LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Ivan Tourgueniev
(Тургенев Иван Сергеевич)
1818 — 1883
LA MONTRE
RÉCIT D’UN VIEILLARD EN 1850
(Часы)
1876
Traduction anonyme [d’Émile Durand-Gréville] parue dans Le Temps, 15-19 et 22-26 mars 1876, puis en volume dans Les Reliques vivantes, Hetzel & Cie, Paris, 1876.
TABLE
Je veux vous raconter l’histoire d’une montre, drôle d’histoire, allez. Elle se passait tout au commencement de ce siècle, en 1801. Je venais d’avoir quinze ans ; j’habitais à Riazan une petite maison en bois, près des bords de l’Oka, avec mon père, une tante et un cousin.
Je ne me rappelle pas ma mère ; elle n’avait survécu que trois ans à son mariage, et mon père n’avait pas d’autre enfant que moi. Il se nommait Porfiri Pétrovitch. C’était un homme tranquille, maladif, de mine assez mince. Il s’occupait de procès et d’autres affaires... Naguère on nommait les gens de cet état des chicaniers, des crochets, de la graine d’orties ; lui-même se donnait le titre d’agent.
À notre ménage présidait sa sœur, vieille fille de cinquante ans. Mon père aussi avait dépassé la quarantaine. Ma tante était une grande diseuse de patenôtres, ou, pour mieux dire, une vraie cafarde ; avec cela se mêlant de tous les cancans, fourrant son nez partout ; et puis elle n’avait pas le cœur bon, comme mon père.
Nous ne vivions pas pauvrement, mais peu s’en fallait. Mon père avait encore un autre frère, du nom de Yégor ; mais celui-ci, pour je ne sais quel « acte de rébellion » et pour « une manière de penser jacobine » (c’étaient les propres termes de l’oukase) avait été exilé en Sibérie dans l’année 1797, sous l’empereur Paul.
Le fils de Yégor, mon cousin David, était resté aux crochets de mon père, et vivait avec nous. Il n’avait qu’un an de plus que moi ; mais je m’inclinais devant lui, et je lui obéissais en tout, comme s’il eût été une grande personne. C’était un garçon de caractère énergique ; trapu, carré des épaules. Il avait aussi le visage carré, tout parsemé de taches de rousseur, les cheveux d’un beau roux sombre, de petits yeux gris, de larges lèvres, le nez court, les doigts courts aussi, et il était d’une force au-dessus de son âge. Ma tante ne pouvait pas le souffrir, et, quant à mon père, il semblait même le craindre, ou peut-être se sentait-il coupable à son égard. Un bruit courait dans la ville que, si mon père n’avait pas imprudemment bavardé, et s’il n’avait pas livré le secret de son frère, celui-ci n’eût pas été envoyé en Sibérie.
Nous suivions tous deux, Daniel et moi, la même classe au gymnase, et nous avions des succès, moi surtout, parce que j’avais plus de mémoire. Mais on sait bien que ce n’est pas de cette supériorité que se targuent les jeunes gens, et David continuait à rester mon chef de file.
On me nomme, comme vous le savez bien, Alexis. Je suis né le 7 mars, et le jour de ma fête arrive le 17, parce que, d’après notre antique usage, on m’avait donné le nom de l’un des saints dont la fête se célèbre le dixième jour après la naissance de l’enfant. J’avais pour parrain un certain Anastase Anastaséïtch Poutchkoff, ou plutôt Nastaséïtch, comme tout le monde l’appelait. C’était, pour parler franc, un vilain homme, un preneur de pots-de-vin, toujours compromis dans des affaires véreuses. On l’avait chassé de la chancellerie du gouverneur, et plus d’une fois il s’était trouvé sous le coup de poursuites. Mais mon père avait besoin de lui ; ils allaient ensemble à la quête. Il était tout rond de sa personne, il avait le nez pointu comme un renard, et d’un renard aussi les yeux bruns et clairs. Il les remuait constamment de côté et d’autre, et le nez de même, comme s’il eût flairé. Il ne portait point de talons à ses souliers pour marcher sans bruit ; mais, ce qui était rare alors, il se poudrait tous les jours. Il prétendait ne pouvoir pas faire autrement, ayant l’honneur de fréquenter des généraux et des femmes de généraux.
Et voilà qu’arrive enfin le jour de ma fête. Le premier qui se présente, c’est Nastaséïtch. Il me dit : « Je ne t’ai jamais fait de cadeau jusqu’à présent, mon petit filleul ; mais aussi, vois un peu quelle chose je t’apporte aujourd’hui. » Cela dit, il tire de sa poche une montre en argent, un oignon, avec une rose peinte sur le cadran et une chaînette en cuivre. Je restai comme pétrifié de joie, et ma tante Pélagie se mit à crier de toutes ses forces ; « Baise-lui la main, morveux, baise-lui la main. » Je baisai donc la main de mon parrain, et ma tante se tuait à répéter : « Ah ! mon père Nastaséïtch, pourquoi le gâtez-vous à ce point ? Comment pourra-t-il se conduire avec une montre ? Il la cassera sans faute, ou la laissera tomber. » Mon père entra sur ces entrefaites, et dit merci à mon parrain, mais négligemment, et l’appela dans son cabinet. Et j’entendis mon père murmurer entre ses dents : « Si tu t’imagines, frère, en être quitte avec moi... » Mais je ne pouvais tenir en place ; je passai la chaîne à mon cou, et partis en courant pour montrer mon cadeau à David.
David prit la montre, l’ouvrit, l’examina soigneusement. Il avait de grandes dispositions pour la mécanique ; il aimait à manier le fer, le cuivre, tous les métaux ; il s’était procuré toutes sortes d’outils, et réparer une vis, une clef, ou même les faire neuves, ne lui coûtait rien. Après avoir tourné et retourné la montre dans tous les sens, il marmotta dans ses lèvres (en général, il parlait peu) : « Elle est vieille, elle est mauvaise... D’où te vient-elle ? » Je lui dis que mon parrain m’en avait fait cadeau. David me jeta un regard de côté : « Nastaséï ? — Oui, Nastaséï Nastaséïtch. » David posa la montre sur la table, et se détourna en silence. « Elle ne te plaît pas ? demandai-je. — Non, ce n’est pas qu’elle me déplaise ; mais, à ta place, je n’aurais accepté aucun cadeau de Nastaséï. — Pourquoi ?— Parce que c’est un vilain homme, et il ne faut rien devoir à un vilain homme. Et encore tu as dû lui dire merci. Je parie que tu lui as baisé la main ? — Oui, ma tante l’a voulu. » David sourit d’un sourire qui lui était particulier ; une sorte de ricanement dans le nez. Il ne riait jamais haut, tenant le rire pour le symptôme d’un petit esprit.
Les paroles de David et son sourire silencieux m’affligèrent profondément. — Ainsi donc, pensai-je, il me blâme intérieurement. Qui sait ? peut-être, à ses yeux, suis-je aussi un vilain homme. Lui ne se serait jamais abaissé à recevoir une aumône de Nastaséï. Oh ! non. Mais que me reste-t-il à faire maintenant ?
Rendre la montre, c’est impossible.
J’essayai d’entrer en causerie avec David, de lui demander un bon conseil. Il me répondit qu’il ne donnait de conseils à personne, et que je n’avais qu’à agir comme je l’entendais.
Comme je l’entendais !... C’était facile à dire. Toute la nuit suivante, je ne pus dormir. J’étais tourmenté par le ballottement de mes pensées. Il m’en coûtait cruellement de me séparer de ma montre. Je l’avais posée près de mon lit, et elle faisait un petit bruit si drôle et si agréable !...
Mais sentir que David me méprise (oui, je ne puis m’y tromper, il me méprise), cela me semblait insupportable.
Vers le matin, une ferme résolution finit par mûrir dans ma tête. Je versai des larmes en m’y arrêtant, mais aussi je m’endormis.
Dès que je fus éveillé, je m’habillai en toute hâte, et je sortis dans la rue. Mon projet était de donner ma montre au premier mendiant que je rencontrerais.
Je n’eus pas besoin d’aller loin de la maison pour tomber sur ce que je cherchais. Je rencontrai un gamin d’une dizaine d’années, nu-pieds et en haillons, que je voyais souvent vagabonder devant nos fenêtres. Je me précipitai à sa rencontre, et sans nous donner ni à lui ni à moi le temps de la réflexion, je lui offris ma montre.
Le gamin écarquilla de grands yeux, porta une main sur sa bouche comme s’il eût craint de se brûler, et tendit l’autre.
« Prends, prends, m’écriai-je ; elle est à moi, je te la donne ; tu peux la vendre, et t’acheter ce qui te plaira... Adieu ! »
Je lui fourrai la montre dans la main, et revins à toutes jambes à la maison.
Après m’être arrêté quelque temps à la porte de notre chambre pour reprendre haleine, je m’approchai de David qui achevait sa toilette et se brossait les cheveux.
« Sais-tu, David ?... dis-je d’une voix aussi calme que je pus ; la montre de Nastaséï, je viens de la donner. »
David me jeta un regard rapide, et passa la brosse sur ses deux tempes.
« Oui, continuai-je de la même voix posée et tranquille, je l’ai donnée. Il y a ici un certain garçon très-pauvre, un mendiant ; c’est à lui. »
David posa sa brosse sur la table.
« Pour l’argent qu’il en retirera, continuai-je, il pourra s’acheter quelque objet utile, car il faut supposer qu’il pourra en tirer parti. »
Je me tus.
« C’est bien, » dit enfin David en se dirigeant vers notre salle d’étude. Je le suivais sur les talons.
« Et si l’on t’interroge sur ce que tu en as fait ? me demanda-t-il par-dessus l’épaule.
— Ma foi ! je dirai que je l’ai perdue, » répondis-je avec une insouciance trop naturelle pour ne pas être affectée.
Il ne fut plus question de la montre entre nous pendant le reste de la journée. Et pourtant, il me semblait que David, non-seulement m’approuvait, mais que, jusqu’à un certain point, il m’admirait, parole d’honneur !
Deux jours encore se passèrent. Il arriva que personne dans la maison ne prit garde à la montre. Mon père avait eu je ne sais quel gros désagrément avec l’un de ses clients ; il avait autre chose en tête que nos soucis d’enfant. En revanche, je ne cessais d’y penser, moi. Même l’approbation, l’approbation supposée de David ne me réjouissait pas outre mesure ; d’autant plus qu’il ne me la témoignait pas expressément. Une seule fois, et comme en glissant, il m’avait dit qu’il ne s’était pas attendu de ma part à une telle vaillance. Décidément mon sacrifice ne me profitait point. Il n’était pas balancé par la satisfaction que me donnait ma conscience.
Et, pour comble, ne voilà-t-il pas qu’il nous vient à la maison un autre collégien de nos amis, fils du docteur de la ville, qui se met à se vanter d’une montre, non pas même en argent, mais en similor, dont sa grand’mère lui avait fait cadeau !
Je n’y tins plus, et, m’échappant de la maison, je me mis à la recherche du même petit mendiant auquel j’avais donné ma montre. Je le trouvai bientôt. Il jouait aux osselets avec d’autres gamins de son âge, sous le porche de l’église. Je l’appelai à l’écart, et, en quelques paroles entrecoupées, je lui dis que mes parents s’étaient fâchés contre moi de ce que j’avais disposé de ma montre, et que, s’il consentait à me la rendre, je lui donnerais volontiers de l’argent en échange. J’avais pris, à tout hasard, un vieux rouble en argent, du temps de l’impératrice Élisabeth, mon unique capital.
« Mais je ne l’ai plus, votre montre, répondit le garçon d’une voix larmoyante et colère. Mon père l’a vue dans ma main et me l’a prise. Il a même voulu me fouetter par-dessus le marché. « Tu l’as volée, qu’il m’a dit. Quel imbécile te ferait cadeau d’une montre ? »
— Qu’est ton père ?
— Mon père ? Trofimitch.
— Mais qu’est-il ? Quel est son métier ?
— C’est un soldat en retraite, un sargent. Quant à son métier, il n’en a pas, il ressemelle de vieilles bottes. Voilà tout son métier. Il vit de cela.
— Où demeurez-vous ? Conduis-moi à ton père.
— Certainement je vous y conduirai. Dites un peu à mon père que vous m’avez fait cadeau de la montre. Sans ça, il me répète toujours : Voleur, voleur ! Et ma mère ne demeure pas en reste : D’où as-tu pris d’être voleur ? »
Nous allâmes avec le garçon au logis de ses parents. Ce logis, c’était une de ces vieilles izbas qu’on appelle noires parce qu’elles n’ont pas de cheminée, située dans l’arrière-cour d’une grande fabrique brûlée depuis longtemps et restée en ruines. Nous trouvâmes Trofimitch et sa femme à la maison. Le sargent en retraite était un vieillard de haute stature, musculeux et planté droit, avec de longs favoris jaunâtres, le menton inculte, et tout un réseau de rides sur le front et les joues. Sa femme semblait plus vieille que lui. Ses petits yeux rouges clignotaient tristement au milieu d’un visage d’une enflure maladive. Je ne sais quels haillons sombres pendaient sur tous les deux en manière de vêtements.
