ! Les professeurs ne se lassaient pas de nous le répéter. Oui, cela est sûr, et, au moment de mes examens, j’aurais pu citer une foule d’exemples prouvant la justesse de ces recommandations. Mais la théorie est une chose, la pratique en est une autre. En réalité je trouvais ridicule de m’enquérir de l’état du nez, des yeux, des talons, d’un malade qui se plaignait d’indigestion. On ne conçoit la portée de ces préceptes que quand l’expérience personnelle en a démontré toute l’importance.

Il est vrai aussi que, dans mon diagnostic, je m’étais arrêté au cas le moins fréquent qu’on pût imaginer. Dans le cours de ma carrière, pareille erreur m’est arrivée maintes fois ; je prenais des coliques intestinales pour le commencement d’une péritonite ; là où il n’y avait que des hémorrhoïdes du rectum, je découvrais un cancer, etc. J’étais très peu au courant des maladies ordinaires, et tout d’abord je ne me souvenais que de celles qui étaient les plus rares, les plus compliquées, les plus « intéressantes ».

Encore, pour ce qui était du diagnostic, pouvais-je me piquer d’une certaine expérience. Dans les hôpitaux, on faisait le diagnostic sous nos yeux, et, si nous n’y prenions qu’une faible part, du moins pouvions-nous observer suffisamment. Mais une chose qui était vraiment pour moi lettre morte, c’était le cours des maladies et l’action qu’exercent sur elles les différents médicaments. Ces deux études-là, je ne les avais faites jamais que d’après les livres. Pendant tout le temps de mes études, je n’avais eu l’occasion de suivre les différentes phases d’une maladie que chez les douze ou quinze sujets qui étaient directement sous ma surveillance.

 

Un jour, deux mois après que j’eus commencé à pratiquer la médecine, je fus appelé chez la femme d’un fabricant de drap ; c’était la première fois qu’on me demandait dans une maison riche. Jusque-là je n’avais eu affaire qu’à des ouvriers, de petits boutiquiers, etc.

— Y a-t-il longtemps que vous avez fini vos études, docteur ? — Telle fut la première question que me posa la malade, une intelligente jeune femme d’une trentaine d’années.

J’aurais bien voulu lui dire : « Il y a deux ans », mais je n’osai pas, et je confessai la vérité.

— Oh ! comme j’en suis aise ! répondit-elle, visiblement satisfaite. Vous êtes donc au courant des derniers progrès de la science ! Franchement, j’ai plus de confiance dans les jeunes médecins que dans les « célébrités ». Celles-ci ont eu le temps de tout oublier, et nous nous laissons hypnotiser par leur renommée.

La malade souffrait d’un rhumatisme articulaire aigu ; c’est précisément une des rares maladies contre lesquelles la médecine possède un remède spécifique : l’acide salicylique. Pour une première visite, on ne pouvait désirer mieux.

— Docteur, la maladie durera-t-elle longtemps ? me demanda le mari, dans le vestibule.

— Non, non ! répondis-je. Les douleurs iront en diminuant de jour en jour, l’état général s’améliorera, vous n’avez qu’à faire prendre régulièrement à la malade le remède prescrit.

Deux jours après, je reçus un petit mot du mari : « Monsieur, non seulement ma femme ne va pas mieux, mais elle se sent tout à fait mal. Veuillez venir la voir ! » Je me rendis à cette invitation. À ma première visite, la malade avait des douleurs dans le genou droit et dans le pied gauche ; maintenant elle en ressentait aussi à l’épaule et au genou gauches. Elle m’accueillit avec un regard froid et hostile.

— Oh ! docteur, vous assuriez que cela passerait bientôt, me dit-elle, et non seulement cela ne passe pas, mais mon état a empiré. Quelles douleurs affreuses ! Mon Dieu ! Je n’aurais jamais cru qu’on pût souffrir autant !

Voilà donc, pensai-je, le succès du spécifique tant vanté, de ce fameux salicylate de soude !...

Silencieusement, je me mis à enlever la ouate, enduite de vaseline chloroformée, qui entourait les articulations malades.

— Tiens ! murmura la jeune femme, est-ce le remède qui sent le cadavre, ou est-ce moi qui commence déjà à me décomposer ? S’il faut mourir, soit, cela m’est égal ; mais pourquoi est-ce si douloureux ?

— Voyons, madame, est-ce qu’on se décourage ainsi ? lui dis-je. Comment pouvez-vous parler de mort, quand vous serez bientôt complètement remise ?

— Ah ! oui, je sais, vous me dites cela pour me consoler... Mais est-ce que j’aurai encore longtemps à souffrir ?

Je répondis évasivement et promis de revenir le lendemain.

Le lendemain, les douleurs avaient diminué, la température était moins élevée, la malade avait bonne mine et était gaie. Elle me serra chaleureusement la main.

— Enfin, on dirait que je commence vraiment à aller mieux ! dit-elle. Je vous ennuie bien avec mes plaintes, docteur, n’est-ce pas ? Je suis si impatiente, j’en ai honte ! Mon mari même me l’a reproché... Dites, est-ce que je puis espérer que je guérirai ?

— Bien sûr !... Vous voudriez que le salicylate de soude agît instantanément, — c’est impossible. Son action ne peut pas être aussi prompte que vous le désireriez, mais elle est sûre. En tout cas, continuez à en prendre !

— Je transpire beaucoup la nuit, il me faut changer jusqu’à trois fois de linge.

— Avez-vous des bourdonnements dans les oreilles ?

— Non.

— Alors continuez, si vous ne voulez pas que les douleurs reviennent !

— Oh, non, non ! je ne le veux pas, — répondit-elle en souriant ! — J’aimerais mieux changer dix fois de chemise !

Nouvelle visite le lendemain. J’entre chez la malade. Elle ne fait pas même un mouvement à mon arrivée ; enfin elle tourne la tête vers moi, mais comme malgré elle. Son visage a pâli, elle a les yeux cernés.

— Voilà, docteur, j’ai maintenant des douleurs à l’épaule droite ! — dit-elle lentement, en me jetant un regard chargé de haine. — Je n’ai pas pu dormir de toute la nuit, quoique j’aie pris régulièrement votre salicylate. Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas ?

Hélas, non, je ne m’y attendais guère ! Peut-être avais-je agi inconsidérément en promettant dès le début une prompte guérison ? Il est vrai que les traités faisaient des réserves, qu’ils disaient que le salicylate de soude est inefficace dans certains cas de rhumatisme. Mais que les effets du remède, ayant commencé à se produire, pussent cesser tout à coup, c’est ce que je n’aurais jamais supposé. Les livres ne me donnaient que des schémas, des notions générales ; et moi, qui ne me guidais que par eux, pouvais-je connaître autre chose que des schémas ?

Quand je pris congé, on ne m’invita pas à revenir. C’était offensant pour moi, sans doute ; mais, tout au fond de mon âme, je fus content d’être débarrassé de ma malade. Cet échec m’avait accablé.

 

Du reste, ma clientèle me procurait peu de joie. J’étais continuellement dans un état d’extrême surexcitation nerveuse.

Je savais bien que mes connaissances médicales étaient insuffisantes, mais ce n’est que lorsque je fus appelé à les utiliser que je pus constater réellement tout ce qui me manquait. Chaque nouveau cas me dévoilait avec une évidence frappante toute la profondeur de mon ignorance, et mon peu d’habileté. J’étais désespéré ! Ce que j’avais appris à l’Université n’était qu’un amas chaotique, où je ne pouvais m’orienter, et devant lequel je demeurais impuissant. La science que j’avais puisée dans les livres, la science abstraite, non contrôlée par la vie, me trompait à chaque pas. La vie réelle ne pouvait pas se plier aux formules rigides dont j’étais imbu, et moi, je ne savais pas assouplir ces formules. Je me trompais sans cesse en faisant le diagnostic et le pronostic des maladies, de sorte que j’avais peur de revenir chez mes clients. Lorsqu’on me demandait quel goût avait le médicament que je venais d’ordonner, je ne savais que répondre ; non seulement je ne l’avais jamais goûté, mais je ne l’avais même jamais vu. La pensée qu’on pourrait m’appeler auprès d’une femme en couches m’effrayait. Pendant mes études à l’Université, je n’avais assisté qu’à cinq accouchements, et la seule chose que j’y eusse clairement comprise, c’est qu’il était dangereux pour une femme en couches d’avoir affaire à un accoucheur inexpérimenté...

La personne du malade, son état d’âme, étaient pour moi choses inconnues ; nous visitions les hôpitaux comme des amateurs, nous ne restions que dix à quinze minutes auprès des patients, c’est à peine si nous étudiions les maladies. Quant au malade, nous n’en savions rien.

Et pourtant la psychologie de l’être qui souffre est infiniment délicate. Les choses les plus simples, de celles que connaît n’importe quelle infirmière, m’embarrassaient et je ne savais que faire. Si je disais : « Donnez un lavement, mettez des cataplasmes », j’avais peur qu’on me demandât : « Comment faut-il s’y prendre ? » On ne nous enseignait pas ces « bagatelles », c’était l’affaire des aides, des infirmières ; quant au médecin, il se bornait à ordonner. Mais je n’avais à ma disposition ni aides ni infirmières ; et c’était à moi que recouraient les proches du malade pour avoir des renseignements. Il ne me restait qu’à mettre de côté les gros traités sérieux, et à consulter des livres dans le genre des Soins à donner aux malades de Billroth, — manuel destiné aux infirmières. Et moi qui, à l’examen, avais artistement pratiqué l’amputation du genou d’après Sabanieff, je me mis à étudier comment il fallait soutenir le malade affaibli, et quelle était la meilleure manière de lui appliquer un vésicatoire.

 

Non loin de chez moi demeurait un vieux médecin qui avait pris sa retraite et ne pratiquait plus. Il se nommait Ivan Semionovitch N. Si un jour ces pages lui tombent sous les yeux, qu’il reçoive, encore une fois, mes remerciements chaleureux pour la sympathie qu’il me témoigna pendant ces terribles années ! Je lui racontais franchement mes doutes et mes erreurs, je le consultais sur tout ce que je ne comprenais pas, je le traînais même auprès de mes clients. Avec une compassion tout à fait paternelle, Ivan Semionovitch était toujours prêt à m’aider de ses conseils, de son expérience, à me faire part de tout ce qu’il savait. Et toutes les fois que nous étions ensemble au chevet d’un malade, — lui calme, habile, sûr de lui-même, et moi ignorant et timide, — je me disais qu’il était insensé que nous fussions des collègues égaux en droits, possédant les mêmes diplômes.

Je soignais un épicier. Il avait le typhus exanthémateux, sous une forme très grave, compliqué d’une parotidite du côté droit. Un jour, de très bonne heure, la femme de l’épicier envoya un garçon pour me prier de venir immédiatement. Dans la nuit, son mari s’était senti très mal, il étouffait. J’y courus. Je trouvai mon client à peu près sans connaissance ; il respirait avec peine et râlait comme s’il s’était étranglé ; à chaque respiration, les espaces intercostaux s’enfonçaient profondément ; ses dents et ses lèvres étaient couverts d’une pellicule brune formée par la salive desséchée ; son pouls était faible. L’enflure de la glande l’empêchait d’ouvrir la bouche, et je ne pouvais arriver à explorer ni la cavité buccale ni le pharynx. Je rentrai à la hâte chez moi, sous prétexte de chercher une seringue pour lui faire une injection de camphre ; et je me mis à relire, dans mon carnet, le chapitre concernant la fièvre typhoïde. Je cherchai les causes de la respiration gênée pendant le typhus. La seule que les livres indiquassent était l’enflure du larynx par suite de l’inflammation des cartilages aryténoïdes. Dans l’espèce, mon carnet prescrivait le traitement suivant : « Ordonner des purgations énergiques et faire avaler de petits morceaux de glace ; si ces remèdes ne produisent pas d’effet, — la trachéotomie. » Je retournai auprès du malade, lui fis une injection de camphre, lui ordonnai de la glace et un des plus forts purgatifs qui existent, — de la coloquinte.

Après quelques heures, je revins. Le purgatif avait produit son effet, mais la respiration était encore plus gênée qu’auparavant. Il ne restait qu’un moyen, la trachéotomie.

Je me rendis chez Ivan Semionovitch. Il m’écouta attentivement, hocha la tête, et m’accompagna chez le malade. Après l’avoir examiné, il le fit asseoir, prit un ballon de guttapercha, le remplit d’eau chaude, et, introduisant la seringue entre les dents du malade, lui irrigua la bouche. Il en sortit une masse de glaires fétides et visqueuses. Le patient, assis, toussait et crachait, tandis qu’Ivan Semionovitch continuait son injection. Je ne comprenais pas comment il n’avait pas peur que le malade étouffât. Les glaires sortaient toujours en grande abondance, et je me demandais comment une pareille quantité de matière avait pu stationner dans la bouche du malade.

— Allez, crachez toujours ! — répétait Ivan Semionovitch d’un ton autoritaire. Le malade reprenait ses sens et crachait.

Bientôt la respiration devint tout à fait libre.

En quittant le malade, j’avouai, tout confus, à Ivan Semionovitch, que j’avais ordonné un purgatif.

— Oh, mon Dieu ! dit mon collègue d’un ton de reproche. — Ordonner de la coloquinte à un être aussi épuisé ! Vous auriez pu facilement le tuer. Ce qui lui est arrivé est une chose toute simple : il n’avait plus sa conscience, il avalait mal, et toutes ces saletés se sont accumulées dans sa bouche.

Jamais livre n’a mentionné une pareille complication du typhus, mais les livres peuvent-ils prévoir tous les cas possibles ? De nouveau je me désolai en pensant : « Je ne suis qu’un imbécile, trop dépourvu d’initiative pour être médecin, je ne suis capable d’agir que comme aide, d’après des règles précises ». Aujourd’hui je trouve mon désespoir d’alors ridicule. On ne saurait trop recommander aux étudiants d’approfondir chaque cas individuellement ; mais c’est une habitude qui ne peut s’acquérir que par l’expérience.

 

Au fur et à mesure que j’avançais dans la pratique, une question se posait, pour moi, de plus en plus pressante : « Comment et par quelle erreur suis-je en possession d’un diplôme de médecin ? Ai-je le droit d’user d’un tel diplôme pour soigner des malades ? » Et chaque fois une vision plus nette de la réalité me faisait répondre d’une façon plus catégorique : « Non, non ! Ce droit, je ne l’ai pas ! » Enfin m’arriva une aventure dont le souvenir m’attriste et m’accable aujourd’hui encore. Je pourrais la passer sous silence, mais je me suis promis de tout dire.

À l’extrémité de la ville, dans une misérable masure, vivait une veuve, une blanchisseuse. Des trois enfants qu’elle avait eus, deux étaient morts de la scarlatine, à l’hôpital ; et, peu de temps après leur mort, le troisième enfant était devenu malade à son tour. C’était un petit garçon de huit ans, chétif et de pauvre mine. La mère s’était absolument refusée à le conduire à l’hôpital, et m’avait prié de venir le voir. Le petit avait la scarlatine sous une forme assez grave : il délirait, s’agitait sans cesse ; une température de 41°, un pouls extrêmement précipité. Ayant examiné le malade, je dis à la mère que, suivant toute apparence, il ne survivrait pas. La blanchisseuse tomba à genoux devant moi.

— Petit père, sauvez-le !... C’est le dernier qui me reste ! Tout ce que j’ai d’argent, je vous le donnerai, je vous laverai votre linge pour rien toute ma vie !

Pendant une semaine, la vie de l’enfant resta en danger. Enfin la température, peu à peu, s’abaissa, l’éruption pâlit ; le malade commença à revenir à lui. L’espoir d’une guérison redevenait possible, à ma grande joie, car je m’étais fort attaché à ce petit être malingre, avec son visage couvert d’écailles et son regard apathique. La mère, folle de bonheur, ne trouvait pas assez de mots pour me remercier.

Quelques jours après, la fièvre reparut, et les glandes sous-maxillaires droites se mirent à enfler. Puis l’enflure grandit, tous les jours plus douloureuse. En soi, la chose ne présentait pas un grand danger : tout au plus pouvait-on craindre une infection des glandes, amenant un abcès. Mais, pour moi, cette complication était des plus désagréables. Si un abcès survenait, il y aurait à l’ouvrir ; et le mal résidait dans la gorge, où se trouve une telle masse d’artères, de veines ! « Veuille le malheur que je touche à quelque gros vaisseau, — saurai-je avoir raison de l’hémorragie ? » Pas une seule fois, jusqu’alors, je n’avais eu l’occasion d’opérer sur un corps vivant. J’avais vu faire des milliers d’opérations ; mais, à présent, l’idée d’avoir à ouvrir un simple abcès m’épouvantait.

Je lus, dans mes livres, qu’au début d’une inflammation des glandes une forte application d’onguent mercuriel pouvait produire de bons effets. Renouvelée régulièrement, cette application réduit souvent l’enflure et prévient l’abcès. Je résolus donc de frictionner la gorge de l’enfant avec l’onguent mercuriel. L’enflure était très douloureuse, de telle sorte que, la première fois, je dus me borner à une friction très légère. Le lendemain, le regard du petit était devenu plus vif, la douleur s’était calmée : il souriait et demandait à manger. Évidemment la friction avait agi. Je me hâtai de la renouveler, et, cette fois, avec plus de force. La mère m’accablait de remerciements ; elle se désolait de ne pas m’avoir appelé auprès de ses deux autres enfants qui, traités par moi, sûrement ne seraient pas morts.

Le lendemain, quand je revins auprès du malade, je trouvai dans son état un grave changement. Le petit était couché sur le dos, la tête tournée vers le mur, et gémissait sans discontinuer. Au-dessous de la première enflure, dans le creux de la clavicule droite, une nouvelle enflure s’était formée, plus grande, et déjà toute rouge. Je blêmis, en l’apercevant ; et tout mon cœur tremblait tandis que je procédais à l’examen du malade. La température s’était élevée à 39°,5 ; l’articulation du coude droit avait enflé, et tout le bras était devenu si sensible qu’on pouvait à peine y toucher. La mère, malgré sa vive inquiétude, suivait tous mes mouvements avec des yeux pleins de confiance et d’espoir...

Je me hâtai de sortir, atterré. La chose était claire : en frottant, j’avais répandu l’infection dans les organes voisins, et un empoisonnement général du sang s’était déclaré. Le petit garçon était perdu.

Toute la journée, toute la nuit suivante, j’errai au hasard dans les rues. Je ne pensais à rien, ; et je me sentais écrasé d’horreur. Par instants, seulement, surgissait devant ma conscience, cette idée : « Voilà que j’ai tué une créature humaine ! »

L’enfant vécut encore une dizaine de jours. Chaque jour se montraient chez lui de nouveaux abcès, aux articulations, au foie, aux reins... Il souffrait affreusement, et tout ce que je pouvais faire était de le calmer par des injections de morphine. Je venais le voir plusieurs fois par jour. Dès le seuil, je rencontrais, fixé sur moi, son regard plein de souffrance, dans un visage qui sans cesse se tirait, s’assombrissait davantage. Les dents serrées, le pauvre petit ne cessait point de gémir sourdement. La mère savait déjà que toute espérance était impossible.

Un jour enfin, — c’était le soir, à la nuit tombante, — lorsque j’entrai chez la blanchisseuse, je vis mon petit malade étendu sur la table. Tout était fini... Poussé par une curiosité aiguë et et angoissante, je m’approchai du cadavre. Les derniers rayons du soleil éclairaient le visage de cire de l’enfant. Il gisait là, les sourcils froncés, et moi, son meurtrier, je le regardais. La mère, désormais seule au monde, sanglotait dans un coin. M’armant de courage, je m’approchai d’elle, et essayai de la consoler.

Un quart d’heure après, comme je me préparais à sortir, la blanchisseuse se redressa, tira de sa poche un billet de trois roubles et me le tendit.

— Prenez, petit père... pour vos peines... dit-elle. Je sais tout ce que vous avez fait ; puisse la Reine des Cieux vous en récompenser !

Je refusai de prendre le billet. Nous étions debout sur le seuil, dans la pénombre.

— Dieu, sans doute, aura eu ses raisons pour agir ainsi ! murmurai-je, m’efforçant de ne point rencontrer le regard de la pauvre femme.

— Bénie soit sa volonté sainte !... Il sait tout mieux que nous ! — répondit la blanchisseuse ; et de nouveau un sanglot lui secoua la bouche. — Et vous, petit père, merci à vous, pour avoir eu pitié de l’enfant !

Et tombant à genoux devant moi, toute pleurante, elle s’efforçait de me baiser les mains...

Non ! tout quitter, renoncer à tout ! Je résolus de partir, le lendemain même, de retourner à Saint-Pétersbourg, pour apprendre, dussé-je y mourir de faim !

 

VI. L’APPRENTISSAGE

Revenu à Saint-Pétersbourg, je m’inscrivis aux cours de l’Institut clinique de la grande-duchesse Hélène. Cet institut est fondé spécialement pour les médecins qui veulent se perfectionner dans leur profession. Mais, après l’avoir fréquenté quelque temps, je me rendis compte que ces cours ne me servaient pas à grand chose. Tout s’y passait comme à l’université : nous regardions, regardions encore et toujours, et c’était tout ; j’avais besoin d’autre chose. Ces cours sont très utiles pour les médecins qui ont déjà pratiqué et qui ont trouvé dans leur pratique la solution de beaucoup de difficultés ; mais, pour nous, les commençants, de telles leçons ne nous sont pas d’un grand avantage. L’essentiel, ce qu’il nous faut, ce sont des hôpitaux où nous puissions travailler nous-mêmes sous la surveillance de maîtres expérimentés.

Je me mis à chercher une situation qui me rapportât ne fût-ce que des appointements très minimes, mais qui me permît au moins de ne pas mourir de faim et de ne pas coucher à la belle étoile ; car je n’avais alors aucune ressource pour vivre. J’allai dans tous les hôpitaux, chez les principaux médecins ; ils m’écoutaient avec une amabilité froide et ennuyée, et me répondaient qu’il n’y avait pas de place vacante, et que c’était vain d’espérer en trouver une qui fût rétribuée, dans un hôpital quelconque. Je finis bientôt par être persuadé moi-même de la vanité de mon espoir. Des dizaines de médecins travaillent gratuitement, dans chaque hôpital ; ceux qui désirent obtenir les appointements misérables de médecin-assistant sont obligés de les attendre pendant cinq ou dix ans ; mais la majorité d’entre eux n’y tiennent pas, et ne travaillent là que pour acquérir les connaissances que leurs études à l’université sont censées leur avoir données.

Nos institutions, surtout dans les villes, profitent largement de cet état de choses et exploitent le travail du médecin dans une mesure incroyable. À Copenhague, la ville facilite l’instruction médicale en répartissant abondamment les places, dans ses hôpitaux, entre les jeunes médecins, et en limitant leur service à deux ans, afin de laisser leur tour aux nouveaux venus ; en France, les hôpitaux publics, dans toutes les villes, procèdent de même. Mais, au contraire, chez nous, en 1894, un conseiller a mis en demeure le Conseil municipal de Saint-Pétersbourg d’ôter à tous les médecins-assistants leurs appointements, sous prétexte qu’on trouvera toujours assez de médecins pour travailler gratuitement. « Les médecins, déclara-t-il, devraient se considérer comme satisfaits d’être admis dans les hôpitaux, et ne rien réclamer de plus. »

Je renonçai donc à l’idée de trouver une place, et je m’inscrivis dans un hôpital comme « volontaire ». J’étais dans une pénurie extrême. Le soir, je coupais les franges de mes pantalons et je recousais, avec du fil noir, mes souliers déchirés. Je relisais avec envie les ordonnances des régimes que je prescrivais aux malades, obligé que j’étais de me nourrir de saucisson.

Pendant ces temps si durs, j’ai éprouvé un phénomène qui m’avait paru jusqu’alors incompréhensible : le besoin de boire jusqu’à l’ivresse. Cela me paraissait une béatitude suprême de m’approcher du zinc éclairé, chargé de plats garnis de hors-d’œuvres, et de boire un ou deux petits verres d’eau-de-vie : et, chose étrange, c’était uniquement l’eau-de-vie qui m’attirait et non pas la nourriture, moi qui étais toujours affamé et nullement alcoolique. Lorsque j’avais un rouble dans ma poche, je ne pouvais pas résister à la tentation, et je m’enivrais ; jamais, jusqu’alors, je n’avais eu de penchant pour l’eau-de-vie, et ce goût m’a complètement quitté depuis que j’ai pu me nourrir convenablement.

À l’hôpital où j’étais entré, il y avait beaucoup à faire. Je m’aperçus qu’on y avait vraiment besoin de mon travail, et que l’amabilité qu’on avait mise à me « permettre » de m’y perfectionner n’était autre que celle de l’entrepreneur qui donne du pain à ceux qu’il emploie ; avec la différence, toutefois, que cette « permission » était le seul « pain » que je retirasse de mes peines. Lorsque, après une nuit d’insomnie passée au service, je rentrais chez moi, abattu et épuisé, je me creusais la tête pour résoudre cette grave question : « Quelle est la chose la plus nourrissante que je puis me procurer pour mon dîner, avec huit copecks ? » Je me sentais plein de désespoir et de rancune. Alors je commençais à regretter d’avoir quitté ma clientèle et d’être venu à Saint-Pétersbourg. En vain je me rappelais la parole de Billroth : « Il n’y a qu’un médecin dépourvu de conscience qui prenne la liberté de profiter des droits que lui confère son diplôme pour exercer son art sans avoir passé par les hôpitaux ». — « Oui, sans doute, me disais-je, mais à qui la faute si les choses en sont là ? Pas à nous ! À ceux qui les ont arrangées de façon à nous rendre obligatoire cette pratique immédiate qui a, en effet, tant de conséquences funestes ! »

En dehors de mes heures de service, je continuais à suivre quelques cours et à travailler dans d’autres hôpitaux. Et partout je pouvais constater, par mes propres yeux, combien peu d’importance on attache, dans le monde médical, à notre diplôme de médecin, « avec tous les droits et privilèges que la loi attribue à ce titre ».

Dans notre hôpital, chacune de mes ordonnances, chacun de mes diagnostics étaient rigoureusement contrôlés par le médecin en chef. Partout où je travaillais, je ne fus admis à soigner les malades qu’après qu’on se fût assuré, par des faits, et non sur la foi de mon diplôme, que je pouvais agir seul. À la Maternité Nadejda, le médecin qui veut apprendre à faire les accouchements n’est autorisé, pendant les premiers trois mois, qu’à examiner les accouchées et à assister aux opérations. Après ces trois mois, il passe un examen. Il peut alors être admis à opérer lui-même sous le contrôle du premier assistant de service... Est-il possible de marquer plus de dédain pour nos droits ? Le diplôme me les confère, la loi, sous peine d’une punition sévère, m’oblige à me rendre auprès des malades toutes les fois que la sage-femme me fait venir pour des accouchements difficiles. Et ici, ici on ne me laisse pas même agir dans les cas les plus simples, et je dois avouer que c’est une mesure pleine de sagesse !

— « J’exige — écrivait en 1874 le fameux chirurgien allemand Langenbeck — j’exige que chaque médecin, appelé au champ de bataille, possède la technique opératoire aussi complètement que le soldat connaît le maniement de son arme. Et, en effet, qui aurait l’idée d’envoyer au combat des hommes qui n’auraient jamais touché un fusil et se seraient contentés de regarder comment tirent les autres ? Et pourtant, les médecins de tous les pays, non seulement dans les camps, mais dans la vie ordinaire, sont comme des recrues inhabiles qui ne savent pas se servir de leur arme. »

Oui, cela est ainsi. Et il y a là un état de choses dont la société devrait bien s’émouvoir. Quand se décidera-t-elle enfin à entendre la voix des médecins qui, sans cesse, lui répètent : « C’est sur vous que nos mœurs d’à présent nous contraignent d’étudier ! Nous n’acquérons notre expérience qu’au prix de votre santé et de votre vie ! »

 

DEUXIÈME PARTIE

I. LES OPÉRATIONS

Je travaillais avec ardeur, dans notre hôpital ; et, guidé par des collègues plus expérimentés, j’arrivais peu à peu à de meilleurs résultats.

En ce qui concernait les ordonnances à rédiger, d’ailleurs, les choses se passaient facilement et simplement. Je faisais les prescriptions ; après quoi, si mon camarade les trouvait mauvaises, il m’expliquait mon erreur et je la corrigeais. Mais la situation changeait tout à fait lorsque j’avais à me familiariser avec quelque procédé de technique opératoire. Les conseils d’un médecin, même très expérimenté, ne pouvaient me donner l’adresse manuelle que j’avais besoin d’acquérir. Seul celui-là peut bien opérer qui en a l’habitude, qui s’y est longuement exercé : comment arriver à cette habileté, si ce n’est, par des essais, et nécessairement maladroits d’abord ?

 

Vers l’année 1880, un chirurgien américain inventa une nouvelle manière de traiter une des conséquences du croup, le rétrécissement du larynx. Auparavant, en pareil cas, on pratiquait la trachéotomie : on ouvrait la trachée artère du malade, et on y introduisait un petit tube. Or, au lieu de cette opération, qui provoque une grande effusion de sang, et cause beaucoup d’émotion aux proches du malade, sans compter qu’elle exige l’emploi du chloroforme et l’assistance de plusieurs médecins, le chirurgien américain proposa le procédé suivant : le médecin introduit, dans la bouche de l’enfant, un doigt de la main gauche, et saisit l’épiglotte, tandis que, de la main droite, au moyen d’un instrument spécial, il fait pénétrer dans le larynx, au-dessus de son doigt, une petite canule métallique dont la tête est élargie. Le tube reste dans le larynx ; un renflement, qui repose sur les cordes vocales, l’empêche de s’enfoncer dans la trachée ; et puis, lorsque son emploi n’est plus nécessaire, on le retire. Cette opération, qui s’appelle intubation, produit d’excellents effets.

Aussi remplace-t-elle de plus en plus la trachéotomie, qu’on n’applique plus que dans les cas, relativement rares, où l’intubation reste inefficace.

Cette méthode donne d’excellents résultats, elle est simple, peu douloureuse, mais... à une condition : elle demande une main expérimentée, qui sache introduire facilement et sans accroc la canule dans le larynx malade de l’enfant, qui crie et se débat.

Dans la section des diphtériques, je travaillais sous la direction d’un collègue nommé Stratonoff. Maintes fois je l’avais assisté quand il faisait l’intubation ; maintes fois je l’avais faite moi-même sur le mannequin ou sur un cadavre. Enfin Stratonoff me laissa opérer sur un enfant vivant. C’était un petit garçon de trois ans, avec des joues rondes et de beaux yeux bleus. Il respirait avec peine, en râlant, il s’agitait dans son lit ; son teint était livide, ses espaces intercostaux profondément enfoncés. On le transporta dans la salle d’opération, on le coucha sur une chaise-longue, et on lui lia les mains. Stratonoff plaça dans sa bouche le dilatateur, la sœur lui tint la tête. Je cherchai à introduire l’instrument. Le petit larynx mou de l’enfant s’agitait et palpitait sous mon doigt, m’empêchant de m’orienter. Enfin je crus avoir rencontré l’entrée du larynx ; j’enfonçai le tube, mais son extrémité heurta contre quelque chose qui l’arrêta net. Je poussai fortement, mais sans succès.

— Ne poussez pas, vous n’obtiendrez rien par la force ! — me dit Stratonoff. — Soulevez le manche, et allez doucement !

Je retirai le tube, et recommençai l’opération. Longtemps je cherchai à faire pénétrer l’extrémité du tube dans le larynx ; enfin j’y parvins, et j’enlevai l’indicateur. L’enfant, étouffant, à bout de force, cracha aussitôt ; et l’instrument ressortit, avec la salive ensanglantée.

— Vous avez enfoncé le tube dans l’œsophage, et non dans le larynx ! — dit Stratonoff. — Tâchez de trouver d’abord l’épiglotte, tirez-la en avant, fixez-la, et introduisez le tube pendant l’inspiration ! Mais surtout, allez doucement !

Rouge et couvert de sueur, je pris un moment de repos, puis je me remis à l’œuvre, en m’efforçant d’éviter le regard douloureux du petit garçon. Son larynx avait enflé, j’avais encore plus de peine à m’orienter. L’extrémité du tube rencontrait toujours un obstacle ; je ne pus m’empêcher d’employer plus de force que je n’aurais dû.

— Non, je n’en viens pas à bout ! — dis-je enfin d’une voix sombre. Et je retirai la canule.

Stratonoff la prit et l’introduisit vivement dans la bouche de l’enfant. Celui-ci s’agita, écarquilla les yeux ; sa respiration s’arrêta un moment ; Stratonoff pressa la vis et enleva habilement l’indicateur. On entendit le souffle caractéristique de la respiration à travers la canule ; l’enfant se mit à cracher, en s’efforçant d’expulser le tube,

— Non, mon petit brigand, tu ne t’en débarrasseras pas ! — dit gaiement Stratonoff, en caressant la joue du petit patient.

Cinq minutes après, l’enfant dormait tranquillement, sa respiration était libre et égale.

Alors commença pour moi une période de dures épreuves. J’avais absolument besoin de me rendre maître de ce procédé ; et pourtant toutes les indications et les explications ne me servaient à rien. Je ne parvenais pas à utiliser, sur l’être vivant, les connaissances acquises sur le mannequin et sur le cadavre. Ce ne fut qu’une dizaine de jours plus tard que j’arrivai enfin à introduire le tube dans le larynx. Et même longtemps après ce premier succès, en procédant à l’intubation, je n’étais pas sûr de réussir. Je n’arrivais qu’à faire souffrir l’enfant, à me tourmenter moi-même, et, à bout de ressource, j’étais obligé d’envoyer chercher l’interne pour mener à bien l’opération.

De tels débuts sont pénibles, mais comment les éviter ? Cette opération est si utile, elle sauve si sûrement la vie !... Aujourd’hui que ces tristes expériences ne sont plus qu’un souvenir lointain, aujourd’hui que je n’ai plus qu’à en recueillir les fruits, je vois combien il m’est précieux de pouvoir opérer dans n’importe quelles conditions. Tout récemment encore, pendant mon service de nuit, à l’hôpital, j’ai dû faire l’intubation à une fillette de cinq ans. La veille, on lui avait déjà introduit le tube, mais sans résultat. On apporte la malade dans la salle d’opérations. Assise sur les genoux de la sœur, la fillette, pâle, le front couvert de sueur, a cette expression d’angoisse particulière aux gens qui étouffent. En voyant les instruments, ses yeux se ranimèrent faiblement ; d’elle-même elle ouvre la bouche, et me suit d’un regard où se lit un espoir mêlé de frayeur. Et moi, en cet instant, avec une joyeuse confiance en moi-même, promptement et facilement, j’introduis le tube dans le larynx.

La fillette se soulève sur la chaise-longue et s’asseoit, respirant vite, à pleins poumons ; ses joues redeviennent roses, ses yeux brillent de bonheur.

— Eh ! bien, est-ce que tu respires facilement maintenant ? lui demandé-je.

Elle fait un geste affirmatif.

— Allons, remercie le docteur ! dit la sœur, en inclinant la tête avec un sourire.

— Mer — ci ! — murmure la fillette, en me caressant du regard.

Je retournai chez moi, je me couchai, mais je ne pus m’endormir ; je regardais dans l’obscurité, en souriant ; je voyais toujours la figure rayonnante de la fillette, et j’entendais son faible murmure : « Merci ! »

Oui, de tels moments me permettent d’oublier les difficultés subies, et me réconcilient un peu avec elles ; si je n’avais pas traversé tant d’heures douloureuses, je ne pourrais aujourd’hui connaître ces joies. Et pourtant, qu’importe à mes premiers clients le bonheur des autres, bonheur qui n’a pu être acquis qu’au prix de leurs propres souffrances ? Et que de tristesses sans nom, que de vies perdues dans le passé de chaque médecin ! « La médecine, pour progresser, doit se frayer un chemin à travers des montagnes de cadavres », — avoue avec mélancolie Billroth, dans une de ses lettres intimes.

 

Je me rappelle surtout, très vivement mon premier essai de trachéotomie. C’est encore un souvenir qui me poursuivra toute ma vie comme un cauchemar.

Bien des fois, déjà, j’avais assisté mes camarades pendant cette opération, bien des fois je l’avais pratiquée moi-même sur le cadavre. Enfin on me proposa de la faire à une fillette vivante, que l’intubation ne pouvait plus sauver. Un médecin chloroforma la malade, un autre, Stratonoff, m’assista, prêt à me venir en aide au moindre accroc.

Dès la première incision que je fis sur la gorge blanche et arrondie de la fillette, j’éprouvai une émotion que je ne pouvais surmonter ; mes mains tremblèrent.

— Restez calme, tout va bien ! dit tranquillement Stratonoff, en pinçant soigneusement l’aponévrose ensanglantée. Passez des érignes !... Voilà la thyroïde, séparez l’aponévrose... servez-vous du dos du scalpel !... C’est bien !...

J’arrivai enfin, avec la sonde, jusqu’à la trachée, en déchirant à la hâte le tissu cellulaire lâche, et en écartant les veines, noires et enflées.

— Attention, ne serrez pas trop ! dit Stratonoff. Vous pourriez casser les cerceaux de la trachée !... Ne vous pressez pas !

