LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ivan Tourgueniev

(Иван Сергеевич Тургенев)

1818 — 1883

 

 

 

 

 

LE BRIGADIER

(Бригадир)

 

 

 

 

 

1866

 

 

 

 

 

 

Traduction de l’auteur [avec Louis Viardot] parue dans le Journal des débats politiques et littéraires, 4, 5 et 6 août 1868, puis en volume dans Nouvelles moscovites, Hetzel, 1868

 

 

 


 

 

I

Connais-tu, lecteur, ces petits manoirs de gentilshommes qui abondaient, il y a vingt-cinq ou trente ans, dans l’Ukraine de la grande Russie ? Il n’en reste plus guère aujourd’hui, et peut-être qu’avant dix années, — comme ils sont bâtis en bois, — les derniers auront disparu sans laisser de traces. — On voyait d’abord un étang d’eau courante, bordé de joncs et de saules nains, où se prélassaient des bandes de canards, auxquels s’associait parfois une timide sarcelle ; au delà de l’étang un jardin planté de tilleuls, cet honneur de nos contrées « à terre noire, » coupé de longues plates-bandes, où des campanules, des vesces, des épis égarés de seigle et d’avoine se mêlaient aux fraisiers ; puis un épais fouillis de groseillers, de framboisiers, de cassis, au milieu duquel, à l’heure de la muette chaleur de midi, on était sûr de voir passer le mouchoir bariolé d’une servante qui chantonnait du haut de sa voix. Plus loin, un maigre potager, — dont un essaim de moineaux couvrait les échalas, tandis qu’un chat se tenait accroupi sur un puits en ruine, — entourait une petite serre montée — comme le disent nos contes de fée, — sur des « pattes de poules ; » plus loin encore, un pré de hautes herbes, vertes au pied, grises à la pointe, se hérissait de poiriers, de pommiers à tête frisée, et de cerisiers aux bras menus. Près de la maison venait un parterre rempli de pavots, de pivoines et de ces fleurs que nous nommons « les yeux d’Aniouta, » et « la demoiselle vêtue de vert ». Un incessant bourdonnement d’abeilles et de frelons, joyeux et lourd, s’entendait dans les branches touffues et gluantes du jasmin sauvage, de l’acacia jaune et du seringat. On arrivait enfin à la maison. — Haute d’un étage, élevée sur une assise en briques, avec ses vitres verdâtres dans d’étroites fenêtres que surplombait un toit en planches jadis peintes en rouge, elle présentait un perron entouré d’une rampe vermoulue, sous lequel, dans un trou, vivait un vieux chien de garde sans voix. Au delà de la maison s’étendait la vaste cour, couverte d’orties, de bardanes, d’absinthes, et parsemée des maisonnettes de service, telles que la cave, la cuisine et les granges, dont les toits en chaume, troués par les souris, étaient l’habitation des pigeons et des corneilles. Enfin se déroulait à la vue le grand chemin avec des flaques de poussière molle dans ses profondes ornières, et les champs cultivés, et les longues haies délabrées qui entourent les chenevières, et les pauvres isbâs disséminées du village, et les immenses prairies inondées au printemps, d’où s’élèvent les cris éclatants d’oies à milliers. Connais-tu tout cela, lecteur ? Dans la maison tout est de travers et branlant, et pourtant cela se tient et cela tient chaud. Ce sont des cheminées, vrais éléphants, des meubles disparates, fabriqués avec les outils du ménage. D’étroits sentiers blanchâtres, frottés par les pieds, serpentent sur les planchers vernis à l’huile ; l’antichambre est pleine de petites cages qui renferment des alouettes et des verdiers ; une immense horloge anglaise, haute comme une tour, et portant la mystérieuse inscription, strike and silence[1], se dresse dans la salle à manger. Des portraits d’ancêtres, avec une expression de stupeur farouche sur leurs traits briquetés, ou bien quelque tableau tout éraillé, représentant soit des fleurs et des fruits, soit quelque sujet mythologique offrant des nudités sous les draperies que le vent emporte, sont les ornements des murs du salon. Partout l’odeur du kvass[2], de la pomme, du pain de seigle, du cuir ; des nuées de mouches bourdonnent et tintent en se heurtant au plafond, tandis que des blattes agiles jouent des antennes derrière le cadre dédoré d’un miroir. C’est égal, on peut vivre là, et fort bien.

II

C’est une semblable maisonnette qu’il m’arriva de visiter, il y a une trentaine d’années ; vieille histoire, comme vous voyez. Le petit domaine où elle se trouvait appartenait à l’un de mes camarades d’Université ; il venait d’en hériter tout récemment d’un oncle célibataire, et ne l’habitait pas lui-même. Mais, à peu de distance, s’étendaient de grands marais où, pendant le passage d’été, foisonnaient les doubles bécassines. Mon camarade et moi, chasseurs passionnés, nous nous étions donné rendez-vous dans cette maison pour le jour de Saint-Pierre, ouverture de la chasse. Lui devait venir de Moscou, moi de mon village. Mon camarade fut retenu et n’arriva que quelques jours plus tard ; moi, je ne voulais pas commencer la chasse sans lui. J’avais été reçu par un vieux serviteur appelé Narkiz, prévenu de mon ou arrivée. Ce vieux serviteur ne ressemblait en rien à Caleb ou à Savéliitch[3] ; il méritait plutôt le surnom de Marquis, que mon ami lui donnait en plaisantant. Il avait un maintien plein d’assurance, presque de dignité, et des manières raffinées dans leur lenteur. Il nous prenait en pitié, nous autres jeunes gens, et témoignait peu de respect pour la classe des gentilshommes ; il parlait de son ancien maître avec une négligence dédaigneuse, et, quant à ses confrères de la domesticité, il les méprisait profondément « pour leur ignorance, » c’était son mot. En effet, il savait lire et écrire, s’exprimait avec clarté et précision, ne buvait pas d’eau-de-vie, et allait fort rarement à l’église, ce qui faisait qu’on le tenait pour un vieux croyant[4]. Il était grand et maigre, avait un visage long et régulier, un nez pointu et d’épais sourcils toujours en mouvement. Il portait une longue redingote fort propre et de hautes bottes terminées en forme de cœur.

III

Le jour même de mon arrivée, Narkiz, après m’avoir gravement servi le déjeuner, s’arrêta sur le pas de la porte, me considéra, fit jouer ses gros sourcils, et dit enfin :

« Eh bien monsieur, qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je ne sais. Si Nicolas Petrovitch eût tenu sa promesse, nous serions partis pour la chasse.

— Hum ! Vous aviez donc espéré, monsieur, que monsieur tiendrait fidèlement sa promesse ?

— Certainement, j’y comptais.

— Hum ! »

Narkiz me regarda de nouveau, fixement, et secoua la tête d’un air de compassion.