J’expliquai à Trofimitch l’affaire qui m’amenait. Il m’écouta jusqu’au bout en silence, sans me perdre un seul instant de son regard tendu et obtus, un vrai regard de soldat russe.
« Tas de fainéants ! dit-il enfin, d’une voix de basse enrouée et édentée. C’est-il là une conduite de gentilshommes ? Si nonobstant Petka, en effet, n’a pas volé la montre... dans ce cas, v’lan, pour lui apprendre à faire le fainéant avec les bourgeois. Et s’il l’a volée, v’lan, alors, v’lan, v’lan, à coups de plat d’épée, comme au régiment des chevaliers gardes. Voyez un peu quelle diable d’histoire ! En avant les espontons[1], ha ! »
Trofimitch poussa ce dernier cri en voix de fausset. Évidemment il ne comprenait rien.
« Si vous voulez me restituer la montre, lui expliquai-je... (je n’osais pas le tutoyer, bien qu’il ne fut qu’un soldat...) je vous donnerai avec plaisir le rouble que voici. Je suppose qu’elle ne vaut pas davantage.
— Bon ! grommela Trofimitch, qui continuait à ne rien comprendre, et, par une sorte d’habitude de la consigne, me mangeait des yeux, comme si j’eusse été son chef. Quelle affaire, hé ! Voyons un peu ; en voilà une dure de noix à casser. Ouliana, tais-toi, dit-il brusquement à sa femme qui allait ouvrir la bouche. Voilà la montre, reprit-il en ouvrant un tiroir. Si elle est nommément à vous, reprenez-la. Et pourquoi un rouble ?
— Prends le rouble, Trofimitch ! hurla la femme. Il a perdu l’esprit, le vieux, lui qui n’a pas un sou vaillant. Et il fait de son généreux. On a eu tort de te couper la queue et les faces, car tu n’es plus qu’une vieille femme. Prends au moins l’argent, puisque tu es assez sot pour rendre la montre.
— Tais-toi, Ouliana, carogne, répéta le vieux soldat. A-t-on jamais vu une femme qui parle ? Le mari est le chef, et elle parle. Petka, ne bouge pas, ou je te casse les reins. »
Trofimitch me tendit la montre, mais sans desserrer encore les doigts. Il eut l’air de rêver, baissa les yeux, puis fixa de nouveau sur moi le même regard attentif et stupide ; puis, tout à coup, criant à tue-tête :
« Eh bien ! sacré nom d’une pipe, où donc est ce rouble ?
— Le voilà, le voilà, » me hâtai-je de dire, en tirant rapidement la pièce de ma poche.
Mais il ne la prenait pas et continuait à me manger des yeux. Je mis le rouble sur la table. D’un revers de main, il le jeta dans le tiroir, me lança la montre, puis, faisant demi-tour à droite et frappant du talon, il cria à sa femme et à son fils :
« Hors d’ici, drogues ! »
Ouliana voulait répondre quelque chose ; mais déjà je m’étais précipité dans la cour, dans la rue, et, plongeant en ma poche la montre que je serrais fortement dans ma main, je rentrai à la maison.
Me voilà de nouveau en possession de ma montre ; mais je n’en éprouvai aucun plaisir. Je ne pouvais la porter, car il fallait avant tout cacher à David ce que j’avais fait. Qu’aurait-il pensé de mon manque de caractère ? Je ne pouvais même pas enfermer cette malheureuse montre ; tous les tiroirs nous étaient communs. J’en étais réduit à la cacher, tantôt au-dessus d’une armoire, tantôt sous un matelas ou derrière le poêle, et cependant je ne pus réussir à tromper David.
Un jour, ayant retiré la montre de dessous un ais du plancher, je m’imaginai d’en frotter le dos d’argent avec un vieux gant en peau de daim. David était allé dans la ville, et je n’attendais pas sitôt son retour, lorsque tout à coup il ouvre la porte et paraît.
Je me troublai tellement que je manquai laisser tomber la montre. Tout éperdu, le visage rouge jusqu’à la brûlure, je promenais le malencontreux objet sur mon gilet sans pouvoir en trouver la poche.
David m’aperçut, et, selon son habitude, sourit silencieusement.
« Qu’as-tu donc ? dit-il. Crois-tu que je ne sache pas que tu as repris ta montre ? Je l’ai vue dès le premier jour où tu l’as rapportée.
— Je t’assure... » allais-je dire avec des larmes...
David haussa les épaules.
« La montre est à toi, dit-il ; tu peux en faire ce que tu veux. »
Ayant dit ces cruelles paroles, il sortit.
Un désespoir véritable s’empara de mon âme. Cette fois-ci, nul moyen d’en douter : indubitablement, David me méprisait.
Cela ne pouvait rester ainsi : « Je vais lui prouver... » pensai-je en serrant les dents.
Et, me dirigeant d’un pas ferme vers l’antichambre, j’y trouvai notre petit Cosaque Youchka, et je lui fis présent de la montre.
Youchka voulait refuser ; mais je lui déclarai que, s’il n’acceptait pas la montre à l’instant, j’allais l’écraser, la fouler aux pieds, la briser en mille pièces et la jeter dans l’égout.
Il réfléchit un instant, et, pouffant d’un gros rire, il prit la montre de ma main. Quant à moi, je retournai du même pas ferme à notre chambre, et, trouvant là David qui lisait, je lui signifiai mon action. Sans détourner les yeux de la page, David, souriant et haussant de nouveau les épaules, répéta simplement que ma montre était à moi, et que j’en pouvais disposer. Et, pourtant, il me sembla qu’il me méprisait un peu moins.
J’étais profondément convaincu que jamais personne n’aurait désormais à me reprocher un manque de caractère, car cette montre, ce vilain cadeau de mon vilain parrain, m’était devenue tout à coup tellement odieuse, que je ne pouvais même pas comprendre comment j’avais pu la regretter au point de la mendier d’un ridicule vieux soldat, qui a maintenant le droit de penser qu’il a agi généreusement à mon égard !
Plusieurs jours se passèrent, au bout desquels arriva jusqu’à notre ville une grande et grave nouvelle ; l’empereur Paul était mort, et son fils Alexandre, sur la justice et l’humanité duquel les meilleurs bruits circulaient, lui avait succédé au trône. Cette nouvelle agita terriblement David, en lui faisant entrevoir la possibilité du retour prochain de son père. Mon père, à moi, en eut aussi une grande joie.
« On va faire revenir les exilés de Sibérie, et sans doute aussi mon frère Yégor, » répétait-il en se frottant le bout des doigts, mais en toussotant et montrant quelque frayeur.
David et moi nous abandonnâmes immédiatement tout travail ; nous ne songeâmes plus au gymnase ; et nous n’allions pas même à la promenade. Nous restions blottis dans les coins, à calculer en combien de mois, de semaines, de jours, pourrait revenir le frère Yégor. Et comment lui écrire ? Et comment aller à sa rencontre ? Et comment vivrions-nous après son retour ? Le frère Yégor était un architecte ; David et moi nous décidâmes qu’il devait aller s’établir à Moscou, qu’il y construirait de grandes écoles pour les pauvres gens, et que nous serions ses assistants. Naturellement, nous avions absolument oublié la montre ; d’autant plus qu’il était survenu à David de nouveaux soucis, dont il sera parlé plus tard ; mais cette montre était encore destinée à me rappeler plus d’une fois son existence.
Un matin, nous venions de déjeuner. J’étais assis devant la fenêtre, songeant toujours au retour de mon oncle, tandis que le violent dégel des premiers jours d’avril chauffait, fumait et scintillait au dehors. Ma tante Pélagie entra en courant dans la chambre. Elle était toujours très-vive dans ses mouvements, et parlait d’une voix criarde, en gesticulant des bras. Mais, cette fois, elle fondit sur moi.
« Va-t’en, cours à l’instant chez le père, être sans pudeur. Quelle machination avez-vous donc inventée ? Vous allez voir ce qui vous arrivera à tous deux. Nastaséï Nastaséïtch a tiré au clair toutes vos fourberies. Va donc, ton père t’appelle ; va sur-le-champ !»
Ne comprenant rien encore, je suivis machinalement ma tante, et, ayant passé le seuil du salon, j’aperçus mon père qui marchait à grands pas de long en large, et s’ébouriffait les cheveux, Youchka, tout en larmes près de la porte, et, dans un coin, sur une chaise, les pieds rentrés sous les barreaux, les mains croisées sur l’estomac, mon parrain, laissant éclater une malignité satisfaite dans ses narines gonflées et ses yeux pétillants. Dès que je parus, mon père s’élança :
« Tu as donné la montre à Youchka ? Dis, réponds. »
Je jetai un regard sur le petit Cosaque.
« Réponds donc, » reprit mon père en frappant du pied.
Je dis oui, et je reçus aussitôt un vigoureux soufflet qui dut causer un grand contentement à ma tante, car je l’entendis pousser un gloussement de plaisir, comme si elle avait avalé une bonne gorgée de thé bien chaud. De moi, mon père courut sur Youchka.
« Et toi, coquin, tu ne devais pas oser accepter la montre, répétait-il en le secouant par les cheveux. Et tu l’as même vendue à un horloger, vaurien ! »
Youchka, en effet, comme je l’ai su plus tard, avait tout bonnement, dans la simplicité de son cœur, porté ma montre chez le premier horloger venu. Celui-ci l’avait accrochée à la devanture de sa boutique ; mon parrain, l’y ayant reconnue, l’avait rachetée et rapportée à la maison.
Du reste, notre interrogatoire et notre sentence, à Youchka et à moi, ne durèrent pas longtemps. Mon père se mit à tousser, à s’étrangler, et d’ailleurs ce n’était pas dans sa nature de rester longtemps en colère.
« Mon bon petit frère Porfiri Pétrovitch, dit ma tante dès qu’elle se fut aperçue, non certes sans regret, que la bile de mon père s’était calmée, daignez ne plus vous inquiéter davantage ; cela ne vaut pas la peine de salir vos petites mains. Voici ce que je propose : avec le consentement du respectable Nastaséï Nastaséïtch, et vu la grande ingratitude de monsieur votre fils, je prendrai la montre, moi ; et comme il a prouvé par son action qu’il est indigne de la porter, et même qu’il n’en comprend pas le prix, j’en ferai cadeau, en votre nom, à un certain particulier qui sera très-sensible à votre attention.
— Qui cela ? demanda mon père.
— Crysanthe Loukitch, répondit ma tante, après un peu d’hésitation.
— Crysachka ! s’écria mon père. Et, faisant de la main un signe de mépris : Cela m’est bien indifférent. Vous pouvez la jeter dans le poêle. »
Il reboutonna son frac à la française et sortit, courbé en deux par les efforts de la toux.
« Et vous, cher parent, vous consentez ? dit ma tante en s’adressant à mon parrain.
— Sans le moindre petit doute, » répondit l’autre.
Pendant toute la scène, il n’avait pas soufflé mot ; mais, ricanant sournoisement, il n’avait cessé de promener sur mon père et sur moi ses yeux de renard. C’était pour lui un vrai spectacle.
La proposition de ma tante m’avait indigné jusqu’au fond de l’âme. Ce n’était pas que je regrettasse beaucoup la montre ; mais l’homme à qui elle la destinait ne m’inspirait que de la haine. Ce Crysanthe Loukitch, dont le nom de famille était Trankillitatine, était un long et lourd séminariste qui hantait notre maison, le diable sait pourquoi. « Pour s’occuper des enfants, » affirmait ma tante. Mais il ne pouvait pas s’occuper de nous, par la bonne raison qu’il ne savait rien lui-même et qu’il était bête comme un cheval. Il y avait, en effet, du cheval en lui : il frappait du pied comme d’un sabot, hennissait au lieu de rire, avait le visage long, busqué, avec de grandes mâchoires plates ; il portait un long tartan, en drap velu de Frise, et il répandait une odeur de viande crue. Ma tante l’adorait ; elle l’appelait bel homme, beau cavalier, et même « beau grenadier ». Il avait l’habitude de donner des chiquenaudes aux enfants sur le front — j’en avais reçu quand j’étais plus jeune — avec les ongles durs de ses longs doigts, et, tout en frappant, il disait d’un air goguenard : « Comme ta tête résonne ! il faut qu’elle soit vide. »
Et cet animal va posséder ma montre ! Non, pour rien au monde ! décidai-je en mon esprit, après avoir quitté le salon et m’être blotti sur mon lit, les pieds repliés, alors que ma joue était de plus en plus brûlante du soufflet reçu et que mon cœur s’enflammait aussi de l’amertume de l’outrage et de la soif de la vengeance. Pour rien au monde je ne permettrai qu’un vil séminariste se moque ainsi de moi. Il mettra la montre dans son gousset, fera serpenter la chaîne sur son ventre, se mettra à hennir de joie et d’orgueil ! Non, pour rien au monde !
Fort bien ; mais comment faire ? Comment empêcher le cadeau ? Je pris le parti de voler la montre à ma tante.
