LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Ivan Tourgueniev
(Тургенев Иван Сергеевич)
1818 — 1883
L’EXÉCUTION DE TROPPMANN
(Казнь Тропмана)
1870
Traduction d’Isaac Pavlovsky, parue dans Souvenirs
sur Tourguéneff, Paris, Savine, 1887.
TABLE
Au mois de janvier de cette année, me trouvant à Paris, à table chez un de mes amis, je reçus de Maxime Ducamp l’invitation tout à fait inattendue d’assister à l’exécution de Troppmann.
Il ne s’agissait pas seulement de son exécution ; Ducamp me proposait de me faire mettre au rang des rares privilégiés autorisés à entrer dans la prison même.
On n’a pas encore oublié le crime horrible commis par Troppmann ; mais, en ce temps-là, Paris s’intéressait autant, sinon plus, à lui et à son exécution prochaine, qu’au nouveau ministère pseudo-parlementaire, qu’à l’assassinat de Victor Noir tué de la main du prince Pierre Bonaparte si étonnamment acquitté depuis.
Dans toutes les vitrines des photographes, on voyait des rangées entières de portraits qui représentaient un jeune gaillard, au large front, aux petits yeux noirs, aux lèvres lippues. C’était l’illustre assassin de Pantin.
Depuis plusieurs nuits de suite, des milliers de blousards se rassemblaient dans les environs de la Roquette, pour voir si on n’allait pas monter la guillotine, et se dispersaient seulement après minuit.
Pris à l’improviste par l’invitation de Ducamp, je ne réfléchis pas longtemps et j’acceptai. Une fois ma parole donnée d’être au rendez-vous, près de la statue du prince Eugène, au boulevard du même nom, à onze heures du soir, je ne voulus plus la reprendre. Une fausse pudeur m’empêcha de le faire. Si on allait penser que je manque de courage !
Pour me punir moi-même et donner un enseignement aux autres, je veux maintenant raconter tout ce que j’ai vu, revivre par le souvenir toutes les pénibles impressions de cette nuit. Peut-être la curiosité du lecteur ne sera pas seule satisfaite ; peut-être trouvera-t-il quelque utilité dans mon récit.
Devant la statue du prince Eugène, avec une poignée d’hommes, Ducamp nous attendait.
Parmi eux, se trouvait également M. Claude, le célèbre chef de la police de sûreté, à qui Ducamp me présenta.
Les autres étaient, comme moi, des visiteurs privilégiés, journalistes, chroniqueurs, etc.
Ducamp me prévint que très probablement nous aurions à passer la nuit sans sommeil dans l’appartement du commandant-directeur de la prison. L’exécution des condamnés a lieu, l’hiver, à sept heures du matin ; mais il fallait être rendu avant minuit : autrement on ne pourrait plus fendre la foule.
De la statue du prince Eugène jusqu’à la place de la Roquette, il n’y a pas plus d’un demi-kilomètre. Je n’ai encore rien vu d’extraordinaire. Il n’y avait, sur les boulevards, pas plus de monde que d’ordinaire. On eût peut-être pu remarquer que tous avançaient, quelques-uns mêmes, surtout les femmes, par saccades, dans la même direction. En outre, tous les cafés, tous les mastroquets étincelaient de lumière, ce qui est rare dans ce quartier éloigné de Paris, surtout à une heure si tardive.
La nuit n’était pas brouillardeuse, mais terne, humide sans pluie, froide sans frimas, une vraie nuit française de janvier.
M. Claude déclara qu’il était temps d’aller, et nous nous mîmes en route.
Il conservait son sans-gêne tranquille d’homme affairé, chez lequel des accidents pareils ne produisent plus d’autre sensation qu’un désir de se débarrasser au plus vite d’un devoir qui manque de gaieté.
M. Claude est un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, trapu, aux larges épaules, à la tête ronde, aux cheveux ras, aux traits petits, presque minuscules. Le front seul, le menton et la nuque, sont excessivement larges. Une énergie inébranlable se pressent dans sa voix égale et sèche, dans ses petits yeux pâles et gris, dans ses doigts courts et forts, dans ses pieds musclés, dans tous ses mouvements lents mais fermes. Il est, dit-on, un maître dans son art, un malin qui inspire une grande terreur à tous les voleurs et assassins. Les criminels politiques ne sont pas de son ressort.
Son collègue, M. J., que Ducamp me loua aussi beaucoup, a l’air d’un homme doux, presque sentimental, de manières plus fines.
À part ces deux messieurs, et peut-être aussi Ducamp, nous étions tous — ou peut-être cela m’a-t-il paru ainsi — un peu gênés et comme confus, quoique nous suivions vaillamment la file, comme à la chasse.
À mesure que nous nous approchions de la prison, il devenait plus populeux autour de nous, quoique de vraie foule il n’y en eût pas encore. On n’entendait ni cris ni conversations à haute voix. On voyait que la représentation ne commençait pas encore. Seuls, les gamins tourbillonnaient autour ; et, fourrant les mains dans les poches de leur pantalon et rabattant la visière de leur casquette sur leur nez, ils marchaient de çà et de là avec cette démarche traînante, cette démarche de canard qu’on ne voit qu’à Paris, et qui, en un clin d’œil, se transforme en une course agile et des bonds de singe.
— Le voilà, le voilà ! c’est lui ! dirent quelques voix autour de moi.
— Savez-vous ? me dit Ducamp. On vous prend pour le bourreau.
— Un bon début, pensai-je.
M. de Paris, avec lequel je fis connaissance cette même nuit, est aussi chenu et de la même taille que moi.
Tout à coup surgit un espace pas trop large, limité des deux côtés par des édifices semblables à des casernes, d’un aspect sale, d’une architecture vulgaire.
C’est la place de la Roquette.
À gauche, se trouve une prison, celle des jeunes détenus ; à droite, la maison de dépôt pour les condamnés, ou la prison de la Roquette.
Cette place était coupée en travers par des soldats placés sur quatre rangs. Quatre rangées pareilles s’alignaient à quatre cents pas derrière les premiers. Généralement, il n’y a pas de soldats ; mais cette fois, le gouvernement, à cause du renom de Troppmann et de l’état des esprits échauffés par l’assassinat de Noir, croyait utile de ne pas se limiter à la police seule et employait des mesures extraordinaires.
Les portes principales de la Roquette se trouvaient juste au milieu du vide laissé par les soldats. Quelques sergents de ville se promenaient lentement devant les portes.