« S’il vous était désirable de vous divertir par la lecture, il nous est resté quelques livres du vieux seigneur. Je vous les apporterai, si telle est votre volonté ; seulement, autant que j’en puis supposer, vous ne les lirez pas.

— Pourquoi ?

— Ce sont des livres de rien ; ils ne sont pas écrits pour les messieurs d’à présent.

— Tu les as lus ?

— Si je ne les avais pas lus, je n’en parlerais pas. Un livre de songes, par exemple, quel livre est-ce là ? Il y en a d’autres, il est vrai ; mais vous ne les lirez pas davantage.

— Parce que ?...

— Ce sont des livres de divinité[5]. »

Je me tus, et Narkiz se tut également. Une sorte de ricanement intérieur lui gonfla les lèvres.

« Ce qui m’est surtout désagréable, repris-je, c’est de rester à la maison par un si beau temps.

— Promenez-vous dans le jardin, allez dans le bois ; nous avons ici un bois de bouleaux. Ou bien aimeriez-vous à pêcher ?

— Vous avez du poisson ?

— Oui, dans l’étang ; des perches, des tanches, des goujons. Il est vrai que la bonne époque est passée ; nous touchons au mois de juillet. On peut essayer pourtant. Faut-il vous préparer une ligne ?

— Fais-moi ce plaisir.

— Je vous enverrai un jeune garçon pour enfiler les vers à l’hameçon... Ou bien faut-il que j’aille avec vous moi-même ?

Il était évident que Narkiz doutait de mon habileté à me tirer d’affaire tout seul.

« Oui, certainement, viens, » lui dis-je.

Il sourit à pleines lèvres, mais en silence, fronça les sourcils et quitta la chambre.

IV

Une demi-heure après, nous partions pour la pêche. Narkiz s’était affublé de je ne sais quel bonnet à longues oreilles, qui le rendait encore plus majestueux. Il marchait en avant, d’un pas solennel et mesuré ; deux lignes se balançaient en cadence sur son épaule. Un petit garçon, pieds nus et les yeux fixés respectueusement sur le dos de Narkiz, le suivait, portant un pot rempli de vers et un arrosoir pour y mettre le poisson.

« Ici, près de la digue, m’expliqua Narkiz, on a préparé un banc flottant pour plus de commodité. Eh ! eh ! nos fainéants sont déjà là ! Voyez-vous : c’est un habitude prise ! »

Je levai la tête, et, sur ce même banc, j’aperçus deux hommes assis, nous tournant le dos, et qui pêchaient tranquillement.

« Qui çà ? demandai-je.

— Des voisins, répondit Narkiz avec humeur. Ils n’ont rien à manger chez eux ; c’est pour cela qu’ils nous honorent de leur visite.

— On leur permet de pêcher ici ?

— L’ancien maître le leur permettait ; je ne sais si Nicolas Petrovitch... Le plus long des deux est un sous-diacre hors de service, un homme de rien du tout ; le plus gros est un brigadyr[6].

— Comment ! un brigadier, m’écriai-je.

Les vêtements de ce brigadier étaient presque plus misérables que ceux du sous-diacre.

« C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il a possédé un fort joli bien ; et maintenant c’est par grâce qu’on lui a donné un coin dans une isbâ, et il vit de ce que Dieu lui envoie. Mais comment allons-nous faire ? ils ont pris la meilleure place. Il faudra déranger ces aimables visiteurs.

— Non, Narkiz, laisse-les tranquilles, et ne les dérange pas. Nous nous mettrons dans un autre endroit. Je voudrais faire la connaissance du brigadier.

— Comme il vous plaira. Mais, quant à ce qui est de la connaissance à faire, vous ne devez pas espérer, monsieur, d’en tirer beaucoup d’agrément. Il est devenu très-faible de compréhension, et aussi émoussé dans sa conversation qu’un petit enfant. À la vérité, il achève sa huitième dizaine.

— Comment le nomme-t-on ?

— Vassili Fomitch, et, de son nom de famille, Gousskof.

— Et le sous-diacre ?

— Le sous-diacre ? ça se nomme Concombre. Tous l’appellent ainsi, et, quand à son vrai nom, Dieu seul peut le savoir. Un homme de rien, vous dis-je, un vrai vagabond.

— Ils vivent ensemble ?

— Non ; mais le diable, comme on dit, les a attachés par une ficelle. »

V

Nous nous approchâmes du banc. Le brigadier leva les yeux un instant sur nous, et les reporta aussitôt sur le bouchon de sa ligne. Concombre sauta de sa place, arracha sa ligne d’une main, et de l’autre tira son feutre crasseux ; après avoir passé ses doigts tremblants sur ses cheveux jaunes et durs, il nous fit un profond salut en poussant un petit rire contraint. L’enflure de son visage témoignait d’un ivrogne fieffé, et ses petits yeux clignotaient avec une humilité craintive. Il donna un coup de coude à son voisin comme pour lui rappeler qu’il était temps de déguerpir. Le brigadier s’agita sur son banc.

« Restez, je vous en prie, m’écriai-je ; vous ne nous gênez pas ; nous nous mettrons ici près. Restez. »

Concombre ramena les pans de sa redingote trouée, leva les épaules, secoua sa barbiche. Notre présence le gênait visiblement ; il aurait préféré partir. Mais le brigadier s’était replongé dans la contemplation de son bouchon. L’ex-sous-diacre toussa dans sa main, se rassit sur le bord du banc, ramena sous lui ses pieds nus, se couvrit les genoux de son feutre, et rejeta modestement sa ligne à l’eau.

« Ça prend-il ? demanda gravement Narkiz, qui déroulait son fil avec lenteur.

— Nous avons attrapé cinq petites tanches, répondit Concombre d’une voix enrouée et cassée, et Sa Grâce a pris une grosse perche.

— Oui, une perche, répéta le brigadier d’une voix grêle. »

VI

Je me mis à considérer attentivement, non pas lui, mais son image réfléchie dans l’eau. Elle se présentait à moi comme dans un miroir, à la fois plus sombre et plus argentée. La vaste surface de l’étang nous soufflait de la fraîcheur ; il nous en venait aussi de la terre humide du rivage tout crevassé et comme labouré par la fonte des neiges. Cette fraîcheur était d’autant plus agréable que là-haut, par-dessus les cimes des arbres touffus, on sentait peser dans l’azur doré du ciel le fardeau d’une chaleur immobile. L’eau ne bougeait pas autour du banc ; dans l’ombre qui tombait sur elle des buissons de ses rives, brillaient, comme de petits boutons d’acier, des araignées d’eau qui décrivaient leurs ronds incessants. De légères rides couraient autour des bouchons quand le poisson jouait avec l’amorce ; il n’y mordait pas. Dans l’espace d’une heure entière, nous ne prîmes que deux goujons.

