LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ivan Tourgueniev

(Тургенев Иван Сергеевич)

1818 — 1883

 

 

 

 

LE CHANT DE L’AMOUR TRIOMPHANT

(Песнь торжествующей любви)

 

 

 

1881

 

 

 

 

 


Traduction anonyme [de l’auteur et de Pauline Viardot], Nouvelle revue, 3ème année, tome 13, 1881, puis en volume, Paris, Hetzel, 1885.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

 


 

À la mémoire de Gustave Flaubert.

 

 

 

 

 

Voici ce que j’ai trouvé dans un vieux manuscrit italien :

 

I

Vers la moitié du xvie siècle, vivaient à Ferrare (cette ville florissait alors sous le sceptre de ces magnifiques ducs, protecteurs des arts et de la poésie) deux jeunes gens portant les noms de Fabio et Muzio. Égaux en âge, proches parents, presque inséparables, une amitié de cœur les avait unis dès leur tendre enfance ; la conformité de leurs destinées avait fortifié ce lien. Ils appartenaient tous les deux à d’anciennes maisons ; ils étaient tous les deux indépendants par la fortune et n’avaient plus de parents. Leurs goûts et leurs penchants étaient semblables. Ils avaient le même amour pour les arts : Muzio s’occupait de musique, Fabio cultivait la peinture. Tout Ferrare s’enorgueillissait d’eux et les considérait comme l’ornement de la cour et de la ville.

Ils ne se ressemblaient pourtant pas d’aspect, quoique tous deux se distinguassent par la svelte élégance de la jeunesse. Fabio plus haut de taille était blond, avec le visage blanc et des yeux bleus ; Muzio, au contraire, avait le visage basané, les cheveux noirs et, dans ses yeux d’un brun sombre, on ne voyait pas l’éclat aimable, ni, sur ses lèvres, le sourire avenant de Fabio. Ses épais sourcils s’abaissaient sur des paupières étroites, tandis que les sourcils de Fabio s’élevaient en fins demi-cercles sur un front uni et pur. Muzio avait aussi moins de vivacité dans la conversation. Malgré tout cela, les deux amis plaisaient également aux dames ; car ce n’est pas en vain qu’ils étaient cités comme des modèles de générosité et de courtoisie chevaleresque.

Au même temps qu’eux vivait, à Ferrare, une jeune fille du nom de Valeria. Elle passait pour une des beautés de la ville, bien qu’on ne pût la voir que fort rarement ; elle menait une vie retirée et ne sortait de la maison que pour aller à l’église, ou, pendant les grandes fêtes, aux promenades. Elle vivait avec sa mère, veuve, femme de noble naissance, peu fortunée, et qui n’avait pas d’autres enfants. À tous ceux qui la rencontraient, Valeria inspirait un sentiment d’admiration involontaire, mêlé d’un sentiment tout aussi involontaire de respect attendri : si modeste était sa tenue, si peu semblait-elle avoir conscience du pouvoir de ses charmes ! Quelques-uns, il est vrai, la trouvaient un peu pâle, et disaient que le regard de ses yeux, presque toujours baissés, exprimait une réserve allant jusqu’à la timidité. Son sourire était rare, et presque personne n’avait entendu sa voix. Et pourtant, il courait un bruit que cette voix était très belle, et que, renfermée dans sa chambre, de grand matin, pendant que toute la ville dormait encore, Valeria aimait à chanter de vieux airs, au son d’un luth dont elle s’accompagnait elle-même. Malgré la pâleur de son teint, la jeune fille florissait ; et jusqu’aux vieillards, en la voyant passer, ne pouvaient s’empêcher de se dire : Oh ! qu’heureux sera le jeune homme pour lequel s’épanouira enfin cette fleur, repliée dans ses pétales, intacte et virginale encore !

 

II

Fabio et Muzio aperçurent Valeria pour la première fois à une grande fête populaire donnée par les ordres du duc de Ferrare, Ercole, le fils de la célèbre Lucrezia Borgia, en l’honneur de certains grands seigneurs arrivés de Paris sur l’invitation de la duchesse, fille du roi de France Louis XII.

Assise à côté de sa mère, Valeria se trouvait au milieu d’une magnifique tribune élevée, d’après les dessins de Palladio, sur la principale place de Ferrare, pour les plus nobles dames de la ville.

Tous les deux et le même jour, Fabio et Muzio s’éprirent éperdument de Valeria ; et comme ils n’avaient rien de caché l’un pour l’autre, chacun d’eux sut bientôt ce qui se passait dans le cœur de son ami. Ils décidèrent entre eux qu’ils tâcheraient de se rapprocher de la jeune fille, et, si elle daignait faire un choix entre les deux, que celui qui ne serait pas élu devrait se soumettre sans murmurer. Quelques semaines plus tard, grâce à la bonne renommée dont ils jouissaient à juste titre, ils purent pénétrer dans la maison, d’un accès si difficile, qu’habitait la noble veuve.

Depuis ce moment, il leur fut possible de voir presque chaque jour Valeria et de l’entretenir, de sorte que, chaque jour, le feu allumé au cœur des deux jeunes gens brûlait avec une ardeur de plus en plus grande. Mais Valeria ne témoignait de préférence pour aucun d’eux, quoique leur présence parût visiblement lui plaire. Avec Muzio, elle s’occupait de musique ; mais elle causait plus volontiers avec Fabio, qui la mettait plus à son aise.

Ils se décidèrent enfin à connaître leur sort, et envoyèrent à Valeria une lettre dans laquelle ils la priaient de déclarer auquel elle consentait à accorder sa main. Valeria montra cette lettre à sa mère, et, tout en affirmant qu’elle était prête à rester demoiselle, elle ajouta qu’elle s’en remettrait entièrement au choix de sa mère, si celle-ci trouvait qu’il était temps qu’elle prît un époux. La respectable veuve répandit quelques larmes à l’idée de se séparer de son enfant chérie, mais ne trouva pas de raison pour refuser les deux prétendants qu’elle jugeait également dignes de la main de sa fille. Cependant, comme au fond du cœur elle avait une préférence pour Fabio, dont le caractère lui semblait plus conforme à celui de Valeria, ce fut lui qu’elle désigna. Dès le lendemain, Fabio connut son bonheur, et il ne resta plus à Muzio qu’à tenir sa parole, à se soumettre.