Les anneaux cartilagineux et lisses de la trachée se mouvaient sous mes doigts, selon le rythme de la respiration de la fillette ; je fixai la trachée artère avec une érigne et l’incisai ; l’air s’en échappa avec un faible sifflement.

— Passez le dilatateur !

Je l’introduisis dans la plaie... Enfin tout allait se terminer ! Mais on n’entendait pas, dans le dilatateur, ce sifflement qui caractérise la sortie libre de l’air hors de la trachée.

— Vous avez poussé le dilatateur de côté, dans le tissu interstitiel ! s’écria tout à coup Stratonoff, nerveusement.

Je sortis le dilatateur et les mains tremblantes, je l’enfonçai de nouveau, de nouveau je manquai le but. De plus en plus je perdais toute présence d’esprit. La plaie saignait ; à chaque instant la sœur l’essuyait avec un tampon de ouate. L’air qui sortait de la trachée incisée faisait mousser le sang au fond de l’entonnoir formé par la plaie. Celle-ci était inégale et laide ; au-dessous d’elle, on voyait une ouverture béante produite par l’introduction du dilatateur. La sœur avait l’air de souffrir, et serrait les lèvres ; l’infirmière, qui tenait les jambes de la fillette, baissa la tête pour ne plus voir...

Stratonoff prit le dilatateur de mes mains, afin de le placer dans la direction voulue, mais il resta longtemps avant de trouver l’incision. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il y réussit. Enfin on entendit un sifflement, la fillette toussa, et des humeurs ensanglantées jaillirent de la blessure. Stratonoff introduisit la canule, se pencha, et se mit à aspirer le sang de la trachée.

— Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre ! me dit-il, en se relevant. Vous voyez bien qu’il faut que l’incision soit faite juste au milieu de la trachée ! Tandis que vous, vous l’avez faite je ne sais comment, de côté... Et puis, pourquoi la faire si large ?

Pourquoi ? Sur le cadavre, je la faisais de la grandeur voulue, et juste au milieu de la trachée !

La diphtérie se mit dans la plaie. Il fallait panser la malade deux fois par jour, la température était continuellement à 40° environ ; le tube ne tenait pas bien dans l’ouverture, enflammée et trop large ; il fallait le tamponner étroitement avec de la gaze, et, même de cette façon, on n’arrivait pas toujours à le maintenir en place. C’était Stratonoff qui faisait les pansements.

Un jour, en ouvrant la plaie, nous nous aperçûmes qu’une partie de la trachée était gangrenée. C’était une complication grave. Privée d’appui, la canule avait glissé contre la paroi antérieure de la trachée, et la fillette était près d’étouffer. Stratonoff remit la canule en place et boucha la plaie avec du coton et de la gaze.

L’enfant, étendue, les yeux hors de la tête, le regard douloureux, agitait les pieds convulsivement, et s’efforçait de s’arracher des mains de l’infirmière qui la tenait. Des sanglots qu’on n’entendait pas contractaient son visage ; chez les trachéotomisés, l’air va des poumons dans la canule sans passer à travers la glotte, et cela est cause qu’il ne se produit pas de sons. Le pansement faisait affreusement souffrir la petite fille, mais son cœur battait faiblement, et son état ne permettait pas de la chloroformer.

Enfin le pansement fut terminé, la fillette s’assit. Stratonoff la regarda d’un œil scrutateur.

— Et, avec cela, elle respire toujours mal ! dit-il, assombri. Puis il essaya encore de déplacer le tube.

La petite figure ne se contractait plus, l’enfant restait tranquille et regardait d’un œil fixe dans le lointain, au-dessus de nos têtes, comme absorbée par quelque pensée. Tout à coup on entendit un bruit étrange, faible et saccadé : les mâchoires étroitement serrées, la petite malade grinçait des dents.

— Allons, Nioucha, un peu de patience, tu auras bientôt fini d’avoir mal ! dit Stratanoff, d’une voix qui trahissait le chagrin, en lui caressant tendrement les joues.

La fillette regardait toujours fixement la porte, de ses yeux largement ouverts, et continuait à grincer des dents. C’était, dans sa bouche, un craquement horrible, comme un bruit de bonbons écrasés ; il me semblait qu’elle broyait ses propres dents en petits morceaux, et que sa bouche en était toute pleine.

Trois jours après, la malade mourut. Je me promis de ne plus pratiquer la trachéotomie.

Mais pourquoi m’être fait cette promesse ? Mes camarades, qui travaillaient en même temps que moi, et qui n’avaient pas le cœur aussi tendre, sont maintenant à même de sauver une vie, là où je demeure paralysé, impuissant. Environ un an après ma première et dernière trachéotomie, on amena à notre hôpital, pendant que j’y étais de service, un ouvrier de Kolpino qui souffrait d’un rétrécissement du larynx, à la suite de la syphilis ; il y avait un mois que ce rétrécissement se développait graduellement, et, depuis les dernières quarante-huit heures, le malade ne pouvait plus guère respirer. Il était horriblement maigre, il avait des cheveux rares qui se hérissaient, une figure livide, il se labourait la poitrine de ses mains, la respiration était comme un râle. J’envoyai chercher un de mes collègues, et j’ordonnai de transporter le malade dans la salle d’opération.

Mon collègue l’examina.

— Il faudra faire une opération ! On va t’inciser la gorge ! lui dit-il.

— C’est bon, c’est bon ! Faites et faites vite, au nom de Dieu ! répondit le malade en hochant la tête. Il semblait en proie à une angoisse mortelle.

Pendant qu’on préparait les instruments, on lui donna à respirer de l’oxygène.

— Allons, couche-toi ! dit le médecin. Le malade fit un grand signe de croix, et, soutenu par les infirmiers, se coucha sur la table d’opération. Pendant que nous lui lavions la gorge, il respirait de l’oxygène. Je voulus lui retirer le ballon ; il le retint et prit une expression suppliante :

— Laissez-moi respirer encore de l’air ! murmura-t-il d’une voix rauque.

— Assez, assez, ça va aller mieux tout de suite ! ferme les yeux !

Le malade se signa de nouveau pieusement et obéit ; on l’endormit avec du chloroforme. Le chirurgien fit une incision, puis encore une autre ; je retins les bords de la plaie avec les écarteurs, mon collègue ouvrit le cartilage cricoïde ; et des mucosités, avec une masse d’humeur ensanglantée, s’en échappèrent. Il introduisit alors une canule, et pansa la plaie.

— Voilà l’affaire ! dit-il.

Le malade se leva et respira avidement. Il souriait ; avec une joie infinie et étonnée il regardait autour de lui.

— Eh bien, frère, on t’a bien charcuté ! lui dit l’opérateur en riant. Et tout le monde se mit à rire : les sœurs, les infirmières, les aides. Le malade continuait à sourire, comme tout à l’heure, agitait ses lèvres sans mot dire, tournait la tête, frappé de la puissance merveilleuse de notre science.

Le lendemain je l’allai voir dans la salle où il était couché ; il me reçut avec le même sourire de joie et d’étonnement.

— Comment ça va-t-il ? lui demandai-je.

Il me fit signe, de la tête et des mains, qu’il se sentait bien... Et je sortis, le cœur oppressé. Je songeais amèrement. « Sans mon collègue, me disais-je, le malade aurait succombé ! » Et je me disais ensuite : « Non, toutes ces promesses que je me suis faites sont absurdes ! Que penser ? Billroth avait raison, la médecine, pour progresser, doit se frayer un chemin à travers des montagnes de cadavres ! Il n’y a pas d’autre voie. Il faut étudier, et ne pas se laisser décourager par un insuccès » ! Mais, au même moment, j’entendis un bruit de dents qui grinçaient, je revis la fillette que j’avais fait mourir : et je sentis de nouveau qu’il me serait impossible de recommencer jamais la trachéotomie.

 

Comment donc faire pour bien faire ? Je ne sais ; j’ai fui la question au lieu de la résoudre. Personnellement, oui, je l’ai résolue, mais si tous agissaient comme moi, alors quoi ? Un vieux médecin, directeur de la section de chirurgie, me racontait les scrupules qu’il éprouvait lorsqu’il laissait opérer de jeunes médecins. « Je ne puis les empêcher de faire leurs essais, car ils doivent apprendre ; mais comment rester tranquille, quand je vois un débutant qui va donner un coup de scalpel Dieu sait où ? »

Alors il prenait le scalpel des mains de l’opérateur, et terminait lui-même l’opération. C’est d’un homme consciencieux. Mais... les médecins qui travaillaient sous sa direction, tout en appréciant son savoir, reconnaissaient l’inutilité d’un stage auprès de lui. « C’est un bon chirurgien, disaient-ils, mais on n’apprend rien avec lui ! » Et ils avaient raison. Un chirurgien qui a tant de sollicitude pour ses clients ne peut pas être un bon professeur. Un médecin et voyageur russe dit, en parlant du fameux Lister, le créateur de l’antisepsie : « Lister prend trop à cœur les intérêts de ses malades, et s’exagère sa responsabilité morale vis-à-vis de chacun de ses opérés. Voilà pourquoi il confie rarement à ses assistants le soin de faire la ligature des artères, et en général tout ce qui concerne directement le malade. C’est là l’unique raison du manque d’adresse de ses jeunes assistants. »

Si l’on pense au malade lui-même, il est évident qu’on ne peut agir autrement. Le voyageur dont nous venons de rapporter les paroles, le professeur A.-S. Tauber — en parlant des cliniques allemandes fait l’observation suivante : « On trouve une grande différence entre l’état des malades qui ont été amputés par un professeur expérimenté et habile, et l’état de ceux qui l’ont été par de jeunes assistants. Ces derniers blessent souvent les tissus, froissent les nerfs, sectionnent les muscles trop près de leurs insertions, écartent trop largement les gaines des troncs artériels, toutes circonstances défavorables à la prompte guérison des plaies. »

Mais, ai-je besoin de citer ces passages pour prouver qu’il est indispensable, afin de devenir un bon chirurgien, de pratiquer longuement ? Comment donc sortir de ce dilemme ? Le médecin, s’il considère les faits au point de vue de la science, peut se dire : « Tant pis ! il n’y a pas moyen de faire autrement. » Mais qu’il se mette à la place du malade, qu’il s’imagine qu’il va se soumettre aux manipulations d’un commençant dont c’est peut-être la première opération ; alors ce raisonnement ne pourra plus le contenter ; il aura conscience qu’il faut chercher une autre solution.

Vers 1830, le célèbre physiologiste Magendie pensa avoir trouvé cette solution : « Un bon chirurgien d’amphithéâtre, dit-il, n’est pas toujours un bon chirurgien d’hôpital. Il doit s’attendre à de fréquentes et graves erreurs avant d’être capable d’opérer sûrement. Ce n’est qu’après un long exercice qu’il acquiert une habileté qu’il aurait pu posséder dès le commencement, si on avait mieux dirigé ses études. La faute en est surtout aux méthodes qu’on emploie encore maintenant dans nos facultés. Les étudiants passent immédiatement de la nature morte à l’homme ; ils font leurs expériences aux dépens de l’humanité, en risquant la vie de leurs semblables. Or, messieurs, avant de nous attaquer à l’homme, n’avons-nous pas des créatures dont la vie est moins précieuse, et sur lesquelles il nous serait permis de faire nos premières tentatives ? Je voudrais qu’on exigeât chez nous, comme complément indispensable de l’instruction médicale, des essais réitérés sur des animaux vivants. Celui qui y est habitué triomphe de toutes les difficultés, devant lesquelles s’arrêtent tant de chirurgiens. »

Ce conseil de Magendie serait très aisé à suivre ; et cependant jusqu’à nos jours, on n’en a pas tenu compte. Lorsqu’il s’agit de quelque nouvelle opération, le chirurgien l’essaie, dans la plupart des cas, sur des animaux. Mais, pour autant que je sais, l’usage n’est encore introduit nulle part de n’autoriser les jeunes chirurgiens à faire des opérations qu’après qu’ils ont acquis une expérience suffisante sur des animaux vivants. Et comment l’exigerait-on, quand les études que l’on fait sur les cadavres sont déjà si incomplètes ?

À mon avis, ce n’est que l’application rigoureuse et systématique du principe de Magendie qui pourrait dispenser, tant soit peu, les malades de payer de leur sang et de leur vie l’éducation des jeunes chirurgiens. Mais encore ne serait-ce que jusqu’à un certain degré. Qui peut fixer le moment où le chirurgien est suffisamment préparé ? À quoi reconnaîtra-t-on que cette limite est atteinte ?

En 1873, Billroth, alors à l’apogée de sa gloire et de sa réputation, écrivait à une de ses amies : « J’ai beaucoup de malades déjà opérés et j’en ai encore davantage que je vais opérer. Ils occupent toutes mes pensées ; d’année en année leur nombre augmente ; le fardeau devient de plus en plus lourd. Il y a une heure, j’ai quitté une brave femme à laquelle j’avais fait hier une opération effrayante... Quel regard elle m’a lancé ce soir ! ce regard disait : « Est-ce que je survivrai ? » J’espère qu’elle se remettra, mais notre art est si imparfait ! Je voudrais avoir derrière moi tout un siècle de science et d’expérience ; peut-être alors pourrais-je faire quelque chose de bon. Mais, à l’heure qu’il est, le progrès marche lentement. Et combien c’est chose difficile de transmettre aux autres le peu de progrès que nous accomplissons ! Les jeunes reçoivent des aînés quelques bribes de science ; le plus important, il faut qu’ils l’acquièrent par leurs propres forces. »

De l’aveu de tous, la chirurgie est un art, et, comme tel, exige surtout de l’initiative. Un art ne se contente jamais de formules. Or, là où règne la formule, il n’y a pas d’erreur ; mais là où commence le travail personnel, elles abondent à chaque pas. C’est par la voie de ces erreurs que se développe le maître. Et c’est pourquoi son chemin passe à travers des « montagnes de cadavres ». Le même Billroth, dans sa jeunesse, encore privat-docent de chirurgie, écrivait à son maître Baum, à propos d’un de ses malades, sur lequel il avait pratiqué, trois fois au cours d’une semaine, l’opération du redressement forcé de la jambe, sans avoir soupçonné que la tête du fémur était fracturée : « L’action du redressement sur les parties enflammées fut funeste, comme on pouvait s’y attendre ; la gangrène se déclara, le malade succomba... Ce cas fut instructif pour moi, parce qu’il m’apprit, comme tant d’autres, ce qu’il ne fallait pas faire. Mais que cela reste entre nous ! »

Le chirurgien anglais Paget raconte le fait suivant, qui lui est arrivé dans sa clinique : « J’avais à enlever, chez un jeune homme, une tumeur logée très profondément dans la cuisse ; l’opération faite, je plaçai autour de la cuisse un emplâtre qui enveloppait de tous côtés la partie opérée ; et, de plus, je fis un pansement serré. Le lendemain, je constatai que toute l’extrémité du membre était enflée ; quatre jours après se déclarait une inflammation aiguë du tissu cellulaire qui entourait la plaie. Puis survint une hémorrhagie qui tua le malade. La cause immédiate de sa mort fut l’emplâtre, que j’avais appliqué autour de la cuisse et que j’avais laissé sans l’enlever pendant deux jours. À dater de ce moment, personne, je puis l’assurer, ne m’a jamais vu appliquer un emplâtre autrement qu’en spirale. Ma maladresse, quelque minime qu’elle fût, avait coûté la vie à un homme. »

Dans ses Annales de la clinique chirurgicale de Dorpat, parues en allemand, vers l’année 1840, notre fameux chirurgien Pirogoff a fait un tableau saisissant de toutes les conditions nécessaires pour former un chirurgien. Avec la franchise permise au génie, il a narré, dans cette « confession d’un médecin » toutes les fautes qu’il avait commises lors de sa direction de la clinique. Ce que les autres n’avouaient que dans des lettres intimes, « entre nous », il l’a étalé devant tout le monde, au grand scandale de ses collègues. Et, en effet, le tableau qu’il nous a laissé est poignant.

Oui, ces questions sont sans issue et longtemps encore resteront ainsi ! Devant l’inévitable, les remords même sont étouffés. Mais pourtant, je ne voudrais pas devenir la victime de cette nécessité ; et ceux-là, non plus, ne souhaitaient ni ne méritaient de le devenir, qui ont servi à tant d’expériences fatales !... Et combien d’autres problèmes qui semblent ainsi à jamais insolubles, dans cette science terrible où l’on ne peut pas faire un pas sans risquer de se heurter à une vie humaine !

 

II. LES NOUVEAUTÉS

En 1888, le professeur Pétrescu, de Bucarest, fît connaître un nouveau remède contre la pneumonie : la digitaline à forte dose. Pendant de longues années, il avait observé que, par ce moyen, la mortalité baissait de 20 à 30 p. 100. Le rapport que Pétrescu communiqua à l’Académie de Médecine de Paris attira sur lui l’attention du monde médical ; et, en effet, les résultats sur lesquels il s’appuyait étaient des plus frappants. Aussitôt son exemple fut suivi par d’autres médecins qui, dans la plupart des cas, n’eurent qu’à s’en féliciter.

À cette époque, j’avais sous ma direction le pavillon où se trouvaient les malades atteints de pneumonie. Séduit par la découverte dont je viens de parler, je résolus, avec le consentement du directeur de l’hôpital, d’essayer le traitement de Pétrescu. Peu de temps auparavant, j’avais lu dans le Journal clinique de Botkin, un article du Dr Rechtsamer, qui traitait la même question. Bien qu’il trouvât les conclusions de Pétrescu exagérées, il ne contestait pas que plusieurs de ses malades n’eussent été guéris grâce à cette méthode ; et il concluait qu’on pouvait tout au moins recommander la digitaline comme remède extrême, chez les alcooliques et chez les vieillards. « Dans aucun des cas que j’ai eus sous les yeux, ajoutait M. Rechtsamer, je n’ai constaté que la digitaline ait occasionné d’empoisonnement suivi de mort. »

Dans mon pavillon se trouvait, depuis deux jours, un vieux peintre en bâtiment, dont tout le poumon droit était atteint. Sa respiration était courte, il ne faisait que gémir et s’agiter. Sa femme m’apprit qu’il avait été, dès son enfance, adonné à la boisson. C’était un sujet favorable à une première expérience : je lui prescrivis donc de la digitaline, selon la formule de Pétrescu.

En signant l’ordonnance, je m’arrêtai involontairement, frappé de sa singularité. Elle portait ceci :

 

Rp. Inf. fol. Digitalis ex 8,0 ( !) : 200,0.

Une cuillerée toutes les heures.

 

Ce qui veut dire : infusion de 8 grammes de digitale sur 200 grammes d’eau. Le point d’exclamation, — la loi l’exige, — est là pour le pharmacien, et voici pourquoi : la dose maxima de digitaline qu’on peut donner à un homme dans l’espace de vingt-quatre heures, sans lui nuire, est de 0,6 gr. Le point d’exclamation prévient donc le pharmacien que, ayant ordonné cette dose monstrueuse de 8 grammes, je ne me suis pas mépris, mais que j’ai agi en pleine connaissance de cause... Je relus l’ordonnance, et le point d’exclamation me regardait d’un air narquois et provocateur, comme s’il voulait me dire : « On ne peut pas donner à un homme plus de 0,6 gr. de digitaline sans le tuer, et toi, tu en prescris une dose qui est treize fois plus forte ! »

Je sortis de l’hôpital, et le point d’exclamation me poursuivait toujours. Je me remémorais les termes de la déclaration du Dr Rechtsamer : « Dans aucun cas, je n’ai constaté d’empoisonnement causé par la digitaline et qui fût suivi de mort ». Si pourtant, le sort m’avait réservé cette douloureuse expérience, de « constater un empoisonnement par la digitaline ! »

Le lendemain, l’état du malade empira. Il me regardait stupidement avec des yeux ternes ; il avait le bout du nez livide ; le pouls, comme auparavant, battait très vite. D’où provenait ce changement ? de la digitaline, ou d’une autre cause ?

Le malade avait le cœur faible, et les phénomènes dont je viens de parler pouvaient ne résulter que du cours normal de la maladie, dont le remède n’avait pas encore combattu les effets.

« Si pourtant cela venait de la digitaline ! » pensai-je.

Mais j’écartai cette idée ; tant d’autres avaient essayé ce moyen et en avaient trouvé l’action efficace ! Et j’ordonnai une nouvelle dose.

Deux jours après, le malade mourut, tué par l’affaiblissement progressif du cœur. Devant la porte de l’hôpital, je rencontrai sa femme. Elle sortait de la morgue et, la tête enfouie dans son fichu, elle murmurait des paroles incohérentes. Avec un mélange de honte et de stupeur, je relus l’historique de la maladie du défunt : le mal empirant de jour en jour, les ordonnances semées de points d’exclamation, et à la fin, la note laconique du médecin de service : « Le malade a expiré à deux heures du matin... » Ma conduite me paraissait incompréhensible ; étais-je dans mon bon sens lorsque j’avais ordonné si hardiment la digitaline, sans en avoir contrôlé les effets ? Peut-être le vieillard aurait-il tout de même succombé ; mais qui pouvait me garantir que la dose monstrueuse du spécifique que j’avais introduite dans son sang n’était pas la vraie cause de sa mort ? Je l’avais débilité au moment où son organisme aurait eu besoin de rassembler toutes ses forces pour lutter contre la maladie...

Peu de temps après cet échec, je lus un article du Dr Rubel, dans Le Médecin, de Saint-Pétersbourg. Après une analyse minutieuse de ses propres expériences, et de celles de Pétrescu, de ses élèves et de ses collègues, le Dr Rubel démontrait, avec une évidence absolue, que le remède de Pétrescu causait dans beaucoup de cas un mal irréparable, et il concluait « qu’il fallait le rejeter au plus vite ».

Je me décidai à n’employer à l’avenir que des moyens suffisamment éprouvés, et dont l’action serait incontestable. Plus j’étudiais la littérature médicale contemporaine, plus ma résolution s’affermissait. Un tableau poignant se déroulait devant moi. Chaque numéro de chaque journal médical contenait l’annonce de dizaines et de dizaines de nouveaux procédés. Chaque semaine, chaque mois, c’était comme une sorte de courant immense et redoutable, dont l’éclat éblouissait et étourdissait. Et, à côté des nouveaux médicaments, des nouvelles doses, des nouvelles applications, des nouvelles opérations, il y avait toujours, par centaines et par centaines, d’autres vies perdues. Quelques-unes de ces innovations étaient comme une frange d’écume qui apparaissait et disparaissait dans le grand courant, laissant derrière elle un cadavre ou deux.

Ainsi, en 1888, le Dr Rosenbusch publia un article par lequel il recommandait chaleureusement l’injection d’une solution de créosote dans les poumons des tuberculeux ; à en croire ses expériences, cette méthode donnait des résultats très satisfaisants. Le Dr Stakewitch en fit l’essai sur deux de ses malades, et observa les phénomènes suivants : « Après l’injection, chez le premier phtisique, la toux avait augmenté et l’altération du sommet du poumon droit, là où avait été pratiquée l’injection, s’était aggravée. Chez le deuxième, le résultat avait été que du sang s’était montré dans les crachats, puis, le lendemain, il y avait eu un fort crachement de sang... » Le remède du Dr Rosenbusch fut abandonné.

Le professeur Mehring, en faisant respirer à des animaux du pentale, découvrit que c’était un très bon anesthésique. Le Dr Hollœnder l’essaya sur quelques sujets, et obtint des résultats éclatants. Au Congrès des médecins et naturalistes de Halle, en 1891, il tint le langage suivant : « L’efficacité de son action, et le bon état des malades après la narcose, font, pour le moment, du pentale le meilleur des anesthésiques pour des opérations de courte durée. Il n’entraîne aucune suite fâcheuse, et l’application n’en est nullement dangereuse ; son effet n’est nuisible ni sur le cœur, ni sur les poumons ». On se mit donc à employer le pentale sur une large échelle. Six mois plus tard, le Dr Hegler rapportait que, chez un homme très robuste, cet anesthésique avait provoqué l’asthme avec cyanose et, finalement, l’arrêt de la respiration. Deux mois plus tard, à Ollmütz, une dame, à laquelle on allait arracher une dent, succomba après avoir respiré du pentale. Vers la même époque, le Journal des Dentistes anglais rapporta « que dix gouttes de pentale avaient fait mourir une jeune femme de trente-trois ans, qui souffrait de maux de dents. Le Dr Breyer faillit tuer, avec le pentale, une fillette bien portante, chez laquelle l’anesthésique fit cesser les battements du pouls et arrêta la respiration. L’emploi en fut encore fatal à deux clients du Dr Tieck, un homme vigoureux et une jeune fille. Cette dernière ne souffrait que d’une maladie de l’articulation coxo-fémorale, elle était tout à fait saine sous tous les autres rapports. Un an et demi s’était écoulé depuis la communication du Dr Hollœnder, lorsque, au congrès des médecins allemands, le professeur Hurtl fit un rapport sur la mortalité correspondant à l’emploi des différents anesthésiques. En se basant sur une foule de documents et de statistiques, il démontrait que, tandis que pour l’éther, le protoxyde d’azote, le bromure d’éthyle, et le chloroforme, la moyenne des morts n’était que de 1 sur 1000 (le calcul était fait sur 10 000 cas), l’usage du pentale élevait cette moyenne à 1 sur 199. « Les données que nous avons jusqu’à présent, conclut et non sans raison le Dr Hurtl, nous font un devoir d’avertir tous les médecins de ne pas employer le pentale comme anesthésique ».

Et qui ne se souvient du début triomphal et de la fin misérable de la tuberculine de Koch ? On pratiqua en grand l’injection de cette fameuse tuberculine ; et deux ans ne s’étaient pas écoulés qu’on démontrait irréfutablement qu’elle ne faisait que nuire.

Telle est l’histoire des méthodes les plus récentes que l’expérience a démontré être nocives. Mais tel ne fut pas le sort de toutes ; il en est d’autres qui, après un mûr examen, ont été reconnues réellement efficaces ; et pourtant cette constatation, elle aussi, a coûté la vie à d’innombrables victimes.

Parmi les montagnards il y a une maladie particulière, qui est très répandue : le goitre, simple tuméfaction de la glande thyroïde. Or, au nombre de différents moyens proposés contre cette affection, on a préconisé l’extirpation totale de la glande. Et, en effet, les résultats de cette opération semblaient très satisfaisants, les malades guérissaient, l’ablation du corps thyroïde (dont la fonction est encore inconnue) n’entraînait, selon toute évidence, aucune conséquence nuisible. Mais, en 1883, un article de M. Kocher, professeur à l’Université de Berne, communiquait les faits suivants : M. Kocher avait pratiqué 34 extirpations totales du corps thyroïde, et était content des résultats de ces opérations. Un jour, un médecin lui raconta qu’il traitait une jeune fille, à laquelle Kocher avait enlevé cette glande, il y avait neuf ans de cela ; et il lui proposa de venir l’examiner. Kocher se trouva en face d’une conséquence imprévue. La jeune fille avait une sœur cadette, à laquelle, neuf ans auparavant, elle ressemblait de telle sorte qu’on les prenait souvent l’une pour l’autre. « Pendant ces neuf ans, — dit Kocher, — la cadette s’était transformée en une belle jeune fille, florissante de santé, tandis que l’opérée était restée petite, avec tous les signes d’une semi-idiotie. » Kocher fit une enquête sur le sort de tous ceux sur qui il avait pratiqué l’extirpation du corps thyroïde. Vingt-huit malades, qui n’avaient subi cette opération qu’en partie, se portaient relativement bien ; quant aux autres, sur dix-huit d’entre eux, il y en avait deux seulement en bonne santé. Les seize autres accusaient les symptômes que M. Rocher caractérise comme suit : « Arrêt d’accroissement, grosse tête, nez camus, lèvres épaisses, corps disproportionné, esprit lent, parole difficile, musculature trop développée, — signes qui, tous, prouvent que l’état des opérés en question est voisin de l’idiotie et du crétinisme. » D’ailleurs, pour plusieurs des malades, le goitre ne présentait pas d’inconvénients graves ; et ils s’étaient soumis à l’opération plutôt dans un but esthétique. Or, quelle en avait été la conséquence ? L’idiotie... On a essayé plus tard de réfuter l’opinion de M. Kocher touchant la connexité des symptômes ci-dessus décrits avec l’extirpation de la glande thyroïde ; mais, à l’heure qu’il est, pas un chirurgien n’a plus recours à cette opération, tant que la tuméfaction ne présente pas de symptômes alarmants.

En 1884, M. Coller fit passer dans la pratique l’usage d’un des plus précieux moyens dont dispose la médecine, — la cocaïne, qui provoque une anesthésie locale complète. Deux ans plus tard, procédant à une opération sur une femme, M. Colomnine, professeur à l’Académie médicale de Saint-Pétersbourg, lui introduisit dans le rectum une solution de cocaïne. Tout à coup la malade devint livide, elle fut saisie de convulsions, et, une demi-heure après, elle succombait, accusant tous les symptômes d’un empoisonnement par la cocaïne. M. Colomnine rentra chez lui, s’enferma dans son cabinet de travail, et se brûla la cervelle...

Vers la fin de 1880, le professeur Gast recommanda l’usage d’un nouveau soporifique, très efficace et très inoffensif, — la sulfonal. On vérifia son dire, et l’on en arriva à la conviction que c’était vraiment là un excellent spécifique, n’entraînant aucune complication. Mais, trois mois après la découverte de M. Gast, le docteur Schmey publia le résultat d’une expérience qu’il venait de faire. Il avait ordonné deux grammes de sulfonal à un vieillard qui souffrait d’artériosclérose et d’accès d’angine. « L’effet obtenu fut terrible ; le médicament détermina, bientôt après son introduction dans le corps, un épouvantable accès d’asphyxie, qui dura toute la nuit, interrompu seulement par des accalmies de quelques minutes. » Se basant sur ce fait, le docteur Schmey recommandait beaucoup de prudence dans l’emploi du sulfonal, lorsqu’il s’agit des maladies qu’il venait de citer. Puis on constata qu’une égale prudence était nécessaire dans les cas d’anémie pernicieuse, d’hypochondrie, et de morphinomanie. L’usage du sulfonal n’était donc pas tout à fait inoffensif. Mais comment est-on arrivé à faire ces observations ? Pendant les cinq ans que cette méthode fut en vigueur, le professeur Lépine a relevé, dans la presse médicale, la constatation de seize cas d’empoisonnement avec issue mortelle.

Il résultait de tous ces faits une conclusion qui s’imposait pour moi : je n’emploierais plus, à l’avenir, que des moyens reconnus absolument certains, ne présentant aucun danger.

 

Environ trois ans plus tard, je soignais une institutrice, atteinte de tuberculose. Vers cette époque la nouvelle se répandit que Robert Koch continuait ses recherches sur la tuberculine, qui avait si piteusement échoué, qu’il avait perfectionné son sérum, et qu’il l’employait de nouveau. La malade me demanda s’il ne serait pas utile de lui faire une injection de cette tuberculine « perfectionnée. »

— Il vaudrait mieux attendre, — lui répondis-je ; — il faut vérifier si cette nouvelle tuberculine est meilleure que la première.

C’était agir consciencieusement. Mais, tout de suite, la question se posa devant moi : « Sur qui fera-t-on cette vérification ? Ailleurs, hors de ma vue, c’est sur des malades qu’on expérimentera. Si le résultat est satisfaisant, j’en ferai profiter mes patients, comme je le fais pour la cocaïne et le sulfonal. Mais si tous les médecins agissaient de même, qu’adviendrait-il ? »

Nous ne connaissons encore que fort peu l’organisme humain et les lois qui le régissent. En appliquant tel ou tel nouveau moyen, le médecin n’en prévoit qu’approximativement l’effet ; il se peut que cet effet soit bon, mais il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il fût nuisible : nous n’allons qu’à tâtons, dans l’obscurité et il faut être prêt à toutes les éventualités. Cette incertitude s’atténue jusqu’à un certain degré lorsque les essais sont faits sur des animaux, et c’est déjà beaucoup ; mais l’organisme des animaux diffère notablement de celui de l’homme ; et on ne peut pas conclure, en toute assurance, du premier au second. Nous pouvons dire : il est possible que tel ou tel moyen soit utile et ne fasse aucun mal ; mais nous courons toujours le risque de nous tromper ; et même il nous faut du temps pour savoir s’il y a erreur. Les observations cliniques sont difficiles et compliquées ; que de remèdes dont l’effet s’est trouvé d’abord favorable, et qui, comme on le constata plus tard, n’avaient agi que par autosuggestion !

C’est en faisant sans cesse des expériences, en marchant à l’aventure, dans les ténèbres, en se trompant et en constatant ses erreurs, que la médecine est arrivée à des résultats dont elle peut être fière. Si les risques à courir n’étaient pas affrontés courageusement, il ne pourrait y avoir de progrès, toute l’histoire de la médecine en est la preuve.

Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, on traitait les tumeurs des ovaires par des médicaments ; toutes les tentatives d’ovariotomie avaient abouti à des résultats si tristes, que, si j’avais écrit ces mémoires un demi-siècle plus tôt, j’aurais cité ces tentatives comme des exemples impardonnables d’expérimentation sur des êtres vivants.

À cette époque vivait en Angleterre un jeune chirurgien, Spencer Wells. Plusieurs fois il lui était arrivé d’assister à des ovariotomies ; et il en avait conclu, lui aussi, que cette opération était impossible.

Mais, bientôt après, il prit part, en qualité de chirurgien, à la guerre de Crimée ; il eut à soigner de nombreuses plaies de l’abdomen, et put observer de près comment agissent les lésions sur cette partie du corps.

De retour à Londres, en 1856, Spencer Wells, familiarisé avec ces blessures, pensa qu’en procédant adroitement on pourrait pratiquer l’ovariotomie avec succès. On avait si peu de confiance en cette opération que les médecins l’appelaient « meurtrière », et que les avocats généraux disaient qu’il faudrait assigner devant les tribunaux ceux qui assumaient de pareilles responsabilités. Malgré tout, Spencer Wells résolut de faire un nouvel essai aussitôt qu’un cas favorable se présenterait. L’occasion s’offrit à lui, peu après. Wells pratiqua l’ovariotomie... L’opérée succomba.

« Je crois, — raconte Spencer Wells, — qu’il serait difficile de se représenter l’état de découragement dans lequel je me trouvai alors. Ma première tentative avait complètement échoué. Comme tant d’autres, j’avais eu l’espoir que la voie peu enviable que j’avais choisie me conduirait à la célébrité : et tout, absolument tout, était contre moi. La presse médicale tonnait avec violence contre ma tentative, les membres les plus autorisés des sociétés de médecine la blâmaient énergiquement. »

Néanmoins Spencer Wells continuait à pratiquer l’opération, et réussissait de mieux en mieux. Peu à peu, les intéressés changèrent d’opinion. Déjà, en 1864, l’ovariotomie avait droit de cité partout ; un peu plus tard, on la proclamait comme le triomphe de la chirurgie contemporaine.

Qui s’aviserait de blâmer aujourd’hui une audace couronnée d’un pareil succès ? Juge-t-on un vainqueur ? Il y a plusieurs années, quand Behring introduisit dans la pratique le sérum antidiphtérique, le professeur Pourièze lui reprocha de n’avoir pas procédé à ses expériences d’une manière scientifique. Il faisait remarquer, entre autres choses, sa témérité, et parlait des scrupules de conscience que Behring devait éprouver en pratiquant sur les enfants l’injection de son sérum, sans en connaître d’avance, exactement, les vertus. Néanmoins, jusqu’à présent, l’utilité du sérum n’a pas été contestée. On n’a eu qu’à remercier Behring, et personne n’aurait l’idée de se demander aujourd’hui si ce novateur se serait décidé à faire sur son propre fils la première injection de son fameux sérum.