Je ne saurais dire pourquoi le brigadier excitait ainsi ma curiosité. Son grade ne pouvait avoir d’influence sur moi, et dès ce temps-là, un gentilhomme ruiné n’était plus une chose rare. Son extérieur aussi n’avait rien de remarquable. Sous un bonnet ouaté qui couvrait toute sa tête, du cou jusqu’aux sourcils, se voyait un visage rond et rouge, avec un petit nez, de petites lèvres, de petits yeux d’un gris clair. La simplicité, la faiblesse d’âme, et je ne sais quelle ancienne tristesse restée sans consolation et sans secours, voilà ce qu’exprimait ce visage soumis et presque enfantin. Ses mains blanches et potelées, aux doigts gros et courts, indiquaient aussi une irrémédiable gaucherie. Il m’était impossible d’imaginer comment ce chétif petit vieillard avait jamais pu être un homme de guerre, comment il avait pu commander à d’autres hommes, et cela pendant la rude époque de la grande Catherine.

De temps à autre il gonflait ses joues, et soufflotait comme font les petits enfants ; puis il semblait faire des efforts pour voir ce qui était devant lui, comme font les vieillards décrépits. Une fois seulement il ouvrit largement ses yeux, qui me semblèrent plus grands que je ne l’avais cru d’abord. Leur regard se dirigea sur moi du fond de l’eau, et ce regard me parut étrangement touchant et significatif à la fois.

VII

J’essayai d’entamer la conversation avec lui ; mais Narkiz ne m’avait pas trompé ; le pauvre vieux, en effet, était devenu très-faible de compréhension. Il s’enquit de mon nom de famille, me le fit répéter deux ou trois fois, sembla réfléchir, et s’écria tout à coup :

« Mais nous avons eu un juge de ce nom-là ! Concombre, avons-nous eu un pareil juge, eh ? oui.

— Oui, oui, mon petit père Vasseli Fomitch ; oui. Votre Grâce, répondit Concombre, qui semblait le traiter comme un enfant ; oui, nous avons eu un juge. Mais donnez-moi votre ligne ; je crois que le ver est mangé. — Il est mangé en effet.

— Avez-vous connu la famille Lomoff ? me dit tout à coup le brigadier, faisant un grand effort sur lui-même.

— Quelle famille ? dis-je.

— Comment ! quelle famille ! Fedor Ivanitch, André Ivanitch, Alexis Ivanitch, le juif ; Théodulie Ivanovna, la pillarde, et puis encore... »

Le brigadier s’interrompit brusquement et baissa les yeux.

« C’étaient ses plus intimes, me dit Narkiz à voix basse, en se penchant vers moi. C’est grâce à eux, grâce à cet Alexis Ivanitch, qu’il vient de traiter de juif, et surtout grâce à une autre de ses sœurs, Agraféna Ivanovna, qu’il a perdu toute sa fortune.

— Que murmures-tu là, d’Agraféna Ivanovna ? » s’écria tout à coup le brigadier.

Et sa tête se redressa, et ses blancs sourcils se froncent.

« Prends garde que... Comment oses-tu la nommer avec cette impolitesse de rustre : Agraféna ? C’est Agrippina qu’il faut dire.

— Voyons, voyons, petit père, dit Concombre en s’interposant.

— Tu ne sais donc pas ce que le poëte Milonof a écrit à son honneur ? continua le vieillard, qui était entré dans une agitation à laquelle je ne pouvais m’attendre. Et il se mit à déclamer avec emphase en prononçant les syllabes « an » et « en » d’un ton nasillard, à la française, comme le faisaient nos anciens petits-maîtres.

— Non, les flambeaux enflammés de l’hyménée.. ce n’est pas ça, mais ceci :

— Non ! ce n’est pas l’idole futile de la fragilité, ce n’est pas l’amarante ou le porphyre qui les comble de leur douceur... les... entends-tu ? C’est de nous deux qu’il s’agit... Leur unique soin, sans obstacle, agréable, délectable, plein de langueur, est plutôt de nourrir dans leur sang une flamme mutuelle. Et tu oses dire : Agraféna ? »

Narkiz sourit d’un air à moitié indifférent, à moitié dédaigneux. Mais le brigadier avait déjà laissé retomber sa tête sur sa poitrine, et sa ligne lui glissa de la main dans l’eau.

VIII

« Je vois que ça n’en vaut pas la peine, dit tout à coup Concombre ; le poisson ne mord pas. Il fait trop chaud, et Sa Grâce vient d’être saisie d’un accès de mélancolie. Rentrons, ça vaudra mieux. »

Il tira de sa poche avec précaution une petite bouteille d’étain, fermée d’une cheville en bois, et après s’être versé sur le dos de la main quelques pincées de méchant tabac mêlé de cendres, il s’en fourra à la fois dans les deux narines.

« Oh ! petit tabac du bon Dieu ! s’écria-t-il en revenant à lui comme d’une extase, ça vous donne de l’angoisse jusque dans les dents. Allons, mon pigeonneau Vassili Fomitch, daignez vous lever. »

Le brigadier se souleva de son banc.

« Demeurez-vous loin d’ici ? demandai-je à Concombre.

— Sa Grâce ne demeure pas loin, à moins d’une verste.

— Me permettez-vous de vous reconduire ? demandai-je au brigadier, ne voulant pas me séparer de lui si tôt. »

Il me jeta un regard fixe, et me sourit de ce sourire particulier, grave, poli et un peu affecté que je n’ai vu que sur le visage de très-vieilles gens, et qui chaque fois me rappelle, je ne sais pourquoi, la poudre, l’habit français aux boutons de strass, le dernier siècle en un mot. Puis il ajouta, en appuyant sur chaque syllabe, « qu’il serait enchanté, » et retomba aussitôt dans sa torpeur. Le galant chevalier du temps de Catherine avait un instant reparu.

Narkiz s’étonna de mon insistance. Mais je ne fis nulle attention aux balancements désapprobateurs des oreilles de son grand bonnet, et je sortis du jardin à la suite du brigadier que Concombre soutenait par le bras. Le vieillard marchait assez vite, mais à petits pas brusques et roides, comme avec des échasses.

IX

Nous suivions un sentier à peine tracé dans un vallon herbeux, entre deux bouquets de bouleaux. Le soleil brûlait. Des loriots se répondaient dans les fourrés verts ; des râles de genêt poussaient leur cri strident ; de petits papillons bleus voletaient en troupes sur les fleurs du trèfle ; les abeilles, comme endormies, s’embarrassaient et bourdonnaient paresseusement dans l’herbe immobile. Concombre se secoua, se ranima : il craignait Narkiz, sous les yeux duquel il avait à vivre. Quant à moi, je n’étais pour lui qu’un étranger, qu’un passant ; il devint bientôt familier.