C’est ce qu’il fit ; mais, rester témoin du triomphe de son ami, de son rival, c’est ce qu’il ne put faire. Il vendit la plus grande partie de ses biens, et, ayant rassemblé quelques milliers de ducats, il partit pour un long voyage dans les contrées de l’Orient. En prenant congé de Fabio, il lui dit qu’il ne reviendrait pas avant que les dernières traces de son amour n’eussent complètement disparu. Fabio ne se sépara point sans peine de l’ami de son enfance ; mais la joyeuse attente de son bonheur prochain effaça bientôt tout autre sentiment, et il s’abandonna tout entier aux transports de l’amour partagé.

Bientôt après il épousa Valeria, et ce fut alors seulement qu’il comprit la valeur du trésor qu’il avait conquis.

Il possédait une belle villa entourée d’un jardin plein de beaux arbres, à une petite distance de Ferrare. Il s’y établit avec Valeria et sa mère.

Alors commença pour eux tous une époque de bonheur. La vie de famille montra sous un jour nouveau et charmant les perfections de Valeria. Fabio devenait un peintre remarquable, presque un maître, d’amateur qu’il avait été. La mère de Valeria ne cessait de remercier Dieu en contemplant ce couple fortuné. Quatre années se passèrent ainsi, rapidement, comme un rêve. Une seule chose manquait au bonheur des jeunes époux : ils n’avaient pas d’enfants. Mais l’espoir ne les abandonnait pas. Vers la fin de la quatrième année, un malheur, irréparable cette fois-ci, vint les frapper : la veuve mourut après une maladie de quelques jours.

Valeria pleura longtemps ; longtemps elle ne put s’habituer à cette perte. Mais une année encore se passa et la vie reprit son cours habituel. Et voici que par un beau soir d’été, sans avoir prévenu personne de son arrivée, Muzio reparut à Ferrare.

 

III

Pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis son départ, personne n’avait entendu parler de lui. Son nom même n’avait plus été prononcé, comme s’il eût disparu de la surface de la terre. Lorsque Fabio rencontra son ami dans une des rues de Ferrare, il eut peine à retenir un cri d’effroi d’abord, puis de joie. Il l’invita aussitôt à venir à sa maison de campagne. Là, dans le jardin, se trouvait un pavillon isolé, commode à habiter.

Fabio le mit à sa disposition ; Muzio accepta avec empressement, et le matin du jour suivant il alla s’y établir avec son domestique.

C’était un Malais muet ; muet, mais non sourd ; et même, à en juger par la vivacité de son regard, c’était un homme plein de pénétration. Il avait eu la langue coupée. Muzio apportait avec lui une quantité de coffres remplis d’une foule d’objets précieux qu’il avait ramassés pendant le cours de ses longues pérégrinations. Valeria se réjouit franchement du retour de Muzio, et, lui, la salua avec une gaieté amicale et tranquille. On voyait évidemment qu’il avait tenu la parole donnée à Fabio. Dans le courant de la journée, il s’installa dans son pavillon.

Avec l’aide du Malais, il fit sortir de ses coffres toutes les raretés qu’il avait apportées : tapis, étoffes de soie, vêtements en velours et en brocart, armes, coupes, plats, vases ornés d’émail, objets en or et en argent incrustés de perles et de turquoises, coffrets ciselés en ambre et en ivoire, flacons de cristal taillé, épices, parfums, peaux de bêtes, plumes d’oiseaux inconnus, et une foule d’objets dont l’usage même paraissait mystérieux et incompréhensible. Parmi ces choses précieuses, se trouvait un riche collier de perles que Muzio avait reçu en cadeau du shah de Perse pour certain service important et secret. Il demanda à Valeria la permission de le lui mettre au cou lui-même. Ce collier sembla lourd à la dame et doué d’une étrange chaleur. Il se colla immédiatement à sa peau. Vers le soir, après le dîner, à l’ombre des citronniers et des lauriers-roses, Muzio se mit à raconter ses aventures ; il parla des pays lointains qu’il avait vus, des montagnes s’élevant bien au-dessus des nuages, d’immenses déserts sans eau, de fleuves ressemblant à des mers ; il parla d’édifices et de temples gigantesques, d’arbres comptant plusieurs milliers d’années ; il nommait les villes et les peuples qu’il avait visités ; leurs noms seuls réveillaient comme un souffle de légende. Tout l’Orient était bien connu de Muzio. Il avait traversé la Perse, l’Arabie où les chevaux sont les plus nobles et les plus beaux des êtres animés. Il avait pénétré jusqu’au fond de l’Inde, où les hommes, grands et tranquilles, ressemblent à des plantes majestueuses. Il avait atteint les frontières du Thibet, où le Dieu vivant, nommé Dalaï-Lama, habite sur terre sous la forme d’un homme silencieux, aux yeux allongés. Merveilleux étaient ces récits. Fabio et Valeria l’écoutaient immobiles, comme pris d’enchantement. Les traits du visage de Muzio avaient peu changé : basané dès l’enfance, ils s’étaient plus assombris encore, hâlés sous les rayons d’un soleil plus ardent ; et les yeux semblaient plus enfoncés qu’autrefois ; mais l’expression de ce visage était devenue différente, grave, concentrée ; il ne s’animait même pas lorsque Muzio parlait des dangers auxquels il avait été exposé, la nuit, dans les forêts où retentit le rugissement du tigre, le jour, sur les routes solitaires, où le voyageur est guetté par des fanatiques qui l’étranglent en honneur d’une déesse d’airain qui exige des victimes humaines. La voix de Muzio aussi était devenue plus sourde et plus égale. Les mouvements de ses mains et de tout son corps avaient perdu la souplesse naturelle à la race italienne.

À l’aide de son domestique, le Malais, servilement agile, Muzio montra à ses hôtes plusieurs tours que lui avaient enseignés des brahmines indiens.

Ainsi, par exemple, s’étant préalablement caché derrière une tenture, il apparut tout à coup assis dans l’air, les jambes repliées et ne s’appuyant que du bout des doigts d’une main sur une canne de bambou placée d’aplomb, ce qui n’étonna pas peu Fabio et effraya même Valeria. Ne serait-ce pas un sorcier ? pensa-t-elle. Aussi, quand il s’avisa d’appeler, en soufflant dans une petite flûte, des serpents apprivoisés renfermés dans une corbeille recouverte d’un riche tapis rouge ; quand apparurent de dessous les franges leurs petites têtes plates et sombres, remuant leurs dards fourchus, Valeria fut saisie de terreur et supplia Muzio de cacher au plus vite ces hideuses bêtes qui lui avaient toujours fait horreur.

