LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
LES DÉCEMBRISTES
(Декабристы)
1884
Traduction d’E. Jaubert et B. Tseytline, Paris, Savine, 1889.
TABLE
LES DÉCEMBRISTES. FRAGMENTS D’UN ROMAN PROJETÉ (1863-1878)
DEUX VARIANTES DU PREMIER CHAPITRE
Il a paru intéressant de réunir en quelques pages liminaires, destinées à servir d’introduction à ces fragments des Décembristes, de succintes indications historiques sur le caractère, les projets, les actes, le procès et la condamnation des conjurés de Décembre 1825. L’œuvre, fragmentaire hélas ! du comte Léon Tolstoï n’en sera que plus accessible au lecteur français, et peut-être les regrets s’augmenteront-ils de ce roman laissé en suspens, à voir quels types curieux et variés, quel drame poignant, quelles scènes tragiques aurait pu tirer de ce grand sujet le puissant romancier de Guerre et Paix, si d’autres soins ne l’avaient empêché de terminer ce qu’il avait, — la lecture des fragments ci-après en fait foi, — ce qu’il avait si magistralement commencé.
Ce n’est pas ici le lieu de rappeler en détail comment les abus de toutes sortes, — l’absence de toute loi digne de ce nom, de toute garantie publique, la vénalité des juges, des fonctionnaires et des employés de tout étage, la fraude pratiquée sur une vaste échelle, les dénis de justice érigés en habitude, l’oppression des petits par les grands, et la servilité de tous, — devaient amener et amenèrent, en effet, la création d’un parti de mécontents, avides de légalité, de justice, de liberté ; — comment des sociétés secrètes se formèrent de toutes parts, pour se réunir bientôt en deux faisceaux parallèles : la Société du Nord qui eut pour chef nominal le prince Troubetzkoï dont la faiblesse, à l’heure de la lutte, alla jusqu’à la lâcheté, pour chef réel, le poète Conrad Ryléïev, homme de tête et de cœur, humain et ferme, le plus brave, le plus désintéressé des patriotes, et pour affidés principaux le fougueux prince Obolensky, le bouillant Iakoubovitch, Pierre Kakhovski, non moins pressé d’agir, et les frères Bestoujev, plus poètes que soldats, amis personnels et confidents de Ryléïev ; — et la Société du Sud, fortement organisée par le colonel Paul Pestel, l’énergique dictateur du Midi, éloquent, hardi, ambitieux, qui avait en lui l’étoffe d’un Bonaparte plutôt que d’un Washington, — et dont faisaient partie le colonel Serge Mouraviev-Apostol, un républicain des temps héroïques, Bestoujev-Rioumine, remuant et persuasif, les princes Volkonski, Bariatinski, Schakovskoï, etc. ; — comment, à la suite de nombreux conciliabules, une action décisive, et qui allait jusqu’à prévoir le régicide, fut arrêtée pour le mois de mai 1826, époque où le tzar Alexandre devait passer en revue, à Bélaïa-Tserko, les armées du Sud ; comment enfin diverses circonstances imprévues, la mort en Crimée d’Alexandre, le 1er décembre 1825, l’interrègne de trois semaines qui suivit, la dénonciation du complot par quelques affidés, précipitèrent les événements... On ne peut que se borner à raconter sommairement la sanglante journée du 26 décembre 1825, l’écrasement des « croyants » du Sud, le jugement, l’exécution des chefs principaux, et l’exil en Sibérie des autres, exil qui se prolongea, pour la plupart d’entre eux, jusqu’en 1856, époque où leur retour dans la mère-patrie fut accueilli par l’explosion d’enthousiasme que Léon Tolstoï a notée dans ses fragments.
L’héritage d’Alexandre, mort sans enfant, eût dû régulièrement échoir à l’aîné de ses frères, au grand-duc Constantin, vice-roi de Pologne ; mais, celui-ci, soit pour se soustraire, en philosophe avisé, aux charges du pouvoir, soit pour se rendre plus libre d’épouser une Polonaise de petite noblesse, la belle comtesse Grudsinska, avait, dès 1820, renoncé à ses droits sur le trône, et Alexandre, par un acte secret qui fut commis à la garde du Conseil de l’Empire, avec l’ordre d’en prendre connaissance après sa mort, Alexandre accepta la renonciation de Constantin, et reconnut pour héritier son second frère, le grand-duc Nicolas.
Lors donc que mourut l’empereur, Constantin, fidèle à la parole donnée, proclama, à Varsovie, son frère Nicolas autocrate de toutes les Russies, tandis que de son côté Nicolas, après avoir répondu au Conseil de l’Empire qu’il n’accepterait la couronne que si l’héritier légitime renouvelait sa renonciation, proclamait, à Pétersbourg, Constantin empereur, et lui faisait prêter, dans tout l’Empire, serment de fidélité.
Ce ne fut que trois semaines après la mort d’Alexandre qu’arriva à Pétersbourg la lettre par laquelle Constantin déclarait renoncer de nouveau, et de la manière la plus formelle, à tous ses droits sur le trône, et, témoignant son inébranlable volonté à cet égard, priait son frère cadet d’accepter, de lui tout le premier, son serment de sujétion et de fidélité. Alors seulement Nicolas signa son manifeste d’avènement et ordonna qu’on lui jurât obéissance.
C’était le 24 décembre. Dans l’intervalle, la perplexité s’était mise dans les esprits. Le peuple et les soldats, qui avaient prêté serment au nom de Constantin, ne savaient plus à quel tzar obéir. Les conjurés résolurent de faire tourner cette indécision, cette sourde inquiétude au profit de leur entreprise, et d’agir sans plus attendre. Ils furent confirmés dans cette idée par la nouvelle que le sous-lieutenant Rostovsov, l’un des leurs, venait de les dénoncer au tzar.
— Vous le voyez, dit Ryléïev aux conjurés, nous sommes trahis : la Cour sait déjà beaucoup, mais elle ne sait pas tout, et nos forces sont encore suffisantes.
— Oui, lui fut-il répondu, les fourreaux sont brisés, nous ne pouvons plus cacher nos sabres.
Le 25, ils apprirent d’un affilié, le premier procureur du Sénat, Krasnokoutski, que le grand Conseil de l’Empire était convoqué le lendemain matin à sept heures, pour la prestation du serment ; et que tous les régiments devaient remplir cette même formalité dans leurs casernes respectives. Ils n’hésitèrent plus. Soulever la troupe, en invoquant contre Nicolas, peu aimé des soldats, le serment solennellement prêté à Constantin, en présentant la renonciation de ce dernier au trône comme une imposture inventée par l’usurpateur, entraîner sur la place du Sénat les régiments révoltés, dont le colonel prince Troubetskoï prendrait le commandement pour agir suivant les circonstances, s’assurer du Sénat, de l’empereur, former un gouvernement provisoire, tel fut le plan élaboré pour la journée du lendemain, plan qui dénotait chez ses auteurs une incroyable naïveté jointe à une absolue méconnaissance des sentiments réels du peuple et de l’armée, l’un et l’autre trop ignorants et trop inaccessibles à ces idées nouvelles de liberté que les conjurés voulaient leur inculquer d’un seul coup. « C’était là, comme le reconnut plus tard Pestel avant de marcher au supplice, c’était là prétendre moissonner avant que d’avoir semé. »
Le lendemain, dès la première heure, ceux des affiliés qui étaient officiers aux gardes se rendirent chacun dans leurs casernes ; au cri de « Hourrah Constantin ! » ils réussirent à soulever un certain nombre de soldats, qu’ils décidèrent à refuser le serment, et marchèrent avec eux sur la place du Sénat. Les marins de la garde, les grenadiers de la garde, travaillés sourdement par le capitaine Tchépine, par les frères Bestoujev et d’autres officiers, se révoltèrent les premiers ; le régiment de Moscou se joignit à l’insurrection. Chemin faisant, les conjurés railièrent un certain nombre d’hommes en frac et de gens du peuple.
Ils se retranchèrent fortement au fond de l’immense place, derrière la statue de Pierre le Grand, en face du Sénat qu’ils espéraient enlever pour en faire le siège du nouveau gouvernement. Mais le lieutenant Nassakine, chef du poste, tint bravement en échec l’effort des insurgés, qui durent renoncer à leur entreprise, et se bornèrent à attendre, l’arme au bras, les renforts promis. Mais ceux-ci tardèrent à venir. De plus, le chef désigné la veille pour commander le mouvement, le colonel prince Troubetzkoï, ne parut pas sur la place : dès le matin, il avait couru au Palais d’Hiver pour prêter serment et écarter les soupçons, et il se tint, le reste de la journée, caché chez son beau-frère, l’ambassadeur d’Autriche, où il fut saisi, le soir même, par les envoyés du tzar. Quant à Ryléïev, il parut un moment au milieu des siens ; mais, désespéré par l’absence de Troubetzkoï, il perdit, à le chercher, un temps précieux.
D’autre part, Nicolas, tout effrayé qu’il fût de cette explosion révolutionnaire, conservait néanmoins tout son sang-froid. Averti depuis plusieurs jours qu’un mouvement se préparait, il avait, la veille au soir, remplacé les régiments de sa garde, de service au Palais Impérial, suspects à bon droit, par des chasseurs de Finlande, natures frustes et dévouées, et appelé autour de lui les généraux et les troupes sur lesquels il croyait pouvoir compter ; à leur tête, il marcha contre les insurgés, que ni la défection de leur chef, ni la vue des forces militaires bien supérieures qu’on leur opposait, ne réussirent à décourager.
Fut-ce la crainte de mettre à l’épreuve l’incertaine fidélité des siens, fut-ce le désir d’éviter l’effusion du sang russe, l’empereur envoya aux révoltés, pour essayer de les gagner par la persuasion, le héros de cinquante-deux batailles, le vieux général Miloradovitch. Celui-ci s’avança donc, seul, vers les barricades, et voulut haranguer les soldats. Mais un immense cri de « Hourrah Constantin ! » lui coupa la parole. Le prince Obolenski croisa la baïonnette contre lui, et un autre affidé, Kakhovski, le blessa mortellement, d’un coup de pistolet tiré presque à bout portant. On l’emporta tout ensanglanté.
Comme il arrive souvent, ce premier excès ne fit qu’exciter les conjurés. Au cri de « Vive Constantin ! » se joignit le cri de « Vive la Constitution ! (Hourrah Constitoutzia !) » Mais telle était l’ignorance de ces pauvres gens, hommes du peuple et grenadiers, que la plupart d’entre eux crurent que « Constitoutzia » était le nom de la femme de Constantin.
Cependant Nicolas était là, au milieu de ses généraux et de ses régiments. Son entourage n’était pas rassuré sur les dispositions des troupes, et, de fait, si les rebelles avaient été rejoints par un plus grand nombre de combattants, tout eût peut être changé de face. Mais l’infériorité numérique de ces derniers décida les régiments qui entouraient le tzar à lui demeurer fidèles, et ils se tinrent prêts à marcher.
L’empereur hésitait encore. Avant de donner le signal de l’attaque, il se résolut à tenter une dernière tentative de conciliation. Par son ordre, le métropolitain, revêtu de ses insignes pontificaux et entouré de son clergé, s’avança vers les révoltés. Mais s’il est peu de peuples aussi foncièrement religieux que le peuple russe, il n’en est pas non plus qui vénèrent aussi peu que lui les représentants officiels de ce Dieu qu’il adore jusqu’à la superstition. Peut-être aussi les conditions que le métropolite était chargé de transmettre ne semblèrent-elles pas acceptables : il fut accueilli par des risées, et aussi, dit-on, par une décharge de mousqueterie ; et il dut se replier précipitamment sur la place de l’Amirauté, où stationnaient les troupes impériales.
Alors le tzar se décida, et fit charger la cavalerie. Simultanément attaqués de front et pris à revers, les insurgés ripostèrent bravement. Le meurtrier de Milovadovitch tua de même, d’un coup de pistolet, le colonel Stürler, qui commandait les grenadiers de la garde. Le lieutenant Küchelbecker visa le grand-duc Michel qui n’échappa à la mort que par miracle, tandis que le capitaine Iakoubovitch, un poignard à la main, cherchait des yeux le tzar.
La lutte se continua entre les deux partis jusqu’aux approches de la nuit, qui tombe vite à cette saison et sous cette latitude. Vers quatre heures le tzar fit amener des canons, que l’on braqua aussitôt contre les barricades. Mais les artilleurs refusaient de tirer ; et ce fut le grand-duc Michel, dit-on, qui, arrachant la mèche aux mains du canonnier, tira lui-même le premier coup. La mitraille eut enfin raison des révoltés, qui laissèrent deux cents morts sur la neige du champ de bataille, sans compter les blessés ; sept ou huit cents d’entre eux furent faits prisonniers.
Grâce aux indications trouvées dans les papiers du prince Troubetzkoï, les arrestations, commencées dans la nuit, se continuèrent pendant toute la journée du lendemain, Ryléïev, Kakhovski, Obolensky, les frères Bestoujev, Iakoubovitch, tombèrent des premiers entre les mains de leurs ennemis.
Cette même nuit du 26 décembre 1825, sur les ordres du général Diébitch, à qui le capitaine Maïboroda avait révélé le secret de la conspiration, le général Tchernichev fit arrêter, au milieu de leurs régiments, le colonel Pestel et douze autres colonels plus ou moins compromis. S’emparer d’un tel homme équivalait à étouffer la révolte dans l’œuf ; privée de Pestel, la Société du Sud était un corps sans tête.
Néanmoins, les deux Mouraviev-Apostel, et Bestoujev-Rioumine, qu’il ne faut pas confondre avec les Bestoujev amis de Ryléïev, ne perdirent pas la tête. Ils soulevèrent au cri de : « Vive Constantin ! » quelques compagnies, le régiment de Tchernigov presque tout entier, et tinrent quelques jours la campagne.
Il se passa là, entre Serge Mouraviev et les grenadiers de son régiment, un dialogue qui en dit long sur l’état d’esprit des soldats à qui l’on essayait de parler révolution.
— Au fond, camarades, qu’avons-nous besoin de Constantin ? Nous nous passerons bien de lui comme de l’autre. C’est la république qu’il nous faut. Voyons, crions tous : Vive la République !
Ce mot singulier les effaroucha. Un vieux grenadier se fit l’interprète de ses camarades.
— Nous crierons « Vive la République ! » s’il plaît ainsi à votre Grâce, dit-il à Serge ; mais, enfin qui sera tzar ?
— Il n’y a pas de tzar dans une république.
— Oh ! alors, votre Grâce, cela ne va pas en Russie.
Et ils refusèrent de le suivre.
L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse. Le 15 janvier 1826, Serge Mouraviev-Apostol et ses compagnons furent atteints par le général Geismar, envoyé à leur poursuite avec cinq escadrons de hussards et deux canons. D’autres détachements s’avançaient contre eux avec le général Roth, de manière à cerner complètement les six compagnies de Serge. Celui-ci disposa ses hommes en un seul carré, et tous ensemble, sur son ordre, marchèrent droit sur les canons, l’arme au bras et sans tirer un seul coup de fusil. Peut-être espérait-il gagner les artilleurs, mais il n’en fut rien. La mitraille décima ou dispersa cette poignée de braves. Mathieu Mouraviev fut tué, Serge, grièvement blessé, tomba entre les mains de Geismar, ainsi que Soloviev, Masalevsky, et sept cents conjurés. Ils n’avaient pas brûlé une amorce, pas tué un seul homme des troupes impériales : ce qui n’empêcha point le vainqueur de poursuivre d’une haine posthume les os mêmes des vaincus. Un jugement ultérieur ordonna en effet qu’il serait placé, sur les tombes des rebelles tués à Ousti-nevka, au lieu de croix ou d’autres signes chrétiens, des potences avec leurs noms.
La commission d’enquête instituée par le tzar pour l’instruction des deux affaires fut composée ainsi qu’il suit :
Le ministre de la guerre, général de l’infanterie, Alexandre Tatischev, président ; le grand-duc Michel, frère de l’empereur, grand-maître de l’artillerie, commandant d’une division de la garde ; le prince Alexandre Galitzine, ministre des postes ; les aides de camp généraux Golenitchev-Koutousov, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, Alexandre Tchernichev, Alexandre de Benkendorf, Levakhov, Potapov ; et le conseiller d’État Dmitri Bloudov.
Il fut prescrit à la commission « d’embrasser l’affaire dans tout son ensemble, de pénétrer jusqu’aux racines du mal, de découvrir son origine, d’en suivre toutes les ramifications, d’en constater les progrès et l’étendue, et d’établir enfin les résultats de l’enquête, non sur des suspicions ou des probabilités, mais sur des preuves certaines, péremptoires. »
Mais cette ostentation d’équité s’accordait assez mal avec les sentiments réels qui avaient inspiré l’empereur dans la désignation des commissaires. Comme on l’a pu remarquer, la plupart d’entre eux étaient des aides de camp généraux, c’est-à-dire des officiers attachés spécialement à la maison et à la personne du tzar, et dont toute la politique était de plaire au maître. La présence du grand-duc Michel contribuait encore davantage à laisser le champ libre aux soupçons de l’opinion publique, — s’il y eût eu, en ce temps-là, une opinion publique en Russie. Car enfin, pourquoi l’empereur plaçait-il son propre frère dans la commission d’enquête, sinon pour servir d’intermédiaire direct et permanent entre le souverain et les commissaires, et poursuivre la punition des prévenus, dans une cause personnelle ?
Les résultats de l’enquête furent proclamés par l’empereur dans un manifeste daté du 13 juin 1826. On y lisait notamment ceci :
« Après plus de cinq mois, ayant pesé et vérifié soigneusement chaque circonstance, chaque déposition, chaque fait, écartant les conjectures et les simples soupçons, ne se fondant jamais que sur l’évidence, sur les aveux mêmes de l’accusé, ou sur des moyens de conviction qui ne laissaient plus l’ombre du doute, enfin accordant aux prévenus toute la latitude et les facilités dont ils avaient besoin pour leur défense, la commission a atteint le but qu’elle avait à remplir ; elle vient de nous soumettre un rapport définitif sur l’ensemble de ses recherches, accompagné de tous les documents originaux sur lesquels il s’appuie. »
À la suite du rapport de la commission d’enquête, cent vingt et un prévenus furent déférés par l’empereur au jugement d’une haute cour qui comprenait les trois premiers corps de l’État, c’est-à-dire le Conseil de l’Empire, le Sénat dirigeant, le Saint Synode, plus quinze personnes choisies dans les grades supérieurs de l’armée et dans les hautes fonctions civiles, en tout 80 membres environ.
« En confiant le sort des accusés à cette cour suprême, concluait le manifeste du 13 juin, nous n’attendons d’elle et nous ne lui demandons qu’une justice impartiale, rigoureusement fondée sur les lois et sur la force et l’évidence des preuves. »
Ainsi constituée, la haute cour se réunit le 15 juin, au Palais du Sénat, sous la présidence du vieux prince Lapoukhine, président du Conseil de l’Empire, avec le prince Lobanov-Rostovski, ministre de la justice, pour procureur général. Elle mit plus d’un mois à juger les cent vingt-un décembristes. Quant à la façon dont elle comprit et accomplit sa mission, elle a été appréciée ainsi qu’il suit par un consciencieux historien, M. Schitzler, dont le témoignage, assez souvent entaché de quelque partialité envers le tzar, n’en a ici que plus de poids.