« Voilà, dit-il de sa voix hâtive et sourde, Sa Grâce est certainement bien sobre. Mais comment voulez-vous qu’un seul poisson le rassasie, à moins que Votre Honneur ne daigne nous faire une petite offrande ? Il y a là, derrière le tournant, un fameux cabaret, où l’on trouve de bien bons petits pains bis, et si vous vouliez étendre vos bienfaits jusque sur moi, pêcheur, moi, je me traiterais d’un petit verre... à votre santé, et pour vous souhaiter de longs jours. »

Je lui donnai une pièce de 20 kopeks, et j’eus à peine le temps de retirer ma main sur laquelle il s’était jeté pour la baiser. Il apprit que j’étais chasseur, et se mit à me raconter qu’il avait une bonne connaissance, un officier en retraite, qui possédait un vrai fusil suédois, de « Min-din-den-ger », avec un canon en cuivre, « un vrai canon, ajouta-t-il, car vous tirez un coup et vous restez tout étourdi et rêveur. On l’a trouvé après la retraite des Français, en 1812. Cet officier avait un chien duquel je ne saurais dire qu’une seule chose : c’est un jeu de la nature ! Moi-même, j’ai une véritable passion pour la chasse, et mon pope n’y trouvait rien à redire ; loin de là. Nous nous mettions tous les deux en chemise pour aller prendre, pendant la nuit, des cailles au sifflet ; mais notre archevêque est un implacable tyran. Quant à Narkiz Séménitch, ajouta-t-il avec un amer sourire, si, d’après son jugement, je suis devenu un homme de peu de considération, à ceci j’aurai l’honneur d’objecter qu’il s’est fait pousser des sourcils à l’instar d’un coq de bruyère, et s’imagine que par là il a traversé toutes les sciences. »

En devisant de la sorte, nous approchâmes du cabaret, vieille isbâ solitaire, sans cour ni clôture. Un chien maigre était couché en rond sous la fenêtre, et une poule non moins efflanquée grattait la poussière sous le nez du chien. Concombre fit asseoir le brigadier sur un petit banc en terre, et disparut immédiatement derrière la porte du cabaret. Pendant qu’il achetait ses petits pains et se traitait d’un verre d’eau-de-vie, je ne quittais pas des yeux le brigadier, que je persistais à regarder comme une énigme. Je suis sûr, me disais-je, que quelque chose d’extraordinaire s’est passé dans la vie de cet homme. Quant à lui, il ne semblait pas même me remarquer. Il était assis sur son banc, le dos voûté, et faisait rouler dans ses doigts quelques œillets qu’il avait cueillis dans le jardin de mon ami. Concombre reparut enfin avec un chapelet de petits pains. Son visage, rouge et en sueur, exprimait un étonnement béat, comme s’il venait d’apprendre quelque chose de très-agréable et d’inattendu. Il offrit aussitôt un des petits pains au brigadier ; celui-ci le mit sous sa dent, et nous repartîmes.

X

Le verre d’eau-de-vie avait, comme on dit chez nous, dévissé Concombre. Il se mit à prodiguer ses consolations au brigadier, qui se hâtait de marcher en avant, de son petit pas tremblotant et roide.

« Oh ! Votre Grâce, mon petit père, pourquoi n’êtes-vous pas gai ? Pourquoi laissez-vous pendre votre nez ? Permettez-moi de vous chanter une chansonnette ; vous en aurez aussitôt toute satisfaction. N’en faites aucun doute, reprit-il en se tournant de mon côté ; notre maître est un rieur ; oh ! grand Dieu ! quel rieur ! Hier, je vois une paysanne qui lavait dans l’étang les chausses de son mari. Et quelle grosse paysanne c’était ! Et notre maître, qui se tenait derrière, en mourait de rire, je vous le jure. Mais, permettez... connaissez-vous la chanson du lièvre ? Ne prenez pas garde que je ne suis pas beau de ma personne... Il y a chez nous, dans la ville, une Bohémienne, un vrai mufle... Elle se met à chanter : Vite un cercueil... Couchez-vous dedans, et mourez de plaisir. »

Concombre ouvrit largement ses grosses lèvres humides, et, la tête renversée, les yeux fermés à demi, entonna la chanson suivante :

« Le lièvre est couché sous un buisson ; des chasseurs traversent les champs ; le lièvre respire à peine ; il se contente de lever une oreille, car il attend la mort.

« Quel dépit vous ai-je causé, mes petits chasseurs ? Quel désagrément vous ai-je occasionné ? Il est vrai que je visite les choux ; mais je ne mange qu’une seule feuille à la fois, et c’est dans le potager du pope, hélas ! »

La voix de Concombre s’élevait de plus en plus.

« Le lièvre bondit dans la sombre forêt, et montra par dérision sa queue aux chasseurs. Adieu, petits chasseurs, contemplez ma queue ; quant à moi, je suis libre. »

Ici Concombre ne chantait plus ; il hurlait.

« Les chasseurs errèrent tout un jour dans la plaine. Ils discutaient sur l’action du lièvre. Ils finirent par s’injurier, par se battre.

« Le lièvre ne sera pas à nous ; ce vilain louche nous a bernés. »

Concombre chantait les deux premiers vers de chaque couplet d’une voix traînante, et les trois derniers au contraire avec agilité, en sautillant, et en poussant ses jambes l’une devant l’autre. À la fin de chaque couplet, il faisait « sa fioriture, » c’est-à-dire qu’il se frappait par derrière avec les talons. Après avoir crié le dernier vers à tue-tête, il fit la roue. Son attente se réalisa, le brigadier partit tout à coup d’un éclat de rire chevrotant et larmoyant ; ce fut si fort qu’il ne put plus avancer et qu’il s’accroupit en frappant ses genoux de ses mains débiles. Je regardai son visage, devenu violet et convulsivement tordu, et dans ce moment-là plus qu’auparavant je fus pris d’une grande compassion pour ce pauvre vieillard. Animé par le succès, Concombre se mit à danser à la cosaque et finit par tomber la face contre terre. Le brigadier cessa de rire brusquement, et se remit en marche.