Pendant le souper, Muzio offrit à ses amis du vin de Chiraz, qu’il leur versa d’un flacon à panse ronde et à long cou. Extrêmement parfumé, d’une couleur dorée avec un reflet verdâtre, ce vin brillait mystérieusement dans les petites coupes en jade où il l’avait versé. Très doux et très épais, il ne ressemblait pas aux vins d’Europe, et, bu lentement et à petites gorgées, il produisait dans tous les membres une sensation d’agréable somnolence.

Muzio obligea ses amis à en boire une coupe et en but une lui-même sans quitter des yeux Valeria. Avant qu’elle eût bu, il avait, se penchant sur la table, murmuré quelque chose et agité les doigts au-dessus de la coupe de Valeria. Celle-ci l’avait bien remarqué ; mais comme, dans toutes les manières de Muzio, il y avait quelque chose d’étrange et d’inconnu, elle se borna à penser : « N’aurait-il pas pris quelque nouvelle religion, ou bien sont-ce là les coutumes de ces pays ? » Puis, après un court silence, elle lui demanda s’il avait continué pendant son voyage à s’occuper de musique. Pour toute réponse, Muzio ordonna au Malais d’apporter le violon indien. Ce violon ressemblait assez à ceux d’aujourd’hui ; seulement, il avait trois cordes au lieu de quatre, et la table en était recouverte d’une peau de serpent bleuâtre. L’archet, fait d’un jonc très fin, avait la forme d’un demi-cercle, et tout au bout étincelait un diamant taillé en pointe.

Muzio commença par jouer quelques airs traînants et tristes, qu’il disait être populaires, mais qui semblaient étranges et même sauvages à une oreille italienne. Le son des cordes métalliques était faible et plaintif. Mais quand Muzio entonna son dernier air, le même son devint tout à coup plus fort et se mit à vibrer avec éclat. Une mélodie passionnée jaillit sous l’archet, conduit avec une ampleur magistrale. Elle ondulait lentement, pareille au serpent dont la peau recouvrait la table du violon. Et d’un tel feu, d’une joie si triomphante brûlait, brillait cette mélodie, que Fabio et Valeria sentirent leurs cœurs se serrer et que des larmes leur vinrent aux yeux, tandis que Muzio, la tête penchée et appuyée avec force contre son violon, les joues pâles, les sourcils réunis en un seul trait, semblait encore plus concentré et plus grave que de coutume, et le diamant au bout de l’archet jetait, allant et venant, des étincelles lumineuses, comme si lui-même avait été allumé par le feu de cette merveilleuse mélodie.

Quand Muzio s’arrêta enfin, tout en serrant encore le violon entre l’épaule et le menton, mais en laissant retomber la main qui tenait l’archet : « Qu’est cela ? » s’écria Fabio. Valeria ne prononça pas un mot, mais il semblait que tout son être répétait la question de son mari.

Muzio posa le violon sur la table, et ayant légèrement secoué ses cheveux, il répondit avec un demi-sourire : « Ceci, c’est une chanson que j’ai entendue un jour dans l’île de Ceylan. Parmi le peuple, on l’appelle le Chant de l’amour triomphant. » — « Répète-la », murmura Fabio. — « Non, on ne peut pas répéter cela, répondit Muzio ; de plus, il se fait tard. La signora doit avoir besoin de repos, et moi aussi je me sens fatigué. »

Pendant le cours de la journée, Muzio avait eu envers Valeria une attitude simple et respectueuse comme un vieil ami. Mais en s’en allant il lui serra la main avec beaucoup de force, en appuyant les doigts dans le creux de la main et en fouillant du regard si obstinément le visage de la jeune femme, que, quoiqu’elle n’eût pas levé les paupières, elle sentit ce regard sur ses joues devenues subitement enflammées. Elle ne dit rien à Muzio, mais retira brusquement sa main, et, quand il se fut éloigné, elle regarda longuement la porte par laquelle il était sorti.

Cette espèce de crainte qu’il lui avait toujours inspirée lui revint à la mémoire, et un trouble vague s’empara d’elle. Muzio se retira dans son pavillon et les deux époux rentrèrent dans leur appartement.

 

IV

Valeria fut longtemps à s’endormir. Le sang de ses veines s’agitait lourdement, et elle avait comme un léger tintement dans la tête. Était-ce l’effet du vin étrange qu’elle avait bu, ou celui des récits bizarres de Muzio, ou celui de son jeu sur le violon ? Elle s’endormit vers le matin, et elle eut un rêve singulier : il lui sembla qu’elle entrait dans une vaste chambre à voûte surbaissée, comme elle n’en avait jamais vu. Tous les murs sont couverts de carreaux émaillés d’un bleu pâle, avec des filigranes d’or ; de fines colonnettes d’albâtre ciselées soutiennent la voûte en marbre, et cette voûte, ainsi que les colonnettes, semble à demi transparente. Une lumière rose pénètre de partout dans la chambre, éclairant tous les objets d’une façon monotone et mystérieuse. Des coussins de brocart sont amoncelés sur un tapis étroit placé au milieu d’un plancher en mosaïque uni comme une glace. Dans les coins fument légèrement des brûle-parfums qui représentent des animaux monstrueux. Nulle part de fenêtres. Une porte, recouverte d’un rideau de velours sombre, se dresse silencieuse dans un enfoncement de la muraille. Voici que cette porte s’ouvre... et entre Muzio. Les yeux fixés sur Valeria, il s’avance rapidement vers elle. Il salue, ouvre les bras, il rit... Elle ne peut bouger... Des bras durs entourent sa taille, des lèvres sèches la brûlent, elle tombe à la renverse sur les coussins du tapis...

Gémissant d’épouvante, après de longs efforts, Valeria se réveille. Ne comprenant pas encore bien ce qui lui était arrivé, elle se soulève sur son lit, regarde autour d’elle ; un frisson parcourt tout son corps. Fabio est couché près d’elle, il dort, mais son visage, à lueur de la lune ronde et claire qui regarde par les fenêtres, est pâle comme celui d’un mort, et plus triste. Valeria réveilla son mari. Dès qu’il eut jeté un regard sur elle :

« Qu’as-tu ? s’écria-t-il.