« En apparence du moins, l’instruction laissait peu à désirer : à en juger par le contenu du rapport, où rien n’indiquait une sévérité inquisitoriale outrée de la part de la commission d’enquête, cette opération préliminaire avait été faite avec soin, et l’on avait obtenu, assurait-on, de tous les accusés, sauf quatre (Nikolaï Tourguenev, absent, le prince Schakovskoï, le lieutenant Tsébrikov et Gorski) l’aveu complet de leur culpabilité. Mais ces apparences n’étaient-elles pas trompeuses ? Pouvait-on s’y fier pleinement, ou n’était-il pas permis d’avoir quelques doutes sur la nature des aveux que l’on invoquait ? Ces aveux avaient-ils été faits librement, sans intimidations, sans violence, sans torture morale (car nous écartons même la pensée d’une torture physique employée) ? Les interrogatoires écrits étaient-ils toujours conformes aux déclarations verbales, et les accusés ne signaient-ils rien qui ne fût l’expression sincère de leur pensée, de leurs paroles ! Nous l’avouons, sur ces graves questions nous n’oserions rien affirmer. Tout s’est passé secrètement, dans le silence des cachots, sans contrôle tutélaire, sans aucune liberté pour les accusés de faire entendre leur voix afin de repousser les suppositions gratuites, ou de redresser les faits dénaturés...
« Quoi qu’il en soit de la nature de l’instruction, elle ne devait pas s’imposer comme une loi à la conscience des juges. La cour devait tout examiner par elle-même, peser scrupuleusement les charges, les dépositions des témoins, les moyens de défense des accusés, et jusqu’à leurs aveux qui, en bonne justice n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont confirmés par des preuves. En un mot, son devoir était d’examiner l’affaire à fond, indépendamment du travail préparatoire de la commission, qui ne devait rien préjuger.
« Malheureusement, ce devoir n’a peut-être pas été rempli dans toute sa plénitude. On assure que le calme nécessaire ne régnait pas dans l’assemblée. Elle représentait la vieille Russie avec ses habitudes serviles, son esprit stationnaire, ses préjugés hostiles aux idées libérales ; et en présence d’hommes qui avaient voulu tout changer, qui représentaient, eux, la jeune Russie animée de sentiments bien différents, elle ne sut pas assez se défendre d’une certaine irritation, incompatible avec cette impassibilité du juge, sans laquelle la justice n’est qu’un vain mot. Ce qui est vrai, c’est que la cour n’accepta pas toutes les conséquences de son mandat : elle n’osa pas faire comparaître devant elle les inculpés, pour entendre leurs déclarations et leurs moyens de défense en séance solennelle. Elle était retenue par des motifs peu avouables. Traduits devant un tribunal composé de tant de fonctionnaires, qui tous sans doute n’étaient pas irréprochables, et dont la carrière offrait des actes qui pouvaient devenir pour les accusés le texte de toute sorte d’incriminations ; ou bien, tout au moins, placés sur un théâtre élevé, devant un aréopage nombreux dont les membres appartenaient en partie aux plus proches alentours de l’autocrate et au sein duquel chaque parole pouvait avoir un grand retentissement, les chefs du complot chercheraient peut-être, pensait-on, à profiter de cette circonstance, non pour se disculper, — ils avaient fait le sacrifice de leur vie, — mais pour jouer leur rôle jusqu’au bout, pour proclamer hautement leurs griefs, pour poser devant la patrie et devant la postérité. On s’attendait à des déclamations furibondes difficiles à contenir. De plus, exaspérés les uns contre les autres, après s’être dénoncés mutuellement, il était peut-être dangereux de les mettre tous en présence les uns des autres. Telles étaient les craintes de la cour. En conséquence, elle refusa d’admettre les accusés devant elle, et elle délégua une commission choisie dans son sein pour se transporter dans leurs cachots, interroger chacun en particulier, confronter leur dire avec leurs dépositions et leurs aveux, et présenter à la cour le résultat de cette enquête nouvelle. Comme la première, celle-ci resta donc secrète. Tout moyen de contrôle manque à qui voudrait se former une idée consciencieuse sur les faits de ce procès.
« De défenseurs à donner aux accusés, il ne pouvait pas en être question... La marche de cette procédure n’en reste pas moins un étrange spectacle... »
Sur cent vingt-un prévenus mis en jugement, la cour condamna :
Cinq individus, placés en dehors de toute catégorie, à la peine de mort et à l’écartèlement ;
Trente-un individus composant la 1re catégorie, à la peine de mort par décapitation ;
Dix-sept individus, compris dans la 2e catégorie, à la mort politique et aux travaux forcés à perpétuité.
Cinquante-huit individus des 3e, 4e, 5e, 6e, 7e, 8e et 9e catégories, aux travaux forcés à temps, et à l’exil perpétuel en Sibérie.
Les autres condamnés furent simplement astreints à servir comme simples soldats.
Ce jugement sembla, dans son ensemble, trop sévère à l’autocrate lui-même, dont les entrailles s’émurent. Mais peut-être aussi la politique eut-elle seule part dans l’usage, d’ailleurs infiniment restreint, qu’il fit de son droit de grâce.
« Ayant à cœur, dit-il dans un ukase adressé à la haute cour et daté de Tsarkoïe-Selo, 12 juillet 1826, ayant à cœur de concilier le texte des lois et les devoirs d’une rigoureuse justice, avec les sentiments de clémence qui Nous animent, Nous avons résolu de commuer les châtiments et peines prononcés contre les coupables, moyennant les dispositions suivantes... »
La peine de mort prononcée contre les condamnés de 2e catégorie, Troubetzkoï, Obolenski, Iakoubovitch, Tchépine, etc., était commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. La durée des travaux forcés infligés aux condamnés des autres catégories était réduite de quelques années.
« Enfin, concluait le tzar, quant aux criminels d’État dont les noms ne se trouvent pas mentionnés dans le présent ukase, et qui, par l’énormité de leurs forfaits, ont été mis en dehors des catégories et de toute comparaison avec les autres, Nous abandonnons leur sort à la décision de la haute cour nationale, pour être exécuté l’arrêt définitif qu’elle portera contre eux. »
Ainsi l’empereur refusait de prendre la responsabilité du barbare supplice de l’écartèlement auquel les chefs du mouvement avaient été condamnés par la cour. Celle-ci se réunit encore une fois le 23 juillet, et statua à nouveau sur leur sort par un arrêt dont voici la conclusion :
« La haute cour de justice, prenant pour guide la clémence dont S. M. I. a donné un si éclatant témoignage par la commutation des châtiments et des peines prononcés contre les autres criminels, et usant du pouvoir discrétionnaire dont elle a été investie, arrête : qu’au lieu du supplice de l’écartèlement, auquel Paul Pestel, Conrad Ryléïev, Serge Mouraviev-Apostol, Michel Bestoujev-Rioumine, et Pierre Kakhovski devaient être livrés, en vertu du premier arrêt de la cour, ces criminels sont condamnés à être pendus, en punition de leurs horribles attentats. »
Rien n’ébranla la fermeté des condamnés. Ryléïev, le poète prophétique qui faisait dire au héros d’un de ses poèmes : « Je ne l’ignore pas, un abîme s’ouvre devant le premier qui s’élève contre les oppresseurs d’une nation. Le destin m’a choisi... Mais, dites-le moi, dans quel pays, dans quel siècle, l’indépendance reconquise n’a-t-elle pas voulu des victimes ? Je mourrai pour le pays qui m’a vu naître ! Je le sais, je le sens, et c’est avec délice, ô mon père, que je bénis le sort qui m’est réservé... » ce poète était déjà bien l’homme qui devait, en apprenant sa condamnation à mort, prononcer ces belles paroles :
— « Je savais d’avance que cette entreprise me perdrait, mais je n’ai pu voir plus longtemps ma patrie sous le joug du despotisme ; la semence que j’y ai jetée fleurira, n’en doutez pas, et fructifiera plus tard. »
Michel et Nicolas Bestoujev s’étaient, dès l’origine du procès, exprimés dans le même sens.
— « Je ne me repens de rien, dit l’un, je meurs satisfait et sûr d’être vengé. »
L’autre, par sa franchise, frappa l’empereur, qui lui dit :
— « Je pourrais vous pardonner, et si j’avais l’assurance de posséder en vous désormais un fidèle serviteur, je le ferais. »
— « Eh ! sire, répondit Nicolas Bestoujev, résumant en ces quelques mots l’état d’esprit d’où sortit la conspiration, voilà précisément ce dont nous nous plaignons, que l’empereur puisse tout et qu’il n’y ait pas de loi pour lui. Au nom de Dieu, laissez à la justice son libre cours, et que le sort de vos sujets ne dépende plus à l’avenir de vos caprices ou de vos impressions du moment. »
Quant à Pestel, le dictateur du Midi, il demeura jusqu’au bout persuadé de la sagesse et de l’opportunité des principes consignés par lui dans son Droit Russe.
Ces jeunes gens surent mourir pour leur idée. Ils avaient joué, ils avaient perdu ; ils se tenaient prêts à payer l’enjeu, cet enjeu fût-il leur tête. Ils furent braves devant le supplice, que la maladresse des bourreaux devait rendre cruel. M. Schnitzler a consigné dans son livre le récit de l’exécution, dont il fut le témoin oculaire. Voici comment il s’exprime :
« Le 25 juillet, dès deux heures du matin, on travaillait à élever une large potence, où cinq corps pussent tenir de front, sur le rempart de la forteresse qui regarde la petite église en bois vermoulu à l’invocation de la Trinité, placée sur les bords de la Néva, à l’entrée du quartier dit du Vieux-Pétersbourg. Dans cette saison, la nuit, sous cette latitude boréale, n’est, comme on sait, qu’un crépuscule prolongé jusqu’aux premières lueurs de l’aurore, bien moins tardive que dans nos pays. On pouvait donc, à cette heure matinale, parfaitement distinguer déjà tous les objets. Un faible bruit de tambours et le son de quelques trompettes se faisaient entendre isolément dans différents quartiers de la ville, car chaque régiment de la garnison envoyait seulement une compagnie pour assister à la scène lugubre que le soleil levant devait éclairer. À dessein, on avait laissé planer l’incertitude sur le moment de l’exécution. Aussi la ville était-elle encore plongée dans le sommeil ; de rares spectateurs accouraient un à un et, même au bout d’une heure, leur nombre suffit à peine pour doubler le cordon militaire qui ne tarda pas à s’interposer entre eux et les acteurs de ce drame terrible. Un silence profond régnait ; et lorsque le roulement des tambours de tout le détachement réuni se fit entendre, il n’eut qu’un sourd retentissement qui ne troubla pas le calme de la nuit...
« Vers 3 heures, les mêmes tambours annoncèrent l’arrivée de ceux des condamnés auxquels il avait été fait grâce de la vie. Distribués par groupes sur le front du cercle assez vaste qu’occupait le glacis en avant du rempart où s’élevait la potence, et placés chacun devant le corps auquel ils avaient appartenu, ils durent se mettre à genoux après avoir entendu la lecture de leur jugement : on leur arracha leurs épaulettes, leurs décorations et leur uniforme, on brisa une épée sur la tête de chacun d’eux en signe de dégradation ; puis, revêtus d’une grosse capote grise, ils défilèrent devant le gibet, pendant qu’un brasier, allumé tout auprès, consumait leurs uniformes, les insignes de leurs grades et leurs décorations.
« À peine étaient-ils rentrés dans la forteresse par la porte de communication ordinaire, non loin de laquelle était dressé l’instrument du supplice, que les cinq condamnés à mort parurent sur le rempart. À la distance où le public était passé, il eût été difficile de distinguer leurs traits ; d’ailleurs ils étaient couverts de capotes grises dont le capuchon enveloppait leurs têtes. Ils montèrent un à un sur la plate-forme et sur les escabeaux rangés de front sur la poterne, dans l’ordre qui leur était assigné par le jugement, Pestel le premier, tenant la droite, et Kakhovski la gauche. On leur passa autour du cou le nœud fatal et l’exécuteur des œuvres de justice ne s’était pas sitôt éloigné que la plate-forme s’enfonça sous leurs pieds. La strangulation s’accomplit pour Pestel et Kakhovski, mais la mort recula pour ainsi dire devant les trois autres placés au milieu d’eux. Les spectateurs furent témoins d’une scène affreuse : la corde, mal affermie, glissa sur le capuchon de ces malheureux, qui tombèrent dans le trou béant sous l’échafaud, pêle-mêle avec la trappe et les escabeaux. D’horribles meurtrissures durent en être pour eux la conséquence, et comme ce lamentable accident ne changea rien à leur sort, car l’empereur était absent à Tarskoïé-Sélo, et personne n’aurait osé donner l’ordre de surseoir à l’exécution, ils souffrirent deux fois les angoisses du trépas. Aussitôt la plate-forme rétablie, on les ramena sur le gibet. Étourdi d’abord par sa chute, Ryléïev marcha cependant d’un pas décidé, mais sans pouvoir retenir cette douloureuse exclamation :
« — Il sera donc dit que rien ne me réussira, pas même la mort ! »
« À en croire quelques témoignages, il se serait aussi écrié :
« — Maudit pays où l’on ne sait ni conspirer, ni juger, ni pendre ! »
« Mais d’autres prêtent ces paroles à Serge Mouraviev-Apostol, qui, comme Ryléïev, remonta courageusement les degrés. Bestoujev-Rioumine, sans doute plus maltraité que les autres, n’eut pas la force de se soutenir sur ses jambes. Il fallut le porter sur le gibet. Une seconde fois le nœud se serra autour de leur cou, et cette fois sans les relâcher. Au bout de quelques secondes, le roulement du tambour annonça que la justice humaine était satisfaite. Cinq heures n’avaient pas encore sonné. Les troupes et les autres spectateurs de ce terrible spectacle s’écoulèrent en silence... »
Quant aux autres condamnés, l’exil qui les attendait était pire que la mort. « Placés, dit encore M. Schnitzler, placés quatre à quatre sur des télègues ou chariots à deux roues, sans autre siège que des bottes de paille, cinquante-deux d’entre eux partirent immédiatement pour leur long et pénible voyage et traversèrent, dans l’équipage le plus humble, Novgorod, Tver, Moscou, Vladimir, Nijni-Novgorod, Kazan, Iékatérinenbourg, Tobolsk, souvent bafoués par le peuple, contre l’indignation duquel les Cosaques de leur escorte se virent même quelquefois obligés de les défendre. Ce fut le 5 août que la famille de Troubetzkoï et celle de Serge Volkonski firent à ces infortunés de douloureux adieux à la première station au-delà de Saint-Pétersbourg, où l’empereur avait permis que cette entrevue eût lieu. Troubetzkoï était malade, mais il emportait au moins la certitude consolante d’être bientôt rejoint par une héroïque épouse, décidée à ne pas l’abandonner dans son malheur, à partager l’opprobre et les privations de son exil, à subir toutes les conséquences quelconques de sa résolution. Mme Alexandre Mouraviev, Mme Niceta Mouraviev, Mme Naryschkine, comprirent de même leur devoir de compagnes fidèles, et l’on sait que la gracieuse femme du prince Serge Volkonski, née Raïevski, trompa ses parents qu’elle adorait, pour l’accomplir comme elles. Telle était la joie avec laquelle ces nobles épouses se dévouèrent, qu’un étranger, compagnon de voyage de l’une d’elles, entendit sortir cette étrange menace de la bouche d’une mère parlant à sa fille un peu trop pétulante :
« — Sophie, si vous n’êtes pas sage, vous n’irez pas en Sibérie. »
... Afin de s’endurcir à la peine, ces exilées volontaires, quelques semaines avant de partir, se mirent, avec leurs mains blanches et délicates, à faire, dans le ménage de leurs opulentes maisons, la besogne des plus humbles servantes ; laissant de côté le velours et la soie, elles portèrent les étoffes les plus vulgaires, habituèrent leur palais à la nourriture des gens du peuple, en un mot, renoncèrent complètement au bien-être et au luxe auxquels elles étaient accoutumées depuis leur enfance,.,
« ... On les prévint qu’une fois passé Irkoutsk, on ne les laisserait plus disposer librement de leurs bagages ; qu’elles n’auraient personne pour les servir... ; qu’elles ne pourraient revenir en Europe sans une permission de l’empereur... Elles savaient tout cela, et elles se résignaient à tout. »
Mais cet héroïsme des épouses, les mères et les filles des proscrits furent loin de le partager. On en vit qui, peu de semaines après, aux fêtes du couronnement, brillèrent et dansèrent sous les yeux du proscripteur. Des pères, des frères, des parents acceptèrent les bienfaits de la même main qui venait de signer l’envoi des leurs au gibet ou en Sibérie. Et l’empereur put dire, hélas ! avec autant de vérité que d’inconscient cynisme, dans un manifeste du 25 juillet 1826 :
« Le nom russe ne saurait être flétri par une trahison envers le trône et l’État. Loin de là, dans ces mêmes conjonctures, Nous avons recueilli les touchants témoignages d’un dévouement sans bornes. Nous avons vu les pères s’armer d’une inflexible rigueur envers leurs enfants criminels ; Nous avons vu les plus proches parents renier et livrer à la justice les malheureux sur lesquels planaient des soupçons de complicité, Nous avons vu enfin toutes les classes de Nos sujets, animées d’une seule et même pensée, d’un seul et même vœu, ne demander que le jugement et le châtiment des coupables. »
Telle fut la dramatique épopée de ces décembristes, épris de liberté et de légalité dans un pays de servilisme et d’arbitraire. Leur souvenir hanta longtemps ceux qui, à la même époque, combattaient ailleurs le même combat. « Vous souvenez-vous de moi ? s’écriait plus tard le poète Adam Mickiewicz[1]. Vos figures étrangères ont droit de citoyenneté dans mes rêves. Où êtes-vous maintenant ? Le noble cou de Ryléïev, que je serrais fraternellement dans mes bras, a été, sur un ordre du tzar, suspendu à l’infâme gibet. Malédiction sur les peuples qui lapident leurs prophètes ! Cette main que Bestoujev, poète et soldat, me tendait, plume et arme lui ont été arrachées ; le tzar l’a attelée à une brouette ; aujourd’hui, elle pioche dans une mine, rivée à côté d’une main polonaise... » L’un après l’autre, et jusqu’en 1856, où le dernier des décembristes fut autorisé à rentrer en Russie, ils revinrent d’exil, et ils trouvèrent que leurs idées avaient germé. Suivant la prédiction de Ryléïev, la semence avait fleuri, et ne devait pas tarder à fructifier. Et ces illuminés, ces nobles rêveurs de la vingt-cinquième année, devenus plus tard, comme nos fouriéristes et nos saints-simoniens, des hommes remarquables dans les lettres, dans les arts, dans les sciences politiques, purent voir, pour la plupart, réaliser par ce même pouvoir qui les avait combattus, quelques-unes des réformes pour lesquelles ils s’étaient sacrifiés, et saluer ainsi la plus grande de toutes, l’émancipation des serfs.
E. Jaubert.
Les trois chapitres déjà publiés du roman Les Décembristes ont été écrits avant que l’auteur eût entrepris La Paix et la Guerre. En ce temps-là, il projetait un roman dont les personnages principaux devaient être les Décembristes ; mais il ne l’écrivit point, parce que, en essayant de reconstituer l’époque des Décembristes, il se reporta malgré lui à l’époque précédente, au passé de ses héros. Peu à peu s’ouvrirent devant l’auteur les sources de ces phénomènes qu’il méditait de décrire, la famille, l’éducation, les conditions sociales des personnages par lui choisis ; enfin il s’arrêta à l’époque des guerres avec Napoléon ; époque qu’il a représentée dans La Paix et la Guerre. À la fin de ce roman on entrevoit déjà les symptômes avant-coureurs de l’agitation qui devait se réfléchir dans les événements du 14 décembre 1825.