Par bonheur, Trankillitatine s’était absenté ce jour-là de la ville ; il ne pouvait y revenir que le lendemain. Il fallait donc profiter de la nuit. Ma tante ne s’enfermait pas dans sa chambre, nulle des clés de la maison ne jouait dans les serrures. Mais où aura-t-elle mis la montre ? où l’aura-t-elle cachée ? Jusqu’au soir elle bavait portée dans sa poche ; plus d’une fois, elle l’en avait tirée pour l’examiner à loisir. Mais où sera-t-elle pendant la nuit ?
« Ah ! c’est mon affaire de trouver l’endroit, » pensai-je en agitant mes poings fermés.
J’étais enflammé de hardiesse, de terreur et de joie, à l’idée du crime prochain et désiré. Je secouais la tête constamment, je fronçais les sourcils, je murmurais : « Attendez un peu. »
Je menaçais, j’étais méchant, j’étais dangereux, et j’évitais David. Personne, pas même lui, ne devait avoir le moindre soupçon du forfait que j’allais commettre !
J’agirai seul, et seul je serai responsable.
Le jour, se traîna lentement jusqu’au bout ; puis la soirée ; la nuit vint enfin. Je n’avais rien fait ; je m’étais efforcé de ne pas même bouger. Une seule pensée s’était fixée dans ma tête comme un clou.
Pendant le dîner, mon père, dont la colère, comme je l’ai dit, s’apaisait facilement (peut-être avait-il un peu honte de son emportement, car on ne frappe pas un garçon de seize ans au visage), mon père avait essayé de se montrer caressant ; mais je repoussai ses avances, non par rancune, comme il le crut en ce moment, mais tout bonnement dans la crainte de me laisser attendrir. Il fallait garder intacts tout le feu de la vengeance et toute l’inflexibilité d’une irrévocable résolution. Je me couchai de très-bonne heure ; mais, comme de raison, je ne m’endormis pas. Je n’essayai pas même de fermer les yeux ; au contraire, je les écarquillai, tout en jetant ma couverture par-dessus ma tête. Je n’avais pas calculé d’avance comment j’accomplirais mon projet ; je n’avais aucun plan ; je me contentais d’attendre le moment où tout enfin serait tranquille dans la maison. Je n’avais pris qu’une seule mesure, celle de ne pas ôter mes chaussettes.
La chambre de ma tante se trouvait à l’étage au-dessus du rez-de-chaussée. Il me fallait traverser la salle à manger et l’antichambre, monter l’escalier, suivre jusqu’au bout un petit corridor, et là, à droite, la porte... Pas besoin de prendre un bougeoir ou une lanterne. Je savais que, dans la chambre de ma tante, devant les saintes images, brûlait une lampe « éternelle ». J’étais donc sûr d’y voir clair. Je continuais à rester couché, les yeux toujours ouverts, la bouche ouverte et sèche. Le sang me battait dans les artères, partout, aux tempes, aux oreilles, au dos. à la gorge. J’attendais... mais on eût dit qu’un malin démon se moquait de moi ; l’heure s’écoulait, et le silence ne voulait pas s’établir !
Jamais, à ce qu’il me parut, David ne s’était endormi si tard. Lui, le silencieux David, avait plus d’une fois essayé d’entamer une conversation avec moi. Jamais on n’avait si longtemps frappé, marché, parlé dans la maison. « Qu’ont-ils donc à se dire ? pensais-je. N’ont-ils pas assez bavardé depuis ce matin ? » Les bruits extérieurs s’obstinaient à ne pas cesser davantage. Tantôt un chien jappait d’un ton plaintif ; tantôt un paysan ivre balbutiait des jurons ; tantôt une grande porte cochère criait sur ses gonds, ou bien encore une maudite petite téléga, sur ses roues disjointes, n’en finissait pas de passer devant la maison.
Du reste, ces bruits-là ne m’irritaient pas outre mesure ; peut-être ils détournaient l’attention. Mais voilà qu’enfin, enfin, tout se calme, tout se tait. Le seul balancier de notre vieille pendule fait résonner dans la salle à manger sa voix enrouée et grave. Je tends l’oreille et je n’entends plus que la respiration longue, mesurée et comme pénible de gens endormis. Je vais me lever... Mais voici de nouveau comme un faible gémissement, comme la chute d’une chose molle, comme un vague murmure qui glisse le long des parois ; ou bien rien de tout cela n’existe, et c’est mon imagination seule qui me joue ces tours ?
Voici enfin le cœur, le milieu sourd, le morne centre de la nuit. Il est temps. Tout glacé d’avance, je jette les couvertures, je laisse couler mes jambes jusqu’à terre, je me lève. Un pas, puis un autre. Les plantes des pieds, qui ne me semblent pas à moi, se posent lourdes et incertaines. Halte-là ! quel est ce bruit ? N’entends-je pas quelqu’un scier, ou rire tout bas, ou soupirer ? Des fourmillements me courent dans les joues ; des larmes froides me baignent les yeux. J’écoute... ce n’est rien. En avant ! il fait sombre, mais je sais le chemin. Tout à coup je me heurte contre une chaise. Quel fracas ! Et quelle douleur ! Le coup est venu juste au-dessus du genou. Si l’on allait se réveiller ? Tant pis ! Soudain, je me sens hardi et résolu. La salle à manger est déjà franchie ; j’ai trouvé la porte ; d’une seule poussée je l’ai ouverte toute grande, Le maudit gond a pourtant crié. Tant pis encore, je m’en moque. Déjà je monte l’escalier ; une marche a gémi sous mon pied ; je lui jette un regard de fureur, comme si je pouvais la voir. Je tire à moi la seconde porte. Celle-ci se laisse ouvrir de bonne grâce, et me voici dans le corridor.
Là, tout à fait sous le plafond, se trouve une petite fenêtre. La faible lueur du ciel nocturne pénètre à peine à travers le sombre vitrage. À ce pâle reflet, j’entrevois, sur un lambeau de feutre étendu par terre, une jeune servante, les deux bras relevés autour de sa tête ébouriffée. Elle respire vite dans son lourd sommeil ; et, au delà d’elle, la porte fatale.
D’un seul pas je franchis et le feutre et la jeune fille, et sans savoir qui m’ouvre la porte, je me trouve dans la chambre de ma tante. Voilà bien la lampe aux images dans un coin, et le lit dans un autre. Et, sur le lit, le visage tourné de mon côté, enveloppée dans sa camisole, immobile comme une morte, voilà ma tante. La flamme de la lampe s’agite faiblement, ébranlée par le flot d’air frais, et pendant un instant, dans toute la chambre, et sur le visage de ma tante, jaune comme la cire, s’agitent aussi des ombres.
Et voilà la montre !... sur son petit coussinet brodé, pendu contre le mur au-dessus du lit. Quel bonheur ! Allons, il faut agir. Mais quels sont ces pas mous et rapides, qui viennent derrière mon dos ? C’est donc mon cœur qui bat ? J’avance le pied. Grand Dieu ! Une forme ronde, pas très-grande, me pousse contre le mollet... Une fois, deux fois... Je suis prêt à crier de terreur, à tomber à la renverse... Un gros chat tigré, le chat de la maison, se tient devant moi, le dos voûté, la queue droite. Il saute sur le lit, lourdement mais sans bruit, se retourne vers moi, et sans ronronner, se tient assis, grave comme un juge, fixant sur moi ses prunelles dorées. Je murmure doucement : « Minet, Minet » ; je me penche par-dessus lui, par-dessus ma tante, et je décroche la montre. Horreur ! ma tante se dresse tout à coup, les paupières grandes ouvertes... Bon Dieu ! que va-t-il arriver ? Mais ses paupières tremblotent, se ferment, et, marmottant des paroles indistinctes, sa tête retombe sur l’oreiller.
Un instant de plus, et me revoilà dans ma chambre, dans mon lit, et la montre est dans ma main !
Plus léger et plus rapide qu’une flèche, j’avais retrouvé mon chemin. Je suis un brave, un voleur, un héros ; je suis haletant de joie, j’ai chaud, je ris, je voudrais réveiller David pour tout lui raconter, et, chose incroyable, je m’endors aussitôt comme un homme foudroyé.
Plus tard, j’ouvre les yeux ; la chambre est claire, le soleil est levé. Par bonheur, personne encore ne bouge dans la maison. Je me précipite, je réveille David, je raconte mon aventure ; il m’écoute et sourit :
« Sais-tu ? me dit-il. Enfouissons dans la terre cette stupide montre pour qu’il n’en soit plus jamais question. »
Son idée me semble admirable. En quelques instants nous sommes habillés. Nous courons au verger derrière la maison ; et là, sous un vieux pommier, au fond d’un trou hâtivement creusé avec le couteau de David dans la terre amollie par le printemps, disparaît à jamais le cadeau détesté de mon parrain. L’affreux Trankillitatine ne l’aura pas ! Nous foulons bien la terre ; nous la couvrons de gravois, et fiers, heureux, tranquilles, nous retournons à la maison, nous rentrons dans nos lits et nous dormons deux heures encore du plus délicieux sommeil.
Vous pouvez aisément vous figurer quel tumulte s’éleva, le matin suivant, dès que ma tante s’aperçut de la disparition de la montre. Encore à présent, ses cris perçants retentissent à mes oreilles. « Au secours ! au voleur ! Qu’on rosse tous les gens ! De dessous mon oreiller on m’a dérobé la montre ! » Elle criait, et David et moi nous ne faisions que sourire en silence, et ce sourire nous était bien doux. Nous étions prêts à tout événement ; nous nous attendions à une catastrophe ; mais, contrairement à notre attente, la catastrophe n’arriva point. Au premier moment, mon père entra, il est vrai, dans une grande colère ; il parla même de faire venir la police ; mais, soit qu’il eût encore la scène de la veille sur le cœur, soit tout autre motif, à notre grand étonnement, ce n’est pas sur nous, mais sur ma tante, que creva la tempête.
« Vous et votre montre, Pélagie Pétrovna, dit-il tout à coup, vous m’excédez plus que la rave amère ; je ne veux plus en entendre parler. Vous me dites : « Ce n’est pas pourtant par sorcellerie qu’elle a disparu. » — Et après, qu’est-ce que cela me fait ? « Que dira Nastaséï Nastaséïtch ? » — Que le diable l’emporte, votre Nastaséï Nastaséïtch. Je n’ai de lui que déboires et vilenies. Qu’on n’ose plus me déranger, entendez-vous ? »
Mon père frappa la porte et s’enferma dans son cabinet.
David et moi, dans le premier moment, nous ne pouvions pas comprendre l’allusion que renfermaient ces dernières paroles. Mais nous apprîmes plus tard que, précisément ce jour-là, mon père était très-monté contre mon parrain, qui lui avait soufflé une affaire avantageuse. Ainsi ma tante se trouva, comme disent les enfants, avec un pied de nez. Elle pensa en mourir de dépit. Mais que faire ? Il ne lui resta plus que de murmurer en tordant la bouche de mon côté, lorsqu’elle passait près de moi : « Voleur ! galérien ! » Ces injures me causaient un vrai plaisir ; il m’était aussi très-agréable, en traversant le verger, de glisser un regard d’une feinte indifférence sur le pommier au pied duquel gisait la montre enterrée, et, si David par hasard se trouvait là, d’échanger avec lui une grimace significative.
Ma tante eut un instant l’idée de lancer sur moi son lourdaud de séminariste. Mais j’eus recours à l’aide de David, qui lui déclara catégoriquement qu’il lui fendrait le ventre avec un couteau s’il ne me laissait pas en repos, Trankillitatine prit peur, car, tout cavalier et grenadier qu’il était d’après ma tante, il ne brillait pas par la vaillance.
Cinq semaines se passèrent ainsi. Mais n’allez pas croire qu’ici se termine l’histoire de la montre. Elle reprend de plus belle ; seulement, pour continuer mon récit, je dois introduire un nouveau personnage ; et, pour faire cela, il faut que je retourne un peu en arrière.
Mon père avait été longtemps lié, et même intimement, avec un employé en retraite, du nom de Latkine. Un petit homme malingre, boiteux, aux manières timides, de ceux enfin pour qui s’est fait le dicton populaire que « Dieu lui-même les a tués d’avance ». De même que mon père et Nastaséï, il s’occupait d’agences d’affaires ; c’était aussi un procureur au petit pied. Mais, ne possédant ni l’extérieur qui représente, ni le don de la parole, et n’ayant nulle confiance en lui-même, il n’osait pas agir de son propre chef, et s’était accolé à mon père. Son écriture était perlée ; il possédait les lois ; il avait pénétré à fond toutes les volutes du style pétitionnaire et chicanier ; il abattait rudement de la besogne avec mon père ; tous deux partageaient les profits et les pertes. Rien ne semblait pouvoir rompre leur amitié ; et pourtant, en un jour, elle s’écroula, et pour jamais.