— Oh ! un terrible rêve, murmura-t-elle, toute frissonnante encore. »

Mais, dans ce moment même, du côté du pavillon, arrivèrent des sons éclatants, et Fabio et Valeria reconnurent la mélodie que Muzio leur avait jouée et qu’il avait nommée le Chant de l’amour triomphant.

Fabio regarda Valeria avec surprise ; celle-ci ferma les yeux en se détournant, et tous deux, retenant leur respiration, écoutèrent ce chant jusqu’au bout. Quand le dernier son s’éteignit, la lune se voila d’un nuage, et la chambre devint brusquement sombre. Les deux époux posèrent la tête sur l’oreiller sans échanger une parole, et aucun des deux ne s’aperçut quand l’autre s’endormit.

 

V

Le lendemain matin, quand Muzio vint au déjeuner, il semblait satisfait, et il salua gaiement Valeria. Elle lui répondit avec embarras, et, l’ayant regardé à la dérobée, elle eut tout à coup peur de ce visage satisfait et souriant, de ces yeux perçants et curieux. Il allait de nouveau entamer ses récits, quand Fabio l’interrompit dès le premier mot :

« Il paraît que tu n’as pas pu t’endormir dans ton nouveau logis. Ma femme et moi nous t’avons entendu jouer ton morceau d’hier.

— Ah ! vous l’avez entendu ? Oui, j’ai joué, en effet ; mais je m’étais endormi auparavant, j’avais même eu un rêve bien bizarre. »

Valeria devint attentive.

« Quel rêve ? demanda Fabio.

— Il me sembla, dit Muzio sans quitter des yeux Valeria, que j’entrais dans une vaste salle voûtée, meublée à l’orientale ; des colonnettes ciselées soutenaient la voûte. Les murs étaient recouverts de carreaux émaillés, et quoiqu’il n’y eût ni fenêtres ni bougies, toute la salle était éclairée d’une lueur rose, comme si les murs eussent été en pierres transparentes. Dans les coins fumaient des brûle-parfums chinois ; des coussins de brocart étaient jetés par terre sur un étroit tapis. J’entrai par une porte que cachait une tapisserie, et par une autre porte, juste en face, apparut une femme que j’avais aimée jadis, et elle me sembla si belle, que je me sentis envahi de mon ancienne passion... »

Muzio se tut d’un air significatif.

Valeria restait immobile. Elle avait lentement pâli, et sa respiration était devenue plus profonde.

« Alors, continua Muzio, je m’éveillai et je jouai cette chanson.

— Mais qui donc était cette femme ? demanda Fabio.

— Qui elle était ? La femme d’un Indou. Je l’ai rencontrée dans la ville de Delhi. Elle n’est plus de ce monde, elle est morte.

— Et le mari ? demanda Fabio, sans se rendre compte pourquoi il faisait cette question.

— Le mari ? On dit qu’il est mort aussi ; je les ai bientôt perdus de vue tous les deux.

— C’est étrange, fit Fabio ; ma femme aussi a eu cette nuit un rêve extraordinaire (Muzio se tourna vers Valeria), qu’elle n’a pas voulu me raconter. »

Mais ici Valeria se leva et sortit de la chambre. Bientôt après Muzio s’en alla comme elle, en disant qu’il devait se rendre à Ferrare pour ses affaires et qu’il ne reviendrait pas avant le soir.

 

VI

Quelques semaines avant le retour de Muzio, Fabio avait commencé le portrait de sa femme en lui donnant les attributs de sainte Cécile. Il s’était beaucoup perfectionné dans son art. Le célèbre Luini, l’élève du grand Léonard, était venu le voir à Ferrare, et, tout en l’aidant de ses conseils, il lui avait transmis les préceptes de son illustre maître. Le portrait était presque complètement achevé ; il ne restait plus qu’à donner les dernières retouches au visage, et Fabio aurait pu, à juste titre, être fier de son œuvre.

Après avoir reconduit Muzio, Fabio se dirigea vers son atelier, où Valeria l’attendait d’habitude. Mais il ne l’y trouva point. Il l’appela à haute voix ; elle ne répondit pas. Il se mit à la chercher dans la maison, et il ne la trouva nulle part. Pris d’une certaine inquiétude, Fabio courut au jardin, et là, dans une des allées les plus éloignées, il aperçut Valeria. Elle était assise sur un banc, la tête penchée sur la poitrine, les mains croisées sur les genoux ; derrière elle, se détachant sur la sombre verdure des cyprès, un Satyre en marbre, la face tordue par un mauvais rictus moqueur, appuyait aux joncs d’un chalumeau ses lèvres pointues.

Valeria se réjouit visiblement de l’apparition de son mari, et, en réponse à ses questions inquiètes, lui dit qu’elle avait un léger mal de tête, mais que cela ne l’empêcherait pas d’aller poser.

Fabio la mena à l’atelier, la plaça, prit ses pinceaux ; mais, à son grand dépit, il lui fut impossible de finir le visage comme il l’aurait désiré. Non parce que ce visage était un peu pâle et semblait fatigué, mais il ne pouvait pas y trouver aujourd’hui cette expression pure et sainte qui lui avait tellement plu en elle, et qui lui avait donné l’idée de la représenter sous les traits de sainte Cécile. Il finit par jeter ses pinceaux en disant à sa femme qu’il ne se sentait pas en veine et qu’elle ferait bien de prendre du repos. Puis il retourna son chevalet avec le tableau du côté du mur. Valeria fut de son avis, et, se plaignant de nouveau de son mal de tête, se retira dans sa chambre.

Fabio resta seul dans son atelier. Il ne pouvait se défendre d’une sorte d’appréhension vague.

Le séjour de Muzio sous son toit, ce séjour qu’il avait tant désiré, commençait à le gêner. Non pas qu’il fût jaloux, Valeria ne pouvait inspirer ce sentiment, mais il ne reconnaissait plus dans son ami son camarade d’autrefois. Tous ces éléments nouveaux, étrangers, que Muzio avait rapportés de ces contrées lointaines et qui semblaient lui être entrés dans le sang ; ces tours de magie, ces chansons, ces boissons étranges, ce Malais muet, jusqu’à l’odeur épicée qui émanait des vêtements de Muzio, de ses cheveux, de son haleine même, tout cela inspirait à Fabio un sentiment ressemblant à de la méfiance, presque à de la peur. Et pourquoi ce Malais, en servant la table, le regarde-t-il, lui Fabio, avec un air ironique et sournois ? Vraiment on croirait qu’il comprend l’italien. Muzio a dit de lui que, par le sacrifice de sa langue, le Malais avait acquis une grande puissance. Quelle puissance ? Et comment a-t-il pu l’acquérir au prix de sa langue ? Tout ceci est très étrange, très incompréhensible.