Par la suite, l’auteur revint aux Décembristes et il écrivit deux autres commencements, qu’il publie aujourd’hui.
Telle est l’origine de ces fragments d’un roman qui n’a sans doute aucune chance d’être jamais terminé.
C’était naguère, sous le règne d’Alexandre II, dans notre époque de civilisation, de progrès, de questions, de régénération de la Russie, etc. ; c’était dans le temps où les victorieuses troupes russes revenaient de Sébastopol remis à l’ennemi, où toute la Russie célébrait la destruction de sa flotte de la Mer Noire, où la brillante ville de Moscou accueillait et félicitait de cet heureux événement les débris des équipages de la flotte, leur offrant la vodka et, selon la bonne coutume russe, le pain et le sel, et les saluant de ses acclamations ; c’était dans le temps où la Russie, par l’organe de prévoyants politiciens juvéniles, pleurait ses illusions évanouies, son espérance déçue d’un Te Deum à Sainte-Sophie, et la perte, si douleureuse pour la patrie, de deux grands hommes tués pendant la guerre : l’un qui, entraîné par le désir de chanter au plus tôt le Te Deum dans l’église précitée, tomba dans les plaines de la Valachie, mais non sans laisser dans ces mêmes plaines deux escadrons de hussards, et l’autre, un homme inappréciable, qui distribuait aux blessés le thé, l’argent d’autrui, les draps de lit, sans les avoir volés ; dans le temps où, de toutes parts, dans toutes les branches de l’activité humaine, surgirent en Russie, comme des champignons, une foule de grands hommes, généraux d’armée, administrateurs, économistes, écrivains, orateurs, et de simples grands hommes sans mission spéciale ni but déterminé ; dans le temps où, au jubilé d’un acteur de Moscou, une opinion publique se forma, qui, affermie par les toasts, se mit à réclamer le châtiment de tous les coupables ; où des commissions sévères partirent en toute hâte de Pétersbourg pour le Midi, afin d’arrêter et juger les prévaricateurs de l’intendance militaire ; dans le temps où les facultés oratoires se développèrent si rapidement dans le peuple, qu’un cabaretier, partout et à toute occasion, écrivait et publiait et débitait dans les banquets des discours assez véhéments pour obliger les inspecteurs de police à prendre des mesures répressives contre son éloquence ; où, jusque dans le club anglais, on réservait un local spécialement destiné à la discussion des affaires publiques ; où des journaux se créèrent sous les drapeaux les plus différents, des journaux qui développaient les principes exclusivement européens, mais suivant le point de vue russe, et des journaux exclusivement russes, qui développaient les principes russes, mais suivant le point de vue européen ; où tant de gazettes parurent à la fois, que tous les titres semblaient épuisés : et Le Messager, et La Parole, et L’Entretien, et L’Observateur, et L’Étoile, et L’Aigle et bien d’autres, — et que néanmoins il surgissait des titres toujours nouveaux ; dans le temps où se levèrent une foule d’écrivains, de penseurs affirmant, celui-ci que la science est populaire, celui-là qu’elle n’est point populaire, un troisième, qu’elle est impopulaire, etc., et de littérateurs, d’artistes décrivant la forêt, le lever du soleil, et l’orage, et l’amour de la jeune fille russe, et la paresse des tchinovniki[2] et la corruption de tels ou tels d’entre eux ; où de toutes parts se pressaient les questions (comme on appelait en 1856 tous ces concours de circonstances où personne ne voyait goutte), les questions des corps de cadets, des universités, de la censure, de la justice orale, des finances, des banques, de la police, de l’émancipation et tant d’autres, tous s’efforçant de trouver encore d’autres questions nouvelles, tous s’essayant à les résoudre ; on écrivait, on lisait, on discutait, on préparait des projets, on prétendait réformer tout, détruire tout, changer tout, et tous les Russes, comme un seul homme, exultaient, en proie à un enthousiasme indescriptible : exaltation que la Russie, a connue deux fois dans le XIXe siècle ; la première, lorsque, en 1812, nous vainquîmes Napoléon Ier, la seconde, lorsque, en 1856, Napoléon III nous vainquit. La célèbre, l’inoubliable époque de la régénération du peuple russe !... Comme ce Français disant que celui-là n’a point vécu qui n’a point vécu pendant la grande Révolution française, j’ose de même dire, moi, que qui n’a point vécu en Russie pendant l’année 1856, ne sait pas ce que c’est que la vie.
Celui qui écrit ces lignes, non seulement il a vécu en ce temps-là, mais il fut l’un des acteurs de cette époque. Non seulement il demeura pendant quelques semaines dans l’une des casemates de Sébastopol, mais il écrivit sur la guerre de Crimée un ouvrage qui lui valut une grande gloire, un ouvrage où il racontait clairement et en détail comment les soldats tiraient des bastions, comment on pansait avec des bandages les parties à panser, et comment on enterrait les morts au cimetière. Après avoir pris part à ces événements, celui qui écrit ces lignes arriva dans le centre de l’Empire, où il recueillit des lauriers en récompense de ses exploits. Il vit l’extase des deux capitales et de tout le peuple, et il éprouva, par une expérience personnelle, comment la Russie sait reconnaître le vrai mérite. Tous les grands de la terre recherchaient sa connaissance, lui serraient les mains, lui offraient des banquets, l’invitaient avec insistance chez eux pour apprendre de sa bouche les détails de la guerre et lui faire part de leurs sentiments. C’est pourquoi celui qui écrit ces lignes est en mesure d’apprécier cette célèbre, cette inoubliable époque. Mais il ne s’agit point de cela...
Dans ce même temps, deux voitures et un traîneau s’arrêtèrent devant le perron du meilleur hôtel de Moscou. Un jeune homme franchit vivement la porte pour s’enquérir d’un logement. Un vieillard était assis dans la première voiture, avec deux clames, et leur expliquait ce qu’était le pont des Maréchaux au temps des Français. C’était la suite d’une conversation commencée dès l’arrivée à Moscou ; et maintenant le vieillard à barbe blanche et en pelisse ouverte continuait tranquillement sa causerie dans la voiture, absolument comme s’il eût eu l’intention d’y passer la nuit. Sa femme et sa fille l’écoutaient, mais elles avaient les yeux fixés sur la porte, et non point sans impatience. Le jeune homme sortit de l’hôtel avec le dvornik[3] et un domestique.
— Eh bien, Serguéï ? demanda la mère en avançant sous la lumière de la lanterne son visage fatigué.
Était-ce parce que c’était son habitude, ou pour que le dvornik ne le prît point, à sa demi-pelisse, pour un laquais, Serguéï répondit, en français, qu’il y avait des chambres, et il ouvrit la portière. Le vieillard jeta un coup d’œil sur son fils, puis se renfonça de nouveau dans le fond obscur de la voiture, comme si le reste ne l’eût point regardé.
— ... Il n’y avait pas encore de théâtre...
— Pierre ! lui dit sa femme en relevant son manteau.
Mais il continuait toujours :
— ... Mme Schalmé était à Tverskaya...
Dans le fond de la voiture, retentit un rire jeune et sonore.
— Papa, descends, tu t’es oublié à causer ainsi.
Alors, seulement, le vieillard sembla s’apercevoir qu’ils étaient arrivés et promena ses regards autour de lui.
— Descends donc !
Il enfonça son chapeau et descendit docilement.
Le dvornik le prit sous le bras, mais ayant constaté que le vieillard marchait encore d’un pas très ferme, il s’empressa d’offrir ses services à la barinia. Natalia Nikolaïevna, la mère, et par son manteau de zibeline, et par le temps qu’elle mit à descendre, et par sa façon de se diriger vers le perron tout droit, sans regarder autour d’elle, en s’appuyant sur le bras de son fils, Natalia Nikolaïevna, apparut au dvornik comme une personne d’importance. Quant à la barichnia, il ne la distingua même pas des suivantes descendues de l’autre voiture ; comme elles, elle portait un paquet et la pipe, et marchait derrière. Ce ne fut qu’en l’entendant rire et appeler père le vieillard, qu’il la reconnut.
— Par ici, papa, à droite, disait-elle en l’arrêtant par la manche de sa pelisse ; à droite.
Et dans l’escalier éclatait, dominant le bruit des pas, le claquement des portes, la respiration oppressée de la dame âgée, éclatait le même rire qui avait résonné dans la voiture ; et quiconque l’entendait pensait infailliblement : « Voilà un joli rire, » et ne pouvait s’empêcher de l’envier.
Le fils, Serguéï, s’occupait de tous les détails matériels du voyage, et quoiqu’il manquât d’expérience, il s’acquittait de ces fonctions avec l’activité et l’énergie propres à la vingt-cinquième année. Vingt fois au moins, et, semblait-il, sans motifs impérieux, il alla de l’hôtel au traîneau, en simple pardessus, et remonta, tremblant de froid et gravissant les marches trois par trois de ses jeunes et longues jambes. Natalia Nikolaïevna le priait de ne point se refroidir, mais il la rassurait, et repartait aussitôt donner de nouveaux ordres, fermait la porte avec bruit, allait, venait, et au moment où l’affaire ne semblait plus regarder que les domestiques et les moujiks, il faisait le tour de toutes les chambres, sortant du salon par une porte, rentrant par l’autre, et cherchant toujours à faire encore quelque chose.
— Eh bien, papa, veux-tu aller au bain ?... Faut-il s’informer ?... demanda-t-il.
Le père était perdu dans ses réflexions, et ne semblait pas se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Il ne répondit pas tout de suite. Il avait entendu les paroles de son fils sans les comprendre. Tout à coup il comprit.
— Oui, oui, oui ! Informe-toi, je te prie, près du pont Kaménoï.
Le chef de la famille fit, d’un pas rapide et agité, le tour des chambres et vint s’asseoir dans un fauteuil.
— Eh bien ! à présent, il faut décider ce qu’il y a à faire, s’installer, dit-il. Videz, enfants, vivement ! Tramez, placez, et demain nous enverrons un petit mot avec Sérioja[4] à ma sœur Maria Ivanovna, aux Nikitine, ou bien nous irons nous-mêmes. N’est-ce pas, Natascha[5] ?... Mais à présent il faut s’installer.
— Demain, c’est dimanche. J’espère qu’avant toutes choses tu iras à la messe, Pierre, lui dit sa femme agenouillée devant la malle et l’ouvrant.
— Oui, c’est vrai, dimanche ! Nous irons tous ensemble, sans faute, à l’église de l’Assomption. Ce sera là le premier soin de notre retour. Ô mon Dieu ! quand je me rappelle ce jour où je fus pour la dernière fois à l’église de l’Assomption, t’en souviens-tu, Natascha ?... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Et le chef de la famille se leva vivement du fauteuil dans lequel il venait de s’asseoir.
— Mais à présent, il faut s’installer.
Et il allait, sans rien faire, d’une chambre dans l’autre.
— Eh bien, prendrons-nous du thé ? ou te sens-tu fatiguée, veux-tu te reposer ?
— Oui, oui, — répondit sa femme en tirant quelque chose de la malle ; — mais tu as voulu aller au bain.
— Oui... de mon temps ils se trouvaient près du pont Kaménoï. Sérioja, va demander s’il y a encore des bains près du pont Kaménoï... Voilà, j’occuperai cette chambre-ci avec Sérioja. Sérioja ! Seras-tu bien ici ?
Mais Sérioja était parti pour s’enquérir des bains.
— Non, poursuivit le vieillard, tout n’est pas d’un arrangement très heureux. Tu n’auras pas directement accès au salon : qu’en penses-tu ; Natascha ?
— Rassure-toi, Pierre, tout cela s’arrangera, répondit Natascha de la pièce voisine où les moujiks apportaient les paquets.
Mais Pierre se trouvait sous le coup de l’enthousiasme que produit l’arrivée.
— Toi, prends garde, n’embrouille pas les objets de Sérioja ! Voilà qu’on a déposé ses raquettes dans le salon.
Et lui-même il les ramassa avec précaution, comme si l’ordre futur du logis en eût dépendu, et les accrocha au linteau. Mais les raquettes se trouvèrent mal attachées, et dès que Pierre se fut éloigné, elles tombèrent avec bruit en travers de la porte.
Natalia Nikolaïevna fronça les sourcils et tressaillit ; mais en voyant la cause de la chute, elle dit :
— Sonia, ramasse-les, mon amie.
— Ramasse-les, mon amie, répéta le mari ; — moi je vais aller trouver le patron de l’hôtel, sans quoi vous n’aurez jamais fini de vous installer : il faut régler avec lui tous les détails.
— Il vaut mieux l’envoyer chercher, Pierre. Pourquoi te déranger !
Pierre consentit.
— Sonia, va appeler... Quel est son nom déjà ?... M. Cavalier, — je te prie ; dis-lui que nous voulons lui parler de tous les détails.
— ... Chevalier, papa, dit Sonia en se disposant à sortir.
Natalia Nikolaïevna, qui donnait ses instructions d’une voix douce, allait à pas lents d’une pièce dans l’autre, tantôt avec une boîte, tantôt avec une pipe, tantôt avec l’oreiller, et mettait peu à peu de l’ordre dans les effets, réussit, en passant, à souffler à l’oreille de Sonia :
— N’y va pas toi-même, envoie le domestique.
Pendant que le domestique allait chercher le patron, Pierre employa son loisir à chiffonner une robe, sous prétexte d’aider sa femme, et à buter contre une caisse vidée. Se retenant par la main au mur, le décembriste regarda derrière lui avec un sourire. Sa femme était, apparemment, si absorbée dans sa besogne, qu’elle ne s’en aperçut pas ; mais Sonia attachait sur lui des yeux si souriants qu’elle semblait attendre la permission de rire. Cette permission, il la lui donna volontiers, en éclatant lui-même d’un si bon rire, que tous ceux qui se trouvaient dans la chambre, sa femme, sa fille, le moujik, se mirent aussi à rire.
Cette hilarité ragaillardit encore plus le vieillard : il trouva que le divan, dans la chambre de sa femme et de sa fille, était incommodément placé pour elles, bien qu’elles affirmassent le contraire en le priant de se rassurer. Comme il était en train de traîner lui-même ce meuble avec l’aide du moujik, entra dans la chambre le patron français.
— Vous m’avez demandé ? dit-il d’un ton rogue.
Et en témoignage, sinon de son dédain, du moins de son indifférence, il prit lentement son mouchoir, lentement le déplia et lentement se moucha.
— Oui, mon cher ami, dit Petr Ivanovitch en s’avançant vers lui. Voici. Nous ne savons pas nous-mêmes, voyez-vous, combien de temps nous passerons ici, moi et ma femme...
Et Petr Ivanovitch, qui avait la faiblesse de voir dans chaque homme un ami, se mit à lui faire part de ses conditions et de ses projets.
M. Chevalier ne professait pas du tout les mêmes vues sur son prochain, et ne prenait nul intérêt aux détails que lui racontait Petr Ivanovtich ; mais le pur français que parlait celui-ci (la langue française est, on le sait, comme un grade en Russie) et ses manières de bârine lui donnèrent une plus haute opinion des nouveaux arrivants.
— En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-il.
Cette question n’embarrassa pas Petr Ivanovtich. Il exprima le désir d’avoir des chambres, du thé, le samovar, le dîner, le souper, la nourriture pour les domestiques, en un mot, toutes ces choses pour lesquelles existent les hôtels, et lorsque M. Chevalier, étonné par la naïveté du bon vieillard, qui se croyait sans doute dans le steppe de Trouchmen, ou s’imaginait que toutes ces choses lui seraient fournies pour rien, déclara qu’on pouvait avoir tout cela, Petr Ivanovitch fut transporté d’enthousiasme.
— C’est charmant, c’est très bien ! Alors, c’est entendu ainsi. Eh bien ! je vous prie...
Mais il eut honte de parler toujours de lui-même, et se mit à demander à M. Chevalier des nouvelles de sa famille et de ses affaires. Serguéï Pétrovitch, de retour dans la chambre, semblait goûter médiocrement les façons de son père ; il remarquait le mécontentement du maître d’hôtel, et il reparla du bain. Mais Petr Ivanovitch était tout entier à la question de savoir comment s’exploitait un hôtel français à Moscou en 1856 et comment passait son temps Mme Chevalier. Enfin le maître d’hôtel salua lui-même et demanda s’il fallait quelque chose.
— Allons-nous prendre du thé, Natascha, ou quoi ?... Alors, du thé, je vous prie, et nous reprendrons notre conversation, mon cher monsieur... L’excellent homme !
— Et le bain, papa ?
— Ah ! oui... Alors, pas besoin de thé.
De sorte que l’unique résultat de son entretien avec le nouveau-venu fut perdu pour le maître de l’hôtel. Mais Petr Ivanovitch n’en était pas moins fier et heureux de son installation. Les voituriers, en venant demander leur pourboire, le dérangèrent quelque peu, parce que Sérioja n’avait pas de monnaie, et Petr Ivanovitch allait de nouveau envoyer chercher le maître d’hôtel : mais la bonne pensée qu’il ne devait pas être ce soir le seul heureux, le tira d’embarras. Il prit deux billets de trois roubles et, en mettant l’un dans la main d’un des voituriers, il lui dit :
— Voilà pour vous (Petr Ivanovitch avait l’habitude de dire « vous » à tout le monde sans exception, en dehors des membres de sa famille).
— Et voilà pour vous, dit-il à l’autre, en lui remettant le second billet, comme on fait pour payer leurs honoraires aux médecins.
Après l’arrangement de toutes ces affaires, on le conduisit aux bains.
Sonia, qui venait de s’asseoir sur le divan, plaça la main sous sa tête et se mit à rire.
— Ah ! comme on est bien, maman ! Ah ! comme on est bien !
Puis, elle posa ses pieds sur le divan, s’étendit, s’arrangea et s’endormit du sommeil léger d’une jeune fille de dix-huit ans qui vient de faire un voyage d’un mois et demi.
Natalia Nikolaïevna, toujours occupée dans sa chambre à coucher, écouta, avec l’oreille d’une mère, et n’entendant plus bouger Sonia, alla voir. Elle prit un oreiller et, relevant de sa longue et blanche main la tête ébouriffée et congestionnée de sa fille, le glissa par-dessous avec précaution.
Sonia respira profondément, souleva ses épaules, et reposa sa tête sur l’oreiller sans dire merci, comme si la chose se fût faite d’elle-même.
— Pas sur celui-là, pas sur celui-là, Gavrilovna, Katia ! dit en même temps Natalia Nikolaïevna aux servantes qui arrangeaient le lit.
Et d’une seule main, comme en passant, elle relevait les cheveux qui voilaient le visage de sa fille. Sans s’arrêter, sans se hâter, Natalia Nikolaïevna fit sa toilette ; et au retour de son mari et de son fils, tout se trouvait prêt ; plus une seule malle dans les chambres ; dans celle de Pierre tout était disposé comme à Irkoutsk pendant des dizaines d’années : la robe de chambre, la pipe, le pot à tabac, l’eau sucrée, l’Évangile qu’il lisait en se couchant, jusqu’à la petite icône qui fut accrochée aux magnifiques rideaux de lit des chambres de Chevalier, ornement qu’il n’avait point prévu, et qui apparut ce soir-là dans toutes les pièces de la troisième section de l’hôtel.