Un jeune officier, assez gros, avec un képi très richement galonné, se précipita sur notre groupe avec une insolence qui m’a aussitôt rappelé le temps passé dans ma patrie ; mais, ayant reconnu les siens, il se calma.
Avec de grandes précautions, on entr’ouvrit à peine les portes et on nous laissa passer dans un petit poste, près des portes. Après nous avoir bien regardés et questionnés, on nous conduisit à travers deux cours intérieures, l’une grande et l’autre petite, dans l’appartement du commandant.
Ce commandant, un homme fort, haut, avec des moustaches et une barbiche grises, la figure typique d’un officier de ligne français, le nez aquilin, les yeux immobiles et rapaces, et le crâne tout petit, nous reçut avec bonhomie et amabilité. Mais, malgré sa propre volonté, à chacun de ses gestes et de ses mots, on ne pouvait point ne pas remarquer que c’était un gaillard solide, un serviteur aveuglément dévoué, qui ne s’arrêterait pas devant l’exécution d’un ordre de son maître, quel qu’il soit. D’ailleurs, il a déjà prouvé son zèle : la nuit du coup d’État du Deux-Décembre, il occupa avec son bataillon l’imprimerie du Moniteur.
Comme un vrai galant homme, il mit à notre disposition tout son appartement. Il se trouvait au second étage du corps principal, et consistait en quatre pièces assez bien meublées. Dans deux de ces pièces, il y avait des cheminées avec du feu. Une petite levrette, avec une patte déhanchée et des yeux tristes, comme si elle se sentait également prisonnière, en faisant frétiller sa queue, boitait d’un tapis sur l’autre.
Nous autres, — je veux dire les visiteurs, — nous étions huit.
Quelques-uns m’étaient connus d’après leurs photographies (Sardou, Albert Wolf), mais je ne voulais causer avec personne.
Nous étions assis sur des chaises. Ducamp était sorti avec M. Claude.
Il va sans dire que Troppmann est devenu le sujet de notre conversation et comme le centre de toutes nos pensées.
Le commandant nous informa que depuis neuf heures du soir il s’était rendormi et dormait d’un sommeil profond ; qu’à ce qu’il paraît, il se doutait du sort de son recours en grâce ; que lui, commandant, il l’avait supplié de dire toute la vérité et que, comme avant, il affirmait avec obstination qu’il avait des complices qu’il ne voulait pas nommer ; que probablement à la dernière minute il défaillerait ; que d’ailleurs il mangeait avec appétit et ne lisait pas, etc.
De l’autre côté, quelques-uns parmi nous discutaient s’il fallait ajouter foi aux affirmations du criminel qui s’était montré menteur incorrigible. On répétait les détails du crime, on se demandait quelles seraient les opinions des phrénologues sur Troppmann, on soulevait la question de la peine de mort...
Mais tout cela était si mou, si plat, avec des phrases si communes, que ceux-mêmes qui parlaient n’avaient pas envie de continuer.
Causer de tout autre chose, on ne se sentait pas à l’aise pour le faire. C’était impossible par le seul respect de la mort et de l’homme qui lui était dévolu.
Nous tous étions possédés d’une inquiétude lente qui nous faisait languir. Personne ne s’ennuyait, mais cette sensation poignante était cent fois pire que l’ennui. Il paraissait d’avance que cette nuit n’aurait pas de fin. Je ne sentais qu’une chose, c’est que je n’avais pas le droit de me trouver là où j’étais, qu’aucune raison psychologique et philosophique ne justifiait ma présence.
M. Claude rentra et nous raconta comment le célèbre Jud lui avait filé entre les doigts. Il ne perdait pas, disait-il, l’espoir de le rattraper s’il vivait encore. Soudain retentit un bruit lourd de roues ; et quelques moments après, on vint nous dire que la guillotine était arrivée. Nous nous jetâmes tous dans la rue comme réjouis.
Tout près devant les portes était arrêtée une lourde voiture fermée, attelée de trois chevaux à l’enfilade. Une autre voiture à deux roues, basse, petite et qui avait l’aspect d’une caisse oblongue, attelée d’un cheval, était là aussi un peu à l’écart. Cette voiture était destinée, comme nous le sûmes ensuite, à recevoir le corps après le supplice et à le porter au cimetière.
On voyait près de la voiture plusieurs ouvriers à blouses courtes.
Un monsieur de grande taille en chapeau rond, en cravate blanche, en paletot d’été jeté sur ses épaules, donnait des ordres à demi-voix.
C’était le bourreau.
Toutes les autorités, le commandant, M. Claude, le commissaire de police du quartier et les autres, l’entourèrent et le saluèrent.
— Ah ! Monsieur Hendrick ! Bonsoir M. Hendrick ! les entendait-on s’exclamer.
Son vrai nom était Heidenrich.
Il était Alsacien.
Notre groupe s’approcha aussi de lui. Pour un moment, il était devenu notre centre.
Dans la manière de le traiter, on distinguait une familiarité tendue, mais respectueuse, comme si on voulait lui dire : « Nous autres, nous ne vous dédaignons pas. Vous êtes toujours un personnage très important. » Quelques-uns de nous, peut-être pour le chic, lui serrèrent même la main.
Ses mains sont belles, très blanches. Je me rappelai le Poltava de Pouchkine :
Le bourreau jouait de ses blanches mains.
M. Hendrick était très simple, très doux, très poli, avec une certaine gravité patriarcale. On aurait dit qu’il sentait que, cette nuit, il était à nos yeux la première personne après Troppmann, et comme son premier ministre.
Les ouvriers ouvrirent la voiture et commencèrent à en tirer toutes les parties constitutives de la guillotine qu’on devait ériger, ici même, à quinze pas de la porte. Deux lanternes commençaient à se promener en avant et en arrière, éclairant par petits cercles lumineux les pierres carrées du pavage.
Je regardai ma montre : il n’était que minuit.
L’air était devenu encore plus obscur et plus froid.
Il y avait déjà foule. Derrière la haie de soldats qui s’effrangeaient devant le carré réservé à l’échafaud commença à s’élever un brouhaha.
Je m’avançai vers les soldats. Immobiles, ils étaient un peu serrés et avaient rompu la régularité primitive des rangs. Leur physionomie n’exprimait rien : l’ennui froid et la patience obéissante.
Même les figures que je voyais derrière les shakos des soldats, derrière les tricornes et les sergents de ville, les figures des blousards et des ouvriers, exprimaient la même chose, seulement avec un mélange de sourire indéfinissable. En avant, du fond de la foule qui se mouvait lourdement et qui se portait en avant, jaillissaient des exclamations :
— Ohé Troppmann !... Ohé Lambert !... Fallait pas qu’y aille !