Mon père se brouilla mortellement avec lui. Si Latkine lui avait soufflé une bonne affaire, à l’instar de mon parrain, qui le remplaça, mon père n’aurait pas été plus indigné contre lui que contre Nastaséï, peut-être moins. Mais Latkine, sous l’influence d’un sentiment inexplicable d’avidité ou d’envie, ou peut-être sous l’inspiration momentanée d’un sentiment d’honnêteté, avait trahi mon père, l’avait livré à l’un de leurs clients communs, un jeune et riche marchand ; il avait ouvert les yeux de cet adolescent insouciant sur certain... petit tour qui devait rapporter un bénéfice considérable à mon père. Ce n’est pas la perte d’argent, si grande qu’elle fût, c’était la trahison qui l’avait exaspéré. Il ne pouvait pardonner la perfidie.
« Voyez-vous ce saint homme qui s’est dévoilé tout à coup ? » répétait-il tout tremblant de colère, et claquant des dents comme dans un accès de fièvre.
Je me trouvais dans la chambre, et fus témoin de cette terrible scène.
« Bon ! bon ! criait mon père ; dès aujourd’hui Amen ; tout est fini. Voilà les saintes images, et voilà la porte. Ni moi chez toi, ni toi chez moi. Vous êtes trop scrupuleux pour nous, monsieur ; nous ne pouvons faire société ensemble. Va, et n’aie plus ni feu ni lieu. »
En vain Latkine supplia ; en vain, il frappa la terre de son front ; en vain il essaya d’expliquer ce qui remplissait son âme d’une espèce de stupéfaction douloureuse.
« Sans aucun profit pour moi-même, Porfiri Pétrovitch, balbutiait-il ; je me suis coupé le cou moi-même... »
Mon père resta inflexible, et, depuis lors, Latkine ne mit plus le pied à la maison. Le destin sembla vouloir exaucer le dernier et cruel souhait de mon père. Bientôt après la rupture (elle avait eu lieu deux ans avant le commencement de mon récit), la femme de Latkine, malade, il est vrai, depuis longtemps, acheva de mourir ; sa seconde fille, un enfant de trois ans, devint sourde et muette de terreur, parce qu’un essaim d’abeilles s’était posé sur sa tête ; et Latkine lui-même, après une attaque d’apoplexie, était tombé dans la misère définitive et sans remède. Il vivait dans une espèce de hutte, à demi ruinée, à quelque distance de notre maison. Sa fille aînée, Raïssa, habitait avec lui et menait le pauvre ménage. Cette Raïssa est justement le nouveau personnage qu’il s’agit d’introduire dans mon récit.
Aussi longtemps que son père avait été ami du mien, nous la voyions sans cesse. Elle passait quelquefois des jours entiers chez nous, à coudre et à filer de ses mains fines et adroites. C’était une jeune fille bien faite, un peu maigre, avec des yeux bruns très-intelligents, le visage pâle et allongé. Elle parlait peu, mais sensément, d’une voix sonore, sans presque ouvrir la bouche, et sans montrer les dents. Mais s’il lui arrivait de rire, ce qui était rare et ne lui durait jamais longtemps, elle les montrait toutes à la fois, grandes et blanches comme des amandes. Je me souviens aussi de sa démarche, légère, élastique, avec un petit sautillement à chaque pas. Il semblait toujours qu’elle descendait les degrés d’un escalier, même lorsqu’elle marchait sur un terrain uni. Elle se tenait toute droite, les bras croisés sous la taille ; et, quoi qu’elle fît, ne fût-ce qu’enfiler une aiguille ou repasser une robe, chaque mouvement avait un air gracieux, et, vous ne le croirez peut-être pas, un air touchant. Son nom de baptême était Raïssa ; mais nous l’avions surnommée Lèvre noire, parce qu’au-dessus de la lèvre supérieure, elle avait une petite tache de naissance couleur gros-bleu, comme si elle eût mangé des mûres ; ce qui ne l’enlaidissait pas, bien au contraire. Elle avait juste un an de plus que David.
J’avais pour elle un sentiment qui ressemblait au respect ; mais nous nous connaissions peu, nous avions peu de rapports ensemble, tandis qu’entre elle et David il s’était établi une sorte d’amitié étrange, pas enfantine, mais bonne et sincère. L’un allait très-bien à l’autre, et réciproquement. Quelquefois, pendant des heures entières, ils n’échangeaient pas une parole. Mais chacun d’eux se sentait bien, seulement parce qu’ils étaient ensemble. Je dois dire que je n’ai jamais rencontré une autre jeune fille comme elle ; il y avait, dans cette Raïssa, quelque chose d’attentif et de décidé, quelque chose d’honnête, de triste et de charmant. Je ne lui ai jamais entendu dire une parole spirituelle ; mais aussi jamais rien de trivial et de vulgaire. Et puis, ses yeux étaient toujours si intelligents ! Depuis que la rupture se fit entre sa famille et la nôtre, je ne la vis plus que rarement. Mon père m’avait très-sévèrement défendu de fréquenter les Latkine, et Raïssa ne se montrait plus chez nous. Mais je la rencontrais dans la rue, à l’église, et la petite « Lèvre noire » continuait à m’inspirer les mêmes sentiments, le respect et une certaine admiration plutôt que la pitié.
Elle supportait si bien son malheur ! « C’est un vrai caillou que cette fille,» disait le lourdaud Trankillitatine lui-même. Cependant on aurait dû avoir pitié d’elle. Son visage avait pris une expression fatiguée et soucieuse ; ses yeux s’étaient creusés ; un fardeau trop lourd s’était appesanti sur ses jeunes épaules. David la voyait beaucoup plus souvent que moi ; il allait même la visiter dans sa maison. Mon père avait renoncé à le lui défendre, sachant bien qu’il n’obéirait pas. De son côté, Raïssa paraissait de temps en temps près de la haie de notre verger, et s’y rencontrait avec David. Elle ne venait pas là pour faire une causette avec lui, mais elle lui faisait part de quelque embarras nouveau, et lui demandait conseil. L’apoplexie qui avait frappé Latkine était d’une nature assez bizarre ; ses bras et ses jambes, bien qu’affaiblis, ne refusaient pas tout service, et sa cervelle même fonctionnait régulièrement ; mais sa langue s’embarrassait, et, au lieu de certaines paroles, en prononçait d’autres. Il fallait deviner ce qu’il voulait dire.
« Tchou, Tchou, murmurait-il avec effort, — il commençait chacune de ses phrases par cette interjection, — des ciseaux ! » Et les ciseaux voulaient dire du pain.
Il haïssait mon père de toutes les forces qui lui étaient restées ; il attribuait à sa malédiction tous les maux qui l’avaient frappé depuis. Tantôt il l’appelait boucher, tantôt joaillier.
« N’ose pas aller chez le joaillier, Vassilievna ! » C’est ainsi qu’il nommait sa fille, bien que son propre nom fût Martinien. Il devenait plus exigeant de jour en jour. Et comment satisfaire ses caprices ? Où prendre l’argent nécessaire ? Le malheur vieillit vite ; mais il était vraiment cruel d’entendre certaines paroles dans la bouche d’une jeune fille de dix-sept ans.
Je me souviens d’avoir assisté à sa conversation avec David, au coin de notre haie, le jour même où venait de mourir la mère de Raïssa :
« Ce matin, au petit jour, la mère a fini, disait-elle après avoir fait errer çà et là ses yeux expressifs et les avoir ensuite fixés à terre. La cuisinière s’est proposée pour acheter un cercueil pas cher. Mais on ne peut pas compter sur elle ; elle est capable de boire l’argent. Tu devrais venir, David ; elle aura peur de toi.
— J’irai, répondit David. Et que fait le père ?
— Il pleure ; il dit : « Enterrez-moi aussi. » Il dort maintenant. »
Raïssa laissa tout à coup échapper un profond soupir :
« Ah ! mon petit David, mon petit David ! »
Elle passa son poing à demi fermé le long de son front et de ses sourcils ; et ce mouvement, plein d’amertume, fut aussi sincère et aussi touchant que chacun de ses mouvements.
« Il faut que tu t’épargnes, dit David ; tu n’as sans doute pas dormi. À quoi sert de pleurer ? ça ne diminue pas le chagrin.
— Je n’ai pas le temps de pleurer.
— Tu as raison, dit David. Ce sont les riches qui peuvent s’amuser à pleurer. »
Raïssa allait s’éloigner ; elle revint sur ses pas.
« On veut nous acheter le châle jaune, tu sais, celui qui vient de la dot de maman. On en offre douze roubles ; je crois que c’est peu.
— Certainement, c’est peu.
— Nous ne l’aurions pas vendu, reprit Raïssa après une pause. Mais il faut bien de l’argent pour l’enterrement.
— Sans doute, mais il ne faut pas jeter l’argent. Tous ces popes sont si goulus ! Est-ce qu’on peut jamais les rassasier ? Attends un peu ; je vais aller. Tu t’en vas, toi ; adieu, ma colombe.
— Adieu, petit pigeon, petit frère.
— Surtout, pas de pleurs, n’est-ce pas ?
— Comment veux-tu que je pleure ? Ou faire la soupe, ou pleurer, l’un des deux.
— Eh quoi, faire la soupe ! dis-je à David dès que Raïssa fut partie ; est-ce que Raïssa fait le dîner ?
— Mais tu viens d’entendre que la cuisinière est allée chercher un cercueil. »
Elle fait le dîner, pensai-je ; et ses mains sont toujours si propres ; et sa robe aussi. J’aurais bien voulu voir comment elle s’en tire. Quelle jeune fille étonnante !
Je me souviens encore d’une autre conversation près de la haie. Cette fois-ci, Raïssa avait amené sa petite sœur, la sourde-muette. C’était une très-jolie enfant, avec de grands yeux toujours étonnés, et toute une masse de cheveux noirs d’un ton mat sur une petite tête. (Raïssa avait aussi les cheveux noirs et sans reflet.)
« Je ne sais que faire, nous dit Raïssa ; le docteur a prescrit un remède pour mon père ; il faut que j’aille à la pharmacie ; et voilà que notre paysan (il était resté un seul serf à Latkine) nous a apporté du bois de la campagne, et une oie ; et le propriétaire nous prend tout cela. Il dit : « Vous me devez votre loyer. »
— Il prend l’oie ? demanda David.
— Non, pas l’oie. Elle est vieille, dit-il ; elle n’est plus bonne à pondre. C’est pour ça, dit-il, que votre paysan vous l’a apportée. Mais il nous prend le bois.
— Il n’en a pas le droit ! s’écria David.
— Il n’en a pas le droit, mais il prend tout de même. Je suis montée au grenier ; nous avons là un vieux coffre, bien vieux ; je me suis mise à fouiller dedans, et vois un peu ce que j’y ai trouvé. » Elle sortit de dessous son fichu une assez grande lunette d’approche, montée en cuivre et recouverte d’un cuir jauni. David, comme amateur et connaisseur en toute espèce d’instruments, la saisit aussitôt.
« C’est une lunette anglaise, murmura-t-il, en la plaçant tantôt devant un œil, tantôt devant l’autre, une lunette marine.
— Les verres sont entiers, fit observer Raïssa ; je l’ai montrée à papa ; il m’a dit ; « Va la mettre en gage chez le joaillier. » Crois-tu qu’il en donnera quelque chose ? Qu’avons-nous besoin de lunette ? Pour voir dans un miroir combien nous sommes beaux ? Mais avons-nous des miroirs, nous autres ? »
En disant cela, Raïssa partit d’un éclat de rire. Sa petite sœur ne pouvait pas l’entendre ; mais probablement elle ressentit le frémissement de son corps, car elle la tenait par la main. Et, levant sur elle ses grands yeux effrayés, elle se tordit tout à coup le visage, et fondit en larmes.
« Voilà comme elle est toujours, dit Raïssa ; elle n’aime pas qu’on rie. — Je ne le ferai plus, Loubotchka, ajouta-t-elle en s’accroupissant près de l’enfant et en lui passant la main dans les cheveux. Tu vois bien ? »
Le rire disparut du visage de Raïssa, et ses lèvres, dont les coins se relevaient si gentiment, redevinrent immobiles. L’enfant se tut. Raïssa se leva.
« Allons, mon petit David, tire parti de la lunette. Sans quoi il serait bien dommage de perdre le bois, et l’oie aussi, toute vieille qu’elle est.
— On en donnera au moins dix roubles, dit David en retournant la lunette en tout sens. Je te l’achète, moi. Que veux-tu de mieux ? En attendant, tiens, voici quinze kopecs pour la pharmacie. Est-ce assez ?
— Je te les emprunte, dit Raïssa à voix basse en recevant dans sa main la petite pièce de monnaie.
— Par exemple ! veux-tu aussi que je te prenne des intérêts, quand j’ai un gage dans la main ? Quel objet magnifique ! Les Anglais sont le premier peuple du monde.
— Mais on dit que nous allons leur faire la guerre.
— Oh ! non. Nous sommes en train maintenant de rosser les Français.
— Tu dois savoir cela mieux que moi ; adieu, messieurs. »
Je me rappelle encore une dernière causerie auprès de la même haie. Raïssa semblait plus soucieuse que de coutume.
« Cinq kopecs une tête de chou ! et toute petite ! disait-elle en appuyant son menton sur sa main. Voyez un peu comme c’est cher. Et je n’ai pas encore reçu d’argent pour ma couture.
