LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE BULGARE

 

Ivan Vazov

(Вазов Иван Минчов)

1850 – 1921

 

 

 

 

LA BULGARE

(Една българка)

 

 

 

1899

 

 

 

 

 


Traduction de « Nad. », parue dans La Renaissance , année 3, n°2, 1915.

 

 

 

 


TABLE

I. 3

II. 7

III. 10

IV.. 16

V.. 20

VI. 25

 

 

 

 

I

LE 20 mai, l’an 1876, dans l’après-midi, — le jour même où fut anéanti le détachement de Botief dans les monts des Balkans, et où Botief lui-même tomba mortellement blessé, sous les balles de la bande tcherkesse conduite par le sanguinaire Dchambalas, — un groupe de femmes stationnait sur la rive gauche de l’Isker. Elles attendaient chacune leur tour pour se faire transporter en barque à Lutibrod, sur la rive opposée.

La plupart d’entre elles, se rendaient à peine compte des événements qui se passaient autour d’elles, et d’autres s’en souciaient fort peu.

Le passage incessant des troupes au delà de Wratza, qui durait depuis deux jours déjà, les laissait indifférentes, et ne les empêchait point de vaquer à leurs besognes ménagères.

De fait, il n’y avait que des femmes assemblées ici, car les hommes évitaient de se montrer. Bien que le lieu du combat entre les insurgés et les bandes tcherkesses fût assez éloigné de Lutibrod, le bruit de ces désordres avait pénétré jusque-là, et la terreur régnait parmi les hommes.

Des soldats turcs étaient venus le jour même au village pour s’emparer des suspects, postant des sentinelles aux abords du fleuve pour surveiller ceux qui se faisaient traverser.

Au moment où commence notre récit, la barque se trouvait sur la rive opposée et les paysannes attendaient avec impatience son retour. Le canot aborda enfin et le batelier, un natif de Lutibrod, manœuvrait de la rame pour approcher la barque de la rive.

— Na, avancez, les femmes ! Dépêchez-vous !

Soudain deux gendarmes turcs, à cheval, arrivèrent au galop. Sautant lestement à terre, ils bousculèrent les femmes, pour arriver à la barque. Le plus âgé des deux, un gros Turc, faisait claquer son fouet, en poussant des jurons.

— Fichez-moi le camp ! Cochons de Giaours ! Housti, allez-vous en ! Qu’on ne vous voie plus !

Les femmes reculèrent effrayées, résignées à attendre encore.

— Eh bien, allez-vous en, vieilles sorcières ! gronda l’autre Turc, en marchant droit sur elles, et faisant jouer son fouet.

Poussant des cris d’effroi, elles se sauvèrent de tous côtés.

Pendant ce temps, le batelier installa les chevaux sur la barque, et les deux gendarmes enjambaient le canot.

Le gros Turc cria rageusement au batelier :

— Que pas une de ces chiennes ne s’avise de monter avec nous ! Houst ! Fichez le camp ! hurla-t-il, menaçant.

Les femmes terrifiées battirent en retraite, et se décidèrent de retourner chez elles.

— Monsieur l’officier ! Je t’en supplie, attends-moi ! appela une paysanne essoufflée, qui accourait en toute hâte de Tchelopiek.

Les gendarmes se retournèrent.

— Que veux-tu, la vieille ? grommela le gros Turc.

La nouvelle venue était une femme de soixante ans, grande et sèche, d’allure masculine. Elle tenait sur son bras un enfant, enveloppé dans une vieille couverture.

— Permets-moi de faire la traversée, Monsieur l’officier ! Laisse-moi entrer dans la barque ! Dieu te le revaudra et donnera la santé à tes enfants.

— Ah, c’est toi, Ilitza ! folle Giaour !

Il la reconnut, car elle lui avait servi des repas à Tchelopiek.

— Oui, c’est moi, Aga Hadchi Hassan ! Emmène-moi ! C’est pour l’enfant !

— Où le portes-tu donc, le sale gosse ?

