LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ivan Tourgueniev

(Тургенев Иван Сергеевич)

1818 — 1883

 

 

 

 

HAMLET ET DON QUICHOTTE

(Гамлет и Дон-Кихот)

 

 

 

1860

 

 

 

 

 


Traduction de Louis Léger,
Bibliothèque universelle et revue suisse, 84ème année, tome 3, 1879.

 

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

V

 

 

 

 

I

La première édition de Hamlet, la tragédie de Shakespeare, et la première partie du Don Quichotte de Cervantès ont paru la même année, au commencement du dix-septième siècle. Cette coïncidence nous a paru remarquable ; le rapprochement de ces deux œuvres a éveillé en nous toute une série de pensées. « Celui qui veut comprendre le poète doit aller dans le pays du poète, » a dit Gœthe. Le prosateur n’a pas le droit d’imposer la même exigence, mais il peut espérer que ses lecteurs voudront bien l’accompagner dans ses excursions et dans ses recherches.

Quelques-unes de nos vues pourront paraître assez extraordinaires ; mais c’est là le privilège des grandes œuvres poétiques auxquelles le génie créateur a su donner une vie immortelle : les jugements qu’on en porte, comme de la vie en général, peuvent diverger à l’infini, se contredire même et cependant être également équitables. Combien de commentaires n’a-t-on pas déjà écrits sur Hamlet, combien n’en écrira-t-on pas dans l’avenir ! À quelles conclusions opposées l’étude de ce type vraiment inépuisable n’a-t-elle pas déjà conduit ! Don Quichotte, par sa donnée même, par la clarté vraiment grandiose d’un récit tout éclairé en quelque sorte du soleil du midi, Don Quichotte suggère moins d’interprétations. Malheureusement, la Russie ne possède aucune bonne traduction de Don Quichotte, et les notions sur le héros de Cervantès qui y ont généralement cours sont des plus vagues ; le plus souvent son nom n’éveille que l’idée d’un bouffon ; le mot de don quichottisme devient alors synonyme de sottise, tandis qu’il renferme un sens élevé, celui du sacrifice de soi-même, présenté, il est vrai, par le côté comique. Mais revenons à notre sujet.

Nous avons dit que nous avons été frappé de l’apparition simultanée de Don Quichotte et de Hamlet comme d’une coïncidence remarquable. Il nous a semblé que ces deux types incarnaient les deux côtés fondamentaux et opposés de la nature humaine, les deux extrémités de l’axe sur lequel elle tourne : ainsi tous les hommes appartiendraient plus ou moins à l’un de ces deux types ; et chacun de nous ressemblerait plus ou moins à un Don Quichotte ou à un Hamlet. Sans doute, notre temps compte bien plus de Hamlets que de Don Quichottes, et pourtant les Don Quichottes n’ont pas encore entièrement disparu.

Expliquons-nous. Tous les hommes vivent, qu’ils le sachent ou non, en vertu d’un principe, d’un idéal, qu’ils considèrent comme la vérité, la beauté, le droit. Beaucoup reçoivent leur idéal tout fait, sous des formes déterminées, développées par l’histoire ; ils vivent en conformant leur vie à cet idéal ; ils s’en éloignent quelquefois sous l’influence de leurs passions ou des circonstances ; mais ils ne le discutent pas, ils n’en doutent jamais. D’autres, au contraire, le soumettent à l’analyse de la pensée. Quoi qu’il en soit, nous ne nous trompons pas, croyons-nous, en affirmant que pour tous les hommes cet idéal, cette base, ce but de leur existence, se trouve soit hors d’eux, soit en eux-mêmes, en d’autres termes que, pour chacun d’entre nous, ce qui occupe la première place, c’est ou le moi, ou quelque autre objet qu’il met au-dessus de soi-même. On objectera que la réalité n’admet pas de catégories aussi tranchées, que dans le même être les deux tendances peuvent alterner ou même se combiner dans une certaine mesure ; nous ne prétendons pas affirmer l’impossibilité absolue des changements et des contradictions dans la nature humaine ; nous avons seulement voulu indiquer les deux rapports différents entre l’homme et l’idéal. Nous nous efforcerons maintenant de montrer comment, à notre sens, ces deux tendances opposées se sont incarnées dans les deux types que nous avons choisis.

Commençons par Don Quichotte. Que représente Don Quichotte ? Examinons-le, non pas avec ce coup d’œil rapide qui ne s’arrête qu’à la surface ou aux menus détails, et nous ne verrons pas seulement en lui le chevalier de la triste figure, ce type créé pour tourner en ridicule les anciens romans de chevalerie ; non, ce type s’est élargi, comme on le sait, sous la main de son immortel créateur ; le Don Quichotte de la seconde partie, l’aimable interlocuteur des ducs et des duchesses, le sage conseiller de l’écuyer gouverneur n’est plus le Don Quichotte de la première partie, surtout du début ; ce n’est plus ce bizarre et ridicule original sur lequel les coups pleuvent si libéralement ; essayons donc de pénétrer jusqu’à l’essence même de l’œuvre. Nous le demandons encore une fois : que représente Don Quichotte ? La foi avant tout, la foi en quelque chose d’éternel, d’immuable dans la vérité, dans cette vérité qui réside en dehors de l’individu, qui ne se donne pas à lui aisément, qui demande qu’on la serve et qu’on se sacrifie pour elle, mais qui finit par céder à la persistance du service et à l’énergie du sacrifice.