Lorsque Pirogoff, sur ses vieux jours, fut atteint d’un cancer du maxillaire supérieur, le docteur Vyvodzeff, qui le soignait, s’adressa à Billroth pour lui demander d’opérer Pirogoff. Billroth, après avoir pris des renseignements sur l’état de la maladie, refusa. « Je ne suis plus le courageux et téméraire opérateur que vous connaissiez à Zurich, écrivait-il à Vyvodzeff. À présent, avant de me décider à agir, je me pose la question suivante : Est-ce que je permettrais qu’on pratiquât sur moi-même l’opération que je vais faire à mon client ?... »

Qu’est-ce donc à dire ? Billroth essayait-il donc auparavant, sur ses malades, des opérations qu’il n’aurait pas voulu qu’on tentât sur lui-même ? Oui, certes. Et sans cela nous n’aurions pas toute la série des remarquables opérations que nous lui devons. Ainsi, la solution n’est pas aussi simple et aussi claire que je le pensais : « Ne pratiquer que ce qui a été examiné et vérifié. » Tant que je m’en tiens moi-même à cette réserve, je la trouve bonne et juste ; mais si je me représente chaque médecin adoptant ce principe, je vois avec évidence qu’une telle manière d’agir serait absurde, et qu’elle aurait pour conséquence la ruine de la médecine. « Vous dites, — écrivait dernièrement le célèbre chirurgien français Péan, — qu’on ne doit employer sur les hommes que des moyens qui ont été préalablement vérifiés sur les hommes ; mais c’est une assertion qui se réfute d’elle-même. Si, pour son malheur, la médecine se détournait de sa voie actuelle, elle serait condamnée à l’empirisme le plus étroit, à la tradition la plus dogmatique. Les expériences sur les animaux ne profiteraient qu’aux recherches spéculatives ; certes la médecine vétérinaire en tirerait un grand profit, mais, quant à la médecine humaine, elle n’y gagnerait rien. »

En effet, que deviendrait alors cette science ? Supposons qu’on ne doive plus pratiquer de méthodes nouvelles, et qu’on se trouve dans l’obligation de renoncer aux anciennes. Le médecin qui ne voudrait plus traiter la syphilis avec du mercure serait aussi coupable, à ce point de vue, que celui qui entendrait la guérir par des procédés encore inconnus. Pour renoncer à ce qui est connu, il faut non moins de témérité que pour se lancer dans l’inconnu ; aussi l’histoire de la médecine prouve-t-elle que la science moderne, malgré toutes ses acquisitions brillantes, s’est « enrichie », — pour employer les termes de Magendie, — « de ses pertes ». En condamnant les expériences sur les vivants, on arriverait au résultat suivant : la médecine pratique tomberait dans un engourdissement complet, jusqu’au jour, encore bien lointain, où le corps humain serait connu exactement, et où l’effet de chaque moyen nouveau pourrait être prévu dans tous ses détails. Comment faire quand, de tous côtés, nous arrive la même supplication : « Venez à notre secours ! pourquoi votre science nous soulage-t-elle si peu ? »

Ma situation de médecin devient ainsi très étrange. Mon désir sincère est de ne pas nuire au malade qui réclame mes soins. C’est là un principe si élémentaire, et si indiscutable, qu’on ne peut le méconnaître. Mais, si je l’adopte systématiquement, je me condamne à l’impuissance, à l’arrêt absolu de toute amélioration. L’homme vivant me barre toutes les routes ; partout où je le vois, je recule. Ainsi ma tranquillité d’âme est sauvegardée, mais le problème n’en reste pas moins sans solution.

Quant à la question dont j’ai parlé plus haut, quelle en est la réponse ? Où est la limite du permis ? Je n’en sais rien. Et pourtant ce sont des sujets d’une actualité angoissante. Les expériences de bactériologie ont clos la grande série des découvertes capitales de la médecine ; une trêve temporaire a suivi. Comme toujours à des moments pareils, l’empirisme relève la tête, et tout un courant d’innovations se produit. On lance sans cesse de nouveaux médicaments, de nouveaux sérums bactériques, toxiques, et antitoxiques ; on invente de nouvelles opérations sans effusion de sang. Peut-être en retirera-t-on quelques précieux avantages, mais on est saisi d’une terreur poignante quand on pense au prix qui aura permis de les acquérir. Et de tout cœur on plaint les malades qui, comme des papillons attirés par la lumière, se laissent prendre à cette brillante éclosion d’inventions, et veulent en faire l’expérience, souvent même en dépit des avertissements des médecins.

Peu après mon arrivée à Saint-Pétersbourg, j’allai voir une vieille tante, la femme d’un général. Elle me parla longuement de ses nombreuses maladies : battements de cœur, mal d’estomac, tic nerveux, insomnies.

— Mais mon médecin vient de me prescrire un nouveau remède contre l’insomnie.... C’est le plus nouveau ! Tu ne le connais pas encore, sans doute ! Comment s’appelle-t-il donc ? La chlo-ra-lose... Ce n’est pas du chloral, qui agit sur le cœur... c’est un médicament tout à fait sans danger ; c’est du chloral perfectionné !

Alors elle m’apporta une boîte élégante, pleine de cachets que lui avait prescrits le médecin à la mode, et, triomphante, me montra l’ordonnance.

Et moi, tout en l’écoutant, je me disais :

— Pauvre femme ! Pauvre femme !

 

III. L’EXPÉRIMENTATION SUR L’HOMME VIVANT

En 1893, un rédacteur du Médecin, de Saint-Pétersbourg, écrivait :

« Sous le titre de Ærztliche Versuche an lebenden Menschen (Expériences médicales sur l’homme vivant), un certain Dr Koch vient de faire paraître une brochure qui ne contribuera guère à relever le prestige des médecins. L’auteur y démontre que la vivisection a, depuis longtemps, franchi le seuil de nos hôpitaux, — ou, en d’autres termes, qu’on fait actuellement, dans les cliniques, l’expérimentation sur le vivant, comme on pratique la vivisection sur des animaux dans les laboratoires. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, les feuilletonistes et les chroniqueurs de la presse quotidienne n’ont pas tardé à saisir cette occasion de se mettre en campagne. Il est à désirer que nos collègues allemands ne laissent pas sans réfutation et sans explication les faits cités par le docteur Koch ; ce serait, en effet, le seul moyen d’atténuer l’effet fâcheux d’un tel livre. »

Je n’ai pas lu cette brochure, mais, quant à l’affirmation générale qui s’y trouve énoncée, je ne crois pas qu’un seul médecin puisse la contester, en présence du nombre énorme de documents authentiques qui en prouve, hélas ! l’exactitude absolue.

En citant quelques-uns de ces faits, je renverrai le lecteur aux sources où je les ai moi-même puisés, afin qu’il puisse les contrôler personnellement. Et je me bornerai à une seule branche de la médecine : les maladies vénériennes. Bien que ce soit un sujet délicat, je le choisis parce qu’il est le plus riche en données instructives. Les maladies vénériennes sont l’apanage exclusif de l’homme, et il n’en est pas une qui puisse être étudiée sur les animaux. Voilà pourquoi, tandis que, pour certains autres cas, il est possible d’avoir recours à des inoculations faites sur les animaux, ces inoculations ne peuvent servir dès qu’il s’agit de maladies vénériennes. Elles doivent être faites sur l’homme lui-même. Et les vénériologistes n’ont pas reculé devant cette nécessité. Chaque pas en avant, dans leur science, a été marqué par un ou plusieurs crimes.

 

Comme on le sait, il existe trois formes de maladies vénériennes : la gonorrhée (blennorrhagie), le chancre, la syphilis.

Le microbe spécifique qui détermine la gonorrhée a été découvert par Neisser en 1879. Ses expériences, faites d’une manière très scientifique, indiquaient, avec beaucoup de probabilité, que le gonocoque qu’il avait découvert était le véritable virus de la maladie. Mais, pour connaître exactement l’action spécifique d’un microorganisme, il n’y a, en bactériologie, qu’un procédé : l’inoculation. Si, quand on a inoculé à un animal une certaine quantité de culture pure d’un microbe, cet animal contracte telle maladie, cela prouve que ce micro-organisme est le virus de cette maladie. Or, l’animal ne contracte pas la gonorrhée. Il ne restait donc que deux alternatives : ou bien laisser la question pendante, ou bien recourir à l’inoculation sur l’homme.

Neisser avait choisi le premier de ces deux partis.

Mais déjà ses disciples ne furent plus aussi scrupuleux. Le premier qui inocula le gonocoque à l’homme fut le Dr Max Bockhardt, assistant du professeur Rinecker. « M. de Rinecker, écrit Bockhardt, était persuadé que les causes des maladies vénériennes ne pouvaient être connues qu’en faisant l’inoculation à l’homme. Sur la proposition de son maître, Bockhardt inocula une culture de gonocoque pure à un malade atteint de paralysie progressive, qui était au dernier stade de la maladie, et qui, depuis plusieurs mois, avait perdu toute sensibilité[3]. » L’inoculation réussit, mais la suppuration ne parut pas assez abondante ; pour l’accélérer, on donna au malade un demi-litre de bière. « L’effet fut merveilleux, écrit Bockhardt. La suppuration devint très forte... Et quand, dix jours après la première inoculation, le malade mourut dans un accès de paralysie, l’autopsie démontra chez lui une gonorrhée aiguë de l’urèthre et de la vessie, ainsi qu’une multitude d’ulcères dans le rein droit ; dans le pus de ces ulcères se trouvaient de nombreux gonocoques[4]. »

Cette pratique de la culture pure par Bockhardt n’avait pas une grande importance scientifique, sa méthode n’étant pas assez perfectionnée. La première culture incontestablement pure du gonocoque a été obtenue par le Dr Ernest Bumm[5]. Pour en démontrer la vertu spécifique, Bumm en introduisit dans l’urèthre d’une femme, dont les voies uro-génitales, après examen préalable, furent trouvées normales. Une uréthrite typique se déclara ; elle exigea six semaines de traitement. Pour examiner les différents caractères du virus, Bumm en inocula encore à une autre femme. L’effet fut le même que dans le premier cas.

Il y a vingt-cinq ans que Neggarat a démontré quelles graves conséquences, surtout chez la femme, résultaient de cette « innocente gonorrhée », dont les ignorants parlent encore aujourd’hui avec un sourire. Sur ce point, la science a dit son dernier mot. Voici ce qu’écrit à ce propos Neisser, une autorité en la matière :

« Je déclare sans hésitation qu’en raison de ses suites la gonorrhée est une maladie infiniment plus dangereuse que la syphilis ; et je pense que tous les gynécologistes seront du même avis[6]. » Du reste, Bumm lui-même dit, dans l’avant-propos de son ouvrage, que « la contagion blennorrhagique est une des causes les plus graves des maladies dangereuses des organes génitaux[7]. » Cela ne l’a pas empêché d’exposer lui-même à ce danger deux de ses clients. Il est vrai que Bumm assure qu’il avait pris toutes les précautions nécessaires pour ne pas infecter les organes génitaux ; mais il ne faut pas oublier que toutes ces mesures préventives sont fort peu efficaces. Au reste, l’infection blennorrhagique des voies urinifères seules peut déjà avoir des conséquences très graves.

Un pas en avant dans la culture du gonocoque a été fait par le Dr E. Wertheim[8], qui est arrivé à obtenir la culture pure sur les plaques.

« Pour démontrer, écrit Wertheim, que les colonies de microbes cultivées sur les plaques étaient vraiment des colonies du gonocoque Neisser, il fallait, naturellement, inoculer de ces microbes dans l’urèthre de l’homme[9]. » Il fit donc cet essai sur quatre paralytiques, et sur un idiot de trente-deux ans. Chez ce dernier, on a observé une suppuration assez abondante deux mois encore après l’inoculation. Wertheim n’a pas pu faire d’autres expériences, « faute de sujets[10]. » Mais la méthode de Wertheim a été vérifiée par d’autres expérimentateurs. Gebhardt[11] s’en est servi sur les hommes de sa clinique. Charles Menge a inoculé le gonocoque à une femme atteinte d’une fistule cancéreuse du vagin ; il a répété la même expérience sur une femme qui avait une tumeur au cerveau, et qui est morte deux jours après[12]. »

Finger, Hohn, et Schlangenhauf, ont expérimenté sur une plus large échelle[13]. ils ont pratiqué l’inoculation sur 14 hommes atteints de maladies graves, de tuberculose pour la plupart, et qui tous sont morts de trois à huit jours après. Le malade F. D., âgé de vingt et un ans, « a fourni un sujet histologique très précieux. » « Si l’on pense que le processus n’a duré que trois jours, on est frappé de l’intensité qu’il a dû avoir, pour produire des transformations histologiques aussi profondes. »

La blennorrhagie est souvent la cause de l’ophthalmie purulente des nouveau-nés ; et beaucoup d’expérimentateurs ont étudié le rapport entre le gonocoque et les maladies des yeux chez les nouveau-nés. E. Fraenkel a inoculé les écoulements purulents de malades sur les yeux de trois enfants qui allaient mourir[14]. L’un d’eux vécut encore dix jours après l’inoculation : il avait contracté l’ophthalmie purulente typique. M. Tischendorf a inoculé des sécrétions blennorrhagiques sur les yeux d’enfants moribonds ; il a obtenu l’ophthalmie purulente avec présence du gonocoque[15]. Kroner a inoculé, sur les yeux de six aveugles, des écoulements purulents d’accouchées, écoulements ne contenant pas de gonocoques. Le résultat a été négatif[16].

Telle est l’histoire des principales expériences sur la blennorrhagie. Je ne veux pas m’arrêter aux inoculations du chancre, qui ont été pratiquées sur de nombreux malades. Elles sont relativement inoffensives. On les fait sur l’épaule, sur la cuisse, ou sur l’abdomen ; et, une semaine après, on soigne les ulcères. Ce sont des « bagatelles » pour le malade, selon l’expression de certains auteurs, encore que le derme de l’homme soit « le milieu nutritif le plus favorable au microbe du chancre mou », comme le dit le Dr Spitchka[17]. Et puis ces inoculations ont été pratiquées si souvent qu’il faudrait des centaines de pages pour les décrire toutes.

Passons à la syphilis. Sans remonter à des époques trop lointaines, je vais résumer l’histoire des expériences faites depuis le célèbre Ricord. Cet éminent syphiliographe français a élucidé beaucoup des points obscurs de sa science ; mais, ses observations n’ont pas toujours été exemptes d’erreurs. Une de ses erreurs les plus graves, notamment, a été d’affirmer que la syphilis secondaire n’était pas contagieuse. Et si Ricord a commis cette méprise, c’est parce que, tout en multipliant les inoculations sur des malades déjà atteints d’affections vénériennes, jamais il n’a pu se décider à en faire sur ceux qui étaient encore indemnes de ces affections.

La contagiosité de la syphilis secondaire a été affirmée, pour la première fois, par le médecin anglais William Wallace. Les Leçons cliniques des Maladies Vénériennes de ce savant sont remarquables par l’aisance avec laquelle il y raconte ses essais d’inoculations syphilitiques sur des sujets sains. « L’inoculation de la syphilis, dit-il, je la pratique de trois façons : ou bien je fais une piqûre avec ma lancette, et je transporte sur la plaie les sécrétions d’ulcères ou de condylomes ; ou bien je fais soulever l’épiderme au moyen d’un taffetas vésicant, et, sur la partie mise à nu, j’applique de la charpie enduite de pus ; ou bien enfin j’écarte l’épiderme en le frottant avec le doigt couvert d’une serviette, et, sur la surface dénudée, je dépose du pus. Dans les trois cas, j’ai obtenu les mêmes résultats[18]. »

Plus loin, Wallace raconte en détail les expériences tentées par lui sur cinq hommes sains, âgés de dix-neuf à trente-cinq ans. Tous contractèrent la syphilis caractéristique. « Les faits que je mentionne ici, dit-il, dans sa 22e leçon, sont en bien petit nombre en comparaison de ceux que je pourrais encore citer[19]. ». Il répète la même chose dans sa 23e leçon[20].

« Est-il encore permis de douter que les accidents secondaires à la syphilis soient contagieux ? écrivait Schnœpf à propos de ces inoculations[21]. Plus n’est besoin d’expériences nouvelles sur des hommes sains ; celles de Wallace sont assez concluantes. La question est résolue, la science n’exige plus de nouvelles victimes ; tant pis pour ceux qui ferment les yeux à l’évidence ! »

Mais le défilé des victimes ne faisait que commencer.

En 1851, Waller publia des expériences « remarquables » qui « datèrent dans l’histoire de la syphilis. » Voici comment ils les décrit :

« Première expérience. — Dürst, garçon de douze ans, souffrait depuis de longues années de la teigne. Sauf cet accident, il ne présentait aucun autre symptôme de maladie. Comme il devait rester à l’hôpital pendant plusieurs mois, et qu’il n’avait même jamais eu la syphilis, je le trouvai propre à subir l’inoculation. Je la lui fis le 6 août, en pratiquant des incisions sur la peau de la cuisse droite ; et, dans les plaies légèrement saignantes, j’introduisis du pus recueilli sur un syphilitique. » Au commencement d’octobre, cet enfant laissa voir l’éruption caractéristique de la syphilis[22].

« Deuxième expérience. — Frédéric, âgé de quinze ans, atteint depuis sept ans d’un lupus de la joue droite et du menton. Ce malade n’avait jamais eu la syphilis : il était donc propre à la syphilisation. Celle-ci fut pratiquée sur lui le 27 juillet. Dans les incisions que je fis sur la cuisse gauche, j’introduisis du sang pris à une femme atteinte de syphilis. Je pansai la plaie avec de la charpie, imbibée du même sang. Dès le commencement d’octobre, l’inoculation produit un résultat incontestable[23]. »

« J’ai montré ces deux malades, continue Waller, au directeur et à tous les médecins de l’hôpital, à beaucoup de leurs collègues, ainsi qu’à plusieurs professeurs attachés à différents hôpitaux. Tous ont confirmé mon diagnostic, et m’ont promis d’en témoigner s’il le fallait. »

Avec tous ces noms, cette précision de détails, ne croirait-on pas lire le procès-verbal d’un acte judiciaire ?

Les expériences de Waller furent le point de départ d’une foule d’autres, ayant pour but d’élucider la question, — déjà élucidée par Wallace, — de la contagiosité des accidents secondaires de la syphilis.

Au mois de mars 1852, le professeur Rinecker inocula la syphilis à un garçon de douze ans, atteint de chorée ou danse de Saint-Guy. Un mois après l’inoculation, l’infiltration et l’endurcissement se développèrent. On n’a pas constaté de symptômes constitutionnels[24].

En 1855, dans une des séances de la Société des Médecins du Palatinat, au cours d’une discussion sur la contagiosité de la syphilis secondaire (à propos des expériences de Waller), le secrétaire de la Société présenta à l’assemblée un rapport que lui avait envoyé un médecin empêché de venir en personne au congrès. « Des circonstances exceptionnelles ont permis à ce médecin de faire, sans enfreindre les lois de l’humanité, des expériences à propos de la contagion des accidents consécutifs de la syphilis. » Voici ces expériences : 1° on a inoculé le pus des condylomes d’une femme syphilitique à 11 sujets : 3 femmes de dix-sept, vingt, et vingt-huit ans, et 8 hommes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans : tous ont contracté la syphilis ; 2° on a inoculé le pus d’ulcères syphilitiques à 3 femmes de vingt-quatre, vingt-six, et trente-cinq ans : toutes ont contracté la syphilis ; 3° on a transporté du sang d’un syphilitique sur les ulcères plantaires de six malades : trois d’entre eux ont accusé les accidents de la syphilis ; 4° chez trois personnes on a introduit du sang d’un syphilitique dans des plaies qui provenaient de ventouses : effet nul[25]. »

Donc on a pratiqué l’inoculation de la syphilis sur 23 personnes, dont 17 ont été ainsi contaminées de cette maladie ; et tout cela a été possible « sans enfreindre les lois de l’humanité » ! Voilà certes « un concours de circonstances » vraiment étonnant ! Et nous verrons plus loin que de pareilles « circonstances » ne sont pas rares, dans cette branche de la médecine... L’auteur de ces expériences est resté anonyme ; il a jugé bon de cacher son nom, et, jusqu’à présent, on ne parle de lui dans le monde scientifique que sous la désignation de « l’Anonyme du Palatinat. »

La même question de la contagion des accidents secondaires de la syphilis a été l’objet des recherches de M. Hubenet, professeur à l’université de Kieff. Ce savant a pratiqué, entre autres, les expériences suivantes[26] :

« 1° J’ai soumis à l’inoculation de la syphilis un jeune aide-médecin, J. Sousikoff, âgé de vingt ans, florissant de santé... J’appliquai un vésicatoire sur la cuisse gauche, et, après avoir écarté l’épiderme, je transportai, sur la surface dénudée, de la sécrétion de plaques muqueuses. Je la recouvris de charpie, imbibée de la même sécrétion. Cinq semaines plus tard, je constatai des roséoles sur la poitrine et sur l’abdomen. À partir de ce moment, les accidents syphilitiques s’aggravèrent. À dessein, je laissai ce malade dans cet état pendant toute une semaine, afin de le montrer au plus grand nombre de médecins possible, et de leur faire constater le fait. Enfin je recourus au traitement mercuriel, et le malade guérit trois mois après.

« 2° Le soldat F. Maximoff, âgé de trente-trois ans, est entré à la clinique chirurgicale le 13 janvier 1858. Il souffrait depuis longtemps d’une fistule de l’urètre. Comme le malade devait faire un long séjour à l’hôpital, j’avais ainsi la possibilité de contrôler les résultats des expériences que je désirais pratiquer sur lui. C’était un cas éminemment favorable. Le 14 mars, je lui inoculai de la sécrétion des plaques muqueuses qui couvraient les amygdales du soldat Nesteroff... Le 22 mai, la roséole caractéristique apparut... Le 2 juin, je commençai un traitement mercuriel, et, six mois après, Maximoff était guéri. »

« En lisant ces deux rapports, dit le professeur Manasséine[27], on se demande ce que l’on doit le plus admirer : le sang-froid avec lequel l’expérimentateur laisse les accidents syphilitiques se développer jusqu’au degré le plus caractéristique, afin de pouvoir étudier la marche complète de la maladie, et « la montrer au plus grand nombre de médecins possible », ou bien encore cette logique de « dirigeant », en vertu de laquelle on peut exposer un subordonné à n’importe quel accident grave, voire même à une maladie mortelle, et cela sans son consentement. »

Le professeur Hubenet termine sa relation comme suit : « Je tiens à déclarer qu’ayant fait beaucoup d’expériences, avec résultat négatif, sur des malades, j’étais convaincu qu’il en serait de même pour les non-malades. C’est cette conviction qui m’a engagé à poursuivre des essais dangereux ». Mais, pourtant, ce spécialiste ne pouvait pas ne pas connaître les expériences, avec résultats parfaitement positifs, de Waller. Et puis M. Hubenet a fait, en 1852, sa première expérience, suivie aussitôt d’un résultat positif ; et sa dernière expérience date de 1858. Est-ce qu’à cette date, six ans après le résultat positif de sa première expérience, l’éminent professeur avait toujours la même « conviction ? »

« La publication de ces faits, continue M. Hubenet, empêchera peut-être les médecins, même ceux qui sont aussi sceptiques que moi, de tenter des expériences qui peuvent déterminer des troubles très graves chez les gens qui s’y soumettent. Mais, au reste, le sort des victimes ne m’inquiéterait pas trop si je savais que nos expériences ont contribué à donner au public la certitude que les accidents secondaires de la syphilis sont contagieux... Si ces recherches pouvaient faire la lumière dans un problème aussi grave, ce ne serait pas payer trop cher, des souffrances de quelques individus, un résultat aussi pratique et aussi important. »

On peut se demander, dans ces conditions, pourquoi M. Hubenet ne s’est pas inoculé la syphilis à lui-même. Mais peut-être estimait-il que, à ce prix-là, l’expérience aurait coûté « trop cher » à l’humanité ?

En 1858, le gouvernement français s’adressa à l’Académie de Médecine de Paris en la priant d’élucider la question, toujours controversée, de la contagion des accidents secondaires de la syphilis. Une commission fut nommée ; son rapporteur, M. Gibert, présenta à l’Académie ses conclusions. Entre autres expériences, il mentionna celle d’un praticien qui avait inoculé les sécrétions d’un syphilitique à deux malades adultes atteints du lupus : tous deux avaient contracté la syphilis. Le rapporteur lui-même avait fait l’inoculation à deux autres malades, également atteints du lupus ; il en était résulté, chez tous deux, les mêmes accidents[28].

Le rapport de Gibert provoqua à l’Académie de longs et émouvants débats. Ricord y prit une large part. Lui qui, jusqu’alors niait obstinément la contagion, malgré toute son évidence, fut enfin forcé d’avouer qu’il s’était trompé.

Enfin l’adversaire le plus important et le plus autorisé des découvertes nouvelles était vaincu. Mais, malgré tout cela, les expériences, dès lors devenues absolument inutiles, continuaient et se renouvelaient indéfiniment. En 1859, un médecin de Lyon inocula une sécrétion de plaques muqueuses à un garçon de dix ans, J.-B. B..., qui était atteint de la gale, et provoqua ainsi chez lui la syphilis[29]. La même année, le professeur Behrensprung obtint un résultat semblable chez une jeune fille de dix-huit ans, Berthe B...[30] Il inocula également la syphilis à une prostituée, Marie G... Le professeur Lindwurm a pratiqué la syphilisation sur 5 femmes de dix-huit, dix-neuf, trente, quarante-cinq et soixante et onze ans, qu’il soignait dans son hôpital. Voici son rapport sur la dernière de ces expériences : « Marie E..., âgée de soixante et onze ans, souffrait depuis de longues années d’un ulcère profond du front. Les deux sinus frontaux, par suite de la destruction des parois antérieures, étaient ouverts ; le fond de l’ulcère était couvert de granulations épaisses, à travers lesquelles la sonde arrivait facilement jusqu’à l’os, et parfois même le perçait... Le 27 mai 1861, la malade fut soumise à une injection du sang d’une syphilitique ». La malade contracta la syphilis[31].

Le Dr Rosner, sur la proposition du professeur Gebra, a fait les expériences suivantes :

1° Un malade de cinquante ans, atteint d’un prurit très vif, a été soumis à l’injection d’une sécrétion de condylomes plats, recueillie sur le sein d’une nourrice syphilitique. Comme résultat, la syphilis.

2° Le Dr Rosner a inoculé le pus d’un chancre sur l’épaule d’une nourrice qui était atteinte de syphilitides maculeuses. Les piqûres ont produit les pustules caractéristiques. Le pus recueilli sur ces dernières a été transmis à un malade lépreux, non atteint, jusque-là, de syphilis. Cette inoculation a également réussi[32].

Le Dr Pioch pratiqua la syphilisation sur un malade qui était en traitement à l’hôpital du Midi. La tentative échoua. Trois semaines plus tard, ce docteur reprit son expérience, et, cette fois, avec succès, car les accidents syphilitiques se produisirent chez le malade[33].

Afin d’élucider la question de savoir si l’homme, une fois guéri de la syphilis, peut la contracter à nouveau, le professeur Vidal, de Cassis, a fait l’expérience suivante : « M..., âgé de trente-sept ans, d’abord corroyeur, puis concierge, atteint de syphilis, est entré à l’hôpital ayant les extrémités inférieures paralysées. Pendant sa convalescence, il désira rester encore quelque temps à l’hôpital, jusqu’à ce qu’il eût obtenu une place dans un établissement public. Au mois de janvier 1852, je lui appliquai sur chaque cuisse du pus syphilitique ; puis, après l’ablation de l’épiderme, je pansai les plaies avec de la charpie imbibée de pus recueilli sur les plaques muqueuses d’un autre malade. Cette inoculation ne donna aucun résultat. Je résolus de reprendre l’expérience. Le 12 avril 1852, la respiration du malade devenant gênée, on lui appliqua des vésicatoires aux bras, et on les pansa comme la première fois. Le 15 avril, la plaie de chaque bras était couverte d’une membrane grisâtre, la suppuration était abondante et répandait une odeur insupportable ; on remit un pansement de charpie imbibée du pus syphilitique, et ainsi de suite. » Vidal trouvait absurdes les scrupules des savants qui reculaient devant de pareilles expériences. « Malheureusement, dit-il, les médecins les plus aptes, ceux qui pourraient rendre le plus de services, grâce à la logique de leur raisonnement et à leur habitude d’observation clinique, se refusent à la pratique d’expériences qu’ils trouvent immorales[34].

Les accidents de la syphilis tertiaire sont-ils contagieux ? La plupart des expériences donnent une réponse négative. M. Diday a inoculé sans résultat du sang de syphilitiques à des sujets tout à fait sains[35]. M. Finger a pratiqué plus de trente inoculations de virus de gommes et de périostite sur dix sujets, sans obtenir un seul cas d’infection[36].

Toute une série d’observations ont été faites pour rechercher si les sécrétions diverses, normales ou pathologiques, mais non spécifiques, du malade atteint des « accidents secondaires de la syphilis » sont contagieuses. Ainsi, M. Basset a inoculé du virus blennorrhagique, recueilli sur un syphilitique, à un homme sain, et a obtenu un résultat négatif[37]. M. le professeur B. Tarnowsky a eu plus de succès. Pendant l’hiver de 1863, à l’hôpital de Kalinkine, rapporte-t-il, après dix-huit tentatives d’inoculations de sécrétions purulentes d’une syphilitique sur une malade atteinte de polypes variqueux, et qui n’avait jamais eu d’affection syphilitique, j’ai pu déterminer la syphilis caractéristique[38] ». Dans le même hôpital, M. Tarnovsky avait entrepris toute une série d’expériences ayant pour but de vérifier l’assertion de Cullerier, qui soutenait que le chancre mou n’était pas transmissible sur la muqueuse saine. « Non content de ces essais, écrit le professeur russe, je résolus d’entreprendre les mêmes recherches avec les sécrétions du chancre dur et de la syphilis consécutive. Je choisis deux malades qui n’en avaient jamais été atteintes, et qui n’accusaient, ni sur le vagin, ni sur les parties externes, aucune lésion ; dans le vagin de l’une d’elles, j’introduisis des sécrétions de chancre dur, dans celui de l’autre, des sécrétions des papules muqueuses. » Le même professeur Tarnovsky, faisant l’épreuve du sérum préventif de Langlebert, cite les deux cas suivants : « J’ai fait une incision sur la face interne de l’épaule d’un sujet sain, au moyen d’une lancette ; puis, j’ai écarté légèrement l’épiderme, pour introduire, une première fois, des sécrétions de chancre dur, et une seconde, des papules muqueuses. Le virus est resté en contact avec l’endroit mis à découvert, de cinq à dix minutes ; puis j’ai frictionné la partie contaminée avec le sérum prophylactique. Dans l’un comme dans l’autre cas, je n’ai pas constaté d’accident syphilitique[39] ».

Au printemps 1897, le professeur Tarnovsky quitta l’Académie de Saint-Pétersbourg et prit sa retraite. Sa dernière leçon fut consacrée..... à la morale médicale ! Et sans doute le professeur exposa, sur ce thème, des idées très élevées et très nobles, car il fut acclamé chaleureusement par les étudiants.

Peut-on contaminer un sujet sain avec les sécrétions de l’ulcère mou des syphilitiques ? La solution de ce problème a été l’objet de recherches par voie expérimentale faites par M. A.-G. Gué, actuellement professeur à l’Université de Kazan. Ce praticien a pris comme sujet une femme, atteinte de la lèpre norvégienne, et qui n’avait jamais souffert de syphilis. « Elle voulut bien se prêter à l’expérience » (sic !). Mais l’inoculation n’eut pas d’effet[40]. M. Rieger, qui fit quatre expériences semblables dans la clinique de Rinecker, obtint le même résultat négatif[41]. M. Biedenkapp eut plus de succès ; je veux dire non pas que les expériences qu’il fit aient mieux réussi, mais qu’il bénéficia d’un concours merveilleux de circonstances, tout à fait rares dans la vie ordinaire, mais telles qu’il en arrive parfois dans l’existence des syphiliologues.

« Premier cas : une jeune fille, entrée à l’hôpital le 9 octobre 1862, atteinte de blennorrhagie du vagin et de l’urètre, s’est inoculé, en jouant, et au moyen d’une aiguille, le virus d’un chancre, qu’elle avait recueilli sur des ulcères artificiellement produits par la syphilisation d’une malade... Deux ulcères se sont formés, mais la syphilis constitutionnelle ne s’est pas développée.

« Deuxième cas : une jeune fille atteinte d’eczéma des avant-bras, et qui n’avait jamais eu d’accidents vénériques, s’est inoculé, comme la précédente, dix-huit chancres. » Cette imprudente malade a contracté la syphilis.

Pour s’assurer si le lait des syphilitiques peut transmettre la contagion, M. Padova a inoculé à quatre nourrices saines du lait d’une syphilitique[42]. Dans les quatre cas, l’expérience est restée sans effet. La même question a fait l’objet des recherches du Dr Voss[43] ; à l’hôpital de Kalinkine, il a inoculé du lait de syphilitique à quatre prostituées « qui avaient consenti à l’expérience. »

Première expérience : Pélagie A..., âgée de treize ans, paysanne du gouvernement de Novgorod ; atteinte de syphilis ; elle guérit. Le 25 septembre 1875, on lui fait une injection du lait d’une syphilitique. Il en résulte un abcès « gros comme un petit poing ».

Deuxième expérience : Lioubov U..., seize ans, prostituée ; est entrée à l’hôpital, atteinte d’une uréthrite ; elle n’a jamais eu d’affection syphilitique. Le 27 septembre on lui injecte, sous l’omoplate gauche, le contenu d’une seringue de Pravaz pleine de lait de syphilitique. Le sujet a contracté la syphilis.

Troisième expérience : Natalie K..., âgée de quinze ans, prostituée, atteinte d’uréthrite et de vaginite, est soumise à l’injection du lait d’une syphilitique. Effet nul.

Le Dr Voss, comme le professeur Gué, assure qu’il n’a fait ces expériences qu’autorisé par ses victimes. Est-il possible de se moquer plus agréablement des gens ? La plus âgée d’entre ces femmes n’avait que seize ans ! Et si même elles se prêtaient à ces essais, savaient-elles à quoi elles consentaient ? Leur assentiment pouvait-il avoir une importance quelconque ?

 

Mais, assez sur ce sujet ! Je suis loin d’avoir épuisé tous les exemples d’inoculation syphilitique que je connais. Les faits que je viens de noter ne sont, comme on le voit, ni exceptionnels, ni accidentels : on emploie cette méthode systématiquement, on en publie les résultats en toute tranquillité, sans crainte d’être jugé par les tribunaux, par l’opinion publique, ou sa propre conscience, on en parle comme on parlerait d’épreuves tentées sur des lapins ou sur des chiens. Je citerai encore quelques expériences empruntées à d’autres branches de la médecine ; quoiqu’elles soient relativement plus rares (grâce à la possibilité qu’on a de les faire sur des animaux), leur nombre n’en est pas moins considérable.

Pour reconnaître les conditions dans lesquelles peut avoir lieu la contamination de l’homme par les vers, le professeur Grassi et le Dr Calandruccio administrèrent à un garçon de sept ans, qui jusque-là n’avait jamais souffert de cette infirmité, des pilules qui contenaient des embryons d’ascarides ; trois mois plus tard, on trouva, dans les selles de l’enfant, 143 vers longs chacun de 18 à 23 centimètres[44]. Au Congrès des Médecins de Halle, le professeur Epstein, dans une communication sur des expériences semblables, raconte qu’il a introduit, dans des aliments destinés à trois enfants, des embryons de ces mêmes vers ; trois mois après, il a constaté la présence d’œufs d’ascarides dans les selles de ces enfants.

Pour étudier les transformations du foie chez les diabétiques, les professeurs Friedrichs et Ehrlich ont imaginé de placer un trocart dans l’organe à examiner. « En retirant le poinçon, on trouvait dans la canule du trocart des gouttes de sang contenant des cellules hépatiques, et parfois des morceaux de foie, relativement grands, en forme de saucisse. »

Le Dr Fehleisen, qui a découvert le microbe de l’érysipèle, a essayé la culture de ses streptocoques sur une vieille femme de cinquante-huit ans, atteinte de fibrosarcome. L’érysipèle s’est déclaré. « Le sixième jour après l’inoculation, la malade accusa une faiblesse très grave, qui exigea l’emploi d’excitants[45]. » Fehleisen inocula encore l’érysipèle à six malades, souffrant de lupus et de tumeurs diverses[46].

Au mois de mars 1887, une femme, qui avait un cancer de la glande mammaire, s’adressa à M. Hahn, chirurgien de Berlin. Une opération était impossible. « Afin de ne pas révéler à la malade que son état était désespéré », M. Hahn s’avisa d’agir sur son moral, au moyen d’un expédient inoffensif, de façon à la tranquilliser et à l’empêcher de perdre courage. Il fît l’ablation d’une partie du sein attaqué, et la greffa sur le sein indemne de sa cliente ; la greffe réussit. On put ainsi se convaincre que le cancer était contagieux[47]. L’expérience de Hahn a été plus tard reprise, avec succès, par le professeur Bergmann, et par un chirurgien anonyme, qui en a communiqué un rapport au professeur Gornil, de Paris.

La question de la transmission du typhus exanthémateux a été étudiée par le Dr Finn, dans un des hôpitaux du Caucase. Sur sa proposition, le Dr Artemovitch a injecté, au moyen de piqûres, du sang de malades atteints de typhus exanthémateux à 17 soldats bien portants. Pas un de ces derniers n’est tombé malade ; « sur deux d’entre eux seulement des abcès se sont développés, aux endroits des piqûres ». De plus, le Dr Finn en choisit 28 autres, parmi les hommes jeunes et sains, qu’il fit coucher dans la salle où étaient les malades atteints de typhus exanthémateux. Ils passèrent quatre ou cinq jours dans cette salle, leurs lits touchant ceux des sujets infectés, et parfois même ils se servaient de couvertures qui avaient été utilisées par les malades[48].

En décembre 1887, le Dr Stikler lut, devant l’Académie de Médecine de New-York, un travail sur les inoculations prophylactiques de la scarlatine[49]. Il avait observé que les personnes qui avaient pris certaines maladies au contact d’animaux qui en étaient atteints étaient ensuite immunisées contre les attaques de la scarlatine ; afin de vérifier la justesse de son observation, Stikler injecta à des enfants du sang de chevaux malades, et le contenu des pustules de vaches infectées. Après quoi, il fit coucher ces mêmes enfants sur des oreillers qui avaient préalablement servi à des scarlatineux, et il les obligeait à rester dans un air contaminé par ces malades ; le nombre des enfants soumis à ces expériences était de 20. En outre, Stikler pratiqua sur 12 autres enfants des injections sous-cutanées de sang de scarlatineux qui avaient de la fièvre. Sur ces 32 sujets, les uns n’eurent pas du tout la scarlatine, les autres la contractèrent, mais sous une forme légère ; il n’y en eut pas de gravement atteints.

