LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE


Ivan Tourgueniev

(Тургенев Иван Сергеевич)

1818 — 1883

 

 

 

 

ANNOUCHKA

(Ася)

 

 

 

1858

 

 

 

 

 


Traduction de l’auteur parue dans Nouvelles moscovites, Paris, Hetzel, 1869.

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

 


 

I

J’avais alors vingt-cinq ans,..... cela indique assez que ce sont de vieux souvenirs, fit-il en commençant. Maître de mes actions depuis peu, j’avais résolu de voyager, non pour compléter mon instruction, comme on disait dans ce temps-là, mais pour courir le monde. J’étais jeune, allègre et bien portant, possesseur d’une bourse bien garnie et libre de tout souci importun ; je ne me préoccupais point de l’avenir, me livrant à toutes mes fantaisies, en un mot je vivais comme une fleur qui s’épanouit au soleil. Cette idée que l’homme n’est pas une plante, et que sa fleur ne peut durer longtemps, ne s’était pas encore présentée à mon esprit. La jeunesse, dit un proverbe verbe russe, se nourrit de pain d’épice doré, qu’elle prend naïvement pour le pain quotidien, puis un jour le pain même vient à manquer. Mais à quoi bon ces digressions ?

Je voyageais au hasard, sans plan prémédité, faisant une halte aux endroits où je me trouvais bien, partant immédiatement dès que j’éprouvais le besoin de voir de nouvelles figures ; rien de plus.

C’étaient les hommes qui m’intéressaient exclusivement ; j’avais une aversion prononcée pour les monuments remarquables, les collections célèbres et les ciceroni ; la galerie verte[1] de Dresde me donna presque un accès de fureur. Quant au spectacle de la nature, il me causait des impressions très-vives, mais je ne recherchais pas le moins du monde ce qu’on nomme communément ses beautés : les montagnes, les rochers, les chutes d’eau, qui vous frappent d’étonnement ; je n’aimais pas que la nature s’imposât à mon admiration, qu’elle troublât mon esprit. En revanche, je ne pouvais vivre sans mes semblables ; leur parole, leur rire, leurs mouvements, étaient pour moi des objets de première nécessité. Je me sentais souverainement bien au sein de la foule ; je suivais gaiement le flot des hommes, criant lorsqu’ils poussaient des cris, et les observant attentivement tandis qu’il se livraient à ces transports. Oui, étudier les hommes faisait en vérité mon bonheur, et encore étudier est-il le mot ? Je les contemplais, me délectant d’une immense curiosité.

Mais encore une fois je sors de mon sujet.

Ainsi donc, il y a vingt ans environ, j’habitais la petite ville de Z., sur les bords du Rhin. Je cherchais l’isolement ; je venais d’être blessé au cœur par une jeune veuve dont j’avais fait la connaissance aux eaux. Jolie et spirituelle, elle coquetait avec tout le monde, et avec moi particulièrement ; puis, après m’avoir encouragé, elle m’avait porté un coup cruel en me sacrifiant à un lieutenant bavarois aux joues roses. Cette blessure n’avait pas, à vrai dire, beaucoup de profondeur, mais je trouvai convenable de m’abandonner pour quelque temps aux regrets et à la solitude, et je m’établis à Z.

Ce n’était pas uniquement la situation de cette petite ville au pied de deux montagnes élevées qui m’avait frappé ; elle m’avait séduit par ses vieilles murailles flanquées de tours, ses tilleuls séculaires, le pont escarpé sur lequel on traversait sa rivière limpide, confluent du Rhin, et principalement par son bon vin.

Après le coucher du soleil (nous étions au mois de juin), de charmantes petites Allemandes aux cheveux blonds descendaient se promener dans ses rues étroites, saluant l’étranger qu’elles rencontraient d’un guten Abend dit d’une voix gracieuse. Quelques-unes d’entre elles ne se retiraient pas encore après que la lune s’était levée derrière les toits pointus des vieilles maisons, faisant scintiller à la clarté de ses rayons immobiles les petites pierres dont les rues étaient pavées. J’aimais alors à errer dans la ville de Z. ; la lune semblait la regarder attentivement du fond d’un ciel pur, et la ville sentait ce regard et se tenait calme et comme en éveil, tout inondée de cette clarté qui remplit l’âme d’un trouble mêlé de douceur. Le coq qui surmontait le clocher gothique brillait d’un pâle reflet d’or ; un semblable reflet rampait en petits serpents dorés sur le fond noir de la rivière ; aux étroites fenêtres, sous des toits d’ardoise, brillaient des lumières isolées... L’Allemand est économe ! La vigne élevait mystérieusement ses festons au-dessus des murs. Parfois un frôlement se faisait entendre dans l’obscurité, près de la vieille citerne creusée sur la place de la ville ; la garde de nuit y répondait par un coup de sifflet prolongé, et un honnête chien poussait un grognement sourd. Puis un souffle de vent venait si doucement vous caresser le visage, les tilleuls exhalaient un parfum si odorant, qu’involontairement la poitrine se dilatait de plus en plus, et que le nom de Marguerite, moitié exclamation moitié appel, voulait s’échapper des lèvres.

La ville de Z. est à deux kilomètres du Rhin. J’allais souvent admirer ce fleuve magnifique, et tout en ramenant dans mes rêves, non sans un certain effort, l’image de ma perfide veuve, je passais des heures entières sur un banc de pierre au pied d’un frêne gigantesque. Une petite madone aux traits presque enfantins dont la poitrine laissait voir un cœur rouge traversé de plusieurs glaives, me regardait mélancoliquement du milieu des branches. Sur la rive opposée s’élevait la ville de L., un peu plus grande que celle que j’habitais. J’étais venu un soir prendre place sur mon banc favori, je regardais tour à tour l’eau, le ciel et les vignes. En face de moi des enfants à cheveux blonds grimpaient sur la coque goudronnée d’un bateau qui avait été laissé sur le sable du rivage, la quille en l’air. De petits bâtiments aux voiles légèrement gonflées par la brise s’avançaient avec lenteur ; des vagues verdâtres passaient devant moi en glissant, s’enflaient un peu et expiraient avec un faible murmure. Tout à coup je crus distinguer le bruit d’un orchestre qui retentissait dans le lointain. Je prêtai l’oreille. On jouait une valse dans la ville de L. La contrebasse ronflait par intervalles, le violon chantait confusément, les sifflements de la flûte étaient seuls distincts. Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à un vieillard qui s’était approché de moi. Il portait selon la mode du pays un gilet de peluche, des bas bleus et des souliers à boucles.

« Ce sont des étudiants qui sont venus de B. pour un commersch, me répondit-il, après avoir fait passer sa pipe à l’autre coin de sa bouche.

— Voyons ce que c’est qu’un commersch, me dis-je ; d’ailleurs, je n’ai pas vu la ville de L. » Je hélai un batelier et me fis transporter sur l’autre rive.

II

Bien des personnes ignorent probablement ce que signifie ce mot de commersch. On désigne ainsi une fête à laquelle viennent prendre part tous les étudiants d’un même pays ou d’une même société. (Landsmannschaft). La plupart des jeunes gens qui se rendent à ces réunions portent le costume traditionnel des étudiants allemands, qui se compose d’une redingote à brandebourgs, de grandes bottes et d’une petite casquette dont les galons sont de la couleur du pays. Les étudiants se rassemblent pour le banquet, que préside un senior ou ancien de la bande, et restent à table jusqu’au matin. On boit, on chante le Landesvater, le Gaudeamus, on fume, on se moque des Philistins, et souvent on se donne le luxe d’un orchestre.

C’était une réunion de ce genre qui avait lieu à L., dans le jardin d’un hôtel, à l’enseigne du Soleil. La maison et le jardin, qui donnaient sur la rue, étaient pavoisés de drapeaux ; les étudiants étaient attablés sous des tilleuls ; un énorme bouledogue reposait sous l’une des tables ; dans un angle, sous un bosquet de lierre, étaient assis les musiciens qui jouaient de leur mieux, en absorbant force bière pour se tenir en haleine. Un grand nombre de curieux s’étaient rassemblés dans la rue, devant la grille peu élevée du jardin, les bons bourgeois de la ville de L. n’ayant pas voulu manquer l’occasion d’examiner de près les hôtes qui leur étaient arrivés. Je me joignis à ce groupe de spectateurs. J’avais du plaisir à observer ces visages d’étudiants ; leurs embrassements, leurs exclamations, l’innocente présomption de la jeunesse, ces regards enthousiastes, ces rires sans motif, les meilleurs des rires possibles, ce joyeux bouillonnement d’une vie encore pleine, cet élan impétueux vers n’importe quel but, pourvu qu’il fût en avant, cet abandon plein d’insouciance me touchait et m’entraînait. Pourquoi n’irais-je pas à eux ? me demandai-je.

« Annouchka[2], n’en as-tu pas assez ? dit tout à coup en russe une voix masculine derrière moi.

— Restons encore, lui répondit une voix de femme dans la même langue. »

Je me retournai vivement, et mes regards tombèrent sur un beau jeune homme en redingote de voyage, coiffé d’une casquette ; il avait à son bras une jeune personne de petite taille, dont un chapeau de paille cachait presque entièrement les traits.

« Vous êtes Russes ? leur demandai-je d’un premier mouvement dont je ne fus pas le maître.

— Oui, nous sommes Russes, me répondit le jeune homme avec un sourire sur les lèvres.

— Je ne m’attendais pas, lui dis-je, dans un pays perdu, à rencontrer...

— Et nous de même, dit-il en m’interrompant. Permettez-moi, continua-t-il, de nous faire connaître de vous ; je me nomme Gaguine, et voici... Il hésita un moment. Voici ma sœur. Et vous, monsieur ? »

Je me nommai à mon tour, et nous liâmes conversation. J’appris que Gaguine voyageait, ainsi que moi, pour son plaisir, et qu’étant arrivé depuis huit jours à L., il s’y était fixé momentanément.

Je dois confesser que je n’aime pas à me lier avec des Russes dans les pays étrangers : Du plus loin que je les vois, leur démarche, la coupe de leurs vêtements, principalement l’expression de leur visage, me les font aisément reconnaître. Cette expression, hautaine et dédaigneuse de sa nature, parfois impérieuse, s’empreint subitement de circonspection et même de timidité. Ils semblent saisis d’une sorte d’inquiétude ; leur œil décèle une anxiété étrange : Seigneur ! n’ai-je point dit quelque sottise ? ne me raille-t-on pas, par hasard ? semble demander leur regard. Puis on les voit reprendre leur sérénité majestueuse, jusqu’à ce qu’un nouveau sentiment de malaise vienne y jeter le trouble. Oui, je le dis encore une fois, j’évitais toute relation avec mes compatriotes ; néanmoins je me sentis attiré vers Gaguine du premier abord.

Il y a de par le monde de ces figures si heureuses qu’on prend du plaisir à les regarder ; elles reflètent une chaleur qui vous gagne et vous fait du bien, comme si l’on recevait une caresse. Celle de Gaguine était du nombre. De grands yeux aussi doux que les boucles de ses cheveux, une voix dont le son faisait deviner qu’il avait le sourire sur les lèvres.

La jeune fille qu’il nommait sa sœur me sembla charmante du premier coup d’œil. Il y avait une expression toute particulière, piquante et gentille à la fois, sur son visage rond et légèrement brun, dont le nez était petit et effilé, les joues potelées comme celle d’un enfant, les yeux noirs et limpides. Quoique bien proportionnée, sa taille ne paraissait pas avoir acquis tout son développement. Du reste, aucune ressemblance avec son frère.

« Voulez-vous entrer chez nous ? me dit Gaguine. Il me semble que nous avons assez regardé ces Allemands. Des Russes auraient déjà mis en pièces les verres et les chaises ; mais cette jeunesse que nous avons sous les yeux est trop réservée. Allons, Annouchka, n’est-il pas temps de retourner à la maison ?»

La jeune fille répondit par un signe de tête affirmatif.

« Nous demeurons hors de la ville, ajouta Gaguine, dans une petite maisonnette isolée sur un coteau au milieu des vignes. Vous verrez si c’est joli ! Venez, notre hôtesse nous a promis de nous préparer du lait caillé. D’ailleurs, le jour commence à baisser, et vous traverserez plus sûrement le Rhin au clair de la lune. »

Nous partîmes. Peu d’instants après nous franchissions la porte basse de la ville, qu’entourait une vieille muraille de cailloux qui conservait encore quelques créneaux. Nous avançâmes dans la campagne ; après avoir longé un mur pendant une centaine de pas, nous nous arrêtâmes devant une petite porte ; Gaguine l’ouvrit et nous fit prendre un chemin escarpé, sur les côtés duquel étaient étagées des vignes.

Le soleil venait de se coucher ; un ton pourpre d’une extrême finesse colorait les vignes, les échalas qui les soutenaient, la terre desséchée couverte de fragments d’ardoise, ainsi que les murs blancs d’une petite maison dont les fenêtres toutes claires étaient encadrées de barres noires, et vers laquelle se dirigeait le sentier que nous gravissions.

« Voici notre demeure ! s’écria Gaguine lorsque nous fûmes arrivés à peu de distance de la maison, et j’aperçois du même coup notre hôtesse qui nous apporte du lait pour nous rafraîchir. Guten Abend, madame, lui cria-t-il. Nous allons faire notre petite collation tout à l’heure, mais avant tout, dit-il, regardez autour de vous et dites-moi ce que vous pensez de ce point de vue. »

Le site qu’il me montrait était effectivement admirable. À nos pieds, les eaux argentées du Rhin, enflammées au milieu par le pourpre du couchant, coulaient entre des rives verdoyantes. La ville, paisiblement assise sur le rivage, étalait à nos yeux toutes ses maisons et toutes ses rues ; les coteaux et les champs se déployaient à l’entour.

Si ce que nous avions à nos pieds était beau, plus ravissant encore était le spectacle au-dessus de nos têtes. On était frappé de la profondeur et de la limpidité du ciel, de la transparence et de l’éclat de l’air. Pures et légères, les ondulations de la brise s’agitaient mollement autour de nous ; elle aussi semblait se complaire sur les hauteurs.

« Vous avez choisi une admirable habitation, dis-je à Gaguine.