— C’est mon petit-fils, Hadchi. Sa mère est morte... il est très malade... Je le porte au monastère.

— Pourquoi faire ?

— Pour demander des prières pour son rétablissement ! répliqua la femme les yeux pleins d’angoisse.

Hadchi se carra sur son siège, et le batelier leva la rame.

— Aga ! Au nom du ciel ! Fais cette bonne action ! Pense que toi aussi tu as des enfants ! Je prierai pour eux !

Le Turc réfléchit un instant, et lui cria, avec mépris :

— Allons, monte, bourrique !

La femme se précipita dans la barque et prit place à côté du batelier qui poussa l’esquif sur les flots troubles de l’Isker, gonflé par les récentes pluies. Le soleil descendant sur les cimes rocheuses, dorait la surface des eaux de ses rayons mourants.


II

La pauvre femme avait hâte d’arriver au couvent. Dans ses bras agonisait son petit-fils, malade depuis quinze jours. Depuis quinze jours, son état empirait, rien ne le soulageait, n’avait pu le soulager, ni les remèdes des bonnes femmes, ni les conjurations. Le rebouteux lui-même, ne lui fut d’aucun secours, et le pope du village avait fait des prières, apposant les mains sur l’enfant, mais rien n’y faisait ! Elle n’avait plus d’espoir qu’en la Sainte Vierge.

— Il faut aller au Monastère ! Que les moines fassent des prières pour lui ! répétaient les bonnes femmes.

Quand ce matin, elle avait jeté les yeux sur son enfant, elle fut saisie d’effroi. Il paraissait mort !

— Dépêche-toi ! Pars vite ! la Sainte Vierge seule peut t’aider !

Et malgré la tempête elle se mit en route, pour atteindre au plus vite le monastère de la Sainte Vierge, à Tcherepietz.

Comme elle s’engageait dans la forêt, descendant en pente vers l’Isker, un jeune homme bizarrement vêtu, avait surgi subitement devant elle. Sur la poitrine deux rangs de cartouchières... uni fusil à la main, la face blême et ravagée.

— Femme ! Donne-moi du pain ! Je meurs de faim ! souffla-t-il, en lui barrant le chemin.

Elle devina aussitôt à qui elle avait à faire. C’était un de ceux qu’on pourchassait !

— Grand Dieu ! murmura-t-elle, avec effroi.

Elle fouilla dans son sac et s’aperçut que dans sa hâte, elle avait oublié d’emporter du pain. Elle ne trouva que quelques croûtes rassises, et les lui donna.

— Femme, puis-je me cacher dans ce village ? Se cacher à Tchelopiek ! On l’y découvrirait aussitôt, et on le dénoncerait... surtout vêtu comme il était.

— Impossible, mon fils ! C’est impossible ! répliqua-t-elle en regardant avec commisération son visage plein de désespoir.

Réfléchissant un instant, elle ajouta :

— Cache-toi ici, mon fils, personne ne te verra. Cette nuit, attends-moi... je te retrouverai ici ! Je vais l’apporter du pain et d’autres vêtements — tu ne peux te montrer ainsi... Nous sommes tous des chrétiens.

— Je t’attendrai ici, mère... va... je te remercie.

Elle le vit partir en boitant fortement, et disparaître dans le fourré. Ses yeux s’emplirent de larmes. Pressant le pas, elle se disait :

— Je dois accomplir cette bonne œuvre... le malheureux ! Quelle mine il a ! Dieu m’en récompensera peut-être, et sauvera mon enfant. Sainte Vierge, aide-moi de parvenir sans encombre au monastère. Bon Dieu, protège le malheureux... c’est un Bulgare ! Il s’est sacrifié pour la bonne cause... pour notre foi de chrétiens...

Elle forma le projet de mettre dans le secret le prieur du monastère, un vieillard charitable, un bon et vaillant Bulgare. Il lui remettrait des vêtements de paysan et du pain pour l’insurgé, et aussitôt après la célébration des prières pour l’enfant, elle s’empresserait de partir pour rejoindre à la tombée de la nuit le malheureux fugitif.