XI

Nous fîmes encore un quart de verste. Un hameau apparut enfin, sur le bord d’un ravin peu profond. On y voyait une cabane à l’écart, avec un toit en chaume à demi découvert et une seule cheminée. Dans l’une des deux chambres de cette méchante isbâ habitait le brigadier. Le seigneur de ce hameau était Mme la conseillère d’État Lomof, qui résidait constamment à Saint-Pétersbourg. C’est elle, je l’appris plus tard, qui avait fait « donner ce coin » au brigadier. Elle lui avait aussi fait assigner pour sa nourriture un cens mensuel d’un poud de farine, avec quelque peu de sel et d’huile, et lui avait enfin attribué pour servante une jeune idiote prise parmi les serfs du hameau, laquelle, bien qu’elle n’entendit guère la parole humaine, suffisait cependant, au jugement de Mme la conseillère, pour balayer le plancher et cuire une soupe aux choux. Sur le seuil de cette cabane, le brigadier se retourna vers moi, et, me faisant entrer devant lui, avec son sourire du temps de l’impératrice Catherine, il me demanda si je voulais daigner visiter « son appartement. » Nous entrâmes dans cet appartement ; tout y était si sale, si dépourvu, si misérable, que le brigadier, ayant probablement saisi sur mon visage l’impression que me produisit la vue de sa demeure, me dit tout à coup, en haussant les épaules, et en français : « Ce n’est pas... œil-de-perdrix. » Je ne pus éclaircir ce qu’il avait voulu dire par ces mots, car, lui ayant adressé la parole en français, il ne me répondit plus dans cette langue. Deux objets m’avaient frappé surtout, et dès l’abord, dans la chambre du brigadier : une croix d’officier de Saint-Georges[7] dans un cadre noir, sous verre, accroché à la muraille, et portant l’inscription suivante en vieux caractères : « Reçue par le colonel du régiment de Tchernigof, Vassili Gousskof, pour la prise d’assaut de Praga, en 1794, » et puis un portrait à l’huile, en buste, d’une jeune femme, fort belle, aux yeux noirs, au teint brun, au visage allongé, avec une haute chevelure poudrée, des mouches à la tempe et au menton, vêtue d’une « robe ronde » à grands ramages, bordée de franges bleues comme on en portait vers 1780. Ce portrait était mal peint sans doute ; mais il ne pouvait manquer d’avoir été ressemblant, tant on y sentait une vie particulière et indubitable. Ce visage ne regardait pas le spectateur ; il semblait s’en détourner et ne souriait point. Dans la courbe du nez étroit et serré, dans les lèvres régulières, mais plates et minces, dans la ligne presque droite des épais sourcils, se lisait un caractère impérieux, hautain et colère. Il n’était pas besoin de faire un effort d’imagination pour se représenter comment ce visage pouvait subitement s’enflammer de passions et de violences. Sous le portrait, sur un petit piédestal, se voyait un bouquet de fleurs des champs, à demi fanées, dans un bocal de verre commun. Le brigadier s’approcha du piédestal, plaça soigneusement avec les autres fleurs les œillets qu’il avait cueillis, et, levant la main dans la direction du portrait, il prononça d’une voix respectueuse : « Agrippina Ivanovna Téléghine, née Lomof ! » Les paroles de Narkiz me revinrent à l’esprit, et c’est avec un redoublement d’attention que j’examinai les traits expressifs, mais secs et durs, de la femme à qui le brigadier avait sacrifié toute sa fortune.

« Je vois que vous avez assisté à l’assaut de Praga, monsieur le brigadier, commençai-je en lui montrant la croix de Saint-Georges. Vous avez mérité de recevoir une distinction rare dans tous les temps, et plus rare alors. Vous vous souvenez de Souvorof ?

— D’Alexandre Vassilitch ? répondit le brigadier après un moment de silence pendant lequel il avait paru rassembler ses idées ; oui, oui, je m’en souviens... un petit vieux... très-alerte... Tu te tiens droit devant lui, tu respires à peine ; et lui, il sautille de çà, de là... »

Le brigadier partit d’un éclat de rire.

« Il est entré à Varsovie sur une rosse de Cosaque, et lui-même tout couvert de diamants ; et il dit aux Polonais : Je n’ai pas de montre, je l’ai oubliée à Pétersbourg[8] ; et eux de crier : Vivat ! vivat !... Des farceurs, quoi ! des farceurs... Eh ! Concombre, garçon, ajouta-t-il tout à coup en changeant et élevant sa voix (le plaisant sous-diacre était resté derrière la porte), où sont donc ces petits pains ?... Et dis à Grounka d’apporter du kvass.

— Voilà ! Votre Grâce, voilà ! » dit Concombre en entrant et remettant au brigadier le chapelet de petits pains.

En sortant de la cabane, il s’approcha d’un être en haillons, aux cheveux hérissés, qui était probablement l’idiote Grounka. En effet, autant que je pus distinguer à travers la vitre poudreuse, il se mit à lui demander à boire en portant à ses lèvres une de ses mains à laquelle il donnait la forme d’un entonnoir, tandis que de l’autre, il faisait des signes dans la direction de la chambre où nous étions entrés..

XII

J’essayai de nouveau de reprendre la conversation avec le brigadier, mais il était visiblement fatigué ; il se laissa tomber en gémissant sur une espèce de grabat, et après avoir dit d’une voix dolente : « Oh ! mes pauvres os, mes pauvres petits os ! » il commença à détacher ses jarretières. Je me souviens d’avoir été fort surpris qu’un homme portât des jarretières, mais j’avais oublié que de son temps c’était un usage général. Le brigadier se mit à bâiller longuement et naïvement sans me quitter de ses yeux devenus troubles ; ainsi font les tout petits enfants. Le pauvre vieillard ne semblait plus comprendre mes questions... Et il avait pris Praga ! C’était lui qui, l’épée à la main, à travers la fumée et la poussière, un drapeau troué de balles sur sa tête, des cadavres mutilés sous ses pieds, avait conduit les soldats de Souvorof ; c’était lui, lui ! N’est-ce pas étrange ? Mais il me semblait que, dans la vie du brigadier, il avait dû se passer quelque chose de plus étrange encore.

Concombre apporta du mauvais kvass blanc dans une cruche en fer. Le brigadier but avec avidité. Ses mains tremblaient ; Concombre soutenait le fond de la cruche. Le vieillard essuya soigneusement sa bouche édentée avec la paume de ses mains, et, après avoir regardé fixement, il se mit à mâchonner des lèvres. Je compris qu’il voulait dormir ; je lui fis un salut et m’éloignai.

« Sa Grâce va reposer maintenant, me dit Concombre, qui était sorti sur mes pas. Elle est très-fatiguée aujourd’hui ; elle a fait son pèlerinage.

— Quel pèlerinage ?

— Mais, au tombeau d’Agraféna Ivanovna, à cinq verstes d’ici, dans le cimetière de la paroisse ; Vassili Fomitch y va chaque semaine, sans faute.

— Y a-t-il longtemps qu’elle est morte ?

— Il y aura bientôt vingt ans, au moins.

— C’était donc son amie ?

— Est-ce que vous ne savez pas qu’elle a passé toute sa vie avec lui ? À dire vrai, je n’ai pas connu la dame ; mais il paraît qu’il y a eu entre eux des choses... des choses... Monsieur, ajouta-t-il précipitamment, voyant que je m’éloignais, ne me donnerez-vous pas encore de quoi boire à votre précieuse santé ? »

Je donnai à Concombre une autre pièce de vingt kopeks, et revins à la maison.