Le professeur Robert Bartolo, de l’Ohio, soignait une malade, chez laquelle, par suite d’un cancer des enveloppes crâniennes, la partie postérieure du cerveau était à découvert. Le professeur profita de la rareté du cas pour faire sur sa patiente une série d’expériences destinées à mettre en lumière les effets d’une excitation électrique sur le cerveau. L’excitation galvanique de la dure-mère se trouva n’être pas douloureuse, l’excitation faradique, au contraire, amena une contraction des muscles dans toute la partie opposée du corps. Après ces essais, l’aiguille isolée d’une électrode fut enfoncée dans l’hémisphère gauche du cerveau, et l’autre électrode appliquée contre la dure-mère ; une fois le courant établi, des contractions musculaires se produisirent dans la main et le pied droits et dans les muscles auriculaires gauches ; la pupille gauche se dilata. « Malgré la douleur bien évidente que cet essai occasionnait à la malade, un sourire parut sur son visage, comme sous l’influence d’une sensation très agréable. » La même expérience fut répétée sur la partie cérébrale droite. Lorsque l’aiguille pénétra dans la matière du cerveau, la malade éprouva une douleur aiguë dans la nuque. Afin d’obtenir des réactions plus marquées, j’augmentai la force du courant ; alors le visage de la malade prit une expression d’horreur, et elle se mit à pousser des cris perçants ; ses yeux aux prunelles largement dilatées restèrent fixes, ses lèvres, devenues violettes, écumèrent, elle perdit connaissance, puis la partie droite du corps fut saisie de convulsions qui durèrent cinq minutes, et auxquelles succéda un évanouissement profond ; la malade ne revint à elle que vingt minutes après le début de l’expérience. « Au bout de quelque temps, l’essai fut renouvelé, mais avec un courant plus faible ; trois jours après, « l’état de la malade avait sensiblement empiré ». Le soir elle eut un nouvel accès de convulsions, qui se prolongea pendant cinq minutes, après quoi elle s’évanouit profondément. Cette troisième tentative lui laissa une paralysie totale du côté droit ; d’ailleurs la malheureuse mourut peu de temps après[50].

 

« Donc, c’est ainsi qu’agissent les médecins avec les malades qui se remettent entre leurs mains ! » — dira plus d’un de mes lecteurs, après avoir parcouru ce chapitre. Une conclusion aussi hâtive serait erronée. Il ne faut pas, à cause des cent ou deux cents médecins qui ne voient dans leurs malades que des sujets précieux pour leurs recherches, stigmatiser toute la classe sociale dont ils font partie. On peut citer, en regard de ces malheureuses tentatives, un nombre non moins grand de cas dans lesquels des médecins ont fait les expériences les plus dangereuses sur eux-mêmes. C’est ainsi que tout le monde se souvient des essais de Pettenkofer et d’Emmerich, qui avalèrent un bouillon de culture contenant des bacilles cholériques, après que l’acide muriatique de leur estomac eût été neutralisé au préalable par la soude. J.-J. Metchnikoff, les docteurs Gasterlick et Latapie, ont fait de même ; les docteurs Biorgiony, Warnery, Lindeman, et beaucoup d’autres, se sont inoculé la syphilis ; jeunes et bien portants, ils se sont condamnés, par amour pour la science, à des expériences dont ils ont souffert toute leur vie. Mais il serait aussi faux, en généralisant ces exceptions, de conclure à l’héroïsme de toute la classe médicale, que de décrier cette corporation dans son ensemble à cause de ceux qui tentent certaines épreuves aux dépens de leurs malades.

Cependant, un fait qui ressort incontestablement des expériences citées, et qui ne saurait être justifié, c’est l’indifférence honteuse que rencontrent, dans le monde médical, de pareilles cruautés. Le martyrologe des malades sacrifiés à la science, dont je viens de citer des fragments, n’a pas exigé de moi, pour être dressé, des recherches mystérieuses. Ce sont les coupables eux-mêmes qui ont communiqué leurs expériences aux journaux médicaux, afin que chacun en eût connaissance. Il semblerait que la publication d’un seul essai de ce genre dût forcément en rendre la répétition impossible. Et l’on peut imaginer que celui qui, le premier, s’est livré à de pareilles recherches, a été aussitôt honteusement rejeté du milieu médical. Mais la chose est loin d’être ainsi. Relevant fièrement la tête, ces serviteurs de la science poursuivent leur chemin, sans rencontrer de résistance sérieuse ni de la part de leurs confrères, ni de celle de la presse médicale. Parmi tous les organes de cette dernière, je n’en connais qu’un qui proteste d’une façon énergique et obstinée contre chaque tentative de vivisection sur l’être humain : c’est le journal russe Le Médecin... Les pages de ce journal étaient naguère toutes remplies d’annotations de la rédaction, dans le genre de celle-ci : « Encore des expériences illicites ! » « Nous ne comprenons vraiment pas comment des médecins peuvent se permettre de telles libertés ! » « Faudra-t-il donc attendre que les procureurs soient chargés du soin de déterminer où doivent prendre fin les expériences permises, et où commencent celles qui sont criminelles ? » « N’est-il pas temps pour les médecins de s’entendre, afin de s’opposer à de telles expériences, quelque instructives qu’elles soient par elles-mêmes ? »

Oh ! oui, il en est temps, grand temps ! Mais il est temps aussi, pour la société, de cesser d’attendre le moment où les médecins sortiront enfin de leur apathie ! Il faut qu’elle prenne elle-même les mesures nécessaires pour protéger ses membres contre ces zélateurs de la science, qui oublient vraiment un peu trop la différence qu’il y a entre un homme et un cochon d’Inde !

 

IV. LES ACCIDENTS

Un jour, pendant les derniers mois de mon séjour à l’Université, notre professeur de gynécologie arriva au cours, lamine sombre et préoccupée :

— Messieurs, — dit-il, —vous vous souvenez de cette femme qui souffrait d’endométrite et dont je vous ai exposé le cas il y a une dizaine de jours ? Je lui ai fait devant vous un curetage de la matrice. Eh ! bien, elle est morte, hier, d’une infection du péritoine...

Le professeur nous expliqua en détail le cours de la maladie, et le résultat de l’autopsie. En plus des épaississements de la membrane muqueuse, à cause desquels il avait fallu faire le curetage, la malade avait, dans la profondeur de la matrice, une tumeur musculeuse, un myome. Or, c’est chose très dangereuse de cureter la matrice lorsqu’il y a des myômes, car ceux-ci peuvent facilement crever et se décomposer. Dans le cas donné, l’examen le plus consciencieux de l’utérus n’avait fourni aucun indice de la présence de ce myome ; on avait fait le curetage, et il avait eu comme conséquence la décomposition du myôme et la mort de la malade.

— De cette façon, Messieurs, continua le professeur, la mort de cette femme a été indubitablement amenée par notre opération. Sans notre opération, la malade aurait pu vivre encore une dizaine d’années. Notre science, malheureusement, n’est pas toute-puissante ; il est très difficile de prévoir des conséquences aussi funestes, et il faut toujours être prêt à les voir survenir. Pour éviter de pareils accidents, Schultze propose...

Le professeur parla longtemps encore, mais je ne l’écoutais plus. Sa communication m’avait fait, pour ainsi dire, tomber des nues où m’avait transporté ma confiance enthousiaste dans l’omnipotence de la médecine. Je pensais : « Notre professeur est un spécialiste d’une réputation européenne, un homme de grand talent, reconnu comme tel par tous ; et néanmoins lui-même n’est pas garanti contre de telles erreurs ! Que me réserve donc l’avenir, à moi, homme médiocre et inexpérimenté ? »

Et, pour la première fois, cet avenir me parut menaçant. Pendant quelque temps je restai tout à fait désorienté, écrasé par l’énormité de la responsabilité qui m’attendait. Et partout, dès lors, je découvrais des témoignages de l’importance de cette responsabilité. Ayant ouvert, par hasard, un numéro des Nouvelles Thérapeutiques, j’y lus ce qui suit :

« Bintz rapporte le cas curieux d’une malade qui a eu une fausse couche après avoir absorbé, en cinq fois, cinq grammes de natron salicylique. Le médecin qui avait ordonné ce remède a eu à répondre devant le tribunal, mais il a été acquitté, car aucun rapport relatant des cas de ce genre n’a encore été publié, bien que l’emploi du natron salicylique se fasse, comme on le sait, dans une très large mesure. »

Cette remarque m’était tombée sous les yeux fortuitement ; j’aurais pu très bien ne pas la rencontrer ; et néanmoins si, dans l’avenir, une conjoncture semblable s’était présentée pour moi, rien n’aurait pu justifier mon ignorance, puisque dès maintenant la chose avait été portée à la connaissance du public. Il fallait donc que je susse tout, que je me souvinsse de tout. — Mais cela est-il au pouvoir de l’homme ?

Bientôt, cependant, mon humeur mélancolique se dissipa de nouveau, et d’autant plus aisément que, aussi longtemps que je fus à l’Université, je n’eus aucune responsabilité à encourir. Mais le jour où, reçu médecin, je me mis à pratiquer, lorsque je vis, à l’œuvre, toute l’impuissance de notre science, je me sentis dans la position d’un guide obligé de conduire les gens, la nuit, sur le bord escarpé et glissant d’un précipice. « Ces malheureux ont confiance en moi, me disais-je, — et ne songent même pas qu’ils longent un gouffre ; tandis que moi, je m’attends à chaque instant à voir l’un d’eux disparaître. »

Souvent, après avoir déterminé une maladie, je ne pouvais positivement pas me résoudre à entreprendre de la traiter, et je m’en déchargeais sous n’importe quel prétexte. Dans les premiers temps de mon installation à Saint-Pétersbourg, j’eus une fois la visite d’une femme qui avait le ténia. Je savais que le remède le meilleur et le plus sûr contre cette maladie était l’extrait de fougère mâle. Je consulte mes livres, pour voir quelle quantité il en faut ordonner ; et je lis ceci : « Ce médicament a beaucoup perdu de sa réputation depuis qu’on s’est vu forcé d’en restreindre les doses... Mais il faut être prudent en fixant la quantité à prendre : à trop forte dose, il peut produire un empoisonnement... » Il faut donc que je sois très prudent, en ordonnant ces doses, et que, d’autre part, elles ne soient pas trop « faibles ». Comment est-il possible d’observer la « prudence », dans de telles conditions ?... Je déclarai à ma malade que je ne pouvais la soigner, et qu’elle eût à s’adresser à un autre médecin.

Elle ouvrit de grands yeux.

— Je vous paierai ! — dit-elle.

— Mais non, je ne parle pas de cela... Voyez-vous... C’est une chose qu’il faut soigner à loisir et je n’ai pas le temps en ce moment !

La femme haussa les épaules, et s’en alla.

J’éprouvais une terreur semblable devant presque la moitié de mes malades ; et cette terreur s’augmentait encore de la conscience de mon inexpérience. Que d’angoisses ne m’avait pas coûtées la mort du fils de la blanchisseuse, que j’ai racontée plus haut !

Puis l’habitude vint, peu à peu ; je cessai de craindre à tout instant ; je commençai à avoir plus de foi en moi-même ; je n’accompagnai plus chacun de mes actes d’hésitations stériles, causées par l’image de toutes les complications qui pouvaient survenir. Mais cependant l’épée de Damoclès du « hasard malheureux », perpétuellement suspendue sur ma tête, me maintient, encore aujourd’hui, dans une sorte de surexcitation nerveuse.

On ne sait jamais d’avance, d’où et quand il viendra, ce « hasard malheureux ». Je me souviens d’un accident survenu à l’hôpital où j’étais. On opérait la résection du coude sur une jeune fille de seize ans. On m’ordonna d’endormir la malade. Mais dès que j’eus porté à son visage le masque imbibé de chloroforme, et dès qu’elle en eut aspiré l’odeur une seule fois, son visage bleuit, ses yeux devinrent immobiles, et le pouls s’arrêta. Les mesures les plus énergiques auxquelles on eut recours pour la rappeler à la vie furent inutiles. Une minute auparavant, elle parlait, s’agitait, ses yeux étaient tout brillants d’effroi et de terreur ; et maintenant ce n’était plus qu’un cadavre.... Selon le désir des parents, une autopsie médico-légale fut faite ; tous les organes intérieurs furent trouvés parfaitement normaux, comme je l’avais constaté moi-même en auscultant la malade avant de la chloroformer : et néanmoins elle était morte, morte de cette terrible idiosyncrasie que rien ne peut faire prévoir ! Ses parents emmenèrent le cadavre, en nous couvrant de malédictions.

L’été passé, je me trouvais dans un petit village du centre de la Russie. Un jour, le propriétaire d’un village voisin m’envoie chercher. Je refusai d’abord de me rendre chez lui. Je souffrais d’une grande fatigue, je ne désirais qu’une chose : me reposer, ne pas voir des visages de malades, ne pas ressentir l’excitation nerveuse que j’éprouvais continuellement. J’avais déjà plus qu’assez à faire à m’occuper des paysans, à qui je ne pouvais absolument pas refuser mes soins. Mais les circonstances m’obligèrent à répondre à cet appel. Le malade était un vieillard aux traits calmes et sympathiques, un lieutenant-colonel en retraite, dont les moustaches grises étaient enfumées par le tabac. Il souffrait d’une cyrrhose du foie et d’une hydropisie abdominale.

— Je n’espère point guérir, docteur ! me dit le vieillard d’une voix grave et traînante. Je sais que je dois bientôt mourir ; et d’ailleurs il faut limiter ses désirs. Seulement j’ai par trop d’eau dans le ventre ; regardez, c’est un amas énorme ; je ne puis plus souffler. Mon docteur me fait des ponctions chaque mois, mais il est en congé..... C’est pourquoi je vous ai dérangé..... J’ai ici tous les instruments nécessaires.....

Dans ces cas-là, on fait sortir le liquide au moyen d’un instrument spécial, le trocart, qui se compose d’une canule métallique fine et droite, à l’intérieur de laquelle est fixée une pointe aiguisée. Au moyen du trocart, on perce la paroi abdominale, puis on retire le poinçon, et le liquide sort par le tube. Cette opération n’est pas du tout dangereuse. Si l’on introduit le poinçon de la façon voulue, il ne blesse jamais l’intestin. Je fis donc une ponction au malade.

Quinze jours plus tard, le vieillard me fit de nouveau appeler. Je lui fis une seconde ponction ; mais, cette fois, le liquide qui sortit était légèrement teinté de rouge ; la pointe avait probablement blessé une petite veine. À toute éventualité, je restai encore deux heures auprès du malade, mais je ne remarquai rien d’anormal. Le lendemain matin, de bonne heure, on vint me chercher de sa part, en me priant de me hâter. Pendant la nuit, le vieillard avait beaucoup changé ; il gisait immobile sur son lit, le visage d’une pâleur mortelle, comme de la cire, et le pouls très faible. Je reconnus des symptômes certains d’hémorragie interne. Pendant que je préparais une dissolution de sels pour faire une injection sous-cutanée, le malade mourut. Il me serait difficile de dire quelle complication s’était produite ; car on ne me laissa pas faire l’autopsie ; selon toute probabilité, la pointe du trocart avait blessé une branche, — anormalement développée, et affaiblie par la vieillesse, — de l’artère épigastrique. Pendant la nuit, un mouvement plus vif du malade, ou un accès de toux, avait aggravé l’hémorragie, d’abord insignifiante.

Les parents attribuèrent la mort du vieillard au cours normal de la maladie. Il me répugnait de me taire, j’avais envie de leur dire la vérité, et de leur expliquer tout : mais à quoi cela aurait-il servi ? Je retournai chez moi. Sur les champs couverts de rosée se levait un matin paisible et joyeux ; le ciel retentissait des trilles des alouettes, dans l’ombre vert-tendre des bois s’argentaient les troncs des bouleaux ; tout semblait si pur, si tranquille ! Étais-je donc seul condamné à ne jamais ressentir nulle part cette paix heureuse et sans mélange ?

Le chirurgien anglais James Paget dit quelque part, dans ses Leçons sur les accidents de chirurgie : « Il n’y a pas de chirurgien à qui il ne soit arrivé une ou plusieurs fois, durant le cours de sa pratique, d’abréger la vie des malades, alors qu’il s’efforçait de la prolonger. Et de telles aventures ne se présentent pas seulement pour les opérations importantes ; si l’on pouvait parcourir la liste complète des opérations considérées comme « petites », on verrait que chaque chirurgien habile a été témoin, dans sa propre clientèle et dans celle de ses confrères, d’une ou de plusieurs issues fatales à ces opérations. J’ose affirmer que, sur cent opérations pratiquées par le chirurgien pour enlever un atérome du cuir chevelu, il y en aura une ou deux suivies de mort. De même, sur cent ligatures de tumeurs hémorroïdales, il y aura également un ou deux cas mortels ».

Et il est impossible de prévenir ces accidents-là. Un malheur de ce genre peut éclater à chaque instant de notre pratique, et nous ruiner pour toujours. En 1884, le médecin viennois Spitzer soignait une fillette de quatorze ans qui avait eu les doigts gelés ; il lui prescrivit d’enduire de collodion iodé les endroits touchés par le froid ; mais alors se produisit une gangrène de l’auriculaire, et il fallut amputer le doigt. La mère porta plainte contre le docteur Spitzer. Le tribunal le condamna à payer à la demanderesse 650 florins ; il le condamna en outre à une amende de 200 florins, et à la privation de ses droits professionnels. Les journaux attaquèrent vivement Spitzer, l’accablèrent de leurs sarcasmes. Dans le monde médical, ce cas avait produit une grande agitation : Spitzer n’avait pu avoir aucune raison de prévoir que les applications de collodion iodé allaient produire un résultat aussi désastreux. Le condamné en appela au Sénat, qui demanda l’avis de la Faculté de Médecine. D’après le rapport du célèbre chirurgien Albert, la Faculté émit, à l’unanimité, les conclusions suivantes : « La Faculté de Médecine, ayant ordonné une série d’expériences afin de savoir si les applications de collodion iodé peuvent produire la gangrène, a obtenu un résultat négatif. On ne trouve ni dans la littérature, ni dans la science, des indications sur le danger, en général et en particulier, des applications du remède cité. C’est pourquoi il n’y a pas de raison d’accuser le docteur Spitzer d’ignorance ». Mais le malheureux médecin n’avait déjà plus besoin d’être disculpé. Le jour même où furent publiées les conclusions de la Faculté, le cadavre de Spitzer fut retiré du Danube : il n’avait pu supporter le blâme général, et il s’était noyé.

Oui, en de telles occurrences, il ne faut compter sur la pitié de personne ! Il faut que le médecin soit un dieu infaillible, pour qui il n’y a point de doutes, qui doit vaincre toutes les difficultés, et à qui tout est possible. Et malheur à lui s’il lui arrive de se tromper, même dans les cas où il n’aurait pas pu échapper à l’erreur !..... Il y a quinze ans, un chroniqueur de la Gazette de Pétersbourg publia le récit d’un fait « révoltant » qui s’était passé dans la clinique chirurgicale du professeur Colomnine. « Un jeune garçon nommé Kharitonoff, qui souffrait d’une inflammation de l’articulation coxo-fémorale, fut amené à la clinique par ses parents. Lorsque le Docteur F... (le nom figure en toutes lettres dans l’article), attaché comme interne à l’hôpital, eut procédé à l’auscultation, il demanda à Kharitonoff de sauter sur sa jambe malade ; celui-ci refusa, assurant à l’honorable Esculape qu’il ne pouvait se tenir sur cette jambe. Mais l’Esculape, sans écouter les observations du pauvre enfant, l’obligea à sauter, avec le secours des étudiants qui se trouvaient là. Il sauta. Un cri terrible retentit, et l’infortuné retomba dans les bras de ses bourreaux : le saut venait d’occasionner une fracture de la hanche. Un sarcome s’était formé, qui se développa avec une rapidité effroyable ; et le jeune garçon mourut par la faute de ses tourmenteurs..... »

Le Docteur F..., dans une lettre à la rédaction du journal, expliqua ce qui s’était passé. L’enfant se plaignait d’une douleur dans l’articulation, mais on ne remarquait aucun signe extérieur de maladie ; il y avait lieu de croire à une tuberculose de l’articulation coxo-fémorale. Kharitonoff pouvait fort bien s’appuyer sur sa jambe. « Je dis au patient, explique le docteur, de se tenir sur sa jambe malade et de sauter légèrement. Si l’on fait cette expérience sur des malades de ce genre, même au commencement de la maladie, alors qu’aucun autre symptôme ne se manifeste, le mal se révèle par une légère douleur dans la jointure. Puis la fracture se produisit. Des cas pareils se rattachent au nombre des « fractures naturelles » (auto-fractures). Ainsi qu’on le constata plus tard, l’enfant était atteint d’un sarcome central de la moelle des os ; de sorte que l’os était attaqué à l’intérieur, et était devenu friable ; il a suffi d’un seul mouvement violent pour que la fracture eût lieu ; cette fracture se serait produite d’elle-même, soit à la consultation ou en ramenant l’enfant à la maison. Il est excessivement difficile, et parfois positivement impossible, de reconnaître en toute sûreté cette maladie, lorsqu’il n’y a pas encore d’enflure manifeste. En outre, il faut ajouter que la dite maladie est généralement très rare, au contraire de la coxalgie, qui est très répandue..... »

Ces explications du Docteur F... soulevèrent de nouvelles railleries de la part des chroniqueurs. Pendant toute une semaine encore, on houspilla le malheureux médecin, et on se moqua de lui dans les journaux.

Il est facile de s’émouvoir lorsque des médecins commettent de pareilles erreurs. Mais, et là se révèle le côté tragique de notre profession, si, le lendemain, un cas semblable s’était présenté de nouveau devant le Dr F..., celui-ci était obligé de s’y prendre exactement comme il l’avait fait la première fois. Il est évident qu’il lui aurait été infiniment plus agréable de pouvoir agir autrement. À coup sûr, on est tenté de s’abstenir, de renvoyer le malade chez lui, en lui disant de ne revenir que lorsque des symptômes certains auront paru... Mais celui qui, dans le cas du jeune Kharitonoff, en aurait décidé ainsi, n’aurait été qu’un poltron, indigne du nom de médecin.

L’idée absolument erronée que le public se fait de la médecine est la cause principale de son injuste attitude envers les médecins. On devrait se rendre compte des forces et des ressources qui sont à la portée de la science médicale, et ne pas accuser le médecin d’une faute dont, seule, l’imperfection de cette science est coupable. Alors les exigences que l’on formule vis-à-vis des médecins retomberaient à un niveau raisonnable.

Et cependant la somme de ces exigences diminuerait-elle ? Le sentiment ne connaît pas et ne peut pas connaître la logique. Il n’y a pas longtemps encore que je l’ai éprouvé par moi-même. Les couches de ma femme étant très laborieuses, une opération était devenue indispensable. Et devant moi se dressèrent, avec tous leurs terribles risques, les accidents qui pouvaient se produire.

— Il faut faire une opération ! me répétait froidement et sans s’émouvoir, le médecin-accoucheur.

Comment pouvait-il parler de cela d’une manière si tranquille ? Il savait, pourtant, quels dangers multiples menacent l’accouchée, au cours de ces opérations ; et il devait comprendre clairement ce que serait pour moi la perte de ma Natacha ! Il fallait qu’il réussît son opération ; c’était une nécessité impérieuse, sinon, quel affreux événement ! et il n’aurait à mes yeux aucune excuse, ni lui, ni la science ; je ne pouvais lui reconnaître le droit de se tromper sur ma femme ! Et, devant ce sentiment qui m’envahissait, toute ma logique, tous les raisonnements de mon intelligence, cessaient d’avoir aucune prise sur moi.

 

V. LES POUVOIRS DE LA MÉDECINE

Aussi longtemps que durèrent mes études, et encore après que j’eus quitté l’Université, j’étais enchanté de la médecine, et j’avais en elle une foi ardente. Ses conquêtes scientifiques me semblaient immenses. « Combien de points déjà de l’organisme humain qui nous sont connus et accessibles ! me disais-je. Le temps viendra où cet organisme n’aura plus de secret pour nous, et le chemin qui mène à cette connaissance est sûr. » C’est avec cette opinion parfaitement arrêtée que je me mis à pratiquer la médecine. Mais, bien vite, je me heurtai à l’homme vivant, et le doute commença de nouveau à ébranler mes convictions. « Nous ne connaissons pas encore l’importance de cet organe », « l’effet de ce remède nous est encore complètement inconnu », « les causes de telle maladie ne sont pas encore déterminées. » La science a beau avoir conquis des domaines immenses ; quelle importance cela a-t-il, si, en revanche, se déroulent autour de nous des horizons infinis où tout reste sombre et impénétrable ? En définitive, que puis-je comprendre à l’état d’un homme malade, si je ne comprends pas tout ? Comment me mettre à sa place, m’approcher de lui pour lui porter secours ? Le mécanisme d’une montre est infiniment plus simple que l’organisme humain : et pourtant essaie-t-on de réparer une montre sans en connaître jusqu’au moindre rouage ? Aujourd’hui comme à l’époque de mes premiers rapports avec la médecine, je suis effrayé par l’imperfection inouïe de son diagnostic, l’incertitude et le peu d’assurance de ses conclusions. Mais tandis qu’autrefois j’étais rempli d’un profond mépris pour « ceux » qui avaient créé une science si sujette à l’erreur, l’imperfection de cette science me paraît être, maintenant, une chose naturelle et inévitable. Et d’autant plus j’en aperçois l’extrême gravité.

Me voici en présence de cet organisme vivant, énigmatique, mystérieux ! Quelles forces le régissent, quelles actions s’accomplissent en lui ? En quoi consiste l’effet des remèdes que j’y introduis ? de quelle manière y naissent et s’y développent les maladies ? Le bacille de Koch introduit la tuberculose dans cet organisme, celui de Lœffler, presque semblable en apparence, y détermine la diphtérie : pourquoi cela ? J’injecte sous la peau d’un malade une solution chimique : elle circule indifféremment dans tout le corps, à l’exception d’un seul centre qu’elle excite aussitôt : je sais cela, mais je n’ai aucune idée des conditions chimiques qui rendent possible un tel phénomène.

Une jeune fille qui souffre d’une migraine s’adresse à moi pour que je la guérisse. En quoi consiste cette migraine ? Au moment des accès, le front de la malade devient froid, et la pupille se dilate. La jeune fille est anémique ; d’où l’on peut conclure que la cause de la migraine, dans le cas présent, est l’irritation du grand sympathique, produite elle-même par l’anémie générale !

Mais que voilà une belle explication ! De quelle façon et pourquoi l’anémie a-t-elle entraîné l’irritation du grand sympathique ? Quelles sont les forces combatives de l’organisme que je dois seconder, dans leur lutte contre un désordre croissant, et où siègent-elles ? Quelle est l’influence du fer sur l’anémie, quel effet résultera sur les spasmes du grand sympathique de l’usage de la phénacétine ou de la caféine que je vais prescrire ? La malade est là, devant moi, j’entreprends de la soulager, j’y réussis peut-être ; mais, en même temps, je ne comprends à la nature de son mal, je ne sais ni comment, ni pourquoi, agiront sur elle les remèdes que je lui ai ordonnés.

Je n’ai pas la moindre idée des lois fondamentales communes à tous les organismes humains ; et chaque malade m’offre, en outre, toute la richesse et la diversité de ses particularités personnelles. Que puis-je savoir de ces êtres ? Deux personnes qui ont l’air également bien portantes ne restent quelque temps les pieds dans l’humidité ; l’une n’aura qu’un rhume de cerveau, la seconde un violent accès de rhumatisme articulaire : pourquoi cela ? La dose maxima de morphine que l’on puisse prendre impunément est de trois centigrammes ; on fait une injection de cinq milligrammes à une malade adulte, nullement affaiblie : elle en meurt. Pour expliquer des faits de ce genre, la médecine se sert d’un terme spécial : « les idiosyncrasies » ; mais ce mot ne me donne aucune indication qui m’aide à prévoir ces conditions spéciales. La plus forte quantité de chloral hydraté que l’on puisse absorber en un jour est de cinq grammes ; il y a peu de temps, le Dr Davis a cité le cas d’un malade qui, ayant mal aux dents, a pris, en trois jours, soixante grammes de ce médicament, c’est-à-dire vingt grammes par jour, sans en être incommodé. L’auteur aurait écrit 160 au lieu de 60, qu’il me serait encore impossible de le contredire avec assurance, tant nous connaissons peu l’homme dans ses particularités.

Et quels moyens nous donne la science pour pénétrer les secrets de l’organisme vivant, pour reconnaître ses maladies ? Elle nous est évidemment de quelque utilité. J’ai un malade devant moi : il a la fièvre, il se plaint de douleurs dans les articulations ; le foie et la rate sont plus volumineux que d’ordinaire. J’examine une goutte de son sang, au microscope ; entre les globules se meuvent rapidement de petits organismes en forme de spirale ; ce sont les spirales de la récidive du typhus ; et je puis dire, en toute assurance, que le malade est atteint du typhus de retour. Si la nature me donnait des moyens d’information aussi sûrs pour chaque maladie et pour chaque individu, je me sentirais sur un terrain ferme. Mais il n’en est pas ainsi : dans l’énorme majorité des cas, je dois tirer mes conclusions, excessivement importantes pour la vie et la santé de mes malades, en ne me fondant que sur des données tout à fait infimes.

Je fus appelé, une fois, auprès d’une vieille demoiselle, âgée d’environ cinquante ans, et qui possédait une petite maison dans un des quartiers de Pétersbourg. Son logement se composait de trois chambrettes basses, garnies de consoles ornées d’images saintes, devant lesquelles brûlaient des lampes ; elle y vivait avec une amie d’enfance, aussi maigre et aussi jaune qu’elle. La malade, qui semblait très nerveuse et hystérique, se plaignait de battements de cœur et de douleurs dans la poitrine ; chaque jour, vers cinq heures, elle sentait sa respiration devenir oppressée, et elle avait de la difficulté à avaler.

— N’avez-vous pas le sentiment qu’une boule vous remonte dans la gorge, lorsque vous avalez ? demandai-je, en pensant au symptôme bien connu de l’hystérie, globus hystericus.

— Oui, oui, justement ! dit la malade, ravie.

Une auscultation sérieuse me prouva que le cœur et les poumons étaient en bon état ; donc, c’était évident, la malade était atteinte d’hystérie. Je prescrivis des remèdes en conséquence.

— Docteur, n’est-il pas à craindre que je meure subitement ? demanda la patiente.

Elle voulait léguer sa maison à son amie ; et, si elle mourait sans testament, elle savait que tout passerait entre les mains de son frère, le seul héritier légal, un rusé matois qui lui avait pris tout son argent, six mille roubles environ, sans lui en donner de reçu, et qui refusait de les lui rendre.

— Mais qui vous empêche de faire votre testament tout de suite ? lui dis-je. Il n’y a pas de danger immédiat, certes, mais il peut arriver tant de choses ! Si vous sortez, rien ne vous garantit que vous ne serez pas écrasée par un tramway ! Il vaut toujours mieux prendre ses mesures à temps.

— C’est vrai, c’est vrai ! répondit la malade, toute songeuse. Dès que je serai mieux, j’irai chez le notaire !

Il était alors trois heures. Deux heures plus tard, son amie accourut chez moi et m’annonça en sanglotant la mort de sa compagne ; en se levant de table, elle avait chancelé, pâli, le sang avait jailli de sa bouche, et elle était tombée morte.

— Pourquoi, pourquoi ne nous avez-vous pas averties, docteur ? — répétait la pauvre femme, bégayant à travers ses pleurs, et se frappant la poitrine du poing, comme une folle. — Je suis maintenant réduite à la mendicité, son vaurien de frère va me mettre à la rue !

Je voyais clairement, maintenant, quelle avait été la maladie de la morte. Elle souffrait sans doute d’un anévrisme ; la déglutition difficile qui se produisait le soir (après le dîner) et que je croyais être le globus hystericus, était causée par le battement de l’anévrisme, sous l’influence de la pression du sang. Mais de quelle utilité pouvait être ce diagnostic tardif ?

En pareils cas, la fureur et le désespoir s’emparaient de moi : Qu’est-ce, en effet, que cette science qui me laisse si peu clairvoyant, si impuissant ? Comme un coupable pris en faute, je n’osais pas regarder en face cette pauvre femme, à laquelle j’avais fait un tort irréparable. Et, cependant, que pouvait-on me reprocher ?

Et plus j’allais, plus j’éprouvais ce sentiment. Même là où le diagnostic me semblait simple, comme dans le cas précité, l’événement me donnait parfois tort ; j’étais souvent tout à fait désorienté, il fallait me décider tout à coup sur de pitoyables données, sans la moindre importance. Et je passais des nuits entières à marcher de long en large dans ma chambre, réfléchissant à ces indices et les coordonnant, sans pouvoir arriver à rien de défini. Et lorsque, en dépit de ma perplexité, j’avais formulé un diagnostic, j’étais rongé par cette pensée obsédante : si pourtant j’avais mal conjecturé ? Comment pourrais-je vérifier la justesse de mes prévisions ? À la longue, ce manque d’assurance devient, chez certains médecins, un fardeau qui pèse sur toutes les minutes de l’existence.

 

Mais supposons que j’aie correctement formulé mon diagnostic. Il s’agit maintenant de guérir le malade. Quelle garantie la science me donnera-t-elle de l’efficacité des remèdes qu’elle préconise ? La cause des effets de la majorité de ces remèdes nous est à peine connue. Ce n’est que d’une façon empirique, par des observations cliniques, que la science établit la manière de les employer. Mais nous savons déjà combien ces observations sont sujettes à l’erreur. Quelle foule de remèdes qui, d’après les témoignages unanimes de tous les observateurs, ont donné d’abord de bons résultats, et dont on a fait le procès une ou deux années plus tard, en en démontrant l’inutilité et même le danger ! La tuberculine de Koch a régné pendant deux ans, et l’on a dû enfin constater, d’une manière irréfutable, le « brillant » résultat qu’elle avait sur la tuberculose ! Au travail déjà infiniment complexe et mystérieux qui s’accomplit dans un organisme malade, s’ajoutent des milliers d’influences, celle des innombrables formes de l’activité de la maladie et du milieu ambiant, celle de la multitude de réactions provenant des forces combatives ; et la mille et unième influence sera celle du remède ! Comment déterminer ce qu’elle sera, parmi tant d’actions diverses ?

Un médecin de la Grèce antique, Chrysippe, défendait de manger aux malades atteints de fièvre ; Dioxippe leur interdisait de boire ; Sylvius les obligeait à transpirer ; Broussais les saignait jusqu’à ce qu’ils en tombassent évanouis ; Garry leur donnait des bains d’eau froide : et chacun d’eux affirmait que sa méthode était la bonne. Les médecins du moyen âge employaient contre le cancer, — et avec « grand succès », selon eux, — un onguent composé de déjections humaines. Au siècle passé, afin d’« aider les dents à percer », on incisait quinze et vingt fois les gencives des enfants, même quand ils n’avaient que dix jours. Encore en 1842, Underwood conseillait de fendre les gencives sur toute l’étendue des mâchoires, et même de les inciser profondément, jusqu’aux dents, auxquelles cette opération ne pouvait nuire. Et tous ces procédés avaient un effet salutaire, tous ces remèdes guérissaient, au dire des observateurs les plus autorisés !

Muni d’un bagage suffisant de connaissances thérapeutiques, que j’avais acquises à l’Université, je m’étais mis à pratiquer. Quel usage allais-je faire de ces connaissances ? Il fallait évidemment les appliquer avec calme et assurance quand l’occasion s’en présenterait. Mais, dès mes premiers essais, je connus le désenchantement. Il est recommandé de prescrire une décoction de sénéga (polyg), afin d’exciter la toux, lorsque le poumon est rempli de glaires liquides qui se détachent facilement. Je prescrivis de la sénéga, et j’en observai l’effet ; mais il me serait impossible, aujourd’hui encore, d’assurer que ce remède ait jamais réellement débarrassé les poumons d’un malade, ne serait-ce que d’un seul atome de glaire superflu... J’ordonnais du fer contre l’anémie ; mais, même lorsque le malade se rétablissait, je n’aurais pas pu répondre une seule fois que la guérison était due, si peu que ce fût, à l’action du fer.