Don Quichotte est pénétré tout entier de dévouement à cet idéal pour lequel il est prêt à supporter toutes les privations, à donner même sa vie ; il n’estime cette vie que comme un moyen d’incarner l’idéal, de réaliser la vérité, la justice sur la terre. On nous dira que son cerveau dérangé a puisé cet idéal dans le monde fantastique des romans de chevalerie. D’accord, et c’est là ce qui constitue le côté comique de Don Quichotte ; mais l’idéal n’en garde pas moins toute sa pureté primitive. Vivre pour soi, s’occuper de soi, c’est une honte aux yeux de Don Quichotte. Il vit tout entier, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de lui-même, pour les autres, pour ses frères, pour la destruction du mal, pour la lutte contre les forces hostiles à l’humanité, les sorciers, les géants, c’est-à-dire les oppresseurs. Vous ne trouverez pas en lui une trace d’égoïsme : il ne s’occupe jamais de lui-même, il est tout sacrifice, — notez bien ce mot, — il croit, il croit fermement et sans arrière-pensée. C’est pour cela qu’il est sans peur et patient, qu’il se contente de la nourriture la plus grossière, du costume le plus misérable. Que lui importe ! Humble de cœur, il est grand et hardi par l’esprit ; sa piété fervente ne gêne point sa liberté ; étranger à la vanité, il ne doute point de lui-même, de sa vocation, de ses forces physiques. Sa volonté est une volonté indomptable. La poursuite constante d’un seul et même but prête quelque monotonie à ses pensées, quelque étroitesse à son intelligence ; il sait peu de choses, et il n’a pas besoin d’en savoir beaucoup. Il sait en quoi consiste son œuvre, pourquoi il vit sur la terre ? Et n’est-ce pas la science capitale ? Don Quichotte peut paraître tantôt complètement fou, parce que la réalité la plus incontestable se dérobe à ses yeux et fond comme la cire au feu de son enthousiasme, — il voit réellement des Maures vivants dans des marionnettes, et des chevaliers dans des moutons, — tantôt borné, parce qu’il ne sait ni sympathiser à demi, ni se réjouir à demi ; comme un vieil arbre il a poussé dans le sol de profondes racines, il n’est en état ni de changer ses convictions, ni de passer d’un objet à un autre. Son tempérament moral est d’une solidité à toute épreuve. Remarquez bien que ce fou, ce chevalier errant, est l’être le plus moral du monde. Ce trait prête une force et une grandeur particulière à ses jugements et à ses discours, à toute sa figure, malgré les situations comiques et humiliantes où il tombe constamment. Don Quichotte est un enthousiaste, un serviteur de l’idée, ébloui par sa splendeur.

 

II

Voyons maintenant ce que représente Hamlet. L’esprit d’analyse avant tout, l’égoïsme et l’absence de foi. Il vit tout entier pour lui-même, c’est un égoïste ; mais l’égoïste ne peut même pas croire en lui-même ; on ne peut croire qu’à ce qui est en dehors de nous et au-dessus de nous. Et pourtant ce moi en qui il ne croit point est cher à Hamlet. C’est le point de départ auquel il revient constamment, parce qu’il ne trouve rien dans le monde entier à quoi son âme puisse s’attacher ; c’est un sceptique ; il ne vit et ne marche qu’avec lui-même, il est constamment occupé non pas de son devoir, mais de sa situation.

Doutant de tout, Hamlet, on le comprend, ne s’épargne point lui-même. Son intelligence est trop développée pour se contenter de ce qu’elle trouve en elle-même ; il connaît sa faiblesse ; mais se connaître soi-même, c’est une force. De là cette ironie qui fait contraste avec l’enthousiasme de Don Quichotte. Hamlet se gourmande avec volupté, avec exagération ; il ne cesse de s’observer, de regarder dans son intérieur ; il connaît dans les moindres détails toutes ses faiblesses ; il les méprise, il se méprise lui-même ; et dans le même temps on peut dire qu’il vit de ce mépris, qu’il s’en nourrit. Il ne croit pas en soi et il est vaniteux ; il ne sait pas ce qu’il veut et pourquoi il vit, et cependant il est attaché à la vie. « Seigneur, Seigneur ! s’écrie-t-il dans la deuxième scène du premier acte, juge du ciel et de la terre, si tu n’avais pas défendu !.... Combien fatigant, plat, misérable et inutile me semble ce bas monde. » Mais il ne sacrifie pas cette vie plate et vide. Il rêve de suicide jusqu’à l’apparition de l’ombre de son père, jusqu’à cet ordre suprême qui brise enfin sa volonté déjà bien ébranlée ; mais il ne se tue pas. Son amour pour la vie éclate même dans ses rêves de suicide ; tous les jeunes gens de dix-huit ans ont connu des sentiments analogues.

Mais ne soyons pas trop sévères pour Hamlet. Il souffre, et ses souffrances sont plus douloureuses et plus contagieuses que celles de Don Quichotte. Celui-ci est frappé par des bergers brutaux, par des galériens qu’il a délivrés. Hamlet se frappe et se déchire lui-même ; et l’arme qu’il a entre les mains, c’est l’épée à double tranchant de l’analyse.