— C’est Annouchka qui l’a découverte, me répondit-il. Allons, Annouchka, donne tes ordres. Fais-nous tout apporter ici ; nous souperons en plein air pour mieux entendre la musique. Avez-vous remarqué, ajouta-t-il en se tournant vers moi, que tel air de valse qui de près paraît détestable, entendu de loin, charme et fait vibrer toutes les cordes poétiques du cœur ? »

Annouchka se dirigea vers la maison, et en ressortit bientôt accompagnée de l’hôtesse. Elles apportaient ensemble un énorme plateau sur lequel se trouvaient un pot de laitage, des cuillers, des assiettes, du sucre, des fruits et du pain. Nous nous assîmes et nous commençâmes à manger. Annouchka ôta son chapeau ; ses cheveux noirs, coupés court, tombaient en grosses boucles sur ses oreilles et son cou. Ma présence paraissait la gêner, mais Gaguine lui dit : « Allons, Annouchka, ne fais pas le hérisson, il ne te mordra pas. »

Ces mots la firent sourire, et peu d’instants après elle m’adressait la parole sans le moindre embarras. Elle ne restait pas une minute en repos. À peine assise, elle se levait, courait vers la maison et reparaissait de nouveau en chantant à demi-voix ; souvent elle riait, et son rire avait quelque chose d’étrange ; on eût dit qu’il n’était pas provoqué par ce que l’on disait devant elle, mais par des idées qui lui traversaient l’esprit. Ses grands yeux vous regardaient en face, ouvertement, avec hardiesse, mais parfois elle clignait ses paupières et son regard devenait tout à coup profond et caressant.

Nous causâmes pendant deux heures à peu près. Il y avait longtemps que le jour avait disparu, et la lumière du soir, d’abord resplendissante de feux, puis sereine et vermeille, plus tard enfin confuse et blafarde, se fondit peu à peu avec les ténèbres de la nuit. Cependant notre causerie se prolongeait encore. Gaguine fit apporter une bouteille de vin du Rhin, nous la vidâmes sans nous presser. La musique n’avait pas cessé, mais les sons que le vent nous apportait paraissaient plus suaves. Dans la ville et sur la rivière, des feux commençaient à s’allumer. Annouchka baissa subitement la tête, ses cheveux bouclés lui tombèrent sur le front, puis elle devint silencieuse et soupira. Au bout de quelques instants, elle nous dit qu’elle avait sommeil et rentra dans la maison. Je la suivis du regard et je la vis longtemps se tenant immobile dans l’ombre derrière la fenêtre fermée. Enfin la lune se montra à l’horizon, et ses rayons firent scintiller doucement les eaux du Rhin. Tout changea soudainement de face ; des clartés, puis des ombres surgirent de toutes parts, et le vin de nos verres à facettes prit lui-même un éclat mystérieux. Le vent ne soufflait plus, il venait de s’arrêter brusquement, comme un oiseau qui plie ses ailes. Une odeur subtile et chaude s’élevait du sol.

« Il est temps de partir ! m’écriai-je, sans cela je ne trouverais plus le passeur.

— Oui, il est temps, me répondit Gaguine. »

Nous prîmes le sentier qui descendait la montagne. Tout à coup nous entendîmes des cailloux qui roulaient derrière nous, c’était Annouchka qui venait nous rejoindre.

« Tu ne t’étais donc pas couchée ? lui dit son frère. »

Mais elle ne répondit pas et continua de descendre en courant. Quelques-uns des lampions que les étudiants avaient fait allumer dans le jardin, jetaient encore une lueur mourante qui éclairait par l’envers le feuillage des arbres au pied duquel ils brûlaient et leur donnaient un aspect solennel et fantastique.

Nous retrouvâmes Annouchka au bord de l’eau ; elle causait avec le passeur. Je sautai dans la barque et pris congé de mes nouveaux amis ; Gaguine me promit sa visite pour le lendemain. Je lui tendis une main qu’il serra ; je présentai l’autre à Annouchka, mais elle se borna à me regarder en hochant la tête.

Le batelet se détacha du bord et le courant l’entraîna avec rapidité. Le passeur, vieillard robuste, plongea ses avirons avec effort dans les eaux noires du fleuve.

« Vous venez d’entrer dans le reflet de la lune, me cria Annouchka, vous l’avez brisé. »

Je jetai les yeux sur la rivière ; ses vagues sombres se pressaient autour du bateau.

« Adieu ! fit-elle entendre encore une fois.

— À demain ! ajouta Gaguine. »

Le bateau aborda. J’en descendis et regardai derrière moi, mais je ne vis plus personne sur l’autre rive. Le reflet de la lune s’étendait de nouveau, semblable à un pont d’or, d’un bord du fleuve à l’autre.

Les derniers accords d’une vieille valse de Lanner se fit entendre comme pour me jeter un adieu. Gaguine avait raison ; ces sons lointains m’émurent singulièrement.

Je regagnai la maison à travers les champs, plongés dans une obscurité profonde, en aspirant avec lenteur l’air embaumé, et lorsque je rentrai dans ma petite chambre, je me sentis troublé jusqu’au fond de l’âme par l’attente confuse de je ne sais quel grand bonheur. Que dis-je ! J’étais déjà heureux ; pourquoi ? je n’aurais su dire ni ce que je désirais, ni même à quoi je songeais, et pourtant j’étais heureux.

Cette surabondance de sensations bizarres et délicieuses à la fois me faisant presque rire, j’entrai dans mon lit à la hâte, et j’étais au moment de fermer les yeux lorsque tout à coup je me rappelai que je n’avais pas songé de toute la soirée à mon inhumaine... Qu’est-ce que cela veut dire ? me demandai-je : est-ce que je ne serais plus amoureux ? Mais cette question resta sans réponse, et je m’endormis comme un enfant dans son berceau.

III

Le lendemain matin, j’étais réveillé, mais encore dans mon lit, quand j’entendis le bruit d’une canne résonner sous ma fenêtre, et une voix que je reconnus pour celle de Gaguine m’envoya le chant suivant :

 

Si je te trouve encor dans les bras du sommeil,

Je viens te réveiller au bruit de ma guitare[3].

 

Je m’empressai de lui ouvrir ma porte.

« Bonjour, me dit-il en entrant ; je vous dérange de bien bonne heure, mais le temps est si beau. Voyez, une fraîcheur délicieuse, la rosée, le chant des alouettes... »

Et lui-même, avec ses joues roses, ses cheveux bouclés et son col à demi-nu, avait toute la fraîcheur du matin.

Je m’habillai ; nous passâmes dans mon petit jardin et prîmes place sur un banc ; on nous y apporta le café et nous nous mîmes à causer.

Gaguine me fit part de ses projets d’avenir ; possesseur d’une assez belle fortune et ne dépendant de personne, il voulait se consacrer à la peinture et ne regrettait qu’une chose, c’est de s’y être pris un peu tard et d’avoir dépensé beaucoup de temps en pure perte. Je lui confiai à mon tour les plans que j’avais formés, et je saisis l’occasion de lui faire confidence de mon amour malheureux. Il m’écouta patiemment, mais je pus remarquer que les souffrances de mon cœur ne lui inspiraient qu’un médiocre intérêt. Après avoir par politesse accueilli mon récit de deux ou trois soupirs, il me proposa de venir chez lui voir ses études. J’y consentis aussitôt. Nous partîmes. Annouchka n’était pas à la maison. L’hôtesse nous dit qu’elle devait être aux ruines. On appelait ainsi les restes d’un vieux château féodal qui s’élevait à deux ou trois kilomètres de la ville. Gaguine ouvrit devant moi tous ses cartons. Je trouvai que ses études avaient beaucoup de vie et de vérité, quelque chose de large et de hardi, mais aucune n’était achevée et le dessin me parut incorrect et négligé. Je lui exprimai franchement mon opinion.

« Oui, oui, me répondit-il en soupirant, vous avez raison. Tout cela est mauvais et n’est pas mûri par la réflexion. Qu’y faire ? Je n’ai pas assez travaillé, et notre maudite indolence slave finit toujours par l’emporter ! Tant que l’œuvre est à l’état de projet, on dirait d’un aigle qui plane dans les airs ; nous nous croirions de force à remuer le globe, puis au moment de l’exécution arrivent les défaillances et puis.... la fatigue, »

Je lui adressai quelques paroles d’encouragement, mais il m’interrompit d’un geste de la main, ramassa tous ses cartons et les jeta pêle-mêle sur le canapé.

« Si la persévérance ne me fait pas défaut, j’arriverai, dit-il entre ses dents ; dans le cas opposé, je végéterai en hobereau éternellement mineur.

— Allons chercher Annouchka ! »

IV

Le chemin qui conduisait à la ruine longeait le flanc d’un vallon étroit et boisé. Au fond, un ruisseau rapide coulait avec bruit au milieu des pierres, comme s’il avait hâte d’aller se perdre dans le grand fleuve, qu’on voyait briller au loin derrière le sombre rempart de montagnes escarpées. Gaguine me fit remarquer plusieurs effets de lumière très-harmonieux, et ses paroles me révélèrent sinon un peintre de talent, du moins un véritable artiste. La ruine apparut bientôt à nos yeux. C’était, au sommet d’un roc aride, une tour carrée, complètement noircie, solide encore, mais comme fendue du faîte à la base par une lézarde profonde. Des murs couverts de mousse se rattachaient à la tour. Le lierre grimpait çà et là, des arbrisseaux rabougris s’échappaient des embrasures grisâtres et des voûtes effondrées. Un sentier pierreux conduisait à une porte d’entrée restée debout. Nous n’en étions plus guère éloignés, lorsqu’une forme féminine se montra tout à coup à nos yeux, bondit légèrement par-dessus un amas de décombres et se dressa sur la saillie d’un mur au bord d’un précipice.

« Je ne me trompe pas ! s’écria Gaguine, c’est Annouchka. Quelle tête folle ! »

Nous franchîmes la porte et nous nous trouvâmes dans une petite cour presque entièrement remplie d’orties et de pommiers sauvages. C’était bien Annouchka qui s’était assise sur la saillie de la muraille. Elle tourna la tête de notre côté et se mit à rire, mais sans bouger de sa place ; Gaguine la menaça du doigt, moi je lui reprochai son imprudence en élevant la voix.

« Taisez-vous, me dit Gaguine à l’oreille, laissez-la faire ; vous ne sauriez croire ce dont elle est capable quand on l’irrite, elle grimperait au sommet de la tour. Admirez plutôt l’esprit industrieux des gens du pays. »

Je me retournai, et j’aperçus dans un coin une baraque en planches, au fond de laquelle était blottie une vieille femme qui tricotait un bas, nous glissant de côté un regard sous ses lunettes. Elle tenait un débit de bière, de gâteaux et d’eau de seltz à l’usage des touristes.

Nous nous assîmes sur un banc et nous mimes à boire dans de lourds gobelets d’étain une bière qui ne manquait pas de fraîcheur. Annouchka se tenait toujours assise à la même place, ses pieds repliés sous elle, la tête enveloppée de son écharpe de mousseline ; le contour charmant de son visage se détachait nettement sur le ciel bleu ; mais je la regardais avec une certaine irritation. J’avais déjà cru remarquer la veille que ses manières étaient affectées et peu naturelles. Elle veut nous étonner, pensai-je ; mais pourquoi ? Quelle lubie d’enfant ! On eût dit qu’elle avait deviné ma pensée, car, jetant sur moi un regard pénétrant et rapide, elle se mit de nouveau à rire, descendit du mur en deux sauts, puis s’approchant de la vieille, elle lui demanda un verre d’eau.

« Tu crois que je veux boire ? dit-elle à son frère ; non, je veux arroser là-bas sur le mur des fleurs qui se meurent, desséchées par le soleil. »

Gaguine ne lui répondit pas ; elle partit, son verre à la main et grimpa encore une fois sur les ruines. S’arrêtant par instants, elle se baissait et versait avec une gravité comique quelques gouttes d’eau qui étincelaient au soleil. Ses mouvements étaient fort gracieux, mais je continuais à la suivre des yeux avec déplaisir, tout en admirant sa légèreté et son adresse. Arrivée à un endroit dangereux, elle nous alarma exprès en poussant un petit cri, et se prit aussitôt à rire. Cela mit le comble à mon impatience.

« Mais c’est une véritable chèvre, marmotta entre ses dents la vieille qui avait interrompu son ouvrage.»

La dernière goutte de son verre d’eau étant versée, Annouchka vint enfin nous rejoindre en se balançant sur ses hanches d’un air mutin. Un sourire étrange contractait par moment ses lèvres et dilatait les ailes de son nez et l’arc de ses sourcils ; elle clignait ses yeux noirs d’un air de raillerie provoquante.

« Vous trouvez ma conduite inconvenante, semblait dire sa figure, peu m’importe ; je sais que vous m’admirez.

— Parfait ! charmant ! Annouchka, dit Gaguine. »

La jeune fille parut tout à coup éprouver un sentiment de honte, et baissant les yeux, elle vint s’asseoir timidement à nos côtés comme une coupable. Pour la première fois, j’examinai ses traits attentivement ; et j’en ai rarement vu de plus mobiles. Quelques instants s’étaient à peine écoulés que son visage avait complètement pâli, et s’était empreint d’une expression touchant presque à la tristesse ; il me sembla même que ses traits avaient pris de la grandeur, de la simplicité. Elle semblait entièrement absorbée.

Nous explorâmes minutieusement les ruines, Annouchka marchant derrière nous, et nous commençâmes à admirer les points de vue. Lorsque l’heure du dîner fut venue, Gaguine paya la vieille et lui demanda une dernière cruche de bière, puis se tournant vers moi, il me dit avec un sourire malin :

« À la dame de vos pensées !

— Il a donc... vous avez donc une dame à qui vous songez ? me demanda Annouchka.

— Eh qui n’en a pas ? répondit Gaguine. » Annouchka resta quelques instants pensive, l’expression de sa figure changea de nouveau, et un sourire de défi presque insolent parut encore une fois sur ses lèvres.

Nous reprîmes le chemin de la maison, et Annouchka recommença à rire et à folâtrer, avec plus d’affectation encore qu’auparavant. Ayant cassé une branche d’arbre, elle la posa sur son épaule comme un fusil, et enroula son écharpe autour de sa tête. Je me souviens que nous rencontrâmes alors une nombreuse famille d’Anglais blondins, à l’air guindé ; tous, comme s’ils eussent obéi à un mot d’ordre, arrêtèrent sur Annouchka leurs yeux de faïence, dans lesquels se peignit une stupéfaction froide ; elle se mit à chanter à pleine voix comme pour les narguer. Lorsque nous rentrâmes, elle se retira immédiatement chez elle, et ne reparut plus qu’à l’heure du dîner, parée de sa plus belle robe, coiffée avec soin, sa taille serrée dans son corset et les mains gantées. À table, elle se tint avec dignité, goûta à peine à quelques plats et ne but que de l’eau. Il était évident qu’elle voulait jouer un nouveau rôle en ma présence : celui d’une jeune personne modeste et bien élevée. Gaguine la laissa faire, on voyait qu’il avait l’habitude de ne la contrarier en rien. Parfois seulement il se bornait à me regarder en haussant légèrement les épaules, et son œil bienveillant semblait me dire : c’est une enfant, soyez indulgent. Aussitôt après le dîner, elle se leva, nous fit une révérence, et, mettant son chapeau, elle demanda à Gaguine si elle pouvait aller voir dame Louise.