Des cris, des sifflements perçants. On entendait distinctement une querelle et des injures au sujet des places. Un lambeau de chanson cynique rampait en serpentant. Tout d’un coup retentissait un rire aigu qui était soulevé par d’autres, et se mourait dans un large éclat. La véritable affaire n’était pas encore commencée. On n’entendait ni les cris antidynastiques qui étaient attendus, ni le grondement orageux de la Marseillaise.
Je revins dans le voisinage de la guillotine, qui s’élevait lentement.
Un monsieur, aux cheveux bouclés, brun, chapeau gris, probablement un avocat, se tenait près d’elle et haranguait en gesticulant de sa main droite, l’index séparé, de haut en bas, et en fléchissant même les genoux pour accompagner l’effort. Il avait assumé la tâche de prouver à deux ou trois messieurs de l’entourage, en paletots boutonnés jusqu’en haut, que Troppmann n’était pas un assassin, mais un maniaque.
— Un maniaque, je vais vous le prouver. Suivez mon raisonnement, affirmait-il. Son mobile n’était pas l’assassinat, mais un orgueil que je nommerai volontiers démesuré... Suivez mon raisonnement.
Les messieurs en paletots suivaient son raisonnement, mais à en juger par leur physionomie, il est douteux qu’il les ait convaincus.
Un ouvrier, qui se tenait sur la plate-forme de la guillotine, le regardait même avec un mépris non dissimulé.
Je revins dans l’appartement du commandant.
Plusieurs de nos camarades y étaient déjà réunis de nouveau.
L’aimable commandant leur offrait un punch américain.
On commençait à discuter derechef si Troppmann continuait toujours à dormir, ce qu’il devait sentir, et si le bruit de la foule arrivait jusqu’à lui malgré l’éloignement de sa cellule de la rue, etc.
Le commandant nous fit voir une montagne de lettres adressées au nom de Troppmann. Lui, disait-il, ne voulait pas les lire. La plupart étaient des farces plates, des mystifications, mais il en avait aussi de sérieuses où on le conjurait de se repentir, d’avouer tout. Un pasteur méthodiste lui envoyait toute une dissertation théologique en vingt pages. Il y avait aussi des billets de femmes. Dans quelques-uns se trouvaient même des fleurs, des marguerites, des immortelles.
Le commandant nous dit que Troppmann avait essayé de se faire donner du poison par le pharmacien de la prison et lui écrivit une lettre que l’autre, cela va sans dire, remit immédiatement à qui de droit.
Il me parut que notre hôte respectable ne pouvait bien comprendre à quel propos nous prenions intérêt à une bête aussi méchante et aussi méprisable que Troppmann et il était prêt à expliquer notre curiosité par une oisiveté d’hommes du monde, de pékins.
Après avoir causé un instant, nous nous dispersâmes chacun de notre côté. Pendant toute cette nuit, nous errâmes comme des âmes en peine. On entrait dans les chambres. On s’asseyait côte à côte sur les chaises ; on s’informait de Troppmann, on regardait sa montre, on baillait, puis on descendait encore par l’escalier dans la cour. Une fois dans la rue, on revenait, on s’asseyait de nouveau.
Quelques-uns se racontaient des anecdotes piquantes, échangeaient des propos futiles. On discutait un peu politique, théâtre, assassinat de Victor Noir. D’autres essayaient de blaguer, de faire des bons mots. Seulement, ça ne marchait pas, ça provoquait un rire désagréable qui n’avait pas d’écho, une adhésion factice.
Je trouvai un tout petit canapé dans la première chambre, et je m’y arrangeai avec peine en tâchant de m’endormir. Certes, je ne m’endormis pas, je ne m’assoupis même pas un seul instant.
Le brouhaha de la foule devenait toujours plus fort, plus épais et ininterrompu.
Vers trois heures du matin, d’après le dire de M. Claude, qui entrait, s’asseyait sur une chaise, s’endormait tout de suite et s’en allait encore, appelé par quelques-uns de ses subordonnés, il y avait déjà plus de vingt-cinq mille personnes.
Ce brouhaha m’étonnait par sa ressemblance avec les mugissements lointains du flux et du reflux de la mer, le même crescendo Wagnérien infini qui ne monte pas régulièrement, mais avec de grands chuchotements et des déversements gigantesques. Les notes aiguës des voix des femmes et des enfants jaillissaient comme des éclaboussures fines sur le bourdonnement colossal. La puissance brutale d’une force de la nature se montrait dans tout cela. Tantôt elle s’apaise pour un instant comme si elle était couchée et ramassée... et la voilà encore qui grandit, s’enfle et gronde comme toute prête à s’élancer et à tout déchirer, qui recule encore et peu à peu se calme, puis de nouveau grandit... et cela n’a pas de fin. Que veut dire ce bruit ? pensai-je. Impatience ? Joie ? Haine ?... Non, il ne sert d’écho à aucun sentiment individuel humain. Tout simplement le bruit et le brouhaha de la nature.
Vers trois heures, je sortis à la rue, peut-être pour la dixième fois.
La guillotine était prête. Troubles, plutôt étranges que terribles, se dessinaient sur le ciel foncé ses deux poteaux distancés d’un mètre l’un de l’autre avec la ligne oblique d’un couteau qui les réunissait. J’avais l’idée que ces poteaux devaient être à une plus grande distance l’un de l’autre. Ce rapprochement donnait à la machine une sveltesse lugubre, la sveltesse d’un cou long, tendu comme celui d’un cygne.
Un long panier en osier, comme une malle, d’un rouge foncé, provoquait en moi un sentiment de dégoût. Je savais que les bourreaux jetteraient dans ce panier le cadavre chaud, encore palpitant, et la tête coupée.
Un peu auparavant était arrivée la garde municipale qui s’était rangée en large demi-cercle devant la façade de la prison. Les chevaux s’ébrouaient de temps en temps, mâchonnaient leur mors et saluaient de la tête. Entre les pieds de devant de chacun d’eux, sur le pavé, blanchissaient de larges flaques d’écume. Les cavaliers sommeillaient, sombres sous leurs bonnets à poil, très enfoncés sur les yeux.
Les lignes de soldats qui coupaient la petite place pour contenir la foule s’étaient reculées plus loin. Devant la prison, un carré de trois cents pas, seul, demeurait évacué.
Je m’avançai vers un des cordons de troupe et je regardai longtemps le peuple qui se pressait derrière. Il criait comme une force de la nature, c’est-à-dire stupidement.