Elle pressa le pas avec une force nouvelle, anxieuse de sauver la vie à deux êtres humains.


III

La nuit avait déjà étendu ses voiles sur le monastère de Tcherepietz. Un silence lugubre planait dans les gorges de l’Isker. Sous un ciel sombre, le fleuve roulait ses eaux profondes, dans un mugissement plaintif, et venait se perdre en chute sourde, entre les roches abruptes.

Sur la rive opposée, se dressaient en ombre noire, les parois élevées et embrumées, avec leurs grottes obscures, les créneaux et dentelures taillés dans le roc, où nichaient, dans les cimes, les aigles solitaires.

Le paisible monastère aussi était plongé dans le silence nocturne. Un frère convers causait avec un moine à moitié déshabillé et nu-tête.

— Ivan, qui frappe à la porte ? s’écria craintivement le moine.

Contre le mur se dressait un petit lit de camp, sur lequel était jetée la robe du moine.

On frappa à coups répétés.

— Ce doit être un réfugié... que faire ?... Ne laisse pas entrer ! Et juste, quand notre prieur est absent !... Attends, attends ! Demande avant...

— Qui est là ? demanda le frère convers, l’oreille aux aguets... On dirait une voix de femme...

— Une femme ! À cette heure ! Tu rêves ! Ce sont eux ! Ou bien, ce sont les Turcs... oui, j’en suis sûr, ce sont les Turcs ! Ils vont nous massacrer tous ! Que peuvent-ils bien venir chercher chez nous ? Nous n’avons rien ici... et je ne permets pas aux suspects d’entrer dans notre saint asile. Seigneur, ayez pitié de nous !

La voix à la porte devenait plus pressante.

— C’est une femme qui appelle ! répéta le frère convers. Qui est-tu ?

— C’est moi, Ilitza, de Tchelopiek ! Ouvre-moi, Ivan, ah, ouvre, ouvre donc !

— Es-tu seule ? reprit Ivan.

— Seule avec mon petit-fils ! Ivan, ouvre-moi, au nom de Dieu !

— Assure-toi que ce n’est pas un guet-apens ! souffla le père Eptimi.

Le frère convers leva le petit judas. Ayant constaté, autant que le permettait du moins l’obscurité, que c’était bien une femme, le père Eptimi dit d’ouvrir.

Ivan entrebâilla à peine la porte, la paysanne s’y glissa et le lourd portail retomba aussitôt.

— Que le diable t’emporte ! Que viens-tu faire ici, Ilitza ? fît le moine, en colère.

— Mon petit-fils est dangereusement malade… où est le père prieur ?

— Il est à Werkowitza ! Que lui veux-tu ?

— Je veux qu’il fasse des prières sur mon enfant… mais à l’instant même. Mon père, fais ces prières pour lui.

— Quoi ? dans la nuit ? En quoi puis-je aider à ton enfant malade ? grommela le moine, avec irritation.

— Toi tu ne peux pas aider, mais Dieu peut tout !

— Va dormir maintenant. Demain...

— Demain ! Qui sait ce qui nous attend demain... L’enfant est au plus mal ! La maladie n’attend pas... Dieu seul peut nous aider ! Je paierai ce qu’il faut...

— Tu es folle ! Tu nous forces de t’ouvrir au milieu de la nuit... c’est pour y laisser pénétrer les insurgés... et puis les Turcs vont nous surprendre et tout saccager ici !

Grognant et geignant, le moine rentra dans sa cellule et revint aussitôt revêtu de sa robe.

— Allons, viens !

Elle le suivit docilement à l’église. Il alluma un cierge, revêtit l’étole et prit en mains le bréviaire.

— Avance ici l’enfant malade !

Ilitza approcha l’enfant de la lumière. Son visage était blanc comme cire.

— Mais il ne vit plus ! s’écria le moine.

