LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Marina Tsvetaïeva

(Цветаева Марина Ивановна)

1892 — 1941

 

 

 

 

 

FIANÇAILLES

 

 

 

 

 

 

1930

 

 

 

 

 

 

Traduction de l’auteur, précédée de « Quelques lignes de Marina Zvétaïeva sur elle-même » parue dans France et Monde - Anthologie des humanités contemporaines, 16e année, n° 138, janvier 1930.

 


 

 

 

 

Quelques lignes de Marina Zvétaïeva sur elle-même

 

 

Peut-on être poète « dans l’âme ? » — Et ingénieur ? Que diriez-vous d’un ingénieur qui construit ses ponts — « dans l’âme » ? D’un aviateur qui — « dans l’âme » — vole ?

Pas de maçon sans bâtisse, pas de pilote sans espace, pas de poète sans parole (« sur parole »).

Pourquoi ôter au poète son unique bien, la parole chantée, et, pourquoi appeler poésie (ou bien, pour changer, « musique ») — mais absolument tout, depuis l’embryon (« ma poésie à moi » — naturaliste) jusqu’aux visions de St Jean. Naturepenséeprophétie, est-ce donc moins ? Force prime ? EtDieu enfin, nom unique ? Pourquoi ce mot de « poésie » qui, s’il grandit parfois l’objet, tout aussi souvent l’amoindrit, et toujours, si ce n’est pas à une œuvre poétique qu’il s’adresse le déforme. (« Quels grands poètes que les prophètes » — sentez-vous le sacrilège ? « Quels grands prophètes que les poètes ! » — et nous voilà glorifiés.)

Si tout est poésie, qu’est donc la poésie du poète ?

Poète n’est pas une mesure de grandeur (d’ardeur, pour sûr). Le plus haut métier — supposons, mais il y a plus haut que métier : la sainteté qui n’en est pas un. Pour ce qui est de moi, j’ai toujours le sentimentnon de l’infériorité de mon œuvre à moi, mais de l’infériorité de l’œuvre même, fût-elle celle de Gœthe (celle de Gœthe surtout, par sa grandeur même infiniment moindre que l’homme. « S’il a pu dire celaqu’a-t-il dû ne pas pouvoir dire ! » Celle de Gœthe surtout, Gœthe, que par déférence inconsciente nous ne nommons jamais poète, sachantou sentant — que « Gœthe » dit plus).

Grandeur de poète. Affaire de point de vue. D’où le voyez-vous grand ? Et n’est-ce pas l’abaisser jusqu’à lui ôter tout espoir de grandeur que de le proclamer grand en comparaisondu rentier. Car depuis quand et pour qui « rentier » compte-t-il ? S’il y a plus haut que métier (saint), il y a aussi plus bas que métier (rentier). Au pays des aveugles le borgne est roi, mais au pays des voyants c’est lui l’aveugle.Voilà pour notre lucidité.

Mon premier cri fut, est et sera : « Mais il y a plus haut ! Ayez donc honte d’adorer le poète puisque j’ai presque honte de l’être. C’est ma faillite humaine que vous adorez au lieu d’adorer la force infaillible. »

Qui de nous voudrait un poète à son lit de mort ?

Artisan du chant, voilà. Ni le plus haut métier, ni le plus beau, peut-être le plus dur. Savoirvouloir, avoir, devoir pluset ne pas le pouvoir. Ne pouvoir que cela. Et à cause de sa dureté même

 

 


FIANÇAILLES

Fragment du poème Loup-garou

redit du russe par l’auteur

 

 

 

Fin de terre,

Fin de ciel,

Fin de village.

Tombé le chêne, le rameau fleurit.

À veuve soucieuse

Fillette rieuse.

Quand elle va à la fontaine

Les cloches sonnent, les gars se battent.

Ses joues sont rouges, sa bouche est rouge

À faire pâlir la Trinité.

 

— Laissez-moi, ma mère,

Aller avec mes amies

Filer le lin tendre,

Dépenser un peu ma belle santé,

Travailler un peu

Et sauter beaucoup.

 

— Va, va, fillette !

La jeunesse n’a qu’un temps.

 

O les tresses,

Les épaisses,

Plus lisses que leurs rubans.

Longue la mienne,

Longue la tienne,

Et la sienne — de trois aunes !

 

O les seins,

O les pleins,

Rondelettes pommellettes,

En ai-je du souffle !