Don Quichotte, il faut bien le reconnaître, est positivement ridicule. Sa figure est peut-être la plus comique qui ait jamais été dessinée par un poète. Son nom est devenu un sobriquet ironique, même dans la bouche du moujik russe. Nous avons pu nous en convaincre personnellement. À ce nom seul, l’imagination voit apparaître une figure maigre, anguleuse, allongée, revêtue d’une cuirasse grotesque, campée sur le squelette décharné d’un cheval lamentable, de ce malheureux Rossinante, toujours battu et toujours affamé, auquel on ne peut refuser une sympathie mêlée de rire et de larmes. Don Quichotte est ridicule ; mais il y a dans le rire qu’il excite une vertu conciliante et rédemptrice. On pardonne bien vite à qui vous fait rire, on est même prêt à l’aimer. Au contraire, l’extérieur de Hamlet est attrayant. Sa mélancolie, son visage pâle, quoique sans maigreur (« Our son is fat, notre fils est gras, » fait remarquer sa mère), son costume de velours noir, la plume de sa toque, ses manières distinguées, la poésie réelle de ses discours, le sentiment qu’il manifeste sans cesse de son incontestable supériorité, le plaisir contagieux qu’il éprouve à s’humilier, tout nous plaît, tout nous charme en lui. On est enchanté d’être appelé Hamlet : personne ne voudrait être nommé Don Quichotte. Personne ne songe à rire de Hamlet, et c’est là ce qui le condamne ; il n’y a que des gens comme Horatio pour s’attacher à lui. Nous en parlerons tout à l’heure. Tout homme a de la sympathie pour Hamlet, car tout homme trouve en lui quelques traits de sa propre physionomie. Mais on ne peut l’aimer, parce que lui-même n’aime personne.

Continuons notre comparaison. Hamlet est le fils d’un roi tué par un frère qui a usurpé le trône ; ce roi sort du tombeau, des « mâchoires de l’enfer,» pour confier à son fils le soin de le venger ; et ce fils hésite, il finasse avec lui-même ; il se console en se disant des injures, et finalement il tue son beau-père par hasard. Profond détail psychologique, sur lequel beaucoup de critiques intelligents, mais à courte vue, ont cru devoir condamner Shakespeare. Et Don Quichotte, pauvre, presque sans ressources, sans relations, vieux, solitaire, entreprend de corriger le mal, et de défendre sur toute la surface de la terre des opprimés qui lui sont complètement étrangers. Qu’importe que sa première tentative pour arracher l’innocence à ses oppresseurs retombe par une double fatalité sur la tête même de l’innocent, — nous entendons l’épisode où Don Quichotte arrache un jeune berger aux coups de son maître, qui, aussitôt le libérateur parti, recommence à frapper dix fois plus fort sur le pauvre garçon. Qu’importe que, croyant avoir affaire à des géants dangereux, Don Quichotte attaque d’utiles moulins à vent ! Le côté comique de ces épisodes ne doit pas nous faire perdre de vue leur sens caché. Celui qui, en se sacrifiant lui-même, commence par compter et peser toutes les conséquences, tous les avantages probables de ses actions, celui-là n’est guère capable de sacrifice. Avec Hamlet, rien de pareil ne peut se produire. Serait-ce lui, avec son intelligence pénétrante et délicate, qui tomberait dans une erreur aussi grossière ? Non, il n’ira pas lutter contre les moulins à vent. Il ne croit pas à l’existence des géants ; mais, s’ils existaient, il se garderait bien de les attaquer. Ce n’est pas Hamlet qui montrerait à tout venant un bassin à barbe, en affirmant que c’est là le véritable armet de Mambrin. Mais si la vérité incarnée se présentait elle-même aux yeux de Hamlet, il n’oserait sans doute pas répondre que c’est bien elle, la vérité. Qui sait ? Il n’y a peut-être pas plus de vérité qu’il n’y a de géants. Nous nous moquons de Don Quichotte ; mais combien d’entre nous, en interrogeant avec conscience leurs convictions passées ou présentes, ont toujours bien su distinguer un plat à barbe d’un armet d’or ? La sincérité, la force de conviction, voilà l’essentiel ! Le résultat est aux mains de la destinée. Elle seule peut nous apprendre si nous avons lutté avec des fantômes ou des ennemis réels, et de quelle armure nous avons couvert notre tête.

Il est curieux d’étudier les rapports de la foule, de ce qu’on appelle les masses populaires, avec Hamlet et Don Quichotte. Polonius représente les masses devant Hamlet ; Sancho Pança devant Don Quichotte.

Polonius est un vieillard énergique, pratique, sensé, quoique borné et bavard. C’est un excellent administrateur, un père modèle : rappelez-vous ses instructions à son fils Laërte partant pour l’étranger ; elles peuvent rivaliser de sagesse avec les sages mesures du gouverneur Sancho Pança dans l’île de Barataria. Pour Polonius, Hamlet n’est pas tant un fou qu’un enfant, et s’il n’était pas fils de roi, il le mépriserait pour sa profonde inutilité, pour l’impossibilité où il est d’appliquer sa pensée à une œuvre sérieuse ou pratique. La scène du nuage, dans laquelle Hamlet s’imagine qu’il mystifie Polonius, nous paraît fort claire et bien faite pour confirmer notre opinion.

 

POLONIUS

Monseigneur, la reine voudrait vous parler maintenant.

HAMLET

Voyez-vous ce nuage ? Il a presque la forme d’un chameau.

POLONIUS

Sur ma foi, on dirait tout à fait un chameau.

HAMLET

Je crois qu’il est plutôt semblable à une belette.

POLONIUS

Il a la forme d’une belette.