« Depuis quand as tu besoin de ma permission ? lui répondit-il avec son sourire habituel, qui cette fois cependant était légèrement contraint ; tu t’ennuies donc avec nous ?

— Non, mais hier j’ai promis à dame Louise l’aller la voir ; puis, je crois que vous serez plus à votre aise sans moi ; monsieur, ajouta-t-elle en me désignant, te fera peut-être encore quelque confidence. »

Elle partit.

« Dame Louise, me dit Gaguine. en cherchant à éviter mon regard, est la veuve de l’ancien bourgmestre de la ville. C’est une vieille femme un peu simple, mais excellente. Elle a beaucoup d’amitié pour Annouchka. Celle-ci, du reste, a la manie de se lier avec des gens d’une condition inférieure, manie dont, autant que j’ai pu le remarquer, la source est presque toujours l’orgueil.

— Voyez-vous, ajouta-t-il après un moment de silence, Annouchka est traitée par moi en enfant gâtée, et cela ne peut être autrement : je ne sais être exigeant envers personne, comment le serais-je envers elle ? »

Je ne répondis rien. Gaguine mit la conversation sur un autre sujet. Plus j’apprenais à le connaître, plus il m’inspirait d’attachement. Je me rendis bientôt compte de son caractère : c’était une belle et bonne nature russe, droite, honnête et simple, mais dépourvue malheureusement d’énergie, et d’ardeur. Sa jeunesse ne jetait pas feu et flammes, elle brillait d’une lueur douce et pâle. Il avait de l’esprit et une grâce charmante, mais combien il était difficile de présager ce qu’il adviendrait de lui à l’âge d’homme ! Un artiste ? non... Tout art demande un labeur pénible, des efforts assidus ; et jamais, me disais-je en regardant ses traits placides, en écoutant sa parole trainante, jamais il ne saura s’astreindre à un travail constant et bien dirigé. Et pourtant il était impossible de ne pas l’aimer ; on s’attachait à lui involontairement. Nous passâmes près de quatre heures ensemble, tantôt côte à côte sur le divan, tantôt nous promenant à pas lents devant la maison, et cet entretien acheva de nous unir. Le soleil se coucha et je songeai à retourner chez moi.

Annouchka n’était pas encore rentrée.

« Ah ! quelle enfant volontaire ! s’écria Gaguine, Tenez, je vous reconduirai ; le voulez-vous ? En passant, nous entrerons chez dame Louise pour savoir si elle y est encore : cela ne vous fera pas faire un grand détour. »

Nous descendîmes dans la ville, et après avoir suivi quelques instants une rue étroite et tortueuse, nous nous arrêtâmes devant une maison haute de quatre étages, mais qui n’avait que deux fenêtres dans sa largeur : le second étage avançait sur la rue plus que le premier et ainsi des deux autres. Cette étrange habitation aux moulures gothiques, juchée sur deux énormes poteaux et dominée par un toit pointu en tuiles, et une lucarne surmontée d’une grue en fer allongée en forme de bec faisait l’effet d’un oiseau énorme replié sur lui-même.

« Annouchka ! cria Gaguine, es-tu là ? »

Une fenêtre éclairée s’ouvrit au troisième étage, et nous y aperçûmes la tête brune de la jeune fille. Derrière elle se montra la figure édentée d’une vieille Allemande, aux yeux affaiblis par l’âge.

« Me voici, dit Annouchka en s’accoudant avec coquetterie sur l’appui de la croisée, je me trouve bien ici. Tiens, prends cela, ajouta-t-elle en jetant à Gaguine une branche de géranium. Figure-toi que je suis la dame de tes pensées. »

Dame Louise se mit à rire.

« Il s’en va, reprit Gaguine, il a voulu te dire adieu.

— Vraiment ? dit Annouchka. Eh bien ! puisqu’il part, donne-lui ma branche. Je vais rentrer tout à l’heure. »

Elle referma vivement la fenêtre et je crus la voir embrasser la vieille Allemande. Gaguine me tendit la branche en silence. Sans dire un mot je la mis dans ma poche, et m’étant rendu à l’endroit où l’on traverse le fleuve, je passai sur l’autre rive. Je me rappelle que je cheminais vers la maison le cœur singulièrement triste, quoique je ne songeasse à rien, lorsqu’une senteur bien connue de moi, mais assez rare en Allemagne, éveilla subitement mon attention. Je m’arrêtai, et vis près de la route un terrain ensemencé de chanvre. Le parfum que répandait cette plante de nos steppes me transporta soudainement en Russie, et provoqua dans mon âme un élan passionné vers la patrie : je conçus le désir ardent de respirer l’air natal et de sentir sous mes pieds le sol du pays. Que fais-je ici ? m’écriai-je, quel intérêt ai-je à errer sur une terre étrangère, parmi des hommes qui ne me sont rien ? Et l’oppression qui accablait mon cœur fit place aussitôt à une émotion violente et pleine d’amertume.

Je rentrai chez moi dans une disposition d’esprit diamétralement opposée à celle de la veille : je me sentais presque irrité et je fus longtemps à me calmer. J’éprouvais un profond dépit dont je ne pouvais me rendre compte ; je finis par m’asseoir, et le souvenir de ma veuve perfide s’étant présenté à mon esprit (elle m’occupait officiellement chaque soir), je pris une de ses lettres, mais je ne l’ouvris même pas, car ma pensée avait pris son vol d’un autre côté. Je me mis à rêver, et Annouchka était le sujet de ma rêverie. Il me revint à la mémoire que dans le cours de notre conversation, Gaguine m’avait donné à entendre que certaines circonstances l’empêchaient de rentrer en Russie... Qui sait si c’est bien sa sœur ? me demandai-je à haute voix.

Je me couchai et j’essayai de m’endormir, mais une heure après j’étais encore appuyé sur mon coude et songeais de nouveau à cette capricieuse petite fille au rire forcé. Elle a les formes de la Galathée de Raphaël du palais Farnèse, murmurai-je... c’est bien cela... et ce n’est pas sa sœur. Pendant ce temps, la lettre de la veuve reposait tranquillement sur le plancher, éclairée par un pâle rayon de la lune.

V

Le lendemain matin, je me rendis à L. Je me persuadais que j’aurais le plus grand plaisir à voir Gaguine, mais le fait est que j’étais secrètement poussé par le désir de savoir comment Annouchka se comporterait, si elle se montrerait aussi bizarre que la veille. Je les trouvai tous les deux dans le salon, et chose singulière, mais qui tenait peut-être à ce que j’avais longtemps pendant la nuit rêvé à la Russie, Annouchka me parut tout à fait Russe ; je lui trouvai l’air d’une jeune fille du peuple, presque d’une de nos femmes de chambre. Elle portait une assez vieille robe, ses cheveux étaient rejetés derrière ses oreilles, et, assise auprès de la fenêtre, elle brodait lentement, d’un air calme, comme si elle n’avait jamais fait autre chose de sa vie. Les yeux fixés sur son ouvrage, elle ne parlait presque pas, et ses traits avaient une expression si terne, si vulgaire, que je songeai involontairement aux Macha et aux Katia[4] de chez nous. Pour compléter la ressemblance, elle se mit à fredonner la chanson :

 

O ma mère, ma douce colombe[5].

 

Pendant que j’observais son visage, les rêves que j’avais faits la veille me revinrent à l’esprit. et je sentis mon cœur se serrer sans pouvoir me dire pourquoi. Le temps était magnifique. Gaguine nous dit qu’il avait l’intention d’aller dessiner d’après nature. Je lui demandai la permission de l’accompagner, si toutefois cela ne le gênait pas.

« Au contraire, me dit-il, vous pourrez me donner de bons conseils. »

Il mit une blouse, se coiffa d’un chapeau rond à la Van Dyck, prit son carton sous le bras et partit. Je le suivis, Annouchka resta à la maison. En partant, Gaguine la pria de veiller à ce que la soupe ne fût pas trop claire. Elle lui promit de jeter un coup d’œil à la cuisine.

M’ayant amené dans la vallée que je connaissais déjà, Gaguine s’assit sur une pierre et se mit à dessiner un vieux chêne touffu.

Je m’étendis sur l’herbe et pris un livre, mais j’en lus deux pages tout au plus. Gaguine de son côté ne fit qu’un mauvais barbouillage. En revanche, nous ne nous fîmes pas faute de discourir très-amplement, et à mon avis non sans esprit et justesse, sur la meilleure méthode à suivre pour travailler avec fruit, sur les écueils à éviter, le but auquel il faut tendre, et la mission du véritable artiste dans le siècle où nous vivons. Gaguine finit par déclarer que pour aujourd’hui il ne se sentait pas suffisamment en verve, et vint se coucher auprès de moi. Pour lors, nous nous livrâmes à l’entraînement irrésistible de l’une de ces causeries si chères à la jeunesse, causeries tantôt enthousiastes, tantôt rêveuses et mélancoliques, mais toujours sincères et toujours vagues, dans lesquelles nous autres Russes nous aimons tant à nous épancher. Après avoir bavardé à satiété, nous reprîmes le chemin de la ville, très-satisfaits de nous-mêmes, comme si nous venions d’accomplir une tâche difficile ou de mener à bonne fin une grande entreprise. Nous retrouvâmes Annouchka, absolument telle que nous l’avions quittée. J’eus beau l’observer avec l’attention la plus minutieuse, je ne pus découvrir en elle ni une ombre de coquetterie, ni le plus léger indice dénotant un rôle étudié ; il était impossible cette fois de lui trouver la prétention de se singulariser.

« Décidément, dit Gaguine, elle jeûne et fait pénitence. »

Vers le soir, elle bâilla deux ou trois fois sans aucune affectation et se retira de bonne heure. Je pris congé de Gaguine bientôt après, et rentré chez moi je n’ouvris pas la porte aux rêveries. La journée prit fin sans que mon esprit éprouvât le moindre trouble ; seulement il me semble qu’en me couchant je prononçai involontairement à haute voix : Oh ! cette petite fille... c’est une véritable énigme. Et pourtant, ajoutai-je après m’être un instant recueilli, et pourtant ce n’est pas sa sœur !

VI

Il s’écoula deux semaines après ces événements. J’allais chaque jour rendre visite à Gaguine. Annouchka semblait m’éviter, et ne se permettait plus aucun de ces coups de tête qui m’avaient tellement choqué aux premiers jours de notre connaissance. Elle semblait cacher un chagrin ou une gêne secrète, elle riait de plus en plus rarement. Je continuais à l’observer avec curiosité.

Le français et l’allemand lui étaient assez familiers, mais une foule de choses faisait deviner que les soins d’une femme avaient fait défaut à son enfance, et qu’elle avait reçu une éducation bizarre, décousue, tout à fait différente de celle de Gaguine. Dans celui-ci, malgré sa blouse et son chapeau à la Van Dyck, on retrouvait bien vite le gentilhomme russe, nonchalant et légèrement efféminé, tandis qu’elle ne ressemblait nullement à une demoiselle noble : tous ses mouvements accusaient une sorte d’inquiétude : c’était un sauvageon nouvellement greffé, un vin qui fermentait encore. Naturellement timide et défiante d’elle-même, elle était irritée de se sentir gauche, et cherchait dans son dépit à se donner un air dégagé et hardi, mais n’y réussissait pas toujours. J’amenai plusieurs fois la conversation sur son passé et son genre de vie en Russie ; je remarquai qu’elle répondait d’assez mauvaise grâce à mes questions. Tout ce que je parvins à savoir, c’est que jusqu’au moment de son départ de Russie, elle avait habité la campagne. Un jour je la trouvai seule et lisant. Sa tête était appuyée sur ses deux mains, ses doigts enfoncés dans ses cheveux ; elle dévorait des yeux un livre qui était devant elle.

« Bravo ! m’écriai-je en m’approchant. Quel amour de l’étude ! »

Elle releva la tête, et me regardant d’un air sérieux et digne :

« Vous pensiez donc que je ne savais que rire ? » me dit-elle, et elle se leva comme pour sortir.

Je jetai les yeux sur le titre du livre, c’était un mauvais roman français.

« Vous auriez pu faire un meilleur choix, lui dis-je.

— Que faut-il donc lire ? s’écria-t-elle, et jetant le livre sur la table, elle ajouta : Puisque c’est ainsi, je vais m’amuser. » Et elle courut vers le jardin.

Le même jour, dans la soirée, je lisais à Gaguine Hermann et Dorothée. Au commencement de cette lecture, Annouchka allait et venait sans cesse de côté et d’autre, puis tout à coup elle s’arrêta, prêta l’oreille, s’assit doucement près de moi et écouta jusqu’à la fin.

Le lendemain je fus encore une fois surpris, en ne reconnaissant plus l’Annouchka de la veille. Je finis par comprendre qu’elle s’était mis tout à coup dans la tête d’être une ménagère pénétrée de ses devoirs, comme l’était Dorothée. En un mot, son caractère me paraissait inexplicable. Malgré l’amour-propre excessif que je découvrais en elle, je me sentais séduit, même lorsqu’elle me fâchait. Un seul point acquit pour moi la force d’une certitude, c’est qu’elle n’était pas la sœur de Gaguine. Je ne lui trouvais pas envers elle la conduite d’un frère ; d’une part trop d’égards et de condescendance, de l’autre un peu trop de contrainte.

Une circonstance étrange sembla, selon toutes les apparences, devoir fortifier mes soupçons. Un soir, en m’approchant du clos de vigne qui entourait la maison de Gaguine, j’en trouvai la porte fermée. Sans m’arrêter à cet obstacle, je gagnai un endroit où, quelques jours auparavant, j’avais remarqué qu’une partie de la haie était détruite, et je sautai par-dessus la clôture ; à peu de distance de là, à quelques pas du sentier, il y avait un petit berceau d’acacias ; à peine l’avais-je dépassé que je distinguai la voix d’Annouchka qui s’écriait avec chaleur et en pleurant :

« Non, je n’aimerai jamais un autre que toi ; non, non, c’est toi seul que je veux aimer et pour toujours !

— Allons, calme-toi, lui répondit Gaguine, tu sais bien que je te crois. »

Leurs voix partaient du berceau. Je les aperçus à travers le feuillage peu touffu, ils ne me remarquèrent pas.

« Toi, toi seul, répéta-t-elle. Et se jetant à son cou, elle l’étreignit avec des sanglots convulsifs, en le couvrant de baisers.

— Calme-toi, calme-toi ! » continuait-il de dire en passant sa main dans les cheveux de la jeune fille.

Je restai quelques instants immobile ; enfin je retrouvai mes esprits..... Faut-il m’approcher d’eux ?

« Non, pour rien au monde, » me dis-je aussitôt.

