LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES —
Zinaïda Venguerova
(Венгерова Зинаида Афанасьевна)
1867 – 1941
LA FEMME RUSSE
1897
Article paru dans la Revue des revues, vol. 22, 1897.
Voir les articles précédents publiés par la Revue des Revues sur La Femme Roumaine, par S. M. la Reine de Roumanie (Carmen Sylva) ; La Femme Française, par Mme Alphonse Daudet ; La Femme Allemande, par Mme Laura Marholm ; La Femme Espagnole, par Mme Emilia Pardo Bazan ; La Femme Polonaise, par Mme Eliza Orzeszko, etc.
Mme Wenguerow n’est point une inconnue pour nos lecteurs. À plusieurs reprises, nous avons eu l’occasion de citer ses admirables critiques littéraires qui, publiées dans les revues russes et entre autres dans le Viestnik Evropy, ont fait connaître à la Russie les plus grands auteurs de l’Occident et principalement de la France, en la plaçant elle-même au premier rang des écrivains contemporains de son pays. (Note de la Rédaction.)
Elle a l’âme mystique et l’esprit actif. Ses actions sont libres et encore plus ses sentiments. Telle l’image de la femme russe apparaît dans la perspective historique, telle aussi elle se révèle sur le fond de la vie contemporaine. Dans le caractère national l’énergie de la femme russe, son acharnement à pousser jusqu’au bout toute idée, son esprit d’initiative, compensent la nature plus inerte des hommes. Les Russes, comme les Slaves en général, penchent plutôt à subir les élans, à creuser les idées morales, qu’à les réaliser dans la vie. Il est réservé à la femme de mettre en pratique ce qui dort dans la nature slave, richement douée, mais peu entreprenante. Dans tout mouvement social en Russie, les femmes occupent le même rang que les hommes, souvent même elles marchent à la tête, ayant une volonté plus ferme, sinon un esprit plus large et une âme plus généreuse. D’autre part, les idées qui sont en dehors des préoccupations matérielles trouvent un écho dans l’âme de la femme russe, en réveillant le sentiment mystique qui est au fond de son être.
Cette nature complexe — un esprit calme et pratique joint à une âme exaltée — fait de la femme russe l’être énigmatique qui attire les artistes et les poètes. Au-delà des frontières russes, ce type paraît encore plus étrange que dans le pays même où il s’est formé, durant les longs siècles de la vie nationale. Nos romanciers, Dostoïevsky et Tourgenieff, ont été les premiers à révéler à la France et autres pays de l’Europe occidentale la nature intime de la femme russe, pleine d’originalité, réservée dans sa manière d’être, mais très indépendante de caractère. Ils ont montré ce qu’il y avait d’imprévu dans ces natures primesautières, tantôt naïves et sauvages dans les élans passionnels, tantôt surprenantes de profondeur d’esprit et d’entendement, ou encore accomplissant très simplement des actions sublimes qui font penser aux chrétiens des premiers siècles.
Le type de la femme s’est considérablement modifié de nos jours.
On voit apparaître dans tous les pays de l’Europe la « femme nouvelle », qui fait beaucoup parler d’elle et qui modifie à elle seule l’aspect de la vie sociale. En France et en Angleterre « la femme nouvelle » aspire à l’abolition des préjugés qui l’enchaînent et à l’indépendance matérielle. Le nord scandinave et Ibsen, son prophète, ont fait connaître un autre type de la « femme nouvelle ». La rupture avec le passé se fait chez elle dans le domaine des idées morales, elle a soif d’une liberté presque mystique, c’est l’idéal anarchiste doublé d’un sentiment esthétique très développé, la recherche de la beauté non seulement dans l’art, mais surtout dans la vie et les actes.
La Russie ne prend point part à cet épanouissement du féminisme, et cependant la femme russe est celle qui se rapproche le plus de l’idéal nouveau. Mais ce qui constitue une chose nouvelle pour l’Europe occidentale n’est pour la femme russe que la fidélité aux traditions nationales. La femme russe a été depuis les temps les plus reculés ce qu’est devenue ailleurs la « femme nouvelle ».