Fabio se rendit dans la chambre à coucher de sa femme. Elle était étendue sur le lit, mais elle ne dormait pas. Entendant des pas, elle eut un brusque frisson, mais ensuite elle se réjouit de le voir, tout comme au jardin. Fabio s’assit auprès d’elle, lui prit la main et, après un court silence, lui demanda ce qu’était ce rêve extraordinaire qui l’avait tant effrayée la nuit précédente. Était-il dans le genre de celui qu’avait raconté Muzio ?

Valeria rougit et répondit avec précipitation : « Oh ! non, non ! J’ai vu un monstre qui voulait me déchirer !

— Un monstre, sous la forme d’un homme ? demanda Fabio.

— Non, d’une bête, d’une bête ! »

Et Valeria enfonça dans les oreillers son visage rougissant.

Fabio tint encore pendant quelques instants la main de sa femme dans les siennes, la pressa en silence sur ses lèvres, et s’éloigna. Triste fut la journée que passèrent les deux époux. Il semblait que quelque chose de lourd, de sombre, s’était suspendu au-dessus de leur tête. Mais quoi ? C’est ce qu’ils ne pouvaient dire. Ils désiraient être ensemble, comme si un danger les menaçait ; mais de quoi parler, ils n’en savaient rien. Fabio essaya de reprendre le portrait, de lire l’Arioste, dont le poème, qui venait de paraître à Ferrare, faisait déjà du bruit en Italie ; mais rien ne lui réussissait. Muzio revint fort tard dans la journée, pour l’heure du souper.

 

VII

Il semblait tranquille et content, mais il raconta peu de choses. Il questionna Fabio sur leurs amis communs, sur la campagne d’Allemagne, sur l’empereur Charles ; il parla de son désir d’aller à Rome voir le nouveau pape. De nouveau, il offrit à Valeria du vin de Chiraz ; et comme elle refusait, il murmura comme en se parlant à lui-même : « Il n’en est plus besoin. »

Revenu avec sa femme dans leur chambre à coucher, Fabio s’endormit bientôt ; puis, s’étant réveillé une heure plus tard, il put se convaincre que personne ne partageait sa couche. Valeria n’était plus là. Il se souleva brusquement, et, dans ce même moment, il aperçut sa femme qui, en vêtement de nuit, rentrait dans la chambre par la porte-fenêtre de plain-pied avec le jardin. La lune éclairait en plein, bien que, quelques instants auparavant, une légère pluie fût tombée sur la terre. Les yeux fermés, portant une expression de secrète épouvante sur son visage immobile, Valeria s’approcha du lit, et, l’ayant tâté de ses mains étendues en avant, se coucha avec une hâte silencieuse. Fabio lui fit une question ; elle ne répondit rien ; elle semblait dormir. Il la toucha et sentit sur son vêtement, sur ses cheveux, des gouttes de pluie, et aux plantes de ses pieds des grains de sable. Alors il sauta du lit, et s’élança dans le jardin par la porte entr’ouverte. La lumière de la lune, claire jusqu’à la dureté, inondait tous les objets. Fabio regarda rapidement autour de lui et aperçut sur le sable des traces de deux paires de pieds, dont les uns étaient nus ; et ces traces menaient à un berceau de jasmin qui se trouvait entre le pavillon et la maison. Stupéfait, il s’arrêta ; quand tout à coup retentirent de nouveau les sons de cet air qu’il avait entendu déjà la nuit passée. Fabio se précipite dans le pavillon. Muzio se tient debout au milieu de la chambre, et joue sur son violon.

Fabio s’élance vers lui.

« Tu as été au jardin, tu es sorti, ton habit est mouillé par la pluie.

— Quoi ?... Non, je ne sais pas, répond Muzio avec lenteur, comme étonné de l’arrivée de Fabio et de son agitation. »

Fabio le saisit par le bras.

« Pourquoi joues-tu encore cet air ? As-tu encore eu un rêve ? »

Muzio regarde Fabio du même air étonné et engourdi, et se tait.

« Réponds donc !

« La lune est là comme un bouclier rond,

« La rivière brille comme un serpent,

« L’ami s’est réveillé, l’ennemi s’est endormi,

« L’épervier déchire l’oiseau.

« À mon aide ! » chantonne Muzio comme dans un rêve.

Fabio recula de deux pas, examina Muzio en silence et, après avoir hésité un instant, regagna sa chambre.

La tête penchée sur l’épaule et les deux bras étendus inertes, Valeria dormait d’un sommeil lourd. Fabio ne la réveilla qu’avec peine ; mais dès qu’elle l’aperçut, elle se jeta à son cou, l’embrassa convulsivement ; tout son corps frémissait.

« Qu’as-tu, ma chérie, qu’as-tu ? répétait Fabio, en s’efforçant de la calmer. Mais elle continuait à palpiter et à suffoquer sur sa poitrine.

— Ah ! quels songes horribles je vois ! » murmura-t-elle enfin, en se cachant le visage.

Fabio voulut la questionner encore, mais elle ne faisait que frissonner.

Les vitres des fenêtres rougissaient déjà des premières lueurs du matin, quand elle s’endormit enfin dans les bras de son mari.

 

VIII

Le lendemain, dès l’aube, Muzio avait disparu, et Valeria déclara à son mari qu’elle avait l’intention de faire une visite au monastère voisin où vivait son confesseur, un vieux et respectable moine, dans lequel elle avait une confiance entière. Aux questions de Fabio, elle répondit qu’elle désirait, par la confession, alléger son âme du fardeau que les impressions étranges des derniers jours faisaient peser sur elle.

En voyant le visage amaigri de Valeria, en écoutant sa voix éteinte, Fabio ne put qu’approuver son projet : le respectable père Lorenzo pouvait seul lui donner un conseil salutaire et dissiper ses doutes. Sous l’escorte de quatre serviteurs, Valeria partit pour le monastère. Fabio resta à la maison, et, jusqu’au retour de sa femme, ne fit qu’errer dans le jardin, tâchant de comprendre ce qui se passait en elle, éprouvant sans relâche la peur, la colère et l’angoisse des soupçons incertains. Il entra plusieurs fois au pavillon ; mais Muzio ne revenait pas, et le Malais se tenait devant Fabio comme une statue, la tête humblement inclinée, avec un méchant sourire caché loin, bien loin, — ainsi le jugeait Fabio, — sous son masque de bronze.