En as-tu du souffle !

C’est encore elle la moins essoufflée.

 

Filer, sauter —

Liesse ! jeunesse !

O rondes ! ronron des rouets !

La porte s’ouvre.

— Bonjour, tous !

Bonne santé et bonne soirée !

 

Ni lueur

Ni éclair —

Gars en chemise rouge.

Ni braise

Ni brasier —

Chemise rouge comme feu.

 

Salut à la ronde,

Bourse sur la table,

Argent clair à flots.

— Emplissez vos tabliers !

 

Courez, les mioches,

M’en quérir du sucré, du fort !

Buvons, les gars !

Dansons, les colombes !

 

Les verres débordent,

Le koumatch[1] flamboie,

Chacun est maître,

Tous entrent, nul ne sort.

 

O les joues,

O les rouges !

Coquelicots, giroflées.

Coquelicots — miennes,

Giroflées — tiennes,

Et les siennes — flamme.

 

Ce qu’ils battent

Ce qu’ils battent

Nos cœurs de jeunesses !

Le mien tinte,

Le tien sonne,

Et le sien — tonne.

 

A laquelle de nous toutes

Prendra-t-il la main, le gas ?

Laquelle de nous toutes

Fera-t-il sauter, le gas ?

 

Celle choisirai,

Fraîche entre les fraîches.

Celle enlacerai

Maroussia de nom.

 

Saute, Macha !

Saute, Glacha !

Tremblez, planches du plancher !

Folle — la mienne,

Folle — la tienne,

La plus folle — celle au gas.

 

Tremblez, planches !

Geignez, blanches !

Car c’est sur des blanches planches

Que je danse,

Que tu danses...

Le gars danse sur du feu.

 

Bouche, chemise, yeux —

Feu ! feu ! feu !

 

Bras ouverts,

Front en avant,

Brasier rouge, bouleau blanc.

 

Cheveux dressés,

Souffle brûlant,

Brasier rouge, clocher blanc.

 

Feu qui saute, feu qui souffle,

Feu qui fauche, feu qui siffle.

 

— Feu — suis

Faim — ai !

Feu — suis,

Cendres — seras !

 

— O mes tempes !

O mes jambes !

Lâche-moi, plus ne puis !

 

Flamme fauve,

Flamme — louve,

Lâche-moi, plus ne suis !

 

Saute, pauvrette !

Saute, chevrette !

Triste, triste votre sort :

L’une — en terre,

L’autre — au loup,

La troisième au gars qui passe —

 

Sans nom ni renom.

— En rond ! en rond ! en rond !

 

Ce qui ne se donne pas — se prend !

Allons comme le feu, comme le vent !

 

En es-tu riche, de sang rouge !

Cède-m’en, à ton amoureux !

Fille amoureuse n’est point chiche, —

Cède-m’en, mon amoureuse !

 

C’est toi le fruit,

C’est moi le couteau.

C’est toi le mets,

C’est moi le mangeur.

Ton mangeur te fera honneur.

 

Ta peau est lisse

À faire claquer ma langue.

Ta peau est douce

À faire couler ma salive.

 

Main dans la main,

Cœur contre cœur,

C’est entre nous

À vie, à...

 

— O Maroussia !

Jambe leste,

Jarret ferme,

Talon vif !

Est-ce le sol,

Est-ce le pied,

Est-ce le cœur qui t’a manqué ?

 

— Rien, rien, fillettes,

Qu’une sotte noisette

Sur laquelle j’ai glissé.

Il se fait tard, colombes,

Faut que nous rentrions.

 

L’ami reconduit l’amie,

L’amie reconduit l’ami,

— Maroussia, amie,

Irai-je tout seul ?

 

Cour, cour vaste,

Portillon grinçant.

— Ne suis ni bûcheron, ni charbonnier,

C’est un gros marchand que je sers.

Ma paye est telle

Que mes oreilles en tintent.

C’est du rouge que je vends,

Le rouge rapporte gros.

Nos caves sont pleines,

Nos chevaux rapides.

Ville ou village —

Le clocher y est.

 

Maroussia, ma fleur,

Maroussia, mon fruit,

Maroussia, ma sœur,

Me veux-tu pour mari ?


Marina Zvétaïeva.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 novembre 2019.

 

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[1] Tissu de coton fort rouge-feu, dont était vêtue toute la Russie. La pourpre des paysans.