Comme pour lui donner un démenti, les yeux creux s’ouvrirent lentement et la lumière clignotante du cierge s’y reflétant, ils brillèrent comme des étoiles.

Le moine posa un bout de l’étole sur la tête de l’enfant, et après avoir récité avec précipitation une prière pour sa guérison, fit sur lui le signe de croix, et referma son bréviaire. La paysanne baisa la main du moine, et lui glissa une pièce de deux piastres.

— Si sa destinée est de vivre, il guérira ! Maintenant va te coucher sous le hangar...

Le moine fit un pas pour s’éloigner.

— Père Eptimi, attendis un peu... appela la femme, avec hésitation.

Il se retourna brusquement et se rapprocha d’elle.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Baissant la voix, elle dit ;

— J’ai à te confier quelque chose... ne sommes-nous pas tous des chrétiens...

Le moine s’impatienta.

— Qu’as-tu à me confier ? Quels chrétiens ! Va dormir maintenant ! Il ne faut pas laisser brûler le cierge....quel qu’un pourrait voir la lumière du dehors, et s’introduire ici, sans être invité...

Le moine voulait dire les « insurgés » et la femme ne s’y trompa guère. Une grave préoccupation se peignit sur son visage, et sa voix trembla.

— Ne crains rien, personne ne pense à s’introduire...

Et avec un air de mystère, elle ajouta, en baissant la voix :

— Comme je quittais le village, là-bas dans la forêt...

La crainte et la colère s’alternaient sur la face ridée du moine. Il comprit que la femme allait l’entretenir d’un sujet plein de danger, et il l’interrompit brusquement :

—- Je ne veux rien entendre... ne me dis rien ! Garde pour toi ce que tu peux savoir... Es-tu donc venue ici pour nous perdre tous ?

La paysanne voulut insister, mais devant cette fin de non recevoir, les paroles expirèrent sur ses lèvres. Avec un geste de désespoir, elle suivit le moine dans la cour,

— Mais je ne passe pas la nuit ici ! se récria-t-elle, en voyant qu’il la conduisait vers le hangar.

Il la regarda avec stupéfaction.

— Quoi ?

— Je m’en vais, à l’instant même...

— Tu es folle !

— Folle ou non... cela m’est bien égal... Je m’en vais ! Demain à la première heure, j’ai de l’ouvrage. Donnez-moi du pain, j’ai faim.

— Du pain autant que tu en voudras ! Ivan va t’en donner. Quant à ouvrir la porte, je te défends !

Le père Eptimi réfléchit.

Ouvrir la porte... c’était bien dangereux... des méchants pouvaient s’introduire... Qui sait, tout ce qui pouvait en résulter...

Mais alors, il se dit que la femme était déjà dans la place, et qu’elle était capable d’amener un malheur sur eux... si les Turcs venaient à l’apprendre... non, il valait mieux la laisser partir...

— Eh bien, va-t’en, alors ! lui cria-t-il.

La femme saisit vivement le pain, que lui tendait Ivan, entoura l’enfant de son bras, et fila. La lourde porte retomba sur elle, et la clé grinça deux fois.


IV

Dans la nuit silencieuse, la vieille Ilitza pressait le pas, se dirigeant vers l’Isker, où l’attendait « l’insurgé ». Elle était très agitée et perplexe, n’ayant osé demander du secours au moine, qui l’avait reçue en lieu et place du bon Prieur.

Après avoir monté sur le haut bord de la falaise, elle s’engagea dans la gorge, suivant un sentier qui serpentait tout le long du chemin.

La nuit étoilée lui permit de distinguer, sur la rive opposée, les roches abruptes qui se dressaient, sombres en plein jour, et pleines de mystérieuse épouvante à cette heure.

L’âme remplie de crainte, et les yeux pleins de visions lugubres, tout devant elle prenait un aspect menaçant, et arrivée au sommet, elle se laissa tomber épuisée, sur la terre froide, sous un gros orme.