Il n’est guère besoin de soulever la question féministe en Russie et de plaider sa cause, puisque, au fond, elle est gagnée depuis longtemps. Les conditions extérieures de l’existence liaient la femme dans l’ancienne Russie ; et les lois entravent sa liberté aujourd’hui encore. Mais elle a toujours joui de la liberté morale et de l’égalité sociale. Si le féminisme s’est introduit en Russie comme dans les autres pays, il lutte surtout contre les obstacles matériels, qui s’opposent à l’exercice de diverses professions par les femmes ; il s’occupe de l’instruction de la femme dans les basses classes, de l’amélioration des conditions du travail, etc. Le côté moral de la question n’a aucun besoin d’avocat. D’autre part, cette poursuite d’un idéal de liberté auquel aspire si passionnément la femme scandinave, n’existe pas pour la femme russe. Moralement libre elle-même au temps du servage, elle est devenue plus indépendante encore avec l’émancipation.
Il est curieux, en étudiant la femme russe de nos jours, de voir se perpétuer en elle les traditions séculaires ; ce mélange d’indépendance d’esprit, de candeur d’âme et d’élans mystiques date de très loin en Russie. La femme nouvelle, qu’on pourrait croire une création de notre époque, s’est manifestée déjà dans les princesses régnantes, les abbesses de l’ancienne Russie, dans les femmes de la noblesse, très originales en leur dévotion, dans les bourgeoises enfermées dans les gynécées, et surtout dans les femmes du peuple.
Ces dernières, du reste, ont plus que toutes les autres conservé jusqu’à nos jours l’individualité foncière de leur caractère.
Le type national de la femme russe se retrouve surtout dans les grandes figures des anciennes héroïnes ; l’originalité, qui apparaît moins dans la vie quotidienne des masses, prend un relief particulier lorsqu’il s’agit des natures exceptionnelles. Entre autres grandes figures de l’ancienne Russie, citons la princesse Olga, femme du chef païen Igor et la première des chrétiennes russes. Toute sa vie respire la liberté sauvage et, en même temps, la tendresse d’un tempérament mystique. Ayant embrassé le christianisme par conviction, elle mit le zèle d’une néophyte à le répandre dans son pays. En même temps, devenue princesse régnante, elle témoigna toute la fermeté, l’activité et la perspicacité d’un esprit pratique, sut déjouer les intrigues de la cour byzantine et ménager le très rusé empereur grec.
La politique attirait les natures autoritaires parmi les femmes et nous en rencontrons beaucoup qui jouent un rôle important dans l’histoire russe. On trouve dans leur rang des princesses régnantes, des impératrices même, la princesse Olga, l’impératrice Anne, pour ne citer que celles-là. Mais il y eut plus souvent encore des femmes à la tête des mouvements politiques à toutes les époques. Marfa Posadniza fut une figure remarquable en ce genre, une vraie républicaine à une époque demi-barbare. Elle gouverna au XVe siècle la république de Nowgorod et défendit l’indépendance de cette ville contre l’invasion moscovite. Sophie, sœur de Pierre le Grand, parvint, grâce à son irrésistible volonté, à faire tomber les murs du gynécée (le Terem), qui emprisonnait la femme dans l’ancienne Russie ; elle prêcha l’émancipation de la femme par l’exemple de son esprit libre.
La boïarine Morosoff fut une héroïne d’autre sorte. Elle poursuivit, avec fanatisme, un idéal religieux et se fit martyre par esprit de dévouement aux dogmes de sa secte. Jusque dans l’histoire de nos jours on trouve des figures de femmes dans tous les troubles politiques. Elles font penser aux héros de l’antiquité par la fermeté et la force du caractère, et aux martyres chrétiennes par leur extrême simplicité et leur douceur. Elles vont tranquillement à l’échafaud et expient dans les prisons et les mines de Sibérie leurs rêves de liberté. Chez les femmes de l’ancienne Russie cette poursuite d’un idéal de liberté était d’autant plus intense que les conditions de leur vie étaient défavorables à tout développement intellectuel. On sait combien était étroite la sujétion de la femme de l’ancienne Russie, surtout dans les hautes classes et dans la bourgeoisie.