XIII

Une fois de retour, j’allai aux renseignements auprès de Narkiz. Naturellement il fit le difficile, l’important. Il s’étonna que de telles misères pussent m’intéresser, et finit pourtant par me raconter ce qu’il savait. Voici ce que j’appris :

« Vassili Fomitch Gousskof avait fait la rencontre d’Agraféna Ivanovna Téléghine à Moscou, peu après le dernier désastre de la Pologne. Le mari d’Agraféna servait dans l’entourage du général-gouverneur de la province, et Gousskof était venu dans cette ville, en congé. Il s’éprit d’elle aussitôt, mais cependant ne quitta pas le service. Il avait une quarantaine d’années, était garçon et possédait une assez belle fortune. Le mari d’Agraféna mourut peu après, et laissa sa veuve sans enfants, avec des dettes. Gousskof apprit cette situation, quitta immédiatement le service en prenant sa retraite, et après avoir retrouvé la veuve bien-aimée qui avait alors vingt-cinq ans, il paya toutes ses dettes et racheta ses domaines. Depuis lors ils ne se quittèrent plus, et Gousskof finit même par s’établir chez elle. Agraféna semblait aussi l’aimer ; mais elle ne consentit jamais à devenir sa femme. La défunte, dit à cette occasion Narkiz, avait la tête à l’envers ; c’était une vraie folle. Elle prétendait que sa liberté lui était plus chère que tout le reste. Mais, quant à profiter de lui, elle en profita largement. Tout l’argent qu’il pouvait avoir, il le traînait chez elle comme une fourmi. Cependant la folie d’Agraféna prenait maintes fois de trop grandes proportions. Elle était d’un caractère indomptable, jusqu’à ne pouvoir retenir ses mains. Un jour, elle jeta en bas de l’escalier un petit laquais cosaque qui lui avait apporté du lait aigre, et ce petit laquais tomba si malheureusement qu’il se cassa une jambe et deux côtes. Agraféna s’effraya outre mesure ; elle fit aussitôt enfermer le blessé dans un cabinet obscur, ne sortit plus elle-même de la maison, et ne donna à personne la clef de ce cabinet jusqu’à ce que les gémissements qu’on y entendait eussent complètement cessé. Le petit Cosaque fut enterré secrètement.

— Et si cette histoire, ajouta Narkiz à voix basse, en se penchant vers mon oreille, se fût passée du temps de l’impératrice, il n’en serait rien arrivé. Beaucoup d’histoires pareilles sont restées sous le scellé. Mais alors — ici Narkiz se redressa et éleva la voix — venait de monter sur le trône le juste tzar, Alexandre-le-Béni-du-Ciel, et l’affaire s’entama. La justice vint sur les lieux, on déterra le cadavre, on y découvrit des traces de violence, et patati et patata... Eh bien ! que croyez-vous ? Vassili Fomitch prit tout sur lui : « C’est moi, dit-il, qui l’ai poussé, moi qui l’ai enfermé. » Naturellement tous les gens de justice, les magistrats, les greffiers, les hommes de police, tout cela se rua sur lui comme une meute, et ils le secouèrent, le bousculèrent jusqu’à ce que son dernier sou lui eût sauté de la poche. Ils le relâchaient pour quelque temps, et puis, paf ! de nouveau la main au collet. Jusqu’à la venue des Français en Russie, en 1812, ils n’ont cessé de le mordre ; ils ne l’abandonnèrent qu’à ce moment, comme un vieil os sans moelle. Mais aussi, il avait sauvé Agraféna Ivanovna ; et ensuite, il continua à vivre chez elle jusqu’à ce qu’elle fût morte, et l’on dit qu’elle en faisait un torchon, de ce brigadier, à tel point que, de Moscou, elle l’envoyait chercher à pied la redevance de ses paysans. Je vous jure Dieu que c’est vrai. Pour cette même Agraféna, il s’est battu à l’espadon avec le milord anglais Goussé-Gouse, et le milord anglais fut obligé de prononcer un compliment excusatif. Quant à présent, le brigadier n’est plus au nombre des hommes. C’est un vieux cheval sans sabots.

— Et quel est cet Alexis Ivanitch, le juif, qui est aussi cause de sa ruine ?

— C’était un frère d’Agraféna. Une âme avide, celui-là, un véritable Hébreu, un usurier. Il prêtait à sa sœur à la petite semaine, et le brigadier servait de caution. Oh ! on l’a bien dépouillé, comme un tilleul de son écorce[9].

— Et Théodulie la pillarde ? qui était celle-là ?

— Une sœur aussi, et aussi habile que le frère. Une vraie lance, toujours prête à percer. »

XIV

Voilà donc que Werther a reparu ! me disais-je le lendemain, en prenant de nouveau le chemin de la maison du brigadier. J’étais très-jeune alors, et précisément à cause de ma grande jeunesse, je me faisais un devoir de ne pas croire à la durée de l’amour. Cependant, très-frappé de tout ce que j’avais entendu, je conservai la plus grande envie d’exciter le vieillard à parler. Je mettrai de nouveau Souvorof sur le tapis, pensai-je en moi-même ; il faut pourtant qu’une étincelle de feu guerrier ait survécu en lui ; une fois qu’il sera échauffé, je l’amènerai sur le compte de cette... comment la nomme-t-on ?... Agraféna... Nom bizarre pour une Charlotte !

Je trouvai Werther Gousskof à quelques pas de sa cabane, dans un tout petit potager, près des débris d’une vieille isbâ détruite et déjà couverte par les orties. Le long des poutres vermoulues marchaient en piaillant, en trébuchant, en agitant les ailes, une famille de maigres dindonneaux. De chétifs légumes poussaient sur deux ou trois plates-bandes. Le brigadier venait d’arracher de terre une jeune carotte, et après l’avoir nettoyée sous son bras, il s’était mis à la mâcher par la pointe. Je le saluai et demandai des nouvelles de sa santé. Il ne me reconnut pas sans doute, mais il porta la main à son bonnet, tout en continuant à mordre sa carotte.

« Vous n’êtes pas venu aujourd’hui prendre du poisson, commençai-je dans l’espoir de me rappeler à lui.

— Aujourd’hui... répéta-t-il, et il se mit à rêver, tandis que la carotte diminuait entre ses lèvres. Mais c’est Concombre qui prend le poisson... Et moi aussi on me le permet.

— Certainement, respectable Vassili Fomitch ; ce n’est pas de cela qu’il est question. Mais n’avez-vous pas bien chaud, comme cela, au soleil ? »

Le brigadier était vêtu d’une vieille et épaisse robe de chambre ouatée.

« Vraiment ?... il fait chaud !... »

Et ayant enfin achevé sa carotte, il se mit à regarder autour de lui d’un air effaré.

« Daignerez-vous passer dans mon appartement ? » dit-il tout à coup.

Le pauvre vieillard n’avait guère plus que cette phrase à sa disposition.