Pendant ce temps, Valeria avait tout confié à son confesseur, avec moins de honte que de terreur. Le père Lorenzo l’écouta attentivement, la bénit et lui donna l’absolution, tout en pensant à part lui : « C’est de la sorcellerie, ce sont des pratiques diaboliques ; il faut y pourvoir. » Sous prétexte de la tranquilliser complètement et de la consoler, il partit avec elle pour sa villa.

À la vue du confesseur, Fabio eut un mouvement d’anxiété ; mais le vieux moine expérimenté avait combiné dans sa tête la façon dont il fallait s’y prendre. Resté seul avec Fabio, il ne lui livra naturellement pas le secret de la confession mais il lui conseilla pourtant d’éloigner, s’il était possible, cet hôte qu’il avait invité, et qui, par ses récits, par ses chansons et toute sa manière d’être, troublait l’imagination de Valeria, d’autant plus que Muzio, d’après les souvenirs du vieillard, n’avait jamais été bien ferme en matière de religion, et qu’étant resté si longtemps dans les contrées que la lumière du christianisme n’éclaire pas, il avait pu en rapporter la peste des fausses doctrines ; il avait pu même contaminer son âme par les secrets de la magie... Pour ces motifs, malgré les droits que pouvait réclamer une ancienne amitié, la raison et la prudence démontraient la nécessité d’une séparation.

Fabio partagea de tous points l’avis du vénérable moine ; le visage de Valeria se rasséréna quand son mari vint lui communiquer le conseil du confesseur, et, accompagné des vœux et des remerciements des deux époux, comblé de riches cadeaux pour son église et pour les pauvres, le père Lorenzo regagna son monastère.

Fabio s’était proposé d’avoir une explication avec Muzio immédiatement après le souper ; mais son étrange hôte ne revint pas. Alors Fabio se décida à remettre cette conversation au lendemain. Les époux se retirèrent dans leur appartement.

 

IX

Valeria s’endormit bientôt, mais Fabio n’en put faire autant. Tout ce qu’il avait senti, tout ce qu’il avait vu, se présentait à lui plus vivement dans le silence de la nuit. Plus obstinément encore il se posait des questions auxquelles, comme auparavant, il ne pouvait trouver de réponse.

Muzio serait-il vraiment devenu un magicien ? Aurait-il empoisonné Valeria ? Elle est malade, mais de quelle maladie ? Pendant que la tête sur sa main et retenant son haleine brûlante, il s’abandonnait à ses réflexions et à ses angoisses, la lune était montée dans un ciel sans nuages. En même temps que ses rayons, à travers les vitres des fenêtres, du côté du pavillon commença à pénétrer... ou bien était-ce une imagination de Fabio ?... commença à pénétrer un souffle, une légère ondulation parfumée... Et voilà qu’on entend un chuchotement passionné, persistant..., puis, au même instant, Fabio s’aperçut que Valeria commençait à se mouvoir faiblement. Il se dresse sur son séant, il regarde : elle se soulève, laisse glisser un pied, puis l’autre, à bas du lit, et, comme une somnambule, fixant droit devant elle des yeux ternes et sans regard, les deux mains étendues en avant, elle se dirige vers la porte du jardin !

Fabio se précipita par l’autre porte de la chambre et, ayant tourné en courant l’angle de la maison, ferma en dehors la porte qui menait au jardin. Il avait eu à peine le temps de se jeter sur la serrure, qu’il sentit qu’on tâchait de l’ouvrir de l’intérieur, qu’on la poussait avec force, encore, encore. Puis, des gémissements brisés...

Mais pourtant Muzio n’est pas revenu de la ville ? Cette idée traversa comme un éclair la tête de Fabio, et il s’élança vers le pavillon.

Que voit-il ?

À sa rencontre, le long du chemin tout inondé de la lumière éclatante de la lune, s’avance, comme un autre somnambule, les deux mains aussi étendues en avant, les yeux aussi ouverts et sans regard, s’avance Muzio. Fabio court à lui, mais l’autre, sans le remarquer, marche d’un pas égal et le visage immobile, sous les rayons de la lune, rit d’un rire méchant, comme celui du Malais. Fabio va l’appeler par son nom, mais dans ce moment, il entend un bruit de fenêtre ouverte dans la maison. Il se retourne.

Effectivement, la porte-fenêtre de la chambre à coucher est toute grande ouverte et, franchissant d’un pied le seuil, Valeria se tient debout ; ses bras tâtonnant dans l’air semblent chercher Muzio. Elle va s’élancer vers lui.

Une fureur indicible inonda la poitrine de Fabio comme d’un flot subit.

« Maudit sorcier ! » s’écria-t-il avec rage.

Et, saisissant d’une main Muzio par la gorge, il empoigna de l’autre le poignard que Muzio portait à la ceinture et le lui enfonça dans le flanc jusqu’à la garde.

Muzio poussa un cri déchirant, et pressant sa blessure avec la paume de la main, retourna en chancelant jusqu’au pavillon. Mais dans l’instant même où Fabio l’avait frappé, Valeria poussa un cri tout aussi déchirant et tomba par terre comme foudroyée.

Fabio s’élança vers elle, la porta sur son lit, lui parla.

Elle resta longtemps immobile ; mais enfin elle ouvrit les yeux et poussa un soupir profond et frémissant, comme quelqu’un qui vient d’être sauvé d’une mort imminente ; puis, apercevant son mari, elle lui jeta les deux bras autour du cou.

« Toi, toi, c’est toi, » murmurait-elle.

Peu à peu ses mains se détachèrent, sa tête se renversa en arrière et, ayant prononcé avec un sourire heureux : « Grâce à Dieu tout est fini, mais que je suis fatiguée ! » elle s’endormit aussitôt d’un sommeil profond et paisible.