— Qui te doit cet argent ?
— Toujours la même ; cette marchande qui demeure derrière le rempart.
— Ah ! cette grosse qui porte toujours une camisole verte ?
— Oui, celle-là.
— Voyez cette grosse ; la graisse l’empêche de respirer ; on ne peut pas tenir à côté d’elle à l’église, tant il fait chaud ; et elle ne paye pas ses ouvrières.
— Elle payera, mais quand ? Et puis, mon petit David, voilà que j’ai d’autres soucis. Le père s’est mis dans la tête de me raconter ses songes. Tu sais, sa langue ne lui obéit plus ; il veut dire un mot, il en dit un autre. Quand il s’agit de la nourriture et d’autres choses journalières, nous sommes habitués, nous le comprenons ; mais le songe... c’est difficile à comprendre, même chez les gens qui se portent bien. « Je suis très-gai, m’a-t-il dit aujourd’hui ; je me suis promené parmi des oiseaux blancs, et le Seigneur Dieu m’a fait cadeau d’un bouquet, et dans le bouquet, le petit André avec un canif. » Tu sais, c’est ainsi qu’il nomme ma sœur. « Maintenant, maintenant, nous nous porterons bien tous deux ; mais il faut, avec ce petit canif, faire v’lan, comme cela. » Et il passe son doigt sur son cou.
« Je ne le comprends pas ; je lui dis : « C’est bien, papa, c’est bien. » Mais lui, il se fâche ; il veut m’expliquer de quoi il s’agit, et il a fini par pleurer.
— Mais alors, m’écriai-je, tu aurais dû lui dire quelque chose, faire quelque mensonge.
— Je ne sais pas mentir, répondit Raïssa d’un ton plaintif. » En effet, elle ne le savait pas.
« Il ne faut pas mentir, reprit David ; mais il ne faut pas non plus te chagriner ; personne ne t’en remerciera. »
Raïssa le regarda attentivement : « Je voulais te demander une chose, David : Comment écrit-on bourfu ?
— Qu’est-ce que ça veut dire bourfu ?
— Par exemple, si je voulais écrire : Pourvu que tu sois en vie...
— Écris p, o, u, r, f, u...
— Non, interrompis-je ; pas f, mais v.
— Bon, écris : vu ; mais surtout vis toi-même.
— J’aurais bien voulu savoir écrire correctement, dit Raïssa en rougissant, et, chaque fois qu’elle rougissait, elle devenait aussitôt très-jolie. Ça peut servir. Dans le temps, le père écrivait de telle façon que tout le monde l’admirait. Il avait commencé à me donner des leçons ; mais c’est à peine s’il peut maintenant reconnaître ses lettres.
— Vis, toi, c’est l’important, » répéta David en baissant la voix et sans la quitter des yeux. Raïssa lui jeta un rapide regard, et rougit davantage. « Vis, et, quant à écrire, écris comme tu peux... Diable ! voici la sorcière qui vient. »
C’est ainsi que David désignait ma tante.
« Sauve-toi, mon âme ! »
Raïssa le regarda une dernière fois, et partit en courant.
David parlait rarement, et à contre-cœur, d’elle et de sa famille, surtout depuis qu’il s’était mis dans la tête d’attendre son père. Il ne pensait qu’à ce père et à la vie que nous mènerions après son retour. Il se le rappelait très-clairement et prenait plaisir à me le dépeindre.
« Il est grand, fort ; il soulève d’une main dix pouds (400 livres). Quand il criait : « Holà, quelqu’un ! » ça résonnait dans toute la maison. Et que ! gaillard ! n’ayant peur de personne. Ah ! nous menions une fameuse vie avant qu’on nous eût ruinés. On dit qu’il est devenu tout gris ; mais alors il était roux comme moi. Et quelle force ! »
David ne voulait pas admettre que nous resterions à Riazan.
« Vous partirez, vous autres, disais-je ; mais, moi, je resterai.
— Eh ! non, nous t’emmènerons avec nous.
— Et le père, qu’en ferais-je ?
— Ton père ? tu le lâcheras, et, si tu ne le lâches pas, tu es perdu toi-même.
— Pourquoi ? »
David ne répondit rien, et se contenta de froncer ses gros sourcils pâles.
« Voilà : quand nous partirons avec mon père à moi, il trouvera bien une bonne place ; je me marierai.
— Oh ! ce ne sera pas de sitôt, remarquai-je.
— Si, je me marierai bientôt.
— Toi ?
— Oui, moi.
— Est-ce que tu aurais déjà en vue une fiancée ?
— Oui, certes.
— Qui donc est-elle ? »
David sourit.
« Quelle tête de bois fais-tu ? Naturellement, Raïssa. »
Je restai stupéfait :
« Tu plaisantes...
— Frère, je ne sais pas, et je n’aime pas plaisanter.
— Mais elle a un an de plus que toi.
— La belle affaire ! Du reste, assez causé !
— Une seule question : sait-elle que tu as l’intention de l’épouser ?
— Probablement.
— Mais tu ne lui as pas ouvert ton cœur ?
— Que signifie « ouvrir son cœur» ? Le temps viendra, et je lui dirai... Mais, bast ! assez comme cela ! »
David se leva, et sortit de la chambre. Resté seul, je me mis à réfléchir, et j’arrivai à la conclusion que David agissait en homme raisonnable, en homme pratique, et même je me sentis intérieurement flatté d’être l’ami d’un homme aussi pratique et aussi raisonnable que lui. Et Raïssa, dans son éternelle petite robe noire, me parut charmante et digne de l’amour le plus dévoué.
Le père de David ne revenait toujours pas, et n’envoyait pas même de lettres. Le mois de juin tirait déjà à sa fin ; nous étions tous excédés de l’attente. Des bruits couraient que l’état de Latkine avait subitement empiré et que sa famille, si elle ne mourait pas de faim, pouvait être écrasée sous la ruine du toit de la maison. David avait changé de visage et d’humeur ; il était devenu si sombre et si farouche qu’il ne faisait pas bon s’approcher de lui. Il disparaissait souvent. Quant à Raïssa, on ne la voyait plus du tout. De temps en temps, je l’entrevoyais traversant la rue, avec sa démarche élégante et légère, droite et les mains serrées à la taille, son charmant visage pâli et soucieux. C’est tout. Ma tante, aidée de son séminariste, continuait à me tourmenter, et à murmurer d’un ton de reproche : « Voleur, monsieur, voleur ! » Mais je ne lui prêtais aucune attention. Quant à mon père, il était plongé dans ses affaires jusqu’au cou, allait courant de droite et de gauche, et ne prenait nul souci de ce qui se passait à la maison.
Un jour, passant devant notre pommier et, jetant par habitude un regard au pied de l’arbre, je crus m’apercevoir qu’un certain changement s’était opéré à la surface de la terre qui couvrait notre trésor. Une petite éminence avait paru là où il y avait eu un trou, et les gravois que nous avions répandus semblaient disposés autrement.
Qu’est-ce que cela signifie ? pensai-je. Quelqu’un aurait-il pénétré notre secret et déterré la montre ?
Il fallait s’en assurer par ses propres yeux. Mon indifférence à l’égard de cette montre qui se rouillait dans le sein de la terre était complète ; mais fallait-il permettre qu’un autre s’en emparât ? Aussi, dès le lendemain, m’étant levé avant le jour et armé d’un couteau, je gagnai le verger et me mis à creusera la place connue ; après avoir fait un trou profond d’une archine, je demeurai certain que la montre avait disparu. Quelqu’un l’avait volée.
Qui pouvait avoir fait le coup, sinon David ? Quel autre savait où était la montre ?
Je refermai le trou et revins à la maison.
Je me sentais profondément blessé. Admettons, me disais-je, que David ait eu besoin de cette montre pour empêcher de mourir de faim sa future femme ou le père de celle-ci. Alors, comment ne pas venir à moi et me dire : « Frère ?... » À la place de David, j’aurais certainement employé ce mot... « Frère, j’ai besoin d’argent ; tu n’en as pas, je le sais. Eh bien, laisse-moi utiliser cette montre qui ne sert à personne, et que nous avons enterrée ensemble sous le vieux pommier. Je te serai si reconnaissant... frère. » Mais agir secrètement, en traître, ne pas se confier à son ami... Non, aucune passion, aucune nécessité ne peut l’excuser.
Je le répète, j’étais blessé. Je me mis à montrer de la froideur, à bouder même. Mais David n’était pas de ceux qui remarquent ces choses-là, et qui s’en affligent. Je commençai à faire des allusions ; mais David ne semblait pas les comprendre. J’avais beau dire devant lui combien me semblait vil et bas l’homme qui, possédant un ami, et connaissant même toute la valeur de ce sentiment sacré, l’amitié, n’a pas assez de grandeur d’âme pour dédaigner la ruse et la dissimulation. Comme si l’on pouvait cacher quelque chose !
En prononçant ces derniers mots, je souriais d’un air de mépris. Mais David ne secouait seulement pas l’oreille. Je finis par lui demander directement s’il croyait que la montre enterrée s’était arrêtée aussitôt, ou si elle avait marché encore quelque temps. Il me répondit :
« Quelle drôle de question ! et que veux-tu que ça me fasse ? »
Je ne savais plus que penser. David avait certainement quelque chose sur le cœur : mais ce n’était pas le vol de la montre. Un événement inattendu vint bientôt me prouver son innocence.
Je revenais un jour à la maison par une ruelle que j’évitais d’habitude, parce que là demeurait mon ennemi Trankillitatine. Mais, cette fois, le destin lui-même sembla m’y avoir amené. En passant devant la fenêtre fermée d’un petit cabaret, j’entendis tout à coup la voix de notre domestique Vassili, jeune gars bien dégourdi, « grand paresseux et propre à rien », d’après mon père, mais grand conquérant d’âmes féminines, qu’il séduisait par ses saillies, sa danse et son talent sur la guitare à dix cordes.
« Vois un peu ce qu’ils ont inventé, » disait Vassili, que je ne pouvais pas voir, mais que j’entendais très-distinctement. Il était probablement assis près de la fenêtre, avec un camarade quelconque, autour d’un samovar ; et, comme il arrive souvent aux gens qui se trouvent dans une chambre bien close, il parlait haut, ne se doutant pas que chaque passant pouvait l’entendre... « Vois un peu ce qu’ils ont inventé : ils l’ont enterrée dans la terre.
— Par exemple ! murmura une autre voix.
— C’est moi qui te le dis. Ils sont bien drôles, nos petits messieurs, surtout ce Davidko, un véritable Ésope[2]. Je me lève, comme ça, au petit jour, je m’approche de la fenêtre, je regarde... et qu’est-ce que je vois ? nos deux pigeonneaux qui traversent le jardin, portant la montre, qui creusent un trou sous un pommier, et qui la fourrent dedans comme si c’eût été un enfant nouveau-né. Et ensuite ils ont bien tassé et égalisé le terrain, ma parole d’honneur ! comme de vrais brigands.
— Que le diable les emporte ! s’écria le camarade de Vassili. Quand le chien est trop gras, il devient enragé. Et toi ? tu as déterré la montre ?
— Naturellement, je l’ai déterrée. Elle est maintenant dans mon coffre. Mais il ne faut pas penser à la faire voir à présent, cette montre ; elle a fait trop de bruit dans la maison. Cette nuit, Davidko l’avait filoutée sous le matelas de notre vieille, qui couchait dessus.
— Oh ! oh ! fit l’autre.
— C’est moi qui te le dis ; il est capable de tout. Voilà pourquoi je ne puis la faire voir. Mais attends un peu ; les officiers de la garnison vont revenir ; je la vendrai à l’un d’eux, ou je la jouerai aux cartes. »
Je n’en écoutai pas davantage. Je partis comme une flèche vers la maison, et tout droit chez David.
« Frère, commençai-je, ô frère, pardonne-moi ; j’ai été coupable ; je t’ai soupçonné, vois mon émotion, pardonne-moi.
— Qu’as-tu ? demanda David ; explique-toi.
— Je t’ai accusé d’avoir déterré notre montre.
— Encore cette montre ! Est-ce qu’elle n’y est plus ?
— Non ; et je croyais que tu l’avais prise pour venir en aide à tes amis. Et c’est Vassili... »
Alors je racontai à David tout ce que j’avais entendu sous la fenêtre du cabaret. Mais comment dépeindre mon étonnement ? Certes, je m’étais attendu à une explosion d’indignation de la part de David ; mais il m’avait été impossible de prévoir la rage où il entra dès que j’eus fini mon récit. Lui qui n’avait jamais parlé qu’avec mépris de toute cette ridicule histoire, ce même David qui avait assuré plus d’une fois que cette montre ne valait pas la coquille d’un œuf mangé, il bondit tout à coup de sa place, le visage en feu, les dents serrées, les poings crispés :
« Ça ne se passera pas ainsi, s’écria-t-il ; comment ose-t-il s’approprier une chose qui n’est pas à lui ? Je vais lui montrer que je ne fais pas quartier aux voleurs. »
J’avoue que je n’ai pu comprendre jusqu’à présent ce qui avait mis David dans une telle fureur. Soit qu’il fût déjà irrité et que l’action de Vassili eut versé de l’huile sur le feu, soit que mes soupçons l’eussent blessé, le fait est que je ne l’avais jamais vu dans un pareil état. Je me tenais devant lui bouche béante, stupéfait d’entendre cette respiration forte et haletante.