Nous sortîmes du potager ; mais là, je m’arrêtai involontairement. Entre nous et la cabane se tenait un énorme taureau. La tête baissée jusqu’à terre, il roulait des yeux farouches et colères, soufflait avec force de ses naseaux frémissants, et pliant brusquement l’un des pieds de devant, lançait en l’air, de son large sabot fendu, des poignées de poussière. En nous voyant, il recula un peu, frappa ses flancs de sa queue, secoua obstinément son puissant cou velu et poussa des mugissements sourds, plaintifs et menaçants. J’avoue que je fus tout déconcerté. Le brigadier s’avança avec le plus grand flegme ; et, ayant dit d’un ton d’autorité : « Voyons donc, rustre, mal appris ! » il le frappa de son mouchoir entre les cornes. Le taureau recula encore, puis se jeta de côté, et partit au galop en agitant sa tête de droite et de gauche.

« Il a pris en effet Praga, » pensai-je ensuivant le brigadier dans sa chambre.

Il arracha son bonnet de ses cheveux en sueur, fit un ouf ! prolongé, et se laissa tomber sur le bord d’une chaise.

« Je suis venu aujourd’hui, Vassili Fomitch, dis-je, commençant ma circonvallation diplomatique, d’abord pour avoir le plaisir de vous voir, puis d’un autre côté, comme vous avez servi sous les ordres du grand Souvorof, que vous avez pris part à des événements de haute importance, j’aurais voulu savoir... »

Le brigadier leva tout à coup les yeux sur moi ; une étrange animation se peignit sur son visage. Déjà je m’attendais sinon à un récit, du moins à quelques paroles d’encouragement...

« Je vais probablement mourir bientôt, monsieur, me dit-il d’une voix basse.

— Pourquoi une telle supposition ? »

Le brigadier agita ses bras ensemble, de bas en haut, comme font aussi les petits enfants à la mamelle.

« Voici pourquoi, monsieur. Je vois souvent en rêve... vous le savez peut-être... Agrippina Ivanovna la défunte... que le royaume des cieux soit à elle !... et je ne puis jamais l’attraper. Je cours après elle, et ne puis jamais l’attraper. Mais, la nuit passée, je la vois... Elle se tient à demi tournée vers moi et me rit... Je cours aussitôt vers elle, et je l’attrape. Alors elle se tourne tout à fait de mon côté, et me dit : Eh bien ! mon petit Vassili, tu m’as donc enfin attrapée !...

— Et de cela que concluez-vous, Vassili Fomitch ?

— De cela je conclus, monsieur, que dorénavant nous serons ensemble. Et gloire en soit rendue à Dieu ! oserai-je ajouter : gloire au Seigneur. Dieu, au Père, au Fils, au Saint-Esprit (ici le brigadier s’était mis à psalmodier), aujourd’hui, toujours, et dans les siècles des siècles, amen ! »

Il se mit à faire des signes de croix précipités. Je ne pus pas tirer de lui une parole de plus, et je n’eus qu’a me retirer.

XV

Mon ami arriva le lendemain. Je lui parlai du brigadier, de mes visites à son hameau. « Ah ! oui, je connais son histoire, me répondit mon ami ; je connais aussi cette Mme Lomof ; et je dois avoir quelque part la lettre qu’il a écrite à cette dame, lettre à la réception de laquelle elle lui a donné l’asile où il demeure. »

Mon ami fouilla dans ses paperasses, et trouva effectivement la lettre du brigadier. La voici, mot à mot, à la seule exception des fautes d’orthographe ; le brigadier ne la savait pas plus que les plus grands personnages de son époque. Conserver ces fautes ne nous semble d’aucune utilité, car cette lettre porte d’ailleurs le cachet de sa date :

 

     « Très-respectée dame Raïssa Pavlovna !

 

« Après le décès de mon amie, votre tante, j’avais eu le bonheur de vous envoyer deux lettres : la première, du premier du mois de juin, et la seconde du sixième du mois de juillet 1815. Et votre tante était décédée le sixième du mois de mai de la même année. Dans ces lettres, j’avais ouvert tous les sentiments de mon âme et de mon cœur, et représenté dans toute sa plénitude mon désespoir cruel et vraiment digne de compassion. Ces deux lettres avaient été portées par la poste de l’État, et recommandées ; de façon que je ne puis mettre en doute que vous les ayez reçues. Par la franchise de mes expressions, j’espérais attirer sur moi votre attention bienfaisante ; mais votre pitié n’a pas voulu s’abaisser jusqu’à mon amertume ! Resté après mon unique amie, Agrippina Ivanovna, dans la situation la plus déplorable, la plus misérable, j’avais fait reposer, d’après ses propres paroles, tout mon espoir sur votre générosité ; car sentant déjà la fin de sa vie, elle me dit ces mots que je ne saurais pas plus oublier que s’ils étaient gravés sur son tombeau : « Mon ami, j’ai été ton serpent et la cause de tous tes malheurs. Je sens combien de sacrifices tu m’as faits, en retour desquels je te laisse dépouillé et nu comme un ver. Aie donc recours à Raïssa Pavlovna ; supplie-la, crie ; elle a une âme sensible, et je suis sûre qu’elle ne t’abandonnera pas, orphelin que tu es. » Madame, acceptez en témoignage le Créateur du monde, que ce sont bien ses propres paroles, et que c’est sa langue qui parle en ce moment dans ma bouche. Aussi, m’étant raffermi dans l’estime de votre vertu, c’est à vous la première que j’adressai avec confiance et sans détour mes lettres suppliantes. Mais, après une attente pleine d’angoisses, n’ayant reçu aucune réponse, que pouvais-je penser, infortuné que j’étais ? Mon désespoir s’en accrut. Que devais-je faire ? Où aller ? qui implorer ? je ne le savais plus. Ma raison était éperdue ; mon esprit errait ; enfin la Providence, pour achever de me perdre, pour me punir encore plus durement, voulut bien diriger mes pensées vers votre autre tante, défunte aussi, Théodulie Ivanovna, sœur d’Agrippina Ivanovna, sortie d’un même sein, mais non d’un même cœur ! M’étant représenté dans mon imagination que depuis plus de vingt ans j’avais été dévoué à toute votre maison de Lomof, et aussi à Théodulie Ivanovna, qui n’appelait jamais sa sœur Agrippina autrement que « ma petite amie de cœur, » et moi « très-respectable soutien de notre famille, » — m’étant représenté tout ceci dans le silence fécond en soupirs et en larmes des longues et tristes veilles nocturnes, je me dis : Allons, brigadier, c’en est fait. Et m’étant retourné par lettres du côté de ladite Théodulie, je reçus l’assurance positive que l’on partagerait avec moi la dernière bouchée de pain. Cette promesse m’ayant rempli d’espoir, je rassemblai les chétifs débris de ce que j’avais possédé, et je me rendis chez Théodulie ! Les cadeaux que j’avais dû lui porter, et dont la valeur dépassait trois cents roubles, furent reçus avec une satisfaction marquée ; il plut ensuite à Théodulie Ivanovna de prendre sous sa garde tout l’argent que j’avais sur moi, sous prétexte de le conserver. Ce à quoi, par respect pour elle, je ne m’opposai point. Si vous me demandez, madame, d’où et pourquoi me vint une pareille confiance... à cela il n’y a qu’une seule réponse : Sœur d’Agrippina, et rameau de la famille Lomof ! Mais, hélas ! hélas !... bien vite je fus privé de tout cet argent. Et l’espérance que j’avais fondée sur Théodulie, qui voulait partager avec moi sa dernière bouchée de pain, se montra bientôt vaine et déçue. Tout au rebours, ce fut l’avide Théodulie qui s’engraissa de mon bien. Et nommément le jour de sa fête, le cinquième de février, j’eus l’honneur de lui présenter pour cinquante roubles d’étoffe verte française, à cinq roubles l’archine ; et, quant à moi, je ne reçus d’elle, en tout et pour tout, que du piqué blanc pour un gilet et un mouchoir de cou en mousseline ; lesquels cadeaux furent, en ma présence, achetés de mes propres deniers. Et voilà tous les bienfaits que je reçus d’elle ; voilà cette dernière bouchée ! Et j’aurais pu encore, avec la plus exacte vérité, vous dévoiler toutes les actions malveillantes de ladite Théodulie à mon égard, ainsi que mes dépenses qui passaient toute mesure, surtout pour fruits et bonbons que ladite Théodulie mangeait tout le long du jour. Mais je me tais sur tout ceci pour que vous ne preniez pas en mauvaise part toutes ces explications sur une défunte. De plus, comme Dieu l’a appelée à son jugement, tout ce que j’ai souffert d’elle s’est extirpé de mon cœur ; et, comme c’est mon devoir de chrétien, je lui ai pardonné depuis longtemps, et je supplie Dieu qu’il lui pardonne aussi.