Natalia Nikolaïevna, sa toilette finie, arrangea, malgré la fatigue du voyage, son col et ses manchettes, se coiffa et s’assit devant la table. Ses beaux yeux noirs perdus dans le lointain, elle regardait, et se reposait. Elle semblait se reposer, non de sa seule installation, non du seul voyage, non des lourdes années seulement, elle se reposait, semblait-il, de la vie entière, et ce lointain où elle regardait, où lui apparaissaient des visages vivants et animés, c’est en lui qu’elle cherchait le repos souhaité. Était-ce le prodige d’amour qu’elle avait accompli pour son mari, ou la passion qui l’avait embrasée pour ses enfants quand ils étaient petits, était-ce une perte douloureuse, était-ce le fond de son caractère, — mais on ne pouvait voir cette femme sans comprendre qu’il n’y avait rien à attendre d’elle, qu’elle avait depuis longtemps souffert de la vie, et que plus rien ne restait d’elle. Quelque chose lui survivait, d’un charme triste et touchant, comme un souvenir, comme la clarté de la lune. On ne pouvait l’imaginer autrement qu’entourée d’hommages et de toutes les satisfactions de la vie. Qu’il lui arrivât jamais d’avoir faim et de manger avec avidité, ou de porter du linge sale, ou de buter, ou d’oublier de se moucher, c’était matériellement impossible. Pourquoi en était-il ainsi, je ne sais, mais chacun de ses mouvements respirait la grandeur, la grâce, la bonté pour tous ceux qui l’entouraient.
Sie pflegen weben
... Himmlische Rosen ins irdische Leben[6]...
Ce vers, elle le savait et l’aimait, mais ne s’en inspirait pas. Toute sa nature n’était que l’expression de cette idée, — toute sa vie, que l’entrelacement mystérieux des roses invisibles dans la vie des êtres qui l’entouraient. Elle avait suivi son mari en Sibérie uniquement parce qu’elle l’aimait ; elle ne pensait pas à ce qu’elle pouvait faire pour lui, et involontairement elle lui faisait tout. Elle lui arrangeait son lit, disposait en ordre ses effets, préparait le dîner et le thé, mais surtout, elle était toujours là où il était, et aucune femme n’eût pu rendre son mari plus heureux.
Dans le salon, sur une table ronde, bouillait le samovar, devant lequel était assise Natalia Nikolaïevna. Sonia souriait au bras de sa mère, qui la caressait, lorsque entrèrent dans la pièce le père et le fils, avec les extrémités des doigts engourdies, les joues et le front luisants (chez le père brillait surtout la place chauve), les cheveux blancs et noirs devenus fins comme duvet.
— Il fait plus clair quand vous entrez, dit Natalia Nikolaïevna. O mon Dieu, comme il est blanc !
Depuis dix ans, elle disait cela chaque samedi, et chaque samedi Pierre en éprouvait la même surprise et le même plaisir. Ils s’assirent à la table. Cela sentait le thé et la pipe ; on entendait les voix des parents, des enfants et des domestiques qui, dans la même pièce, recevaient les tasses. On rappelait les incidents comiques du voyage, on admirait la coiffure de Sonia, on riait. Géographiquement, ils venaient, tous, de changer de milieu, par un trajet de cinq mille verstes ; moralement, ils se retrouvaient ce soir, entre eux, les mêmes, et tels que la vie de famille les avait faits, une vie particulière, longue, isolée. Il n’en serait plus ainsi dès le lendemain. Petr Ivanovitch s’approcha du samovar et se mit à fumer sa pipe. Il n’était pas gai.
— Eh bien, nous voilà arrivés, dit-il ; et je suis content que nous ne voyons personne aujourd’hui : cette soirée est la dernière que nous passions en famille.
Et il but, après ces mots, une grande gorgée de thé.
— Mais pourquoi la dernière, Pierre ?
— Pourquoi ? Parce que les jeunes aiglons savent déjà voler ; ils doivent eux-mêmes se faire leur nid, et d’ici ils s’envoleront chacun de son côté...
— Non, non ! dit Sonia en prenant la tasse des mains de son père, et en souriant comme elle souriait toujours : — le vieux nid est excellent !
— Le vieux nid est un nid triste ! Le vieil aigle n’a pu le bâtir à son gré ; on l’a enfermé en cage, en cage il a mis au monde ses enfants ; et on l’a délivré quand ses ailes déjà ne pouvaient plus le porter. Non, les aigles doivent se faire un nid plus haut, plus heureux, plus proche du soleil... Qu’à ses enfants, du moins, son exemple serve de leçon... Le vieux, tant qu’il ne sera pas aveugle, regardera, et s’il devient aveugle, il entendra... Verse du rhum !... Encore... encore... Assez !
— Nous allons voir qui te laissera en arrière, répondit Sonia en jetant un rapide coup d’œil sur sa mère, comme si elle eût eu honte de parler en sa présence. — Nous verrons qui te laissera en arrière, reprit-elle. Je ne suis pas inquiète pour moi, ni pour Sérioja non plus. (Sérioja se promenait dans la pièce, il se demandait comment, le lendemain, il se commanderait des habits ; s’il irait lui-même chez le tailleur ou s’il l’enverrait chercher ; la conversation de Sonia avec son père ne l’intéressait pas.) Sonia se mit à rire.
— Qu’as-tu donc ? Quoi ? demanda le père.
— Tu es plus jeune que nous, papa. Beaucoup plus jeune, je t’assure, répondit-elle en riant de nouveau.
— Comment ? dit le vieillard.
Et ses rides sévères se plissèrent en un sourire à la fois doux et dédaigneux.
Natalia Nikolaïevna se baissa derrière le samovar, qui lui cacha son mari.
— Sonia dit vrai. Tu as toujours seize ans, Pierre. Sérioja a les sentiments plus jeunes, mais ton âme est plus jeune que la sienne. Ce qu’il fera, je puis le prévoir ; et toi, tu es encore capable de m’étonner.
Flatté de cette observation, ou pénétré de sa justesse, le vieillard ne sut que répondre. Il fumait sa pipe en silence, buvait du thé après chaque bouffée ; mais ses yeux étaient brillants. Sérioja, avec l’égoïsme de la jeunesse, ne prit part à la conversation qu’en entendant parler de lui ; il affirma qu’il se sentait vieux en effet, que l’arrivée à Moscou et la nouvelle existence qui s’ouvrait devant lui ne l’enchantaient pas outre mesure, et qu’il songeait tranquillement à l’avenir.
— C’est tout de même la dernière soirée, répéta Petr Ivanovitch. Demain, plus rien de pareil.
Et il se versa un peu de rhum. Et longtemps encore il demeura à la table à thé, dans la même attitude, comme s’il eût eu le désir de dire bien des choses, sans personne pour l’écouter. Il voulut approcher de lui la bouteille de rhum, mais sa fille l’emporta tout doucement.
Lorsque M. Chevalier, après avoir quitté ses hôtes, redescendit chez lui, pour communiquer ses observations sur les nouveaux arrivants à sa compagne, assise en dentelles et en robe de soie au bureau, à la manière de Paris, il y avait dans la même pièce quelques habitués de l’établissement. Sérioja avait remarqué en passant cette pièce et ses habitués ; et vous-même, sans doute, vous les auriez aussi remarqués, si vous aviez été à Moscou.
Si vous, homme simple, qui ne connaissez pas Moscou, vous avez manqué une invitation à dîner en arrivant trop tard, ou si vous avez espéré des hospitaliers Moscovites une invitation qu’ils ne vous ont point faite, ou si vous désirez tout simplement dîner dans le meilleur hôtel, alors entrez dans le vestibule. Trois ou quatre laquais se lèvent brusquement, l’un d’eux vous ôte la pelisse et vous félicite à l’occasion du jour de l’An, de la semaine grasse, de votre retour, ou bien il se borne à remarquer qu’on ne vous a pas vu depuis longtemps, quoique vous n’ayez jamais mis le pied dans l’établissement.
Vous entrez, et la première chose qui vous tombe sous les yeux, c’est la table toute servie, la table couverte d’une quantité innombrable, à ce qu’il semble tout d’abord, de mets appétissants. Mais c’est une pure illusion d’optique, car la plus grande partie de cette table est occupée par des faisans avec leurs plumes, des homards crus, des boîtes de parfums et des pots de pommades. Ce n’est qu’à l’un des bouts qu’en cherchant bien vous trouverez de la vodka, et un morceau de pain avec beurre et poisson, abrités contre les mouches par une cloche en toile métallique, absolument inutile à Moscou pendant le mois de décembre, mais tout à fait identique à celles dont on se sert à Paris. Puis, derrière la table, vous voyez devant vous une pièce, et dans cette pièce, assise au bureau, une Française à figure dégoûtante, mais en manchettes, d’une propreté excessive, et en étonnante toilette de mode. Près de la Française, vous apparaît un officier déboutonné, qui mange après avoir bu de la vodka, un civil qui lit le journal, et, allongées sur une chaise de velours, les jambes de quelque militaire ou civil ; et vous entendez parler français, et l’explosion d’une hilarité plus ou moins sincère frappe vos oreilles. Si vous avez envie de savoir ce qui se passe dans cette pièce, je vous conseille de n’y point entrer, mais d’y jeter seulement un coup d’œil, comme si vous passiez pour aller prendre une tartine. Sinon, vous en serez le mauvais marchand. Les habitués de cette pièce vous accueilleront par un silence interrogateur et des regards gênants, et sans doute que vous vous sauverez bien vite, la queue entre les jambes, vers l’une des tables de la grande salle ou dans le jardin d’hiver ; cela, personne ne vous en empêchera. Mais la pièce où se tient la Française est réservée à l’élite de la jeunesse dorée de Moscou, et pénétrer dans le cercle des élus n’est point chose aussi aisée que vous le pensez.
M. Chevalier, en revenant dans cette pièce, dit à son épouse que le monsieur de Sibérie était assez mélancolique, mais qu’au contraire le fils et la fille étaient de charmants enfants, comme on ne peut en élever qu’en Sibérie.
— Si vous voyiez la jeune fille, quelle rose !
— Oh ! il aime les femmes fraîches, ce vieillard, dit l’un des habitués qui fumait un cigare. (La conversation, bien entendu, se faisait en français ; mais je la donne en russe, comme je le ferai toujours dans le courant de cette histoire.)
— Oh ! je les aime beaucoup ! répondit M. Chevalier. Les femmes, c’est ma passion. Vous ne croyez pas ?
— Entendez-vous, madame Chevalier, s’écria un gros officier des cosaques, qui devait beaucoup dans l’établissement et aimait à causer avec le patron.
— Mais il partage mon goût, dit Chevalier en frappant doucement sur l’épaulette du gros et gras officier.
— Est-elle belle vraiment, cette Sibérienne ?
Chevalier réunit sur sa bouche les extrémités de ses doigts et les baisa.
Après cela, la conversation des habitués devint confidentielle et excessivement gaie. Il était question de l’homme gros et gras ; lui, en souriant, il écoutait ce qu’on disait de lui.
— Peut-on avoir des goûts si pervertis ? s’écria l’un d’eux en riant. Madame Clarisse ! vous savez que Strougov aime mieux les femmes que les cuisses de poulet.
Quoiqu’elle n’eût point compris le sel de cette observation, Mme Clarisse partit d’un éclat de rire aussi argentin que le lui permettaient ses mauvaises dents et son âge déjà mûr.
— C’est la barichnia de Sibérie qui lui inspire de telles pensées !
Et tous de s’esclaffer encore plus. M. Chevalier lui-même se pâmait de rire, en ajoutant : « ce vieux coquin[7] ! » et en frappant à petits coups la tête et les épaules de l’officier des cosaques.
— Mais qui sont-ils, ces Sibériens ? Des propriétaires de fabriques, ou des marchands ? demanda un de ces messieurs pendant une accalmie.
— Nikit ! demandez aux nouveaux venus leur passeport de voyage, dit M. Chevalier en écorchant la langue russe.
« Nous, Alexandre, autocrate... »
Mais à peine avait-il commencé à lire le passeport apporté, que l’officier des cosaques lui prit le papier des mains, et son visage exprima tout à coup un grand étonnement.
— Eh bien, devinez qui c’est ? dit-il. Tous, vous le connaissez au moins de nom.
— Comment deviner ? Montre... Eh bien, Abd-el-Kader ?...
— Ha ! ha ! ha !
— Cagliostro ?...
— Ha ! ha ! ha !
— Pierre III ?...
— Ha ! ha ! ha !
— Eh bien, lis donc !
L’officier des Cosaques déplia le papier et lut : « ex-prince Petr Ivanovitch... » et l’un de ces noms russes que chacun connaît, que chacun prononce avec une sorte de respect nuancé de plaisir, quand on parle du titulaire comme d’un proche ou d’une connaissance. Nous l’appellerons Labazov. L’officier des Cosaques se rappelait vaguement que ce Petr Labazov avait été célèbre par quelque chose en 1825, et déporté en Sibérie ; mais par quoi avait-il été célèbre, c’est ce qu’il ne savait pas bien. Quant aux autres, ils ne savaient pas même cela, et ils répondirent :
— Ah ! oui ! le célèbre Labazov !
Tout comme ils auraient dit de Shakespeare :
— Ah ! oui ! le célèbre auteur de l’Énéide !
Mais ils le connurent mieux, lorsque le gros et gras homme leur eut expliqué que c’était le frère du prince Ivan, l’oncle des Tchikine, de la comtesse Prouck, bref, le célèbre Labazov.
— Mais il doit être très riche, s’il est le frère du prince Ivan, remarqua l’un des jeunes gens, et si on lui a rendu sa fortune. On l’a rendue a quelques-uns.
— Combien on en voit surgir, à présent, de ces déportés ! dit un autre. Je vous assure qu’on en a déporté moins qu’il n’en revient... Allons, Sikinsky, raconte-nous un peu cette histoire du 18, ajouta-t-il en se tournant vers un officier du régiment des tirailleurs, réputé pour un bon conteur.
— Allons, raconte !
— D’abord, c’est la pure vérité, et la chose s’est passée ici, chez Chevalier, dans la grande salle. Trois décembristes arrivent pour dîner. Ils s’assoient à une table, mangent, boivent, causent. Vis-à-vis d’eux s’attable un monsieur d’apparence respectable, du même âge qu’eux ; et toujours il tend l’oreille lorsqu’ils parlent de la Sibérie. Il leur demande je ne sais quoi, et de fil en aiguille, — car ils parlaient sans discontinuer, — il est reconnu que lui aussi vient de Sibérie.
— « Et vous connaissez Nertschinsk ?
— « Mais oui, j’ai habité là.
— « Et vous connaissez Tatiana Ivanovna ?
— « Comment donc ne pas la connaître ?
— « Permettez-nous de vous demander si vous étiez aussi déporté.
— « Oui, j’ai eu le malheur de souffrir quelque temps... Et vous ?
— « Nous tous, nous sommes des déportés du 14 décembre. Il est étrange que nous ne vous connaissions pas, si vous êtes aussi un condamné du 14. Permettez-nous de savoir votre nom.
— « Fédorov.
— « Aussi du 14 ?
— « Non, du 18.
— « Comment, du 18 ?
— « Du 18 septembre, pour une montre en or. Je fus accusé faussement de l’avoir volée, et j’ai souffert injustement. »
Tous partirent d’un éclat de rire, sauf le conteur qui, le visage sérieux, et promenant ses regards sur ses auditeurs, jurait que c’était là une histoire vraie.
Bientôt après ce récit, l’un des jeunes gens « dorés » se leva et partit pour le club. Il se promena dans les salles, où se trouvaient des tables avec des vieillards occupés à jouer au ïéralach[8] pénétra dans la pièce où le fameux Poutchine venait de commencer sa partie contre « la compagnie », s’arrêta quelques instants devant l’un des billards, où un vieillard considérable, appuyé contre le bord, venait de manquer de touche, jeta un coup d’œil dans la bibliothèque, où un général lisait gravement, par-dessus ses lunettes, en tenant loin de lui le journal, près d’un jeune homme abonné qui, en évitant de faire du bruit, examinait l’une après l’autre toutes les gazettes, et vint s’asseoir enfin sur les divans dans la salle des billards, à côté de gens qui jouaient aux cartes et qui appartenaient, comme lui, à la jeunesse dorée. C’était jour de dîner, et les membres du club étaient venus en nombre. Parmi eux se trouvait Ivan Vassiliévitch Pachtine. C’était un homme de quarante ans, d’une taille moyenne, blanc, gras, large d’épaules et de carrure, avec une tête chauve, et un visage luisant, réjoui, entièrement rasé. Il ne jouait pas ; il se tenait assis, à côté du prince D., avec lequel il était à tu et à toi, et il ne refusait point le verre de Champagne qu’on lui offrait. Il s’était si bien installé, après le dîner, le haut de son pantalon imperceptiblement déboutonné, qu’on eût pu croire qu’il allait demeurer toujours ainsi, à fumer son cigare, à boire, entre deux bouffées, une gorgée de Champagne, à savourer la présence des princes, des comtes, des fils de ministres. Mais la nouvelle de l’arrivée des Labazov troubla sa quiétude.
— Où vas-tu, Pachtine ? dit le fils d’un ministre en voyant, sans cesser de jouer, Pachtine se lever, arranger et tirer son gilet, et avaler d’un trait le restant de son Champagne.
— Sévernikov m’attend, dit Pachtine, en sentant ses jambes fléchir quelque peu. Eh bien, iras-tu ?... « Anastassia, Anastassia, ouvre donc la porte... »
C’était une chanson tzigane à la mode.
— Peut-être. Et toi ?
— Oh ! moi, non ; un vieillard marié !
— Allons donc !
Pachtine, en souriant, s’en fut au salon des glaces trouver Sévernikov. Il aimait que la dernière parole prononcée par lui fût une plaisanterie. C’était ce qui venait d’arriver.
— Eh bien, comment se porte la comtesse ? demanda-t-il en s’approchant de Sévernikov, qui ne le connaissait pas du tout, mais qui, au calcul de Pachtine, devait avoir un intérêt pressant à connaître le retour des Labazov. Sévernikov avait été un peu mêlé aux événements du 14, et il était lié avec tous les décembristes. La santé de la comtesse était bien meilleure et Pachtine s’en montra enchanté.
— Et vous ne savez pas que Labazov est arrivé aujourd’hui ? Il est descendu chez Chevalier.
— Que dites-vous là ?... Nous sommes d’anciens amis. Combien j’en suis ravi, combien j’en suis ravi ! Il s’est fait vieux, je pense, pauvre homme ! Sa femme a écrit à ma femme...
Mais Sévernikov ne finit point de dire ce qu’elle avait écrit, parce que ses partenaires, qui avaient achevé la partie sans atout, venaient de faire quelque faute. Tout en causant avec Ivan Vassiliévitch, il n’avait pas cessé de les regarder du coin de l’œil ; mais alors il se jeta sur la table de tout son corps, et, en la frappant des mains, il prouva qu’il eût fallu jouer le sept.
Ivan Vassiliévitch se leva et, s’approchant d’une autre table, communiqua, au cours de la conversation, sa nouvelle à un second personnage honorable, puis, se levant de nouveau, fit de même à la troisième table. Tous se déclarèrent bien aises du retour de Labazov, de sorte qu’en revenant dans la salle de billard, Ivan Vassiliévitch, qui se demandait avant s’il fallait se réjouir ou non de ce retour, ne chercha plus d’entrée en matière dans le bal, l’article du Messager, la santé ou le temps, mais raconta d’emblée à chacun, en exultant, l’heureux retour du célèbre décembriste.
