LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE BULGARE

 

 

Ivan Vazov

(Вазов Иван Минчов)

1850 – 1921

 

 

 

 

UNE SERVANTE !

(Слугиня)

 

 

 

1893

 

 

 

 

 


Traduction de Jules Guillebert, parue dans la Revue des Français, vol. 4, 1909.

 

 

 


M. Ivan M. Vazoff, l’auteur de cette nouvelle, est par excellence un écrivain patriotique. Il est né à Sopot, dans la Bulgarie du sud, près de Batak, dont l’horrible massacre décida la Russie à prendre les armes pour délivrer les Bulgares. Il avait assisté aux tentatives de soulèvement qui amenèrent cette répression sauvage et il a décrit magnifiquement les affres de la population bulgare à cette époque terrible dans un roman qui a été traduit en français : Sous le joug.

Ivan Vazoff avait été envoyé par son père en Roumanie pour s’y perfectionner dans le commerce. Il y vécut au milieu des insurgés bulgares réfugiés dans ce pays et s’y occupa plus de poésie que d’études commerciales. Son roman Sans feu ni lieu, dont nous venons d’achever la traduction, est une véritable autobiographie. Après la libération de sa patrie, Vazoff suivit quelques amis politiques à Odessa, sous le ministère Stambouloff. Il étudia avec passion la littérature russe qui exerça une grande influence sur son œuvre.

Ivan Vazoff est le représentant des aspirations nationales de son pays. Il y a treize ans, ses compatriotes ont célébré avec enthousiasme le vingt-cinquième an de ses débuts dans les lettres et lui ont décerné unanimement le titre de « Poète national. » Comme poète, romancier et publiciste, il a été et il est encore d’une fécondité inépuisable. Il est toujours à la tête de la littérature bulgare. Le gouvernement lui a alloué une pension annuelle en récompense des services rendus au pays. Il est le premier bulgare dont les œuvres aient eu les honneurs de la traduction. (Note du traducteur)

 

 


La servante de Stoyan Rakoff avait quitté sa place au beau milieu de l’hiver. Cet accident, assez fréquent, est une véritable catastrophe pour un ménage à Sophia où les servantes ne se louent qu’au commencement de l’été ou à la fin d’octobre.

Stoyan Rakoff était chef de section dans un ministère et sa femme, jeune, jolie, très en vue, était vice-présidente de deux sociétés de bienfaisance. On s’imagine aisément la perturbation qu’apportait dans leur existence ce malheur domestique.

Madame Rakova, à l’église, en visites et jusque dans le sein de ses sociétés, ne tarissait pas en plaintes désespérées. — « Croyez-vous, Madame, que nous sommes obligées, ma grand-mère, ma mère et moi-même de laver le linge et que je dois descendre à la cuisine m’exposer aux mauvaises odeurs ! Je n’ai pas même le temps d’aller me faire tailler une robe nouvelle dont mon mari m’a acheté l’étoffe depuis longtemps ! Et Stoyantcho, le pauvre homme, lui, un chef de section, il va lui-même chercher de l’eau à la fontaine, le soir, quand il fait sombre, en cachant la cruche sous son paletot ; il porte même les plats au four chez le boulan­ger. Son garçon de bureau ne le ferait pas. A-t-on jamais vu malheur pareil ? »

Tous les vendredis, Stoyan Rakoff allait au marché et revenait de mauvaise humeur.

— J’ai cherché, disait-il à sa femme en rentrant ; j’ai offert des prix fous et pas une paysanne ne veut venir. Quelques-unes même me toisent insolemment. Ce ne sont plus des Chopes[1], mais des grands d’Espagne. Et les journaux socialistes osent nous parler du prolétariat bulgare ! Que le diable emporte les journaux et les écoles ! Qu’ils m’envoient une servante ou un domestique en bois ou en pierre et je les écouterai, et je me ferai peut-être socialiste, moi, un chef de section !

Tu ne parles pas sérieusement, reprenait Madame Rakova. Qu’est-ce que les socialistes ont à voir là-dedans ? Est-ce que les Chopes lisent les journaux ? Des servantes, on en trouve toujours. Pourquoi les autres en ont-ils ? Seulement, il faut savoir les con­server. Voilà notre dernière servante, Stoïla... Tu n’as pas voulu m’écouter et elle est partie. Maintenant nous sommes égarés comme des oies dans le brouillard.

— Que pouvais-je faire de plus ? répondait Rakoff en colère. Ce n’est donc rien que de donner une telle somme chaque mois, la nourriture, la robe et les chaussures ? Il ne reste plus qu’à dou­bler de suite les gages des servantes toutes les fois que l’on vou­dra nous les enlever. C’est plutôt toi qui les éloigne par ta grossièreté, quand tu te mets en colère. Est-ce que je ne t’ai pas entendue traiter Stoïla de cochonne, le jour où elle a cassé ta soupière de porcelaine ?