 

X

Fabio se laissa tomber dans un fauteuil près de sa femme et, sans quitter des yeux son visage pâli et amaigri, mais déjà tranquillisé, il se mit à réfléchir sur ce qui venait de se passer et sur ce qu’il fallait faire. Qu’entreprendre ? S’il a tué Muzio..., et se rappelant combien profondément était entrée la lame du poignard, il ne pouvait en douter..., s’il a tué Muzio, ce meurtre ne pouvait pas rester caché, il fallait le porter à la connaissance du duc et des juges. Mais comment raconter, comment expliquer une chose aussi incompréhensible ? Lui, Fabio, a tué dans sa propre maison son parent, son meilleur ami ! On demandera pourquoi, pour quelle cause ? Que dire ? Mais si Muzio n’est pas tué ?... Fabio ne pouvait rester dans cette incertitude ; s’étant assuré que Valeria dormait, il se leva avec précaution de son fauteuil, et sortit de la chambre pour se diriger vers le pavillon. Tout y semblait tranquille. Une seule fenêtre était éclairée. Le cœur tout tremblant, Fabio ouvrit la porte extérieure, — on y voyait des traces de doigts ensanglantés et, sur le sable du chemin, se voyaient aussi des gouttes de sang, — traversa la première pièce obscure, et s’arrêta sur le seuil, frappé de stupeur.

Au milieu de la chambre, sur un tapis de Perse, un coussin de velours sous la tête, recouvert d’un large châle rouge à dessins noirs, gisait Muzio, les membres raidis et étendus, le visage jaune comme de la cire, les yeux fermés, les paupières bleuies. Il ne respirait pas, il semblait mort. À ses pieds, enveloppé aussi dans un châle rouge, était agenouillé le Malais. Il tenait dans sa main gauche une plante inconnue, semblable à la fougère, et, penché en avant, regardait avec fixité son maître. Une petite torche, fichée dans le plancher, brûlait d’un feu verdâtre et seule éclairait la chambre. La flamme ne vacillait ni ne fumait. Le Malais ne bougea pas à l’entrée de Fabio. Il lui jeta seulement un rapide regard, qu’il dirigea de nouveau sur Muzio. De temps en temps il soulevait, puis abaissait le rameau, l’agitait en l’air ; ses lèvres muettes s’entr’ouvraient et se remuaient lentement comme si elles eussent prononcé des paroles silencieuses.

À terre, entre le Malais et Muzio, se trouvait le poignard avec lequel il avait frappé son ami. Le Malais toucha une fois la lame ensanglantée avec son rameau. Une minute se passa, puis une autre, une autre encore ; Fabio s’approcha du Malais et se penchant vers lui, demanda à voix basse : « Mort ? »

Le Malais inclina la tête, et, ayant retiré de dessous le châle sa main droite, montra la porte d’un geste impérieux. Fabio allait répéter sa question, mais la main impérieuse renouvela son geste, et Fabio s’éloigna, étonné, indigné, mais obéissant.

Il trouva Valeria endormie comme auparavant, le visage encore plus calme. Il ne se déshabilla point, et, assis devant la fenêtre, il s’absorba dans ses pensées. Le soleil levé le trouva à la même place. Valeria dormait toujours.

 

XI

Fabio voulait attendre le réveil de Valeria pour aller à Ferrare, quand tout à coup quelqu’un frappa légèrement à la porte.

Fabio s’empressa d’ouvrir et aperçut devant lui son vieux majordome Antonio.

« Seigneur, dit le vieillard, le Malais vient de nous déclarer que le seigneur Muzio est tombé malade et désire retourner avec tous ses effets à la ville. Aussi vous prie-t-il de lui prêter des hommes pour l’aider à emballer ses bagages, et vers l’heure du dîner, de lui envoyer des chevaux de trait et de selle, ainsi que des gens d’escorte pour le reconduire. Vous permettez ?

— C’est le Malais qui a déclaré tout cela ? demanda Fabio. Mais comment s’y est-il pris ? il est muet.

— Voici, seigneur, un papier sur lequel il a écrit cela dans notre langue et fort correctement.

— Et Muzio, dis-tu, est malade ?

— Oui, très malade, et on ne peut le voir.

— On n’a pas envoyé chercher un médecin ?

— Non, le Malais ne l’a pas permis.

— Et c’est bien le Malais qui t’a écrit cela ?

— Oui, c’est lui. » Fabio se tut un instant.

« Eh bien, prends les mesures nécessaires. » Antonio s’éloigna.

Fabio resta stupéfait. Donc, il n’est pas mort, pensa-t-il, — et il ne savait pas s’il devait s’en réjouir ou le regretter.

Malade ! mais il y a de cela quelques heures, c’est bien un cadavre qu’il avait vu.

Fabio retourna près de Valeria. Elle se réveilla et, soulevant la tête, elle échangea avec son mari un long regard.

« Il n’est plus ? » dit tout à coup Valeria.

Fabio tressauta :

« Comment, il n’est plus... Est-ce que...

— Il est parti ? » continua-t-elle.

Fabio sentit son cœur allégé :

« Non, pas encore, dit-il, mais il part aujourd’hui même.

— Et jamais, jamais je ne le reverrai ?

— Jamais.

— Et ces rêves ne se répéteront plus ?

— Non. »

Valeria eut de nouveau un soupir de satisfaction, et de nouveau un sourire de bonheur apparut sur ses lèvres. Elle tendit les mains à son mari.

« Et nous ne parlerons jamais de lui, entends-tu, mon bien-aimé. Je ne sortirai pas de ma chambre jusqu’à ce qu’il soit parti. Et maintenant envoie-moi mes caméristes, et... Attends, prends cet objet... »

Elle montra le collier de perles qui se trouvait sur une petite table à côté d’elle (ce collier que Muzio lui avait donné).

« Et jette-le sur-le-champ dans notre puits le plus profond. Embrasse-moi, je suis ta Valeria,... et ne viens pas me voir jusqu’à ce que... l’autre soit parti.

Fabio prit le collier, dont les perles lui semblèrent ternies, et accomplit l’ordre de sa femme. Puis il se mit à errer dans le jardin, en regardant de loin le pavillon devant lequel avait déjà commencé le désordre de l’emballage. Des hommes portaient des coffres, on chargeait des chevaux. Le Malais ne se voyait point parmi ces gens affairés. Un sentiment irrésistible poussait Fabio à regarder encore une fois ce qui se passait dans le pavillon. Il se rappela que, par derrière, se trouvait une porte secrète qui donnait accès dans la chambre où le matin il avait vu Muzio. Il se glissa jusqu’à cette porte, la trouva non fermée, et écartant la lourde tapisserie qui la recouvrait à l’intérieur, il jeta un regard hésitant.