Le vieillard qui essayait encore, et sans plus de succès, de frapper en plein, avec la queue, sa bille blanche, devait, au jugement de Pachtine, être enchanté de cette nouvelle. Il s’approcha de lui :
— Jouez-vous bien, votre Excellence ?... lui dit-il, dans le moment où le vieillard touchait de sa queue le gilet rouge du marqueur, en le priant de mettre un peu de blanc à son procédé.
S’il disait « votre Excellence », ce n’était nullement, comme vous pensez, par servilité (non, ce n’était pas la mode en 1856, et Ivan Vassiliévitch appelait simplement ce vieillard par son nom patronymique) ; c’était en partie par manière de plaisanterie à l’adresse de ceux qui usent de ces façons de dire, en partie pour montrer que, tout en sachant avec qui nous parlons, nous ne craignons pas de rire un peu.
— ... J’ai appris tout à l’heure que Petr Labazov vient d’arriver. Il vient d’arriver tout droit de Sibérie avec toute sa famille...
Pachtine prononçait ces paroles au moment même où le vieillard manquait de nouveau de touche, un véritable malheur pour lui.
— S’il est revenu aussi étourdi qu’il est parti, il n’y a pas de quoi se réjouir ! dit d’un air bourru le vieillard irrité de son incompréhensible insuccès.
Cette réponse troubla Ivan Vassiliévitch. De nouveau il ne savait plus du tout s’il fallait ou non se réjouir du retour de Labazov ; et pour lever définitivement ses doutes, il dirigea ses pas vers la pièce où s’assemblaient les hommes d’esprit, des gens qui savaient l’importance et le prix de chaque chose et tranchaient tout d’un seul mot. Ivan Vassiliévitch entretenait les mêmes relations agréables avec les habitués de la salle « spirituelle » qu’avec la jeunesse dorée et les personnages d’importance. Il est vrai que dans cette salle il n’avait pas sa place marquée, une place à lui, mais personne ne s’étonna de le voir entrer et s’asseoir sur le divan. Il était question de ceci : en quelle année et pour quelle raison avait éclaté une querelle entre deux journalistes russes. Ayant attendu une minute de silence, Ivan Vassiliévitch communiqua sa nouvelle, non point comme un bonheur, non point comme un événement insignifiant, mais il la jeta comme négligemment, entre autres choses.
Mais aussitôt que les hommes d’esprit (j’appelle « hommes d’esprit » les habitués de la salle spirituelle) eurent entendu et commenté sa nouvelle, Ivan Vassiliévitch comprit bien vite que c’était surtout ici, et seulement ici, que la nouvelle allait recevoir la façon qui lui permettrait de la colporter plus loin et de « savoir à quoi s’en tenir[9] ».
— Il n’y manquait plus que Labazov, dit l’un des « hommes d’esprit » : maintenant les décembristes vivants sont tous revenus en Russie.
— Il était l’un de ces braves... fit Pachtine d’un ton interrogant, et prêt à donner à sa phrase, suivant l’occasion, un tour plaisant ou sérieux.
— Comment, Labazov est un des hommes les plus célèbres de cette époque-là, commença « l’homme d’esprit ». En 1819, il était enseigne au régiment de Séménov, et il fut envoyé à l’étranger, avec des dépêches pour le duc Z... Ensuite il revint, et en 24 il fut affilié à la loge des francs-maçons. Tous les francs-maçons d’alors se rassemblaient chez D..., et chez lui. Il était très riche. Le prince S..., Fédor D..., Ivan P..., étaient ses amis intimes. À ce moment, son oncle, le prince Bessarion, pour soustraire le jeune homme à cette société, l’emmena à Moscou.
— Je vous demande pardon, Nikolaï Stépanitch ! interrompit un autre « homme d’esprit » : il me semble que c’était en 23, parce que Bessarion Labazov fut nommé commandant du 3e corps en 24, à Varsovie. Il le demanda pour aide de camp, et, sur son refus, le fit envoyer à Moscou. Mais pardonnez-moi, je vous ai interrompu.
— Oh ! non ! faites-moi le plaisir !...
— Non, je vous prie !
— Non, faites-moi le plaisir... vous devez savoir cela mieux que moi, et on connaît assez, ici, votre mémoire et vos relations.
— À Moscou, contre la volonté de son oncle, il fit agréer sa démission, poursuivit celui dont la mémoire et les relations venaient d’être mises en lumière ; et là, autour de lui, se forma une autre société dont il était la tête et le cœur, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il était riche, jeune, intelligent, instruit, et, dit-on, singulièrement aimable. Ma tante me disait encore qu’elle ne savait point de plus charmant homme. Et quelques mois avant la conspiration, il épousa Mlle Krinskoï.
— La fille de Nikolaï Krinskoï... celui qui, à Borodino... eh bien ! ce célèbre Krinskoï ! interrompit quelqu’un.
— Mais oui. La fortune de sa femme lui est restée, mais la sienne propre, son patrimoine, est échue à son frère cadet, le prince Ivan, qui est maintenant grand maître de la cour (il dit quelque chose de pareil), et qui a été ministre.
— Mais le plus beau, c’est sa conduite avec son frère ! continua le conteur. Lorsqu’on l’arrêta, la seule chose qu’il parvint à détruire, ce furent les lettres et les papiers de son frère... Est-ce que son frère était compromis ?...
Le conteur ne répondit pas « oui » ; mais il serra les lèvres et fit des yeux un signe expressif.
— Et ensuite, à tous les interrogatoires, Petr Labazov nia tout ce qui concernait son frère, et pour cela eut à souffrir plus que les autres. Mais le plus beau, c’est que le prince Ivan prit en mains toute sa fortune et n’envoya pas un seul kopek à son frère.
— On a dit que Labazov avait refusé lui-même, fit observer l’un des auditeurs.
— Oui, mais il refusa pour cette unique raison que le prince Ivan, avant le couronnement, lui écrivit, en s’excusant, que, s’il n’eût point pris le domaine lui-même, il aurait été confisqué, mais qu’il avait des enfants et des dettes, et que, maintenant, il n’était pas en état de le rendre. Petr Labazov répondit en deux mots : « Ni moi, ni mes héritiers, n’avons ni ne voulons avoir aucun droit sur le domaine que la loi a fait vôtre. » Rien de plus. Comment ?... Et le prince Ivan dévora ce document, le serra avec extase, parmi ses papiers précieux, dans une cassette, et ne le montra jamais à personne.
L’une des particularités de la salle « spirituelle » était que ses habitués savaient, quand ils voulaient savoir, tout ce qui se passait dans le monde, si secrètement que cela se passât.
— Du reste, c’est une question, dit un nouvel interlocuteur : était-il juste d’ôter aux enfants du prince Ivan la fortune dans laquelle ils ont grandi et sur laquelle ils comptaient légitimement ?
La conversation prit de la sorte un caractère abstrait qui cessa d’intéresser Pachtine.
Il sentit le besoin de communiquer sa nouvelle à des auditeurs frais émoulus ; il se leva et lentement, en échangeant quelques paroles à droite et à gauche, il se promena dans les salles. L’un de ses collègues l’arrêta pour lui apprendre l’arrivée des Labazov.
— Mais qui ne la sait pas ? répondit Ivan Vassiliévitch en souriant tranquillement.
Il se dirigea vers la sortie. La nouvelle avait fait le tour et revenait à qui l’avait lancée.
Plus rien à faire au club ; il s’en alla en soirée. Ce n’était pas une soirée d’invités, mais un salon où l’on recevait tous les jours. Il y avait là huit dames et un vieux colonel, et tout le monde s’ennuyait terriblement. Rien que la démarche décidée et le visage souriant de Pachtine déridèrent les clames et les demoiselles. Et la nouvelle tombait d’autant plus à propos, que dans le salon se trouvait la vieille comtesse Fouks avec sa fille. Lorsque Pachtine eut raconté, presque mot à mot, tout ce qu’il avait entendu dire dans la salle « spirituelle », Mme Fouks, en branlant la tête et en s’étonnant de se voir si vieille, se mit à rappeler ses relations avec Natascha Krinskaïa, aujourd’hui Mme Labazov.
— Son mariage fut une histoire des plus romanesques, et qui se déroula sous mes yeux. Natascha était presque fiancée avec Matline qui fut depuis tué dans un duel avec Debra. Sur ces entrefaites le prince Petr arrive à Moscou, s’éprend d’elle et fait sa demande. Le père, entiché de Matline (et en général on craignait Labazov, comme franc-maçon) refuse son contentement. Mais le jeune homme continue à la voir aux bals, partout, devient l’ami de Matline et le prie de se retirer. Matline y consent et l’engage à fuir avec elle. Elle s’y prête aussi, mais au dernier moment un remords la prend (l’entretien avait lieu en français) ; elle va trouver son père et lui dit que tout est préparé pour la fuite, qu’elle pourrait le quitter mais qu’elle fait appel à sa générosité.
— Et en effet son père lui pardonna. Tout le monde intercéda pour elle, et il donna son consentement. Voilà comment se fit la noce, et ce fut une joyeuse noce ! Qui de nous eût pensé qu’un an après elle irait avec lui en Sibérie, — elle, la fille unique la plus riche, la plus belle de ce temps-là ! L’empereur Alexandre la remarquait toujours dans les bals ; combien de fois dansa-t-il avec elle ! À un bal paré, donné par la comtesse G..., je m’en souviens, elle avait paru costumée en Napolitaine, admirablement jolie ! Lui toujours, le tzar, en arrivant à Moscou, demandait : « Que fait la belle « Napolitaine[10] ? » Eh bien, cette femme, dans l’état où elle se trouvait (elle accoucha en route), ne se désola pas une seule seconde, ne prépara rien, ne rassembla pas ses effets, et telle elle était quand on l’arrêta, telle elle partit avec son mari pour un voyage de 5,000 verstes.
— Oh ! c’est une femme admirable ! dit la maîtresse de maison.
— Lui et elle, ajouta une autre dame, sont des natures rares. On m’a dit, j’ignore si c’est vrai, qu’en Sibérie, partout où ils ont travaillé dans les mines, ou je ne sais comment cela s’appelle, les forçats qui se trouvaient avec eux leur faisaient leur besogne.
— Mais elle n’a jamais travaillé dans les mines, rectifia Pachtine.
Et voilà ce que c’est que l’année 56 ! Trois ans auparavant, personne n’eût songé aux Labazov, ou, si l’on se souvenait d’eux, c’était avec cet involontaire sentiment d’effroi que l’on a quand on parle de gens nouvellement décédés ; mais maintenant avec quelle vivacité on rappelait leurs qualités éminentes, et les relations qu’on avait eues dans le temps avec eux ; et chacune de ces dames cherchait déjà le moyen d’accaparer les Labazov et d’en faire les honneurs à ses invités.
— Le fils et la fille sont arrivés avec eux, dit Pachtine.
— S’ils sont seulement aussi beaux que l’était la mère... fit la comtesse Fouks. Et le père était très, très bien.
— Comment ont-ils pu élever leurs enfants là-bas ? demanda la maîtresse de maison.
— Très bien, dit-on. On dit que le jeune homme est fort beau, et aussi aimable, aussi instruit que s’il avait été élevé à Paris.
— Je prédis un grand succès à la jeune personne, dit une demoiselle pas belle. Toutes ces dames de Sibérie ont quelque chose d’agréablement vulgaire, mais qui plaît beaucoup.
— Oui, oui, appuya une autre demoiselle.
— Voilà une riche héritière de plus ! ajouta une troisième.
Le vieux colonel, d’origine allemande, venu à Moscou trois ans auparavant pour épouser une dot, résolut de se présenter au plus vite, avant que la jeunesse fût avertie, et de faire sa demande. Les demoiselles et les dames eurent à peu près la même pensée à l’égard du jeune homme de Sibérie.
— C’est sans doute l’époux qui m’est destiné, pensait une jeune fille qui allait vainement dans le monde depuis huit ans. Ce serait alors pour le mieux, que ce stupide chevalier-garde ne m’ait pas demandée. Bien sûr, j’aurais été malheureuse !
— Eh bien, tous vont jaunir de rage, en voyant encore celui-là s’éprendre de moi, songeait une jeune et belle dame.
On parle du provincialisme des petites villes, mais il n’y a pire provincialisme que celui de la société supérieure. Là, pas de nouvelles figures, mais la société est toujours prête à les recevoir s’il en apparaît ; tandis qu’ici, c’est rarement, bien rarement, comme à présent les Labazov, que les nouveaux arrivants sont reconnus et accueillis comme appartenant au même monde, et l’impression produite par eux est plus forte que dans un chef-lieu de district.
— Moscou, Moscou, ô mère, ô ville étincelante ! disait Petr Ivanovitch le lendemain matin, en se frottant les yeux et en prêtant l’oreille au son des cloches du carrefour des Gazettes.
Rien ne réveille le passé aussi vivement que les sons, et ces sons des cloches de Moscou, avec la vue du mur blanc qu’on apercevait de la fenêtre et le bruit des roues, lui rappelaient avec tant d’intensité, non seulement le Moscou qu’il avait connu voilà trente-cinq ans, mais encore le Moscou du Kremlin, des tours, des Ivans, etc., si cher à son cœur, — qu’il sentit une joie d’enfant à être Russe et à se retrouver dans Moscou.
Apparurent la robe de chambre de Boukharie sur la large poitrine en chemise d’indienne, et la pipe à bout d’ambre jaune, et le laquais aux gestes tranquilles, et le thé, et l’odeur de tabac ; une voix d’homme forte et vibrante, retentit dans les chambres de Chevalier, les baisers du matin résonnèrent, et les voix de sa fille et de son fils : le décembriste se trouvait lâchez lui, aussi bien qu’à Irkoutsk, ou que s’il eût été à New-York ou à Paris. Comme je ne voudrais pas, aux yeux de mes lecteurs, montrer le héros de Décembre supérieur à toutes les faiblesses, je dois à la vérité de déclarer que Petr Ivanovitch se rasa soigneusement, se peigna et se mira dans la glace. De ses vêtements, qu’on lui avait coupés assez mal en Sibérie, il était fort peu satisfait : il ne faisait que boutonner, déboutonner, reboutonner sa jaquette.
Natalia Nikolaïevna entra dans le salon, dans le froufrou d’une robe de moire noire, avec des manchettes et des rubans sur le bonnet : tout cela, sans être de la dernière mode, si bien arrangé, et d’un goût tel, que non seulement ce n’était pas ridicule[11], mais au contraire, distingué[12]. Les dames ont pour cela un sens particulier, le sixième, et une intuition dont rien n’approche. Sonia se trouvait aussi mise de telle sorte que dans sa toilette, bien qu’en retard de deux ans sur la mode, rien ne laissait à désirer. Celle de la mère était sombre et simple, celle de la fille, claire et gaie.
Sérioja s’éveilla seulement alors ; et l’on partit pour la messe. Le père avec la mère s’assirent au fond, la fille en face d’eux, Vassili sur le siège, et le fiacre les conduisit au Kremlin. Quand ils y furent entrés, les dames arrangèrent leurs robes, et Petr Ivanovitch, ayant pris au bras sa Natalia Nikolaïevna, et rejetant sa tête en arrière, se dirigea vers la porte de l’église.
La plupart de ces marchands, officiers, gens du peuple, ne pouvait pas savoir qui ils étaient. Quel était ce vieillard depuis longtemps, longtemps hâlé par le soleil, et touchant à sa fin, ce vieillard aux rides d’ouvrier, grandes, droites, d’une forme particulière, d’une forme que n’ont point les rides qu’on prend au club anglais, aux cheveux et à la barbe blancs comme la neige, au regard bon et fier, au geste énergique ? Quelle était cette grande dame à la démarche souveraine, aux grands beaux yeux fatigués et voilés ? Quelle était cette jeune fille, fraîche, bien faite, robuste, à la toilette démodée, et pas timide ? — Des marchands ? — Non pas des marchands. Des Allemands ? — Non pas des Allemands. Des seigneurs ? — On n’en voit pas de tels. À coup sûr des personnages d’importance. Ainsi pensaient ceux qui les voyaient dans l’église, et on ne sait pourquoi ils se dérangeaient pour leur faire place plus vite et plus volontiers qu’aux gens à grosses épaulettes. Petr Ivanovitch se tenait aussi droit qu’à son entrée, et priait tranquillement, sans s’absorber. Natalia Nikolaïevna s’agenouillait à tout instant, prenait son mouchoir et pleurait abondamment pendant l’hymne des chérubins. Sonia semblait faire effort pour prier ; la prière n’allait pas à sa nature ; mais elle ne regardait pas autour d’elle et faisait assidûment le signe de la croix.
Sérioja était resté au logis en partie parce qu’il s’était oublié à dormir, en partie parce qu’il n’aimait pas assister à la messe, — ses jambes s’enflaient, il ne pouvait comprendre comment lui qui se faisait un jeu de parcourir 40 verstes sur des raquettes, ne pouvait sans une intolérable torture physique, écouter immobile les douze évangiles ; — mais surtout parce qu’il sentait que la chose dont il avait le plus urgent besoin était un nouveau costume. Il s’habilla et s’en fut sur le pont des Maréchaux. Il avait la bourse assez bien garnie. Le père avait pris l’habitude de donner à son fils autant d’argent qu’il en voulait, depuis qu’il avait accompli sa vingt et une unième année. Il dépendait de Sérioja de laisser son père et sa mère absolument sans argent.
— Comme je regrette ces 250 roubles que je viens dépenser inutilement dans le magasin de confections de Kountz !
Chacun des messieurs que rencontrait Sérioja eût compati à son ennui, et se fût fait un plaisir de commander pour lui. Mais, comme il arrive toujours, il était solitaire dans la foule ; gagnant le pont des Maréchaux, sans regarder les magasins, il arriva au bout, ouvrit la porte et sortit de là en demi-frac couleur cannelle, étroit (on les portait larges), en large pantalon noir (on les portait étroits), et en gilet de satin à petites fleurs, qu’aucun des habitués du petit salon de Chevalier n’aurait permis à son laquais de porter. Et Sérioja acheta encore beaucoup d’autres choses. La taille fine du jeune homme jeta Kountz dans l’embarras, et, comme il le disait à tout le monde, il déclara n’en avoir jamais vu de pareille. Sérioja savait qu’il avait une taille élégante, mais la louange d’un étranger, comme Kountz, le flatta beaucoup. Il sortit, allégé de ses 250 roubles, mais très mal habillé, si mal, que son vêtement fut au bout de deux jours, abandonné à Vassili, et à jamais resta pour Sérioja un souvenir désagréable.
Il revint à l’hôtel et s’assit dans la grande salle, non sans regarder dans le salon particulier ; puis il commanda pour le déjeuner des mets si étranges, que le garçon en riait jusque dans la cuisine. Il demanda ensuite un journal, et fit semblant de le lire. Mais lorsque le garçon, enhardi par l’inexpérience du jeune homme, se mit à l’interroger, Sérioja lui dit :
— Va à ta place !
Il devint rouge, mais il avait parlé d’un ton si fier, que l’autre obéit.
Le père, la mère et la jeune fille, en rentrant au logis, le félicitèrent sur ses vêtements.