HAMLET

Ou plutôt d’une baleine.

POLONIUS

Tout à fait d’une baleine.

HAMLET

Alors je vais aller trouver ma mère.

 

N’est-il pas évident que dans cette scène Polonius est tout à la fois un courtisan qui flatte son prince et un homme sérieux qui ne veut pas contrarier un enfant malade et extravagant ? Polonius ne croit pas un mot de ce que dit Hamlet, et il a raison ; avec la présomption bornée qui lui est propre, il attribue la folie de Hamlet à son amour pour Ophélie ; il se trompe dans cette hypothèse, mais il ne se trompe pas dans l’appréciation du caractère de son maître. Les Hamlets ne sont jamais utiles au peuple ; ils ne lui donnent rien, ils ne peuvent le mener nulle part, attendu qu’ils ne vont eux-mêmes nulle part. Comment conduire les autres quand on ne sait même pas si on a la terre sous les pieds ? D’ailleurs, les Hamlets méprisent la foule ; celui qui ne s’estime pas lui-même, qui peut-il, que peut-il estimer ? Et puis, est-ce la peine de s’occuper de la foule ? Elle est si grossière et si sale. Or, Hamlet est un aristocrate, et non pas seulement par la naissance.

Sancho Pança nous offre un type tout opposé. Il se moque de Don Quichotte, il sait fort bien que c’est un fou, mais il quitte trois fois son village, sa maison, sa femme et sa fille, pour courir le monde avec ce fou ; il le suit partout ; il se soumet à des désagréments de toute espèce ; il lui est dévoué jusqu’à la mort ; il a foi en lui, il est fier de lui, il sanglotte agenouillé auprès du pauvre grabat où son ancien maître est en train d’expirer. On ne peut expliquer ce dévouement par l’espoir de bénéfices ou d’avantages personnels ; Sancho Pança a trop de bon sens ; il sait trop bien que, sauf les coups, l’écuyer d’un chevalier errant n’a presque rien à attendre. Il faut chercher plus loin la cause de ce dévouement ; il a, si l’on peut s’exprimer ainsi, sa racine dans un sentiment qui est peut-être le meilleur du peuple : la faculté de subir un heureux et honnête aveuglement (le peuple, hélas ! en connaît d’autres), la faculté d’éprouver un enthousiasme désintéressé, de mépriser les avantages directs et matériels ; le peuple méprise avec le même héroïsme le pain quotidien. Faculté importante s’il en fut et qui joue un rôle dans l’histoire du monde entier. La masse populaire finit toujours par suivre, avec une foi illimitée, les personnages qu’elle a autrefois raillés, maudits, persécutés, mais qui sans craindre la persécution, ni les injures, ni même les rires, marchant sans relâche en avant, l’œil fixé sur le but qu’ils voient seuls, cherchent, tombent, se relèvent et finissent par trouver. Cette récompense leur est bien due ; ceux-là seuls trouvent qui sont conduits par le cœur. Les grandes pensées viennent du cœur, a dit Vauvenargues. Mais les Hamlets ne trouvent rien, n’inventent rien : ils ne laissent d’autre trace derrière eux que celle de leur personnalité. Ils ne laissent pas d’œuvre. Ils n’aiment ni ne croient ; que pourraient-ils trouver ? Même en chimie, sans parler de la nature organique, pour créer un troisième élément il faut que deux éléments s’unissent. Or, les Hamlets ne pensent qu’à eux-mêmes, ils restent isolés et par suite stériles.

 

III

Mais, dira-t-on, et Ophélie ? Est-ce que Hamlet ne l’aime point ? Parlons-en un peu, et de Dulcinée aussi. À ce propos, les rapports de nos deux héros avec la femme offrent également bien des détails remarquables.

Don Quichotte aime Dulcinée, c’est-à-dire une femme qui n’existe pas, et il est prêt à mourir pour elle. Rappelez-vous ses paroles, lorsque vaincu, gisant dans la poussière, il dit à son vainqueur, qui va lui porter le dernier coup : « Tuez-moi, chevalier, mais que ma faiblesse ne serve pas à diminuer la gloire de Dulcinée ; je persiste à affirmer qu’elle est la beauté la plus accomplie de l’univers. » Il aime d’une façon idéale et pure, tellement idéale, qu’il ne soupçonne même pas que l’objet de sa passion n’existe pas, tellement pure que lorsque Dulcinée lui apparaît sous la forme d’une grossière paysanne, il n’en croit pas le témoignage de ses yeux et s’imagine qu’elle a été métamorphosée par quelque malin enchanteur. Nous aussi, nous avons rencontré plus d’une fois des gens mourant pour une Dulcinée qui n’existait pas, pour quelque réalité grossière et souvent ignoble dans laquelle ils avaient incarné leur idéal, et dont ils attribuaient aussi la métamorphose à la malice, — je dirais presque des enchanteurs, — des circonstances et des individus. Nous les avons vus, et quand des hommes de ce type disparaîtront, on pourra fermer le livre de l’histoire, personne n’aura plus rien à y lire. Les sens n’existent pas pour Don Quichotte, tous ses rêves sont purs et chastes ; c’est à peine si dans le fond de son âme il ose rêver d’être définitivement réuni à Dulcinée, peut-être même a-t-il peur de cette réunion.