Je regagnai la haie à grands pas, et l’ayant franchie d’une enjambée, je repris en courant le chemin de ma maison. Je souriais, je me frottais les mains, je m’étonnais du hasard qui avait inopinément confirmé mes suppositions : le moindre doute ne me semblait plus possible, et en même temps je me sentais au cœur une profonde amertume.

« Il faut avouer, me dis-je, qu’ils savent bien dissimuler ! Mais quel est leur but ? Et moi, pourquoi me prendre pour dupe ? Je ne m’attendais pas de sa part à un procédé pareil !... Puis, quelle scène de mélodrame ! »

VII

Je passai une mauvaise nuit. M’étant levé de grand matin, je jetai sur mes épaules mon sac de touriste, j’avertis mon hôtesse que je ne rentrerais pas de la journée, et me dirigeai à pied du côté des montagnes en côtoyant en amont la rivière sur les bords de laquelle s’élève la petite ville de L. Ces montagnes dont la chaîne porte le nom de Hundsrück (Dos du Chien) sont d’une formation très-curieuse : on y remarque surtout des bancs de basalte très-réguliers et d’une grande pureté de formes, mais pour le moment je ne songeais guère à faire des observations géologiques. Je ne me rendais pas compte de ce que j’éprouvais, seulement je sentais clairement que je ne voulais plus revoir ni Gaguine ni Annouchka. Je voulais me persuader à moi-même que l’unique cause de l’éloignement subit qu’ils m’inspiraient était mon dépit d’avoir été trompé par eux. Rien ne les avait obligés à se donner pour parents. Au reste je cherchais à chasser leur souvenir de mon esprit.

Je parcourais, sans trop de hâte, des montagnes et des vallées ; je fis de longues haltes dans des auberges de village ; liant une conversation calme avec les hôtes et les voyageurs, ou bien me couchant sur quelque pierre plate, chauffée par le soleil, je regardai courir les nuages. Heureusement pour moi le temps était admirable. C’est ainsi que j’occupai mes loisirs pendant trois jours, et j’y trouvai un certain charme, quoique parfois je me sentisse le cœur gros. L’état de mon esprit était en accord parfait avec la nature tranquille de ces contrées.

Je m’abandonnai tout entier aux caprices du hasard, à toutes les impressions qui venaient me frapper : elles se succédaient lentement et me laissèrent au fond de l’âme une sensation générale dans laquelle se fondait harmonieusement tout ce que j’avais vu, senti et entendu durant ces trois jours, oui tout sans exception : l’odeur pénétrante de la résine dans les bois, le cri et les coups de bec des piverts, le bruissement incessant des clairs ruisseaux où des truites bigarrées se jouent sur un fond de sable, les silhouettes ondoyantes des montagnes, les rochers sourcilleux, les petits villages proprets, avec leurs respectables vieilles églises, les cigognes dans les prés, les jolis moulins aux roues rapides, les figures épanouies des campagnards vêtus de vestes bleues et de bas gris, les charrettes criardes traînées lentement par de lourds chevaux et quelquefois par des vaches, les jeunes compagnons voyageurs à cheveux longs marchant par groupes sur les routes unies, bordées de poiriers et de pommiers.

Maintenant encore je trouve du charme dans le souvenir de ces impressions.

Salut à toi ! humble coin du sol germanique, séjour d’un bien-être modeste, où l’on rencontre à chaque pas les traces d’une main diligente, d’un travail lent, mais plein de persévérance. À toi mes vœux et mon salut !

Je ne rentrai que dans la soirée du troisième jour. J’ai oublié de dire que, dans mon dépit contre Annouchka, j’avais essayé de ressusciter dans ma pensée l’image de ma veuve au cœur de roche, mais j’en avais été pour mes efforts. Je me rappelle qu’au moment où je me cramponnais à son souvenir, je me trouvai face à face avec une petite villageoise de cinq ans environ, au visage rond et innocent, aux yeux animés par une curiosité naïve. Elle me regardait avec une expression tellement candide, que je me sentis tout honteux devant son regard ; il me répugna de me mentir à moi-même en sa présence, et mon ancienne idole disparut de mon souvenir à tout jamais.

En rentrant chez moi, je trouvai une lettre de Gaguine. Il me témoignait l’étonnement que lui avait causé mon départ subit, me reprochait de ne pas l’avoir pris pour compagnon et me priait de venir les voir aussitôt que je serais de retour.

Cette lettre me causa une impression pénible, mais je ne m’en mis pas moins en route pour L. dès le lendemain.

VIII

Gaguine me fit un accueil amical et m’accabla de reproches affectueux ; quant à Annouchka, comme si elle l’eût fait exprès, du plus loin qu’elle m’aperçut, elle éclata de rire sans le moindre motif, et s’enfuit aussitôt selon son habitude. Gaguine en parut embarrassé, lui cria en balbutiant qu’elle était folle, et me pria de l’excuser. J’avoue qu’étant déjà fort mal disposé, je fus d’autant plus blessé de cette hilarité forcée, et de cette affectation bizarre. Je feignis cependant de n’y attacher aucune importance, et racontai à Gaguine les détails de ma petite excursion. De son côté il m’informa de ce qu’il avait fait pendant mon absence ; néanmoins la conversation languissait, et Annouchka qui entrait à tout moment dans la chambre en ressortait aussitôt. Je finis par prétexter un travail indispensable, et manifestai l’intention de me retirer. Gaguine essaya d’abord de me retenir, puis, m’ayant jeté un coup d’œil scrutateur, il s’offrit à m’accompagner. Dans l’antichambre, Annouchka s’approcha tout à coup de moi et me tendit la main ; je pressai légèrement le bout de ses doigts et m’inclinai à peine.

Je traversai le Rhin avec Gaguine, et lorsque nous fûmes auprès du frêne à la petite madone, nous nous assîmes sur le banc pour admirer le point de vue.

Là s’engagea entre nous une conversation que je n’oublierai jamais.

Nous avions d’abord échangé quelques paroles banales, puis il s’était fait un silence. Nos yeux se fixaient sur les eaux transparentes du fleuve.

« Je voudrais bien savoir, me dit tout à coup Gaguine avec son sourire habituel, ce que vous pensez d’Annouchka ? N’est-il pas vrai qu’elle vous paraît tant soit peu fantasque ?

— Oui, répondis-je assez surpris de la question, car je ne l’attendais guère sur ce terrain.

— Cela tient à ce que vous ne la connaissez pas suffisamment, aussi ne pouvez-vous la bien juger, dit-il. Elle a un excellent cœur, mais une très-mauvaise tête. On a du mal avec elle ! Au reste, on ne peut lui en faire un reproche et si vous saviez son histoire...

— Son histoire ? m’écriai-je ; elle n’est donc pas votre... »

Gaguine m’arrêta du regard.

« N’allez pas vous imaginer qu’elle n’est point ma sœur, reprit-il, sans faire attention à mon embarras. Si, elle est bien la fille de mon père. Prêtez-moi votre attention. J’ai confiance en vous et vais tout vous conter.

» Mon père était un excellent homme, ayant de l’intelligence et un esprit cultivé, mais dont l’existence fut néanmoins fort triste. Ce n’est pas qu’il eût été plus maltraité qu’un autre par la fortune, mais il n’avait pas eu la force de supporter une première disgrâce. Jeune, il avait fait un mariage d’amour ; sa femme, qui fut ma mère, ne vécut pas longtemps : je n’avais que six mois lorsqu’elle mourut. Mon père alors m’emmena à la campagne, et, pendant douze ans, ne mit pas les pieds hors de son domaine. Il commença lui-même mon éducation, et il ne se serait jamais séparé de moi si son frère, mon oncle paternel, n’était venu le trouver dans sa propriété. Cet oncle habitait constamment Pétersbourg, et y occupait un poste assez important. Il parvint à persuader à mon père de me confier à lui, puisqu’il ne pouvait se décider à quitter ses terres ; il lui représenta que l’isolement était nuisible à un enfant qui était déjà grand, et qu’entre les mains d’un précepteur triste et taciturne comme l’était mon père, je resterais fort en arrière des enfants de mon âge, et que mon caractère même en pourrait souffrir.

» Mon père résista longtemps à ses instances, mais il finit par céder. Je pleurai en me séparant de lui, car je l’aimais, quoique je n’eusse jamais vu un sourire sur ses lèvres. Arrivé à Pétersbourg, j’oubliai bientôt le lieu triste et sombre où s’était écoulée mon enfance. J’entrai à l’école des cornettes, puis dans un régiment de la garde. J’allais tous les ans à la campagne pour y passer quelques semaines. Chaque fois je trouvais mon père plus morose, plus concentré, et rêveur jusqu’ à en devenir parfois farouche. Il allait tous les jours à l’église, et avait presque entièrement perdu l’habitude de parler.

» Pendant une de ces visites (j’avais environ vingt ans), j’aperçus pour la première fois une fille maigre, aux yeux noirs, âgée d’une dizaine d’années : c’était Annouchka. Mon père me dit que c’était une orpheline dont il prenait soin, et je ne fis guère attention à cette enfant sauvage, silencieuse et agile comme une petite bête fauve. Dès que j’entrais dans la chambre de prédilection de mon père, vaste pièce où ma mère était morte, et tellement sombre qu’on y conservait des lumières en plein jour, Annouchka se cachait derrière un grand fauteuil ou la bibliothèque. Le hasard voulut que pendant trois ou quatre années après cette dernière visite, je fus empêché par des affaires de service de me rendre chez mon père, mais tous les mois je recevais quelques lignes de sa main, dans lesquelles il était rarement question d’Annouchka, et toujours sans entrer dans aucun détail à son sujet. Il avait déjà cinquante ans passés, mais paraissait encore un jeune homme. Aussi figurez-vous mon saisissement quand je reçois tout à coup une lettre de notre intendant, dans laquelle il m’annonce que mon père est dangereusement malade, et qu’il me conjure d’arriver au plus vite si je veux lui dire adieu.

Je pars en toute hâte, et trouve mon père vivant encore, mais au moment de rendre le dernier soupir. Il fut heureux de me revoir, me serra dans ses bras décharnés, attacha sur moi un regard, qui semblait à la fois sonder ma pensée et m’adresser une prière muette, et m’ayant fait promettre de remplir son dernier vœu, il ordonna à son vieux valet de chambre de faire venir Annouchka.

Le vieillard l’amena ; elle se soutenait à peine et tremblait de tous ses membres.

« Tiens ! me dit mon père avec effort, je te confie ma fille, ta sœur. Iakof t’apprendra tout, » ajouta-t-il en me montrant le serviteur.

Annouchka se mit à sangloter et tomba sur le lit en se cachant le visage. Une demi-heure après mon père expira.

Voici ce que j’appris : Annouchka était la fille de mon père et d’une ancienne femme de chambre de ma mère, nommée Tatiana. Je me rappelle fort bien cette Tatiana : elle était de haute taille, avait de grands yeux sombres, les traits nobles, sévères, intelligents, et passait pour une fille fière et peu abordable. Autant qu’il me fut possible de le comprendre par le récit plein de réticences respectueuses que fit Iakof, mon père n’avait remarqué Tatiana que plusieurs années après la mort de ma mère. À cette époque Tatiana ne demeurait plus dans la maison seigneuriale ; elle vivait avec une de ses sœurs mariée et chargée de surveiller la basse-cour. Mon père l’avait vite prise en affection, et lorsque j’eus quitté la campagne, il songea même à l’épouser, mais elle s’y opposa malgré toutes ses instances. « La défunte Tatiana Vlassievna, prononça Iakof en se tenant révérencieusement près de la porte, les mains derrière le dos, était une personne d’un grand jugement ; elle ne voulut point porter préjudice à monsieur votre père. — Moi, devenir votre femme, la maîtresse ici, vous n’y pensez pas ? s’écria-t-elle, s’adressant ainsi à monsieur votre père en ma présence. » Inflexible sur ce point, Tatiana ne voulut même pas changer d’habitation ; elle continua à demeurer chez sa sœur avec Annouchka. Lorsque j’étais enfant, je ne me souviens d’avoir vu Tatiana que les jours de fête à l’église. Coiffée d’un mouchoir foncé, un châle jaune sur les épaules, elle se tenait avec les autres gens du village, tout auprès de l’une des fenêtres ; on voyait son profil sévère se dessiner nettement sur les vitraux, et elle priait avec une gravité modeste, s’inclinant profondément, suivant la coutume du vieux temps, et touchant la terre du bout des doigts avant de la frapper avec le front.

À l’époque où mon oncle m’avait emmené, la petite Annouchka n’avait que deux ans, et c’est à neuf qu’elle perdit sa mère. Après la mort de Tatiana, mon père prit l’enfant auprès de lui ; il en avait déjà plusieurs fois témoigné le désir, mais Tatiana s’y était toujours opposée. Vous concevez ce que dut éprouver Annouchka quand on l’établit à demeure chez celui qu’on nommait « le maître. » Jusqu’à présent même elle a conservé le souvenir du jour où pour la première fois on lui fit mettre une robe de soie, où l’on lui baisa la main. Sa mère l’avait élevée avec sévérité ; mon père ne lui imposa point la moindre contrainte. Il se chargea de son éducation ; elle n’eut point d’autre maître. Ce n’était point qu’il la gâtât ou qu’il l’entourât de soins inutiles, mais l’aimant avec passion, il ne pouvait lui refuser quoi que ce fût. Son âme délicate se trouvait des torts graves envers sa fille. Annouchka apprit bientôt qu’elle était le personnage principal de la maison ; elle sut que le maître était son père, puis en même temps elle eut le sentiment de sa fausse position, et un amour-propre maladif et plein de défiance grandit en elle. De mauvaises habitudes prirent racine ; sa naïveté disparut. Elle voulait, me confia-t-elle plus tard, forcer le monde entier à oublier son origine ; parfois elle en rougissait, puis, honteuse d’avoir rougi, elle se montrait orgueilleuse de sa mère. Vous voyez qu’elle savait et sait encore beaucoup de choses qu’on devrait ignorer à son âge ; mais à qui la faute ? La fougue de sa jeunesse éclatait impétueusement en elle, et il n’y avait aucune main amie pour la diriger. Il est si difficile de faire un bon usage d’une complète indépendance. Ainsi, ne voulant pas être au-dessous des autres filles de seigneurs, elle se jeta dans la lecture ; mais quel profit put-elle en tirer ? Son existence, commencée dans une voie fausse, s’y maintenait fatalement, mais son cœur resta pur.

Me voilà donc seul à l’âge de vingt ans avec la charge d’une fille de treize. Pendant les premiers jours qui suivirent la mort de mon père, le son de ma voix suffisait pour lui donner la fièvre ; mes caresses lui causaient des angoisses et ce ne fut que peu à peu et presque insensiblement qu’elle finit par s’habituer à moi. Il est vrai que plus tard, lorsqu’elle vit que je la considérais et l’aimais comme une sœur, elle s’attacha à moi avec passion : elle ne peut rien ressentir à demi.