Le régime qui y sévissait était d’origine à la fois tatare et byzantine.
L’ascétisme byzantin méprisait la femme comme un être impur ; l’Orient musulman enfermait la femme dans des gynécées ; et la femme russe, victime de ces deux influences, passait sa vie dans la réclusion, tout en restant libre dans son cœur, comme étaient libres les chrétiens primitifs, même lorsqu’ils étaient esclaves de païens puissants. Quant à la femme du peuple, son sort fut de tous les temps très dur, et il l’est encore. Nekrasoff, le poète des misères du peuple, a exprimé dans quelques vers suggestifs toute la tristesse de cette vie d’esclave, soumise aux plus durs labeurs : « Il y a trois sorts cruels dans le monde : le premier est de naître enfant d’esclave, le second d’obéir toute sa vie à un esclave, le troisième de donner le jour à un esclave. Et tous ces destins si lourds pèsent sur la femme de la terre russe ».
Mais en même temps elle jouit d’une grande indépendance morale.
La femme est très considérée dans le peuple ; on la consulte dans les grandes circonstances et c’est elle qui est chef de famille après la mort du mari, alors même qu’elle a des fils adultes. Elle jouit du droit de propriété foncière, de l’indépendance légale ; la femme âgée est vénérée tout particulièrement, son âge implique la sagesse. Possédant une activité intellectuelle plus grande que les hommes, elle a su inspirer un respect qui est presque une crainte superstitieuse chez les paysans. Dans les temps anciens on attribuait aux femmes des pouvoirs surnaturels, on les craignait comme des magiciennes.
Les femmes sont les gardiennes de la poésie populaire, créatrices des chansons et des contes dans lesquels s’est révélé le trésor de la langue russe et où puisent les écrivains.
Ces qualités intellectuelles de la femme du peuple se retrouvent dans le type si original de la nourrice, la « niania », qui joue un rôle considérable dans l’histoire de la société russe. La nourrice donnait à l’enfant qui lui était confié un trésor infini d’amour et restait le plus souvent son amie et sa conseillère pour toute la vie. L’influence de la femme du peuple était très salutaire aux générations grandissantes, elle était le contrepoids de la démoralisation qu’apportait avec elle l’époque du servage ; la « niania » avec ses récits et ses conseils préparait dans les enfants qui étaient à sa charge les futurs auteurs de l’émancipation. Une figure sympathique et très connue dans la littérature actuelle est par exemple la célèbre « niania » du poète Poushkine, Anna Radionovna, le bon génie de son enfance et l’amie qui partagea plus tard son exil. C’est à elle, disait-il, qu’il devait une partie de ses inspirations. En effet, si Poushkine est devenu le régénérateur de la langue, s’il fut un génie profondément national, c’est que sa « niania » l’avait conduit en quelque sorte par la main aux sources des traditions populaires et que dans les longues soirées qu’elle passa avec lui à la campagne, elle chantait l’histoire de l’oiseau bleu par delà la mer et tant d’autres.
Dans la vie de famille la femme du peuple n’était guère libre en Russie et une longue série de chansons populaires indique la dureté de son existence ; dans la maison de ses parents d’abord, et ensuite dans la maison du mari, dont les femmes parlent avec haine et effroi. Mais il y a dans ces chansons un trait particulier. Le sentiment de liberté inné à la femme russe protestait contre cette servitude et la femme opposait à la tyrannie domestique une vie intérieure où elle restait entièrement maîtresse de ses sentiments et de ses idées.
Enchaînée à un mari qu’elle déteste le plus souvent, elle a toujours quelqu’un de son libre choix qu’elle aime profondément, hardiment, au mépris de toutes les conventions. Elle ne se croit pas criminelle en aimant un autre homme que son mari ; au contraire, son attachement à l’élu de son cœur la relève de son avilissement à ses propres yeux.