J’étais donc condamné à croire sur parole que l’action de ces remèdes-là, et de bien d’autres encore, était telle qu’on me l’avait indiquée ! Mais cette foi m’était impossible, et c’est la science elle-même qui la sapait par sa base. La créosote et ses composés sont les remèdes les plus souvent recommandés contre la phtisie ; or, déjà, des voix de plus en plus nombreuses les dénoncent comme absolument inefficaces contre cette maladie ; ce n’est pour ainsi dire qu’une étiquette médicale appliquée aux tuberculeux. Une règle fondamentale du traitement de la diététique du typhus abdominal exige que le malade ne prenne que des aliments liquides ; mais, à ce propos encore, se produit un courant contraire qui va s’augmentant, et qui affirme qu’en soignant ainsi le malade nous ne parvenons qu’à le débiliter. L’arsenic est reconnu comme indispensable contre beaucoup de maladies de la peau, contre l’anémie, la malaria, etc. ; mais voici qu’aujourd’hui un journal médical sérieux et très répandu en parle dans ces termes : « Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’histoire de l’arsenic, c’est qu’il a joui sans conteste de la faveur fidèle des médecins, des assassins, et des charlatans... Les médecins devraient comprendre qu’il rend trop peu de services pour mériter un respect si constant. La légende de l’arsenic est la honte de notre thérapeutique. »

Les premiers jugements de ce genre que je rencontrai m’abasourdirent complètement : en quoi fallait-il donc croire ? Peu à peu, et de plus en plus, je me convainquis que je ne devrais me fier à rien, ne rien accepter sans contrôle, tout suspecter, réfuter tout, et ne prendre, de ce qu’on me présentait, que ce que ma propre expérience m’aurait permis de vérifier. Mais, si tant de recherches n’aboutissent qu’à la défiance, à quoi ont servi les expériences séculaires de la science médicale, et quelle valeur a-t-elle ?

Un jeune médecin demandait une fois au célèbre Sydenham, l’« Hippocrate de l’Angleterre », quels livres il lui conseillait de consulter pour devenir un bon praticien.

— Mon ami, prenez Don Quichotte ! répondit Sydenham. C’est un très beau livre, et je le lis fort souvent.

N’est-ce pas affreux ? N’est-ce pas dire clairement qu’il n’y a ni traditions, ni méthode d’observation ; que la seule étude qui vaille est celle de la vie prise sur le vif même, sans nulle préparation, et qu’il faut que chacun recommence tout par le commencement ?

Depuis Sydenham, deux siècles ont passé, et ils ont fait faire à la médecine un pas gigantesque en avant ; par bien des points, elle est devenue une science ; et, néanmoins, dans l’immense domaine où elle se meut aujourd’hui, Cervantès, Shakespeare, et Tolstoï, qui n’ont aucun rapport avec la médecine, seraient peut-être encore les meilleurs des maîtres.

Mais, d’autre part, du moment que je suis dans l’impossibilité de me fier à l’expérience d’autrui, comment croirai-je à la mienne ? Supposons que je me sois convaincu par moi-même de l’efficacité d’un certain remède. Je n’en saurai ni le comment ni le pourquoi. Or, tant que je serai incertain sur son mode d’action, je pourrai douter de mon impression personnelle, et me croire victime d’une erreur. Toute mon éducation préalable, rationnelle et scientifique, proteste contre un procédé aussi grossièrement empirique, contre une telle marche à tâtons.

Et cet état de choses m’accable tout particulièrement lorsque, du sol mouvant et glissant de la réalité, je reviens sur le terrain ferme de la science. Vu de ce point de vue, l’avenir de la médecine est merveilleux, son triomphe indubitable. Ce que la science a déjà accompli montre clairement ce à quoi elle peut atteindre dans l’avenir : la compréhension parfaite de l’organisme lorsqu’il est sain et lorsqu’il est malade, la notion précise de toutes les particularités inhérentes à chacun de ses états, la connaissance exacte de l’effet des remèdes utiles, — voilà ce qui forme la base des possibilités ouvertes à cette science. « Lorsque la physiologie, dit Claude Bernard, aura donné tout ce que nous sommes en droit d’en attendre, elle se transformera en médecine ; celle-ci à son tour deviendra une science théorique ; et, de cette théorie, on arrivera, comme dans les autres sciences, à la connaissance des causes et des effets, c’est-à-dire à la médecine appliquée et pratique. »

Mais, avant d’en arriver là, quelle distance immense reste à parcourir ? Et, de plus en plus fréquemment, cette question me préoccupait.

« Jusqu’à ce que ce résultat final soit obtenu, me disais-je, quel sens la pratique médicale peut-elle bien avoir ? À quoi bon ce jeu de cache-cache, à quoi bon tromper le public, qui pense que nous possédons vraiment une « science » médicale ? Laissons cette occupation aux homéopathes et autres sages de leur espèce, qui, d’un cœur léger, résument, en une couple de formules dogmatiques, la diversité infinie des procédés vitaux. Pour nous, il ne peut y avoir qu’une tâche : travailler pour l’avenir, nous efforcer d’apprendre et de maîtriser la vie dans toute sa complexité et dans toute son étendue.

Et, relativement au présent, on ne peut que répéter ce que disait, au moyen âge, Averroès : « L’honnête homme peut éprouver une jouissance à étudier la théorie de l’art de la médecine ; mais jamais sa conscience ne lui permettra de passer à la pratique médicale, quelque étendues que soient ses connaissances. »

Je m’arrêtais chaque fois à cette pensée de l’écrivain arabe, lorsque je me troublais trop en face de cette obscurité impénétrable dans laquelle j’étais condamné à me mouvoir, de par l’imperfection de ma science. Je comprenais moi-même que cette affirmation était un non-sens : la médecine scientifique actuelle, équivoque et dépourvue de système, est évidemment imparfaite ; mais elle est cependant plus utile encore que tous les autres systèmes inventés par le cerveau humain, ou que les grossières généralisations empiriques, C’est justement la « conscience » du médecin qui ne lui permet pas de jeter les malades aux mains des magnétiseurs, des chanoines Kneipp, et des rebouteurs. Sous cette opinion que j’entretenais en moi sur l’insuffisance de la science actuelle, j’essayais de me cacher à moi-même une autre conviction, que j’entrevoyais comme trop terrible ; je commençais à m’apercevoir de plus en plus que je n’avais personnellement aucune aptitude pour la vocation que j’avais choisie, et que, en décidant de me vouer à la médecine, je n’avais pas le moindre sentiment des exigences auxquelles devait satisfaire un médecin.

Dans l’état d’imperfection actuelle de la médecine théorique, la pratique ne peut être qu’un art et non une science. Il faut sentir sur ses épaules tout le poids des conséquences qui découlent de ce fait, pour comprendre clairement ce que cela signifie. J’avais ausculté très consciencieusement la malade souffrant d’anévrisme dont j’ai parlé plus haut, j’avais fait cette auscultation selon toutes les règles de la science, et, néanmoins, je m’étais grossièrement trompé. Si un vrai médecin avait été à ma place, il aurait pu formuler un diagnostic exact ; sa faculté d’observation intuitive, tout à fait spéciale, se serait attachée à une foule de symptômes insaisissables qui m’avaient échappé ; il aurait compensé l’absence d’indices certains par son inspiration inconsciente, et aurait senti ce qu’il ne pouvait savoir. Mais l’homme naturellement doué, l’homme de talent, seul, peut être un vrai médecin, comme seul il peut être un vrai poète ou un vrai musicien !

Et moi qui m’imaginais, en m’inscrivant à l’Université, que l’on pouvait « apprendre » la médecine ! Je me figurais qu’il suffisait pour cela d’un certain niveau de savoir, et d’un certain degré de développement intellectuel ; avec cela, je croyais pouvoir apprendre aussi bien la médecine que n’importe quelle science appliquée, par exemple l’analyse chimique ! Il en sera ainsi, peut-être, lorsque la médecine se sera transformée en une science véritable ; alors, l’homme moyen et ordinaire pourra devenir médecin. Mais actuellement, il est aussi impossible d’apprendre la médecine que la poésie ou l’art dramatique. Et il y a beaucoup d’excellents théoriciens, des médecins vraiment « scientifiques », qui ne valent rien au point de vue pratique.

Mais pourquoi ne savais-je rien de ces choses en entrant à la Faculté de médecine ? Pourquoi n’avais-je, en général, qu’une vision si confuse et si erronée de ce qui m’attendait dans l’avenir ? Comme tout cela s’était passé simplement ! Nous avions montré nos diplômes de bachelier, on nous avait reçus à la Faculté de médecine, et les professeurs avaient commencé leurs cours. Et personne ne nous avait ouvert les yeux sur l’avenir, personne ne nous avait expliqué ce qui nous attendait lorsque le moment serait venu de mettre en pratique le résultat de nos études ! Et elle nous paraissait si naturelle et si claire, cette pratique ! On ausculte un malade et on déclare : « le patient a telle maladie, il doit faire ceci, prendre cela ». Maintenant, je voyais qu’il n’en était pas ainsi ; mais, avant d’arriver à m’en convaincre, j’avais dû sacrifier les sept meilleures années de ma jeunesse !

Je perdis complètement courage. J’accomplissais mes devoirs n’importe comment, avec un sentiment d’amère ironie intérieure à l’égard des malades qui avaient la naïveté de s’adresser à moi pour que je les guérisse ; ils pensaient sans doute, comme moi jadis, que celui qui a passé par la Faculté de médecine est médecin par cela même ; il ne savaient pas qu’il y a aussi peu de vrais médecins que de vrais poètes, sur la terre, et que la vocation du médecin, lorsque celui-ci est dépourvu d’un certain génie, n’est qu’une absurdité dans l’état actuel de la science. Mais moi, qui le savais, pourquoi continuerais-je à subir ce non-sens ? Mieux valait abandonner cette carrière, faire n’importe quoi, plutôt que de rester dans la situation, fausse et immorale, d’un imposteur !

C’est ainsi que s’écoulèrent deux années. Puis la résignation s’imposa à moi, peu à peu.

« Oui, me dis-je alors, la science ne m’a pas donné tout ce que j’attendais d’elle, et je ne suis pas un homme de génie. Mais aurais-je raison de renoncer à mon diplôme ? Si, à un moment donné, il n’y avait dans l’art ni un Tolstoï, ni un Beethoven, on pourrait se passer d’eux ; mais les gens malades, eux, ne peuvent attendre ; et, pour les contenter tous, il faudrait à la médecine des dizaines de milliers de Tolstoï et de Beethoven. Cela est impossible. Et, dans ce cas, sommes-nous donc si inutiles, nous autres, les médecins ordinaires ? Déjà, dès maintenant, si imparfaite qu’elle soit, la science a conquis de sérieux avantages, et qui augmentent chaque année. Ce patrimoine est entre nos mains. Et, dans tous les autres domaines de la médecine, nous pouvons être utiles et travailler beaucoup. Il nous suffit, pour cela, d’observer en toute rigueur et strictement la vieille maxime : primum non nocere, surtout ne pas nuire. Cela doit primer tout le reste. Et puis, il nous faut abandonner, une fois pour toutes, l’idée que notre activité consiste en un accomplissement indifférent des prescriptions de la science. Il nous faut comprendre toute la difficulté et toute la complexité des cas ; il nous faut, auprès de chaque malade, nous pénétrer du sentiment constant que sa maladie est nouvelle, et qu’on ne l’a pas encore étudiée ; il nous faut chercher et travailler sans cesse et avec zèle, ne rien admettre sans examen, ne jamais nous lasser d’approfondir chaque détail. Certes, tout cela représente un fardeau terriblement lourd ; et il peut arriver que je succombe sous le poids. Mais tant que je pourrai le porter honnêtement, j’ai le droit de rester à mon poste, et d’y lutter de mon mieux ! »

 

VI. LA FOI DANS LA MÉDECINE

Dans le public règne une forte méfiance à l’endroit de la médecine et des médecins. Ceux-ci, depuis longtemps, servent de thème favori aux caricatures et aux épigrammes. Et quant à la médecine, les gens bien portants en parlent volontiers avec ironie, et les malades, lorsqu’un médecin a échoué à les soulager, avec la haine la plus véhémente.

Ces sarcasmes et cette méfiance me déconcertaient d’abord grandement. Je sentais que, au fond, ils étaient mérités, et qu’il y avait vraiment beaucoup de points, dans notre savoir, qui laissaient à désirer. Et, ayant ce sentiment, je ne manquais pas de le proclamer dans l’intimité. Un soir, à la campagne, comme je rentrais de la promenade avec une de mes cousines, une paysanne s’approcha de moi, et me demanda de l’examiner. Nous entrâmes dans sa chaumière. La femme se plaignait de douleurs « qui montaient de bas en haut jusqu’au cœur », elle avait des vertiges violents toutes les fois qu’elle se baissait. Je l’examinai, et lui dis de venir chez moi chercher des gouttes.

— Qu’est-ce qu’elle a ? me demanda ma cousine, lorsque nous fûmes sortis.

— Eh ! qu’en sais-je ? Comment pourrais-je le savoir ? — répondis-je ironiquement, — « des douleurs qui se promènent de bas en haut jusqu’au cœur ! »

Ma cousine prit un air étonné.

— C’est étrange, tu avais un air si assuré, je pensais que son cas était parfaitement clair pour toi !

— Je l’examinerai de nouveau dans deux jours, peut-être alors m’y reconnaîtrai-je.

— Hé bien, elle est jolie, votre science !

— En effet, on peut dire que c’est une science exacte !

Et je me mis à lui citer des cas qui montraient combien notre science était « exacte », et avec quelle naïveté les malades croyaient à la toute-puissance des médecins.

Il m’arriva plus d’une fois de parler ainsi de la médecine. Tout ce que je racontais était vrai ; et cependant j’éprouvais toujours une sorte de confusion, après des conversations de ce genre. J’appréciais ma véracité, mon désir de me mettre au point de vue de mes auditeurs ; mais, malgré tout, au fond de mon âme, j’avais moi-même une haute idée de la médecine, et un respect profond pour elle.

J’ai encore ces sentiments, je les ai de plus en plus. Sans doute, la médecine ne justifie pas les espérances que l’on a mises en elle ; on a le droit de se moquer d’elle et de s’en méfier. Mais ces espérances, sont-elles justes, sont-elles légitimes ?

« Il existe un art de guérir les maladies qui s’appelle médecine ; l’homme qui a étudié cet art doit infailliblement reconnaître et guérir les maladies ; s’il n’y arrive pas, c’est que c’est un incapable, ou que sa science ne vaut rien ! » Une telle manière de voir est très naturelle, mais, en même temps, parfaitement injuste. Il n’existe pas de science de la guérison des maladies ; devant la médecine se dresse toujours, aussi mystérieux, l’organisme humain, avec sa vie infiniment obscure et complexe. Chaque découverte nouvelle vient nous prouver que cette complexité augmente, à mesure qu’on la pénètre davantage. Une foule de maladies se développent d’une façon inexplicable, et les forces qui luttent contre elles sont vagues et secrètes. Il est impossible de connaître le moyen de soutenir ces forces ; il y a, sans doute, des maladies qui sont plus ou moins compréhensibles par elles-mêmes ; mais partout et toujours elles suivent leur cours d’une manière si cachée que toutes les ressources dont dispose la science sont insuffisantes quand il s’agit de les définir.

Oui, mais tout cela signifie-t-il que les médecins soient inutiles ? Il y a pourtant déjà bien des résultats pratiques que leur art est capable d’atteindre ; dans beaucoup de cas, le médecin peut apporter un secours efficace. Souvent aussi il est impuissant : mais lui seul est apte, et non le malade, à définir exactement en quoi consiste son impuissance. Et d’ailleurs, même dans les cas de ce genre, le médecin est indispensable, rien que par ce fait qu’il saisit la complexité du processus de la maladie qui se déroule devant lui, ce qui est hors de la portée du malade ou de ceux qui l’entourent.

La foule n’a pas la moindre idée de ce qu’est la vie, pas plus qu’elle ne comprend ce qu’est et peut être la science médicale. Voilà l’origine de la majorité des malentendus, l’origine de la foi aveugle des uns en la toute-puissance de la médecine, ainsi que de la méfiance, également aveugle, que la même médecine provoque chez d’autres. Et l’une autant que l’autre ont les conséquences les plus fâcheuses.

Les brochures populaires sur la médecine, et les ouvrages traitant de « l’art de guérir mis à la portée de tous » sont très répandus dans le public ; toute famille un peu cultivée possède sa petite pharmacie, et souvent, avant d’appeler le docteur, on donne aux malades de l’huile de ricin, de la quinine, du natron salicylique, ou de la valériane. Tout récemment encore s’est formée à Pétersbourg une société « pour se guérir soi-même des maladies ». Rien de tout cela ne serait possible si, au lieu d’avoir une foi aveugle en la science médicale, les gens avaient une idée bien nette de cette science. Ils sauraient que chaque nouveau malade représente une maladie nouvelle, qui ne se répétera pas, qui est excessivement compliquée, et que le médecin lui-même, malgré toute son expérience, est parfois hors d’état de pénétrer vraiment. Le malade souffre de constipation : vite on lui donne de l’huile de ricin. Mais qui aurait le courage de lui en faire prendre sans l’avis d’un médecin, si l’on soupçonnait qu’ainsi on peut parfois tuer un malade, et que, par exemple, chez les personnes atteintes de coliques saturnines, la constipation ne se guérit que par l’opium et non par l’huile de ricin ?

C’est sur la foi ignorante dans la toute-puissance de la médecine que se basent les exigences exagérées que l’on formule vis-à-vis d’elle, et qui sont une malédiction pour les médecins, à qui elles lient les bras et jambes. Un malade souffre du typhus abdominal, il a une forte fièvre, la tête lui fait mal ; il transpire pendant la nuit ; des cauchemars l’étouffent : il faut lutter contre ces symptômes avec précaution, mais surtout il faut prescrire des médicaments. Car si vous essayez de dire au malade : « Continue de souffrir, de transpirer et d’avoir des cauchemars ! » il se détournera de vous et s’adressera à un autre médecin, qui n’épargnera, lui, ni la quinine, ni la phénacétine, ni le chloral hydraté.

Car enfin quelle sorte de docteur êtes-vous, puisque vous ne le soulagez pas ? Qu’importe si ce soulagement se produit au détriment des forces du malade, s’il ébranle pour toujours son organisme, et enlève à ce dernier la faculté de se défendre librement contre la maladie : — le soulagement a été obtenu, et c’est tout ce qu’on vous demande. Les clients les plus difficiles, dans ces cas-là, sont les « personnages » de tous genres qui appartiennent aux classes élevées. Ils sont impatients, gâtés, et rendent le médecin responsable de la présence de leur maladie, ou de la plus légère souffrance. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, la faveur du public va de plus en plus à des médecins reniés avec mépris, et non sans raison, par ceux de leurs confrères qui sont vraiment dignes du nom de médecin.

Les clients s’imaginent que le médecin est là pour calmer, d’une manière sûre et facile, les souffrances, et pour guérir les maladies. Et comme, à chaque instant, la réalité vient ébranler cette opinion, de la foi aveugle qu’ils professaient les gens se jettent à la négation la plus complète de la puissance de la médecine. Une personne souffre d’une maladie incurable ; mais si le traitement nécessaire est long et systématique, s’il ne donne pas de résultats au bout d’une semaine ou deux, le patient abandonne le médecin pour s’adresser au charlatan. Il y a des maladies chroniques contre lesquelles nous n’avons pas de remèdes efficaces, la coqueluche, par exemple ; le médecin qui est appelé pour la première fois dans une famille afin d’y soigner une de ces maladies-là peut être sûr qu’on ne s’adressera plus jamais à lui, dans cette famille. Il faut au malade une confiance illimitée dans un médecin, ou une compréhension très rare de l’objet de la médecine, pour le réconcilier avec le rôle du médecin dans des circonstances pareilles, lorsque le malheureux médecin doit se borner à veiller au régime, à l’hygiène de la chambre, et à prendre des mesures contre les complications qui peuvent survenir.

Les erreurs des médecins forment un arsenal d’arguments particulièrement opportun pour ceux qui s’avisent ainsi de nier la médecine. Un médecin diagnostique chez un malade un typhus abdominal, alors qu’à l’autopsie on trouve ce malade atteint de tuberculose générale : c’est une honte pour les médecins ; et, cependant, tout ce qu’on voit dans les hôpitaux, quant aux symptômes des deux maladies, peut fort bien créer une confusion dans le diagnostic. J’ai un ami qui, depuis trois ans, éprouve de fortes douleurs dans le genou droit ; un médecin y a vu de la tuberculose, un autre, de la syphilis, un troisième, de la goutte ; mais aucun n’a pu soulager le patient, si peu que ce fût. Les maladies apparaissent souvent sous des formes si obscures et si vagues que c’est seulement par hasard qu’on parvient à formuler un diagnostic exact. Mais qu’un médecin essaie d’expliquer cela au malade qui vient le consulter !

— Je dois vous avouer, docteur, que je ne crois pas du tout à votre médecine ! me disait une dame, il y a peu de temps.

Elle n’y croyait pas et pourtant elle ne la connaissait absolument pas ! Comment peut-on croire ou ne pas croire en l’importance d’une chose dont on ignore absolument la portée ?

Bien des faits que j’ai cités dans les chapitres précédents pourront susciter de la méfiance envers la médecine chez des personnes qui croyaient aveuglément en elle. J’ai moi-même éprouvé cette méfiance. Mais, maintenant que j’en sais davantage, je déclare pourtant, en toute sincérité, que je crois en la médecine ; j’y crois, bien qu’elle soit souvent impuissante, souvent dangereuse, et qu’elle ignore bien des choses. Et comment pourrais-je ne pas y croire, lorsque je vois que, de temps en temps, elle me donne la possibilité de sauver mes semblables !

— Je ne crois pas en votre médecine ! — disait la dame. Mais en quoi ne croyait-elle pas ? Était-ce en cette affirmation : qu’il est possible de « couper » la coqueluche en deux jours ? ou en ce fait que l’on peut sauver un homme de la cécité par des applications bien comprises d’atropine, dans certaines maladies des yeux ? Il n’est pas possible de couper la coqueluche en deux jours, ni même en trois semaines ; mais on peut conserver la vue à un homme grâce à quelques gouttes d’atropine ; et celui qui ne croit pas à cela est semblable au sceptique chinois qui ne croyait pas qu’il y eût, quelque part, sur notre planète, des paysans capables de parler français.

Voici de longues années qu’un homme souffre d’oppression ; je lui brûle les polypes qu’il avait dans le nez, et il redevient bien portant. Un enfant est stupide, inattentif, dépourvu de mémoire ; je lui coupe les amygdales, qui étaient hypertrophiées chez lui, et son intelligence se régénère complètement. Un autre enfant est épuisé par la diarrhée : sans aucun remède, en réglant simplement son régime et les heures de ses repas, j’arrive à le faire engraisser, à lui rendre sa bonne humeur. Ce que je sais me permet souvent de prévenir une grave maladie, grâce à un remède ou à un régime des plus insignifiants. Oui, je crois en la médecine, et je plains ceux qui se refusent à y croire !

Je crois en la médecine. Les railleries qu’on lui adresse proviennent surtout de l’ignorance des rieurs. Et cependant j’avoue qu’il nous arrive très, très souvent, d’être impuissants, et même dangereux ; il est vrai que nous n’en sommes pas coupables, mais c’est, justement, ce qui alimente les sarcasmes et la suspicion envers notre métier. Et ainsi, de plus en plus souvent, une question s’est posée dans mon esprit : « Cette suspicion et ces moqueries ne sont certainement pas fondées ; elles ne devraient pas se produire, ni à mon égard ni à l’égard de la médecine : mais, cela étant, quelle ligne de conduite faut-il donc que j’adopte envers mes patients ? »

Avant tout, il faut que je sois honnête avec eux. C’est justement parce que nous cachons aux gens les vraies limites de notre savoir que devient possible le sentiment d’hostilité et d’ironie que nous faisons naître partout. L’une des qualités principales de Tolstoï, comme artiste, consiste dans la manière sérieuse et vraiment humaine dont il essaie de comprendre chacune des catégories de personnages qu’il décrit ; il ne fait qu’une seule exception : et c’est à l’endroit des médecins. D’eux, Tolstoï ne peut nous parler sans irritation, sans un clignement d’œil entendu et moqueur, à la façon de Tourgueneff. Il y a donc positivement quelque chose qui fait que beaucoup de gens se lèvent contre nous. Ce « quelque chose », me demandais-je, ne serait-il pas notre habitude de nous entourer de mystère, et d’exciter une confiance et des espérances exagérées ? N’était-ce point cela que nous devions réformer ?

Hélas ! non. Et l’expérience me donna un démenti immédiat. Je soignais un fonctionnaire qui souffrait du typhus ; il était tombé dans un état comateux, il avait le ventre très enflé ; je lui prescrivis du calomel, selon la dose laxative habituelle, et en prenant toutes les précautions voulues.

— Docteur, il se présente une complication dans la bouche ! me dit la femme du malade, à la visite suivante.

Le patient se plaignait d’une forte salivation, les gencives étaient rouges et gonflées, une odeur nauséabonde se dégageait de la bouche ; c’étaient les symptômes typiques d’un léger empoisonnement, dû au mercure, et sûrement provoqué par le calomel prescrit. Je ne pouvais cependant m’accuser de quoi que ce soit ; j’avais pris toutes les mesures préventives, sans exception.

Que devais-je dire ? Que la complication survenue était la conséquence du remède que j’avais ordonné ? Il m’aurait été impossible de rien faire de plus insensé. J’aurais inutilement détruit la confiance que le malade avait en moi, et je l’aurais obligé à escompter tous les malheurs imaginables comme résultat de chacune de mes ordonnances. De telle sorte que, silencieux, m’efforçant de ne pas rencontrer le regard de la femme du patient, je l’ai écoutée s’étonner de la variété des complications qu’amène le typhus.

Je fus un jour appelé auprès d’un enfant qui avait de la fièvre, mais sans aucun symptôme déterminé ; il fallait attendre que la maladie se déclarât. Je ne voulais pas prescrire le ut aliquid fiat ; je priai donc la mère d’observer certaines règles d’hygiène, parce que, pour le moment, les remèdes étaient inutiles. Le lendemain, il se développa une inflammation de l’enveloppe de la moelle et l’enfant mourut. La mère m’accusa de sa mort, disant que je n’avais pas voulu « couper » la maladie au moment propice.

Et comment agir honnêtement avec les malades incurables ? Il faut toujours feindre et mentir avec eux, il faut inventer les contes les plus invraisemblables pour soutenir sans cesse l’espoir qui s’éteint. Dans une certaine mesure, tout au moins, le malade découvre toujours ces mensonges, il s’indigne contre le médecin, et il est prêt à maudire la médecine. Comment faut-il donc s’y prendre ? La médecine antique de l’Inde était, sous ce rapport, plus simple et d’une sincérité plus radicale : elle n’avait affaire qu’aux malades guérissables ; quant à l’incurable, il n’avait pas le droit de se soigner : ses parents le menaient sur le bord du Gange, lui remplissaient le nez et la bouche du limon sacré, et le jetaient dans le fleuve.... Le malade se fâche quand le médecin ne lui dit pas la vérité ; oui, il ne désire que la vérité ! D’abord j’avais assez de naïveté et de franchise pour la dire, lorsque le malade persistait avec obstination dans sa demande ; c’est peu à peu seulement que j’ai compris ce que signifiait au juste cette insistance du patient qui « veut la vérité », en assurant qu’il « ne craint pas la mort ». Elle signifie ceci : « S’il n’y a plus d’espoir, arrange-toi pour mentir de telle façon que je ne doute pas une minute que tu dis la vérité ! »

Partout, à chaque pas, il faut savoir être acteur ; c’est indispensable, car la maladie ne se guérit pas seulement au moyen des remèdes et des ordonnances, mais aussi par l’intervention du patient lui-même ; sa confiance et son courage sont une aide puissante dans la lutte contre la maladie, une aide qu’on ne peut estimer trop haut. J’étais étonné, jadis, de voir combien je traitais avec plus de succès mes clients habituels, ceux qui croyaient en moi et qui m’envoyaient chercher de l’autre bout de la ville, que les patients qui s’adressaient à moi pour la première fois : je voyais là un jeu comique du hasard ; mais peu à peu, je pus me convaincre que ce n’était pas un hasard, et que j’avais un appui vraiment efficace dans la confiance que j’inspirais. Cette confiance relève merveilleusement le courage du malade et de son entourage.... Le patient a un grand besoin de foi, et il saisit toute les nuances du doute ou de l’hésitation dans la voix du médecin.... Alors, je pris l’habitude d’agir avec assurance, auprès de mes malades, de faire mes recommandations du ton le plus doctoral et le plus inexorable, même lorsque mon âme était en proie à mille doutes.....

— Ne vaut-il pas mieux faire ceci, docteur ? me demande un malade.

Alors je réponds, d’un ton péremptoire :

— Je vous prie de suivre très strictement mes prescriptions. Ce n’est qu’à cette condition que je puis vous guérir !

Et l’inflexion de ma voix affirme que je possède toute la vérité, et qu’en douter un instant serait une injure.

Encore ne suffit-il pas de s’attirer la confiance une fois, il faut la conquérir toujours et sans se lasser. La maladie traîne, il est indispensable de suivre l’état d’esprit du malade et de son entourage ; dès qu’ils commencent à se laisser abattre, il faut changer le traitement, ne serait-ce qu’en apparence ; il faut prescrire un autre remède, un autre procédé nouveau, il faut s’attacher à une foule de détails, tendre toute la force de son imagination, en tenant compte du caractère et du degré de culture du malade et de ceux qui l’entourent.

Tout cela est bien loin de cette simple mise en pratique des lois de la médecine qui, je le croyais autrefois, représentait le plus clair de notre devoir. Le rebouteur turc, le chodja, fait avaler un remède à son malade ; il le couvre d’amulettes, et, pour terminer, souffle sur lui ; c’est cette dernière formule qui est la plus importante ; le chodja qui a un « bon souffle » est seul capable de guérir les gens. Le même « bon souffle » est aussi indispensable au vrai médecin. Il peut posséder un grand talent pour déterminer les maladies, il peut prévoir, dans ses moindres détails, l’effet de ses prescriptions : tous ces dons resteront stériles, s’il n’a pas la faculté de maîtriser l’âme du malade. Il est vrai qu’il y a des malades vraiment intelligents, qui n’ont pas besoin de ce « bon souffle » semi-charlatanesque, qui préfèrent la science et le talent, et qui ne craignent pas de voir la vérité nue. Mais ces malades sont aussi rares, dans le public, que la science et le talent eux-mêmes.

 

VII. LA MÉDECINE ET LA VIE SOCIALE

De longues années s’écoulèrent avant que je me fusse plié aux ressources de la médecine en me résignant à leur médiocrité. J’étais honteux et triste lorsque je me trouvais devant un malade que je ne pouvais guérir ; maussade et désespéré, je le voyais se dresser comme un sombre reproche vis-à-vis de la science dont j’étais le représentant, et, dans mon âme, surgissait de nouveau une malédiction contre cette science impuissante.

 

      Was hab’ ich,

Wenn ich nicht alles habe ?[51]

 

Je puis guérir l’un, mais pas l’autre. Et ils viennent tous à moi, ils veulent tous également être bien portants, et ils sont tous également en droit d’attendre de moi le salut ! Ainsi s’explique la tristesse amère dont sont remplies les lettres intimes des plus éminents praticiens de la médecine, déplorant la perte de la foi en leur art.

« Dans tout le champ de mon activité, ce sont les cours seuls qui m’intéressent encore et réveillent mes facultés, — écrivait le fameux Botkine à son ami le Dr Biélogoloff ; je fais tout le reste comme si je tirais une charrue, en prescrivant une foule de médicaments qui ne servent à rien. Et cela n’est pas une phrase, mais te fera comprendre pourquoi le travail pratique de mon hôpital me pèse tant. J’ai beaucoup de maladies à soigner, et je commence à acquérir la triste conviction que notre thérapeutique est sans efficacité. Il est rare qu’après une visite chez un client je ne sois pas pris d’une sorte de dégoût, en me disant : « Ai-je le droit de me faire payer par ces pauvres gens ? Et pourquoi est-ce que je les oblige à se ruiner en achetant nos médicaments, qui, après avoir produit quelque soulagement pendant vingt-quatre heures, n’arrivent en rien à améliorer le fond de la maladie ? » Pardonne-moi cet accès de mélancolie, mais j’ai eu ma consultation aujourd’hui, et je suis encore sous l’impression très vive de ce labeur stérile..... »

Billroth écrivit un jour une petite lettre en vers qu’il envoya à son ami, l’illustre compositeur Brahms, mais qui n’était pas destinée à l’impression. En voici le contenu, bien qu’il soit difficile de rendre, dans une traduction, toute l’éloquence et la poésie de ce morceau :

« Je n’ai pas la force de supporter plus longtemps les souffrances que les hommes me font subir à toutes les heures du jour ; ils exigent l’impossible de moi. Parce que j’ai pénétré un peu plus profondément que les autres dans l’essence secrète de la nature, ils croient que, pareil aux dieux, je puis, par quelque sortilège, supprimer les maladies et leur donner le bonheur. Et pourtant je ne suis qu’un homme semblable aux autres. Ah ! si vous saviez comme tout en moi s’agite et bouillonne, et puis comme les battements de mon cœur se ralentissent, lorsque, au lieu du salut espéré, je puis à peine formuler, en quelques paroles hésitantes, une consolation à ceux qui sont perdus.... Que vais-je devenir ? moi, l’homme que tous admirent et qui me reconnais si impuissant ?..... »

Mais il faut, peu à peu, prendre son parti de cette impuissance : l’absolu de la fatalité entraîne avec soi quelque chose qui console. Malgré tout, la science nous donne une grande force et nous permet d’accomplir bien des choses. J’ai donc essayé de me résigner ; et, peu à peu, j’y suis parvenu. Et cependant il y a une constatation à laquelle il m’a été impossible de me résigner, et qui a neutralisé de plus en plus, en moi, la satisfaction produite par mon activité : c’est la constatation que la force théorique mise à notre disposition se trouve être, dans la pratique, complètement illusoire.

La médecine est la science de guérir les gens. C’est ce qui ressort des livres, et de ce que nous avons appris dans les hôpitaux universitaires. Mais, dans la vie, il se trouve que la médecine est l’art de guérir seulement les gens riches et libres. Pour ce qui concerne le reste des hommes, elle n’est que le résumé théorique de la façon dont on aurait pu les soigner, s’ils avaient, eux aussi, été riches et indépendants ; et ce que nous avons à leur offrir, à eux qui ne sont pas dans cette situation, n’est autre chose qu’une sorte d’outrage éhonté.

Les jours de fête, je voyais arriver chez moi un petit garçon, apprenti cordonnier dans un atelier voisin de chez moi. Son teint était verdâtre, comme du plâtre moisi ; il souffrait de vertiges et d’évanouissements. Souvent je passais devant l’atelier où il travaillait, et dont la fenêtre donnait sur la rue. Que ce fût six heures du matin ou onze heures du soir, je voyais la tête rasée de Vaska penchée sur un soulier, et, autour de lui, il y avait d’autres gamins et des adultes, hâves et livides comme lui ; une petite lampe à pétrole brûlait faiblement au-dessus d’eux, et, par la fenêtre, se dégageait sur la rue une odeur répugnante qui me prenait à la gorge. Et j’étais obligé de soigner Vaska ! Comment le guérir ? Il aurait fallu l’arracher à ce taudis sombre et infect, pour qu’il allât courir dans les champs, sous le bon soleil, à l’air libre. Alors ses poumons auraient pu se développer, son cœur battre plus fort, et son sang serait devenu vermeil et chaud. Au lieu de cela, il ne voyait les rues poussiéreuses de Pétersbourg que lorsque son patron l’envoyait porter aux clients l’ouvrage terminé. Il ne pouvait même pas se dégourdir les jambes les dimanches et les jours de fête, parce que le patron, ces jours-là, enferme les enfants dans l’atelier pour toute la journée, afin qu’ils ne fassent pas de sottises... Et la seule chose qui me restait à faire était de prescrire à Vaska du fer et de l’arsenic, et de me tranquilliser en me disant que j’avais « tout de même fait quelque chose » pour lui.

Une autre fois, je reçois la visite d’une blanchisseuse avec un eczéma aux mains, d’un charretier avec une hernie, d’un tisserand atteint de phtisie ; je leur prescris des onguents, des bandages, et des poudres, et, d’une voix mal assurée, confus de la comédie que je joue, je leur dis que la condition principale de leur guérison serait, pour la blanchisseuse, de ne pas se mouiller les mains, pour le charretier, de ne pas soulever de fardeaux pesants, et, pour le tisserand, d’éviter les endroits pleins de poussière. Pour toute réponse, ils soupirent, me remercient des onguents et des poudres, et m’expliquent qu’ils ne peuvent abandonner leur métier, car ils sont obligés de manger. C’est dans de telles circonstances que je ressens surtout une sorte de honte pour moi-même et pour la science que je sers.

Je vis un jour venir chez moi, à la campagne, un paysan qui souffrait d’oppression. Je trouvai tout le poumon gauche complètement atteint d’une inflammation croupeuse. Je me demandai comment il avait pu arriver jusque chez moi, je lui dis de se mettre au lit dès qu’il serait retourné à la maison, et de n’en pas bouger.

— Que dites-vous là, Monsieur, comment le pourrais-je ? fit-il, étonné à son tour. Ne savez-vous donc pas dans quelle saison nous sommes ? Le temps presse. Dieu nous envoie des journées magnifiques, et il faudrait me coucher ? Que dites-vous là ? Que le Seigneur ait pitié de vous ! Non, soyez assez bon pour me donner un remède qui me dégage la poitrine !

— Mais aucun remède ne te guérira si tu vas travailler ! C’est une affaire grave, tu peux en mourir !

— Dieu est bon, pourquoi mourrais-je ? Je m’en tirerai n’importe comment ! Mais il m’est absolument impossible de rester alité ; ces trois semaines de travail, ce sont elles qui nous permettent de vivre pendant tout le reste de l’année !