Je la conduisis à Pétersbourg, et quoiqu’il me fût pénible de m’en séparer, ne pouvant la garder auprès de moi, je la plaçai dans l’une des meilleures pensions de la ville. Annouchka comprit la nécessité de cette séparation, mais elle en tomba malade et faillit mourir. Plus tard elle se fit à ce nouveau genre de vie. Elle resta quatre ans en pension, et, contre mon attente, elle en sortit à peu près comme elle y était entrée. La maîtresse de pension eut souvent à me faire des plaintes sur son compte. « Les punitions ne lui font aucun effet, me disait-elle, et les marques d’affection la trouvent également insensible. » Annouchka était fort intelligente, elle étudiait avec application et l’emportait à cet égard sur toutes ses compagnes ; mais rien ne pouvait la plier à la règle commune : elle demeurait volontaire et d’une humeur farouche. Je ne pouvais lui donner tout à fait tort ; elle était dans une position qui n’admettait que deux manières d’être : la servilité complaisante ou la sauvagerie fière. Parmi toutes ses compagnes, elle ne se lia qu’avec une seule : c’était une jeune fille assez laide, pauvre et persécutée. Les autres élèves de la pension, la plupart filles de bonne maison, ne l’aimaient pas, et la poursuivaient continuellement de leurs sarcasmes. Annouchka leur tenait tête sur tous les points. Un jour que le prêtre chargé de l’enseignement religieux parlait des défauts de la jeunesse, Annouchka dit à haute voix : « Il n’y a pas de plus grands défauts que la flatterie et la lâcheté ! » En un mot, son caractère ne changea pas, seulement ses manières se polirent, quoiqu’elles laissent encore beaucoup à désirer.

Elle atteignit ainsi ses dix-sept ans ; il fallut songer à la retirer de pension. Ma position était assez embarrassante ; mais il me vint tout à coup une heureuse idée : c’était de quitter le service, de passer deux ou trois ans en pays étranger et d’emmener ma sœur avec moi. Aussitôt cette résolution prise, je la mis à exécution, et voilà comment nous nous trouvons tous deux sur les bords du Rhin, moi m’essayant à peindre, elle continuant de faire tout à sa guise, sans autre règle que sa fantaisie. Maintenant du moins j’espère que vous ne la jugerez pas trop sévèrement, car je vous préviens qu’Annouchka, tout en feignant de ne tenir à rien, est très-sensible à l’opinion qu’on a sur son compte, et à la vôtre surtout. »

En prononçant ces derniers mots, Gaguine sourit avec le calme qui lui était habituel. Je lui serrai cordialement la main.

« Tout cela n’est rien, reprit-il, mais je tremble d’avance pour elle. C’est une nature des plus inflammables. Jusqu’à présent personne ne lui a plu, mais si jamais elle venait à aimer, qui sait ce qui en résulterait ? Je ne sais parfois quelle conduite tenir avec elle. Figurez-vous que ces jours-ci elle s’était mise à vouloir me prouver que je m’étais refroidi à son égard, tandis qu’elle n’aimait que moi, et n’aimerait jamais un autre homme ; et, ce disant, elle pleurait à chaudes larmes.

— C’est donc pour cette raison ?... commençai-je à dire, mais je m’arrêtai aussitôt. — Puisque nous sommes sur le chapitre des confidences, repris-je, permettez-moi une question. Est-ce que vraiment personne ne lui a plu jusqu’à présent ? Cependant à Pétersbourg elle a dû voir bien des jeunes gens ?

— Ils lui ont tous déplu souverainement. Voyez-vous, Annouchka voudrait trouver un héros, un homme extraordinaire ou quelque beau berger habitant une grotte dans la montagne. Mais il est temps que je m’arrête, je vous retiens, ajouta-t-il en se levant.

— Non, lui dis-je, allons plutôt chez vous ; je n’ai pas envie de rentrer.

— Et votre travail ? » me demanda-t-il.

Je ne lui répondis pas. Gaguine sourit avec bonhomie et nous revînmes à L. En revoyant le clos de vigne et la maison blanche de la montagne, je ressentis je ne sais quelle émotion douce qui pénétrait mon âme : c’était comme si on m’avait versé du baume dans le cœur.

Le récit de Gaguine m’avait grandement soulagé.

IX

Annouchka vint à notre rencontre sur le seuil de la porte. Je m’attendais à un nouvel éclat de rire, mais elle s’approcha de nous pâle, silencieuse, les yeux baissés.

« Je le ramène, dit Gaguine, et il est bon de te dire qu’il l’a voulu lui-même. »

Elle me regarda d’un air interrogateur. Je lui tendis la main à mon tour et cette fois, je pressai chaleureusement ses doigts froids et tremblants. Je me sentais pour elle une pitié profonde, je comprenais maintenant bien des côtés de son caractère qui m’avaient paru inexplicables. Cette agitation qu’on devinait en elle, ce désir de se mettre en évidence, joint à la crainte de paraître ridicule, tout enfin s’était éclairci pour moi.

Un poids secret l’oppressait constamment, son amour-propre inexpérimenté se butait et s’effarouchait sans cesse, mais tout son être cherchait la vérité. Je compris ce qui m’attirait vers cette jeune fille étrange : ce n’était pas uniquement le charme à demi-sauvage répandu sur son jeune corps gracieux et souple, c’était son âme aussi qui me captivait. Gaguine se mit à fouiller dans ses cartons, je proposai à Annouchka de m’accompagner dans les vignes. Elle y consentit immédiatement d’un air gai et presque soumis. Nous descendîmes jusqu’au milieu de la montagne et nous nous assîmes sur une pierre.

« Et vous ne vous êtes pas ennuyé sans nous ? me demanda-t elle.

— Vous vous êtes donc ennuyée sans moi ? » lui répondis-je.

Annouchka me regarda à la dérobée.

« Oui ! » me dit-elle ; et presque aussitôt elle reprit :

« Cela doit être beau, les montagnes ! Elles sont hautes, plus hautes que les nuages. Racontez-nous ce que vous avez vu. Vous en avez déjà fait le récit à mon frère, mais je n’ai rien entendu.

— C’est que vous ne l’avez pas voulu, puisque vous êtes sortie.

— Je suis sortie parce que... Vous voyez bien que je ne m’en vais pas maintenant, ajouta t-elle d’un ton caressant ; mais ce matin vous étiez fâché.

— J’étais fâché ?

— Oui !

— Allons donc ! à quel propos ?

— Je n’en sais rien ; mais vous étiez fâché et vous êtes parti dans la même disposition. J’étais très-contrariée de voir que vous vous en alliez ainsi, et je suis satisfaite de vous voir revenu.

— Moi aussi, je suis bien aise d’être ici, » lui répondis-je.

Annouchka fit un mouvement d’épaules comme en font les enfants lorsqu’ils ont du plaisir.

« Oh ! je sais deviner, reprit-elle ; autrefois, à la manière dont mon père toussait, je devinais s’il était content de moi ou non. »

C’était la première fois qu’elle me parlait de son père, cela me surprit.

« Vous aimiez beaucoup votre père ? » lui demandai-je ; et tout à coup je sentis, à mon grand déplaisir, que je rougissais.

Elle ne me répondit pas et rougit aussi.

Nous gardâmes le silence pendant quelques instants. Dans le lointain la fumée d’un bateau à vapeur s’élevait sur le Rhin ; nous la suivîmes des yeux.

« Et votre récit ? me dit-elle à demi-voix...

— Pourquoi vous êtes-vous mise à rire tantôt en m’apercevant ? lui demandai-je.

— Je n’en sais rien. Quelquefois j’ai envie de pleurer, et je me mets à rire. Il ne faut pas me juger d’après ma manière d’agir. À propos, qu’est-ce que c’est que cette légende sur la fée Loreley ? C’est son rocher qu’on voit d’ici ? On dit qu’autrefois elle noyait tout le monde, mais qu’étant devenue amoureuse, elle se précipita elle-même dans le Rhin. Ce conte me plaît. Dame Louise en sait beaucoup, elle me les dit tous. Dame Louise a un chat noir aux yeux jaunes... »

Annouchka leva la tête et secoua les boucles de ses cheveux.

« Ah ! je suis bien contente ! » me dit-elle.

En ce moment des sons monotones et lents commencèrent à se faire entendre par intervalles. Quelques centaines de voix psalmodiaient en chœur, avec des interruptions cadencées, un chant religieux. Une longue procession se montra au-dessous de nous, sur la route, avec des croix et des bannières.

« Si nous allions nous joindre à eux... me dit Annouchka en prêtant l’oreille aux chants qui arrivaient jusqu’à nous en s’affaiblissant peu à peu.

— Vous êtes donc bien pieuse ?

— Nous irions en quelque lieu bien éloigné pour nous dévouer, pour accomplir une œuvre périlleuse ! ajouta-t-elle. Sans cela les jours s’écoulent, la vie se passe inutilement...

— Vous êtes ambitieuse, lui dis-je ; vous ne voudriez pas quitter la vie sans laisser de traces de votre passage ?

— Est-ce donc impossible ?

— Impossible ! allais-je lui répondre ; mais je regardai ses yeux qui brillaient d’ardeur, et me bornai à lui dire : Essayez !

— Dites-moi, reprit-elle après un moment de silence pendant lequel je ne sais quelles ombres passèrent sur son visage, qui avait pâli de nouveau... Elle vous plaisait donc beaucoup, cette dame ? Vous savez bien, celle dont mon frère a porté la santé sur les ruines, le lendemain du jour où nous avons fait votre connaissance ? »

Je me mis à rire.

« Votre frère plaisantait ; aucune femme ne m’a occupé, ou du moins ne m’occupe maintenant.

— Et qu’est-ce que vous aimez chez les femmes ? me demanda-t-elle en renversant sa tête avec une curiosité enfantine.

— Quelle singulière question ! « m’écriai-je.

Annouchka se troubla aussitôt.

« Je n’aurais pas dû vous en adresser une pareille, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi, j’ai l’habitude de dire tout ce qui me passe par la tête, c’est pourquoi je crains de parler.

— Parlez, je vous en prie ! ne craignez rien, je suis si heureux de vous voir moins sauvage. »

Annouchka baissa les yeux, et pour la première fois j’entendis un rire doux et léger sortir de sa bouche.

« Allons ! contez-moi votre voyage, reprit-elle en arrangeant les plis de sa robe sur ses genoux, comme si elle s’installait pour longtemps ; commencez, ou bien récitez-moi quelque chose, comme ce que vous avez lu d’Onéguine[6]. »

Elle devint tout à coup pensive et murmura à voix basse :

 

« Où sont aujourd’hui la croix et l’ombrage

» Qui marquaient la tombe de ma pauvre mère ? »

 

— Ce n’est pas tout à fait ainsi, lui dis-je, que s’exprime Pouchkine[7].

— J’aurais voulu être Tatiana[8], continua-t-elle toujours pensive. Allons, parlez, » reprit-elle avec vivacité.

Mais je n’y songeais guère. Je la regardais ; inondée par la chaude lumière du soleil, elle me paraissait si calme, si sereine... Autour de nous, à nos pieds, au-dessus de notre tête, la campagne, le fleuve, le ciel, tout était radieux, l’air même semblait tout saturé de splendeur.

« Voyez ! comme c’est beau, dis-je en baissant la voix involontairement.

— Oh oui, très-beau ! me répondit-elle sur le même ton, sans me regarder. Si vous et moi nous étions des oiseaux, comme nous nous élancerions dans l’espace, dans tout ce bleu infini ! Mais nous ne sommes pas des oiseaux.

— Oui, mais il peut nous pousser des ailes.

— Comment cela ?

— La vie vous l’apprendra. Il y a des sentiments qui nous élèvent au-dessus de cette terre ; soyez tranquille, les ailes vous viendront.

— En avez-vous jamais eu ?

— Que vous dirai-je ? Il me semble que je n’ai pas pris mon vol jusqu’à présent. »

Annouchka devint pensive encore une fois.

Je me penchai de son côté.

« Savez-vous valser ? me dit-elle tout à coup.

— Oui, répondis-je, un peu surpris de cette question.

— Alors venez vite ; venez. Je vais prier mon frère de nous jouer une valse. Nous nous représenterons que les ailes nous sont poussées et que nous volons dans l’espace. »

Elle courut vers la maison, je m’élançai à sa suite, et quelques minutes étaient à peine écoulées que nous tournions déjà dans la chambre étroite, aux sons d’une valse de Lanner. Annouchka dansait avec beaucoup de grâce et d’entrain ; je ne sais quel charme féminin apparut tout à coup sur sa figure virginale. Longtemps après, ma main garda encore l’impression de sa taille délicate ; longtemps je sentis son souffle précipité se rapprocher de moi et je rêvais aux yeux sombres, immobiles et à demi clos de ce visage animé quoique pâle, autour duquel voltigeaient les boucles d’une chevelure parfumée.

X

Toute cette journée se passa on ne peut mieux. Nous nous divertîmes comme des enfants. Annouchka était gentille et simple. Gaguine la regardait tout joyeux. Je les quittai fort tard. Après avoir atteint le milieu du Rhin, je priai le passeur de laisser le bateau descendre le courant. Le vieillard souleva ses avirons, et le fleuve majestueux nous emporta. Je regardais autour de moi, j’écoutais, je me Tout à coup je sentis un grand trouble dans mon cœur. Étonné, je levai les yeux vers le ciel ; mais là aussi il n’y avait pas de calme. Parsemé d’étoiles, le ciel tout entier semblait se mouvoir, palpiter, frémir... je me penchais vers la rivière : mais là-bas, dans ces froides et sombres profondeurs, tremblaient et se remuaient aussi des étoiles. Tout paraissait animé d’une agitation inquiète et mon propre trouble ne faisait qu’augmenter. Je m’accoudai sur le bord du bateau... Le bruissement du vent dans mes oreilles, le clapotement de l’eau, qui se creusait en sillon derrière la poupe, m’irritaient, et la froide haleine de la vague ne me rafraîchissait pas. Un rossignol se mit à chanter près du rivage, et le miel de cette voix mélodieuse m’envahit comme un venin délicieux et brûlant. Mes yeux se remplirent de larmes, mais ce n’étaient pas les larmes d’une exaltation sans motif ; ce que j’éprouvais n’était pas l’émotion confuse des désirs vagues... Ce n’était pas cette effervescence de l’âme qui voudrait tout étreindre dans un vaste embrassement parce qu’il lui semble qu’elle comprend et qu’elle aime tout ce qui existe ; non, la soif du bonheur s’était allumée en moi. Je n’osais pas encore le préciser — mais le bonheur, le bonheur jusqu’à satiété — voilà ce que désirais, ce que je voulais ardemment... Cependant la barque continuait à descendre le courant, et le vieux passeur sommeillait, penché sur ses avirons.