Vous rappelez-vous ce sentiment joyeux de l’enfance, quand, le jour de votre fête, on vous parait, on vous conduisait à la messe, et qu’au retour, l’enchantement sur les habits, le visage et dans l’âme, vous trouviez à la maison des invités et des joujoux ? Vous savez qu’il n’y a pas classe aujourd’hui, que même les adultes se réjouissent, que pour la maison entière ce jour est un jour d’exception et de plaisirs : vous savez que vous seul êtes la cause de cette joie, et qu’on vous pardonnerait n’importe quelle faute ; et il vous semble étrange que les gens dans la rue ne se réjouissent point comme les vôtres, et les sons résonnent plus nets, et les couleurs éclatent plus vives : en un mot, le sentiment d’un jour de fête. Petr Ivanovitch éprouva un sentiment pareil en revenant de l’église.
Pachtine ne s’était pas, la veille, donné de la peine inutilement : en guise de joujoux, Petr Ivanovitch trouva déjà chez lui quelques cartes d’importants personnages qui considéraient comme un impérieux devoir, — en 1856, — de témoigner leur sympathie au proscrit célèbre, qu’ils n’eussent, pour rien au monde, voulu voir trois ans auparavant. L’apparition des équipages venus pour demander Petr Ivanovitch avait décuplé en une seule matinée le respect et la complaisance de Chevalier, du dvornik et des gens de l’hôtel. C’étaient là comme les cadeaux de fête pour Petr Ivanovitch. Si éprouvé par la vie, si intelligent que soit un homme, les marques de déférence que lui donnent les gens estimés par le grand nombre lui sont toujours agréables. Petr Ivanovitch se sentait l’âme en joie, quand Chevalier, en courbant l’échine, vint lui proposer un autre appartement, le prier d’ordonner tout ce qu’il lui plairait, l’assurer qu’il regardait comme un bonheur la présence de Petr Ivanovitch, — et quand, examinant les cartes de visite et les rejetant dans le vase, il lut tout haut les noms du comte S..., du prince D..., etc.
Natalia Nikolaïevna déclara qu’elle ne recevrait personne et qu’elle allait se rendre tout à l’heure chez Maria Ivanovna, à quoi Petr Ivanovitch consentit, malgré son désir de causer avec quelques-uns des visiteurs. Un seul réussit à passer avant que la consigne fût donnée. C’était Pachtine. Si l’on eût demandé à cet homme pourquoi il arrivait ainsi de Pretschistenk au carrefour des Gazettes, il n’eût pu rien prétexter, sinon qu’il aimait tout ce qui était neuf et curieux, et qu’en conséquence il venait voir Petr Ivanovitch à titre de curiosité. Il semblait qu’il dût se sentir timide, en pénétrant chez un inconnu sur cette unique raison. Mais ce fut tout le contraire. Petr Ivanovitch, et son fils, et Sophia Petrovna devinrent confus. Natalia Nikolaïevna était trop grande dame[13] pour se laisser troubler par quoi que ce fût. Le regard fatigué de ses jolis yeux noirs tomba, tranquille, sur Pachtine. Mais Pachtine était fleuri, content de lui et gaîment aimable comme toujours. Il était l’ami de Maria Ivanovna.
— Ah ! fit Natalia Nikolaïevna.
— Pas l’ami... nos âges... mais elle se montra toujours bonne envers moi.
Pachtine était de longue date un admirateur de Petr Ivanovitch, dont il connaissait les camarades. — Il comptait pouvoir être utile aux nouveaux arrivants. — Il n’avait pu venir la veille et priait qu’on l’excusât. — Après quoi il s’assit et parla beaucoup.
— Oui, je vous dirai que j’ai trouvé de grands changements en Russie depuis lors, dit Petr Ivanovitch en répondant à une question.
Dès que Petr Ivanovitch ouvrait la bouche, il fallait voir avec quelle attention respectueuse Pachtine accueillait chaque parole qui sortait des lèvres du vieillard considérable, et comme, après chaque phrase, parfois chaque mot, il manifestait, d’un hochement de tête, d’un sourire, ou d’un mouvement des yeux, qu’il avait reçu et retenu la phrase ou le mot pour lui mémorables. Le regard fatigué encourageait ce manège. Serguéï Pétrovitch semblait craindre que le discours de son père ne répondît pas à l’attention de l’auditeur. Sophia Pétrovna, au contraire, souriait de ce sourire imperceptible et satisfait des gens qui viennent de découvrir le ridicule de quelqu’un. Il lui semblait qu’il n’y avait rien à attendre de celui-là, qu’il appartenait à une catégorie commune. Petr Ivanovitch déclarait avoir, au cours de son voyage, remarqué de grands changements qui l’avaient ravi.
— Le peuple, — le paysan, — est incomparablement plus relevé que jadis, il a plus de conscience et plus de dignité, disait-il, comme répétant d’anciennes phrases.
Mais moi, je dois dire que le peuple m’occupe et m’occupa par-dessus tout. Je suis de cet avis que la force de la Russie n’est pas en nous, mais dans le peuple. — Petr Ivanovitch développa avec l’ardeur qui lui était propre des idées plus ou moins originales à propos de plusieurs matières d’importance. Il nous arrivera encore de les lui entendre exprimer sous une forme plus complète. Pachtine se pâmait d’aise et partageait pleinement ses opinions sur tous les points.
— Il faut absolument que vous fassiez la connaissance des Aksakov. Vous me permettrez de vous les présenter, prince ? Vous savez qu’on a autorisé maintenant la publication de son journal ? On dit que demain va paraître le premier numéro. J’ai lu aussi son admirable article sur les successives théories scientifiques du monde... très intéressant. Il y a encore un article, — l’histoire de la Serbie au XVIe siècle, du fameux Voïvode Karbavontz — très curieux aussi. En somme, c’est là un grand pas...
— Ah !... alors... disait Petr Ivanovitch.
Mais on voyait que toutes ces nouvelles ne l’intéressaient guère. Il ignorait les mérites et jusqu’aux noms de tous ces gens que Pachtine nommait comme connus de tout le monde. Nathalia Nikolaïevna, sans nier la nécessité de connaître et ces personnages et ces événements, fit observer, à la décharge de son mari, qu’il recevait trop tard les journaux, mais qu’il lisait beaucoup.
— Papa, allons-nous voir la tante ? demanda Sonia en entrant.
— Nous allons partir, mais il faut d’abord déjeuner... Ne voulez-vous point prendre quelque chose ?
Il va sans dire que Pachtine refusa ; mais Petr Ivanovitch, avec l’hospitalière humeur propre au Russe en général, et à lui en particulier, insista pour que Pachtine mangeât et bût. Lui-même il prit un verre de vodka et un de vin de Bordeaux. Pachtine remarqua que, lorsqu’il se versait du vin, Natalia Nikolaïevna détournait soudain ses yeux, et que le fils attachait les siens sur les mains de son père.
Après avoir bu, Petr Ivanovitch, aux questions de Pachtine qui lui demandait son avis sur la nouvelle littérature, sur les nouvelles tendances, sur la guerre, sur la paix (Pachtine avait su réunir les matières les plus différentes dans une seule causerie, absurde, mais aisée), à ces questions répondit d’un seul coup par une seule profession de foi générale, et, fut-ce le vin, fut-ce le sujet de la conversation, il s’échauffa tellement, que des larmes jaillirent de ses yeux, et que Pachtine, au comble de l’extase, répandit aussi quelques pleurs, et, sans se gêner, exprima la conviction que Petr Ivanovitch était maintenant, de tous les hommes avancés, le plus avancé, et qu’il devait devenir le chef de tous les partis.
Les yeux du vieillard étincelaient ; il croyait tout ce que lui disait Pachtine, et il eût parlé encore longtemps, si Sophia Petrovna n’eût couru chez Natalia Nikolaïevna, passé sa mantille et fait lever elle-même Petr Ivanovitch. Il se versa le restant du vin, mais ce fut Sophia Petrovna qui le but.
— Que fais-tu donc ?...
— Je n’avais pas encore bu, papa, pardon.
Il sourit.
— Eh bien, allons voir Maria Ivanovna... Vous nous excusez, M. Pachtine ?
Et Petr Ivanovitch sortit en portant haut la tête. Dans le vestibule apparut un général venu pour faire visite à son ancien ami. Ils ne s’étaient point vus depuis trente-cinq ans. Le général n’avait plus ni dents ni cheveux.
— Mais toi, comme tu es encore frais ! disait-il. On voit que la Sibérie vaut mieux que Pétersbourg... Ce sont les tiens ?... Présente-moi. Quel brave enfant, ton fils !... Alors, demain... dîner ?...
— Oui, oui, sans faute.
Sur le perron se montra le célèbre Tchikhaïev, un autre ancien ami.
— Mais comment avez-vous appris que je suis de retour ?
— Il eût été honteux pour Moscou de ne le savoir point ; il est honteux qu’on ne se soit pas porté à votre rencontre... Où dînez-vous ? Sans doute chez ta sœur Maria Ivanovna ? Bien, bien, j’y viendrai aussi.
Petr Ivanovitch avait toujours l’air hautain pour ceux qui ne savaient pas discerner, sous ces dehors, une indicible expression de douceur et de sensibilité ; mais en ce moment, Natalia Nikolaïevna elle-même admirait son orgueil inaccoutumé, et Sophia Petrovna, en le regardant, lui souriait des yeux.
Ils arrivèrent chez Maria Ivanovna. Maria Ivanovna était la marraine de son frère Petr Ivanovitch et plus âgée que lui de dix ans : c’était une vieille fille. Pourquoi elle ne s’était pas mariée, comment s’était écoulée sa jeunesse, l’histoire de sa vie enfin, c’est ce que je raconterai un jour ou l’autre.
Elle habitait Moscou depuis quarante ans sans l’avoir jamais quitté. Elle n’avait ni un esprit extraordinaire, ni une grande fortune, et ne recherchait pas les relations, bien au contraire ; mais il n’était pas un homme qui ne l’estimât. Elle était si persuadée que chacun devait l’estimer, que tout le monde l’estimait.
Il y avait bien quelques jeunes libéraux de l’Université qui ne reconnaissaient point son pouvoir ; mais ces messieurs ne frondaient que lorsqu’elle n’était pas là. Il lui suffisait d’entrer dans le salon avec sa démarche de tzarine, elle n’avait qu’à parler de sa voix tranquille, à sourire de son sourire aimable, et tous étaient soumis.
Sa société c’était — tout le monde. Elle considérait et traitait Moscou comme sa famille. Ses amis étaient pour la plupart des jeunes gens et des hommes d’esprit ; elle n’aimait pas les femmes. Elle avait aussi de ces parasites, hommes et femmes, que notre littérature, on ne sait pourquoi, confond dans un seul et même mépris avec l’habit hongrois et les généraux. Maria Ivanovna trouvait que mieux valait, pour le décavé Skopine et Mme Beschev, chassée par son mari, — mieux valait vivre chez elle que dans la misère, et elle les laissait chez elle. Mais deux sentiments puissants occupaient la vie actuelle de Maria Ivanovna, ses deux frères : elle adorait Petr Ivanovitch et détestait le prince Ivan.
Elle ne savait pas l’arrivée de Petr Ivanovitch. Elle sortait de la messe et venait à peine de finir son café. Le vicaire de Moscou, Mme Beschev et Skopine étaient assis à table. Maria Ivanovna leur parlait du jeune comte V.., le fils de P. Z.., revenu de Sébastopol et dont elle était éprise (elle avait sans cesse de ces passions). Il devait ce jour-là dîner chez elle.
Le vicaire se leva et salua. Maria Ivanovna ne le retint pas. Elle avait parfois l’esprit assez indépendant ; elle était plutôt pieuse, mais n’aimait guère les moines ; elle se moquait des dames qui tournaient autour des gens d’église et ne se gênait pas pour dire qu’à son avis les moines sont en tout semblables à nous autres pécheurs, et qu’on pouvait faire son salut dans le monde mieux que dans les couvents.
— Donnez l’ordre de ne recevoir personne, mon amie, dit-elle. Je vais écrire à Pierre ; je ne comprends pas pourquoi il n’arrive pas. Assurément Natalia Nikolaïevna est malade.
Maria Ivanovna était persuadée que Natalia Nikolaïevna ne l’aimait pas : elle voyait en elle une ennemie. Que Natalia Nikolaïevna eût donné sa fortune à Pierre et l’eût suivie en Sibérie et non pas elle, la sœur, et que son frère, au moment où elle se préparait à partir avec lui, s’y fût absolument refusé, voilà ce qu’elle ne pouvait pardonner. Après trente-cinq ans, elle commençait parfois à croire ce que lui disait son frère que Natalia Nikolaïevna était la meilleure des épouses et son ange tutélaire ; mais elle en était jalouse, et il lui semblait toujours que c’était une méchante femme.
Elle se leva, fit un tour dans la pièce et allait se retirer dans sa chambre, lorsque la porte s’ouvrit, et que sur le seuil apparut le visage blanc et ridé de Mme Beschev, dont la physionomie exprimait un joyeux émoi.
— Maria Ivanovna, préparez-vous ! dit-elle,
— Une lettre ?
— Non, mieux que cela...
Mais elle n’avait pas eu le temps d’achever, que dans le vestibule retentit une forte voix d’homme :
— Mais où donc est-elle ? Va, toi, Natascha.
— C’est lui ! s’écria Maria Ivanovna.
Et elle se porta à grands pas au-devant de son frère. Elle les accueillit comme si elle les eût vus encore la veille.
— Quand est-ce que tu es arrivé ? Où êtes-vous descendus ?... Et comment êtes-vous venus ? En voiture ?
Voilà les questions que faisait Maria Ivanovna en passant avec eux dans le salon, sans écouter les réponses, et en regardant, avec de grands yeux, tantôt l’un, tantôt l’autre des arrivants. Mme Beschev était surprise de cette tranquillité, qui frisait l’indifférence, et ne l’approuvait pas. Ils souriaient tous. La conversation tomba. Maria Ivanovna, sans rien dire, attachait sur son frère un regard sérieux.
— Comment allez-vous ? dit Petr Ivanovitch en lui prenant la main et en souriant.
Il lui disait « vous », et elle lui disait « tu ». Maria Ivanovna regarda encore une fois la barbe blanche, la tête chauve, les dents, les rides, les yeux, le visage hâlé par le soleil, et elle reconnut tout cela.
— Voilà, c’est ma Sonia !
Mais elle ne détacha pas ses regards de son frère.
— Quel sot...
Sa voix se brisa, de ses grandes mains blanches elle saisit la tête chauve de son frère. « Quel sot tu es, voulait-elle dire, de ne m’avoir point préparée !... » Mais un tremblement secoua ses épaules et sa poitrine, son vieux visage s’inclina, et elle se mit à fondre en larmes, toujours serrant contre son sein la tête chauve, et répétant sans cesse :
— Quel sot tu es, de ne m’avoir point préparée...
Petr Ivanovitch ne se trouvait déjà plus un si grand homme que dans l’escalier de Chevalier. Il était assis dans le fauteuil le dos de côté, la tête prise dans les mains de sa sœur, le nez écrasé contre le corset et meurtri, les cheveux emmêlés, et les yeux mouillés de pleurs. Mais il se sentait heureux.
Lorsque son accès de larmes de joie fut passé, Maria Ivanovna comprit, à ne pouvoir douter, ce qui était arrivé, et se mit à les regarder tous. Mais plusieurs fois encore dans la journée, dès qu’elle se rappelait ce qu’il était, ce qu’elle était jadis, et ce qu’ils étaient maintenant, et que son imagination se représentait vivement les peines et les joies d’antan et les amours, elle retombait dans ses accès et, se levant de nouveau, elle répétait :
— Quel sot tu es, Pétrouchka, quel sot, de ne point m’avoir préparée ! Pourquoi n’êtes-vous pas venus directement chez moi ? Je vous aurais trouvé de la place, disait Maria Ivanovna.—Vous dînez chez moi au moins ? Tu ne t’ennuieras pas, Serguéï. Un jeune brave de Sébastopol dîne ici. Tu ne connais pas le fils de Nikolaï Mikhaïlovitch ? C’est un écrivain, il a écrit quelque chose de remarquable. Je ne l’ai pas lu, mais on le vante, et puis c’est un bon garçon ; je l’inviterai aussi. Tchikaïev a voulu venir aussi. Mais c’est un bavard, je ne l’aime pas. A-t-il été déjà chez toi ? Et Nikita, l’as-tu vu ? Mais bagatelle que tout cela. Que penses-tu faire ? Et vous, votre santé, Natalia ? Et ce cher enfant, et cette beauté ?...
Mais la conversation languissait. Avant le dîner, Natalia Nikolaïevna et les enfants s’en furent voir une vieille tante : le frère et la sœur demeurèrent seule à seul, et Petr Ivanovitch se mit à raconter ses projets.
— Sonia est grande, il faut la conduire déjà dans le monde. Donc, nous allons vivre à Moscou, dit Maria Ivanovna.
— Pour rien au monde !
— Sérioja doit servir.
— Pour rien au monde !
— Tu es toujours le même fou !...
Mais elle adorait toujours ce fou.
— Nous demeurerons quelque temps ici, puis nous partirons pour la campagne et montrerons tout aux enfants.
— J’ai pour principe de ne pas m’immiscer dans les affaires de famille, dit Maria Ivanovna un peu remise de son agitation, et de ne jamais donner de conseil. Un jeune homme doit servir, je l’ai toujours pensé et je le pense encore, à présent plus que jamais. Tu ne sais pas, Pétrouchka, ce que c’est que la jeunesse de nos jours. Je les connais tous. Voilà le fils du prince Dimitri qui est absolument perdu. Et c’est leur propre faute ! Moi, je n’ai peur de personne, je suis une vieille. Mais cela n’est pas bien.
Et elle se mit à parler du gouvernement. Elle lui en voulait de la trop grande liberté qui se donnait carrière dans tous les sens.
— La seule bonne chose qu’il ait faite, ç’a été de vous libérer.
Pétrouchka voulut le défendre, mais avec Maria Ivanovna, ce n’était pas comme avec Pachtine ; il dut renoncer à lui faire entendre raison. Elle s’échauffait.
— Pourquoi donc le défendre ! Est-ce à toi de le défendre ? Tu es toujours, je le vois, le même fou !
Petr Ivanovitch se tut, en souriant d’un sourire qui montrait qu’il ne se rendait pas, mais qu’il ne voulait pas discuter avec Maria Ivanovna.
— Tu souris ? Nous connaissons cela. Tu ne veux pas discuter avec moi, une baba, dit-elle avec enjouement et bonne grâce, en jetant sur son frère un regard si fin qu’on n’eût su l’attendre de son vieux visage et de ses gros traits. Mais tu ne gagneras pas, mon ami. J’achève ma septième dizaine. Je n’ai pas non plus vécu en sotte, j’ai vu des choses, j’ai compris. Je n’ai pas lu vos livres, ni ne les lirai. Dans les livres, — rien que des billevesées.
— Eh bien ! comment trouvez-vous mes enfants... Sérioja ? demanda Petr Ivanovitch avec le même sourire.
— Allons, allons, répondit sa sœur en le menaçant. Ne bifurque pas sur les enfants. Nous en causerons. Mais voici ce que je voulais te dire. Fol tu étais, fol tu es resté, je le vois dans tes yeux. Maintenant, on va te porter en triomphe. C’est la mode du jour. Tous vous êtes à la mode à présent. Oui, oui, je vois dans tes yeux que tu es le même insensé que tu étais jadis, ajouta-t-elle en réponse au sourire de son frère. Tiens-toi à l’écart, je te le demande par le Christ, de tous ces libéraux de l’heure présente. Dieu le sait, tout ce qu’ils manigancent. Mais tout cela ne finira pas bien. Notre gouvernement ne dit rien pour le moment, mais il devra après montrer les ongles ; tu te rappelleras mes paroles. J’ai peur que tu ne te compromettes de nouveau. Laisse tout cela ; ce n’est que bagatelle. Tu as des enfants.