Tous les êtres vivants, qui peuplent les montagnes, étaient endormis. Le calme agreste de la nature sauvage était imposant et seul le fleuve écumait sourdement dans la profondeur, que surplombaient les murailles et les toitures du monastère, plongé dans l’obscurité.

De loin, du côté de Lutibrod, des chiens aboyaient.

La vieille femme se releva, mais craignant de s’aventurer dans le village, elle contourna à droite la pente du rocher, et prit un raccourci.

Elle arriva bientôt au bord de l’Isker. La barque se balançait sur la rive. Frappant doucement à la cabane où couchait d’habitude le batelier, elle attendit un instant. Mais personne ne répondit. Sans doute, il avait eu peur d’y rester la nuit.

Effrayée et inquiète elle ne savait que faire, et s’approcha de la barque. L’Isker bouillonnait furieusement et malgré l’obscurité, elle put distinguer le miroitement des flots tumultueux.

Une terreur folle s’empara d’elle. Que faire ? Fallait-il rester là jusqu’au matin ? Elle ne voulut même pas admettre cette pensée, bien que les chants des coqs annonçaient l’aurore prochaine.

Que faire alors ? Pouvait-elle s’aventurer toute seule sur les flots ?

Elle avait souvent vu manier l’aviron, mais c’était une chose aventureuse, pleine de dangers ! Pourtant elle n’avait pas le choix, si elle voulait retrouver « l’insurgé » qui l’attendait là-bas, mourant de faim et d’inquiétude !

Ilitza déposa l’enfant sur le sable. En ce moment suprême, elle ne pensait plus à lui, toute à sa préoccupation, et se penchant vivement elle essaya de détacher la chaîne, qui retenait la barque au piquet.

Un tremblement la saisit. La chaîne n’était pas attachée, mais accrochée et fermée avec un gros cadenas !

C’était évidemment l’œuvre des Turcs, pour empêcher toute tentative d’une traversée clandestine.

Tremblante, elle restait immobile, le cœur plein d’alarme. Le chant des coqs se multipliait à Lutibrod. Le ciel commençait à grisailler. Dans une heure, il allait faire jour...

Elle eut un sanglot de désespoir.

Décuplant ses forces, elle tenta de briser le cadenas, ou de rompre la chaîne. Mais rien ne céda.

Excitée, essoufflée, elle se raidit désespérément. Puis se baissant pour la troisième fois, elle saisit à pleines mains le piquet et s’efforça de le déraciner. Mais profondément enfoncé, il restait inébranlable.

Redoublant, centuplant ses efforts, ses bras brûlés par le soleil se raidirent, les muscles se tendirent et devinrent d’acier, ses os craquaient et une sueur froide ruisselait sur son visage douloureux.

Haletante, à bout de forces, ployant, comme sous le fardeau d’une charge de bois, elle reprit haleine un instant, puis, avec une énergie nouvelle et dans un suprême effort, elle essaya de tirailler le piquet dans tous les sens, pour l’arracher.

Sa poitrine éclatait, et les pieds s’enfonçaient jusqu’aux chevilles dans le sable mouillé. Après une demi-heure d’efforts surhumains, le piquet s’ébranla, et la terre s’effrita tout autour... une dernière secousse et elle réussit enfin à arracher le pieu du sol.

La chaîne eut un bruissement sourd dans le silence de la nuit, et avec un soupir de soulagement, Ilitza se laissa tomber épuisée, sur le sable.

Au bout de quelques instants, la barque voguait sur les flots noirs, emportant la vieille Ilitza avec son enfant, la chaîne et son piquet !


V


L’Isker, en ce lieu, s’échappe des gorges étroites, et se répand en large nappe, continuant sa course rapide, entre deux rives peu élevées.

Le canot s’en allait au fil de l’eau, n’obéissant pas à la rame inexperte de la vieille paysanne, et dépassant d’un grand bond le lieu de débarquement.