XI

En sortant le lendemain pour me rendre chez Gaguine, je ne me demandai pas si j’étais amoureux d’Annouchka, mais je ne cessais de songer à elle, de me préoccuper de son sort ; je me réjouissais de notre rapprochement imprévu. Je sentais que je la comprenais seulement depuis la veille ; jusqu’alors elle s’était détournée de moi. Maintenant, enfin, qu’elle s’était dévoilée à moi, quelle lumière charmante entourait son image, combien elle était nouvelle et que ne promettait-elle pas !

Je suivais délibérément le chemin que j’avais parcouru tant de fois en jetant à chaque pas les yeux sur la petite maison blanche qui se montrait dans le lointain. Je ne songeais nullement à un avenir éloigné, je n’étais même pas préoccupé du lendemain ; j’étais heureux !

Lorsque j’entrai dans la chambre, Annouchka rougit ; je remarquai qu’elle avait de nouveau fait toilette, mais l’expression de sa physionomie n’allait point à sa mise : elle était triste. Et moi qui arrivais tout joyeux ! Je crus même m’apercevoir que, suivant son habitude, elle avait été sur le point de s’enfuir, mais qu’ayant fait un effort sur elle-même, elle était restée. Gaguine se trouvait dans cet état particulier d’exaltation qui, comme un accès de fureur, prend subitement aux dilettanti lorsqu’ils s’imaginent avoir saisi et pris la nature sur le fait.

Il se tenait tout ébouriffé, tout barbouillé de couleurs, devant une toile et donnant à droite et à gauche de larges coups de pinceau.

Il me salua d’un signe de tête qui avait quelque chose de farouche, se recula de quelques pas, ferma les yeux à demi, et se précipita de nouveau sur son tableau. Je me gardai bien de le déranger et j’allai m’asseoir près d’Annouchka. Ses yeux sombres se tournèrent lentement de mon côté.

« Vous n’êtes pas aujourd’hui comme hier, dis-je après avoir vainement essayé de la faire sourire.

— C’est vrai, je ne suis pas la même, me répondit-elle d’une voix lente et sourde ; mais cela ne fait rien. Je n’ai pas bien dormi ! j’ai réfléchi toute la nuit.

— À quoi ?

— Ah ! mon Dieu, à beaucoup de choses. C’est une habitude de mon enfance, du temps où je vivais encore auprès de ma mère. »

C’est avec effort qu’elle prononça ce dernier mot, mais elle répéta de nouveau :

« Lorsque je vivais auprès de ma mère... je me demandais souvent pourquoi personne de nous ne sait ce qui doit lui arriver, et quelle est la cause qui fait que, tout en prévoyant un malheur, on ne peut l’éviter. Et pourquoi aussi on ne peut pas dire toute la vérité. Je pensais encore, cette nuit, qu’il fallait m’instruire, que je ne sais rien : j’aurais besoin d’une nouvelle éducation, j’ai été fort mal élevée. Je n’ai appris ni le dessin, ni le piano ; c’est à peine si je sais coudre. Je n’ai aucun talent, on doit s’ennuyer beaucoup avec moi.

— Vous êtes injuste envers vous-même, lui répondis-je ; vous avez beaucoup lu, et avec votre esprit...

— Est-ce que j’ai de l’esprit ? demanda-t-elle d’un air curieux tellement naïf que je ne pus m’empêcher de rire.

— Ai-je de l’esprit, mon frère ? » demanda-t-elle à Gaguine.

Celui-ci ne répondit pas et continua à peindre avec acharnement, en changeant sans cesse de brosse, et en levant la main très-haut à chaque coup de pinceau.

« Je ne sais vraiment parfois ce que j’ai dans la tête, reprit Annouchka toujours d’un air pensif. Quelquefois, je vous jure, je me fais peur à moi-même. Ah ! j’aurais voulu... Est-il vrai que les femmes ne doivent pas lire beaucoup ?...

— Beaucoup n’est pas nécessaire, mais...

— Dites-moi ce que je devrais lire, ce que je devrais faire. Je suivrai vos conseils en tout, » ajouta-t-elle, en se tournant vers moi avec un élan de confiance.

Je ne trouvai pas sur-le-champ ce que je devais lui répondre.

« Voyons ! ne craindriez-vous pas de vous ennuyer auprès de moi ?

— Quel doute étrange !

— Eh bien, merci pour cette parole, dit-elle, car j’avais peur que vous ne trouvassiez de l’ennui dans ma société... » Et de sa petite main brûlante elle serra la mienne.

« Dites donc ! N..., s’écria Gaguine en ce moment, ce ton n’est-il pas trop foncé ? »

Je m’approchai de lui, la jeune fille se leva et s’éloigna.

XII

Elle reparut au bout d’une heure environ sur le pas de la porte et m’appela d’un signe de la main.

« Écoutez, me dit-elle. Si je venais à mourir, en seriez-vous fâché ?

— Quelles singulières idées vous avez aujourd’hui ! m’écriai-je.

— Je m’imagine que je ne vivrai pas longtemps ; il me semble souvent que tout ce qui m’entoure me fait ses adieux. — Plutôt mourir que de vivre comme... Ah ! ne me regardez pas ainsi, je vous assure que je ne feins pas ; sans cela je recommencerai à avoir peur de vous.

— Avez-vous donc eu peur de moi ?

— Si je suis étrange, reprit-elle, il ne faut pas me le reprocher. Voyez, je ne peux déjà plus rire... »

Elle resta triste et préoccupée jusqu’à la fin de la soirée. Je ne pouvais comprendre ce qui se passait en elle. Ses yeux s’arrêtaient souvent sur moi ; mon cœur se serrait sous ce regard énigmatique. Elle paraissait calme, et pourtant en fixant mes yeux sur elle, je me retenais pour ne pas lui dire de modérer son trouble. Je la contemplais avec émotion ; je trouvais un charme touchant dans la pâleur répandue sur ses traits, dans la timidité de ses mouvements indécis.

Elle, pendant ce temps, s’imaginait, je ne sais pourquoi, que j’étais de mauvaise humeur.

« Écoutez, me dit-elle avant mon départ, je crains par-dessus tout que vous ne me preniez pas au sérieux. Ajoutez foi dorénavant à tout ce que je vous dirai ; mais vous, à votre tour, usez de franchise avec moi, soyez sûr que je ne vous dirai jamais que la vérité : je vous en donne ma parole d’honneur ! »

Cette expression de « parole d’honneur » me fit sourire encore une fois.

« Ah ! ne riez pas, me dit-elle avec vivacité, sans quoi je vous répéterai ce que vous m’avez dit hier : « Pourquoi riez-vous ? » Vous rappelez-vous, ajouta-t-elle après un moment de silence, qu’hier vous me parliez d’ailes ? Ces ailes me sont poussées, mais je ne sais où voler.

— Allons donc ! lui répondis-je, tous les chemins vous sont ouverts. »

Elle me regarda fixement pendant quelques instants.

« Vous avez aujourd’hui une mauvaise opinion de moi, me dit-elle en fronçant un peu les sourcils.

— Moi ! une mauvaise opinion de vous ?...

— Qu’avez-vous donc à vous tenir là, avec ces faces de carême ? demanda Gaguine en ce moment. Voulez-vous que je vous joue une valse comme hier ?

— Non, non ! s’écria-t-elle en joignant les mains ; aujourd’hui pour rien au monde !

— Calme-toi ! je ne veux pas te contraindre...

— Pour rien au monde ! » répéta-t-elle en pâlissant.

« Est-ce qu’elle m’aimerait ? » pensai-je en m’approchant du Rhin, dont les eaux presque noires roulaient avec rapidité.

XIII

« Est-ce qu’elle m’aimerait ? » me demandai-je le lendemain matin en m’éveillant. Je craignais de m’interroger davantage. Je sentais que son image, l’image de la jeune fille au « rire forcé » s’était gravée dans mon esprit, et que je ne l’en effacerais pas facilement. Je me rendis à L. et j’y restai toute la journée, mais je ne vis Annouchka qu’en passant. Elle était indisposée, elle avait la migraine. Elle ne descendit que pour quelques minutes, le front entouré d’un mouchoir. Pâle et chancelante, elle avait les yeux à moitié fermés. Elle sourit un peu et me dit :

« Cela passera, ce n’est rien. Tout passe, n’est-ce pas ? »

Et elle sortit.

Je me sentis pris d’ennui, dominé par une sensation de vide et de tristesse, et pourtant je ne pouvais me décider à partir. Je rentrai tard à la maison sans l’avoir revue.

Je passai toute la matinée du lendemain dans une sorte de somnolence morale. J’essayai de me mettre à travailler : impossible, je ne pus rien faire ; je voulus m’efforcer de ne songer à rien, cela ne me réussit pas davantage. J’errai dans la ville, je rentrai à la maison, puis je ressortis de nouveau.

« N’êtes-vous pas monsieur N... ? » dit tout à coup derrière moi la voix d’un petit garçon.

Je me retournai, un enfant m’aborda :

« De la part de mademoiselle Anna. »

Et il me remit une lettre.

Je l’ouvris et reconnus son écriture rapide et incorrecte.

« Il faut absolument que je vous voie, me disait-elle. Trouvez-vous aujourd’hui, à quatre heures, dans la chapelle en pierre, sur la route qui conduit aux ruines. J’ai fait une grande imprudence... Venez, au nom du ciel ! vous saurez tout ; dites au porteur : Oui. »

« Y a-t-il une réponse ? demanda le petit garçon.

— Dis à la demoiselle oui, » lui répondis-je.

Et il s’éloigna en courant.

XIV

Je rentrai dans ma chambre, et, m’asseyant, je me mis à réfléchir. Mon cœur battait avec force. Je relus plusieurs fois la lettre d’Annouchka. Je regardai à ma montre : il n’était pas midi.

La porte s’ouvrit, et Gaguine entra. Je lui trouvai l’air sombre. Il me prit la main et la serra avec force. On voyait qu’il était sous l’impression d’une profonde émotion..

« Que vous est-il arrivé ? » lui demandai-je.

Gaguine prit une chaise et s’assit à côté de moi.

« Il y a trois jours, me dit-il avec un sourire contraint et une voix mal assurée, je vous ai raconté des choses qui vous ont surpris ; aujourd’hui, je vais vous étonner encore davantage. À un autre qu’à vous, je ne m’ouvrirais pas aussi franchement ; mais vous êtes un homme d’honneur, et, je veux le croire, un ami ; donc écoutez-moi : ma sœur Annouchka vous aime. »

Je tressaillis et me levai subitement.

« Votre sœur ? me dites-vous....

— Oui, reprit-il brusquement, je vous le dis, c’est une folle, et elle me fera perdre la tête. Heureusement elle ne sait pas mentir et me confie tout. Ah ! quel cœur elle a, cette enfant ! mais elle se perdra, c’est sûr !

— Vous êtes certainement dans l’erreur, m’écriai-je en l’interrompant.

— Non, je ne puis me tromper. Hier elle est restée couchée presque toute la journée sans rien prendre. Il est vrai qu’elle ne se plaignait de rien. Au reste, elle ne se plaint jamais. Je n’éprouvais aucune inquiétude, quoique vers le soir elle eût un peu de fièvre. Mais, vers les deux heures du matin, notre hôtesse vint me réveiller.

— Allez voir votre sœur, me dit-elle ; je la crois malade. »

Je courus à la chambre d’Annouchka et la trouvai encore habillée, dévorée de fièvre, tout en larmes ; elle avait la tête en feu ; ses dents claquaient.

« Qu’as-tu ? » lui demandai-je.

Elle se jeta à mon cou et me fit force prières de l’emmener au plus vite si je tenais à sa vie. Sans pouvoir rien comprendre, j’essaie de la tranquilliser ; ses sanglots redoublent, et, tout à coup, au plus fort de sa douleur, elle m’avoue... en un mot j’apprends qu’elle vous aime... Tenez ! vous et moi nous sommes des hommes faits, gouvernés par notre raison ; eh bien ! nous ne parviendrons jamais à comprendre combien les sentiments qu’Annouchka éprouve sont profonds et avec quelle violence ils se manifestent ; c’est quelque chose d’imprévu et d’irrésistible à la fois, comme l’explosion d’un orage. Vous êtes sans doute un homme fort aimable, continua Gaguine ; mais cependant comment lui avez-vous inspiré une passion aussi violente ? c’est ce que je ne conçois pas, je vous l’avoue ! Elle prétend que dès le premier jour où elle vous vit, elle s’attacha à vous. C’est pour cela qu’elle pleurait tant dernièrement en m’assurant qu’elle ne voulait au monde aimer que moi. Elle pense que vous la dédaignez, connaissant probablement son origine. Elle m’a demandé si je vous avais raconté son histoire ; je lui ai dit que non, comme vous pouvez le supposer ; mais sa pénétration m’effraie. Elle ne désire qu’une chose, c’est de partir, de partir au plus vite. Je suis resté auprès d’elle jusqu’au matin ; elle m’a fait promettre de nous mettre en route dès demain, et alors seulement elle s’est assoupie. Après mûre réflexion, je me suis décidé à venir conférer avec vous sur ce sujet. Selon moi, ma sœur a raison ; le mieux est de partir, et je l’aurais emmenée dès aujourd’hui s’il ne m’était pas venu une idée qui m’a arrêté. Qui sait ? il se pourrait que ma sœur vous plût ; alors, pourquoi nous séparer ? Aussi j’ai pris mon parti, et mettant mon amour-propre de côté, m’appuyant sur quelques observations que j’ai faites... oui... je me suis décidé à venir... à venir vous demander... »

Ici Gaguine, déconcerté, s’arrêta court.

« Veuillez m’excuser... de grâce... Je ne suis pas habitué à des entretiens de ce genre. »

Je lui pris la main.

« Vous voulez savoir, lui dis-je avec fermeté, si votre sœur me plaît ? — oui, elle me plaît ! »

Gaguine fixa ses yeux sur moi... « Mais enfin, reprit-il avec hésitation... l’épouseriez-vous ?

— Comment voulez-vous que je réponde nettement à cette question ? Je vous en fais juge... Est-ce que je le puis maintenant ?...

— Je le sais, je le sais, s’écria Gaguine, non, je n’ai pas le droit d’exiger une réponse de vous, et la question que je vous ai faite blesse en tous points les convenances, mais force m’a été d’agir ainsi. Il est imprudent de jouer avec le feu ! Vous ne vous doutez pas de ce que c’est qu’Annouchka. On peut s’attendre ou à la voir tomber malade, ou s’enfuir, ou bien... ou bien vous donner des rendez-vous... Une autre saurait cacher ses sentiments et patienter, mais elle ne le peut pas. C’est sa première épreuve, voilà le mal ! Si vous aviez été témoin de la manière dont elle sanglotait aujourd’hui à mes pieds, vous partageriez mes craintes. »

Je me mis à réfléchir ; les paroles de Gaguine : « vous donner des rendez-vous, » me serrèrent le cœur. Il me paraissait honteux de ne pas répondre par un aveu loyal à son honnête franchise.