Et Hamlet, est-ce qu’il aime ? Est-ce que son ironique créateur, le plus profond connaisseur du cœur humain, a pu donner à cet égoïste, à ce sceptique dévoré par le démon rongeur de l’analyse, un cœur aimant et dévoué ? Shakespeare n’est pas tombé dans cette contradiction. Le lecteur attentif n’aura pas grand’peine à reconnaître que Hamlet est un homme sensuel, je dirais même secrètement voluptueux, qu’il n’aime point, qu’il feint assez négligemment même d’aimer. C’est ce que Shakespeare nous atteste lui-même. Dans la première scène du troisième acte, Hamlet dit à Ophélie : « Je vous ai aimée autrefois. » Ophélie : « Prince, vous me l’avez fait croire. » Hamlet : « Il ne fallait pas me croire, je ne vous aimais pas. »

En prononçant cette parole, Hamlet est bien plus près de la vérité qu’il ne l’imagine lui-même. Ses sentiments pour Ophélie, cette créature innocente et pure jusqu’à la sainteté, sont ou cyniques (rappelez-vous ses paroles, ses allusions à double sens dans la scène de la représentation théâtrale, ou emphatiques. Rappelez-vous encore la scène entre lui et Laërte, quand après avoir sauté dans le tombeau d’Ophélie, il s’écrie en langage de capitan : « J’aimais Ophélie ; quarante mille frères, en réunissant leur amour, n’auraient pu égaler le mien, etc. » Tous ses rapports avec Ophélie ne sont pour Hamlet qu’un prétexte à s’occuper de lui-même, et dans son exclamation : « Ô vierge, souviens-toi de moi dans tes saintes prières ! » nous ne voyons que l’aveu profond d’une impuissance maladive, l’impuissance d’aimer, qui s’humilie devant « la sainte pureté. »

Mais c’est assez parler des côtés sombres du type de Hamlet, de ces traits qui nous irritent d’autant plus qu’ils sont plus près de nous et plus compréhensibles. Efforçons-nous d’apprécier ce que ce type offre de normal et par suite d’éternel. Il incarne le principe de la négation, ce principe qu’un autre grand poète, en l’abstrayant de l’humanité, a incarné dans Méphistophélès. Hamlet, lui aussi, est un Méphistophélès, mais un Méphistophélès renfermé dans le cercle vivant de la nature humaine : sa négation n’est pas le mal ; elle est dirigée contre le mal. La négation de Hamlet doute du bien, mais elle ne doute pas du mal, elle entame contre lui une lutte acharnée. Elle doute du bien, c’est-à-dire qu’elle met en suspicion sa sincérité, elle l’attaque non pas comme étant le bien, mais comme un masque sous lequel s’abritent le mal et le mensonge, ces ennemis éternels. Hamlet n’a pas le rire démoniaque, antipathique de Méphistophélès ; il y a dans son rire amer une certaine tristesse qui atteste ses souffrances et nous réconcilie avec lui. Le scepticisme de Hamlet n’est pas de l’indifférentisme, c’est là qu’est sa valeur et sa dignité ; le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la beauté et la laideur ne se fondent pas pour lui en un je ne sais quoi de fortuit, de muet, de stupide. Le scepticisme de Hamlet ne croit pas à la réalisation contemporaine de la vérité, il lutte sans relâche contre le mensonge et il est par cela même l’un des meilleurs champions de cette vérité en laquelle il ne peut pas croire. Mais la négation a de même que le feu une force destructive ; comment retenir cette force dans les limites nécessaires, comment lui montrer où elle doit s’arrêter, alors que les choses à détruire et à conserver sont le plus souvent fondues ensemble ou liées par un lien indissoluble ? Voici où apparaît un côté tragique, souvent remarqué déjà, de la vie humaine. Pour agir, il faut vouloir ; pour agir, il faut penser. Mais la pensée et la volonté se sont séparées, et s’éloignent chaque jour de plus en plus,

 

And thus the native hue of resolution

Is sicklied o’er with the pale cast of thought[1],

 

nous dit Shakespeare lui-même par la bouche de Hamlet. Ainsi, d’un côté se dressent les Hamlets, les penseurs, dont la conscience embrasse parfois l’univers entier, mais qui le plus souvent sont inutiles et réduits à l’immobilité, de l’autre, les Don Quichottes à moitié fous, qui rendent des services, qui font marcher l’humanité parce qu’ils ne voient et ne connaissent qu’un seul point, et ce point n’existe même pas sous la forme que leur imagination lui prête. Malgré soi on en arrive à se demander : Faut-il donc être fou pour croire à la vérité, et l’intelligence qui devient maîtresse d’elle-même est-elle par cela seul dépouillée de toute énergie ? L’examen, même superficiel, de ces questions, nous entraînerait bien loin.

Bornons-nous à reconnaître que cette séparation, ce dualisme dont nous venons de parler constitue la loi fondamentale de toute la vie humaine : notre vie tout entière n’est pas autre chose que la conciliation éternelle, la lutte éternelle de deux principes sans cesse séparés et réunis. Les Hamlets, qu’on nous pardonne ces termes philosophiques, représentent la force centripète de la nature ; en vertu de cette force tout être se considère comme le centre de la création et regarde le reste de la nature comme créé pour son usage exclusif. Le moustique se pose sur le front d’Alexandre le Grand et suce d’une conscience tranquille un sang héroïque ; c’est la nourriture qui lui revient de droit. Hamlet se méprise, le moustique ne saurait en faire autant ; son intelligence ne s’est pas élevée à un aussi haut degré, mais Hamlet rapporte tout à lui-même. Sans cette force centripète de l’égoïsme, la nature ne pourrait pas exister ; elle ne le pourrait pas non plus sans cette force centrifuge qui veut que tous les êtres n’existent que les uns pour les autres. C’est cette force, ce principe de dévouement et de sacrifice que représentent les Don Quichottes. Si Cervantès nous l’a montrée sous un jour comique, c’est pour ne pas irriter les égoïstes. Ces deux forces de l’immobilité et du mouvement, du conservatisme et du progrès sont les deux forces fondamentales de toute existence. Elles nous expliquent aussi bien la croissance de la fleur que le développement des nations les plus puissantes.