« Mais, ô respectée dame Raïssa Pavlovna, pourriez-vous me faire un reproche de ce que j’ai été un ami si sincère et si fidèle de votre famille, et de ce que j’ai tant aimé, si invinciblement aimé Agrippina Ivanovna ; de ce que je lui ai sacrifié ma vie, ma fortune, mon honneur ; de ce que je suis resté en sa puissance de façon à ne pouvoir plus, à ne vouloir plus me diriger, ni diriger mes affaires, car tout cela était devenu sa propriété ? Vous ne pouvez pas ignorer non plus que, dans cette aventure avec le domestique, je subis innocemment une injure mortelle. J’ai transporté ce procès, après sa mort, au sixième département du Sénat, et il n’est pas encore décidé ; et je suis toujours en tutelle, et on me juge en cour criminelle. Dans mon rang, à mon âge, un pareil déshonneur m’est insupportable, et il ne me reste qu’à tranquilliser mon cœur par cette réflexion amère et douce, que, même après la mort d’Agrippina, c’est encore pour elle que je souffre, et ceci montre bien également les traces de mon inaltérable amour et de ma vertueuse reconnaissance pour ses bienfaits !

« Dans mes lettres, j’avais fait parvenir à votre connaissance tous les détails de l’enterrement d’Agrippina Ivanovna, et comment je n’avais rien épargné pour rendre cette cérémonie digne d’elle. Pour tout cela, pour les messes commémoratives au bout de quarante jours, pour la lecture continuelle des psaumes pendant six semaines et d’autres menus frais (item, cinquante roubles d’arrhes avancés par moi pour l’achat d’une pierre funéraire, et malheureusement perdus par l’impossibilité de payer le reste), pour tout cela, j’ai dépensé de mon propre et dernier argent sept cent cinquante roubles, au nombre desquels je ne compte pas cent cinquante roubles déposés à l’église pour la place au cimetière.

« Que ton âme bienfaisante écoute enfin la voix d’un homme désespéré et tombé dans l’abîme des plus cruelles souffrances ! La seule générosité de ta compassion peut lui rendre la vie. Hélas ! si je suis vivant, c’est malgré moi. Je suis vivant ; mais, vu l’état de mon âme et de mon cœur, je suis mort. Je suis mort quand je me rappelle ce que je fus et ce que je suis : je fus un guerrier, je servis ma patrie en toute loyauté et droiture, comme il appartient indubitablement à tout vrai Russe et tout fidèle sujet du tzar. Et j’en fus récompensé par des signes de distinction ; et j’eus une fortune convenable à ma naissance et à mon rang. Et maintenant je me vois obligé de courber l’échine pour ramasser le pain quotidien. Je suis mort surtout quand je me rappelle quelle amie j’ai perdue... À quoi bon vivre ? À quoi sert la vie après cela ? Mais on ne peut pas hâter son sort. La terre ne s’ouvre pas pour vous recevoir ; elle se changerait plutôt en pierre. Partant, je crie vers toi de nouveau, âme vertueuse ; apaise le murmure populaire ; ne permets pas qu’on dise qu’en récompense de mon dévouement sans bornes je n’ai pas où abriter ma tête ; force la langue des ennemis et des envieux à célébrer tes bienfaits. Et, oserai-je ajouter en toute humilité, réjouis dans son tombeau ta chère et bien-aimée tante, Agrippina Ivanovna, qui, exauçant mes prières pécheresses, voudra bien, en retour de ton secours généreux, étendre sur ta tête ses mains protectrices ! Donne enfin au vieillard solitaire qui pouvait attendre une autre destinée un moment de tranquillité au déclin de ses jours !

« Du reste, j’ai l’honneur d’être, avec la plus profonde vénération, très-respectée dame, votre très-humble serviteur.

 

« Vassili Gousskof,

« Brigadier et chevalier de Saint-Georges. »

 

 

XVI

Quelques années plus tard, je visitai de nouveau le domaine de mon ami. Le brigadier n’existait plus depuis longtemps ; il était mort bientôt après que je l’avais connu. Concombre était toujours florissant. Il me conduisit au tombeau d’Agraféna Ivanovna. Une grille en fer entourait une large dalle portant une épitaphe en termes minutieux et pompeux, et là, tout près, comme aux pieds de la défunte, se voyait un petit tertre surmonté d’une croix en bois déjà penchée. On y lisait : « Le serviteur de Dieu, Vassili Gousskof, brigadier et chevalier, repose ci-dessous. » Ses restes avaient enfin trouvé un dernier abri auprès des restes de cet être qu’il avait aimé d’un amour presque immortel.

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 novembre 2018.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Sonnerie et silence.

[2] Espèce de bière.

[3] Dans la Fille du Capitaine, de Pouchkine.

[4] De la secte des Raskolniks.

[5] On nomme ainsi les livres de théologie, de morale, etc.

[6] Rang intermédiaire entre colonel et général, qui n’existe plus dans l’armée russe.

[7] Ordre militaire, de premier rang, qui n’est accordé que pour des actions d’éclat, spécifiées par les statuts du Chapitre.

[8] Réponse de Souvorof aux parlementaires polonais qui demandaient une heure de réflexion avant de rendre la ville.

[9] Pour faire des laptis ou souliers d’écorce.