Je me rappelle la figure d’un jeune blousard d’une vingtaine d’années. Il se tenait la tête penchée et souriant comme s’il pensait à quelque chose de très amusant et tout d’un coup il levait la tête, ouvrait sa bouche grande et criait longuement sans articuler un mot, puis sa tête se penchait de nouveau et il riait encore.
Qu’est-ce qui se passait dans cet homme ? Pourquoi se condamnait-il à passer une nuit de tourments sans sommeil, à supporter une immobilité presque de huit heures ?
Mon ouïe ne saisissait pas les propos individuels. Quelquefois seulement, à travers le brouhaha ininterrompu, perçait le glapissement aigu des crieurs qui vendaient une brochure sur Troppmann, sur sa vie, son exécution et ses dernières paroles. Ou bien, quelque part, au loin, surgissait une dispute, un rire stupide, un piaulement de femme satisfaite...
Cette fois j’entendis la Marseillaise, mais elle n’était chantée que par cinq ou six personnes, et encore avec des interruptions. Or, la Marseillaise n’a toute sa signification que quand elle est chantée par des milliers de voix.
— À bas Pierre Bonaparte ! hua une voix forte.
— Ouh ! Ah ! tempêta-t-on tout autour.
Les cris dans une partie de cette multitude avaient pris soudainement le rythme mesuré d’une polka comme sur l’air des Lampions.
On respirait l’atmosphère lourde des foules ; une vapeur acre montait... Tous ces corps étaient imbibés de beaucoup de vin : il y avait là nombre d’ivrognes. Ce n’est pas en vain que les mastroquets brûlaient en points rouges sur tout le fond du tableau.
La nuit, de sombre qu’elle était, devint noire ; le ciel rembruni devenait tout à fait noir.
Sur les arbres clairsemés qui se dressaient comme des fantômes, l’on voyait de petites masses. C’étaient des gamins qui les avaient escaladés. Ils sifflaient et pioussaient comme des oiseaux perchés entre les rameaux. Un d’eux dégringola à terre et se tua en se cassant la colonne vertébrale. Mais sa chute ne provoqua qu’un rire qui ne dura pas longtemps.
En revenant à notre appartement et en passant près de la guillotine, je remarquai sur la plate-forme le bourreau entouré d’un petit groupe de curieux. Il faisait pour eux l’essayage. Il basculait la planche dressée sur une charnière sur laquelle on boucle le criminel et qui, en tombant, entre par son extrémité dans la lunette entre les deux montants. Il faisait tomber la hache qui descendait lourdement et sans entraves avec un ron-ron sourd et précipité.
Je ne m’arrêtai pas pour voir cette répétition, c’est-à-dire je ne montai pas sur la plate-forme : le sentiment d’un grave péché inconnu et d’une honte secrète augmentait toujours en moi. Peut-être dois-je rapporter à ce sentiment que les chevaux attelés à ces fourgons, et qui mangeaient tranquillement de l’avoine dans des sacs devant la porte de la prison, m’aient paru les seuls êtres innocents parmi nous.
Je m’enfonçai de nouveau sur mon petit canapé et je me mis derechef à écouter le bruit du reflux de la mer.
À l’encontre de ce qu’on affirme ordinairement, la dernière heure se passa plus vite que les premières, surtout, que la seconde ou la troisième. Nous fûmes tout étonnés d’apprendre que six heures venaient de sonner et qu’une heure seulement nous séparait du moment de l’exécution. Nous devions entrer dans la cellule de Troppmann dans une demi-heure, juste à six heures et demie.
La somnolence disparut instantanément de toutes les figures.
Je ne sais pas ce qu’ont senti les autres, mais mon cœur se serra fortement.
De nouvelles figures apparurent.
L’aumônier, petit homme à figure maigre, glissa comme un éclair dans sa longue robe noire d’abbé, sur laquelle tranchait le ruban rouge de la Légion d’Honneur, couvert d’un chapeau bas aux larges ailes.
Le commandant nous a arrangé une collation. Dans le salon, sur la table ronde, apparurent de gros bols de chocolat... Je ne me suis même pas approché, quoique l’hôte hospitalier me conseillât de me réconforter, car l’air matinal peut faire mal. Prendre de la nourriture à ce moment me parut dégoûtant. Était-ce l’heure des festins, grand Dieu !
— Je n’en ai pas le droit, me disais-je pour la centième fois, depuis le commencement de cette nuit.
— Et lui, il dort toujours ? demanda quelqu’un parmi nous, avalant par petits coups son chocolat.
Tous parlaient de Troppmann sans le nommer : d’autre lui, il ne pouvait pas y en avoir.
— Il dort, répondit le commandant.
— Malgré ce bruit terrible ?
Et en fait, le bruit avait gravement augmenté et mugissait d’une voix rauque. Le chœur grondant n’allait plus crescendo, mais il hurlait victorieusement, joyeusement.
— Sa cellule est derrière une triple enceinte de murailles, répondit le commandant.
M. Claude regarda sa montre.
— Six heures vingt.
Je suis sûr que nous tressaillîmes tous intérieurement. Cependant, nous prîmes tranquillement nos chapeaux et nous suivîmes avec bruit notre guide.
— Où dînez-vous ce soir ? demanda un chroniqueur à haute voix.
Mais cela parut par trop forcé.
Nous sortîmes sur la grande cour de la prison et là, dans un coin à gauche, devant la porte entr’ouverte, on fit quelque chose comme un appel nominal.
Après cela, on nous introduisit dans une chambre étroite et totalement vide, avec un seul tabouret en cuir au milieu.
— Ici, on fait la toilette du condamné, me chuchota à l’oreille Ducamp.
Nous ne pûmes pas y entrer tous. Outre le commandant, l’aumônier, M. Claude et son aide, nous étions dix personnes.
Pendant les deux ou trois minutes que nous passâmes dans cette chambre, — une formalité d’écriture quelconque se fit pendant ce temps, — l’idée que nous n’avions aucun droit de faire ce que nous faisions, qu’en assistant avec une gravité feinte à l’assassinat d’un être semblable à nous, nous jouions une comédie illégale et abominable, cette idée passa dans ma tête pour la dernière fois.
Aussitôt que nous nous mîmes en route de nouveau à la suite de M. Claude, dans un corridor large, pavé de pierres et faiblement éclairé par deux veilleuses, je ne sentis plus rien, sinon que ce serait bientôt, dans une minute, dans une seconde.