 

IV

Passons de ces considérations peut-être trop générales à un ordre d’idées plus accessibles. De toutes les œuvres de Shakespeare, Hamlet est assurément l’une des plus populaires. Elle appartient au nombre de ces pièces qui à coup sûr et chaque fois remplissent le théâtre[2]. Étant donné l’état d’esprit actuel du public russe, ses efforts continus pour arriver à la connaissance de soi-même, son penchant à la méditation, sa défiance de lui-même et sa jeunesse, le succès de Hamlet est tout naturel. Mais, sans parler des beautés qui abondent dans cette œuvre, la plus remarquable peut-être de l’esprit moderne, on ne peut assez admirer le génie qui, ayant par lui-même beaucoup d’affinité avec son Hamlet, l’a séparé de soi par un libre effort de son énergie créatrice, et a suscité ce type pour l’instruction éternelle de la postérité. L’esprit qui a créé ce type est l’esprit de l’homme du Nord, l’esprit de réflexion et d’analyse, l’esprit pesant, sombre, privé d’harmonie et de brillantes couleurs, un esprit qui ne s’arrondit pas en des formes délicates et souvent minutieuses, mais qui se distingue par la profondeur, la force, la variété, l’indépendance et la faculté dominatrice. Il a tiré de ses entrailles mêmes le type de Hamlet et par là il a montré que, dans le domaine de la poésie comme dans les autres domaines de la vie populaire, il domine l’être qu’il a créé parce qu’il le comprend tout entier.

C’est l’esprit de l’homme du Midi qui a présidé à la création de Don Quichotte, un esprit lumineux, joyeux, naïf, entreprenant, qui ne pénètre pas dans les profondeurs de la vie, mais qui en embrasse et en reflète toutes les manifestations. Nous ne pouvons ici résister au plaisir, non pas d’établir un parallèle entre Cervantès et Shakespeare, mais d’indiquer seulement quelques points de ressemblance et de dissemblance entre ces deux génies. Shakespeare et Cervantès, se demandera-t-on peut-être, quelle comparaison peut-on établir entre eux ? Shakespeare est un géant, un demi-dieu. Sans doute, mais Cervantès n’est pas un pygmée à côté du géant qui a créé le roi Lear ; c’est un homme, dans toute la force du terme, et l’homme a bien le droit de se tenir debout en face du demi-dieu. Certainement, Shakespeare domine Cervantès et maint autre par la richesse et la puissance de son imagination, par l’éclat et la splendeur de sa poésie, par l’étendue et la profondeur de son vaste esprit. Mais on ne rencontre dans le roman de Cervantès ni traits d’esprit amphigouriques, ni comparaisons peu naturelles, ni concetti fades ; on n’y rencontre pas non plus ces têtes coupées, ces yeux arrachés, ces ruisseaux de sang, cette cruauté farouche et stupide, effroyable legs du moyen âge, d’une barbarie qui mit plus de temps à s’adoucir chez les tempéraments opiniâtres du nord. Et pourtant Cervantès est, comme Shakespeare, un contemporain de la Saint-Barthélemy ; longtemps encore après eux on a continué de brûler les hérétiques, de verser le sang. Dieu sait quand on continuera de le verser ? Le moyen âge reflète dans Don Quichotte l’éclat de la poésie provençale, la grâce légendaire de ces mêmes romans que Cervantès raille avec tant de bonhomie, et auxquels il a lui-même payé un dernier tribut dans Persiles et Sigismonde[3]. Shakespeare prend ses tableaux partout : le ciel, la terre, tout lui est bon ; il s’empare des sujets avec la force inéluctable de l’aigle qui tombe sur sa proie. Cervantès présente d’une main aimable, je dirais presque paternelle, un petit nombre de tableaux. Il ne prend que ce qui se passe auprès de lui ; mais il connaît si bien ses alentours ! Toute l’humanité semble le domaine du puissant génie anglais ; le romancier espagnol emprunte tout à son âme, une âme limpide, modeste, riche de l’expérience de la vie, mais qui n’en a pas été aigrie. Ce n’est pas en vain que pendant sept années de captivité il a appris, ainsi qu’il le dit lui-même, la science de souffrir. Son domaine est plus étroit que celui de Shakespeare ; mais, comme tout être vivant, il reflète l’humanité tout entière. Cervantès ne vous illumine pas tout à coup d’une parole fulgurante ; il ne vous ébranle point par l’énergie titanesque d’une inspiration irrésistible. Sa poésie n’est pas comme celle de Shakespeare une mer souvent houleuse ; c’est une rivière profonde qui coule paisiblement entre les paysages variés de ses bords ; peu à peu le lecteur, entraîné, enveloppé de tous côtés par les flots transparents, s’abandonne avec joie au calme vraiment épique et à la douceur du courant.