Un vendredi soir, les deux époux, maussades comme d’habi­tude, étaient assis devant le guèvetch[2] déjà froid, lorsque la porte s’ouvrit brusquement et la tête ébouriffée d’un Chope apparut.

— Bonsoir ! Excusez ! crie-t-il d’une voix de stentor, en ôtant son bonnet. Avez-vous encore besoin d’une servante ? Voulez-vous cette fillette ?

Et il poussait devant lui une petite fille à l’air effaré.

Les deux époux sursautèrent : le ciel s’ouvrait devant eux ; la voix du Chope leur paraissait plus suave que le chœur des Séraphins. S’ils avaient besoin d’une servante ? La belle demande ! Madame Rakova n’en croyait pas ses yeux. Mais non, ce n’était pas un rêve. Le paysan était bien là, dans toute sa majesté de Chope, avec sa figure abrutie, ses haillons et l’odeur nauséabonde de crasse et d’oignon qui flotte partout autour de ses pareils. La petite Chope, elle-même, était bien vivante, dégue­nillée, pouilleuse et chassieuse, comme il convient, avec son air de jeune veau ahuri.

Enfin, le bonheur entrait dans la maison.

Rakoff offrit aussitôt vingt-cinq francs par mois et, à sa grande surprise, le père accepta magnanimement, sans marchander. Il demanda ce que savait faire la fillette. Elle ne savait rien faire, n’ayant jamais été en service, mais qu’importe !

— À âne donné on ne regarde pas aux fers, chuchota Rakoff triomphant à l’oreille de sa femme.

— Je garderai ce petit souillon, quand ce ne serait que pour aller me chercher de l’eau, se disait Madame Rakova ; lorsque j’aurai trouvé une servante plus intelligente, je l’enverrai pro­mener. Ce nigaud de Chope croit-il que nous allons donner tant d’argent pour une bête sauvage ? Mais ne réveillons pas le chat qui dort.

Le Chope et sa fille furent traités en hôtes d’importance. On leur offrit le guévetch préparé par les mains délicates de Madame la vice-présidente de deux sociétés de bienfaisance. Dans la cui­sine éclairée a giorno, un grand feu égayait le banquet.

Rakoff et sa femme ne se lassaient pas de les contempler. Après le dîner, on leur donna un matelas moelleux, une couver­ture, un oreiller, et les deux époux se retirèrent dans leur cham­bre à coucher en leur souhaitant poliment une bonne nuit. Dans cette crise domestique, la plus grande politesse était de rigueur.

Le lendemain matin, lorsque Rakoff s’éveilla, sa femme était déjà levée ; elle n’était pas dans la chambre.

— Elle est allée sans doute montrer à la nouvelle servante comment on allume le feu, se dit Rakoff, et il se renfonce avec plaisir sous  la  couverture, car la bise soufflait avec rage au dehors.

Tout à coup Madame Rakova rentre, le visage effaré, boule­versé :

— Le Chope et sa fille n’y sont plus ! Ils ont dû partir de très bonne heure.

Rakoff saute à bas du lit.

— À la police ! Arrêtez-les ! s’écrie-t-il et il s’élance en caleçon dans le corridor. Cependant le froid le calme aussitôt, il s’aper­çoit de la folie de ses efforts ; il rentre dans la chambre à cou­cher où les deux époux restent quelques instants frappés de stupeur, les bras croisés, immobiles comme des statues.

— Tu les auras contrariés hier soir, dit enfin Rakoff à sa femme. Tu n’as pas su être douce, humaine avec la fille. Tu ne diras pas que c’est de ma faute ; j’ai offert trois fois plus que le père n’aurait demandé.

Madame Rakova n’acceptait pas ce reproche. Toute la respon­sabilité retombait sur le mari qui n’avait même pas songé à reti­rer la clef de la porte de la rue ; autrement le Chope et sa fille n’auraient pu s’enfuir.

Quelques mois plus tard, un jour de marché, Madame Rakova aperçut la petite Chope, héroïne de cette aventure, au milieu de paysannes qui vendaient des poulets. Elle la saisit par le bras et la secoua rudement :

— Pourquoi t’es-tu sauvée la fille ?

La gamine effrayée se recula et une des paysannes, sa tante, donna le mot de l’énigme à Madame Rakova. Le père n’avait pas l’intention de mettre sa fille en service ; mais il s’était attardé à Sophia et il ne voulait pas ouvrir sa bourse pour passer la nuit à l’auberge. Il avait usé de ruse pour se faire offrir l’hospi­talité chez les Rakovi.

Eh ! Ces imbéciles de Chopes !

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 juin 2013.

 

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[1] On appelle Chopes les paysans des environs de Sophia. Ces paysans sont d’une race spéciale, très arriérée et dont on ne connaît pas exactement l’origine.

[2] Plat national, sorte de ragoût de mouton très épicé.