« Quelles sont tes intentions ? dis-je enfin.
— Tu verras ; après dîner, quand le père dormira. Je le trouverai, ce monsieur qui se moque si bien ; nous causerons ensemble.
— Ah ! pensai-je, je ne voudrais pas être à la place de ce moqueur. Que va-t-il arriver de tout ceci ?»
Voici ce qui arriva : dès qu’après dîner s’établit dans la maison ce silence morne qui, pareil à un vaste lit de plume, s’étend, étouffant et lourd, sur toute la vie russe vers le milieu de la journée, David, — je le suivais le cœur tout frémissant, — David se dirigea vers la chambre des domestiques et appela Vassili. Celui-ci fit quelque difficulté d’obéir, et finit par nous suivre dans le jardin. David se plaça droit devant sa poitrine ; Vassili avait toute la tête de plus que lui.
« Vassili Térentieff, commença mon camarade d’un ton ferme, il y a six semaines, de dessous ce pommier que voilà, tu as déterré une montre que nous avions enfouie dans la terre. Tu n’en avais pas le droit, car elle ne t’appartenait pas, Rends-la sur-le-champ. »
Vassili se troubla un instant, mais se remit aussitôt :
« Quelle montre ? que dites-vous là ? que Dieu vous bénisse ! je n’ai aucune montre.
— Je sais ce que je dis. Ne mens pas. Tu as la montre ; rends-la.
— Je n’ai pas de montre. »
J’intervins :
« Et pourtant au cabaret... »
David m’arrêta d’un geste.
« Vassili Térentieff, reprit-il d’une voix sourde et menaçante, nous savons pertinemment que tu as la montre. On te le dit en tout bien tout honneur. Rends-la ; et si tu t’y refuses... »
Vassili sourit avec insolence :
« Eh bien, qu’arrivera-t-il ?
— Ce qui arrivera ? que nous nous battrons nous deux contre toi, jusqu’à ce que nous t’ayons rossé, ou toi nous. »
Vassili partit d’un éclat de rire :
« Se battre, se battre avec un serf ! oh ! ce n’est pas affaire de seigneurs. »
David empoigna tout à coup Vassili par le devant de sa veste :
« Mais ce n’est pas à coups de poing que nous nous battrons avec toi. Comprends-moi bien : je te donnerai un couteau et j’en prendrai un autre, et nous verrons. »
Et se retournant vers moi :
« Alexis, cours chercher mon grand couteau, tu sais ? celui qui a le manche en os ; tu le trouveras sur notre table, et j’en ai un autre ici dans ma poche. »
Vassili devint subitement tout blême. David le tenait toujours par sa veste.
« David Yégoritch, balbutia-t-il, tandis que des larmes lui venaient aux yeux, que faites-vous là ? Lâchez-moi, de grâce, lâchez-moi.
— Je ne te lâcherai pas. Pour toi, pas de grâce. Tu t’échapperas aujourd’hui, nous recommencerons demain. Alexis, où donc est le couteau ?
— David Yégoritch, hurla Vassili, ne faites pas de massacre. Quant à la montre, oui, en effet, j’ai plaisanté ; mais je vais vous la rapporter sur-le-champ. Eh quoi ! tantôt c’est à Crysanthe Lukitch que vous voulez fendre le ventre, tantôt c’est à moi ! Lâchez-moi, David Yégoritch, daignez reprendre votre montre ; seulement n’en dites rien à papa. »
David lâcha la veste. Je le regardai au visage ; en effet, tout autre que Vassili aurait pu prendre peur, tant il était sinistre, froid et méchant.
Vassili bondit du côté de la maison, et en revint presque aussitôt, la montre à la main. Il la remit en silence à David. Sa figure était encore toute bouleversée. David fit un mouvement sec de la tête, et reprit le chemin de notre chambre. Je le suivis, marchant sur ses talons. Un Souvaroff, un Souvaroff tout craché ! pensai-je, à part moi. À cette époque, vers 1801, Souvaroff était notre héros populaire.
David ferma la porte, posa la montre sur la table, se croisa les bras, et, ô merveille ! partit d’un éclat de rire. En le voyant, je me mis à rire aussi.
« Quelle chose étonnante ! dit-il enfin ; nous ne pouvons nous débarrasser de cette montre ; on la dirait ensorcelée. D’où m’est venue cette colère si subite ?
— En effet, repris-je ; si tu l’avais laissée à Vassili...
— Oh ! pour ça, jamais. Mais qu’en ferons-nous maintenant ?
— Oui, qu’en ferons-nous ? »
Nous fixâmes en silence nos regards sur la montre ornée d’un cordon en perles bleues (le malheureux Vassili, dans sa grande hâte, n’avait pas songé à enlever ce cordon qui lui appartenait) ; elle continuait tranquillement son petit tic tac inégal, et avançait par saccades son aiguille en cuivre qui marquait les minutes.
« Si nous l’enterrions de nouveau ? proposai-je enfin ; ou bien encore si nous l’offrions au vieux Latkine ?
— Non, répondit David, tout ça ne vaut rien. Voici ce qu’il faut faire : à la chancellerie du gouverneur, on vient d’installer une commission pour recevoir les dons faits aux incendiés de Kassimoff. Tu sais ? la ville de Kassimoff vient de brûler avec toutes ses églises et tout le bataclan ; et l’on dit que l’on reçoit tout, non-seulement l’argent et le pain, mais encore toutes sortes d’effets. Donnons-leur la montre, hein ?
— Donnons-la, donnons-la, m’écriai-je, c’est une excellente idée. Seulement je supposais, comme la famille de tes amis est dans la gêne...
— Non, non ; à la commission ! les Latkine se passeront d’elle. À la commission !
— Fort bien. Mais je suppose qu’il faut en même temps écrire au gouverneur.
— Tu crois ?
— Oui, mais il faut être bref ; quelques mots suffisent.
— Par exemple ?
— Par exemple, si l’on commençait : « Étant pénétrés... » ou bien encore : « Sous le coup de l’émotion... »
— Émotion, c’est bien.
— Puis, on pourra dire : « Cet humble denier... »
— Denier, c’est bien aussi. Allons, prends la plume, assieds-toi, et vite en besogne.
— Mais il faudrait faire un brouillon.
— Va pour le brouillon ; mais dépêche-toi. En attendant, je frotterai la montre avec de la craie. »
Je pris une feuille de papier et je taillai une plume. Mais je n’avais pas encore eu le temps d’inscrire en grandes lettres, au haut de la page : « À son excellence monsieur l’éminent prince » (nous avions alors pour gouverneur le prince X...), que je m’arrêtai court, frappé d’un bruit inaccoutumé qui s’était subitement élevé dans la maison.
David aussi avait remarqué ce bruit soudain, et s’était arrêté, tenant la montre dans une main et un chiffon dans l’autre. Nous échangeâmes un regard.
« D’où vient ce cri perçant ?
— C’est la tante qui piaille.
— Et celui-ci ?
— C’est la voix du père, tout enrouée de fureur.
— La montre ! la montre ! » hurle une autre voix, celle de Trankillitatine.
Des bruits de pas retentissent ; le plancher résonne sous des pieds nombreux, une foule entière se précipite vers nous. Je me sens à demi mort d’effroi ; David aussi est pâle comme un linge ; mais ses yeux restent hardis comme ceux d’un aigle.
« Ce gredin de Vassili nous a trahis, » murmure-t-il entre ses dents.
Et voilà que la porte s’ouvre à deux battants ; le père, en robe de chambre et sans cravate ; la tante, en camisole à poudre ; Trankillitatine, Vassili, Youchka, un autre petit Cosaque, le cuisinier Agapit, tous font irruption dans la chambre.
« Canailles, crie le père tout pantelant, nous vous tenons enfin ! »
Et en apercevant la montre dans la main de David :
« Ici, cette montre ! »
Mais David, sans dire un mot, bondit vers la fenêtre ouverte, saute dans la cour et gagne la rue. Pour moi, habitué à suivre en tout mon modèle, je saute aussi et m’élance sur ses traces.
« Arrêtez-les ! arrêtez-les ! » crient derrière nous des voix sauvages et confuses.
Mais nous courons à toutes jambes, David en avant, moi à quelques pas de lui, et derrière nous tout le vacarme de la poursuite.
Bien des années se sont écoulées depuis ces événements ; j’y ai souvent réfléchi, et je ne puis encore comprendre les causes de la fureur qui s’était emparée de mon père, lequel venait tout récemment de défendre que l’on fît aucune mention de la montre devant lui, non plus que de la colère de David à la nouvelle du vol fait par Vassili. On eût dit vraiment que cette montre possédait une force mystérieuse. Vassili ne nous avait pas trahis, comme le supposa David ; il avait eu trop peur. Mais, tout bonnement, une des servantes avait aperçu la montre aux mains de Vassili et en avait informé ma tante. Aussitôt la mine avait éclaté.
Ainsi donc nous voilà courant à toutes jambes au beau milieu de la rue. Les passants que nous rencontrions s’arrêtaient ou se rangeaient avec étonnement. Je me rappelle qu’un major en retraite, un Nemrod connu, apparut tout à coup à sa fenêtre, et, le visage cramoisi, le corps penché en dehors, il se mit à crier comme aux chasses du loup : « Oululu, oululu ! » Les cris de « arrêtez-les ! » continuaient à retentir à nos trousses. David courait en faisant tournoyer la montre au-dessus de sa tête et sautait de temps en temps ; moi aussi je sautais, et aux mêmes endroits que lui.
« Où vas-tu ? criai-je à David, qui venait de tourner de la rue dans une ruelle, et tournant derrière lui.
— À l’Oka, dit-il ; à l’eau, la montre, à la rivière, au diable !
— Au voleur ! » hurle-t-on derrière nous. Mais déjà nous nous sommes précipités dans la ruelle.
Un petit souffle frais nous frappe au visage, et la rivière est devant nous, et la berge boueuse et rapide, et le pont en bois avec une longue file de télégas et un factionnaire, la pique à la main, devant la barrière (à cette époque, les soldats en garnison étaient armés de piques). David est déjà sur le pont ; il passe comme une flèche devant le factionnaire qui tâche de le frapper avec sa pique dans les jambes, et perce un veau qui passait.
David bondit sur le parapet du pont ; il pousse un cri de joie ; quelque chose de blanc, quelque chose de bleu traverse l’air. C’est la montre d’argent qui, avec le cordon en perles de Vassili, est précipitée dans les flots. Mais, alors, il se passe quelque chose d’invraisemblable : à la suite de la montre, on voit les jambes de David lancées en l’air, et lui-même, la tête en bas, les bras en avant, les pans de sa veste écartés, décrit une courbe, disparaît derrière le parapet, et, pouf ! on entend le lourd clapotement de l’eau qui jaillit. Ainsi, par un jour d’été, une grenouille effrayée saute du rivage élevé dans l’eau immobile de l’étang.
Je suis absolument hors d’état de décrire ce qui m’advint alors. J’étais à quelques pas de David, quand il fit son saut dans la rivière ; je ne me souviens pas d’avoir poussé un cri, je n’eus pas le temps d’avoir peur. Je restai pétrifié, stupide. Les bras, les jambes me manquèrent. Autour de moi couraient, se pressaient des gens, dont quelques-uns me semblaient avoir un visage connu, Trofimitch surgit subitement devant moi ; le soldat à la pique se mit à courir ; les chevaux des télégas passaient précipitamment en redressant leurs têtes attachées par des cordes ; puis, tout devint vert ; il me sembla recevoir un grand coup dans la nuque et tout le long du dos. J’étais tombé évanoui.
Enfin je me relevai, et, voyant que personne ne faisait attention à moi, je m’approchai du parapet, mais non du côté où David avait sauté. Il me semblait terrible de regarder de ce côté-là, et j’allai à l’autre. Je contemplais la rivière, enflée et d’un bleu glauque, quand tout à coup, non loin du pont, et près de la rive, j’aperçus un bateau amarré, et dans le bateau plusieurs hommes, dont l’un, tout mouillé et brillant au soleil, tirait en se penchant quelque chose de l’eau ; quelque chose de pas trop grand, allongé et sombre, que je pris d’abord pour une valise ou un panier. Ce n’est qu’en regardant avec plus d’attention que je reconnus que cet objet était le corps de David.
Un grand frisson me secoua, je jetai un cri perçant, et, me faisant jour à travers la foule, je courus vers le bateau. Mais, presque arrivé, je fus pris de peur, et me mis à regarder autour de moi. Parmi les gens qui entouraient le bateau, je reconnus Trankillitatine, le cuisinier Agapit avec une botte à la main, Youchka, Vassili... L’homme mouillé qui brillait au soleil tira hors du bateau, et par les aisselles, le corps de David, dont les deux mains s’élevaient à la hauteur du visage, comme s’il avait voulu se défendre contre les regards étrangers, et il le déposa sur la boue du rivage.