« Oui ! lui dis-je enfin, vous avez raison, j’ai reçu il y a une heure de cela une lettre de votre sœur : la voilà. » — Il la prit, la parcourut rapidement, et laissa retomber ses mains sur ses genoux. La surprise qu’exprimaient ses traits aurait été plaisante, si j’avais pu songer à rire en ce moment.

« Vous êtes un homme d’honneur, me dit-il ; je n’en suis pas moins embarrassé de ce que j’ai à faire. Comment ! elle me demande à fuir, et dans cette lettre elle se reproche son imprudence ! Mais quand donc a-t-elle eu le temps de vous écrire ? et quelles sont ses intentions à votre égard ?»

Je le rassurai et nous nous appliquâmes avec autant de sang-froid qu’il nous fut possible à discuter ce que nous avions à faire. Voici le parti auquel nous nous arrêtâmes enfin pour prévenir tout malheur ; il fut convenu que j’irais au rendez-vous et m’expliquerais loyalement avec Annouchka : Gaguine s’engagea à rester chez lui sans paraître savoir qu’il avait vu la lettre, et il fut en outre décidé que nous nous retrouverions le soir.

« J’ai pleine confiance en vous, me dit-il en me serrant la main, ayez des ménagements pour elle et pour moi ; mais nous n’en partirons pas moins demain, ajouta-t-il en se levant, puisqu’il est certain que vous ne l’épouserez pas.

— Donnez-moi jusqu’à ce soir, lui répondis-je.

— Soit ! mais vous ne l’épouserez pas ! »

Il sortit ; je me jetai sur le divan et fermai les yeux. J’avais des vertiges : trop d’impressions s’étaient à la fois heurtées dans ma tête. J’en voulais à Gaguine de sa franchise, j’en voulais à Annouchka : son amour me pénétrait de joie... et pourtant je m’en sentais alarmé.

Je ne pouvais m’expliquer ce qui l’avait engagée à faire à son frère un aveu complet. Ce qui me causait surtout un véritable supplice, c’était la nécessité fatale de prendre une décision soudaine et presque instantanée.

« Épouser une fille de dix-sept ans, d’un naturel comme le sien : c’est impossible ! » m’écriai-je en me levant.

XV

À l’heure convenue je passai le Rhin, et la première personne que je rencontrai sur le bord, fut le même petit garçon qui était venu me trouver le matin. Il semblait m’attendre. « De la part de Mademoiselle Anna, » me dit-il, en baissant la voix, et il me remit un nouveau billet.

Annouchka m’annonçait que le lieu du rendez-vous était changé. Elle me disait de me trouver dans une heure et demie, non pas à la chapelle, mais chez dame Louise ; je devais frapper à la porte, entrer et monter trois étages.

« Encore une fois Oui ? me demanda le petit garçon.

— Oui, » lui répondis-je, et je me dirigeai le long du rivage. Je n’avais pas assez de temps devant moi pour revenir à la maison, et je ne voulais pas errer par les rues. Derrière les murs de la ville s’étendait un petit jardin avec un jeu de quilles recouvert d’un toit et des tables pour les buveurs de bière. J’y entrai.

Plusieurs Allemands d’un âge mûr jouaient aux quilles ; les boules roulaient avec bruit, des acclamations se faisaient entendre de temps à autre. Une jolie petite servante aux yeux gonflés par les larmes m’apporta une cruche de bière ; je la regardai en face, elle se détourna brusquement et s’éloigna.

« Oui, oui ! murmura un gros bourgeois aux joues vermeilles qui était assis près de moi : notre Hannchen est aujourd’hui très-affligée, son fiancé s’est enrôlé. » Je la regardai en ce moment : retirée dans un coin, elle avait une joue appuyée sur sa main, et de grosses larmes coulaient lentement le long de ses doigts. Quelqu’un demanda de la bière, elle lui en apporta une cruche et alla reprendre sa place. Cette douleur rejaillit sur moi, je me mis à songer à mon rendez-vous avec tristesse et inquiétude. — Ce n’était pas avec un cœur léger que je me rendais à cette entrevue, je ne devais pas m’y abandonner aux joies d’un amour partagé, je devais y tenir ma parole, remplir une tâche difficile. « Jouer avec le feu est imprudent. » Cette expression dont Gaguine s’était servie en parlant de sa sœur, avait pénétré comme une flèche acérée jusqu’au fond de mon âme. Pourtant trois jours auparavant, dans ce bateau que les flots emportaient, n’étais-je pas tourmenté par une soif de bonheur ? Maintenant je pouvais la satisfaire et j’hésitais : je repoussais ce bonheur, je me voyais obligé de le repousser : ce qu’il présentait d’imprévu m’effrayait. Annouchka elle-même, avec sa tête ardente, son éducation, cette fille étrange et pleine de séduction, je l’avoue, franchement, elle me faisait peur.

Ces sentiments se combattirent longtemps en moi. Le moment fixé approchait. « Je ne puis pas l’épouser, me dis-je enfin ; elle ne saura pas que je l’ai aimée ! »

Je me levai, mis un thaler dans la main de la pauvre Hannchen (elle ne me remercia même pas), et je me dirigeai vers la maison de dame Louise.

Les ombres du soir descendaient déjà dans l’air, et au-dessus de la rue obscure s’étendait une étroite bande de ciel empourprée par le soleil couchant. Je frappai doucement à la porte, elle s’ouvrit immédiatement.

Je franchis le seuil et me trouvai dans une obscurité complète.

« Par ici, me dit une voix cassée, on vous attend. »

Je fis quelques pas à tâtons, une main osseuse saisit la mienne.

« Est-ce vous, dame Louise ? demandai-je.

— Oui ! me répondit la même voix, c’est moi, mon beau jeune homme. »

La vieille me fit monter un escalier très-roide et s’arrêta sur le palier du troisième étage. Je reconnus alors à la faible lueur que laissait pénétrer une petite lucarne la figure ridée de la veuve du bourgmestre. Un sourire malin et doucereux entr’ouvrait sa bouche édentée et faisait grimacer ses yeux éteints. Elle me montra une porte. Je l’ouvris d’un mouvement convulsif et la refermai avec force derrière moi.

XVI

La petite chambre dans laquelle je me trouvai était assez sombre et je fus quelques instants avant d’y apercevoir Annouchka.

Elle se tenait assise près de la fenêtre, enveloppée d’un grand châle, la tête tournée et presque cachée, comme un oiseau effarouché. Je me sentis pour elle une compassion profonde ; je m’approchai, elle détourna la tête encore davantage.

« Anna Nikolaëvna ! » lui dis-je.

Elle se retourna vivement et voulut attacher son regard sur le mien, mais n’en eut point la force. Je m’emparai de sa main, elle resta comme celle d’une morte, immobile et froide dans la mienne.

« Je voulais, dit-elle, avec un effort pour sourire... mais ses lèvres pâles ne s’y prêtèrent pas... je voulais... Non ! impossible, » murmura-t-elle, et elle se tut ; en effet, sa voix faiblissait à chaque mot.

Je m’assis auprès d’elle.

« Anna Nikolaëvna ! » dis-je encore une fois, et à mon tour, je ne pus rien ajouter. Il se fit un grand silence. Retenant sa main dans la mienne, je la contemplais. Affaissée sur elle-même, elle respirait avec peine et mordait doucement sa lèvre inférieure, afin de retenir, de ne pas laisser échapper des larmes qui brûlaient de se frayer un passage. Je continuais à la regarder ; il y avait dans son attitude immobile et craintive une expression de faiblesse profondément touchante. On eût dit qu’elle était tombée anéantie sur cette chaise d’où elle ne pouvait bouger. Mon cœur fut pénétré de pitié.

« Annouchka ! » lui dis-je à voix basse.

Elle leva lentement ses yeux vers moi.

O regard de la femme dont le cœur vient de s’ouvrir à l’amour ! où trouver des mots pour te décrire ?... Ils suppliaient, ces yeux, ils interrogeaient, ils s’abandonnaient... Je ne pus leur résister, un feu subtil courut dans mes veines, je me penchai sur sa main et la couvris de baisers... Soudain, mon oreille fut frappée d’un son frémissant, semblable à un sanglot brisé, je sentis passer sur mes cheveux une main qui tremblait comme une feuille. Je levai la tête et j’aperçus son visage... Quelle transfiguration subite s’y était opérée !... l’effroi en avait disparu, le regard s’enfuyait je ne sais où et m’invitait à le suivre, ses lèvres s’étaient légèrement entr’ouvertes, son front seul conservait la pâleur du marbre, tandis que les boucles de ses cheveux flottaient derrière sa tête comme si un souffle du vent les avait repoussées !

J’oubliai tout, je l’attirai vers moi par sa main qui n’opposait aucune résistance et dont l’impulsion fut suivie par le corps ; puis son châle glissa le long de ses épaules, sa tête s’inclina et se posa doucement sur ma poitrine, sous les baisers de mes lèvres ardentes...

« À vous !... » murmura-t-elle d’une voix mourante.

Tout à coup le souvenir de Gaguine me frappa comme la foudre.

« Que faisons-nous ? m’écriai-je en me rejetant convulsivement en arrière... Votre frère sait tout, il sait que nous sommes ici ensembles ! »

Annouchka retomba sur la chaise.

« Oui, lui dis-je, en me levant et m’éloignant d’elle, votre frère sait tout !... J’ai été forcé de lui tout avouer.

— Forcé ? » balbutia-t-elle ; on voyait qu’elle me comprenait à peine.

— Oui, oui, répétai-je avec une sorte de dureté ; et c’est votre faute, à vous, à vous toute seule ! Quel motif aviez-vous pour livrer votre secret ? Étiez-vous contrainte de tout avouer à votre frère ? Il est venu ce matin et m’a répété tout votre entretien. » Je tâchais de ne plus la regarder et marchais à grands pas dans la chambre.

« Maintenant, repris-je, tout est perdu, tout, absolument tout. »

Annouchka voulut se lever.

« Restez ! m’écriai-je. Restez, je vous en conjure, ne craignez rien, vous avez affaire à un homme d’honneur. — Mais au nom du ciel, parlez ! Quelle a été la cause de vos alarmes ? Avais-je changé de conduite à votre égard ? Quant à moi, lorsque votre frère est venu me trouver aujourd’hui, je ne pouvais faire autrement que de lui avouer où nous en étions ensemble. »

« Pourquoi lui dire tout cela ? » pensais-je en moi-même, et l’idée que j’étais un lâche séducteur, que Gaguine était instruit de notre rendez-vous, que tout était dévoilé, perdu sans retour, me traversait incessamment l’esprit.

« Je n’ai pas fait appeler mon frère cette nuit, dit-elle d’une voix étouffée, il est venu de lui-même,

— Voyez pourtant à quoi cela vous a menée ? Maintenant vous voulez partir...

— Oui, il faut que je parte, me dit-elle d’une voix tout aussi faible. Je ne vous ai prié de venir ici que pour vous faire mes adieux.

— Et vous croyez peut-être, m’écriai-je, que me séparer de vous ne coûtera rien à mon cœur ?

— Mais alors, pourquoi fallait-il que vous fissiez des confidences à mon frère ? reprit Annouchka d’un ton de stupeur.

— Je vous le répète, je ne pouvais faire autrement. Si vous ne vous étiez pas trahie vous-même...

— Je m’étais enfermée dans ma chambre, reprit elle naïvement, je ne savais pas que l’hôtesse eût une autre clef. »

Cette excuse innocente me mit en ce moment presque en colère... et maintenant, je ne puis y songer sans une émotion profonde. Pauvre enfant, âme honnête et franche !...

« Ainsi, tout est fini, repris-je encore une fois, fini... et il faut nous quitter... »

Je la regardai à la dérobée... Le rouge lui montait au visage ; la honte et la terreur, je ne le sentais que trop, s’emparaient d’elle. De mon côté, j’allais et je venais, tout en parlant comme en proie à un accès de fièvre. « Il y avait dans mon âme, continuai-je, un sentiment qui commençait à éclore, et auquel vous n’avez pas laissé le temps de se développer ! Vous-même avez brisé le lien qui nous unissait : vous avez manqué de confiance envers moi. »

Tandis que je parlais, Annouchka s’était de plus en plus penchée en avant... Tout à coup, elle tomba à genoux, cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter. Je courus à elle, j’essayai de la relever, mais elle opposait une résistance opiniâtre.

Des larmes de femme me bouleversent de fond en comble. Je m’écriai :

« Anna Nicolaëvna !... Annouchka... de grâce... au nom du ciel... calmez-vous... je vous en conjure ! »

Et je repris sa main dans les miennes.

Mais au moment où je m’y attendais le moins, elle se releva subitement, puis, avec la rapidité de l’éclair, courut vers la porte et disparut.

Dame Louise, qui entra quelques instants après dans la chambre, me trouva à la même place comme frappé de la foudre.

Je ne pouvais comprendre comment cette entrevue avait pu se terminer aussi promptement et d’une manière aussi ridicule, avant que j’eusse exprimé la centième partie de ce que je me proposais de dire, avant que j’eusse pu seulement prévoir quelles en seraient les conséquences.

« Mademoiselle est-elle donc partie ? » me demanda dame Louise en levant ses sourcils jaunes jusqu’au sommet de son front.

Je la regardai d’un air hébété et sortis.

XVII

Je traversai la ville et marchai droit devant moi dans les champs. Un dépit violent me rongeait le cœur. Je m’accablais de reproches. Comment ne m’étais-je pas rendu compte du motif qui avait porté la jeune fille à changer le lieu de notre entrevue ? Comment n’avais-je pas apprécié ce qu’il lui en avait coûté pour se rendre chez cette vieille ? comment enfin ne l’avais-je pas retenue ?

Seul avec elle dans cette chambre sombre, isolée j’avais eu le courage de la repousser et de lui faire des remontrances, et maintenant son image me poursuivait, je lui demandais pardon... sa figure pâle, ses yeux timides et pleins de larmes, ses cheveux en désordre tombant sur son col incliné, le contact de son front qui s’était appuyé sur ma poitrine, tous ces souvenirs me mettaient hors de moi, et je croyais encore l’entendre murmurer : « À vous ! »

Je me répétais : j’ai obéi à la voix de ma conscience... Mais non ! c’était faux, car, bien certainement, je n’aurais jamais appelé de mes vœux un dénoûment pareil. — Et puis, m’en séparer, vivre sans elle, en aurai-je bien la force ?... Insensé ! misérable insensé que je suis, m’écriai-je enfin avec colère....