Elle brave avec joie les souffrances que lui apporte son amour, le courroux de son mari, les coups, les invectives. Mainte chanson populaire glorifie l’adultère : la femme y parle sans réserve de la haine que lui inspire son mari, de son amour pour un autre, et des brutalités qui l’attendent lorsqu’elle rentrera de chez son amant. Jamais un mot de repentir ; elle se croit libre de cœur et achète cette liberté en subissant sans protester la dureté de sa vie.
Le passé historique de la femme russe montre combien une certaine liberté d’âme était essentielle à sa nature. Lorsque tout était obstacle à la manifestation de son individualité, elle trouvait toujours quelque moyen de se montrer indépendante dans sa vie intime.
Mais pour que la nature de la femme russe apparût dans toute l’étendue de ses forces, il fallut que l’horizon de sa vie s’élargît et que la femme devînt un membre admis dans la société sur le pied d’égalité.
À partir de la fin du dernier siècle, la femme russe a commencé à prendre une part active à la vie sociale. Depuis lors jusqu’à nos jours, s’étend une série ininterrompue de femmes qui se sont fait remarquer dans les divers domaines de la vie intellectuelle : elles témoignent autant des forces créatrices de la femme russe que de leur esprit pratique. Viennent avant toutes les femmes auteurs, de la célèbre comtesse Daschkoff, amie de Catherine la grande, à celles entre les femmes écrivains de nos jours qui ont su se faire un nom au-delà des frontières de leur pays. Les femmes auteurs au XVIIIe siècle et au commencement du XIXe présentent peu de traits typiques au point de vue national. L’influence française, très grande à cette époque, s’exerça sur elles. La comtesse Daschkoff, présidente de l’Académie, femme brillante, mondaine, pleine d’esprit et de tact, rappelle les Françaises des salons du XVIIIe siècle.
Elle charmait par sa manière d’être, facilitait les rapports des gens opposés par leurs idées et formait un centre intellectuel dans la société de son temps. Mais son rôle ne fut que celui d’intermédiaire ; son talent littéraire était médiocre et personnel. Ce même caractère français se manifeste chez plusieurs femmes qui eurent des salons littéraires à Saint-Pétersbourg et à Moscou au commencement de notre siècle. Telles étaient par exemple la princesse Zénaïde Wolkonsky, Alexandra Smirnoff et autres. Il y a plus d’originalité dans l’œuvre de deux femmes poètes du commencement du siècle, romantiques toutes deux mais douées l’une et l’autre d’une individualité intense ; c’étaient la comtesse Rostopchine, auteur de poésies insouciantes et épicuriennes, et Julie Jadovsky, qui chanta dans des élégies son amour malheureux. La comtesse Rostopchine montre dans ses vers toute la fierté provocante de la femme russe, sûre d’elle-même ; elle ne cherche point d’appui dans l’amour qu’on a pour elle :
« Qu’il cesse de m’aimer, qu’il me trahisse, qu’importe ! » s’écrie-t-elle.
Julie Jadovsky est l’exemple d’une nature opposée, mais aussi essentiellement féministe ; elle sait aimer, garder sa foi et surtout souffrir.
Elle berce sa douleur et la chérit à l’égal d’un trésor, « de même qu’un esclave qui chemine lentement tenant entre ses mains une coupe précieuse remplie jusqu’aux bords ». Ces deux femmes poètes sont romantiques comme l’époque à laquelle elles vivaient. Aux courants littéraires qui ont succédé au romantisme appartiennent des femmes très remarquables. Dans la seconde moitié du siècle se signala par son talent réaliste Marie Khvostchinsky, qu’on surnommait de son vivant la George Sand russe. Beaucoup d’autres ont manifesté à la même époque un grand talent littéraire, par exemple Marie Wovchek, Zénaïde Rva, Sohansky-Rohanovsky, etc. Toutes ces femmes, réalistes par le genre de leurs écrits, témoignent surtout d’une grande hardiesse dans leurs jugements sur la vie et d’une sincérité absolue dans l’étude qu’elles en font.