Ilitza n’employait ses efforts qu’à éviter la rive dont elle venait de s’éloigner. Un courant plus fort repoussa enfin le canot sur la rive opposée, et après une lutte désespérée, la vieille femme réussi à enfin de gagner la terre ferme.

Sautant sur la berge, avec l’enfant dans ses bras, elle s’enfonça dans la forêt à pas précipités. En s’approchant du lieu où elle avait rencontré l’insurgé, elle vit une ombre humaine, qui se glissait dans le fourré, et reconnut immédiatement celui qu’elle cherchait. Le jeune homme vint au-devant d’elle.

— Bonjour, mon fils ! Prends, voici pour toi !

Elle lui tendit le pain, allant au plus pressé.

— Je te remercie, mère ! fit-il avec abattement.

— Attends un peu ! Endosse-moi cela !

Elle lui passa un vêtement dont elle avait recouvert l’enfant.

— Je l’ai emporté du couvent... Dieu me pardonne, j’ai commis un péché !

Ilitza avait décroché cet habit, croyant qu’il appartenait au domestique, mais lorsque le jeune homme l’avait revêtu elle s’aperçut avec étonnement que c’était un froc de moine.

— Cela ne fait rien, c’est indifférent au fond, et cela tient chaud ! la rassura-t-il, en s’enveloppant frileusement dans la robe de bure. Ils marchèrent côte à côte.

L’insurgé mangeait son pain, et se taisait, traînant la jambe, et grelottant de froid. C’était un jeune garçon, d’une vingtaine d’années, maigre et de grande taille.

Lui laissant le temps d’apaiser sa faim, la vieille femme ne lui posa aucune question, mais la curiosité l’emportant enfin, elle demanda d’où il venait.

Il lui raconta qu’ayant été séparé de son détachement dans le vignoble de Weslilz, il avait erré au hasard, et s’était traîné jusqu’à la forêt au prix d’un péril constant, et dans une appréhension continuelle.

Il y avait deux jours qu’il n’avait rien mangé, deux jours et deux nuits entières, exténué par la marche, ses pieds meurtris, battant la fièvre. Il cherchait à gagner la montagne, dans l’espoir de rejoindre ses compagnons d’infortune, qui l’aideraient à se cacher.

— Mais tu ne peux plus marcher, mon fils ! se récria la vieille femme. Passe-moi ton fusil... cela te soulagera.

De la main gauche, elle lui enleva l’arme, et dans le bras droit elle portait l’enfant.

— Allons, fais un effort, mon fils...

— Mais où puis-je aller, ma mère ?

— Comment où ! Mais à la maison... chez moi !

— Est-ce bien vrai ? Mère, oh mère, je te remercie !

— Les gens vivent maintenant dans une terreur continuelle... ils seraient capables de me brûler vive, s’ils rapprenaient... mais comment t’abandonner ici, tu ne pourras te sauver... les Tcherkesses vont te saisir. Que Dieu les punisse... ils sont répandus dans tout le pays, il y en a au village. À quoi cela mènera-t-il bon Dieu ! Ils vont tout détruire ici... ils nous saigneront comme des poulets. Mais... tu n’as plus la force d’avancer ! ajouta-t-elle, avec commisération.

Changeant le fusil de main, elle entoura de son bras le jeune homme pour l’aider à la montée, et ils s’enfoncèrent toujours plus dans la futaie profonde. À travers les cimes des arbres, le ciel se rosait, ils purent distinguer le chant des coqs, à Tchelopiek, les étoiles du ciel pâlissaient, et le jour commençait à poindre.

Il leur restait un quart d’heure de marche, au pas ordinaire, mais à l’allure à laquelle avançait à peine le malheureux, il aurait fallu plus de deux heures pour atteindre le village.

La paysanne eut une vive inquiétude, elle aurait voulu le porter.

Jetant un regard autour de lui, il lui dit :

— Voici le jour...

— C’est bien malheureux... nous n’arriverons pas à temps... murmura la femme.