Nous montâmes précipitamment par deux escaliers, dans un autre corridor que nous parcourûmes également ; puis nous descendîmes un étroit escalier tournant et nous nous trouvâmes en face d’une porte en fer.
— C’est ici.
Le gardien ouvrit avec précaution, la porte tourna sans bruit sur ses gonds et tous nous entrâmes doucement et sans parler dans une chambre assez vaste, aux murs jaunes et à la grande fenêtre grillée, avec un lit défait sur lequel personne n’était couché.
La lumière égale d’un grand quinquet éclairait assez nettement tous les objets. Je me tenais un peu derrière les autres et je me rappelle que je clignotais. Tout de même, je vis tout de suite un peu en biais, vis-à-vis de moi, une figure aux cheveux et aux yeux noirs se mouvoir lentement de gauche à droite. Elle nous enveloppait tous d’un grand regard rond.
C’était Troppmann.
Il s’était réveillé avant notre arrivée. Il se tenait devant la table sur laquelle il venait d’écrire à sa mère une lettre d’adieu d’ailleurs assez banale.
M. Claude leva son chapeau et s’approcha de lui.
— Troppmann, dit-il de sa voix sèche, ni haute ni basse, mais sans réplique, nous sommes venus vous informer que votre recours en grâce est rejeté, et que l’heure de la réparation est arrivée pour vous.
Troppmann leva vers lui ses yeux, mais le grand regard de tout à l’heure n’y était plus. Il regardait tranquille, presque somnolent et ne dit pas un mot.
— Mon enfant ! s’écria l’abbé d’une voix sourde. Et il s’approcha de lui de l’autre côté : du courage !
Troppmann le regarda de la même manière que M. Claude.
— Je savais qu’il ne serait pas lâche, dit M. Claude d’un ton de conviction, en se tournant vers nous. Maintenant qu’il a reçu le premier choc, j’en réponds.
Ainsi un professeur, voulant encourager son élève, l’appelle d’avance brave garçon.
— Oh ! je n’ai pas peur ! dit Troppmann se tournant encore vers M. Claude. Je n’ai pas peur.
Sa voix, baryton agréable d’adolescent, était tout à fait égale.
L’abbé prit dans sa poche une petite fiole.
— Voulez-vous un peu de vin, mon enfant ?
— Non, merci, répondit Troppman avec un demi-salut courtois.
M. Claude s’adressa encore à lui.
— Vous continuez d’affirmer que vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes condamné ?
— Je n’ai pas frappé.
— Cependant..., essaya d’intervenir le commandant.
— Je n’ai pas frappé.
Les derniers temps, Troppmann commençait, à l’encontre de ses dires antérieurs, à affirmer qu’à vrai dire il avait amené la famille Kinck sur les lieux de l’assassinat, mais que ç’avaient été ses complices qui l’avaient tuée, et que même sa blessure à la main était due à ce qu’il eut l’idée de défendre un des petits enfants. D’ailleurs, pendant le procès, il mentit comme peu de criminels avant lui.
— Et vous continuez d’affirmer que vous avez des complices ?
— Oui.
— Vous ne pouvez pas les nommer ?
— Je ne peux pas..... je ne veux pas..... je ne veux pas.....
La voix de Troppmann s’élevait, et sa figure s’illumina une seconde. Il parut qu’il allait se fâcher.
— Bien, bien, répondit en hâte M. Claude, comme s’il voulait montrer qu’il ne le questionnait que pour accomplir une formalité inévitable, et que maintenant il allait passer à autre chose.
Troppmann devait se déshabiller. Deux gardiens s’approchèrent de lui et commencèrent à lui enlever sa camisole de force, sorte de blouse de toile bleue grossière, avec des courroies et des boucles, avec de longues manches en sac, du bout desquelles descendaient des ficelles fortes serrées autour des reins et vers la taille.
Troppmann se tenait tourné de côté à deux pas de moi.
On aurait pu dire que sa figure était belle s’il n’avait eu une bouche proéminente en haut et en bas comme une bête, et désagréablement enflée, au fond de laquelle on voyait de mauvaises dents clairsemées disposées en éventail. Des cheveux épais, sombres, un peu brûlés, des sourcils longs, des yeux expressifs à fleur de tête, un front ouvert et blanc, un nez droit avec une petite bosse et de petites bandes de duvet noir sur le menton
Si vous rencontriez une figure semblable ailleurs qu’en prison, sans tous ces accessoires, elle produirait à coup sûr sur vous une bonne impression. De ces têtes-là, on en rencontre par centaines parmi les jeunes ouvriers, les élèves des écoles publiques, etc.
La taille de Troppmann était moyenne ; il était d’une maigreur d’adolescent très svelte. Il me parut un éphèbe ; d’ailleurs, il n’avait pas plus de vingt ans. La couleur de sa peau était tout à fait naturelle, saine, un peu rosée.
Il ne pâlit pas même à notre entrée. Il n’y avait pas à douter qu’il avait vraiment dormi toute la nuit.
Il ne levait pas ses yeux, et sa respiration était profonde et régulière, comme celle d’un homme qui monte avec précaution sur une grande montagne. Deux fois il secoua ses cheveux comme s’il voulait chasser une idée désagréable. Il releva la tête, jeta ses yeux vers le plafond et poussa un soupir à peine perceptible.
À part ce mouvement presque instantané, on ne voyait en lui aucun signe, non seulement de peur, mais même d’émotion ou d’inquiétude. Nous autres, nous étions, sans aucun doute, plus pâles et plus émus que lui.
Quand on lui délivra les mains des manches à sac de la camisole, il soutint sur la poitrine cette même camisole avec un sourire de contentement tandis qu’on le déliait par derrière.
Les petits enfants font ainsi quand on les déshabille.
Puis il enleva sa chemise, en passa une autre propre qu’il boutonna avec soin. Il était étonnant de voir les mouvements larges et libres de ce corps nu, de ces membres nus sur le fond jaune des murs de la prison. Ensuite il s’inclina, mit ses bottines en tapant fortement des talons et des semelles sur le plancher et contre le mur, pour que ses pieds entrassent mieux et plus commodément. Il faisait tout cela d’un air délié, vite, presque gaîment, comme si l’on était venu l’inviter à la promenade.
Il se taisait, nous nous taisions aussi et il nous regardait, haussant involontairement les épaules d’étonnement. Nous étions surpris de la simplicité de ses mouvements, une simplicité qui, comme tous les actes naturels de la vie, était de l’élégance.