L’imagination évoque volontiers le souvenir de ces deux poètes contemporains qui moururent le même jour. Cervantès ne connut, sans doute, rien de Shakespeare ; mais le grand tragique, dans sa maison de Stratford, où il s’était retiré trois ans avant sa mort, put lire le roman espagnol déjà traduit en anglais. Ce serait un sujet bien fait pour tenter le pinceau d’un peintre penseur : Shakespeare lisant Don Quichotte. Heureux les pays où naissent de tels hommes, instituteurs des contemporains et de la postérité ! Le laurier impérissable qui couronne le génie repose aussi sur le front de la nation qui l’a produit.

 

V

Terminons cette rapide étude par quelques remarques de détail.

Un grand seigneur anglais, bon juge en ces matières, disait un jour devant nous que Don Quichotte était le type du vrai gentleman. En effet, si la simplicité et le calme des manières sont le trait distinctif de ce qu’on appelle l’homme comme il faut, Don Quichotte mérite ce titre à tous égards. C’est un véritable hidalgo ; il reste tel, même quand les moqueuses servantes du duc s’amusent à lui laver la figure. La simplicité de ses manières résulte d’une absence absolue, je ne dirai pas seulement d’amour-propre, mais de sentiment subjectif ; Don Quichotte n’est pas occupé de lui-même ; il ne songe point à poser pour les autres : Hamlet avec toute sa distinction a, qu’on nous pardonne cette expression, des airs de parvenu ; il est agité, parfois grossier ; il pose et persifle. Il a en revanche le don de s’exprimer d’une façon originale et juste ; ce don est propre à tous les personnages qui s’étudient et s’analysent ; il est par cela même étranger à Don Quichotte. La profondeur et la délicatesse de l’analyse chez Hamlet, son instruction encyclopédique (il ne faut pas oublier qu’il a fait ses études à l’université de Wittenberg) ont développé en lui un goût presque infaillible. C’est un critique excellent ; ses conseils aux acteurs sont remarquables de justesse et d’esprit. Le sentiment de l’exquis est presque aussi développé chez lui que le sentiment du devoir chez don Quichotte.

Don Quichotte respecte profondément toutes les institutions existantes, la religion, les rois, les ducs, et en même temps il est libre et respecte la liberté des autres. Hamlet invective les rois et les courtisans ; il se montre intolérant et oppresseur. Don Quichotte sait tout au plus écrire ; Hamlet tient certainement son journal. Don Quichotte, avec toute son ignorance, a des idées arrêtées sur le gouvernement, sur l’administration ; Hamlet ne s’est jamais occupé de ces questions.

On a beaucoup protesté contre les coups dont Cervantès accable son Don Quichotte. Nous avons fait observer plus haut que dans la deuxième partie du roman l’infortuné chevalier n’est presque plus battu ; mais nous ajouterons que sans ces coups il plairait moins aux enfants qui lisent si avidement ses aventures ; les hommes faits ne le verraient pas sous son vrai jour ; ils le trouveraient froid et compassé, ce qui serait tout à fait contraire à son caractère. Nous venons de faire remarquer qu’il n’est pas battu dans la seconde partie de l’ouvrage ; mais à la fin, après la défaite décisive que lui inflige le chevalier de la lune, le bachelier déguisé, après qu’il a renoncé à la chevalerie, quelques jours avant de sa mort, il est foulé aux pieds d’un troupeau de pourceaux. Nous avons entendu reprocher à Cervantès cet épisode. À quoi bon, disait-on, reproduire des plaisanteries usées ? Ici encore, c’est l’instinct du génie qui a guidé Cervantès. Cet incident grossier cache un sens profond. C’est la destinée des Don Quichottes d’être toujours, surtout vers la fin de leur carrière, foulés aux pieds des pourceaux ; c’est le dernier tribut qu’ils doivent payer à la fatalité grossière, à l’inintelligence indifférente et impudente : c’est le soufflet du pharisien... Ensuite, ils peuvent mourir. Ils ont traversé le feu du creuset ; ils ont acquis l’immortalité, elle s’ouvre devant eux.

Hamlet est parfois perfide et même cruel. Qu’on se rappelle la façon dont il prépare la perte de deux courtisans envoyés en Angleterre par le roi ; ou encore son langage à propos de la mort de Polonius tué par lui. Nous voyons dans ces épisodes un reflet du moyen âge qui vient de se terminer. D’autre part, il faut noter chez Don Quichotte un certain penchant pour le mensonge, moitié conscient, moitié innocent, pour l’art de se tromper soi-même. Ce penchant est toujours propre à la fantaisie de l’enthousiasme. Son récit de tout ce qu’il a vu dans la caverne de Montesinos est évidemment inventé et ne trompe même pas le fin lourdaud Sancho Pança.

Hamlet, à la moindre mésaventure tombe en défaillance et se plaint. Don Quichotte, rossé par les galériens au point de ne pouvoir bouger, ne doute pas le moins du monde du succès de son entreprise. Ainsi Fourrier, à ce qu’on raconte, allait chaque jour à la rencontre de l’Anglais qu’il avait invité dans les journaux à lui fournir un million pour la réalisation de ses plans. L’Anglais, naturellement, ne vint jamais. Cela est évidemment très ridicule ; mais qu’on nous permette pourtant une réflexion ; les anciens appelaient leurs dieux des dieux jaloux ; dans certains cas ils croyaient utile de les désarmer par quelque sacrifice volontaire, témoin l’anneau de Polycrate ; qui sait si une certaine dose de ridicule ne doit pas s’attacher aux actes, au caractère des gens dévoués à quelque œuvre grande et nouvelle, comme un tribut, comme un sacrifice expiatoire aux dieux jaloux ! Sans ces Don Quichottes ridicules, sans ces bizarres inventeurs, l’humanité ne marcherait pas et les Hamlets n’auraient pas sur quoi réfléchir.