Plus nous nous rapprochons de notre époque, plus s’affirme l’originalité de la femme dans la production littéraire. Une figure très particulière et en même temps typique pour la femme russe est par exemple Marie Bashkirtcheff. Cette frêle jeune fille n’a pas atteint dans la peinture les sommets qu’elle rêvait et n’y fit preuve que d’un talent de second ordre. Elle ne fut qu’une ombre de son maître, Bastien-Lepage, qu’elle suivit en disciple docile. Mais elle n’en est que plus remarquable par le fond de sa nature primesautière.
Lorsqu’elle travaillait à son « journal », sans soupçonner peut-être qu’il allait lui apporter une grande gloire posthume, elle créait un nouvel état d’âme en Europe. De son vivant cette tendance d’esprit n’avait pas encore de nom ; c’est plus tard seulement, quand elle se fut propagée et affermie, que fut inventé le mot «décadence ». Marie Bashkirtcheff fut, sans le savoir, la première décadente, le premier prophète du culte du « moi ». La jeune fille slave, élevée sur le sol français, transporta dans sa patrie d’adoption la mélancolie du paysage russe, une soif mystique de l’impossible, une persévérance vraiment féminine, l’énergie au travail et une volonté qui n’a connu d’autre obstacle que la mort. Le milieu artistique et littéraire dans lequel elle vécut en France développa chez elle un goût raffiné ; et ce mélange d’influences extérieures et d’une nature essentiellement russe fit naître l’égotisme et l’esthétisme un peu triste que révèle le « Journal de Marie Bashkirtcheff ». Ces tendances ont été exagérées par les écoles littéraires qui suivirent ; elles sont devenues artificielles et maniérées, mais elles remontent par leur origine à l’âme tendre et naturellement raffinée de la jeune fille, héritière de l’amour de toute une race esclave pour la liberté, et qui souffrit des conventions de la vie.
Une autre femme russe fit preuve d’une grande originalité intellectuelle dans un domaine qu’on croirait tout étranger à l’esprit féminin, dans le domaine théologique. Ce fut Mme Hélène Blavatsky, la fondatrice bien connue de la théosophie en Angleterre et ailleurs. Nous n’avons pas l’intention de défendre l’intégrité morale de Mme Blavatsky. Elle a certainement usé de subterfuges pour la propagation de ses doctrines, ce qui d’ailleurs fut complètement révélé par l’enquête de la Société psychologique ; toutefois on ne peut dénier à cette femme une force d’esprit étonnante et un grand talent littéraire. Démesurément corpulente, habituée à vivre dans le luxueux bien-être des résidences seigneuriales de Russie, elle renonça à cette existence facile dans l’intérêt de sa mission. Elle entreprit un voyage doublement périlleux pour elle, qui jusqu’alors ne pouvait presque pas bouger de son fauteuil, visita l’Inde, sut gagner les sympathies des indigènes si défiants d’ordinaire, pénétra jusqu’au fond des sanctuaires hindous, inaccessibles aux Européens, et créa une doctrine religieuse, puisée surtout aux anciennes sources bouddhiques. Elle passa ensuite sept ans dans les montagnes d’Asie, — au Thibet, affirme-t-elle, — avec des radji-yogy, ces sages miraculeux qui sont entourés de légendes sans fin. Puis elle revint, d’abord en Amérique, ensuite en Angleterre, écrivit un livre sur son voyage dans les Indes — ouvrage admirable au point de vue artistique. Vinrent ensuite ses livres mystiques, par lesquels elle conquit à ses idées un grand nombre d’esprits distingués. Elle devint en quelque sorte un personnage sacré, rassembla autour d’elle toute une communauté de fidèles. La grande dame russe, un peu familière dans ses habitudes calmes, se transforme en un être mystique qu’on nomme par ses seules initiales (H. P. B.), à laquelle on attribue des miracles et qui devient le centre d’un culte religieux. Pour prendre cet ascendant sur les esprits, Mme Blavatsky a du être une nature singulièrement puissante, en dépit de ses actes qui souvent manquèrent de la plus élémentaire honnêteté. Elle allia à une force intellectuelle hors de pair une grande simplicité, une grande bonhomie même. Les nouveaux adeptes croyaient venir dans un sanctuaire, voir apparaître la pythonisse, qui prononcerait des paroles sacrées et les courberait sous sa majesté.