— Bien sûr, vous ne me connaissez pas maintenant, Maria Ivanovna, dit le frère.
— Bien, bien, nous le verrons, si je ne te connais pas, ou si c’est toi qui ne te connais pas toi-même. Je t’ai dit seulement ce que j’avais sur le cœur : si tu m’écoutes, — bien. À présent, causons de Sérioja. Qu’est-ce qu’il fait ?
« Il ne m’a pas trop plu, » voulait-elle ajouter. Mais elle dit seulement :
— Il ressemble à sa mère : deux gouttes d’eau. Mais ta Sonia me plaît beaucoup, beaucoup... Quelque chose de charmant, de franc. Charmante !... Où est-elle, Soniouchka ? Mais j’oubliais.
— Que vous dirai-je ? Sonia sera une bonne épouse et une bonne mère ; mais mon Sérioja a beaucoup d’esprit, il est fort intelligent ; personne ne lui ôtera cela. Il a parfaitement étudié : seulement il est un peu paresseux. Il a de grandes dispositions pour les sciences naturelles. Nous en avons été enchantés ; nous avions un bon, un excellent maître. Il veut ici entrer à l’Université... suivre les cours de sciences naturelles, de chimie...
Maria Ivanovna n’écoutait presque plus, depuis que son frère s’était mis à parler des sciences naturelles. Une tristesse la prit soudain, surtout quand il fut question de chimie. Elle soupira profondément et répondit, sous l’influence des idées qu’évoquaient en elles les sciences naturelles...
— Si tu savais comme je les plains, Pétrouchka ! dit-elle d’une voix douce et mélancolique. Oui, je les plains tellement, tellement !... Une vie entière devant eux. Que n’ont-ils pas à souffrir !
— Mais quoi ! Il faut espérer qu’ils vivront plus heureux que nous.
— Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! Mais c’est difficile, la vie, Pétrouchka. Écoute-moi, écoute seulement ceci : ne philosophe pas ! Quel sot tu es, Pétrouchka, — oh ! quel sot ! Mais j’ai des ordres à donner. J’ai invité du monde, avec quoi vais-je les nourrir ?
Elle sanglota, se détourna et sonna.
— Appelez Tarass !
— Toujours le même Tarass ? demanda son frère.
— Toujours lui. Mais lui, c’est un enfant à côté de moi.
Tarass avait l’air rêche et propre ; il faisait tout dans la maison.
Bientôt, soufflant de froid et de joie, entrèrent, dans un froufrou de robes, Natalia Nikolaïevna et Sonia ; Sérioja était resté avec les emplettes.
— Laissez-moi la regarder !
Maria Ivanovna prit dans ses mains le visage de la jeune fille, tandis que Natalia Nikolaïevna racontait leur visite.
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Le procès relatif à « l’occupation, par le lieutenant en retraite Ivan Apichtine, pomestchik[14] du gouvernement de Penza, district Krasnosloboclsk, de 4,000 arpents de terre revendiqués par les paysans voisins du mir Izlegostchi », fut, en première instance, devant le tribunal du district, sur requête du délégué des paysans, Ivan Mironov, jugé en faveur de ceux-ci ; et une large étendue de terrain, partie en bois, partie en labours défrichés par les serfs d’Apichtine, s’ajouta en 1815 au domaine des paysans, qui l’ensemencèrent en 1816 et en eurent des récoltes.
Le gain par les paysans de cet injuste procès étonna tous les voisins et jusqu’aux paysans eux-mêmes. Leur succès fut attribué à cette unique raison, qu’Ivan Pétrovitch Apichtine, l’homme le plus doux, le plus tranquille, le moins procédurier du monde, avait, fort de son droit, négligé de prendre aucune mesure contre l’action des paysans ; tandis qu’Ivan Mironov, le délégué de ceux-ci, maigre, avec une bosse sur le nez, un moujik lettré, ancien maire et receveur des impôts, avait, en percevant cinquante kopeks par tête de paysan, distribué habilement cet argent en largesses et mené toute l’affaire avec une adresse consommée.
Mais aussitôt après la décision du tribunal du district, Apichtine, voyant le danger, remit ses intérêts à un homme de loi retors, à l’affranchi Ilia Mitrofanov, qui interjeta appel contre cette décision. Ilia Mitrofanov conduisit l’affaire avec tant d’habileté que, malgré toutes les intrigues d’Ivan Mironov, malgré les cadeaux considérables en argent faits par ce dernier aux membres du tribunal, le litige, au chef-lieu du gouvernement, fut tranché en faveur du pomestchik : il fut signifié au délégué des paysans que la terre devait leur être reprise.
Le délégué Ivan Mironov annonça donc à l’assemblée des paysans que les seigneurs de la ville s’étaient prononcés pour le pomestchik, et avait brouillé toute l’affaire, de telle sorte que l’on voulait de nouveau leur retirer la terre ; mais que le pomestchik n’avait pas encore cause gagnée, parce que lui, Ivan Mironov, avait déjà préparé une requête au Sénat, et qu’un haut personnage avait promis formellement d’arranger les choses ; qu’alors la terre serait pour toujours assurée aux paysans ; qu’il fallait seulement verser encore un rouble par tête.
Les paysans décidèrent de verser cette somme et de confier de nouveau leur cause à Ivan Mironov, qui, après avoir recueilli l’argent, partit pour Pétersbourg.
En 1817, lorsque, dans la semaine de la Passion — elle tombait assez tard — le temps fut venu de labourer, les moujiks de Izlegostchi délibérèrent en assemblée s’ils devaient ou non labourer la terre en litige ; et bien qu’au moment du carême l’intendant d’Apichtine fût venu les trouver, avec l’ordre de ne point labourer et de s’entendre avec lui à l’amiable pour le seigle semé sur la terre alors en litige, mais devenue maintenant la propriété d’Apichtine, néanmoins les moujiks, et parce qu’ils y avaient semé les semailles d’automne, et parce que Apichtine, dans son désir de ne pas les blesser, avait voulu s’entendre avec eux pour ce seigle, résolurent de labourer la terre contestée et de l’occuper avant toute autre.
Le même jour où les moujiks allèrent labourer le domaine de Bérestov, le jeudi saint, Ivan Pétrovitch Apichtine, ayant fait ses dévotions de la semaine sainte, communia, partit de bonne heure pour l’église du mir Izlegostchi, sa paroisse, et là, sans rien savoir de cette circonstance, causa amicalement avec le staroste de l’église[15].
La veille au soir, il s’était confessé, avait entendu les premières vêpres chez lui, à la maison. Le matin, il avait lu lui-même quelques pages édifiantes, et, à huit heures, il était parti. On l’attendait pour la messe.
Assis dans le chœur, sa place habituelle, Ivan Pétrovitch méditait plus qu’il ne priait, et il se le reprochait. Comme beaucoup de gens de cette époque-là, même de toutes les époques, il se sentait fort irrésolu en matière de religion. Il avait déjà dépassé la cinquantaine ; jamais il n’avait manqué à l’accomplissement des cérémonies ; il fréquentait l’église, il jeûnait une fois par an, et, dans ses conversations avec sa fille unique, il l’instruisait dans les principes de la religion ; mais si on lui eût demandé si en effet il croyait, il n’eût su que répondre.
Ce jour-là, il se sentait particulièrement indécis ; dans le chœur, au lieu de prier, il songeait comme tout au monde est étrangement ordonné : voilà, il est presque un vieillard, il fait ses dévotions pour la quarantième fois, peut-être, de sa vie, et il sait que tous, et ses proches, et les fidèles réunis à l’église, le regardent comme un modèle, prennent exemple sur lui ; et il se trouve obligé de donner l’exemple en matière de religion, pourtant il ne sait rien, lui, et voici que déjà il doit mourir bientôt, et il ignore si cela, dont il donne l’exemple aux autres, si cela est vrai. Et, chose singulière ! tout le monde estime, il le voit, que les vieilles gens sont fermes en leurs croyances et savent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas (toujours a-t-il pensé ainsi sur les vieillards) ; mais lui-même il est vieux et il ne le sait absolument pas, et il est aussi léger qu’il l’était à vingt ans. Seulement, il ne s’en cachait pas alors, tandis qu’à présent c’est le contraire. De même qu’en son enfance l’envie lui prenait parfois de chanter comme un coq pendant l’office divin, de même à présent des espiègleries pareilles lui passent par l’esprit. Cependant lui, vieillard, il se prosterne austèrement, en touchant, avec les vieux petits os de sa main, les dalles du plancher ; et le père Vassili n’ose plus officier en sa présence, et sent, à la vue d’une telle ferveur, redoubler sa propre ferveur.
— « Mais s’ils savaient quelles niaiseries je roule dans ma tête ! C’est un péché, c’est un péché ; il faut prier, » se disait-il lorsque la messe fut commencée.
Et, entendant bien le sens de la prière liturgique, il se mit à prier. Et il absorba sa pensée dans la prière ; il se remémora ses péchés, et s’en repentit.
Un beau vieillard, qui marchait doucement, en lapti[16] éculés, aux longs cheveux blancs, enveloppé dans une pelisse avec une pièce blanche toute neuve sur le dos, le salua profondément en entrant dans le chœur, et alla planter des cierges sur l’autel. C’était le staroste de l’église, Ivan Fédotov, l’un des meilleurs moujiks du mir Izlegostchi, Ivan Pétrovitch le connaissait. L’aspect de cette physionomie ferme et grave le plongea dans un nouvel ordre d’idées. Ivan Fédotov était l’un de ces moujiks qui avaient voulu lui prendre sa terre, et l’un des plus riches, des meilleurs chefs de famille qui avaient besoin de terre et savaient diriger une exploitation. Son air sévère, la gravité de son salut, la tranquillité de sa démarche, la propreté de ses vêtements, les onoutchi[17] qui enveloppaient ses pieds comme des bas, et dont les bandes se croisaient, symétriques, le long de ses jambes, tout son extérieur semblait exprimer un reproche et comme une rancune au sujet de la terre en litige.
— J’ai demandé pardon à ma femme, à Maria (sa fille), à la niania[18], au valet de chambre de Volodia ; mais voilà à qui il fallait demander pardon, à qui pardonner, songea Ivan Pétrovith.
Et il résolut de demander pardon à Ivan Fédotov après les matines.
Et il le fit ainsi.
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Il y avait peu de monde dans l’église. Le peuple avait fait ses dévotions, comme de coutume, la première et la quatrième semaine. Mais à ce moment l’église ne contenait qu’une quarantaine de personnes, moujiks et babas, qui n’avaient pu faire leurs dévotions plus tôt, de vieilles paysannes, quelques serviteurs du saint lieu, et les domestiques serfs d’Apichtine et de riches propriétaires des environs, les Tchernischev. Il y avait là une vieille parente des Tchernischev, qui vivait chez eux, et la veuve du sacristain, dont les Tchernischev, par charité, avaient élevé le fils ; ils lui avaient ouvert une carrière, et il se trouvait maintenant au Sénat comme tchinovnik[19].
Entre les matines et la messe, il resta moins de monde encore dans l’église. Les moujiks et les babas sortirent sur la place. Seuls demeurèrent deux mendiants assis dans un coin, qui causaient et regardaient Ivan Pétrovitch avec le désir de lui dire bonjour et de lui parler, et deux laquais : celui d’Ivan, en livrée, et celui des Tchernischev, arrivé avec la vieille parente ; ces deux derniers chuchotaient de même avec animation ; en voyant Ivan Pétrovitch quitter le chœur ils se turent aussitôt. Il y avait encore une femme en haut bonnet orné de verroterie, avec une pelisse blanche dont elle abritait un enfant malade qui criait et qu’elle essayait de calmer, et une vieille toute voûtée, aussi en bonnet haut, en fichu blanc attaché à la façon des vieilles, en châle gris avec des petits coqs imprimés dans le dos, qui, agenouillée au milieu de l’église et s’adressant à la vieille icône accrochée entre les fenêtres et d’où pendait une serviette neuve bordée de rouge, priait avec tant de ferveur, de solennité et de passion, qu’il était impossible de ne pas la remarquer.
Sans s’approcher encore du marguillier qui, près de l’armoire, pétrissait les restes de cierges en boule de cire, Ivan Pétrovitch s’arrêta pour regarder cette vieille en prières.
Elle priait ardemment, la vieille femme.
Elle se tenait à genoux, aussi droite qu’on pouvait l’être dans la direction de l’icône ; tous ses membres étaient mathématiquement symétriques, les pieds appuyés sur la pointe des lapti, contre les dalles de pierre et sous le même angle, le corps infléchi en arrière autant que le permettait la courbure du dos, les bras croisés sur le ventre très régulièrement, la tête levée, le regard trouble, le visage froncé par l’expression d’une piété extatique, et tendu vers l’icône.
Elle demeurait immobile dans cette posture à peu près une minute ou moins, mais toujours un temps appréciable ; puis elle soupirait profondément, ôtait de dessus son ventre la main droite qu’elle levait brusquement plus haut que son bonnet, touchait de ses doigts joints sa tempe, faisait sur son ventre et ses épaules un large signe de croix : puis elle laissait retomber ses bras, abaissait la tête sur ses mains posées symétriquement sur les dalles, se levait de nouveau et recommençait.
— Voilà comme elle prie, pensa Ivan Pétrovitch en la considérant ; ce n’est pas comme nous autres pécheurs. Voilà la foi. Je sais que ce qu’elle prie, c’est l’icône, la serviette ou la parure de l’icône, comme eux tous d’ailleurs ; mais c’est bien. Eh bien ? se dit-il en lui-même, chacun sa foi : elle prie l’icône, et moi, je juge nécessaire de demander pardon à un moujik.
Et il se dirigea vers le marguillier, en regardant involontairement dans l’église, pour savoir qui verrait l’action qu’il allait faire et qui lui faisait à la fois plaisir et honte. Il lui déplaisait que les vieilles femmes vissent cela, mais plus encore que Mischka[20], son laquais, s’en aperçût ; en présence de Mischka, — il connaissait son humeur hardie et délurée — il ne se sentait même pas capable de s’approcher d’Ivan Fédotov. Et il appela Mischka.
— Que désirez-vous ?
— Va, je te prie, mon ami, me chercher le tapis de la calèche ; je sens de l’humidité aux pieds.
— Très bien.
Et quand Mischka fut parti, Ivan Pétrovitch s’avança vivement vers Ivan Fédotov. Celui-ci perdit contenance, comme si c’eût été lui le vrai coupable, en voyant approcher le bârine. Sa timidité, la précipitation de ses mouvements formaient un étrange contraste avec sa figure sévère, sa barbe et ses cheveux bouclés couleur d’acier.
— Voulez-vous un cierge de dix kopeks ? commença-t-il en ouvrant un tiroir et en attachant de temps à autre ses grands beaux yeux sur le bârine.
— Non, pas un cierge, Ivan. Mais je te demande de me pardonner, au nom de Dieu, si je t’ai offensé. Pardonnez, au nom de Dieu ! répéta Ivan Pétrovitch.
Et il s’inclina profondément.
Ivan Fédotov demeurait tout interloqué et s’agitait, absolument hors de lui ; mais il finit par comprendre, il sourit tendrement.
— Dieu pardonnera, dit-il. Nous n’avions, il me semble, reçu de toi aucune offense, se hâta-t-il d’ajouter.
— Mais néanmoins...
— Dieu pardonnera, Ivan Pétrovitch... Alors, deux cierges de dix kopeks ?...
— Oui, deux.
— Voilà un ange, un ange vraiment. Un vil moujik, il lui demande pardon. Ô Dieu ! se mit à dire la femme du diacre, dans une vieille capote noire et un châle noir.
— Eh, Paramonovna ! lui dit Ivan Pétrovitch. Tu fais aussi tes dévotions ? Pardonne aussi, au nom de Dieu.
— Dieu pardonnera, mon père, mon ange, mon gracieux bienfaiteur. Donne-moi ta main pour l’embrasser.
— Allons, assez, assez ; tu sais, je n’aime pas cela, dit en souriant Ivan Pétrovitch.
Et il entra dans le chœur.
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La messe, telle qu’elle se célébrait d’habitude dans la paroisse d’Izlegostchi, n’était pas bien longue, d’autant plus que les communiants étaient peu nombreux. Lorsque, après le Pater noster, la porte sainte se ferma, Ivan Pétrovitch regarda au dehors, par la porte du nord, pour appeler Mischka et se faire ôter sa pelisse. En remarquant son mouvement, le prêtre fit un signe pressant au diacre, qui sortit presque en courant et appela le laquais Mikhaïlo.
Ivan Pétrovitch était d’assez bonne humeur ; mais l’obséquiosité du prêtre qui venait de célébrer l’office, et son expression de respect le rendirent chagrin. Ses minces lèvres rasées et plissées se plissèrent davantage encore, et dans ses bons yeux un éclair de raillerie s’alluma.
— Je suis comme son général, pensa-t-il.
Et il se rappela aussitôt les paroles de l’instituteur allemand qu’il avait une fois amené avec lui dans le chœur pour voir l’office russe, comment cet Allemand l’avait fait rire, comment il avait scandalisé sa femme, en disant ;
— Der Pop war ganz böse, dass ich ihm alles nachgesehen hatte[21].
Et il se rappela aussi le jeune Turc répondant qu’il n’y avait plus de Dieu, parce qu’il en avait mangé le dernier morceau.
— Et moi je communie, pensa-t-il.
Et, en fronçant les sourcils, il fit le salut. Ayant ôté sa pelisse d’ours, il alla, en simple frac bleu à boutons clairs, en large cravate blanche, en pantalon et gilet étroits, en souliers sans talons, pointus du bout, il alla, d’une démarche lente et modeste, adorer la sainte image. Et là, encore, il éprouva l’obséquiosité des autres communiants qui leur faisaient place.
— Ils ont l’air de dire : « Après vous s’il en reste[22], » pensait-il, tout en faisant de côté des saluts jusqu’à terre, avec une gaucherie due à ses efforts pour trouver une attitude qui ne trahît ni l’irrévérence, ni l’hypocrisie.
Enfin la porte s’ouvre. Il lit après le prêtre la prière, en répétant « comme un brigand » ; il communie ; il dépose des pièces neuves de vingt kopeks sur de petits plateaux anciens ; il écoute jusqu’au bout les dernières prières, baise la croix et, remettant sa pelisse, sort de l’église, non sans recevoir des compliments, ni sans éprouver un sentiment agréable à voir l’office fini. En sortant, il se rencontre de nouveau avec Ivan Fédotov.
— Merci, merci, dit-il en réponse à ses compliments. Eh bien ? laboure-t-on bientôt ?
— Les enfants sont partis, ils sont partis depuis longtemps, répondit Ivan Fédotov, encore plus décontenancé que de coutume.
Il croyait qu’Ivan Pétrovitch savait où ceux d’Izlegostchi étaient allés labourer.
— ... Il fait humide, peut-être. Peut-être humide. C’est encore trop tôt, peut-être.
Ivan Pétrovitch entra dans le mémorial de son père et de sa mère, leur rendit ses devoirs, et s’installa non sans aide dans la calèche attelée de six chevaux avec un postillon.