Un de nos camarades, que je rencontrai par hasard dans le courant de la journée qui suivit, me dit que pendant notre séjour dans la cellule de Troppmann, il pensait tout le temps que « nous n’étions pas en 1870, mais en 1794 », que « nous n’étions pas de simples citoyens, mais des jacobins qui menaient à l’exécution non pas un assassin vulgaire, mais un marquis légitimiste, un ci-devant, un talon rouge, monsieur ».
On sait que les condamnés à mort, après qu’on leur a lu le jugement, ou bien tombent dans une immobilité absolue, comme s’ils mouraient ou se décomposaient avant l’heure, ou bien font les bravaches, ou bien sont plongés dans le désespoir, pleurent, tremblent, demandent grâce.
Troppmann n’appartenait à aucune de ces trois catégories : il étonnait M. Claude lui-même.
Je remarquerai ici que si Troppmann avait commencé à crier et à pleurer, mes nerfs n’auraient pu le supporter et je me serais enfui. Mais devant cette tranquillité, devant cette simplicité, je dirai même cette modestie, tous mes sentiments de dégoût envers l’assassin sans pitié, envers ce monstre qui coupait la gorge aux enfants pendant qu’ils criaient « maman ! maman ! », enfin la pitié pour un homme que la mort s’apprêtait déjà à engloutir, se sont confondus en un seul : l’étonnement.
Qu’est-ce qui soutenait Troppmann ? Serait-ce, quoiqu’il ne pensât pas qu’il figurait devant les spectateurs, qu’il nous donnait sa dernière représentation ? Serait-ce la bravoure innée, l’amour-propre éveillé par les paroles de M. Claude, la pensée de la lutte, qu’il fallait mener jusqu’au bout, ou un autre sentiment encore inconnu ?
C’est un mystère qu’il emporta avec lui dans la tombe.
Il en est qui pensent encore que Troppmann ne jouissait pas de la plénitude de ses facultés. Je rappelais plus haut un avocat en chapeau gris que, d’ailleurs, je n’ai plus revu. L’inutilité, la bêtise de massacrer toute la famille Kinck peut, en quelque sorte, servir de base à cette conviction.
Mais le voilà qui en a fini avec ses bottines. Il s’est redressé ; il s’est incliné comme pour dire : je suis prêt.
On lui met de nouveau la camisole de force.
M. Claude nous demande à tous de sortir, et de laisser Troppmann seul avec l’abbé.
Nous n’attendîmes pas plus de deux minutes dans le corridor. Sa petite silhouette, la tête droite et bravement rejetée en arrière, revint encore parmi nous. Le sentiment religieux était en lui faible, et probablement il accomplit en pures formalités les derniers actes de repentir devant l’abbé qui lui remettait ses péchés.
Tout notre groupe, Troppmann au milieu, monta immédiatement l’escalier étroit en spirale que nous avions descendu un quart d’heure avant, plongé dans une complète obscurité. Le quinquet s’était éteint.
Ce fut une minute terrible.
Nous nous pressions tous d’atteindre le haut. On entendait le claquement précipité et brutal de nos pieds sur les dalles des marches. Nous nous poussions, nous nous heurtions de l’épaule. Un de nous perdit son chapeau. Quelqu’un derrière criait avec colère :
— Mais, pour Dieu ! allumez donc la bougie, éclairez donc.
Et ici même, entre nous, dans une obscurité complète, notre compagnon, ce malheureux contre lequel nous nous pressions, comment était-il, lui ?
Ne lui viendrait-il pas à la tête, en mettant à profit l’obscurité, de se jeter... où ? n’importe où, dans un coin éloigné de la prison, et là, de se casser la tête contre le mur. Au moins, il l’aurait fait lui-même.
Je ne sais si cette pensée venait aux autres, mais elle était gratuite. Tout notre groupe, avec le petit homme au milieu, émergea des profondeurs de l’escalier dans le corridor. Évidemment, Troppmann appartenait à la guillotine, et la marche vers elle commença.
Cette marche ressemblait fort à une fuite. Troppmann marchait devant nous, à pas pressés, élastiques, presque sautillants. Il se hâtait, évidemment, et nous autres nous nous hâtions à sa suite. Quelques-uns le devançaient même, à droite et à gauche, pour le regarder encore une fois dans la figure. Ainsi, nous brûlâmes le corridor, nous descendîmes un autre escalier. Troppmann sautait quatre à quatre. Nous parcourûmes un autre corridor, nous sautâmes encore plusieurs marches et nous nous trouvâmes dans la chambre avec un seul tabouret, dont j’ai déjà parlé et où se fait la toilette du condamné.
Nous entrâmes par une porte et, par la porte opposée, à pas graves, cravaté de blanc, habillé de noir, tout juste avec la mine d’un diplomate ou d’un pasteur, parut le bourreau.
Derrière lui entra un petit vieillard, grassouillet, cravaté de noir, son premier aide, le bourreau de la ville de Beauvais.
Le petit vieux tenait dans sa main un petit sac en cuir.
Troppmann s’arrêta devant le tabouret. Tous se rangèrent autour de lui. Le bourreau et son aide, le petit vieux, se mirent à sa droite ; l’abbé, également à droite, un peu en avant.
Le vieux ouvrit avec une clef la serrure du sac. Il prit quelques courroies de cuir cru avec des boucles, des longues et des courtes, et, s’étant agenouillé avec peine derrière Troppmann, il commença à lui lier les pieds. Troppmann, involontairement, mit son pied sur le bout d’une de ces courroies. Le petit vieux essaya de la dégager, dit par deux fois :
— Pardon, monsieur.
Puis il toucha Troppmann au mollet. L’autre se retourna tout de suite avec son habituel demi-salut courtois, leva le pied et dégagea la courroie.
L’abbé, pendant ce temps, lisait à mi-voix les prières en français dans un petit livre.
Deux autres aides s’approchèrent, enlevèrent rapidement la camisole de Troppmann, lui placèrent les mains derrière le dos, les lièrent en croix et lui couvrirent tout le corps de courroies. Le bourreau-chef donnait des ordres, indiquant de son doigt tantôt par ci, tantôt par là. Il arriva qu’il n’y avait pas la quantité nécessaire de trous sur les courroies pour les clous des boucles. Celui qui avait fait les trous comptait sans doute sur un homme fort. Le petit vieux commença à fouiller dans son sac, puis mit la main dans chacune de ses poches et, après y avoir bien tâté, il sortit finalement d’une d’elles une petite alêne recourbée à l’aide de laquelle il se mit à creuser la courroie avec effort. Ses doigts malhabiles, enflés par la goutte, lui obéissaient très mal. En outre, le cuir était épais et neuf. Il faisait un trou, essayait : il fallait creuser encore.