David ne bougeait pas ; les talons serrés, la poitrine en avant, il se tenait tout raide comme un soldat sous les armes. Son visage était verdâtre, ses yeux montraient leur blanc, l’eau dégouttait de sa tête. L’homme mouillé qui l’avait tiré de l’eau, ouvrier de fabrique d’après ses vêtements, se mit à raconter, tout grelottant de froid et rejetant sans cesse les mèches de ses cheveux, comment il s’y était pris. Il parlait avec soin et en termes recherchés : « Je vois, messieurs, dit-il, quelle est cette aventure. Voici que ce jeune homme se précipite du haut de la rampe. Bon ! aussitôt je me dirige en suivant le cours du fleuve, car, sachant qu’il s’était englouti au plus fort du courant, je me dis en moi-même : Si tu dépasses de beaucoup le pont, alors bonsoir, adieu ; il n’y aura plus qu’à dire : Comment t’es-tu nommé ? Je regarde ; un petit bonnet surnage ; mais c’est sa tête, me dis-je. Alors moi, crac ! je saute à l’eau et je l’empoigne. Pour le reste, il ne s’agissait plus d’être un grand savant. »
Quelques paroles d’approbation se firent entendre dans la foule :
« Il faut te réchauffer, dit quelqu’un ; allons, viens, buvons un coup, »
En ce moment accourt un homme faisant des gestes de désespéré. C’est Vassili.
« Que faites-vous là, chrétiens orthodoxes ? dit-il d’une voix larmoyante ; il faut le faire revenir à lui ; c’est notre petit seigneur.
— Oui, faisons-le revenir, crie-t-on dans la foule qui augmente de minute en minute.
— Qu’on le pende par les pieds ; c’est le meilleur moyen.
— Non, le ventre sur un tonneau, et qu’on le roule en avant, en arrière.
— Camarades, prenez-le.
— Que personne n’y touche, commande le soldat à la pique. Avant tout, il faut le traîner au corps de garde.
— Canailles ! retentit de je ne sais où la basse enrouée de Trofimitch.
— Mais il est vivant ! criai-je à tue-tête et presque avec terreur. J’avais approché mon visage du sien, et je me disais : « Voilà donc comme sont les noyés ! » Et je sentais mon âme défaillir. Tout à coup les lèvres de David curent une légère contraction, et il en jaillit un peu d’eau. Aussitôt je fus repoussé, mis de côté ; tous se précipitèrent sur lui :
— Suspendez-le, roulez-le, disaient des voix.
— Non, arrêtez, s’écria Vassili ; portons-le à la maison.
— À la maison, répéta Trankillitatine lui-même.
— En un tour de main il y sera, reprit Vassili ; là, on verra ce qu’il faut faire. (À partir de ce jour-là, je me mis à aimer Vassili.) Mais, frères, n’avez-vous pas une natte ? Sinon, qu’on le prenne par la tête, par les jambes.
— Attends, voici une natte. Couche-le dessus, soulève-le. En avant, maintenant. Oh ! le voici qui part comme dans un carrosse... »
Et, quelques moments après, David, couche sur la natte, rentrait majestueusement sous le toit de notre maison.
On le déshabilla, on le posa sur son lit ; déjà, dans la rue, il avait commencé à donner des signes de vie, à murmurer quelques mots, à remuer les bras. Une fois dans la chambre, il revint à lui tout à fait. Mais dès que toute appréhension pour sa vie eut cessé, dès qu’on n’eut plus à lui donner des soins, l’indignation reprit ses droits. Tous s’éloignèrent de lui comme d’un lépreux.
« Que Dieu le punisse, ce diable roux ! criait la tante dans toute la maison. Débarrassez-vous de lui, Porfiri Pétrovitch, ou bien il vous amènera de tels malheurs que jamais vous ne vous en dépêtrerez.
— C’est un basilic, un vrai basilic, un basilic enragé, répétait Trankillitatine.
— Et voyez quelle méchanceté ! ajoutait la tante en se rapprochant de la porte pour que David ne pût manquer de l’entendre. Il commence par voler la montre, puis il la jette à l’eau pour que personne n’en puisse profiter. Rougeaud, rougeaud maudit ! »
Tous étaient indignés.
« David, lui demandai-je, dès que nous fûmes restés seuls, pourquoi as-tu fait cela ?
— Toi aussi ! répondit-il d’une voix encore faible ; ses lèvres étaient bleuâtres et son visage paraissait gonflé. Qu’est-ce que j’ai donc fait ?
— Mais pourquoi t’es-tu jeté dans l’eau ?
— Jeté dans l’eau ! Je n’ai pas pu me retenir sur le parapet. Voilà tout. Ah ! si j’avais su nager... j’aurais bien sauté exprès. Sois tranquille, j’apprendrai sans faute à nager. Quant à la montre, elle est bien au diable cette fois. »
Mais ici mon père entra dans notre chambre d’un pas solennel.
« Toi, mon petit ami, dit-il en s’adressant à moi, je te fouetterai d’importance, sois-en sûr, bien que dès longtemps tu portes les culottes. »
Puis il s’avança vers le lit de David :
« En Sibérie, commença-t-il d’un ton grave et pénétré, en Sibérie, monsieur, aux travaux forcés, dans les mines, vivent et meurent des gens qui sont moins coupables et moins criminels que vous. Êtes-vous un assassin, un meurtrier ou bien un voleur, ou tout bonnement un imbécile ? Dites-le-moi, de grâce.
— Je ne suis ni meurtrier ni voleur, répondit David ; mais ce qui est vrai est vrai : on envoie en Sibérie des gens qui valent mieux que vous et moi. Qui peut le savoir mieux que vous ? »
Mon père jeta une exclamation sourde, recula d’un pas, regarda fixement David, cracha par terre et, faisant lentement un signe de croix, sortit de la chambre.
« Hein ! ça ne te plaît pas, ça ? » dit David en lui tirant la langue quand il eut tourné le dos.
Ensuite il essaya de se lever, mais ne put en venir à bout, et retomba sur son lit :
« J’ai dû me faire mal, dit-il avec un léger gémissement, car l’eau, je m’en souviens, m’a poussé contre un pilier. As-tu vu Raïssa ? ajouta-t-il tout à coup.
— Non, je ne l’ai pas vue... attends un peu. Je me rappelle... N’est-ce pas elle qui se tenait sur le rivage, près du pont, avec une robe noire, un mouchoir jaune sur la tête ?...
— L’as-tu vue ensuite ?
— Ensuite ? je ne sais pas. J’avais autre chose à quoi penser. Tu venais de sauter dans l’eau... »
David se redressa brusquement :
« Ah ! mon cher ami, mon bon Aleucha, cours chez elle ; dis-lui que je suis bien portant, qu’il ne m’est rien arrivé, que j’irai les voir demain. Va vite, frère, de grâce. »
David me tendit les deux mains. Ses cheveux roux, presque séchés, se dressaient en l’air en mèches grotesques ; mais l’expression attendrie de son visage n’en paraissait que plus sincère. Je saisis mon bonnet, et sortis de la maison, en prenant soin de n’être pas vu de mon père et de ne pas lui rappeler la promesse qu’il m’avait faite.
« En effet, pensai-je en allant chez Latkine ; comment n’ai-je pas remarqué Raïssa ? Qu’est-elle devenue ? Elle a dû pourtant voir... » Et tout à coup je me rappelai qu’à la chute de David, un cri déchirant avait retenti. « N’était-ce pas elle ? Alors, comment ne l’ai-je plus revue ensuite ? »
Devant la masure habitée par Latkine, s’étendait un large endroit vague, où croissait l’ortie et qu’entourait une clôture à demi détruite. À peine eus-je franchi cette clôture, car on ne voyait de porte nulle part, qu’un spectacle étrange s’offrit à mes yeux. Sur la dernière marche du perron en ruine qui menait à la masure, était assise Raïssa, accroupie, les coudes sur ses genoux et le menton sur ses doigts entre-croisés. Elle regardait fixement devant elle. Sa petite sœur muette, debout à côté, faisait tranquillement claquer un petit fouet, tandis que, devant le perron et me tournant le dos, en camisole râpée et salie, en caleçon, avec des bottes de feutre aux pieds, agitant ses coudes et tordant son échine, le vieux Latkine sautillait par soubresauts. En entendant le bruit de mes pas, il se retourna tout d’une pièce, se rasa par terre, et, bondissant sur moi, se mit à parler avec volubilité, d’une voix toute tremblante, et mêlant à tous ses mots des tchous tchous répétés.
Je restai stupéfait. Depuis longtemps je ne l’avais vu, et certes je ne l’aurais pas reconnu si je l’eusse rencontré partout ailleurs. Ce visage rouge, ridé, édenté, ces petits yeux ronds et ternes, ces cheveux gris ébouriffés, ces convulsions, ces soubresauts, ce bégaiement, ce parler dénué de sens... qu’est-ce que tout cela ? quel désespoir surhumain torture cet être infortuné ? quelle est cette danse de la mort ?
« Tchou, tchou, balbutiait-il sans cesser de se tordre ; la voilà, Vassilievna ; elle vient de rentrer à l’instant... comme une auge qui lui tombe sur le couvercle... » et il se frappait de la main le sommet de la tête, « et la voilà assise comme une bêche... et elle est louche, louche comme Andrucha, elle est louche, la Vassilievna... (Il voulait dire sans doute : muette comme la petite sœur.) Les voilà toutes les deux maintenant de la même croûte... Admirez, chrétiens orthodoxes ; quant à moi, je n’ai plus maintenant que ces deux pauvres petits bateaux. »
Latkine avait évidemment la conscience qu’il parlait à contre-sens ; il faisait tous ses efforts pour m’expliquer ce qu’il voulait me faire savoir. Raïssa semblait ne pas entendre ce que disait son père, et la petite sœur continuait à faire claquer son fouet.
« Adieu, joaillier, adieu, adieu, » dit Latkine lentement, avec de profonds saluts, comme enchanté d’avoir enfin trouvé un mot intelligible.
Je sentais que la tête me tournait.
« Que signifie tout cela ? demandai-je à une vieille qui venait de se montrer à l’une des fenêtres de la baraque.
— Voici ce que c’est, mon petit père, dit-elle d’une voix traînante. On dit qu’un homme... qui est-il ? Dieu le sait, a commencé à se noyer, et elle l’a vu. S’est-elle effrayée ? On ne sait pas. Elle est rentrée ; on ne lui voyait rien. Mais dès qu’elle s’est assise sur le perron, la voilà qui reste là comme une idole, soit qu’on lui parle, soit qu’on ne lui parle pas. Elle deviendra muette aussi, celle-là ! Ô Seigneur, quel malheur !
— Adieu, adieu, » répétait cependant Latkine avec les mêmes saluts.
Je m’approchai de Raïssa et me plaçai droit devant elle.
« Ma petite Raïssa, criai-je, qu’as-tu donc ? »
Elle ne répondit rien et semblait ne pas m’apercevoir. Son visage n’avait pas changé ni pâli, il était devenu comme de pierre, et son expression était celle d’une personne qui va s’endormir.
« Mais elle est louche, louche, » me murmurait Latkine à l’oreille.
Je saisis Raïssa par la main : « David est vivant ! lui criai-je de toute ma force ; il est vivant et bien portant. David est vivant, comprends-tu ? on l’a tiré de l’eau ; il est maintenant à la maison ; il te fait dire que demain il viendra te voir ; il est vivant. »
Lentement, péniblement, Raïssa leva les yeux sur moi ; elle cligna des paupières plusieurs fois, en ouvrant toujours les yeux de plus en plus ; puis elle pencha sa tête sur l’épaule, devint peu à peu toute cramoisie ; ses lèvres se rouvrirent, elle aspira l’air à pleine poitrine, fit une grimace de douleur, et ayant prononcé avec un terrible effort : « Dav... viv... » elle se leva d’un bond et se jeta en avant.
« Où vas-tu ? » m’écriai-je.
Mais, chancelante et poussant des rires entrecoupés, elle avait déjà traversé la cour. Naturellement, je me lançai sur ses traces, tandis que, derrière moi, s’élevait à la fois le double hurlement de l’enfant et du vieillard.
Raïssa courait droit à notre maison.
En voilà une journée ! pensai-je, tout en m’efforçant de ne pas rester trop en arrière de la petite robe noire que je voyais fuir devant moi.
Passant devant ma tante, devant Vassili et Trankillitatine, Raïssa, toujours courant, entra dans la chambre de David et se jeta sur sa poitrine :
« Oh ! oh ! petit David ! » fit entendre sa faible voix à travers ses cheveux épars.
David ouvrit les bras tout grands, et, après l’y avoir serrée, il pressa sa tête contre celle de Raïssa : « Pardonne-moi, mon cœur ! » dit-il à son tour ; et tous deux restèrent immobiles.
« Pourquoi es-tu retournée à ta maison, Raïssa ? lui disais-je. Pourquoi n’es-tu pas restée ? Tu aurais vu qu’on l’a sauvé. »
Elle ne relevait toujours pas la tête.