Mais celle qui les attendait en réalité était une femme énorme, enfouie dans un large fauteuil, fumant sans cesse des cigarettes, gaie et souriante, causant avec verve des choses les plus insignifiantes, et en même temps hypnotisant ses auditeurs par le regard obstiné et froid de ses yeux gris, effrayants de grandeur. Une bonne femme épaisse aimant ses aises, une missionnaire ardente, une voyageuse intrépide à travers les déserts des Indes et une mondaine spirituelle qui s’intéressait aux menus faits de la société autour d’elle — tout cela s’est réuni dans cette femme étrange qui sut non seulement être libre, mais dominer.
Marie Bashkirtcheff et Hélène Blavatsky ont affirmé l’ascendant de la femme russe sur les esprits dans l’Europe occidentale. Et leur influence est due moins aux qualités de leur esprit qu’à l’originalité de leur nature sincère et libre, simple et en même temps mystérieuse, offrant à tout instant des aspects inattendus. Un troisième exemple de force intellectuelle, c’est Sophie Kovalevsky. Elle nous intéresse surtout comme type supérieur de la femme russe. En dehors de ses aptitudes scientifiques, qui font d’elle l’égale des mathématiciens les plus renommés en Europe, sa nature offre des qualités proprement russes. Elle eut un besoin infini de production intellectuelle et une inquiétude morale qui forme un contraste singulier avec la carrière scientifique qu’elle choisit. Tout en étant mathématicienne, Sophie Kovalevsky était artiste et il lui restait dans l’âme des élans et des tristesses que la science positive ne peut guère assouvir. Sa volonté très ferme lui facilita la carrière scientifique mais ne parvint pas à enfermer toutes les forces de son être dans les cadres d’une vie de professeur savant. La complexité d’une âme ardente la brisa prématurément en plein travail intellectuel. Elle est morte encore jeune et son nom demeure comme celui d’une savante et d’une artiste ; pour ceux qui l’ont connue, c’était un esprit rare, d’âme aussi haute que triste.
De nos jours le nombre des femmes écrivains en Russie s’accroît toujours. Le trait qui les distingue le plus des femmes de lettres dans les autres pays est celui de ne pas s’occuper presque exclusivement de la question féministe. Elles n’ont pas le sentiment et la vocation d’être surtout et uniquement des femmes et ne s’inspirent pas des droits des femmes plus que d’autre chose. Elles participent au mouvement littéraire général et si leur nature féminine paraît dans leurs œuvres, elle se manifeste plutôt par la hardiesse des idées et la tendance à aller jusqu’au bout dans le chemin tracé, que ce soit le réalisme qui cherche uniquement la vérité ou l’art symboliste de nos jours avec sa tendance à sacrifier tout à la beauté. Citons parmi les femmes écrivains, romanciers ou poètes les plus connues, Mmes Mikoulich, Manir, Hippius, Schapir, Krestovsky, Smirnoff, Qourewitch.
Les femmes auteurs en Russie représentent surtout les forces créatrices et l’âme mystique et saine en même temps de la femme russe.
Un autre côté de sa nature, son esprit actif et son aptitude au travail intellectuel la poussent au choix des professions qui ont un contact immédiat avec la vie. Médecins, institutrices, membres actifs des organisations sociales de toute sorte — voilà ce que devient un grand nombre de femmes dans la classe intellectuelle. La médecine fut la première carrière ouverte aux femmes en Russie et les résultats atteints par les femmes médecins font leur juste gloire, d’autant plus qu’elles eurent jusqu’à nos jours à lutter contre des obstacles de toute sorte.