Ils continuèrent leur chemin en silence. Ils entendirent distinctement le son des voix. La paysanne s’arrêta brusquement.

— Cela ne peut aller ainsi, mon fils, il faut trouver autre chose...

— Que proposes-tu donc, ma mère ? dit avec anxiété le jeune homme, qui en cette étrangère voyait une mère, une proche parente, une bienfaitrice qui allait le sauver.

— Reste dans la forêt jusqu’au soir... aussitôt qu’il va faire nuit, je reviendrai, et t’attendrai ici... à cette place, et je te cacherai dans ma maison...

Le jeune homme admit que c’était ce qu’il avait de mieux à faire, et la femme prit congé de lui, en lui rendant son fusil.

Sur le point de s’éloigner, Ilitza toucha la main de son enfant, et poussa un grand cri :

— Mon enfant ! Mon pauvre enfant... il est mort ! Ses mains sont glacées.

Le jeune homme se retourna vivement et s’arrêta net. La douleur de ta vieille paysanne le bouleversa profondément et il cherchait vainement des paroles de consolation. Il comprit seulement qu’il ne devait plus attendre aucun secours de la malheureuse femme, qui avait l’âme déchirée.

— Mon enfant, mon enfant gémissait-elle, en se penchant sur le petit être inanimé.

Ému et découragé, abandonnant tout espoir, l’insurgé s’enfonça dans la forêt.

La voix mouillée de larmes, Ilitza lui cria :

— Cache-toi bien, mon fils ! Je reviendrais, à ce soir !

Puis d’un pas rapide elle disparut dans un sentier.

 

VI

Le soleil venait à peine de percer ses premiers rayons, quand toute une compagnie de Turcs à cheval apparut brusquement sur le haut de la router suivie d’une colonne interminable d’infanterie. Cavaliers et fantassins arrivaient bientôt sur la rive de l’Isker, où ils firent halte.

Le détachement d’infanterie se composait de trois cents hommes au moins, précédé de nombreux Bachi-Bouzouks, armés jusqu’aux dents. Le reste, et c’était le plus gros contingent, se composait de Tcherkesses, portant les armes les plus variées. Les cavaliers, arrêtant leurs montures, laissèrent passer la bande de Tcherkesses.

Cette multitude bruyante, hétérogène avait pour chef le fameux Dchambalas, le brigand tcherkesse cruel et sanguinaire. C’était lui, qui la veille tua d’une balle Botief, le malheureux chef des insurgés. Dchambalas sauta de cheval, faisant face à là forêt, non loin des ruines d’une vieille église délabrée.

À gauche de la forêt se dressaient les parois de roches impraticables, au-dessus des gorges profondes. Sur le côté droit s’étendaient les champs de Tchelopiek et des riants jardins, entourés au loin d’une couronne de rochers abrupts, à la cime dénudée.

Sur la clairière du bois, on distinguait, au milieu des arbres, l’unique cabane de berger, abandonnée en ce moment par son propriétaire.

Tous les yeux étaient fixés sur la forêt profonde et silencieuse, où se cachait le jeune insurgé. Mais ce n’était pas lui, que ces hommes étaient venus chercher, ayant eu vent qu’une Compagnie de Comitajis (révolutionnaires) devait au petit jour se répandre dans la forêt, pour traverser l’Isker et se réfugier, chercher un refuge dans le Grand Polan de Stara-Planina.

Aiguillonnés par la victoire de la veille, les soldats attendaient les ordres définitifs, pendant que Dchambalas, entouré de quelques chefs Bachi-Bouzouks, se concertait avec eux sur le plan d’attaque.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, très brun et grand de taille, à la barbe noire, vêtu d’un costume tcherkesse tout chamarré d’or et armé jusqu’aux dents. Ses grands yeux perçants, au regard fauve et cruel, brillaient d’un éclat sombre sous le haut bonnet tcherkesse.

À ce moment précis, un coup de feu partit de la cabane, se répercutant comme la foudre, de roche en roche.