« Ah ! je ne sais pas, dit-elle enfin ; ne me demandez rien ; je ne sais pas comment je me suis retrouvée à la maison. Je ne me souviens que d’une chose : je le vois en l’air ; alors je reçus un fameux coup !
— Un fameux coup ! » répéta David ; et tous trois nous nous mîmes à rire en même temps. Nous nous sentions si heureux !
« Mais qu’est-ce que tout cela, à la fin ? » fit retentir soudain derrière nous une voix terrible, la voix de mon père. Il se tenait sur le seuil de la porte. « Toutes ces folies vont-elles finir ? Où vivons-nous ? Dans l’empire de Russie ou dans la République française ? »
Il entra :
« Celui qui veut se révolter et faire acte d’immoralité, qu’il aille en France ! Et toi, comment as-tu osé pénétrer ici ? » ajouta-t-il en se tournant vers Raïssa, qui, s’étant soulevée et tournée vers lui, était visiblement prise de peur, et pourtant conservait sur son visage je ne sais quel sourire heureux et caressant. « Fille de mon ennemi mortel, comment as-tu l’audace ?... Et voilà qu’elle ose encore l’embrasser !... Hors d’ici sur-le-champ, ou sinon...
— Mon oncle, interrompit David en se levant sur son séant, n’insultez pas Raïssa ; elle s’en ira d’elle-même, mais ne l’insultez pas.
— Vas-tu me faire la leçon, à présent ? Je ne l’insulte pas, je la chasse. Toi aussi, tu auras à me rendre compte. Tu as détruit une propriété qui n’est pas la tienne ; tu as attenté à ta vie ; tu m’as induit en dépenses...
— Quelles dépenses ?
— Quelles dépenses ! Tu as gâté tes habits ; comptes-tu cela pour rien ? Et le pourboire que j’ai donné aux gens qui t’ont rapporté ?... Il a troublé toute la famille, et il fait encore le fanfaron ! Quant à cette péronnelle, puisque, oubliant toute pudeur et l’honneur même... »
David fit mine de s’élancer de son lit :
« Ne l’insultez pas, vous dis-je.
— Tais-toi !
— N’osez pas...
— Tais-toi !
— N’osez pas couvrir d’opprobre ma fiancée, ma future femme.
— Fiancée ! fiancée... et femme ! oh ! oh !
— Ah ! ah ! fit en écho ma tante derrière la porte.
— Quel âge as-tu donc ? reprit mon père. À peine est-il au monde depuis quelques semaines, et le lait n’a pas encore séché sur ses lèvres... et il veut se marier... Et moi... Et toi...
— Laissez-moi partir, dit Raïssa en se dirigeant vers la porte. Elle était devenue blême.
— Ce n’est pas à vous que j’en demanderai la permission, continua David en criant, et s’appuyant sur ses deux poings fermés. C’est à mon père, à mon propre père, qui doit arriver d’un jour à l’autre. C’est lui qui a le droit de me commander, pas vous. Et quant à mon âge, Raïssa et moi nous saurons bien attendre, quoi que vous disiez.
— Davidko, s’écria mon père, reviens à toi. Si tu te voyais... Tu as perdu tout sentiment des convenances.
— Quoi que vous disiez... répétait David hors de lui, en ramenant sa chemise sur sa poitrine.
— Mais fermez-lui donc la bouche, Porfiri Pétrovitch, glapissait ma tante derrière la porte. Et quant à cette coureuse... à cette vilaine... »
Mais en ce moment quelque chose d’inattendu coupa court à l’éloquence de ma tante. Elle se tut brusquement, et, à la place de sa voix, une autre voix se fit entendre, celle d’un vieillard, faible et enrouée :
« Frère, disait-elle, âme de chrétien... »
Tous, nous nous retournâmes. Devant nous, dans le même costume où je venais de le voir, semblable à un fantôme, maigre, pitoyable, se tenait Latkine.
« Et Dieu... continua-t-il d’un ton presque enfantin, en levant au-dessus de sa tête un doigt tremblant, et considérant mon père de la tête aux pieds d’un regard inerte, Dieu a puni. Et moi, je viens chercher Vassi... Non, non, Raïssa, ma petite Raïssa. À moi, que me faut-il ? la terre bientôt ; et puis, comment dit-on cela ? un petit bâton et un autre en travers. Voilà tout ce qu’il me faut. Et toi, frère joaillier, regarde, moi aussi je suis un homme. »
Raïssa traversa la chambre en silence, et, prenant son père sous le bras, rajusta sa camisole débraillée.
« Viens, Vassilievna, dit-il, viens ; ici, il n’y a ici que des saints ; ne va pas chez eux. Et celui-là, qui est là dans son fourreau, — désignant David, — c’est aussi un saint. Quant à nous, mon garçon, nous sommes des pécheurs. Allons, adieu, messieurs, excusez le petit vieux avec son poivre. Nous avons volé ensemble, cria-t-il tout à coup ; nous avons volé le prochain, nous avons volé ensemble ! » répétait-il avec une vraie jubilation ; sa langue enfin lui avait obéi. Tous, dans la chambre, nous nous taisions.
« Où avez-vous la sainte image ? dit-il en renversant la tête en arrière, et le regard flottant ; il faut se nettoyer. »
Il se mit en prière dans la direction d’un coin de la chambre, en faisant de grands signes de croix d’un air attendri, et se frappant plusieurs fois de suite de ses doigts fermés le front et les épaules, tandis que ses lèvres répétaient précipitamment : « Aie pitié de moi, seign... de moi, seign... » Mon père, qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis qu’il était entré, et n’avait pas proféré une seule parole, alla se ranger à coté de lui, et se mit également à faire des signes de croix. Ensuite, il se retourna vers Latkine, lui fit un salut si profond qu’il toucha la terre d’une main, et, après lui avoir dit : « Pardonne-moi, toi aussi, Martinien Gavrilitch, » il l’embrassa respectueusement sur l’épaule. Latkine, pour réponse, donna un baiser en l’air, en clignotant des yeux. Sans doute il ne comprenait pas bien clairement le sens de ce qui se passait. Puis mon père se retourna vers nous tous, les assistants :
« Faites ce que vous voulez, dit-il d’une voix triste et basse, agissez comme vous l’entendrez.»
Et il quitta la chambre.
« Pitié de moi, seign... répétait Latkine, je suis un homme.
— Adieu, mon David, » dit alors Raïssa, et, emmenant le vieillard, elle sortit avec lui.
« J’irai vous voir demain ! » cria David.
Et, tournant son visage contre le mur, il ajouta :
« Oh ! que je suis fatigué ! Il fera bon dormir.»
Et il resta sans mouvement.
De longtemps je ne quittai notre chambre, car je ne pouvais oublier les menaces de mon père ; mais mes craintes étaient bien vaines ; il me rencontra et ne proféra pas une seule parole. Il semblait mal à son aise, rêveur, ébranlé. Du reste, la nuit vint bientôt, et tout s’apaisa dans la maison.
Le lendemain matin, David se leva comme si rien ne fut arrivé, et, peu de temps après, pendant un seul et même jour, s’accomplirent deux graves événements. Dans la matinée, le vieux Latkine mourut, et, dans la soirée, le père de David arriva à Riazan. Sans avoir envoyé une seule lettre d’avis, sans avoir averti personne, il nous tomba sur la tête comme la neige. Mon père en fut tout bouleversé ; il ne savait vraiment qu’offrir à son « cher hôte », où le faire asseoir ; il allait de çà et de là comme un homme ivre ; il avait les empressements de quelqu’un qui se sent coupable. Mais ce zèle inquiet, remuant de son frère, semblait toucher assez peu mon oncle. Il ne cessait de répéter :
« À quoi bon tout cela ? je n’ai besoin de rien.»
Quant à ma tante, il se montrait encore plus froid à son égard. Du reste, ma tante aussi ne l’aimait guère ; pour elle, il était un hérétique, un athée, un voltairien. (Et, en effet, mon oncle avait appris le français dans sa jeunesse, uniquement afin de pouvoir lire Voltaire en original.) Je le trouvai tel que me l’avait dépeint David. C’était un homme gros et lourd, avec un large visage marqué de la petite vérole, toujours grave et sérieux. Il portait constamment un chapeau à trois cornes, de longues manchettes, un jabot et un habit à la française couleur de cannelle, avec une épée en acier pendue à son liane. La joie de David en le revoyant fut indicible ; son visage s’embellit ; ses yeux devinrent clairs et radieux ; mais il s’efforçait de dissimuler un peu sa joie, de ne pas trop la laisser éclater en paroles ; il aurait craint de montrer une certaine petitesse d’âme.
Dès la première nuit après l’arrivée de mon oncle Yégor, le père et le fils s’enfermèrent dans la chambre qu’on lui avait destinée, et longtemps ils causèrent à voix basse. Dès le lendemain, je pus remarquer que mon oncle regardait son fils d’un air singulièrement affable et confiant ; il semblait fort content de lui, David le conduisit à la messe de mort dite chez Latkine. J’y allai aussi ; mon père ne s’y opposa point, mais il resta lui-même à la maison.
Raïssa me frappa par son calme ; elle avait beaucoup maigri et pâli ; mais elle ne versait pas de larmes ; elle se tenait et parlait avec simplicité. Malgré cela, et bien qu’il semble étrange de le dire, je lui trouvai une certaine majesté, la majesté involontaire de la douleur qui s’oublie elle-même. L’oncle Yégor fit sa connaissance sur le perron de l’église. À la façon dont il la traitait, il était facile de voir que David lui en avait déjà parlé.
Elle lui plut, pas moins que son propre fils. C’est ce que je pus lire dans les regards de David lorsqu’il les portait de l’un à l’autre. Je me souviens comme ses yeux brillèrent lorsque son père dit en parlant d’elle :
« C’est une fille sage ; elle fera une bonne ménagère. »
Chez Latkine, on m’avait raconté que le vieillard s’était éteint doucement comme une chandelle qui a brûlé jusqu’au bout et qu’aussi longtemps qu’il n’y avait pas perdu toute connaissance, il n’avait cessé de passer la main sur les cheveux de sa fille, en souriant et en murmurant des paroles pas intelligibles, mais pas tristes. Mon père alla à l’enterrement, jusqu’à l’église et même jusqu’au cimetière, où il pria avec beaucoup de ferveur.
Trankillitatine lui-même unit sa voix de basse à celles des chantres. Devant la fosse ouverte, Raïssa jeta tout à coup un grand sanglot, et tomba la face contre terre. Mais elle revint bientôt à elle. Sa petite sœur, la muette, promenait alternativement sur nous tous ses grands yeux clairs et un peu farouches. De temps en temps, elle se pressait contre la jupe de Raïssa, mais sans paraître trop effrayée. Dès le lendemain de l’enterrement, l’oncle Yégor, — qui, d’après les apparences, n’était pas revenu de Sibérie les mains vides, car il avait payé les frais du convoi et largement récompensé le sauveur de David, mais qui ne soufflait mot, ni de sa vie en exil, ni de ses plans d’avenir, — l’oncle Yégor déclara tout à coup à mon père qu’il n’avait pas l’intention de rester à Riazan, et qu’il allait partir pour Moscou avec son fils. Mon père, par convenance, en témoigna du chagrin, et essaya même, bien que faiblement, de lui faire changer de résolution ; mais, au fond de son âme, il en fut, j’imagine, très-satisfait. La présence d’un frère avec lequel il avait trop peu de points de contact, qui ne daignait même pas lui faire de reproches, l’oppressait visiblement ; il ne pouvait pas non plus regretter le départ de David. Quant à moi, je puis dire que cette séparation m’accabla, m’annihila ; dans les premiers temps, je me sentis orphelin ; j’avais perdu tout soutien dans la vie, et jusqu’au désir de vivre.
Mon oncle partit donc ; il emmena non-seulement David, mais encore, à l’étonnement et à l’indignation de toute notre rue, Raïssa et sa petite sœur. En apprenant l’action qu’il venait de commettre, ma tante l’appela Turc aussitôt, et ne cessa de l’appeler Turc jusqu’à la fin de sa vie ; moi, je restai seul, seul... Mais il ne s’agit pas de moi.
Voilà toute mon histoire de la montre. Que vous dire encore ? Cinq ans plus tard, David épousa sa « Lèvre noire », et en 1812, étant sous-lieutenant d’artillerie, il périt glorieusement à la bataille de la Moskova, en défendant la redoute de Chevardino.
Beaucoup d’eau, depuis ce temps, a coulé sous le pont, et j’ai eu beaucoup de montres. Je suis même arrivé à me payer le luxe d’une vraie montre de Bréguet, avec aiguille à secondes et répétition. Mais, dans un tiroir secret de mon bureau, je conserve une vieille montre d’argent, avec une rose peinte sur le cadran. Je l’ai achetée d’un juif colporteur, frappé de sa ressemblance avec celle que mon parrain m’avait donnée en cadeau. De temps en temps, quand je suis seul et que je n’attends personne, je la tire de sa cachette, et, en la regardant, je me souviens de ma jeunesse et du camarade de ces années disparues sans retour.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 23 décembre 2018.
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