Mon remède dans sa poche et sa faulx sur l’épaule, il se rendit à son champ, faucha l’orge jusqu’au soir, puis se coucha dans un sillon, et mourut de l’œdème des poumons que j’avais constaté.

La vie, puissante, formidable et grossière, accomplit sans cesse son œuvre aveugle et cruelle ; et bien loin, en bas à ses pieds, s’agite la pauvre médecine, qui s’imagine établir les normes de son hygiène et de sa thérapeutique.

Voici un être humain, dans toute la richesse et toute la diversité de ses organes, qui exigent un fonctionnement large et complet ! Et il semble que la vie se soit donné la tâche spéciale de voir ce qui arriverait si elle le plaçait dans les conditions les plus contraires à son épanouissement. Elle oblige des hommes à rester continuellement debout, à marcher toujours sans repos ; et la plante de leurs pieds s’aplatit, les jambes s’enflent, les veines s’évasent et se transforment en plaies qui ne se cicatrisent plus. D’autres sont condamnés à être toujours assis, sans jamais se lever, et le dos se courbe, le foie et les poumons sont comprimés, l’intestin droit se parsème de tumeurs. Ceux qui poussent les chariots dans les mines courent toute la journée, sans interruption, à quatre pattes dans les tranchées ; il y a des ouvriers verriers qui font constamment travailler leurs poumons, cela remplace les soufflets... Il n’existe pas de position ou de mouvement, même parmi les plus anormaux, que la vie n’ait pas imposés aux hommes, quelquefois pour leur existence entière ; il n’y a pas de poison qu’elle ne les force à respirer, ni de conditions exceptionnelles dans lesquelles elle ne les contraigne de vivre.

Je suis allé, aujourd’hui même, chez une faiseuse de cigarettes ; elle vit dans le coin d’une chambre avec deux petits enfants. La pièce, qui est basse, a sept pas de long et six de large, et là-dedans vivent seize personnes. C’est une torture pour moi que d’y rester pendant dix ou quinze minutes ; il n’y a littéralement pas d’air respirable dans cette chambre ; la lampe, quoique propre et bien réglée, fume incessamment, l’atmosphère, lourde et humide, visqueuse pour ainsi dire, est pleine des aigres exhalaisons produites par les déjections des enfants, de l’odeur du tabac, et de celle du pétrole. Et, de tous les coins, je vois se tourner vers moi des visages d’enfants à l’expression étrangement impassible, aux dents cariées, à la poitrine décharnée, aux mains blêmes ; et il n’y a dans leurs grands yeux aucune trace de cette vivacité et de cette gaîté qui sont propres à l’enfance.

 

D’ailleurs, depuis que je suis médecin, j’ai perdu la notion de ce qui est vraiment propre à l’être humain. Est-il propre à l’être humain fatigué de vouloir dormir ? Non. La sœur de charité, l’institutrice, le journaliste, dont le système nerveux est brisé et surmené, ne peuvent s’endormir sans bromure. Est-il propre à l’homme qui a jeûné longtemps de désirer manger ? Non. Tel qu’un glouton repu, il est obligé de recourir à une excitation artificielle de son appétit. C’est ce qui arrive surtout pour les ouvriers de fabrique et les artisans.

— On trime toute la journée, me disait l’un d’eux, les machines roulent, le plancher vibre, on marche en se balançant comme un pendule, Après le travail, on est plus fatigué qu’un chien, et on ne pense pas à manger. On a seulement envie de boire. Alors on boit du kvass. Mais quelle force donne-t-il ? On se remplit le ventre, et voilà tout ! L’eau-de-vie seule nous sauve : on en boit un verre, et l’appétit s’ouvre !

Depuis plusieurs années je soigne, dans mon quartier, des ouvriers typographes ; et pendant tout ce temps je n’ai pas rencontré une seule fois un vieillard, parmi les compositeurs ! La vieillesse n’a pas le temps de venir, ni les cheveux de grisonner ; dévorés par la poussière du plomb, tous ces hommes descendent dans la tombe avant l’âge.

La vie se livre à des expériences sur l’être humain, et nous invite, en raillant, à étudier les résultats qu’elle a obtenus. Nous les examinons, et nous acquérons la vision très claire des effets que produit sur l’homme l’empoisonnement chronique par le plomb, le mercure, le phosphore ; nous connaissons l’influence du manque de lumière, d’air, et de mouvement, sur la croissance des enfants ; nous savons que sur 100 tisserands, 9 seulement dépassent chez nous l’âge de quarante ans, que, chez les femmes qui travaillent les substances textiles, la proportion de celles qui vivent plus de quarante ans n’est que de 6 p. 100.... Nous savons que, par suite du surmenage, la vie physiologique particulière aux femmes s’arrête complètement chez les paysannes, pendant les mois d’été, que les couturières et les élèves des écoles se transforment, en peu d’années, en monstres anémiques et débiles. Et nous savons encore bien d’autres choses.

Mais de quel secours est la médecine, dans toutes ces maladies ? Quelle est la valeur de ces remèdes pitoyables au moyen desquels elle essaie de réparer ce que la vie a si stupidement déformé ? Un homme est crucifié, ses mains et ses pieds sont percés de clous ; alors la médecine vient, elle lave les plaies sanglantes avec de l’arnica, et, par-dessus, elle pose des pansements aromatisés !

Et elle est incapable de faire davantage. Il ne peut exister de science qui enseigne l’art de guérir les plaies, alors que les clous restent dedans. La science est capable de dire seulement ceci : « L’humanité ne peut vivre de cette manière, il faut, avant tout, arracher les clous des plaies ! » En 1820, Villermet découvrit que la moitié des enfants des ouvriers tisseurs de Mulhouse mouraient avant d’avoir atteint l’âge de quinze mois. Il conseilla au fabricant Dollfus de permettre à ses ouvrières de rester chez elles pendant six semaines après leurs couches, tout en les payant comme d’habitude, et cette seule mesure fut suffisante pour que la mortalité infantile diminuât de moitié, sans que la médecine eût autrement à intervenir.

Oui, il me paraît d’une évidence de plus en en plus irréfutable que la médecine ne peut rien faire d’autre que d’indiquer les seules conditions dans lesquelles la santé et la guérison des malades sont possibles ; mais le médecin, s’il est vraiment un médecin, et non un simple salarié, doit avant tout lutter pour détruire les conditions qui rendent son activité stérile ; il doit agir en vue de l’amélioration de la société, dans le sens le plus large du mot, et non pas se contenter de montrer le chemin ; il doit lutter sans cesse, et chercher le moyen de réaliser les réformes qu’il juge indispensables.

 

Et c’est d’autant plus indispensable que le temps se hâte, et que la vie conduit rapidement l’humanité à un abîme menaçant. Le nombre des déséquilibrés, des idiots et des alcooliques, augmente de plus en plus, de même que celui des aveugles, des sourds, et des bègues. Le meilleur indice de l’état physiologique d’une population, c’est la proportion des hommes propres au service militaire ; or elle tombe partout avec la même rapidité que le baromètre avant l’orage. En Autriche, par exemple, elle était, en 1870, de 26 p. 100, en 1875 de 18 p. 100, en 1880 de 14 p. 100. La dégénérescence est manifeste, son courant est presque tangible ! Et ce n’est pas une simple fantaisie, mais la pure vérité, que respire cette prophétie pessimiste d’un anthropologue : « L’idéal d’une organisation sociale, conforme aux lois de l’harmonie et de la solidarité, risque fort de ne pas se réaliser, par suite de la dégénérescence humaine. Dans ce cas, s’imposera une organisation centralisée, féodale et commerciale, dans laquelle le peuple jouera le rôle, légèrement modifié, des ilotes spartiates ; car, par suite de sa dégénérescence, il s’y trouvera organiquement adapté. »

 

VIII. L’AVENIR

« Tout cela, dit-on, ne durera qu’un temps. La civilisation est en marche. Bientôt, grâce à elle, les conditions sociales seront transformées dans leur essence. Tout être humain aura la possibilité de pratiquer les prescriptions de l’hygiène. Tout malade aura à sa portée les garanties exigées par la science médicale. »

Oui certes, la civilisation est en marche, et ses pas en avant sont tous les jours plus sensibles. Sous l’impulsion de son intelligence, l’homme secoue, de plus en plus, le joug de la nature : il devient sans cesse plus indépendant d’elle, et plus fort dans la lutte qu’il soutient contre elle. Il se protège contre le froid au moyen de ses vêtements et de ses demeures ; la nourriture grossière que lui fournit la nature, il la transforme en aliments facilement assimilables ; il remplace ses propres muscles par ceux des animaux, plus robustes, par les forces puissantes de la vapeur et de l’électricité. La civilisation améliore et perfectionne notre existence, elle nous place dans des conditions d’existence auxquelles on n’aurait pas pu songer sous le seul règne de la nature. Et cette civilisation apporte avec elle, dans son développement même, le gage que les facilités qu’elle crée, et qui ne sont accessibles pour le moment qu’aux seuls privilégiés, pourront, un jour, devenir l’apanage de tous.

Oui, certes, la domination du monde extérieur sur l’homme prend fin... Mais peut-on s’en réjouir impunément ? La civilisation nous entraîne sur ses flots légers et nous pousse en avant, sans nous laisser le temps de regarder autour de nous ; nous nous abandonnons à ce mouvement et nous ne remarquons pas comment nous perdons, l’une après l’autre, toutes nos richesses. Non seulement nous ne le remarquons pas, mais nous ne désirons pas même nous en apercevoir : toute notre attention est fixée sur notre bien le plus précieux : l’intelligence, qui nous emporte vers ses royaumes lumineux. Mais lorsqu’on fait le total de ce que nous avons déjà perdu et de ce que nous nous apprêtons joyeusement à perdre encore, on s’effraie ; et, dans le paradis lointain et éblouissant que l’on entrevoyait, commence à se dessiner le spectre d’un nouvel esclavage pour l’humanité tout entière.

Les expériences du Dr Gruber ont démontré que la longueur du canal intestinal, chez les Européens, augmente d’une façon sensible lorsqu’on se dirige du sud-ouest au nord-est. C’est dans l’Allemagne du Nord et en Russie que cette longueur est la plus grande. Cela s’explique par le fait que les Européens du nord-est se nourrissent d’aliments moins digestibles que ceux du sud-ouest. Les observations de ce genre font même naître, chez les physiologues, des « espérances merveilleuses » au sujet de la régénération et du « perfectionnement » corporel de l’homme, sous l’influence d’une nourriture rationnelle. S’il était nourri pendant de longues générations de composés chimiques concentrés, que le sang s’assimilerait entièrement, sans qu’il y eût aucune élaboration préalable au moyen des sucs digestifs, l’organisme humain pourrait se libérer à un degré important de la charge superflue de l’appareil digestif, de sorte que l’économie des matériaux de construction et de conservation, qui servent à soutenir la vitalité de cet appareil, pourrait être employée à fortifier les organes supérieurs et plus nobles.

Et, en considération de ces « organes nobles», l’idéal de l’organisation humaine, en général, consisterait dans la réduction à zéro de tout l’appareil végétatif du corps. Spencer va même plus loin et prévoit la disparition, chez les gens cultivés, des qualités particulières aux sauvages, telles que la finesse des sensations, la vivacité de l’observation, l’habile maniement des armes, etc., etc.

« De l’antagonisme général et violent qui règne entre l’activité correspondant aux aptitudes plus simples et celle qui est au service des fonctions plus complexes, dit-il, il résulte que la prépondérance de la vie spirituelle inférieure gêne la vie spirituelle supérieure. Plus on dépense d’énergie mentale pour une impression trouble et multiple, et moins il en reste pour la pensée calme et raisonnable. »

L’existence de l’être cultivé va, d’un pas ferme et assuré, au devant d’un idéal bien imprévu.

L’organe olfactif a déjà pris, chez nous, un mode de vie tout à fait rudimentaire ; la faculté qu’avaient les nerfs de la peau de réagir contre les changements de température, et de régler le calorique du corps, s’est bien amoindrie ; le tissu glanduleux des seins de la femme s’atrophie ; on remarque un abaissement sensible de la puissance sexuelle ; les os deviennent plus minces ; la première et les deux dernières côtes ont une tendance à disparaître ; la dent de sagesse manque tout à fait chez 42 p. 100 des Européens ; et l’on prédit que, lorsque les dents de sagesse auront complètement disparu, les quatre molaires qui sont voisines les suivront ; l’intestin se raccourcit ; le nombre des chauves augmente.

Lorsque je lis un livre où il est question des mœurs des sauvages, de leur endurance, de la subtilité de leurs sensations, j’éprouve une profonde envie, et je ne puis me faire à l’idée que c’était vraiment chose indispensable et inévitable que nous perdissions tout cela. L’habitant de la Guyane peut dire combien de femmes, d’hommes, et d’enfants ont passé, là où l’Européen n’aperçoit que des traces confuses et indistinctes sur le sentier. Lorsque le naturaliste Commerson arriva chez les Taïtiens avec son domestique, les indigènes, ayant flairé ce dernier, déclarèrent que ce n’était pas un homme, mais une femme ; c’était, en effet, la maîtresse de Commerson, Jeanne Baret, qui l’accompagnait dans son voyage autour du monde sous un costume masculin et en qualité de domestique. Le Bushman est capable de vivre sans rien manger pendant quelques jours ; et il sait aussi trouver à se nourrir là où un Européen serait mort de faim. Le Bédouin, au désert, soutient ses forces pendant douze heures en avalant deux gorgées d’eau et deux poignées de farine grillée avec du lait. À l’heure où d’autres grelottent de froid, l’Arabe dort, pieds nus, sous une tente ouverte ; et, pendant la chaleur terrible qui règne au milieu du jour, il sommeille paisiblement sur le sable incandescent, brûlé par les rayons du soleil. À la Terre de feu, Darwin aperçut, du navire où il se trouvait, une femme qui allaitait son enfant ; elle s’approcha du vaisseau et resta là, tandis que la neige mouillée fondait en tombant sur sa poitrine découverte et sur le corps nu du nourrisson. Dans le même pays, Darwin et ses compagnons, chaudement enveloppés, se serraient autour de la flamme pétillante et grelottaient, alors que les sauvages, sans aucun vêtement, assis à une certaine distance du feu, étaient couverts de sueur. On a surnommé les Yacoutes « les hommes de fer », tant ils supportent bien le froid ; quant aux enfants des Esquimaux et des Tchouktchis, ils sortent tout nus de leurs chaumières, où il fait très chaud, et s’exposent sans danger à un froid de 30°.

Pour nous, ces gens-là semblent des créatures appartenant à une autre planète, et qui n’ont avec nous rien de commun, pas même l’idée de la santé. Notre homme cultivé marche pieds-nus dans l’herbe mouillée de rosée, et il prend froid ; il passe une nuit couché par terre, et il devient infirme pour la vie ; il fait à pied une quinzaine de verstes, et il est atteint de synovite. Et, malgré tout cela, nous nous considérons comme bien portants. Protégées par les gants, nos mains deviendront bientôt aussi sensibles au froid que nos pieds, et se mouiller les mains équivaudra à ce que signifie aujourd’hui se mouiller les pieds.

Et Dieu seul sait ce qui nous attend encore dans l’avenir, quels privilèges et quelles commodités la civilisation, croissante se prépare à nous enlever ! De même que la nourriture accoutumée deviendra « irrationnelle », de même l’air ordinaire le deviendra aussi : il sera trop rare et trop contaminé pour nos petits poumons délicats ; et l’homme portera sur lui un appareil rempli d’oxygène condensé pur, qu’il aspirera au moyen d’un tuyau ; mais si, par hasard, la machine se détériore, l’homme suffoquera à l’air libre comme un poisson qui sort de l’eau. Grâce aux verres perfectionnés, l’œil pourra distinguer un moustique à dix verstes de distance, il verra au travers des murs et du sol ; mais il se transformera lui-même, comme la partie olfactive de notre nez, en un organe rudimentaire, sujet aux inflammations, qu’il faudra laver, nettoyer et soigner chaque jour. Aujourd’hui déjà, nous vivons dans un état de fièvre perpétuelle ; avec le temps, le vin, le tabac, et le thé deviendront des stimulants trop faibles, et l’humanité s’adonnera à de nouveaux poisons plus violents. La fécondation se produira d’une manière artificielle, elle sera trop difficile pour l’homme, et les sentiments d’amour se satisferont par des enlacements voluptueux et des excitations, sans aucun mélange de « boue », comme les décrit M. Huysmans dans Là-bas.

Le voilà donc, ce cerveau idéal, libéré de toutes les fonctions animales et végétales de l’organisme ! Dans son curieux roman, Guerre des Mondes, Wells a peint avec des couleurs trop pâles l’image d’un Martien. En réalité, il est infiniment plus puissant, mais aussi plus impuissant, et plus repoussant, que Wells ne le représente.

Il est impossible que la science ne s’aperçoive pas combien l’image magnifique de l’être humain, tel qu’il résulte d’une évolution prolongée et variée, fait contraste avec notre civilisation. Les savants se consolent à la pensée que, sans cela, l’homme n’aurait pas pu développer son intelligence au degré voulu. Spencer, ainsi que nous l’avons vu, se déclare même satisfait de ce que cette intelligence devienne à demi-aveugle, demi-sourde, et perde la possibilité d’être distraite par des « impressions troubles ». Et voici ce que dit le célèbre professeur d’anatomie comparée Widersheim : « En perfectionnant son cerveau, l’homme a entièrement compensé la perte d’une longue série d’adaptations avantageuses de son organisme ».

Mais il faudrait les prouver, ces affirmations ! Il faudrait démontrer que ces sacrifices faits au cerveau auront vraiment ce bon effet, et, surtout, nous dire s’il est nécessaire qu’ils se poursuivent indéfiniment. Si, jusqu’à présent, le cerveau s’est perfectionné aux dépens du reste du corps, cela ne signifie nullement qu’il ne pouvait se développer qu’à ce prix.

Nous considérons avec une parfaite indifférence les pertes auxquelles nous sommes habitués. « Quelle importance y a-t-il, nous dirons-nous, dans le fait que nous sommes désormais incapables d’absorber autre chose que des aliments mous, que nous couvrons nos corps frileux et délicats par crainte du froid, que nous portons des lunettes, que nous nous lavons les dents et que nous nous rinçons la bouche pour éviter d’avoir une mauvaise haleine ? Le canal intestinal de l’homme a six fois la longueur du corps ; serait-ce mieux si ce chiffre s’élevait à 28 fois la longueur du corps, comme chez les moutons, ou encore si l’homme avait 4 estomacs, comme les ruminants, au lieu d’un ? En définitive, der Mensch ist, wass er isst — l’homme est ce que sa nourriture le fait. Et il n’y a rien de bien réjouissant pour l’être humain dans cette idée de se transformer en un ruminant indolent, dont toute l’activité s’emploie à digérer des aliments. Si l’homme vivait sans se vêtir, l’organisme serait obligé d’employer d’énormes réserves de son énergie à augmenter le calorique, et il n’y a pas de raison pour envier les puces des glaçons qui vivent et se multiplient sur la glace ! »

Il n’y a rien à répliquer. Il n’est évidemment pas désirable que l’homme tombe à l’état de ruminant ou de puce des glaçons. Mais faut-il en conclure qu’il doive se transformer en une sorte de mixture cérébrale incapable d’exister ailleurs que dans une fiole hermétiquement bouchée ? L’homme civilisé met ses lunettes avec indifférence, il perd ses muscles et refuse toute nourriture « lourde » ; mais lui-même ne ressentira-t-il pas quelque effroi à la perspective d’avoir toujours sur lui son flacon d’oxygène condensé, d’être obligé de se couvrir les mains et le visage, même dans les appartements, de se voir contraint à se mettre dans le nez des plaques olfactives, et dans les oreilles des tuyaux acoustiques ?

Toute la question se réduit à un seul point : en acceptant les avantages de la civilisation, il ne faut pas rompre les liens étroits qui nous unissent à la nature ; en développant dans notre organisme les nouvelles qualités positives que nous donnent les conditions d’une existence raffinée, il est indispensable de conserver nos anciennes propriétés naturelles. Elles ont été payées d’un trop haut prix, et il ne nous est que trop facile de les perdre ! Que le cerveau se développe de plus en plus, mais qu’en même temps nous ayons des muscles puissants, des organes, des sens bien développés, un corps agile et trempé qui donne la possibilité de vivre d’une vie commune avec la nature, au lieu de nous borner à reposer sur son sein comme un parasite dégénéré ! La vie du corps largement équilibrée, correspondant à toute la diversité des fonctions, à toute la variété des impressions que lui procure le cerveau, peut seule fournir au cerveau lui-même cette vitalité complète et énergique dont il a besoin.

« Le corps est la grande raison, c’est la pluralité unifiée par une conscience. C’est seulement comme instrument de ton corps que se manifeste ta petite raison, ton intelligence, comme tu l’appelles, ô mon frère. Elle n’est, encore une fois, que le simple instrument, que le jouet de cette grande raison. » C’est ainsi que parle Zarathustra en s’adressant à ceux qui « méprisent le corps ». Plus on se familiarise avec la vie de l’homme dénommé « intelligent », et moins paraît admissible le fait de cette « petite raison » reniant la « grande ».

Et pourtant il est hors de doute que, étant donné le développement de la civilisation, cette dernière (la « grande raison ») est vouée à l’anéantissement, et qu’on ne peut prévoir de conditions propres à son épanouissement, du moins dans un avenir prochain. La gage de l’affranchissement social de l’homme est représenté par la grande ville ; parmi les rêveries au sujet de l’avenir, seules celles qui sont dans le goût de celles de Bellamy ont des bases réelles. Or cet avenir lui-même, si bienfaisant sous le rapport social, est désespérément sombre et pauvre quant à la vie de l’organisme : l’inutilité du travail physique, l’oisiveté corporelle, c’est la graisse au lieu des muscles, une existence bornée de myope, sans la nature, sans les larges horizons...

La médecine a beau indiquer, avec une obstination infatigable, la nécessité d’un développement physiologique complet pour l’être humain, toutes ses objurgations en ce qui concerne les adultes se brisent contre les conditions matérielles de l’existence. Afin d’atteindre à la plénitude de son existence physiologique, l’adulte doit se livrer à un véritable travail musculaire, et non pas simplement « s’exercer ». Or, aujourd’hui, nous consentons à perdre trois minutes par jour pour nous laver les dents, afin de les conserver en bon état ; mais nous trouverions avec raison très ennuyeux, et même répugnant, d’employer plusieurs heures à des exercices musculaires stériles et dépourvus de sens. Et c’est en effet dans l’ineptie de ces exercices que gît la cause principale de la débilité corporelle des « intellectuels », et non pas en ce que ces derniers ne comprennent pas les bienfaits du développement physique. Ma propre expérience me l’a démontré.

J’ai été élevé dans des conditions particulièrement favorables à la culture physique. Jusqu’à ma sortie de l’Université, je vivais, chaque été, de la vie d’un simple paysan, je labourais, je fauchais, je charriais les gerbes, je fendais le bois du matin au soir. Et je connais le bonheur de la fatigue vigoureuse et saine de tous les muscles, le mépris du refroidissement, la faim canine et le bon sommeil. Lorsque je réussis maintenant à m’échapper à la campagne, je reprends la faux et la hache, et je reviens à Pétersbourg avec des mains calleuses et un corps restauré, avec un amour avide et joyeux de la vie. Non pas théoriquement, mais de tout mon être, je ressens la nécessité, pour la vie de l’esprit, d’une vie corporelle énergique ; et l’absence de cette dernière me produit presque l’effet d’un supplice. L’an passé, je suis resté tout l’été à la campagne. Deux semaines après mon retour à Pétersbourg, je fus réveillé, une nuit, par mes propres sanglots : j’avais rêvé quelque chose, et je me sentais la gorge horriblement serrée. J’essayai de me rappeler ce que j’avais rêvé ; voici ce dont je me souvins : revêtu d’une blouse de paysan, je me tenais à la lisière d’un bois, la hache à la main, à mes pieds gisaient deux troncs de bouleaux abattus, le ciel était couvert de nuages gris et le vent frais, pur et fortifiant, me soufflait au visage. Et c’était tout. Mon cœur en était resté ému, tout comme si j’avais vu en songe le paradis, et qu’ensuite la vision eût disparu... Un tremblement insupportable secouait mes muscles, qui avaient besoin d’exercice ; la lumière terne d’un bec de gaz se reflétait au plafond ; dans la rue on entendait le roulement sourd des voitures.

Et pourtant, en ville, je mène l’existence d’un pur intellectuel, mes occupations sont exclusivement cérébrales. Les premiers temps, j’essayai de lutter contre cet excès, je faisais des poids, de la gymnastique, quelquefois je me promenais. Mais la patience se lasse vite, tous ces exercices sont insipides, ennuyeux. Et si dans l’avenir, le travail physique n’est représenté que par les sports, la gymnastique, le lawn-tennis, etc., etc., toutes les exhortations de la médecine et toute l’intelligence de l’homme elle-même seront sans effet contre l’ennui que dégage un « travail » de ce genre. Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts, Dostoievsky, parlant du labeur auquel sont soumis les forçats, dit : « Si l’on voulait complètement écraser, anéantir un homme, le punir du châtiment le plus terrible qui soit, de telle sorte que l’assassin le plus endurci en fût troublé et en éprouvât d’avance de la terreur, il suffirait de donner à ce labeur un caractère d’inutilité, de stupidité complète. Si, par exemple, on obligeait un forçat à transvaser de l’eau d’une cuve dans une autre, et vice-versa, ou encore à piler du sable, etc., etc., je pense qu’il s’étranglerait au bout de quelques jours, ou qu’il accomplirait mille crimes afin de pouvoir mourir, et s’arracher à l’accablement et à la honte que produirait en lui une pareille torture ». Il n’y aura donc rien d’étonnant si l’homme de l’avenir met au rancart tous ces ineptes exercices, où nous essayons aujourd’hui de nous résigner.

La civilisation nous dit : « Toi, l’homme vigoureux, aux muscles puissants, à l’œil vigilant, à l’oreille fine, toi qui es endurant, — qui ne dépends que de toi-même en tout, — tu m’es inutile, et tu es voué à l’anéantissement ! » Fort bien, mais qu’est-ce que l’homme nouveau, — celui qui remplacera l’ancien, — qu’est-ce qu’il apportera avec lui, en échange, qui vaille tous ces avantages où il aura renoncé ?

 

TROISIÈME PARTIE

I. LES CLIENTS

Un an et demi environ après mon arrivée à Pétersbourg, un mécanicien, employé au chemin de fer, m’appela chez lui pour donner des soins à son enfant malade. Il occupait une chambre, au cinquième étage, à laquelle on accédait par un escalier sale et puant. L’enfant, âgé de trois ans, était atteint d’un abcès de l’amygdale ; il était rachitique, maigre et pâle, il se débattait et serrait la cuiller entre ses dents, de sorte qu’il me fut très difficile d’examiner sa gorge. Je fis une ordonnance. Le père, homme d’une très haute stature, à la barbe rousse, me tendit de l’argent lorsque je m’en allai ; la chambre était misérable et pauvre, il y avait une masse d’enfants ; je refusai. Le père me reconduisit respectueusement jusqu’à la porte en me remerciant.

Les deux jours suivants, l’enfant continua à avoir la fièvre, l’inflammation augmenta, la respiration devint difficile. Je dis aux parents de quoi il s’agissait, et je proposai d’ouvrir l’abcès.

— Comment peut-on couper quelque chose à l’intérieur du cou ? — demanda la mère en ouvrant de grands yeux.

J’expliquai que cette opération était très facile.

— Non, non ! Je ne donne pas mon consentement à cela ! — répondit vivement la mère, d’un ton décidé.

Toutes mes explications pour la persuader restèrent sans effet.

— Je pense qu’il en sera selon la volonté de Dieu ! — dit le père. — Si le Seigneur ne veut pas qu’il vive, l’opération n’y fera rien : il mourra tout de même. Comment un être aussi faible pourrait-il supporter une opération ?

Je me mis en devoir de faire une injection dans la gorge de l’enfant.

— Il ne peut déjà plus ouvrir la bouche de lui-même ! — fit tristement le père.

— L’abcès percera probablement aujourd’hui, — dis-je. — Veillez à ce que l’enfant n’avale pas de pus pendant son sommeil ! S’il se sent plus mal, envoyez quelqu’un me chercher !

Je passai dans la cuisine. Le père s’empressa de m’aider à enfiler mon pardessus.

— Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, Monsieur le docteur, dit-il. Nous serons éternellement vos obligés.

Je revins le lendemain, je sonnai. La mère, pâle et les yeux rougis par les larmes, m’ouvrit la porte ; elle me regarda d’un air méchant, et sans parler, s’approcha du poêle.

— Eh bien, comment va votre fils ? — demandai-je.

Elle ne répondit rien, et ne se retourna même pas.

— Il est à l’agonie ! — dit, d’un ton contenu, une vieille femme qui se cachait dans un coin.

Je posai mon chapeau, et entrai dans la chambre. Le père, assis au bord du lit, tenait sur ses genoux l’enfant, qui était livide.

— Qu’y a-t-il, est-il donc si mal ? demandai-je.

Le père me jeta un coup d’œil froid et indifférent.

— Je ne sais vraiment pas comment il a pu vivre jusqu’au matin ! — répondit-il, à contrecœur. — Il sera mort à midi !

Je pris la main de l’enfant, pour tâter le pouls.

— Pendant toute la nuit, le pus a coulé par le nez et par la bouche, continua le père ; parfois, l’enfant en était suffoqué, il devenait tout bleu et tombait en défaillance ; ma femme pleurait, le secouait un peu pendant un moment, et cela le soulageait.

— Portez-le jusqu’à la fenêtre, afin que je puisse examiner sa gorge ! dis-je.

— À quoi bon le martyriser encore ? — demanda, d’un ton fâché, la mère, qui entrait dans la chambre. — Laissez-le donc tranquille !

— Comment n’avez-vous pas honte ! lui criai-je. Le mal a un peu empiré, et tout de suite vous perdez patience et vous dites : qu’il meure ! Mais il n’est pas aussi bas que vous croyez !

L’enflure de la bouche avait sensiblement diminué. Cependant l’enfant était très épuisé et affaibli. Je dis aux parents que tout allait bien, et que l’enfant allait se remettre très rapidement.

— Que Dieu le veuille ! — dit le père d’un ton de doute. — Moi, je crois que, demain, vous ne le retrouverez pas vivant !

Je prescrivis un remède, j’expliquai la façon de le donner, et me dirigeai vers la porte.

— Au revoir !

Le père répondit à peine. Personne ne se leva pour me reconduire.

Je m’en allai, révolté. Leur douleur était évidemment légitime et compréhensible ; mais qu’avais-je fait pour que l’on se conduisît ainsi envers moi ? Ils avaient vu combien j’avais agi consciencieusement, et ils ne m’en témoignaient aucune gratitude. Jadis, dans mes rêves d’avenir, je m’étais représenté des cas de ce genre sous une forme bien différente : le malade mourait ; mais son entourage avait été témoin de l’ardeur désintéressée avec laquelle je l’avais soigné, et l’on me reconduisait avec amour et reconnaissance.

— S’ils ne tiennent pas à mes soins, tant pis pour eux ! Je ne reviendrai plus ! me dis-je.

Le lendemain, je dus faire un grand effort de volonté pour me forcer à retourner chez ces pauvres gens. En sonnant, ma main tremblait d’irritation, et je me préparais à subir les manifestations de cette haine stupide et imméritée que me portaient des êtres pour lesquels j’avais fait tout mon possible.

La porte me fut ouverte par la mère. Elle avait l’air heureux et la mine fraîche ; après avoir hésité un instant, elle me saisit tout à coup la main, et la serra très fort. Et je fus étonné de voir qu’elle avait un joli visage aimable, ce que je n’avais pas du tout remarqué auparavant. L’enfant se sentait très bien, il était joyeux, et demandait à manger. Je m’en allai, accompagné des remerciements les plus empressés du père et de la mère.

 

Cette petite aventure me fit comprendre, pour la première fois, que, si l’on a compté sur le médecin pour le salut d’un être cher et qu’on soit déçu, il n’y aura pas de pardon pour le médecin, quels qu’aient été ses efforts et son désir de sauver le malade.

Je soignais la femme d’un marchand, nommé Starikoff ; elle était atteinte de diphtérie. Le mari, un homme aux grosses joues écarlates, aux favoris roux, et à l’expression débonnaire, vint lui-même me chercher dans son traîneau attelé d’un pur-sang. Il m’amusait et m’embarrassait tout à la fois par ses prévenances obséquieuses de boutiquier ; lorsque je m’assis dans le traîneau, il me soutint par le coude, arrangea les plis de ma pelisse, et, après m’avoir installé, prit place à côté de moi, à l’autre bout du siège.

C’était une diphtérie très dangereuse, d’un genre phlegmoneux ; pendant quelques jours, la malade fut entre la vie et la mort, puis elle commença à aller mieux. Mais la paralysie, qui résulte parfois de la diphtérie, était encore à redouter.

Une fois, le mari vint me chercher à quatre heures du matin. Il m’annonça que sa femme avait été subitement atteinte de fortes douleurs dans le ventre et de vomissements. Nous partîmes immédiatement. La neige tourbillonnait, et le traîneau volait le long des rues désertes.

— Combien nous vous causons de dérangement ! me dit mon compagnon, en s’excusant. Venir vous chercher de si bonne heure, par un temps pareil !...

La malade allait très mal ; elle se plaignait de fortes douleurs dans la poitrine et le ventre, son visage était blême et portait cette expression qui indique avec certitude, pour tout œil un peu exercé, que la paralysie du cœur s’approche sûrement, et à grands pas. Je prévins le mari que le danger était très sérieux. Après être resté là pendant trois heures, je m’en allai, car j’étais obligé de me rendre chez un autre patient qui souffrait également beaucoup. Je laissai une garde-malade expérimentée auprès de Mme Starikoff...

Au bout d’une heure et demie, je retournai chez elle. Je vis venir à ma rencontre le mari, qui avait une expression étrange, les yeux rouges et gonflés. Il s’arrêta à la porte du salon, les mains croisées derrière le dos.

— Que dites-vous de bon ? me demanda-t-il d’un ton dégagé et méprisant.

— Comment se porte Marie Ivanowna ?

— Marie Ivanowna ? — répéta-t-il en traînant sur les mots.

— Mais oui !

Il se tut un instant.

— Elle est morte, il y a une demi-heure ! — dit-il en me jetant un regard de haine. — J’ai l’honneur de vous saluer. Au revoir !

Et, se tournant brusquement sur ses talons, il disparut dans le salon, déjà rempli par les divers membres de la famille.

Aujourd’hui encore mon imagination n’arrive qu’à grand-peine à combiner en une seule image les deux aspects de ce Starikoff, qui en faisaient deux hommes si opposés : l’un tout de prévenance obséquieuse, tournant autour de moi, ne me perdant pas un instant de vue, et l’autre aux yeux rougis, brillants de haine, me traitant comme un étranger, affectant des manières dégagées, provocantes, offensantes même...

Oh ! combien l’exécration que peuvent manifester ces gens-là est immense ! Elle n’a pas de limites. Jadis, on avait vite fait de punir les médecins, dans des cas semblables. Les chroniques russes racontent qu’un certain allemand nommé Antoine, docteur du prince Karatchouk, avait fait mourir ce dernier en lui donnant des « herbes mortelles ». Le grand-duc Jean III le remit au fils de Karatchouk, afin que celui-ci vengeât la mort de son père. Le grand-duc défendit cependant qu’on le martyrisât, mais ordonna qu’il fût simplement tué. Au cœur de l’hiver, on le conduisit sous un pont de la Moskowa, et on « le dépeça comme un mouton. »

Selon les lois des Visigoths, le médecin qui laissait mourir un malade devait être immédiatement remis aux parents du mort, « afin que ceux-ci eussent la possibilité d’en faire ce qu’ils voudraient. » Et maintenant il y a encore bien des gens qui souhaiteraient une loi de ce genre : on atteindrait alors, d’une façon immédiate et directe, le but auquel on ne peut arriver actuellement que par des voies peu sûres. Il y a quinze ans, la fille d’un monsieur Gerken, un propriétaire de Tchistopolsk, mourut ; elle avait été soignée par le Dr Swintzisky, médecin du zemtswo. Le père, désespéré (racontent les journaux de Kazan), informa l’assemblée territoriale que les connaissances du Dr Swintzisky étaient inférieures à celles d’un garde-malade, et que toute la population était mécontente « à cause de son manque de savoir et de son peu de soin. » L’assemblée délégua une commission, pour faire une enquête. La plainte de M. Gerken fut trouvée être la calomnie la plus noire, et à l’unanimité, le zemtswo décida d’adresser au Dr Swintzisky l’expression de sa reconnaissance pour l’activité utile et honnête qu’il avait toujours déployée dans l’accomplissement de ses devoirs professionnels.

En 1883, le Novorosisky Telegraf, d’Odessa ; publia une lettre d’un certain M. Bélakoff, sous ce titre suggestif : On a égorgé mon fils ! nécrologie extraordinaire d’un fils écrite par le père.