Oui, les Don Quichottes trouvent, les Hamlets élaborent. Mais comment, dira-t-on, les Hamlets peuvent-ils élaborer quelque chose, quand ils doutent de tout et ne croient à rien ? Nous répondrons que la sage nature n’a fait ni les Hamlets, ni les Don Quichottes tout d’une pièce. Ils ne sont que l’expression exagérée de deux tendances exagérées ; les poètes les ont placés comme deux jalons sur deux routes opposées. La vie humaine tend vers eux, elle ne les atteint jamais ; le principe de l’analyse, ne l’oublions pas, a été poussé dans Hamlet jusqu’au tragique, le principe de l’enthousiasme dans Don Quichotte jusqu’au comique. Or, on ne rencontre dans la vie ni le comique, ni le tragique absolu.

Hamlet gagne beaucoup à nos yeux par l’affection que lui porte Horatio. Ce dernier personnage est charmant ; on le rencontre souvent dans notre temps, à l’honneur de nos mœurs actuelles. Horatio nous représente le type du partisan, du disciple au meilleur sens du mot ; il a un caractère stoïque et franc, un cœur chaud, une intelligence quelque peu bornée ; il sent son insuffisance et il est modeste, ce qui arrive rarement aux gens bornés ; il a soif d’instruction, de direction ; aussi est-il en adoration devant Hamlet et il se livre à lui de toute la force de son âme honnête, sans même demander de réciprocité. Il se soumet à lui non pas comme à son prince, mais comme à son chef. L’un des plus grands services que rendent les Hamlets, c’est de former et de développer des hommes pareils à Horatio, des hommes qui après avoir reçu d’eux les germes de la pensée, les fécondent dans leur cœur et les répandent ensuite dans le monde entier. Les paroles par lesquelles Hamlet reconnaît le caractère d’Horatio lui font honneur à lui-même. Elles expriment ses propres sentiments sur la haute dignité de l’homme, ses efforts généreux que nul scepticisme n’est en état de paralyser.

 

« Écoute, lui dit-il, depuis que mon âme a été maîtresse de ses choix et a su distinguer parmi les hommes, elle t’a préféré entre tous ; tu as été celui qui en souffrant tout ne souffre rien, l’homme qui a reçu les coups et les bonnes grâces de la fortune avec la même reconnaissance. Heureux ceux dont le sang et le jugement sont si bien équilibrés qu’ils ne sont pas, aux mains de la fortune, l’instrument sur lequel ses doigts jouent l’air qui lui plaît. Donnez-moi un homme qui n’est pas l’esclave de la passion, et je le porterai dans le fond de mon cœur, dans le cœur de mon cœur, comme je t’y porte[4]. »

 

Le sceptique honnête a toujours du respect pour le stoïque. Lors de la décadence de l’ancien monde et à toutes les époques qui lui ont ressemblé, les gens de bien se sont précipités dans le stoïcisme, comme dans le dernier abri où l’on pouvait encore conserver la dignité humaine. Les sceptiques, quand ils n’eurent pas la force de mourir et d’entreprendre le voyage vers le pays d’où aucun voyageur n’est encore revenu, se firent épicuriens. Conversion facile à comprendre, affligeante et malheureusement trop fréquente.

Hamlet et Don Quichotte meurent tous deux d’une façon touchante ; mais combien leur fin est différente. Les dernières paroles de Hamlet sont fort belles. Il meurt calme, tranquille ; il ordonne à Horatio de vivre ; il donne sa voix au jeune Fortinbras, le seul représentant du droit héréditaire que n’ait souillé aucun crime ; mais il ne porte pas ses regards dans l’avenir. Tout le reste est silence, dit le sceptique mourant, et il se tait pour l’éternité. La mort de Don Quichotte pénètre l’âme d’un indicible attendrissement. C’est à ce moment que le grand caractère du personnage se révèle à tous les yeux. Quand son ancien écuyer, croyant le consoler, lui dit qu’ils repartiront bientôt pour de nouvelles aventures : « Non, répond le mourant, tout cela est fini ; je demande pardon à tous ; je ne suis plus désormais Don Quichotte : je suis de nouveau Alonso le bon, comme on m’appelait autrefois. »

Alonso el Bueno ! C’est là un mot étonnant ; ce surnom évoqué ici pour la première et la dernière fois émeut singulièrement le lecteur. Oui, ce mot a encore sa valeur au moment de la mort. Tout passe, tout disparaît : dignités, puissance, génie universel, tout s’en va en poussière : « Toutes les grandeurs de la terre s’évanouissent en fumée. » Tout, sauf les bonnes œuvres ; elles vivent plus que la beauté la plus éclatante : « Tout passe, a dit l’apôtre, la charité seule demeure. »

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 juillet 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Ainsi la rougeur naturelle de la résolution est ternie par la pâleur de la pensée.

[2] En Russie. En France, Shakespeare a moins de vogue au théâtre.

[3] On sait que le roman chevaleresque de Persiles et Sigismonde parut après la première partie de Don Quichotte.

[4] Acte III, scène 2.