L’existence d’une école de médecine n’a pas été de longue durée. Les premières femmes médecins russes ont fait leurs études en Suisse ; c’était une avant-garde de femmes remarquables. Chose curieuse — la première femme médecin russe, peut être la première femme médecin en Europe dans la seconde moitié de notre siècle, appartenait au peuple. C’est Mme Nadejda Soussloff, fille d’un paysan, serf affranchi. Reçue médecin à Zurich en 1867, elle a continué jusqu’à présent à exercer sa profession et appartient à l’élite du corps médical à Saint-Pétersbourg.
C’est en 1870 que, sous la pression de l’opinion publique et au milieu d’un courant d’idées libérales dans les sphères gouvernantes, fut créée l’école de médecine pour les femmes ; les maladies des femmes et d’enfants furent d’abord l’unique objet de leurs études ; puis elles furent admises à l’étude complète des sciences médicales. Dès le commencement, les femmes se distinguèrent dans la carrière qu’on leur ouvrait. L’épreuve de leurs forces ne se fit pas attendre : vint la guerre de 1877 et un grand nombre d’étudiantes qui n’avaient que le temps de terminer leurs études, s’engagèrent dans l’armée. Les témoignages des autorités militaires certifient qu’elles accomplissaient leurs devoirs avec un courage et un zèle hors ligne et, pendant les épidémies qui sévissaient dans l’armée, elles étaient les premières à sacrifier leur vie en soignant les malades. Une de ces nobles victimes de l’ardeur professionnelle fut la baronne Wrevsky, jeune et belle femme du monde qui périt de la fièvre typhoïde dans quelque coin abandonné ; sa vie toute de dévouement et sa mort ont été glorifiées par Tourgenieff dans un de ses « récits en prose ». Dans les épidémies qui suivirent — le choléra, la fièvre typhoïde, la diphtérie, etc., — les femmes combattirent toujours aux premiers rangs et leurs mérites furent l’objet des constantes louanges.
Pendant dix années (1870-1880) l’école de médecine subsista, fournissant toujours de nouvelles générations de femmes médecins qui se répandaient dans le pays, apportant le secours de leur art et la lumière intellectuelle dans les districts ruraux, qu’elles préféraient aux grandes villes. En 1880 les portes de l’école de médecine se fermèrent devant les nouvelles aspirantes par suite d’une cause toute fortuite : le ministre de la guerre dans le ressort duquel se trouvait l’école de médecine jugea cet état de choses contraire aux intérêts de son ministère et proposa de transmettre la direction de l’école à quelque autre corps organisé, à la municipalité de la ville par exemple. Des difficultés survinrent et aboutirent à la fermeture provisoire de l’école. Depuis de nombreuses donations privées constituèrent un capital assez considérable (41.000 roubles de revenu), destiné à la fondation d’une nouvelle école de médecine autorisée enfin après une lutte de tant d’années. L’inauguration de l’école ressuscitée est définitivement fixée pour l’année 1898. Les résultats de la première période d’études médicales, c’est-à-dire des années 1870-1880 sont très significatifs : le nombre des femmes médecins durant cette époque fut de 959 et on a des renseignements précis sur 540 d’entre elles. 132 femmes médecins habitent des capitales et se font surtout remarquer comme médecins de districts au service de la ville (doumskie wratchy), — fonction très dure et qui demande plus de dévouement pour les souffrances humaines que d’esprit de lucre, le salaire offert par la ville étant minime. La plupart des autres se sont consacrées au service des « Zemstvos » et ont su gagner la confiance des classes les plus pauvres de la population. Moins exigeantes que les hommes pour le salaire et le confort de la vie, elles se chargent même souvent du travail inférieur de garde-malades, lavent des blessures, font des pansements et se conduisent en sœurs de charité avec des connaissances supérieures. Et à côté des soins médicaux, les femmes médecins exercent une influence morale dans les petits pays où elles s’exilent volontairement : étant en rapports constants avec la misère et l’ignorance de la masse du peuple, elles sont les premières à fournir aux malheureux le secours de leur propre intelligence et de la pitié.