« Oui, Monsieur le Rédacteur ! — écrivait M. Bélakoff, — mon fils unique, Socrate, a été égorgé, selon toutes les règles de la science, à Cherson, le 28 novembre à 10 heures précises du soir, par l’entremise du sieur Pétrowsky, le chirurgien de l’endroit... »

Et, en plusieurs colonnes, M. Bélakoff racontait comment son fils avait été atteint de diphtérie, comment les médecins l’avaient mal soigné, et comment, par suite de ces soins insuffisants, l’affection s’était étendue jusqu’au larynx. Avec la minutie d’un juge d’instruction, il citait, comme autant de documents accusateurs, toutes les prescriptions et les ordonnances des médecins ; et ainsi, sans le vouloir, il rendait tangible, pour chacun de ceux qui connaissent la médecine, la justesse parfaite de chaque prescription. L’enfant était très mal. L’un des médecins appelé jugea le cas désespéré, et s’en alla. Le père pria un autre médecin d’essayer de sauver l’enfant. Alors le docteur Herschelmann, resté auprès du malade, proposa le moyen suprême, une opération. Pendant que le docteur Pétrovsky la faisait, l’enfant mourut. Comme on le voit, d’après le récit de M. Bélakoff lui-même, le cas était très grave, et il fallait s’attendre à chaque instant à une issue fatale ; mais M. Bélakoff, qui n’y comprend rien, affirme que le chirurgien a simplement égorgé son fils et qu’il ne fallait pas faire d’opération[52].

Évidemment, aucun article du code n’aurait satisfait M. Bélakoff. Mais si la loi Visigothe était en vigueur chez nous, M. Bélakoff aurait bien su inventer un supplice qui aurait compensé sa douleur !..... Elle est très tenace en l’homme, la soif sanglante qui le pousse à trouver, à tout prix, une victime expiatoire, afin de la sacrifier à l’ombre chère de l’être qu’il a perdu.

D’abord, l’hostilité qui se manifestait quelquefois envers moi me tourmentait terriblement. Je rougissais et j’éprouvais un sentiment de souffrance, lorsque je rencontrais par hasard, dans la rue, l’un des membres de la famille d’un patient défunt, et lorsque je remarquais la façon hâtive dont il se détournait pour ne pas me voir. Puis je m’y accoutumai progressivement. Et cette habitude eut comme conséquence quelque chose de tout à fait inattendu pour moi.

Non loin de chez moi habitait une correctrice d’imprimerie, nommée Décanova, et dont le fils, un collégien, était tombé malade. Sur la recommandation de l’un de mes clients, elle s’adressa à moi. Elle vivait dans un petit logement avec ses deux enfants, le collégien malade et une fille, Catherine Alexandrowna, au visage intelligent et doux, qui suivait des cours d’infirmières. Et la mère et la fille aimaient l’enfant à la folie. Il était atteint d’une pneumonie croupeuse. La mère, une femme sèche et nerveuse, aux yeux mobiles d’hystérique, était très effrayée.

— Dites, docteur, est-ce dangereux ? Mourra-t-il ?

Je répondis que, pour le moment, je ne pouvais encore me prononcer d’une manière certaine, que la crise aurait lieu dans cinq ou six jours. J’eus alors à supporter les plus intolérables tracasseries. Ni la mère ni la fille ne pouvaient admettre la pensée que l’enfant mourrait ; elles étaient prêtes à tout pour le sauver. Il me fallut visiter le malade jusqu’à trois fois par jour ; c’était complètement inutile, mais elles surent m’y obliger par leur insistance.

— Docteur, il ne mourra pas ? me demandait la mère, d’une voix brisée par l’épouvante. Docteur, mon cher docteur ! Je suis folle, pardonnez-moi... Que voulais-je dire ? Vous faites vraiment tout ce qu’il faut ? Vous sauverez Volodia ?

Le quatrième jour, Catherine Alexandrowna, l’air troublé, me dit, en se mordant les lèvres :

— Ne vous fâchez pas contre moi, mais permettez-moi de vous le dire comme à un simple particulier... votre traitement me semble être trop banal : des bains, de la codéine, des ventouses, de la glace sur la tête... Maintenant vous ordonnez de la digitale...

— Dans ce cas, je vous prierai de faire vous-même les ordonnances, s’il vous plaît, et moi, je les exécuterai ! répondis-je froidement.

— Mais non, je ne sais rien, moi ! me dit-elle vivement, mais je voudrais que l’on pût faire quelque chose d’extraordinaire pour sauver Volodia à coup sûr. Maman deviendra folle, s’il meurt.

— Adressez-vous alors à un autre médecin ! Je fais tout ce qu’il me paraît utile de faire.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais... Pardonnez-moi, je ne sais moi-même ce que je dis ! bredouilla nerveusement Catherine Alexandrowna.

Elles prirent une sœur de charité expérimentée pour soigner l’enfant. Néanmoins, il ne se passait pas de nuit sans que Catherine Alexandrowna vînt me réveiller. Elle sonnait, et me faisait appeler par la femme de chambre.

— Volodia est plus mal ; il a le délire, il gémit, m’annonçait-elle, je vous en prie, venez !

Je la suivais, résigné. Mais parfois la patience me manquait.

— Est-ce la sœur de charité qui vous a envoyée, ou est-ce vous qui trouvez ma présence indispensable ? demandai-je une fois d’une voix irritée.

Les yeux sombres de la jeune fille brillèrent d’indignation. Catherine Alexandrowna se contenait à peine en voyant combien je tenais à mon sommeil.

— Je suppose que la sœur de charité n’est pas un médecin, et qu’elle ne peut rien décider ! répondit-elle.

Je me rendis auprès du malade. L’enfant délirait, s’agitait, sa respiration était saccadée : mais le pouls était bon, et aucune intervention n’était nécessaire. Agacée, la sœur de charité était assise près de la fenêtre. Je sortis dans l’antichambre, sans mot dire.

— Que faut-il faire maintenant ? demanda Catherine Alexandrowna. Le pouls s’affaiblit.

— Continuer les mêmes remèdes. Le pouls est très bon ! lui dis-je d’un ton maussade, en m’en allant. Et en chemin, je pensais : « Si, pendant l’espace d’une année, il fallait avoir sans cesse affaire ne serait-ce qu’à un seul patient de ce genre, l’homme le plus vigoureux n’y résisterait pas ! »

Le lendemain, l’enfant se sentait mieux, et les yeux de Catherine Alexandrowna me regardaient avec une tendresse particulière. En général, sans que j’aie même vu le malade, je pouvais, dès mon arrivée, deviner infailliblement son état d’après le regard de la jeune fille qui m’ouvrait la porte. L’enfant était-il plus mal ? le visage de sa sœur était brûlant, tant elle s’efforçait de contenir l’hostilité qu’elle éprouvait contre moi. Allait-il mieux ? ses yeux me regardaient avec une bienveillance infinie.

Une crise se déclara, très sérieuse. Pendant deux jours, l’enfant fut entre la vie et la mort, et je passai presque tout ce temps chez les Décanoff. Par deux fois, il y eut une consultation. La mère avait tout à fait l’air d’une folle.

— Docteur, sauvez-le ! Docteur...

Et, pressant fortement mon coude entre ses doigts maigres, elle me regardait fixement dans les yeux, avec une expression pitoyable, suppliante et en même temps menaçante et haineuse, comme si elle eût voulu transfuser en moi la conscience de l’horreur des choses qui s’ensuivraient, si l’enfant mourait.

Le jeune garçon avait le visage bleui et immobile, sa respiration était rauque et fréquente, le pouls ne battait presque plus. Je terminai mon auscultation, je relevai la tête, et les mêmes yeux fous, toujours menaçants, de la mère, me regardaient fixement dans la pénombre delà chambre.

Le malade sortit victorieux de la crise. Deux jours plus tard, il était hors de danger. La mère et la fille vinrent chez moi pour me remercier. Quelles effusions ! Mon Dieu !

— Cher docteur ! affirmait la mère en extase, comprenez-vous tout ce que vous avez fait pour moi ?... Non, vous ne le comprenez pas !... Mon Dieu, comment puis-je vous dire ?... Lorsque je mourrai, votre souvenir sera encore dans mon cœur ! Vous ne savez pas, j’ai fait un vœu à Notre-Dame des Douleurs... Comment puis-je m’acquitter envers vous ? Je serai éternellement votre débitrice insolvable ! Docteur... Pardonnez-moi !

Et elle saisit ma main, et la porta à ses lèvres. Catherine Alexandrowna, souriant de ses doux yeux noirs, pressait mon autre main entre les siennes. Et moi, je regardais ces deux femmes triomphantes, qui rayonnaient de reconnaissance, et il me semblait que, dans leurs yeux, je venais à peine de voir disparaître le reflet de la haine avec laquelle elles m’avaient considéré trois jours auparavant.

Elles s’en allèrent. Je repris la lecture que leur arrivée avait interrompue. Et tout à coup je fus frappé de l’indifférence que j’avais opposée à tous leurs remerciements : c’était comme si j’avais entendu résonner à mes oreilles un tourbillon importun de mots creux, dont aucun ne m’avait pénétré jusqu’à l’âme. Et moi qui me figurais, jadis, que des minutes de ce genre seraient la « récompense », les « rayons lumineux » de ma carrière, ardue et fastidieuse, de médecin ! En quoi consistait donc cette récompense ! Si j’avais accompli le même travail avec un égal désir de sauver l’enfant, et que celui-ci fût mort, je n’aurais obtenu que de la haine !

Je m’habituai peu à peu à cette haine, qui finit par me laisser froid. Et, comme conséquence inattendue, une indifférence complète envers toute gratitude se produisit spontanément en moi.

Je me suis convaincu de plus en plus qu’il faut, en général et avant tout, se cuirasser d’un sang-froid complet et profond contre tout ce qui touche au sentiment du patient, et de ceux qui l’entourent : faute de quoi on s’exposerait bientôt à devenir fou de tristesse et d’énervement.

 

II. L’ENDURCISSEMENT PROFESSIONNEL

Oui, il ne faut rien prendre trop à cœur, il faut rester au-dessus des souffrances, du désespoir, de la haine ; il faut considérer chaque malade comme un être irresponsable qui ne se rend pas compte de ses actes. Une fois que je serai pénétré de ce principe, je pourrai retourner avec sang-froid chez le mécanicien dont j’ai parlé au chapitre précédent, et la pensée d’une haine imméritée ne m’arrêtera plus sur le seuil de la porte. Souvent, bien souvent, il faut se répéter que ce sang-froid est indispensable. Mais il est difficile de l’acquérir. Dernièrement j’avais à traiter une jeune femme ; son mari, un employé, au visage expressif et intelligent, à la voix singulièrement grêle, accourut chez moi tout effrayé, et me dit que sa femme avait, à ce qu’il lui semblait, la diphtérie. J’auscultai la malade. Elle avait une angine folliculaire.

— Ce n’est pas dangereux ? questionna le mari.

— Non ! Il est plus que probable que cela se passera dans un jour ou deux, bien qu’il soit possible qu’un abcès se produise.

Deux jours après, un abcès commença à se développer dans l’amygdale gauche.

— Pourquoi cette complication ? Pourquoi se produit-il subitement un abcès ? — me demandait sans cesse le mari.

Pourquoi ? Comme si quelqu’un pouvait répondre à cette question !

Le mari, de même que la malade, me témoignaient beaucoup de confiance, de cette confiance qui est si chère au médecin et qui relève tant son courage. Ils exécutaient toutes mes prescriptions avec une ponctualité et une attention sérieuses, presque religieuses. La malade souffrit beaucoup pendant cinq jours ; elle pouvait à peine ouvrir la bouche et avaler. Après quelques incisions, l’enflure diminua, et la jeune femme commença à se remettre rapidement ; mais elle avait encore des douleurs musculaires des deux côtés du cou. Je me mis en devoir de masser légèrement la partie endolorie.

— Comme vous savez vous y prendre légèrement et délicatement ! me dit la malade, souriant et rougissant en même temps. En vérité, je suis prête à être toujours malade si c’est vous qui me soignez !

Chaque fois, sur leur invitation réitérée, je prenais le café chez eux et restais une heure ou deux à faire la conversation ; cela m’était très agréable, car tous deux étaient pleins d’attentions pour moi, et me témoignaient beaucoup d’amitié.

Deux jours plus tard, la malade commença à ressentir des douleurs du côté de l’amygdale droite, et la température s’éleva de nouveau.

— Qu’est-ce qu’il y a ? — me demandait le mari avec inquiétude.

— Il est probable qu’un abcès va se produire aussi dans la seconde amygdale.

— Mon Dieu ! encore ! soupira la malade, en laissant tomber ses mains avec désespoir.

Le mari ouvrait de grands yeux.

— Mais pourquoi ce second abcès ? — questionna-t-il avec étonnement. — Nous avons cependant fait ce que vous avez ordonné !

Je lui expliquai qu’il était impossible de prévenir ce genre de complications.

— Ma pauvre petite femme, s’écria-t-il avec agitation, il faudra donc recommencer tout le traitement !

Et, dans sa voix, sonnait clairement une note d’animosité à mon adresse.

L’abcès mûrit lentement, lentement, malgré les incisions que je fis par deux fois.

De nouveau, le cou de la malade enflait, de nouveau, elle ne pouvait rien avaler. Alors je m’aperçus que, de jour en jour, l’attitude de ces gens envers moi devenait plus froide, et je pus constater qu’ils commençaient même à m’être hostiles. Maintenant je n’avais plus aucun plaisir à me rendre chez eux ; il me devenait pénible d’ausculter la malade, qui se taisait obstinément, et de donner mes conseils au mari, qui m’écoutait sans me regarder en face. En même temps, ils commencèrent à me témoigner une politesse exagérée, presque raffinée. Je distinguais qu’on éprouvait envers moi une méfiance et une aversion qu’on dissimulait cependant sous des formules cérémonieuses, en raison desquelles il ne m’était pas possible de leur demander franchement ce qu’ils avaient et de les engager à renoncer à mes soins.

Au fond, ce n’était même pas de la méfiance : j’étais tout simplement le symbole et l’accompagnateur d’une souffrance dont ils étaient rassasiés ; et, comme la personnification de cette souffrance, je leur devenais antipathique, odieux même.

La malade guérit enfin : nous nous dîmes adieu cordialement, en apparence ; mais lorsque, une semaine plus tard, je rencontrai le mari dans la rue, il prit subitement une mine soucieuse, jeta les yeux autour de lui comme s’il avait perdu quelque chose, et passa devant moi en feignant de ne pas m’avoir aperçu.

Il faut s’accoutumer à toutes ces petites vexations, et s’arranger pour ne pas en souffrir : car c’est l’inévitable, dans notre carrière. Mais souvent, quand il s’agit de maladies chroniques et incurables, toute la force de l’habitude et tous les efforts de la volonté sont impuissants en face des explosions de haine aveugle que le malade désespéré laisse éclater contre son médecin. Le plus grand bonheur qui puisse arriver au médecin, dans ces cas-là, c’est la possibilité de se débarrasser du malade en le cédant à un confrère ; mais, malgré toute son animosité, le malade se cramponne à son médecin, et ne veut pas en prendre un autre. Il y a quelques années, le cas suivant se passa en Italie, près de Milan. Le Dr Bertola traitait un cordonnier arrivé au dernier degré de la phtisie pulmonaire. L’état du malade s’aggravait. Perdant toute patience, il commença à invectiver le médecin, l’appelant « charlatan, ignorant », etc., etc. Comme il voyait que le malade le haïssait de toutes ses forces, le docteur Bertola lui déclara qu’il ne continuerait pas à le soigner. Cette résolution jeta le malade dans un accès de désespoir violent. Le lendemain, il guetta le médecin, qui passait dans la rue.

— Voulez-vous recommencer à me soigner ? Oui ou non ? lui demanda le cordonnier.

Ayant reçu une réponse négative, il enfonça dans le ventre du médecin un grand couteau de cuisine. Le médecin tomba, le ventre ouvert, mais en même temps l’assassin tombait aussi, en vomissant un flot de sang. Ils furent relevés tous deux et transportés dans le même hôpital, où ils expirèrent.

Toute la carrière d’un médecin est remplie, presque sans interruption, de moments critiques qui tiennent le cœur et l’esprit dans un état de nervosité permanente. La rechute subite d’un convalescent, le malade incurable qui demande à être secouru, la mort qui épie sans cesse sa proie, la possibilité continuelle d’un accident ou d’une erreur, enfin l’atmosphère même de souffrances et de détresses qui nous environne toujours, tout cela nous maintient l’âme dans des conditions d’alarme et de trouble perpétuelles. On ne se rend pas toujours compte de cet état. Mais voici que survient un jour où tout marche d’une manière satisfaisante : il n’y a pas de cas mortel, tous nos malades vont bien, tous nous témoignent de la confiance ; — et alors nous nous sentons envahis par un profond sentiment de soulagement et de tranquillité ; et ce n’est qu’à ce moment-là que nous découvrons à quel point de surexcitation nerveuse nous étions arrivés, sans nous en douter. Quelquefois les forces nous abandonnent, et une telle tristesse s’empare de nous que nous voudrions fuir, nous en aller loin, très loin, nous débarrasser de tous les malades et avoir l’impression d’être tranquille et libre, quand ce ne serait que pour un laps de temps relativement court.

Vivre ainsi toujours est impossible. Et c’est pourquoi je commence à m’habituer à certaines choses. Je ne souffre déjà plus autant qu’auparavant de la haine et de l’injustice des malades ; leur misère et leur abandon ne me semblent plus aussi pénibles qu’autrefois. Ce sont les gens gravement malades surtout qui sont instructifs pour un médecin ; autrefois, je ne comprenais pas pourquoi mes camarades cherchaient à travailler dans les salles où se trouvent ces malades-là, ceux qu’on appelle les « cas intéressants » ; moi, au contraire, je m’efforçais par tous les moyens possibles de me débarrasser des malades de ce genre ; il m’était insupportable de voir ces corps desséchés et décharnés, dont le sang est corrompu ; il m’en coûtait de rencontrer ces regards où se lisaient un espoir et une supplication, alors que je connaissais mon impuissance. Mais, peu à peu, je m’y suis accoutumé.

Je me suis accoutumé à cette atmosphère de souffrances continuelles dans laquelle il me fallait vivre et agir. Je sentais que, peu à peu, je me faisais à l’idée de traiter les malades d’une certaine manière : j’étais doux et attentif envers eux, je cherchais à accomplir consciencieusement tous mes devoirs de médecin vis-à-vis d’eux. Mais, sitôt que je ne les avais plus sous les yeux, je n’y pensais plus. Ainsi, je me trouve chez moi, au milieu d’un cercle d’amis, je cause, je ris ; subitement on m’appelle chez un malade ; je me rends auprès de lui, je fais ce qu’il faut, je console la mère qui sanglote au chevet de son fils mourant. Mais, aussitôt rentré chez moi je reprends ma bonne humeur, il ne reste aucune tristesse dans mon âme. D’une manière générale, j’éprouve toujours de la compassion pour un malade ; mais, dès que je suis appelé auprès de lui en qualité de médecin, cette compassion se modifie sous l’influence de mes préoccupations professionnelles. J’arrive à comprendre un de mes amis, un chirurgien, homme très humain et très bon, lequel, si le malade gémit sous le bistouri, lui demande, avec un étonnement sincère :

— Qu’as-tu donc à crier, imbécile ?

Je comprends également que Pirogoff, qui avait un cœur excellent et était toujours prêt à répondre au premier appel, ait pu se permettre l’acte révoltant qu’il raconte dans ses mémoires : « Une seule fois, dans ma pratique, je me suis si grossièrement trompé, en auscultant un malade que, ayant pratiqué la cystotomie, je n’ai pas trouvé de pierre dans la vessie. Le malade était un vieillard timide et pieux ; irrité de mon erreur, j’ai été si peu délicat que j’ai envoyé le pauvre homme à tous les diables.

— N’avez-vous donc aucune crainte de Dieu ? — me dit-il d’une voix faible et suppliante — vous qui invoquez l’esprit impur, tandis que le nom du Sauveur aurait pu soulager mes souffrances ! »

C’est une étrange faculté que possède l’âme de pouvoir, sous l’influence de l’habitude, laisser s’émousser certaines impressions d’un ordre très défini et souvent très étroit, sans que les autres domaines de l’intelligence ou de la sensibilité en soient modifiés. Autrefois, je ne pouvais me figurer que les geôliers et les bourreaux fussent capables d’être sincèrement bons, en dehors de la sphère de leur spécialité. Maintenant j’en suis convaincu.

Je remarque que je m’accoutume de plus en plus aux souffrances des malades, car, dans mes relations avec eux, je ne suis plus guidé par un sentiment immédiat, mais par la conscience abstraite de la façon dont je dois agir. Cette habitude me permet de vivre et de respirer sans être continuellement l’esclave d’émotions douloureuses et tristes ; mais cette déformation professionnelle me révolte et m’effraie en même temps, surtout lorsque je la vois s’exercer contre moi, ou contre des personnes qui me touchent de près.

Ma sœur, qui habite la province, est venue faire un séjour chez moi. Elle avait été institutrice dans une école, mais, deux ans auparavant, elle avait été obligée d’abandonner ses fonctions à la suite d’une maladie. Sous l’effet du surmenage, son système nerveux était complètement épuisé ; sa faiblesse était telle qu’elle restait couchée nuit et jour ; le tintement de la sonnette lui donnait des convulsions ; elle ne pouvait plus dormir ; son humeur devenait mesquine et irritable. Deux ans de traitement n’avaient abouti à rien : et elle s’était décidée à s’adresser aux médecins de la capitale. Je ne la reconnus pas, tant elle avait maigri et pâli ; ses yeux étaient agrandis et cernés, et brillaient d’un étrange éclat nerveux. Cette femme, autrefois énergique et avide d’action, était maintenant languissante et indifférente à tout. Je me rendis avec elle chez un spécialiste célèbre.

Nous dûmes attendre longtemps, tant il y avait de monde à la consultation. Enfin, nous pénétrâmes dans le cabinet du professeur. C’était un homme à la physionomie insouciante et gaie ; il se mit à interroger ma sœur ; à chacune de ses réponses, il hochait la tête et disait : « Très bien ! » Puis il s’assit, pour écrire son ordonnance.

— Puis-je espérer guérir ? demanda ma sœur d’une voix tremblante.

— Mais oui, mais oui ! répondit placidement le professeur. Il y a des milliers de gens qui ont cette maladie, vous guérirez ! Nous allons vous ordonner des bains, deux par semaine, puis...

Il m’était de plus en plus répugnant de regarder son visage, d’une froideur souriante, d’écouter le ton qu’il affectait, et que l’on n’emploie qu’avec les petits enfants. Il y avait pourtant tout un drame dans le cas de ma sœur : six mois auparavant, ma mère, entrant à l’improviste chez elle, lui avait arraché des mains la morphine avec laquelle elle voulait s’empoisonner, pour échapper à son dépérissement. Et le ton agréable, les manières dégagées du docteur, marquaient à quel point cette tragédie avait peu d’importance pour lui.

Ma sœur se taisait, et de grosses larmes roulaient involontairement de ses yeux ; sa fierté s’humiliait de ne pouvoir les retenir, et elles coulaient encore plus fort. Son grand chagrin, on venait d’en faire quelque chose de vil et de médiocre : des milliers de gens souffraient comme elle, et, dans son malheur, il n’y avait rien qui parût terrible pour des yeux étrangers... Et elle avait attendu ce moment avec une si grande anxiété, elle avait mis tant d’espérance dans la consultation de ce même docteur !

— Voyons, voyons ! mademoiselle, c’est vraiment très mal, ce que vous faites-là ! s’écria le professeur, en voyant les larmes de ma sœur. Ah ! n’avez-vous pas honte de pleurer ainsi ! Calmez-vous, calmez-vous !

Et, de nouveau, quelque chose dans la voix disait que cet homme voyait tous les jours des dizaines de gens qui pleuraient ainsi, et que, pour lui, ces larmes étaient simplement des gouttes d’eau salée que les nerfs ébranlés faisaient jaillir des glandes lacrymales.

Nous sortîmes en silence et montâmes dans un fiacre, toujours sans échanger une parole. Ma sœur se pencha en avant, porta son manchon à ses lèvres, et tout à coup, elle se mit à sangloter, essayant, avec une irritation croissante, d’arrêter ses larmes, mais sans y parvenir.

— Non, je ne prendrai pas ses stupides remèdes ! s’écria-t-elle et, s’emparant de l’ordonnance, elle la déchira en mille morceaux.

Je ne protestai pas ; car j’avais le même sentiment qu’elle et, comme elle, j’avais senti s’anéantir en moi toute confiance dans le traitement ordonné par cet homme indifférent, satisfait de lui-même, et qui se souciait si peu des malheurs d’autrui.

Et, le même soir, je pensais : « Où placer la limite qui permettrait de vivre, à la fois, au malade et au médecin ? et moi, pourrai-je toujours me maintenir dans cette limite ? »

 

III. LES HONORAIRES

Une nuit, un violent coup de sonnette retentit dans mon appartement. La domestique vint me dire qu’on m’appelait chez un malade.

Dans l’antichambre, se tenait un jeune homme de haute taille, au visage couperosé, et coiffé de la casquette des employés de la poste.

— Je vous en supplie, docteur, venez immédiatement voir une malade ! dit-il d’une voix troublée. C’est une dame qui se meurt. Ce n’est pas loin, là, au coin de la rue !

Je m’habillai, et nous partîmes.

— Qu’est-il est arrivé à cette dame ? demandai-je à mon compagnon de route. Y a-t-il longtemps qu’elle est malade ?

Il haussa les épaules, embarrassé.

— Mon Dieu, je ne comprends vraiment pas ce qui se passe ! C’est la femme d’un de mes camarades, je vis chez eux en qualité de pensionnaire. Ce soir, elle est rentrée avec son mari après une tournée de visites, elle plaisantait et riait. Et, tout à l’heure, le mari est venu me réveiller en me disant : « Elle se meurt, il faut aller chercher un médecin ! » Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne puis absolument pas vous renseigner.

Nous montâmes au quatrième étage par un escalier raide et sombre, en frottant quelques allumettes pour nous diriger dans les ténèbres. Mon compagnon sonna vivement. La porte nous fut ouverte par un jeune homme à barbe noire, en bras de chemise.

— Docteur ! Au nom de Dieu ! sanglota-t-il. Plus vite !

Il m’introduisit dans la chambre à coucher. Sur le lit à deux places, pelotonnée sur elle-même et la figure tournée vers le mur, une jeune femme était couchée, immobile. Je tâtai le pouls, la main était froide et lourde, le pouls ne battait pas. Je mis la malade sur le dos, je lui soulevai les paupières, j’appliquai mon oreille dans la région du cœur. La jeune femme était morte.

Je me relevai lentement.

— Eh bien, quoi ? demanda le mari.

Je haussai les épaules avec découragement.

— Elle est morte ! balbutia-t-il ; et, soudain, me regardant avec des yeux fixes, les pupilles dilatées, il se mit à pleurer avec des sanglots rapides et brefs, comme s’il aboyait. Il me semblait qu’il ne pouvait pas arracher son regard du mien.

— Calmez-vous... il n’y a rien à faire ! lui dis-je en lui prenant la main.

Il se laissa lourdement tomber sur une chaise, où il se mit à se balancer, et prit sa tête dans ses mains.

Une fille en camisole de nuit et en jupon de tricot, appuyée contre la commode, pleurait aussi très fort.

La morte se refroidissait. Jeune et belle, dans une chemise ornée de dentelles, elle était étendue sur les draps fripés, qui semblaient encore chauds.

— Comment tout cela s’est-il passé ? demandai-je.

— Elle était tout à fait bien portante ! s’écria le mari. Hier, nous avions été faire des visites. Cette nuit, je me réveille et je la vois couchée sur le côté ! Je la touche à l’épaule, elle ne bouge pas, elle est froide. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! répétait-il en se tordant les mains. Oh ! oh ! oh ! Vania, mais qu’est-il donc arrivé ? reprit-il, en s’adressant à son camarade.

Les yeux de ce dernier clignotaient tristement.

— Voyons, Serge, mon ami ! Eh ! bien, qu’y faire ? dit-il, d’une voix navrée et suppliante. C’est la volonté de Dieu ! Tu le sais bien, chez Tcheprakoff, la même chose est arrivée ! Que pouvons-nous contre Dieu ?

— Mais c’est que... Il n’y a qu’un instant... Nathalie ! Nathalie !

La fille s’habilla et envoya le concierge chercher la mère de la morte. Le jeune homme qui était venu m’appeler continuait à consoler le mari. Je n’avais plus rien à faire là, et me préparais à partir.

— Attendez, docteur ! Une minute... s’il vous plaît ! dit rapidement le mari.

Sans s’arrêter de sangloter, il ouvrit vivement le tiroir de la commode, y fouilla, et me tendit trois roubles.

— Pourquoi prendrais-je cet argent ? dis-je d’un ton fâché et en retirant ma main.

— Non, docteur, ce n’est pas possible ! dit-il, comme en sortant d’un rêve. Non ; prenez, s’il vous plaît ! Je vous en prie !

Il me fallut accepter. Je rentrai chez moi. Tout cela m’avait fait de la peine, j’éprouvais un véritable chagrin ; les trois roubles reçus brûlaient ma poche. Quelle dissonance grossière et rude lui avait fait venir à la mémoire, au milieu de sa douleur, qu’il fallait me payer ? Je me représentais comment cela se passerait si c’était ma femme qui mourait ; et je me demandais si, à ce moment-là, j’irais chercher trois roubles pour payer le médecin. Même si tous les médecins étaient des anges, le seul fait d’avoir à payer leur aide, dans un tel moment, où, semble-t-il, tout doit s’abolir dans un même désespoir, cette seule obligation peut faire naître contre nous un sentiment de mépris et de haine.

Oh ! cet argent ! Combien de temps se passera encore avant que je m’y habitue tout à fait ! Chacun de nos pas se marque d’un rouble, le bruit de cet argent retentit sans cesse entre l’homme souffrant et nous ! Combien de complications il cause dans les rapports entre médecins et clients ! Combien fréquemment il gêne le traitement, et lie les mains du médecin !

Ce qui me tourmentait surtout, dans les premiers temps, c’était l’estimation du travail ; on paie le médecin, non pour la guérison, mais pour le traitement : il ne peut en être autrement dans la situation actuelle de notre métier ; et, pourtant, cela me paraissait étrange et stupide, de recevoir de l’argent pour un travail lorsqu’il n’avait été d’aucune utilité pour personne.

Il y a trois ans, un docteur lyonnais soignait une malade en lui faisant des injections vaginales d’iode. Le mari de la malade, un homme aisé, au lieu de payer les honoraires du docteur, réclama 10 000 francs pour un soi-disant dommage occasionné à la santé de sa femme. Le tribunal débouta le plaignant et le condamna à payer au médecin 600 francs pour le traitement, car le docteur avait employé, dans son traitement, un moyen indiqué par la science, et, par cela il ne pouvait être tenu pour responsable de l’insuccès dudit traitement. Oui, mais en quoi est fautif le malade qui s’adresse au médecin, et qui doit ensuite payer pour le seul plaisir d’un traitement sans résultat, « pratiqué selon les moyens indiqués par la science ? » Sganarelle, dans le Médecin malgré lui, s’exprime ainsi :

 

Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien ou qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici, l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien.

 

Ailleurs Molière, par la bouche de Toinette (dans le Malade imaginaire) fait cette remarque ironique : « Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres, messieurs, vous les guérissiez ! Vous n’êtes pas auprès d’eux pour cela : vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes. C’est à eux à guérir, s’ils peuvent. » Et, à cela, nous sommes forcés de répliquer sérieusement par les mêmes paroles qui, chez Molière, caricaturisent le Dr Diafoirus, et qui sont la réponse que reçoit Toinette : « Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes. » Oui, nous sommes strictement obligés de traiter les gens selon les lois de la science. Et ce n’est pas notre faute si la science est imparfaite. Si le médecin ne recevait ses appointements que dans les cas où son traitement réussit, il ne perdrait pas ses peines à soigner des maladies graves, car, là, on n’est jamais sûr du succès.

Au début de ma carrière, et d’une manière générale, je ne pouvais toucher un paiement pour mes conseils médicaux sans en être profondément tourmenté ; cela me rabaissait à mes propres yeux, et faisait comme une ombre sur mon œuvre. Je ne comprenais pas comment les médecins de l’Europe occidentale en étaient arrivés à ce degré de cynisme, qui consiste à envoyer aux malades des notes pour les soins donnés. Une note pour un traitement ! Comme si le médecin était un marchand, et que ses rapports avec ses clients pussent être assimilés à une denrée qu’on estime en francs et en centimes !

Comme le médecin idéal de Voltaire, je recevais l’argent « avec regret », et saisissais chaque prétexte pour le refuser. Les deux premières années de ma pratique à Saint-Pétersbourg, j’avais loué une chambre meublée. La propriétaire s’adressait souvent à moi pour obtenir des conseils médicaux, et, les premiers temps, elle me donnait de l’argent.

— Mais voyons ! Pourquoi donc ! disais-je d’un ton offensé, et je lui remettais l’argent dans la main. La propriétaire, dissimulant un sourire, cachait l’argent dans sa poche, et de sa vaste chambre à coucher, je retournais dans l’étroite et sombre pièce que j’occupais à côté de la cuisine. Là je me mettais à faire des copies à 15 copecks la feuille, et cela afin de gagner de quoi payer cette même propriétaire pour la location de la chambre.

Les anciens moines-guérisseurs russes n’acceptaient pas d’argent en échange de leurs soins ; c’était des médecins gratuits. Le paiement n’est pour nous qu’une triste nécessité ; et moins cette nécessité sera mêlée aux relations qui s’établissent entre le médecin et le malade, mieux cela vaudra, car elle met quelque chose de faux et de tendu dans ces relations et souvent nous lie absolument les mains. Ainsi le malade se rétablit, mais il est encore faible ; il serait indispensable pour moi de suivre attentivement sa convalescence. Cependant les proches me disent poliment : « Maintenant, grâce à Dieu, il va mieux. Si cela allait plus mal, veuillez ne pas refuser de venir le voir ! » À cela une seule réponse serait possible : « Il faut que je continue à venir le voir encore, vous n’êtes pas en état de déterminer quand mon aide cessera de lui être nécessaire ! » Mais cela signifierait, en même temps : « Continuez à me payer mes visites ! » Et cette réponse, la seule qui serait juste, nous ne la faisons pas ; et nous abandonnons le malade aux hasards du destin.

Naguère encore, lorsque je lisais dans les journaux qu’un médecin réclamait ses honoraires à un malade par la voie des tribunaux, j’avais honte pour ma profession qu’elle eût de tels représentants ; j’évoquais nettement l’image de ce médecin, dur et avide, ne voyant dans les tourments de l’homme malade que la possibilité de recevoir de lui une certaine quantité de roubles. Pourquoi s’était-il fait médecin ? Il aurait aussi bien réussi en devenant commerçant ou entrepreneur, ou, mieux encore, il aurait dû ouvrir une caisse de prêts sur gages !

Plus tard, j’entrai plus profondément dans la vie. J’aperçus mieux les rapports qui s’établissent entre les malades et les médecins. Je me fis une idée plus précise de ce qu’étaient mes confrères. Et, insensiblement, mes anciennes convictions se modifièrent de fond en comble.

J’avais un ami, spécialiste pour le massage. Durant deux ans il avait soigné la famille d’un riche commerçant ; après quoi le commerçant, — tout à fait un « gentleman », — s’était trouvé redevable à mon ami d’une somme d’environ deux cents roubles. Six mois s’écoulèrent. Mon ami avait un besoin urgent d’argent ; il écrivit au négociant une lettre très polie, dans laquelle il lui demandait de lui régler sa note. Le jour même, le commerçant vint en personne apporter la somme et se confondit en excuses.

— S’il vous plaît, docteur, pardonnez-moi ! Je suis si désolé de vous avoir fait attendre ! Cela m’était sorti de la mémoire : Vous comprenez, quand on est absorbé par une énorme quantité d’affaires, il peut arriver que parfois on oublie l’une ou l’autre ! S’il vous plaît, pardonnez-moi !

Mais tout en parlant ainsi, au lieu d’appeler mon ami, comme il en avait l’habitude, par son prénom en y ajoutant le nom de son père, il lui disait « docteur » tout court, il ne sortait pas des limites de cette politesse recherchée sous laquelle les gens cachent le mépris qu’ils éprouvent pour leurs semblables. À dater de ce jour, le commerçant cessa complètement de faire appeler mon ami chez lui. Pour ce qui concernait ses affaires, il va de soi qu’il ne trouvait aucunement blâmable d’envoyer à ses clients des notes ou des traites, mais un médecin, un médecin qui mêle à son devoir des questions d’argent !... À ses yeux, un médecin qui agissait ainsi n’était pas à la hauteur de sa profession.

La conduite du négociant m’étonna, et me donna fortement à réfléchir. Cette manière de comprendre les choses était vile et stupide, et cependant elle avait pour fondement le même point de vue élevé où je me plaçais, moi aussi, pour juger les devoirs des médecins ! De l’avis du commerçant, le médecin devrait avoir honte : de quoi ? De ce qu’il est obligé de manger et de se vêtir, et que, par conséquent, il doit réclamer le salaire de son travail ! Le médecin devrait donc sacrifier gratuitement toute sa vie au public ! Mais qui sont ces personnes, sans reproche et détachées de tout, qui s’arrogent le droit d’exiger du médecin une pareille abnégation ?