L’abbé, probablement, devina que l’affaire ne marchait pas. Par deux fois il regarda par dessus l’épaule, ralentissant les mots de la prière pour donner au vieux le temps de se tirer d’affaire.
Enfin, l’opération, pendant laquelle, je l’avoue franchement, une sueur froide m’avait envahi, était finie. Tous les clous étaient entrés où il fallait.....
Une autre formalité succéda au bouclage.
On pria Troppmann de s’asseoir sur le tabouret devant lequel il se tenait. Le même vieillard goutteux allait procéder à la taille des cheveux. Il sortit de petits ciseaux et, tordant ses lèvres, coupa d’abord avec précaution le col de la chemise de Troppmann, de la même chemise qu’il avait passée tout à l’heure et de laquelle on eût pu couper le col à l’avance. La toile était toute plissée et ne cédait pas au tranchant peu aiguisé.
Le bourreau-chef jeta un coup d’œil sur la besogne et parut mécontent : la découpure n’était pas assez grande. Il indiqua de sa main : le petit vieux goutteux recommença son travail et découpa encore un assez grand morceau de toile. Le dessus du dos était mis à nu, les omoplates en vue.
Troppmann fit un mouvement : il faisait froid dans la chambre.
Alors le vieux passa aux cheveux. Il posa sa main gauche grassouillette sur la tête de Troppmann, qui la courba aussitôt avec obéissance, et de la droite il se mit en devoir de lui tailler les cheveux.
Des mèches de cheveux châtains, épais, glissaient sur les épaules, tombaient sur le parquet. Une d’elles glissa jusqu’à ma bottine.
Troppmann courbait toujours la tête avec obéissance ; l’abbé ralentissait encore plus le récitatif de la prière.
Je ne pouvais détacher mon regard de ces mains jadis souillées de sang innocent, et maintenant posées l’une sur l’autre sans défense ; je ne pouvais surtout abandonner des yeux ce cou fin d’adolescent. L’imagination, malgré moi, traçait sur lui un rayon transversal.
— Ici, pensai-je, dans quelques moments, en brisant les vertèbres, en tranchant les muscles et les nerfs, traversera la hache de deux cents kilos.
Et le corps, semblait-il, ne s’attendait à rien de semblable, tant il était lisse, blanc et bien portant.....
Involontairement, je me posais cette question :
— À quoi pense en ce moment cette tête si doucement penchée ? Se tient-elle avec obstination et, comme on dit, en serrant les dents à la seule idée de ne pas faiblir ? Ou bien des souvenirs du passé y passent-ils en tourbillons extrêmement variés et peut-être insignifiants ! Voit-elle la grimace agonisante d’un membre quelconque de la famille Kinck, ou bien tâche-t-elle simplement de ne rien penser, cette tête, et ne fait-elle que se répéter à elle-même : ce n’est rien....., moins que rien....., nous allons voir ?
Elle le répétera jusqu’à ce que la mort croulera sur elle, alors qu’il ne sera plus temps de se désoler.....
Et le petit vieux coupait, coupait toujours. Les cheveux grinçaient sous l’étreinte des ciseaux.
Enfin, cette opération aussi fut finie.
Troppmann se leva brusquement et secoua la tête.
Généralement, à ce moment, ceux des condamnés qui peuvent encore parler adressent leurs dernières suppliques au directeur de la prison, rappellent les dettes laissées ou leur argent, remercient les gardiens, prient de remettre à leurs parents le dernier billet ou bien une mèche de cheveux avec leur suprême adieu.
Mais Troppmann, évidemment, n’était pas un condamné ordinaire. Il dédaignait de pareilles tendresses et ne prononça pas un seul mot. Il attendait silencieusement.
On lui jeta sur les épaules une veste courte. Le bourreau le prit par le coude.
— Voyons, Troppmann, clama la voix de M. Claude dans ce silence de tombeau, maintenant, dans un moment, tout sera fini. Vous persistez à déclarer que vous avez des complices ?
— Oui, monsieur, je persiste, répondit Troppmann, avec le même baryton agréable et ferme, et il s’inclina un peu en avant, comme s’il s’excusait courtoisement et regrettait de ne pouvoir répondre autrement.
— Eh bien ! allons ! dit M. Claude. Et nous nous mîmes tous en route.
Nous sortîmes sur la grande cour de la prison.
Il était sept heures moins une minute, mais le ciel était à peine éclairci et la même vapeur sombre enveloppait tout et effaçait les contours des objets.
Le mugissement de la foule nous parvint en flot incessant et terriblement houleux, à peine eûmes-nous franchi le seuil.
Sur les pavés de la cour notre petit groupe, qui était déjà devenu moins compact, se dirigeait très rapidement vers les portes. Quelques-uns de nous étaient restés en arrière et moi aussi, quoique je marchasse avec les autres, je me tenais un peu à l’écart.
Troppmann trottait à pas pressés et menus. Les liens l’empêchaient de marcher. Comme il me paraissait maintenant petit, presque un enfant !
Tout d’un coup, lentement, comme une gueule, s’ouvrirent les deux battants des portes accompagnés en même temps d’un grand rugissement de la foule réjouie, satisfaite. Soudain, le monstre de la guillotine nous regarda avec ses deux poteaux noirs et le couperet suspendu.
J’eus un frisson qui me glaça jusqu’au cœur. Il me sembla que le froid envahissait la cour par les portes. Cependant, je regardais encore une fois Troppmann. Il se rejeta en arrière, la tête haute, en pliant les genoux, comme si quelqu’un lui donnait un coup dans la poitrine.
— Il va s’évanouir, chuchota quelqu’un près de moi.
Mais il se redressa tout de suite et d’un pas ferme alla de l’avant.
Sur ses pas, ceux de nous qui voulaient voir comment sa tête tomberait se jetèrent dans la rue..... Moi, je n’eus pas assez d’empire sur moi-même. Le cœur serré, je m’arrêtai devant la porte.
J’ai vu le bourreau se dresser brusquement comme une tour noire, sur le côté gauche de la plate-forme. J’ai vu Troppmann se séparer du groupe resté en bas et commencer à gravir les marches. Il y en avait dix, dix marches entières ! Je l’ai vu s’arrêter et se tourner en arrière : je l’entendis dire :
— Dites à M. Claude....[1]
Puis, comme il apparaissait en haut, des hommes de la droite et de la gauche se précipitèrent sur lui, comme une araignée sur une mouche.