Les institutrices des écoles primaires son généralement dans le même cas. Beaucoup de jeunes filles se trouvent heureuses d’aller quelque part dans les provinces éloignées, dans les campagnes pour y donner l’instruction. Les « Zemstvos » paient les institutrices très modestement — on peut à peine exister avec ce salaire infime — mais les jeunes institutrices sont généralement si pleines d’enthousiasme qu’elles n’envisagent pas les côtés tristes de leur existence. Il faut posséder un véritable amour du peuple pour faire ce qu’elles font, et cet amour existe. D’autres femmes plus riches sacrifient à la cause de l’instruction du peuple non seulement leur temps et leur forces, mais aussi leur fortune. On manque souvent d’autorisation du gouvernement pour fonder des écoles et on ne manque presque jamais d’argent. Citons comme exemple une jeune femme, Alexandrine Steven, qui à elle seule a fondé 50 écoles dans le gouvernement de Toula ; et son mérite est d’autant plus grand, qu’elle doit soutenir une lutte perpétuelle contre les autorités locales qui l’accusent d’athéisme et d’idées dangereuses. Dans le midi de la Russie, à Charkoff, une autre femme, Mme Alcheffsky, institua des écoles modèles et forma autour de son œuvre toute une armée d’institutrices qui luttèrent avec un zèle et une énergie surprenante contre l’ignorance des masses. L’histoire de ces écoles, des conférences et des lectures populaires inaugurées par Mme Alcheffsky et ses collaboratrices forme une belle page à l’actif des femmes russes.
Dans les grandes villes, dans les capitales surtout, il y a des écoles du dimanche autour des grandes usines, et où les ouvriers adultes viennent chercher l’instruction. Le travail des instituteurs est gratuit et ce sont surtout les femmes qui y professent. Dans une autre organisation sociale, le « Comité d’instruction du peuple », la plupart des membres étaient des femmes. Le comité avait pour programme de publier des livres instructifs et populaires sur tous les sujets, de même que des ouvrages purement littéraires, les classiques russes et étrangers, et de répandre ces livres dans toutes les parties de la Russie, jusqu’en Sibérie même. Les résultats atteints furent très grands, le choix des publications éveilla le désir d’instruction dans les masses et les livres vendus à des prix très bas (5, 10 centimes de petits volumes très soignés, même illustrés) se répandirent en quantités énormes. Personne en Russie n’hésite à attribuer ce succès aux femmes, qui se consacrèrent à l’œuvre avec toute l’énergie qu’on leur connaît. Il est bien regrettable que l’œuvre du comité d’instruction du peuple ait été détournée de son cours. On le fit entrer dans le ressort du ministère de l’instruction publique et on supprima ainsi toute intervention privée. Les femmes qui apportaient à leurs fonctions l’amour de la cause qu’elles soutenaient sont remplacées par les employés payés par le gouvernement. Le résultat de cette substitution ne tarda pas à se manifester ; on ne publie plus de livres et le comité n’existe que par le nom.
Dans le travail intellectuel qui s’accomplit actuellement en Russie les femmes sont pour beaucoup. L’instruction primaire des masses se fait par elles et pour elles-mêmes elles aspirent à l’instruction supérieure, affluant aux universités de femmes dans les capitales, s’appliquant aux sciences et aux lettres. Et toutes ces femmes, si divers que soit leur rang social et le but qu’elles poursuivent, témoignent des mêmes qualités d’âme et d’esprit que nous nous sommes efforcé à démontrer dans les femmes de l’ancienne Russie et dans la femme moderne. Si paradoxal que cela paraisse quand on n’envisage que les conditions extérieures de son existence, nous croyons sincèrement que la femme russe est la plus libre en Europe. Elle ne se sent pas exclusivement femme et on ne le lui fait pas sentir dans la société qui l’entoure : elle est avant tout et surtout un être humain, égal aux autres. Pour la société c’est un membre utile, énergique et inspirant l’énergie autour d’elle ; pour le psychologue c’est peut être quelque chose de plus — une âme pleine de ces contrastes qui seuls font la beauté.
Zénaïde WENGUEROW.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 28 octobre 2016.
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