Oui, tout comme l’ouvrier, le médecin a le droit de réclamer un paiement pour son travail, et il ne faut pas que cela lui fasse éprouver la moindre honte ; il ne convient pas qu’il accepte l’argent en cachette et avec confusion, comme s’il touchait quelque pot-de-vin honteux et illégal. On connaît, dans le public, les nobles images de ces médecins pour qui la question d’argent est la dernière des préoccupations ; et l’on voudrait que tous les médecins fussent ainsi. Sans doute, ce vœu est tout à fait compréhensible ; mais mieux vaudrait encore que l’humanité tout entière se composât de gens ayant atteint l’idéal de la perfection ! Un médecin ordinaire est un homme ordinaire, et l’on ne peut exiger de lui que ce qu’on exige d’un homme ordinaire. Et s’il ne désire pas travailler pour rien, de quel droit les gens qui, eux-mêmes, estiment très minutieusement leur labeur à un prix élevé, le blâmeraient-ils de sa vénalité ?

Il n’y a pas très longtemps, M. M... écrivait, dans un grand quotidien russe, qu’une personne de sa connaissance s’était adressée à lui en le priant de raconter, dans son journal, la conduite d’un médecin, qui l’avait cité devant les tribunaux pour le non-paiement de ses honoraires.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas payé ? demanda le journaliste.

— Mais, vous savez, les vacances approchaient, il fallait louer une villa, acheter des costumes d’été pour les enfants, et mille autres choses de ce genre !

Le trait montre bien le revers de l’opinion élevée qu’une partie du public se fait des médecins. Le médecin doit être le lutteur sans reproche, tandis que nous, simples mortels, nous louerons des villas à ses dépens et que nous nous amuserons pendant les vacances !

Un médecin m’a raconté un jour le fait suivant, qui lui était arrivé au cours de sa pratique :

« Une dame vient chez moi et me prie d’aller voir son fils malade. Elle habitait un appartement petit, mais très commode et agréable. Le fils, un collégien, avait le typhus. Je demandai si quelqu’un l’avait soigné avant moi. La mère fronça les sourcils d’un air méprisant : « Oui, dit-elle, le Dr N... le soignait. Dites-moi, s’il vous plaît, docteur, pourquoi, parmi les médecins, il y a tant d’hommes intéressés et sans cœur ? Ce Dr N... est venu une seule fois, il a examiné Vassia ; je l’appelle une seconde fois. « Je sais, me répond-il, quelle est sa maladie, il m’est facile de vous prescrire une ordonnance, je n’ai pas besoin d’aller le voir ! » Je tombai d’accord que c’était très mal de la part de N...

« J’examinai l’enfant, ordonnai le traitement, et partis. La mère m’accompagna, me remercia, et s’en tint là. Elle me serra la main, « me remercia très chaleureusement », et c’est tout. Trois jours après, elle me rappela.

« — Je connais déjà, lui dis-je, la maladie de votre enfant, et il m’est facile de vous prescrire une ordonnance... je n’ai pas besoin de le voir...

« La dame prit l’ordonnance, se leva d’un air mécontent, et, sans prendre congé, s’en alla... »

Il est hors de doute que cette dame parlera beaucoup, et avec chaleur, de la cupidité des médecins. Et ce qu’il y a d’étonnant, c’est l’assurance avec laquelle les gens qui lui ressemblent colportent leurs récits, et l’intérêt avec lequel le public les écoute.

Même s’il n’est qu’un homme ordinaire, le médecin, en vertu de sa profession, fait plus de bien et montre plus d’humanité que le reste des hommes. Un jeune homme, qui est l’unique soutien d’une famille, tombe malade, ou dépérit de faim ; le médecin, pour peu qu’il soit honnête, ne lui demandera rien en échange de ses soins. Il est évident que tout autre homme qui se respecte n’aurait pas non plus, en pareille circonstance, accepté la moindre somme. La différence réside en ce que le médecin n’accepte pas, tandis que l’autre n’aurait pas accepté. C’est une nuance.

Pour un homme ordinaire, faire le bien est quelque chose d’exceptionnel et de rare ; pour un médecin ordinaire, c’est chose courante. Chez la plupart des médecins, il y a des heures de consultations gratuites. Dans la plupart des villes existent des cliniques, gratuites également, et il ne manque jamais de médecins qui consentent à y travailler gratuitement.

D’après la statistique du professeur Sikorski, dans les principales cliniques de Kief (la Croix Rouge , la Communauté de Pokrowsk et autres) il a été donné, en 1895, plus de 138 000 consultations gratuites. Si l’on estime chaque consultation à 25 kopecks, et si l’on admet que, soit chez lui, ou en visite, le médecin fasse payer tout le monde, il en résultera qu’annuellement les 200 médecins de Kief donnent aux pauvres environ trente mille roubles.

Et vous, lecteur, combien donnez-vous annuellement aux pauvres ?

Si les gens de toutes les professions, avocats, employés, fabricants, propriétaires, marchands, agissaient vis à vis des nécessiteux comme les médecins le font dans les limites de leur profession, la question de la misère perdrait, jusqu’à un certain point, de son acuité.

Mais l’essentiel est que les médecins doivent être sans reproche, tandis que les autres... les autres se contentent simplement d’exiger une conduite impeccable de la part des médecins.

Il y a vingt ans, le fait suivant se passa à Kief. Le Dr Protzenko fut invité à se rendre chez un malade ; il l’examina, et, s’étant aperçu que le malade n’avait pas les moyens de payer ses visites, il partit sans laisser d’ordonnance. Le docteur fut traduit en justice, et condamné à une amende. Le public nombreux qui remplissait la salle d’audience accueillit ce jugement par des applaudissements et des cris de « bravo. » La conduite du Dr Protzenko avait, en effet, été peu honorable ; il ne saurait y avoir deux opinions là-dessus. Mais la psychologie du public est bien étrange aussi, de ce public qui applaudissait chaleureusement la sentence contre le docteur, et qui, ensuite, se dispersait tranquillement, tout en discutant sur le manque de cœur et la cupidité des médecins. Il ne venait pas même à l’esprit d’un seul de ces braves gens de s’occuper, lui-même, de secourir ce pauvre, que le Dr Protzenko avait eu le grand tort de ne pas secourir.

 

IV. DEUX VICTIMES

J’avais, à l’Université, un camarade du nom de Petroff. Reçu docteur, il se rendit, comme médecin de zemstwo, dans un district lointain d’une des provinces de l’est ; et je le perdis de vue. Il y a deux ans, parut dans les journaux de province, puis dans les journaux de la capitale, le récit d’un fait révoltant, dont le héros était justement cet ancien ami. « Dans le village de N., écrivaient les journaux, le staroste, ayant mangé du poisson gâté, tomba malade. Il envoya chercher, au village voisin, le docteur du zemstwo, nommé Petroff. Ce dernier dépêcha son infirmier à sa place. L’état du malade empirait. Une seconde fois on fit chercher le médecin ; mais ce fut encore l’infirmier qui vint. Vers le matin, le staroste mourut. Ainsi que cela fut démontré, le Dr Petroff était ivre-mort, cette nuit là. On lui signifia immédiatement son congé. » Pendant deux mois, le nom du Dr Petroff remplit les colonnes des journaux, et devint célèbre dans toute la Russie.

Six mois plus tard, je vis arriver Petroff lui-même chez moi, à Pétersbourg ; il cherchait une situation, et était venu me voir. Très gauche, à cause de la chemise empesée dont il n’avait pas l’habitude, le visage tout hâlé par le soleil, Petroff s’assit, et, baissant sa tête crépue, il me raconta ce qui s’était passé. « C’est bien comme les journaux l’ont dit, — tout est vrai ! C’était jour de foire, — le nombre des consultations, ces jours-là, est énorme, — j’avais dû recevoir environ deux cents malades : tu peux te figurer cela ! Et, la nuit d’avant, j’avais été appelé pour un accouchement à Tcheglouka ; j’étais rentré chez moi juste pour la consultation, et je n’avais eu que le temps de boire un verre de thé. Quelques amis étaient venus, pour la foire. Le soir, nous jouâmes au whist, puis nous bûmes. C’est vrai que nous bûmes copieusement. Semaine après semaine, mois après mois, on est tiraillé en tous sens, de telle sorte, mon cher, que parfois l’envie vous prend de ne plus vous inquiéter de rien. Et je me connais ; c’est ce qui m’arrive de temps en temps, c’est-à-dire cinq ou six fois par an. J’ai alors besoin de me secouer, et je me mets à boire. Après quoi je me retrouve de nouveau rafraîchi, plein de courage. Donc, je venais de rentrer chez moi. On m’appelle auprès d’un malade : il est mourant. Je ne pouvais y aller, — dans le misérable état où je me trouvais ; — le paysan aurait été forcé de me hisser sur sa voiture. Et voilà comment cela s’est passé ! » Il se tut un instant.

« Tu ne sais pas ce que c’est que d’être médecin d’un zemstwo ! Il faut être bien avec tout le monde, on dépend de chacun. Les malades arrivent quand ils veulent, et, le jour, la nuit : et comment refuser de les recevoir ? Parfois un paysan vient faire ferrer son cheval, et, en passant, il entre chez vous : « Ne peux-tu pas venir chez moi ? dit-il ; la vieille se meurt. » On fait cinq verstes, et on demande : « Où est la malade ? » — « Mais elle vient de partir, pour faucher l’avoine ! » Mon district est de cinquante verstes. Comment on arrive à dormir et à manger, le diable seul le sait ! À la maison, ton fils a la scarlatine, et toi il faut que tu t’éloignes !... C’est un service des plus pénibles.

Il resta songeur, la main appuyée sur les genoux.

— « Un service terrible ! reprit-il, et il se tut de nouveau. — Dans les journaux on écrit : « Le Dr Pétroff était ivre. » C’est vrai que j’étais ivre, et que cela n’est pas bien. Tout le monde a le droit de s’en indigner. Mais, à 99 pour 100 d’entre eux, cela leur arrive plus d’une fois, d’être ivres, et ils ne le comptent pas comme une faute. Ils ne peuvent pas comprendre qu’un homme dans ma situation se permette de disposer d’une seule minute de sa vie ! »

 

Le mois dernier nous avons enterré notre ami, le Dr Stratonoff. Une semaine auparavant, il pratiquait une trachéotomie chez des particuliers ; et, ayant aspiré, par l’ouverture de la trachée, des membranes diphtériques, il avait contracté lui-même la maladie. Il est mort jeune, encore vigoureux, plein d’énergie. Cette mort a été affreuse de rapidité.

On avait placé, dans l’église, son cercueil, orné d’inutiles couronnes. Une odeur de laudanum flottait dans l’air ; sous la voûte mouraient les sons funèbres du Souvenir éternel ; par les fenêtres arrivait le bruit de la ville. Nous, les collègues du mort, nous étions rangés autour du cercueil. Et nous songions tristement au passé, et à l’avenir.

Stratonoff laissait une veuve, des enfants ; personne ne s’intéressait à eux. Au delà de l’église, la ville bourdonnait avec son indifférence coutumière. Y a-t-il quelque chose qui puisse la distraire de sa vie affairée et préoccupée d’elle seule ? Non, les rues auraient beau être jonchées de cadavres, la foule continuerait à passer, insouciante, sans se détourner davantage que pour regarder les pavés de la chaussée.

 

D’après les statistiques du Dr Grebenchikoff 37 p. 100 des médecins russes meurent en général de maladies contagieuses, et, sur ce chiffre, 60 p. 100 des médecins appartiennent aux zemstwo. En 1892 la moitié des morts de médecins de zemstwo a été occasionnée par le typhus.

On peut juger, par les chapitres précédents de ces mémoires, dans quelles conditions, pernicieuses pour les nerfs, se déploie l’activité des médecins. Le professeur Sikorsky, d’après des renseignements officiels, a calculé la proportion de suicides constatés parmi les médecins russes. Il a trouvé que, de 25 à 35 ans, les suicides des médecins forment le 10 p. 100 de la mortalité totale, c’est-à-dire qu’à cet âge, sur 10 médecins morts, il y en a un qui s’est suicidé. Ce chiffre est si affreux qu’il semble invraisemblable. Mais voici un autre savant, le Dr Grebenchikoff, qui, en se basant sur des matériaux différents, arrive à peu près aux mêmes résultats. D’après lui, dans les années 1889-92, les cas de suicide parmi les médecins formaient le 3-4 p. 100 du chiffre total des décès, et plus du 10 p. 100 de ces morts étaient des morts de médecins appartenant aux zemstwo.

Oui, la tâche du médecin est loin d’être facile et douce !

 

V. LE RECRUTEMENT DES MÉDECINS

Dans une récente thèse de doctorat, on peut lire, parmi beaucoup d’autres choses, le détail suivant : « Les brigadiers de police et les concierges de Pétersbourg sont mieux payés que les médecins des administrations ». Ceci n’est pas du tout une exagération. Beaucoup de médecins des hôpitaux urbains reçoivent de 45 à 50 roubles par mois. Les médecins de la ville, surchargés d’une masse d’obligations diverses, reçoivent 200 roubles par an. D’après Grebenchikoff, les renseignements pris dans les registres des médecins montrent que 16 p. 100 de tous les médecins en service touchent annuellement 600 roubles, tandis que 62 p. 100 d’entre eux ne reçoivent pas plus de 1200 roubles par an.

Une opinion très répandue veut que l’insuffisance du traitement se comble facilement par la clientèle privée. Mais, pour avoir une clientèle particulière, il faut tout d’abord pouvoir disposer de son temps ; en second lieu, cette clientèle entrave nécessairement la régularité dans le service, c’est là le point capital. En outre, si le médecin n’est pas très soigneux pour ce qui concerne son service, les foudres gouvernementales l’atteignent, et cependant, on oublie qu’on a pour ainsi dire forcé les médecins à avoir recours à la clientèle privée, afin qu’ils puissent, de cette manière, augmenter un peu leur traitement dérisoire. D’ailleurs, ce gain supplémentaire, malgré la rumeur publique, n’est pas bien grand. D’après les recherches de Grebenchikoff, chez 77 p. 100 des médecins (y compris ceux qui ne sont pas attachés à l’administration), le gain fourni par la clientèle privée ne dépasse pas 1 000 roubles (2 660 francs) par an. Il y a peu de professions libérales dont le travail soit aussi peu rémunérateur. Le marché de la pratique médicale est depuis longtemps encombré, l’offre dépasse de beaucoup la demande. Cet état de choses provoque une si grande concurrence entre médecins que les moins scrupuleux ne reculent devant aucun moyen pour détourner, à leur profit, les clients de leurs rivaux. Appelés auprès d’un malade, ils critiquent de prime abord toutes les prescriptions de leur prédécesseur, et déclarent que, pour peu que les choses eussent continué ainsi, le malade « n’en avait pas pour longtemps ». Les dernières pages des journaux fourmillent des réclames dont ils sont prodigues, et leurs noms ne sont pas moins familiers aux lecteurs que ceux de certaines maisons de commerce. Les plus habiles, par la voie de la presse et des interviews, lancent dans le public la nouvelle des brillantes opérations qu’ils ont effectuées, la nomenclature des guérisons dues à leur habileté, etc., etc.

D’autre part, une assez forte proportion de médecins, convaincus de la difficulté qu’ils auront à se procurer le gain médiocre et mal assuré qui les attend dans l’exercice de leur profession, quittent cette carrière pour celle d’employés, ou encore entreprennent quelque autre affaire. Le nombre va croissant de ceux qui renoncent à pratiquer la médecine. Durant ces dernières années, on a pu lire, dans les journaux, des récits relatant le suicide de nombreux médecins, suicides causés par le manque complet de moyens de subsistance.

Souvent, on entend des gens, relativement cultivés, professer l’opinion que la cause de la pauvreté des médecins est le résultat de l’attraction que les villes exercent sur eux. Ces gens raisonnent ainsi : « Nous avons à peu près 20 000 médecins, et la population de la Russie est de 128 millions d’âmes. Comment peut-il être question de surproduction ? Les médecins ne consentent pas à aller pratiquer dans des endroits perdus ; ils veulent absolument habiter dans des centres cultivés, et il devient évident que, dans ces endroits-là, il y a pléthore ; mais à un point de vue général, cette pléthore est absolument artificielle, car les médecins meurent de faim dans les centres pendant que les villages se dépeuplent et que les habitants y périssent faute de secours médicaux. Ce n’est pas que nous ayons trop de médecins, nous n’en avons pas assez ; il faut s’occuper d’en augmenter le nombre par tous les moyens possibles ».

Il est absolument vrai que les villages se dépeuplent, et qu’on y meurt sans le secours des médecins. Mais est-ce bien seulement parce que nous manquons de médecins ? La moitié de la population est chaussée d’espadrilles : est-ce parce que nous manquons de cordonniers ? Augmentez à l’infini le nombre des cordonniers, et vous arriverez à ce résultat que les cordonniers eux-mêmes seront chaussés d’espadrilles, tandis que celui qui en a déjà continuera à les porter. Les médecins n’ont pas du tout ce goût étrange, de préférer mourir de faim dans une ville plutôt que de se nourrir d’un morceau de pain dans un trou. Dès qu’il y a une place vacante aux zemstwos, malgré que les endroits soient souvent des plus reculés et les traitements des plus modiques, il se présente une foule de candidats. En 1883, par exemple, lorsque parut l’avis d’une place vacante au zemstwo dans le district de Kniaginiskow, il y eut 76 demandes. Pour une autre place, dans le district de Kachinskoff, il y eut 96 demandes.

La difficulté n’est pas dans la peur qu’auraient les médecins de s’exiler dans des endroits perdus : mais elle provient simplement de ce fait que le village est absolument pauvre, et n’est pas en état de rémunérer le travail du médecin. Les statistiques de l’année 1880 fournissent de nombreux cas de médecins qui se sont établis dans les villages. Tout le monde se rappelle encore les Drs Litchougoff, Taïrowa, et autres. Mais ces essais même ont démontré que les gens ont beau s’enthousiasmer pour une idée : la vie ne leur en est pas plus facile pour cela, dans un village, s’ils n’ont pas l’aide d’autrui. La question n’est donc pas là ; elle réside en ceci : un médecin ordinaire peut-il vivre, dans un village, de sa pratique médicale ? Or quiconque connaît un peu la situation de nos villages, celui-là ne niera pas que la pauvreté qui y règne en ferme complètement l’accès à un médecin qui voudrait s’y installer et y pratiquer.

 

La garantie de la subsistance matérielle diminue de plus en plus, pour les médecins. Et cependant, ces derniers temps, un concurrent nouveau a surgi — désiré, mais en même temps menaçant, — la femme. Comme partout, lorsqu’elle entre en lutte avec l’homme sur le terrain économique, la femme se contente, pour un même labeur, d’un salaire moindre, et par là, elle abaisse le salaire de l’homme. D’après les données fournies par le Dr Grebenchikoff, on voit que la moyenne du traitement des docteurs-hommes est d’environ 1161 roubles, tandis que la femme-docteur se contente de 833 roubles.

Avec le nombre croissant des femmes-médecins, il se produira, sans aucun doute, un mouvement d’abaissement toujours plus accentué dans les salaires touchés par leurs confrères masculins.

Et cette situation précaire des médecins ne se manifeste pas seulement dans notre pays. Elle est encore pire dans l’Europe occidentale. Partout d’énormes armées de médecins sans travail, sans gagne-pain, sont prêts à accepter toutes les situations. Il y a huit ans, l’administration hospitalière de Budapest annonça qu’elle paierait aux médecins, pour chaque visite, 40 kreutzers (60 centimes) : et, aussitôt, les demandes affluèrent. La plus grande partie des médecins berlinois ne gagnent pas plus de 200 francs par mois ; les médecins viennois ne méprisent pas les visites à 20 kreutzers. M. Henry Bérenger, dans son livre Le prolétariat intellectuel en France, écrit ceci : « La moitié des médecins de Paris se trouvent en général dans une situation n’atteignant pas le niveau d’une existence aisée : et la plus grande partie de cette moitié en est réduite à la pire misère ; les malheureux dont elle se compose mendient, selon la véritable acception du terme, et on les a vus à maintes reprises coucher dans les asiles de nuit. »

Il y a ainsi dans toute l’Europe, une masse de médecins qui se trouvent sans occupation ; et cela ne provient nullement de ce que la nécessité des secours médicaux ne se fasse pas sentir ; mais, pour une immense partie de la population, ces secours sont un luxe, difficile à se procurer. Ici encore, on se trouve en présence de contradictions frappantes, qui, semblables aux racines d’un chêne solidement enfoncé dans la terre, atteignent profondément les bases même de notre vie contemporaine.

 

VI. L’ISSUE

La semaine passée, on me réveilla vers trois heures du matin, pour me demander d’aller voir un malade, très loin de chez moi, dans un des faubourgs de Pétersbourg. J’avais eu beaucoup de peine à m’endormir, cette nuit-là : j’avais la tête lourde et vide ; au fond de ma poitrine quelque chose vibrait continuellement, comme si tous les nerfs de mon corps s’étaient transformés en des cordes à violons trop tendues ; et lorsque dans le lointain retentissait le sifflet d’un train, ou que les planches de ma porte craquaient, je tressaillais violemment, et mon cœur se mettait à battre très vite, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Ayant pris du bromure, j’avais enfin réussi à m’endormir ; une heure après, on me réveillait.

Il faisait à peine jour. La voiture allait, tristement, le long des rues désertes et sombres ; dans le brouillard du matin, les sirènes des fabriques chantaient lugubrement ; il faisait froid et humide, de rares lumières somnolentes brillaient aux fenêtres. Un sentiment de trouble et d’angoisse vague envahissait mon âme. Je me rappelais la sorte de crise nerveuse dont j’avais souffert la veille, j’étudiais ma fatigue actuelle, et je sentais avec effroi que j’étais malade, sérieusement malade. Depuis deux ans déjà, je remarquais combien mon système nerveux allait s’épuisant de plus en plus ; mais maintenant seulement je découvrais à quel point j’en étais arrivé.

Il y avait sept ans que je pratiquais la médecine ; comment avais-je vécu, pendant ces sept années ? Mon existence n’avait été qu’une longue et cruelle dérision de tout ce que j’avais dû ordonner moi-même à mes clients. Pendant tout ce temps, mes nerfs étaient restés tendus au plus haut degré, et, afin de pouvoir supporter impunément cette tension, il m’avait fallu dépenser une énorme réserve de forces : car j’étais obligé de vivre de telle manière que la résistance la plus énergique aurait fini par en être ébranlée. Les vacances n’existaient pas pour moi, je n’avais aucun repos assuré ; il n’y avait pas d’instant, pendant mon sommeil ou mes repas, où l’on ne pût venir m’appeler et me retenir pendant des heures entières de suite, sans que personne se souciât de savoir si j’étais en état de supporter un tel surmenage.

« C’est ainsi, — me disais-je, — que, peu à peu, on se transforme toujours davantage en un neurasthénique, en une sorte de ruine humaine ; la joie et l’amour de la vie s’abolissent, et, conséquence encore plus terrible, la puissance de se dévouer, la capacité de ressentir de toute son âme les misères des autres, disparaissent aussi. Et cependant je sens qu’elles sont toujours là, quelque part, en moi, et que, si j’essaie par exemple de vivre d’une vie plus normale, ces facultés vont renaître, et qu’il me semblera de nouveau que mon âme déborde d’énergie et d’amour.

« Et dans quelles conditions s’écoule ma vie ! Après avoir attendu cinq ans, j’ai enfin obtenu un appointement mensuel de 75 roubles ; c’est de cet argent, et du revenu incertain de ma pratique privée, que je dois vivre, avec ma femme et mes deux enfants. La question des vêtements d’hiver, celle de la provision de bois et de charbon, la petite bonne qu’il faut engager pour les enfants : — tout cela est pour moi autant de lourdes préoccupations qui m’obsèdent continuellement, et dont je ne trouve parfois la solution qu’en recourant à des usuriers. J’ai des camarades, — dont l’un est inspecteur des contributions, l’autre ingénieur, le troisième employé d’octroi : — ils mènent une existence tranquille, exempte de soucis, et touchent des salaires que je n’oserais pas espérer même en rêve. Je suis privé même des joies domestiques ; je ne puis pas même caresser mon enfant comme je le voudrais, puisque, à tout instant, s’impose à moi la pensée que je pourrais ainsi lui transmettre les germes de la petite vérole, ou de la scarlatine, que j’ai dû soigner dans la journée !

« À travers le brouillard matinal de la grande ville, se dessinent devant moi de hauts bâtiments, rébarbatifs et silencieux, se serrant les uns contre les autres ; et chacun d’eux semble être complètement absorbé par une pensée qui lui est propre. Elle s’étale là devant moi, cette ville, comme un monstre menaçant, et qui exige de moi toutes mes forces, toute ma santé, toute ma vie ; — et, en même temps, par un horrible contraste, elle ne s’inquiète nullement de la destinée qui m’est faite. Elle s’étale là, et il faut que je me soumette à elle, — à elle qui me prend tout, et qui ne me donne rien en échange !

« Une seule issue s’ouvre devant moi, devant toute la corporation dont je fais partie. Il faut que nous, les médecins, nous nous unissions, il faut qu’avec nos forces mises en commun nous combattions le monstre, afin de nous conquérir une part meilleure et plus de liberté ! »

Je longeais la grande route qui traverse le faubourg. Par dessus les fossés, parsemés d’une herbe jaunâtre, s’allongeaient les passerelles de bois, toutes luisantes de rosée. Une fumée épaisse s’échappait des cheminées des usines, s’étendait sur les toits, comme un rideau étouffant et sombre. Le cocher s’arrêta près d’une maisonnette de bois brun.

Par un escalier raide et obscur, je montai au deuxième étage, et sonnai. Dans une chambre étroite, près d’une petite table, était assis un homme d’une trentaine d’années environ, au visage livide. Il portait une chemise bleue dont le col était ouvert. Sa moustache blonde, ainsi que sa barbiche, étaient pleines de sang. Près de lui, sur le plancher, il y avait une grande terrine ; elle était remplie d’une eau rougeâtre dans laquelle nageaient des caillots de sang. Une jeune femme, toute en larmes, cassait de la glace avec un couteau de cuisine.

— Pardonnez-moi, docteur, de vous avoir dérangé ! — dit l’homme en se levant vivement et en me tendant la main. — Je suis phtisique, — c’est clair, — et, par conséquent, j’ai des crachements de sang. Mais voilà ma femme qui me tourmente sans cesse : « Appelons le médecin, il faut le faire venir !... »

— Avant tout, mettez-vous au lit et ne parlez pas ! — dis-je en l’interrompant. — Il ne faut pas que vous prononciez une seule parole ! Ne vous agitez pas, ce que vous avez n’est pas dangereux !

— Mais je ne m’agite pas ! — fit-il en haussant les épaules ; et il s’assit sur le lit.

Je le fis étendre, puis, avec précaution, je plaçai mon stéthoscope sur sa poitrine. Rejetant en arrière sa jolie tête intelligente et douce, et mordant ses minces lèvres ensanglantées, il regardait le plafond à travers ses paupières mi-closes.

— Quel est le métier de votre mari ? demandai-je à la jeune femme, lorsque j’eus fini l’auscultation. Elle était assise près de la table, des larmes coulaient sur ses joues, et elle me regardait tristement.

— Il est fondeur, il travaille dans la fabrique de N... Mon Dieu, mon Dieu, il n’a que trente ans... et comme il était fort ! Les vapeurs du cuivre lui ont rongé les poumons !

Elle se mit à sangloter, et se couvrit le visage de ses mains.

— Assez, Katia, que fais-tu là ? Mais ce que j’ai n’est pas dangereux le moins du monde ! — dit le fondeur, d’un ton à la fois impatient et doux. — N’as-tu pas entendu, le docteur dit la même chose ! Avec des crachements de sang, on peut vivre jusqu’à cinquante ans, n’est-ce pas ? fit-il en se tournant vers moi.

— Oui, oui, sans doute, mais ne parlez pas, restez tranquille ! Il y a même des cas où l’on guérit complètement !

Le fondeur restait étendu, et hochait la tête, affirmativement. Je me mis à écrire l’ordonnance.

— Mon Dieu, comme la vie l’a vite brisé ! — continua la femme avec un profond soupir. — Et puis, il faut que je vous dise, monsieur le docteur : il n’a jamais voulu se soigner, et comment a-t-il vécu ? Quand il revenait du travail, il se mettait toujours à lire des livres, et souvent il lisait toute la nuit ; ou bien il courait toute la soirée pour ses affaires. Il n’avait de forces que pour un homme, et il a travaillé pour deux !

Le malade commença à tousser, et, se penchant sur la terrine, il cracha un gros caillot de sang.

— Assez, assez, pourquoi racontes-tu tant de choses inutiles ? dit-il à demi-voix à sa femme, après avoir repris sa respiration.

Je restai là une demi-heure, cherchant à consoler et à tranquilliser la pauvre femme. La chambre était sans luxe, mais tout en elle parlait des goûts des habitants. Dans un coin s’entassait une pile de journaux, sur la commode et sur la machine à coudre il y avait un grand nombre de livres, dont les titres portaient quelques noms d’auteurs qui m’étaient chers et proches par la pensée.

Je sortis et remontai en voiture. Il faisait maintenant grand jour.

Le brouillard montait et s’éparpillait en lourds tourbillons gris ; çà et là, on apercevait des morceaux de ciel illuminés de soleil. Les rues étaient encore tranquilles, mais la fumée sortait déjà des cheminées des maisons ; derrière les vitres brillaient des samovars, et on apercevait des visages. Les passerelles, couvertes de rosée, se détachaient en bleu-noir sur les fossés. J’évoquai le sentiment que j’avais éprouvé en passant au même endroit une heure auparavant et en regardant les mêmes objets ; et ces pensées me semblèrent à présent singulièrement mesquines. Je ne puis pas dire que j’en avais honte ; il me semblait simplement singulier et incompréhensible que j’eusse pu me laisser aller à de telles pensées.

Nous devons nous unir pour le combat contre la vie moderne : oui, certainement ! Mais qui, « nous » ? Les médecins ? Évidemment nous pouvons tâcher d’améliorer la situation de notre confrérie, en perfectionnant nos moyens d’aide mutuelle et plusieurs autres choses de ce genre. Mais la lutte large et fondamentale est impossible, si nous ne sommes animés que par la question d’argent. Notre situation est pénible, à coup sûr.

Mais le monde peut-il sérieusement nous plaindre quand il compare le sort qui nous est fait avec toutes les misères qui nous entourent ? Dans les fabriques de nattes, lorsqu’on engage un ouvrier, on lui pose comme condition essentielle de ne pas demander l’aumône dans la ville ; une ouvrière est forcée, chez nous, de se livrer au contre-maître, d’être une prostituée, pour le seul droit d’avoir du travail... Certes, ce serait très beau que nous puissions avoir des appointements aussi élevés que ceux des ingénieurs, que nous eussions un travail qui nous épuisât moins et qui nous mît à l’abri des soucis du lendemain. Mais cela est facile à dire. Les médecins des zemstwos reçoivent des émoluments dérisoires, oui, certes : mais il est impossible que, dans les villages, on leur fournisse de la viande et du vin, quand les habitants n’ont eux-mêmes pour toute nourriture qu’une croûte de pain noir. Les honoraires des médecins sont en général très minimes ; et, malgré cela, ils sont ruineux, non seulement pour les pauvres gens, mais même pour ceux qui vivent dans une aisance relative.

 

Non, l’issue ne saurait être celle à laquelle j’avais pensé ! Cette issue-là ne serait pas le combat d’un détachement dans les rangs d’une grande armée, ce serait la lutte d’un petit nombre de gens contre le reste du monde ; et c’est pourquoi elle serait infructueuse et absurde.

La vraie solution est ailleurs. Cette solution unique a pour principe la conscience que nous ne sommes qu’une petite fraction d’un tout formidable, dont aucune des parties ne peut s’isoler sans nuire à l’ensemble. Et c’est donc seulement par le progrès de ce que tout nous pouvons espérer le perfectionnement individuel qui nous conduira à une meilleure destinée.

 

 

FIN

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 avril 2016.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Cet Avant-Propos a été écrit pour la seconde édition du texte russe des Mémoires d’un Médecin.

[2] Comprendre l’esprit de la médecine n’est pas difficile : vous étudiez avec attention le microscome et le macroscome, pour, finalement, laisser aller les choses comme il plaît à Dieu.

[3] Beitrag zur Ætiologie des Hornrœhrentrippers, dans le Viertelsjahrschr. für Dermatol. und Syphilis, 1883, p. 3.

[4] Beitrag zur Ætiologie des Hornrœhrentrippers, dans le Viertelsjahrschr. für Dermatol. und Syphilis, 1883, p. 7-10.

[5] E. Bumm. Der Mikroorganismus der gonorrhœischen Schleimhanterkranhungen, 2e édit., Wiesbaden, 1887.

[6] Klinisches Jahrbuch, t. II, p. 199.

[7] Op cit., chap. IV.

[8] Deutsche med. Wochenschrift, 1891, n° 50 et Archiv für Gynœkologie, t. XLII (1892).

[9] D. med. Woch.

[10] Arch., p. 17, 28, 33, 37, 39.

[11] Berliner Klinisch. Wochenschr., 1892, n° 11, p. 238.

[12] Ein Beitrag zur Kultur des Gonococcus, Centralblatt für Gynœkologie, 1893, n° 8.

[13] Archiv fur Dermatologie und Syphilis, t. XXVIII, 1894, p. 304-306, 317-324.

[14] Virchow’s Archiv, t. IC, chap. II, 1885, pp. 263-264.

[15] Archiv für Gynœkologie, t. XXV, 1885, p. 114.

[16] Archiv für Gynœkologie, t. XXV, 1885, p. 113.

[17] Archiv für Dermat. und Syphilis, 1894, t. XXVIII, p. 32.

[18] The Lancet, 1835-1836, vol. II, p. 132.

[19] The Lancet, 1836-1837, vol. II, pp. 535, 536, 538, 620, 621.

[20] Ibid., p. 539.

[21] Annales des maladies de la peau et de la syphilis, publiées par A. Cazenave, vol. IV, 1851-1852, p. 44.

[22] Vierteljahrschr. für d. prakt. Heilkunde, Prague, 1851, t. I, pp. 124-126.

[23] Ibid., pp. 126-128.

[24] Verhandlungen der phys. medec. Gesellschaft in Würzburg, t. III, 1852, p. 391.

[25] Ærtzliches Intelligenz-Blatt, 1856, n° 35, pp. 425-426.

[26] Voïenno-Medic. Journal. n° 77, 1860, pp. 423-427.

[27] Lektsyiobschtchney Terapiy, n° 1, Saint-Pétersbourg, 1879, p.66.

[28] Bulletin de l’Académie impériale de Médecine, t. XXIV, Paris, 1858-1859, pp. 888-890.

[29] Gazette hebdomad. de méd. et de chirurgie, 1859, n° 15.

[30] Annalen des Charité-Krankenhauses, t. IX, fascic. 1, 1860, pp. 167-168.

[31] Würzburger Medicin. Zeitschrift, 1862, t. III, pp. 146,148, 174.

[32] Hermann Zeissl, Manuel de la Syphilis, Saint-Pétersbourg, 1866, p. 29.

[33] The Lancet, 1875, vol. II, p. 122.

[34] Vidal (de Cassis). Les Maladies vénériennes, 1857.

[35] Gazette Médicale de Paris, 1846, cité par Lancereaux, Leçons sur la syphilis.

[36] E. Finger, Die syphilis und die vener. Krankheiten. Vienne, 1886, p. 7.

[37] Gaz. Hebdomad., 1864, p. 706.

[38] V.-M. Tarnovsky. Kours venerytcheskich bolesniey. Saint-Pétersbourg, 1870, p. 67.

[39] V.-M. Tarnovsky. Kours venerytcheskich bolesniey. Saint-Pétersbourg, 1870, p. 64.

[40] Journal de la Société des Médecins de Kazan, 1881, p. 12.

[41] Article de Bautler sur la Syphilis dans le Manuel de Pathol. et Thérapeut., de Simson, t. III, 1re partie, Charkoff, 1886, p. 84.

[42] Lancereaux, op. cit., p. 614.

[43] St-Petersburg. Med. Wochenschrift, 1876, n° 23.

[44] Centralblatt für Bakteriol. Paras, 1887, t. I, p. 131.

[45] De Fehleisen. Die Ætiologie des Erysipeles. Berlin, 1883, pp. 21-23.

[46] Lot. cit., p. 29.

[47] Berlin. Klinisch. Wochen., 1888, n° 21.

[48] Compte-rendu des séances de la Société Impériale des Médecins du Caucase, 1878-1879, n° 8, p. 167.

[49] Centralbl. für Bakter. und Paras, t. IV, 1888, p. 369.

[50] British Medical Journal, 1874, vol. I, pp. 687, 723, 727.

[51] Qu’ai-je, si je n’ai pas tout?

[52] Sur la plainte du père, le corps de l’enfant fut exhumé. L’autopsie eut lieu en présence du juge d’instruction et de quatre experts : on trouva que l’enfant était mort étouffé par les peaux diphtériques, et que l’opération avait été très bien faite.