Pendant ce temps, la nuit était venue. Je me dirigeai à grands pas vers la demeure d’Annouchka.

XVIII

Gaguine vint à ma rencontre. « Avez-vous vu ma sœur ? me cria-t-il de loin.

— Elle n’est donc pas à la maison ? lui demandai-je.

— Non.

— Elle n’est pas rentrée ?

— Non.... mais j’ai un reproche à me faire, continua-t-il : malgré la promesse que je vous avais faite, je n’ai pu m’empêcher d’aller à la chapelle. Je ne l’y ai pas trouvée. Ne s’y est-elle donc pas rendue ?

— Non, elle n’a pas été à la chapelle.

— Et vous ne l’avez pas vue ? »

Je fus obligé d’avouer que je l’avais vue.

« Où donc ?

— Chez dame Louise... je l’ai quittée il y a une heure, je pensais qu’elle était de retour.

— Attendons-la, » me dit Gaguine.

Nous entrâmes dans la maison et je m’assis auprès de lui.

Nous étions silencieux ; une contrainte pénible nous tenait tous les deux. L’oreille tendue au moindre bruit, tantôt nous nous regardions à la dérobée, tantôt nous fixions nos yeux sur la porte.

« Je n’y tiens plus ! dit-il, en se levant. Elle me fera mourir d’inquiétude. Allons à sa recherche.

— Oui, partons ! »

Nous sortîmes. Il faisait déjà nuit.

« Voyons, comment cela s’est-il passé ? demanda Gaguine, en enfonçant son chapeau sur ses yeux.

— Notre entrevue n’a duré que cinq minutes, tout au plus, et je lui ai parlé comme nous en étions convenus.

— Savez-vous, me dit-il, je crois que nous ferions mieux de nous séparer. Cherchons-la, chacun de notre côté, c’est le moyen de la rencontrer plus tôt : mais dans tous les cas, revenez à la maison dans une heure. »

XIX

Je descendis rapidement le sentier qui traversait les vignobles et j’entrai dans la ville ; après en avoir parcouru toutes les rues à la hâte et jeté les yeux par tout, même sur les fenêtres de dame Louise, je gagnai le Rhin et me mis à suivre le rivage en courant ; çà et là j’apercevais des formes féminines, mais point d’Annouchka. Ce n’était plus le dépit qui me rongeait, c’était une terreur secrète ; plus encore, c’était le repentir que je ressentais, la pitié la plus ardente, l’amour enfin, oui, l’amour le plus tendre. Je me tordais les bras, j’appelais Annouchka, au milieu des ténèbres croissantes de la nuit, d’abord à demi-voix, puis de plus en plus haut ; je répétais cent fois que je l’aimais en jurant de ne la point abandonner : j’aurais donné tout au monde pour presser de nouveau sa main froide, pour entendre de nouveau sa voix timide, pour la revoir devant mes yeux. Elle avait été si près de moi ; elle était venue à moi avec tant de résolution, dans toute la franchise de son cœur, elle m’avait apporté sa jeunesse, sa candeur... et moi, je ne l’avais pas serrée dans mes bras, je m’étais privé du bonheur de voir son charmant visage s’épanouir... Cette pensée me rendait fou !

« Où peut-elle être allée ? Qu’a-t-elle pu faire ?... » m’écriai-je dans la rage impuissante de mon désespoir.

Quelque chose de blanchâtre m’apparut tout à coup sur le bord de l’eau. Je connaissais cet endroit. Là, sur la tombe d’un homme qui s’était noyé soixante-dix ans auparavant, s’élevait une croix de pierre à demi enfoncée dans le sol et couverte de caractères presque illisibles. Mon cœur battait à se rompre. Je courus à la croix, la forme blanche avait disparu.

« Annouchka ! » criai-je d’une voix tellement sauvage que j’en fus effrayé moi-même.

Mais personne ne répondit : je me décidai enfin à aller savoir si Gaguine ne l’avait pas retrouvée.

XX

En montant rapidement le chemin des vignobles, j’aperçus de la lumière dans la chambre d’Annouchka. Cette vue me calma un peu. Je m’approchai de la maison, la porte d’entrée était fermée : je frappai. Une fenêtre qui n’était pas éclairée s’ouvrit doucement à l’étage inférieur, et Gaguine y passa la tête.

« Vous l’avez retrouvée ? lui demandai-je.

— Elle est revenue, me répondit-il à voix basse ; elle est dans sa chambre et va se coucher. Tout est pour le mieux.

— Dieu soit loué ! m’écriai-je dans un accès de joie indicible : Dieu soit loué ! Maintenant tout va bien, mais vous savez que nous avons encore à causer ensemble.

— Pas maintenant, me répondit-il, en fermant à demi la fenêtre ; une autre fois... en attendant : adieu !

— À demain, lui dis-je, demain tout se décidera.

— Adieu, » répéta Gaguine.

La fenêtre se ferma.

Je fus sur le point d’aller y frapper. — J’avais envie de dire à Gaguine à l’instant même que je demandais la main de sa sœur ! mais une proposition de mariage à pareille heure... « À demain, pensai-je, demain je serai heureux... »

Le bonheur n’a pas de lendemain : il n’a pas non plus d’hier ; il ne se souvient pas du passé, il ne pense pas à l’avenir ; il ne connaît que le présent, et encore ce présent n’est-il pas un jour, mais un instant.

Je ne sais pas comment je revins à Z... Ce n’étaient pas mes jambes qui me portaient, ce n’était pas un bateau qui me transporta sur l’autre rive ; j’étais soulevé par je ne sais quelles ailes larges et puissantes.

Je passai devant un buisson où chantait un rossignol. Je m’arrêtai, je l’écoutai longtemps, il me sembla qu’il chantait mon amour et ma félicité.

XXI

En approchant le lendemain matin de la maison blanche, je fus frappé de voir les fenêtres ouvertes, ainsi que la porte d’entrée. Des morceaux de papier étaient éparpillés sur le seuil ; une servante, son balai à la main, parut à la porte. Je me dirigeai de ce côté.

« Ils sont partis ! me cria-t-elle, avant que je lui eusse demandé si Gaguine était chez lui.

— Partis ! répétai-je, comment cela ? Où vont-ils ?

— Ils sont partis ce matin à six heures, et n’ont pas dit où ils allaient. Mais n’êtes-vous pas Monsieur N... ?

— Oui.

— Eh bien ! ma maîtresse a une lettre pour vous. » Elle monta et revint une lettre à la main.

« Tenez, dit-elle, la voici.

— Il doit y avoir erreur, c’est impossible ! balbutiai-je... »

La servante me regarda d’un air stupide et se remit à balayer.

J’ouvris la lettre ; elle était de Gaguine. Pas une ligne d’Annouchka !

En commençant il me priait de lui pardonner ce départ précipité : il ajoutait que lorsque je serais de sang-froid, j’approuverais, sans doute, sa détermination. C’était le seul moyen de sortir d’une position embarrassante et qui pouvait devenir périlleuse.

« Hier soir, » me disait-il, « pendant que nous attendions silencieusement Annouchka, je me confirmai dans la nécessité d’une séparation. Il y a des préjugés que je respecte ; je comprends que vous ne pouviez pas l’épouser. Elle m’a tout raconté, et pour son repos j’ai dû céder à ses pressantes supplications. »

À la fin de la lettre il exprimait le regret qu’il éprouvait de rompre si tôt nos relations amicales ; puis il faisait des vœux pour mon bonheur, me serrait la main et me demandait en grâce de ne pas chercher à les rejoindre.

« Il est bien question de préjugés ! m’écriai-je, comme s’il pouvait m’entendre..... Sottises que tout cela ! De quel droit peut-il me l’enlever ? » Je me pris la tête avec désespoir.

La servante s’étant mise à appeler sa maîtresse à grands cris, son effroi me fit rentrer en moi-même. Je me sentis sous l’empire d’une pensée unique : les retrouver, les retrouver à tout prix ! Supporter un semblable coup, se résigner à un dénoûment de ce genre était vraiment au-dessus de mes forces ! J’appris de l’hôtesse qu’ils étaient partis à six heures pour descendre le Rhin en bateau à vapeur. Je me rendis au bureau, on me dit qu’ils avaient pris des places pour Cologne. Je retournai chez moi pour emballer mes effets et suivre immédiatement leur trace.

Comme je passais devant. la maison de dame Louise, je m’entendis appeler. Je levai la tête et aperçus la femme du bourgmestre à la fenêtre de la chambre où la veille j’avais vu Annouchka. Sur ses lèvres errait ce sourire déplaisant que je lui connaissais. Elle me fit un signe d’appel. Je me détournai et me disposais à passer outre, mais elle me cria qu’elle avait quelque chose à me remettre : ces paroles m’arrêtèrent et j’entrai dans la maison. Comment vous exprimer mon émotion, lorsque je me retrouvai dans cette petite chambre ?

« À vrai dire, commença la vieille en me montrant un billet, je n’aurais dû vous remettre cela que si vous étiez venu chez moi, de votre propre mouvement ; mais vous êtes un si beau jeune homme... tenez ! » Je pris le billet, je lus sur un petit morceau de papier les lignes suivantes tracées à la hâte, au crayon :

« Adieu ! nous ne nous reverrons plus. Ce n’est pas par fierté que je m’éloigne, c’est que je ne puis faire autrement. Hier, lorsque je pleurais devant vous, si vous m’aviez dit un mot, un seul mot, je serais restée. Vous ne l’avez pas prononcé... Qui sait ? Peut-être est-ce mieux que cela ait été ainsi. Adieu pour toujours ! ».

Elle n’avait attendu qu’ « un seul mot ! » Insensé que j’étais ! Ce mot, je le répétais la veille avec des larmes, je le jetais au vent, je le criais au milieu des champs déserts, mais je ne le lui avais pas dit, je ne lui avais pas dit que je l’aimais ! Oui, il m’avait alors été impossible de prononcer ce mot. Dans cette chambre fatale où je m’étais trouvé vis-à-vis d’elle, je n’avais pas encore nettement conscience de mon amour ; il ne s’était pas éveillé alors même que, dans un silence morne et stupide, je me tenais auprès de son frère..... il n’avait éclaté, subit et irrésistible, que peu d’instants après, lorsque, épouvanté par la pensée d’un malheur, je m’étais mis à la chercher en l’appelant à grands cris : mais alors déjà il était trop tard !.... — C’est impossible, me dira-t-on ; — je ne sais si c’est possible, mais je sais que ce fut ainsi. Annouchka ne serait pas partie, si elle avait eu la moindre coquetterie, si elle ne se fût trouvée dans une position essentiellement fausse. Une situation indécise que toute autre femme eût acceptée, elle l’avait trouvée intolérable. Ceci ne m’était pas venu à l’esprit. Mon mauvais génie, lors de ma dernière entrevue avec Gaguine, sous sa fenêtre obscure, avait retenu cet aveu qui était sur mes lèvres, et ainsi le dernier fil que je pouvais saisir encore s’était échappé de mes mains.

Je retournai le même jour à L. avec mes bagages et partis pour Cologne. Je me souviens qu’au moment où le bateau quittait la rive, et où je disais adieu à toutes ces rues, à tous ces lieux que je ne devais plus oublier, j’aperçus Hannchen, la petite servante. Elle était assise sur un banc près du rivage : quoique encore pâle, sa figure n’était plus chagrine, Un beau jeune garçon était à côté d’elle, et lui parlait en riant ; tandis qu’à l’autre bord du Rhin, ma petite madone, perdue dans le sombre feuillage du vieux frêne, me suivait tristement du regard.

XXII

À Cologne, je retrouvai la trace de Gaguine et de sa sœur. J’appris qu’ils étaient partis pour Londres. Je me dirigeai immédiatement vers cette ville : toutes les recherches que j’y fis, restèrent infructueuses. Longtemps je ne me laissai pas décourager ; longtemps je fis preuve d’une persistance opiniâtre, mais il me fallut enfin renoncer à tout espoir de les rejoindre.

Et je ne les revis plus ! je ne revis plus Annouchka !... On me donna plus tard des nouvelles assez vagues de son frère : quant à elle, je n’en ai jamais plus entendu parler, je ne sais même pas si elle vit encore.

Il y a quelques années, dans un voyage que je fis, j’entrevis un instant, à la portière d’un wagon, une femme dont la figure avait une ressemblance avec ces traits que je n’oublierai jamais : mais cette ressemblance n’était sans doute que l’effet du hasard ! Annouchka est demeurée dans mon souvenir la jeune fille qu’à notre dernière entrevue je vis, pâle et tremblante, s’appuyant au dos d’une chaise en bois, dans l’angle obscur d’une chambre isolée.

D’ailleurs je dois avouer que le cours de ma douleur ne fut pas de longue durée. Bientôt j’en vins à me persuader que le sort m’avait été favorable en empêchant mon mariage avec elle, et qu’une femme de ce caractère ne m’eût certainement pas rendu heureux. J’étais jeune encore à cette époque, et ce temps si court et si restreint qu’on nomme l’avenir me semblait infini : ce que j’ai rencontré une fois sur ma route, me disais-je, ne puis-je pas le retrouver de nouveau plus charmant et plus complet ? J’ai connu depuis d’autres femmes, mais ce sentiment si tendre, que jadis Annouchka m’avait inspiré, ne s’est plus renouvelé. Non, aucun regard n’a remplacé pour moi le regard de ces yeux attachés sur les miens ; il ne m’a plus été donné d’étreindre contre ma poitrine un cœur aux battements duquel le mien répondit avec une ivresse aussi joyeuse. Condamné à l’existence solitaire de l’homme errant, sans foyer domestique, je touche aux jours les plus tristes de la vie ; mais je conserve comme une relique ses deux petits billets et une branche desséchée de géranium, celle qu’un jour elle me jeta par la fenêtre ; elle exhale maintenant encore une faible odeur, tandis que la main qui me l’a donnée, cette main que je ne pus presser sur mes lèvres qu’une seule fois, est peut-être depuis longtemps réduite en poussière. Et moi-même, que suis-je devenu ? Qu’est-il resté en moi de l’homme d’autrefois, de toutes ces agitations, de mes projets, de mes espérances ambitieuses ?..... Ainsi la senteur légère d’un brin d’herbe survit à toutes les joies, à toutes les douleurs humaines, survit à l’homme lui-même !

 

 



 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 juillet 2014.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] « Grüne gewölbe. » Collection de pierres précieuses, perles, émaux, etc.

[2] Annouchka ou Assia, diminutif d’Anna.

[3] Vers d’une romance de Glinka.

[4] Diminutifs de Marie et de Catherine.

[5] Air national russe.

[6] Poëme de Pouchkine

[7] Au lieu de : mère le texte russe dit : nourrice.

[8] Héroïne du poëme.