 

XII

Muzio n’était déjà plus étendu sur le tapis. Vêtu d’un habit de voyage, il était assis dans un fauteuil ; mais il semblait un cadavre, comme lors de la première visite de Fabio. Sa tête livide gisait, renversée, sur le dossier du fauteuil ; les mains, jaunies et posées à plat sur les genoux, demeuraient immobiles. La poitrine ne se soulevait pas. Autour du fauteuil, sur le plancher tout jonché d’herbes sèches, étaient placées plusieurs coupes plates, remplies d’une liqueur sombre d’où émanait une odeur forte, presque suffocante, une odeur de musc. Enroulé autour de chaque coupe se voyait un petit serpent couleur de cuivre, dont les yeux d’or luisaient par moments, et, droit devant Muzio, à deux pas de lui, se dressait la longue figure du Malais. Revêtu d’une robe en damas bigarré, retenue à la ceinture par une queue de tigre, il avait sur la tête une coiffure en forme de tiare à cornes. Il ne restait pas un moment immobile. Tantôt il s’inclinait révérencieusement et semblait murmurer comme des prières, puis ils se redressait de toute sa hauteur, se soulevait même sur la pointe des pieds ; tantôt il faisait de grands mouvements cadencés avec ses deux bras, ou bien les lançait obstinément dans la direction de Muzio ; il semblait menacer ou commander, fronçait les sourcils et frappait du pied. Tous ces gestes, tous ces mouvements lui coûtaient une peine visible, le faisaient souffrir même. Il respirait avec force, une sueur abondante lui coulait du visage. Tout à coup, devenu immobile, et remplissant ses poumons d’air, il serra les poings comme s’il eût tenu des rênes, et, se mordant les lèvres, le visage crispé, il les ramena avec un violent effort contre sa poitrine. Alors, à l’indicible terreur de Fabio, la tête de Muzio se détacha du dossier du fauteuil et se tendit en avant comme si elle eût suivi par petites saccades les mains du Malais. Le Malais les détendit, et la tête de Muzio se renversa lourdement en arrière. Le Malais répéta ses premiers gestes, et la tête obéissante répéta ses mouvements après lui. La liqueur sombre se mit à bouillonner dans les coupes, les coupes elles-mêmes commencèrent à rendre un fin tintement, et les petits serpents cuivrés ondulèrent autour de chaque coupe. Alors le Malais fit un pas en avant, et relevant les sourcils démesurément, ouvrant des yeux énormes, il fit avec la tête un brusque mouvement de commandement vers Muzio,... et les paupières du mort frémirent, se décollèrent inégalement, et, par-dessous, se montrèrent des prunelles ternes comme du plomb. Le visage du Malais s’éclaira de la fierté du triomphe, et d’une joie, d’une joie presque haineuse. Il ouvrit largement la bouche, et du fond de son gosier s’arracha, avec effort, un long hurlement.

Les lèvres de Muzio s’ouvrirent aussi, laissant échapper un faible gémissement comme en réponse à cet autre son qui n’avait rien d’humain.

Mais ici Fabio ne put y tenir plus longtemps, il croyait assister à quelque incantation diabolique ; il poussa lui-même un grand cri et s’enfuit hors de la maison sans tourner la tête et en faisant force signes de croix.

 

XIII

Trois heures plus tard, Antonio vint annoncer que tout était prêt, les coffres fermés, et que le seigneur Muzio se préparait à partir.

Sans rien répondre à son serviteur, Fabio se rendit sur la terrasse, d’où l’on voyait le pavillon. Quelques chevaux chargés se tenaient prêts au départ, et l’on avait amené jusque devant les marches du perron un puissant étalon, dont la selle était assez large pour deux personnes. Des domestiques, tête nue, des gens d’escorte armés attendaient aussi ; la porte du pavillon s’ouvrit et, soutenu par le Malais qui avait repris ses vêtements ordinaires, apparut Muzio. Son visage était d’une pâleur de mort et ses bras pendaient aussi comme ceux d’un mort. Mais il avançait, oui, il avançait ses pieds l’un après l’autre, et, hissé sur le cheval, il s’y tint droit et trouva à tâtons les rênes.

Le Malais lui glissa les pieds dans les étriers, sauta derrière sur la selle, lui entoura la taille des deux bras, et toute la troupe se mit en marche. Les chevaux allaient au pas. Quand ils tournèrent pour passer devant la maison, il sembla à Fabio que, sur le visage inanimé de Muzio, parurent deux points blancs qui glissèrent lentement de gauche à droite. Serait-il possible que Muzio eût dirigé vers lui ses prunelles ? Le Malais seul lui fit un salut avec son air ironique habituel.

Valeria avait-elle vu cette scène de départ ? Les jalousies de ses fenêtres étaient soigneusement fermées, mais peut-être se tenait-elle derrière ?

 

XIV

Elle parut au dîner, caressante et tranquille, quoique se plaignant encore de fatigue ; mais il n’y avait plus d’inquiétude en elle, ni cette stupéfaction constante, cet effroi secret ; et quand, le lendemain du départ de Muzio, Fabio reprit le travail de son portrait, il retrouva dans les traits de sa femme cette expression d’angélique pureté dont l’éclipse momentanée l’avait troublé si fort, et son pinceau put courir sur la toile avec justesse et légèreté.

Les deux époux se remirent à vivre de leur vie antérieure. Muzio avait disparu pour eux comme s’il n’eût jamais existé. On aurait dit que Fabio et Valeria s’étaient concertés pour ne jamais prononcer son nom, pour ne jamais s’informer de sa destinée, qui, du reste, demeura pour tout le monde un mystère. Il vint un jour à l’esprit de Fabio que c’était son devoir de raconter à Valeria ce qui s’était passé dans cette nuit terrible ; mais Valeria sembla deviner son intention, car elle retint son haleine et ferma les yeux comme quelqu’un qui s’attend à recevoir un coup ; mais Fabio aussi la comprit et le coup ne fut pas porté.

Par une belle journée d’automne, Fabio terminait son tableau de sainte Cécile. Valeria était assise devant un orgue et ses doigts erraient sur le clavier, quand tout à coup, sans que sa volonté y fût pour quelque chose, sous ses mains retentit ce chant de l’amour triomphant qu’avait joué Muzio, et au même moment, pour la première fois, depuis son mariage, Valeria sentit dans son sein la palpitation d’une nouvelle vie qui se préparait à naître. Valeria frissonna, s’arrêta...

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Serait-ce que... ?

 

Sur ce mot s’arrêtait le manuscrit.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 janvier 2014.

 

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