Ensuite je l’ai vu tomber en avant et j’ai vu ses semelles battre l’air.
Mais alors je me détournai et j’attendis. La terre paraissait se dérober sous mes pieds.....
Il me sembla que j’attendis terriblement longtemps[2].
J’eus le temps de remarquer qu’à l’apparition de Troppmann le bruit de la foule se tut comme un monstre qui s’endort.
Un silence sans respiration.
Devant moi se tenait une sentinelle, un jeune garçon aux joues roses. Je pus remarquer qu’il me regardait avec une surprise stupide, avec terreur. J’eus même le temps de penser que ce soldat pouvait être né, dans un petit village perdu, d’une bonne et paisible famille..... Et ce qu’il voyait maintenant !
Enfin retentit un bruit léger de bois qui se heurtent. C’était la chute de la lunette supérieure avec la découpure transversale pour laisser passer le tranchant, la lunette qui prend le cou du criminel et rend sa tête immobile ; puis quelque chose gronda sourdement, roula et éructa comme si un grand animal eût craché. Je ne puis trouver une comparaison plus exacte.
Tout se couvrit d’un brouillard.
Quelqu’un me soutint par le bras ; je regardais : c’était l’aide de M. Claude, M. J..., que, comme je l’ai su après, mon ami Maxime Ducamp avait chargé de m’observer.
— Vous êtes très pâle, voulez-vous de l’eau, me dit-il en souriant.
Je le remerciai et je retournai dans la cour qui m’apparut, à ce moment, comme un refuge contre la terreur qui sévissait hors des portes.
Notre société se réunissait au poste, près de la porte, pour prendre congé du commandant et laisser à la foule le temps de se disperser.
Je m’y rendis et j’appris qu’étant déjà sur la planche, Troppmann détourna soudain la tête, si bien qu’elle n’entra pas dans la lunette, et que les bourreaux furent obligés de l’y traîner par les cheveux. À ce moment, il mordit l’un d’eux, le bourreau-chef, au doigt.
Aussitôt après l’exécution, pendant que le corps, jeté dans la charrette, s’en allait dare-dare, deux hommes, profitant du tumulte inévitable, auraient pu rompre le cordon des soldats et, en rampant vers la guillotine, tremper leurs mouchoirs dans le sang qui filtrait à travers les fentes du plancher.....
Mais j’entendais toutes ces conversations comme dans un rêve. Je me sentais très fatigué, et je n’étais pas le seul. Tous paraissaient épuisés, quoique tous, apparemment, se sentissent mieux, comme si leurs épaules fussent débarrassées d’un grand poids.
Mais personne de nous, absolument personne, n’avait l’air d’un homme qui a assisté à l’exécution d’un acte de justice sociale. Chacun tâchait de se détourner de cette idée et de rejeter la responsabilité de cet assassinat.
Nous prîmes, Ducamp et moi, congé du commandant, et nous rentrâmes chez nous.
Un océan entier d’êtres humains, hommes, femmes et enfants, roulait devant nous ses flots disgracieux et malpropres.
Presque tous se taisaient.
Seuls, les blousards s’apostrophaient çà et là.
— Où vas-tu ?
— Et toi ?
Et les gamins saluaient de sifflets les cocottes qui passaient en voiture.
Quelles figures mornes, hâves et somnolentes ! Quelle expression de fatigue, de déception, de dépit flasque, sans motif aucun ! D’ailleurs, je n’ai pas vu beaucoup d’hommes ivres. Peut-être avait-on eu déjà le temps de les ramasser, ou bien ils s’étaient dessoûlés d’eux-mêmes.
La vie de tous les jours emportait encore ces gens-là.
Pourquoi, pour quelle sensation étaient-ils sortis des rails de leur existence ? Il est terrible de penser à ce qui se cachait là-dessous.
À deux cents pas à peu près de la prison, nous trouvâmes un fiacre vide dans lequel nous montâmes.
Pendant la route, nous discutâmes, Ducamp et moi, ce que nous avions vu et à propos de quoi peu avant, dans la Revue des Deux-Mondes, il avait écrit des paroles si éloquentes et si vraies. Nous parlions de la barbarie inepte et superflue de toute cette procédure du moyen-âge, grâce à laquelle l’agonie d’un criminel dure trente minutes, de six heures vingt-huit à sept heures....., du dégoût de tous ces travestissements, de cette coupe de cheveux, des voyages par les escaliers et les corridors.....
De quel droit fait-on tout cela ? Comment soutenir cette routine révoltante ? La peine de mort elle-même pouvait-elle être justifiée ?
Nous avons vu quelle impression produit ce spectacle sur le peuple : l’édification de ce spectacle n’existe pas du tout. À peine le millième de la foule, pas plus de cinquante à soixante personnes, a-t-il pu, dans le crépuscule de cette heure matinale, à une distance de plus de cinquante pas, voir quelque chose à travers les lignes de soldats et les croupes des chevaux. Et les autres ? Quelle utilité, si minime qu’elle soit, ont-ils pu tirer de cette nuit d’insomnie, d’ivresse, de fainéantise et de perversion ?
Je me rappelai le jeune blousard qui criait niaisement et dont j’observai la figure pendant quelques minutes. Se remettra-t-il aujourd’hui au travail en homme qui hait plus qu’avant la fainéantise et le vice ?
Moi-même, quel profit en ai-je tiré ? Un sentiment d’admiration involontaire pour l’assassin, le monstre moral qui a pu faire preuve de mépris pour la mort. Est-ce que le législateur peut désirer des impressions pareilles ? De quel but moral peut-on encore parler après tant de démentis donnés par l’expérience.
Je ne veux pas disserter. Cela m’entraînerait trop loin.
Qui donc ignore que la question de la peine de mort est une de ces questions à l’ordre du jour, irrémissibles, à la résolution desquelles travaille l’humanité contemporaine.
Je serais content et je me pardonnerais à moi-même une curiosité mal placée, si mon récit donnait quelques arguments aux défenseurs de l’abolition de la peine de mort, ou du moins à l’abolition de sa publicité.
1870.
FIN.
_______
Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 décembre 2012.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Je n’ai pas entendu la fin de la phrase. C’était : Dites à M. Claude que je persiste. Troppmann ne voulait pas se priver de cette dernière joie de laisser le tourment du doute dans la tête de ses juges et du public.
[2] En réalité, depuis le moment ou Troppmann mit le pied sur les degrés de la guillotine jusqu’au moment où on jeta son cadavre dans le panier, il ne s’écoula que vingt secondes.