— Les Comitajis ! les Comitajis ! crièrent les soldats.

Tous se tournèrent vers la cabane, mais ils ne virent qu’une légère fumée, qui montait en spirale, emportée par la brise matinale. Pendant un instant, pétrifiés de stupeur, ils restèrent immobiles, puis une décharge formidable ébranla l’a forêt.

Soudain, à travers la fumée épaisse, dés voix retentirent :

— Dchambalas ! Dchambalas est tombé !

En effet, Dchambalas venait de tomber à la renverse, crachant un flot de sang.

L’unique balle partie de la cabane, l’avait frappé en pleine poitrine.

Comme un éclair, la fatale nouvelle se répandit dans les rangs... la colonne se disloqua, chacun se sauvant de son mieux.

Enlevant prestement le corps du chef, les cavaliers disparurent au galop, mais de la forêt aucun nouveau coup n’était parti.

Après un long espace de temps, lorsqu’au silence qui régnait partout, les Bachi-Bouzouks purent se rendre compte que les insurgés devaient s’être réfugiés dans la montagne, une poignée d’hommes se hasarda à faire une battue dans la forêt.

Ils trouvèrent, étendu sous un chêne, le cadavre d’un insurgé. C’était un homme de trente ans à peine, portant une grande barbe noire, et dont la jambe, blessée évidemment, avait été pansée, avec des chiffons.

Les Tcherkesses purent se convaincre que les insurgés avaient tous fui.

Après la défaite de Botief, une partie de ses hommes, quarante en nombre, s’étaient réfugiés dans la montagne, sous la conduite du brave Pera, celui dont le corps fut trouvé là.

Pendant la nuit entière ils avaient erré à l’aventure dans la forêt profonde, et exténués de fatigue, mourant de faim et à bout de forces, ils s’étaient endormis, non loin de Tchelopiek, sans se rendre compte que l’ennemi avait éventé leur retraite.

Une balle égarée avait abattu par hasard le vaillant Pera. Aucune autre victime ne se trouva là.

Pourtant, lorsque les Tcherkesses pénétrèrent dans la cabane, ils y trouvèrent un homme inanimé.

— Un pope ! Un insurgé ! s’écrièrent-ils avec stupeur.

Un jeune homme imberbe gisait par terre, la tête fracassée par une balle. Il était vêtu d’une robe de moine, dont un pan retroussé laissait entrevoir l’uniforme d’insurgé, tout éclaboussé de sang.

Par la blessure, noircie par la poudre, il était évident qu’il avait dû se suicider, après avoir tiré la balle meurtrière qui abattit Dchambalas.

Contrairement à leur usage, les Bachi-Bouzouks ne décapitèrent pas le cadavre pour planter sur un pieu la tête de l’insurgé, comme un trophée, en signe de victoire.

Ils se contentèrent de mettre le feu à la cabane, en y abandonnant le moine mort. Lorsque, dans la soirée, le détachement turc massacra treize insurgés, qui s’étaient aventurés de la montagne pour traverser l’Isker, la fumée s’échappait encore des débris de la frêle bâtisse.

 

* * *

 

La vieille Ilitza est morte depuis longtemps. Mais l’enfant à moitié mort, qu’elle avait porté au Monastère, est resté en vie. C’est aujourd’hui un grand et beau gaillard, plein de forcé et de vigueur, qui s’appelle le Major P.

Chaque fois que sa grand’mère lui racontait ces événements, elle ne manquait pas d’ajouter quelle n’avait jamais attribué sa guérison aux nonchalantes et peu édifiantes prières de l’irritable moine, mais qu’elle avait toujours considéré que Dieu lui avait accordé la vie de son enfant, en récompense de sa bonne action envers le malheureux insurgé.

S’il est vrai qu’elle n’avait pu mener à bonne fin son sauvetage, elle avait eu à cœur d’accomplir sa tâche, et s’y était employée de toute l’ardeur de son âme.

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé en décembre 2010.

 

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