— Dieu merci ! se disait-il en se balançant sur les ressorts ronds, en regardant le ciel de printemps où couraient des nuages, la terre nue et les taches blanches de neige pas encore dégelée, la queue relevée du timonier, en humant l’air frais, agréable surtout après l’atmosphère de l’église. — Dieu merci ! j’ai communié, et l’on peut prendre un peu de tabac, Dieu merci !
Et sortant sa tabatière, il tint longtemps entre ses doigts, en souriant, une pincée de tabac ; et de cette main, sans lâcher la pincée, il leva son chapeau en réponse aux profonds saluts du peuple rencontré, et surtout des babas qui lavaient leurs tables et leurs bancs devant leur porte au moment même où la calèche, au grand trot de ses six chevaux, éclaboussait bruyamment la crotte de la rue du mir Izlegostchi.
Ivan Pétrovitch garda ainsi sa pincée de tabac, en goûtant d’avance le plaisir de la privation, non seulement pendant toute la traversée du mir, mais jusqu’au mauvais pont situé au pied de la montagne, en bas duquel le cocher, non sans crainte, engagea la calèche. Il serra les guides, s’arrangea sur le siège, et cria au postillon de se maintenir sur la glace du ravin. Quand ils eurent fait le tour du pont, en suivant le lit encaissé du ravin, et quitté la glace cassée et la boue, Ivan Pétrovitch, en regardant deux vanneaux qui venaient de se lever, prit sa prise et, sentant la fraîcheur, mit ses gants, s’enveloppa, abrita son menton sous sa large cravate et se dit presque à haute voix : « C’est bon, » ce qu’il se disait en lui-même secrètement toutes les fois qu’il se trouvait bien.
Pendant la nuit il avait neigé, et lorsque Ivan Pétrovitch était parti pour l’église, la neige, sans être encore dégelée, était déjà amollie ; mais à présent, bien qu’il n’y eût pas le soleil, elle avait entièrement disparu, fondue par l’humidité ; et sur la grande route, qu’il fallait suivre jusqu’au tournant de Tchirakovo, l’herbe de l’année passée qui croissait au bord des ornières apparaissait seule blanche de neige, tandis que, sur la chaussée noire, les chevaux claquaient des sabots dans une boue gluante. Mais pour les chevaux bien nourris de son haras, ce n’était qu’un jeu de traîner la calèche, qui semblait rouler toute seule et sur l’herbe où elle laissait des traces noires, et dans la boue, sans s’y empêtrer aucunement.
Ivan Pétrovitch s’abandonnait à d’agréables pensées. Il songeait à sa famille, à sa femme, à sa fille.
— Macha va venir au-devant de moi sur le perron, et dans quel ravissement ! Elle me verra avec une auréole de sainteté. Une singulière, une jolie enfant ; mais elle se passionne trop. Et ce rôle d’homme grave et versé dans la connaissance de tout ce qui se passe dans le monde, ce rôle que je dois jouer devant elle, devient pesant pour moi et ridicule. Si elle savait que j’ai peur d’elle !... pensa-t-il. Quant à Kato (sa femme), elle sera sans doute de bonne humeur, aujourd’hui, elle sera nécessairement de bonne humeur, et la journée sera excellente. Ce ne sera pas comme la semaine dernière, pour les babas de Roschkine. Quel être étonnant ! Et comme je la redoute ! Mais qu’y faire, elle-même ne peut jamais se contenter.
Et il se rappelait l’anecdote fameuse du veau : comment un pomestchik, après une scène avec sa femme, s’assit près de la fenêtre et, voyant galoper un veau :
— Que je te marierais volontiers ! dit le pomestchik.
Et Ivan Pétrovitch sourit de nouveau, fidèle à son habitude de résoudre toute difficulté, tout malentendu par une plaisanterie dont il était lui-même l’objet.
À la troisième verste, près de la chapelle, le postillon tourna à gauche, sur un terrain situé entre deux villages, et le cocher lui reprocha d’avoir tourné si court, que le timon avait heurté les timoniers. La calèche roula jusqu’au bas de la côte. Non loin de la maison, le postillon regarda le cocher en lui montrant quelque chose ; le cocher regarda le laquais en lui désignant le même point. Et tous ils regardèrent dans la même direction.
— Que regardez-vous là ? demanda Ivan Petrovitch.
— Les oies, répondit Mikhaïlo.
— Où ?
Et il avait beau cligner des yeux, il ne voyait rien.
— Mais là ! Voyez-vous la forêt, puis le nuage ? Regardez au milieu.
Ivan Petrovitch ne voyait toujours rien.
— Mais c’est l’époque déjà. Aujourd’hui... comment donc ? nous sommes à une semaine de l’Annonciation.
— Précisément.
— Allons, touche, cocher !
À une dépression du terrain, Mischka descendit de son siège, derrière la voiture, tâta le chemin, remonta s’asseoir, et la calèche arriva heureusement sur la digue de l’étang, dans le jardin, dépassa le cellier, la buanderie toute dégouttante d’eau, roula sans encombre et s’arrêta près du perron.
De la cour partait le britschka[23] des Tchernischev. Vivement sortirent de la maison les domestiques : le vieux et grave Danilitch avec des favoris ; Nikolaï, le frère de Mikhaïlo, le petit Pavlouschka, et derrière eux une jeune fille aux grands yeux noirs, les bras nus jusqu’au-dessus du coude, le cou nu aussi.
— Maria Ivanovna, Maria Ivanovna, où allez-vous ? votre mère va s’inquiéter. Vous aurez tout le temps... criait la voix de la grosse Katerina.
Mais la jeune fille ne l’écoutait pas. Comme son père s’y était attendu, elle lui saisit la main et, le considérant d’un regard particulier, lui demanda avec une sorte d’effroi :
— Eh bien, as-tu communié, père ?
— J’ai communié. Je suis donc un bien grand pécheur, et tu craignais qu’on ne me permît pas de communier !
La fillette était visiblement fâchée de la plaisanterie de son père dans une minute aussi solennelle. Elle soupira et, tout en marchant auprès de lui et en le tenant par la main, elle l’embrassa.
— Qui est arrivé ?
— C’est le jeune Tchernischev. Il est au salon.
— Et la mère s’est-elle levée ? Comment va-t-elle ?
— Elle va mieux aujourd’hui. Elle est en bas.
Dans le vestibule, Ivan Pétrovitch fut accueilli par la niania Evpraxéia, l’intendant Andréi Ivanovitch et l’arpenteur qui vivait chez Ivan Pétrovtch pour délimiter la terre. Tous le complimentèrent. Au salon se trouvaient Louisa Karnovna Trongoni, depuis dix ans l’amie de la maison, la gouvernante étrangère et le jeune Tchernischev, un garçon de seize ans, avec son précepteur français.
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Le deux août 1817, la sixième section du Sénat, jugeant le litige survenu pour une terre entre les paysans du mir Izlegostchi et Tchernischev, le trancha en faveur des paysans et contre Tchernischev. Cette décision était inattendue et constituait une perte grave pour Tchernischev. C’était une affaire qui traînait déjà depuis cinq ans. Le procès, engagé par le délégué des paysans d’Izlegostchi, un mir de 3,000 habitants, avait été gagné par lui devant le tribunal de district, mais lorsque, sur le conseil de son homme d’affaires, Ilia Mitrofanov, un serf acheté par lui au prince Soltikov, le prince Tchernischev en appela au chef-lieu du gouvernement, il obtint gain de cause, et en outre les paysans d’Izlegostchi furent punis dans la personne de six des leurs, lesquels, pour avoir maltraité l’arpenteur, furent mis en prison.
Après quoi, grâce à l’insouciance bénévole qui formait le fond de son caractère, il se rassura pleinement, d’autant plus qu’il était certain de n’avoir pas « usurpé » une terre sur les paysans comme l’en accusait leur requête. Si la terre avait été usurpée, c’était par son père, mais depuis lors quarante ans s’étaient écoulés. Il savait que les paysans du mir Izlegostchi pouvaient vivre fort bien sans cette terre, qu’ils n’en avaient pas besoin, qu’ils avaient toujours entretenu avec lui les meilleures relations, et qu’il ne comprenait pas pourquoi cette animosité. Il savait qu’il n’avait jamais lésé personne, que rien n’était aussi loin de sa pensée ; toujours il avait cherché à vivre et vécu avec chacun en bons termes, et c’est pourquoi il ne croyait pas que personne voulût le léser, lui. Il n’aimait pas à plaider, et c’est pourquoi il n’avait fait aucune démarche auprès du Sénat, malgré les conseils et les exhortations de son homme de loi Ilia Mitrofanov. Ayant laissé passer les délais d’appel, il perdit si bien son procès devant le Sénat qu’il se voyait menacé de la ruine.
Non seulement la décision du Sénat le dépossédait de cinq mille arpents de terre, mais pour l’injuste détention de ces cinq mille arpents, il devait verser 107,000 roubles aux paysans. Le prince Tchernischev avait 8,000 âmes, mais tous ses domaines étaient engagés, il avait force dettes et l’arrêt du Sénat le ruinait complètement, lui et sa nombreuse famille. Il avait un fils et cinq filles. Quand il voulut tenter quelques démarches auprès du Sénat, il s’aperçut qu’il était trop tard. Suivant Ilia Mitrofanov, une seule voie de salut lui restait : adresser une supplique à Sa Majesté Impériale et porter l’affaire devant le conseil d’État. Pour cela, il fallait prier personnellement quelqu’un de ses ministres ou des membres du Conseil ou mieux encore l’empereur lui-même.
Après avoir réfléchi là-dessus, le prince Grigori Ivanovitch Tchernischev s’arracha, dans l’automne de 1817, à son cher domaine de Stoudentz où il vivait à demeure, et partit pour Moscou avec toute sa famille. Il allait à Moscou, et non à Pétersbourg, parce que cette année-là, en automne, l’empereur avec toute la cour, avec tous les grands dignitaires et une partie de la garde, où servait le fils de Grigori Ivanovitch, devait venir à Moscou jeter les fondations de l’Église du Sauveur en commémoration du salut de la Russie envahie par les Français.
Dès le mois d’août, après avoir appris le funeste arrêt du Sénat, le prince Grigory Ivanovitch prit ses dispositions pour se rendre à Moscou. Il envoya en avant le majordome pour lui préparer sa maison d’Arbat avec des chariots chargés de meubles, des domestiques, des chevaux, des voitures et des vivres. Au mois de septembre, le prince avec les siens, dans sept voitures traînées par ses propres chevaux, arriva à Moscou et s’installa dans sa maison.
Ses parents et amis, venus qui de son gouvernement, qui de Pétersbourg, se trouvèrent réunis à Moscou dans le courant du mois de septembre. La vie même de Moscou avec tous ses plaisirs, l’arrivée de son fils. les débuts dans le monde de ses filles, le succès de son aînée Alexandra, la seule, parmi les brunes Tchernischev, qui fût blonde, l’occupèrent et l’amusèrent à tel point, que, malgré ce qu’il dépensait à Moscou, ce qui seul, peut-être, dût lui rester une fois tout payé, il en oubliait son affaire ; et quand Ilia Mitrofanov lui en reparla, il en conçut de l’humeur et de l’ennui : il n’avait encore rien entrepris pour en assurer le succès.
Ivan Mironovitch Baouschkine, le principal délégué des paysans, qui avait mené d’un tel zèle l’affaire contre le prince devant le Sénat, et su s’ouvrir un accès auprès de tous les secrétaires des chefs de bureau, et distribué si habilement, sous forme de cadeaux, à Pétersbourg, les dix milles roubles réunis par les paysans, — Ivan Mironovitch, avait, lui aussi, cessé toutes démarches et réintégré son mir, où, avec la somme qu’on lui alloua pour la récompense et le reliquat des cadeaux, il avait acheté d’un pomestchik voisin un bois et fait bâtir une ibza. L’affaire était maintenant terminée en dernière instance et devait se continuer d’elle-même.
Seuls de tous ceux qui y avaient été mêlés, les six moujiks en prison depuis sept mois et leurs familles demeurées sans chefs n’avaient pu l’oublier. Mais rien à faire : ils se trouvaient enfermés dans la prison de Krasnoslobodzk, et, privées de leurs soutiens, leurs familles se consumaient en stériles efforts. Personne qu’on pût implorer. Ivan Mironovitch, lui-même, déclarait qu’il ne pourrait se charger de cette affaire, que c’était, non une affaire contentieuse et civile, mais une affaire criminelle.
Les moujiks restaient donc en prison, sans que personne intercédât pour eux ; mais la famille de Mikhaïl Ghérassimitch, et surtout sa vieille femme, Tikhonovna, ne pouvait se faire à l’idée que « son or[24] », le vieillard Ghérassimitch, végétait dans un cachot, et la tête rasée. Tikhonovna ne tenait pas en place. Elle supplia Mironovitch de faire quelques démarches : — Mironovitch refusa. Alors elle décida d’aller, elle-même, prier Dieu pour son vieillard.
Il y avait déjà un an qu’elle avait fait vœu de se rendre auprès des saintes reliques ; mais toujours, appréhendant de laisser la maison à ses jeunes brus, et le temps lui manquant, elle remettait à l’année d’après. Mais quand le malheur arriva, quand on enferma Ghérassimitch, elle se rappela son vœu ; elle quitta sa maison, et, avec la femme du diacre de son mir, elle se prépara pour le pèlerinage.
Toutes deux commencèrent par aller au district, auprès du vieillard, dans la prison où il était retenu, pour lui porter des chemises, et de là, en passant par le chef-lieu du gouvernement, elles partirent pour Moscou. Chemin faisant, Tikhonovna raconta son malheur, et la femme du diacre lui conseilla d’implorer le tzar qui, à ce qu’on disait, devrait se trouver à Penza, en lui rappelant les grâces qu’il accordait.
En arrivant à Penza, les deux pèlerines apprirent que venait d’y arriver, non pas le tzar, mais son frère, le grand-duc Nikolaï Pavlovitch. Comme il sortait de l’église de Penza, Tikhonovna fendit la foule, s’agenouilla devant lui et se mit à le supplier pour son vieillard. Le grand-duc s’étonna, le gouverneur se fâcha, et la vieille fut conduite au poste ; au bout d’un jour elle fut relâchée, et s’en alla plus loin.
En route, en se confessant au père Païssy, elle lui fit part de son malheur et de son regret d’avoir adressé une supplique au frère du tzar. Le père Païssy lui dit qu’il n’était pas défendu de supplier le tzar pour une cause juste, et la laissa.
À Kotkov, elle vit la bienheureuse, qui l’engagea à implorer le tzar lui-même. De là, Tikhonovna se rendit à Moscou, avec la femme du diacre, pour voir les reliques. Là elle apprit que le tzar se trouvait dans cette ville, et elle pensa que Dieu, visiblement, lui ordonnait d’aller supplier le tzar. Il fallait seulement rédiger une demande.
À Moscou, les deux pèlerines descendirent dans une auberge. Elles demandèrent qu’on les laissât passer la nuit, ce qui leur fut accordé. Après le souper, la femme du diacre se coucha sur le poêle ; Tikhonovna, elle, s’étendit sur le banc et s’endormit, la tête sur sa besace. Le lendemain, avant l’aube du jour, Tikhonovna se leva, réveilla sa compagne ; elle était déjà dans la cour lorsque le dvornik l’interpella.
— Tu t’es levée bien tôt, ma mère, lui dit-il.
— Avant que nous soyons arrivées à l’église, bienfaiteur, les matines auront commencé, répondit Tikhonovna.
— Avec Dieu, ma mère.
— Le Christ te sauve, dit Tikhonovna.
Et les deux pèlerines se dirigèrent vers le Kremlin.
Après avoir écouté jusqu’au bout les matines et la messe et adoré les saintes icônes, les deux vieilles cherchèrent péniblement un chemin qui les menât à la cour des Tchernischev. La femme du diacre déclarait que la vieille barinia lui avait formellement ordonné de venir la voir, qu’elle recevait toutes les pèlerines.
— Et là nous trouverons quelqu’un qui voudra bien s’occuper de la requête, concluait-elle.
Elles partirent donc à l’aventure, vaguant par les rues, et demandant la route à suivre. La femme du diacre y était déjà allée une fois, mais elle avait tout oublié. Deux fois elles manquèrent de se faire écraser ; on les interpella, on les injuria ; un gorodovoï[25] prit par les épaules la femme du diacre et lui donna une bourrade, en leur défendant de suivre la rue dans laquelle elles se trouvaient et en les poussant dans un fouillis de ruelles. Ce que Tikhonovna ne savait pas, c’est qu’on les chassait de la rue Vozdvijenka, notamment, parce que par là devait passer ce même tzar auquel elle songeait sans cesse, auquel elle voulait écrire et présenter une supplique.
La femme du diacre avait, comme toujours, une démarche lourde et abandonnée ; Tikhonovna, légère et vaillante comme à l’ordinaire, marchait d’un pas de jeune femme.
Elles s’arrêtèrent au seuil de la porte cochère. La femme du diacre ne reconnaissait pas la cour : il y avait là une nouvelle isba qui n’existait pas auparavant ; mais en voyant, au coin de la cour, un puits avec des pompes, elle se reconnut. Les chiens se mirent à aboyer et s’élancèrent contre les vieilles, qui étaient munies de bâtons.
— Ce n’est rien, tante, ils ne vous mordront pas... Hé, vous, lâches ! cria aux chiens le dvornik en levant son balai... Voyez-vous, ils viennent eux-mêmes de la campagne, et ils font rage contre ceux de la campagne... Venez par ici, vous allez vous embourber. Dieu ne nous envoie pas la gelée.
Mais la femme du diacre, terrifiée par les chiens, et parlant d’une voix lamentable, s’assit sur le banc, près de la porte cochère, et pria le dvornik de la conduire. Tikhonovna salua, comme d’habitude, le dvornik, et s’appuyant sur son bâton, écartant ses jambes bien serrées dans les onoutchi, elle se tint immobile auprès de sa compagne, en regardant, comme toujours, tranquillement devant elle, et attendit le dvornik qui s’avançait vers elle.
— Que désirez-vous ? leur demanda-t-il.
— Tu ne m’as pas reconnue ? Je crois qu’on t’appelle Yégor ? lui dit la femme du diacre. Nous arrivons des reliques, et nous sommes venues, en passant, voir l’Excellence.
— Vous êtes d’Izlegostchi ? dit le dvornik, Vous êtes la femme du vieux diacre ? Mais oui, fort bien, fort bien... Entrez dans l’isba. On est hospitalier chez nous, on ne repousse personne... Et celle-ci, qui donc est-elle ?
Il désignait Tikhonovna.
— Aussi d’Izlegostchi, la femme de Hiéronyme, une Fadeeva ; je crois que tu me connais, dit Tikhonovna... Aussi d’Izlegostchi.
— Mais oui... Et nous avons entendu dire qu’on a mis votre vieillard en prison ; est-ce vrai ?
Tikhonovna ne répondit pas ; elle soupira et, d’un geste énergique, rejeta sur son dos la besace et la pelisse.
La femme du diacre demanda si la vieille barinia était chez elle, et, sur la réponse affirmative du dvornik, elle pria de l’annoncer. Puis elle s’enquit de son fils, devenu tchinovnik et, grâce au prince, placé à Pétersbourg. Le dvornik ne savait que répondre ; il les conduisit vers l’isba des domestiques, sur le plancher de la cour.
Les vieilles entrèrent dans l’isba, toute pleine de gens, femmes, enfants, jeunes et vieux et prièrent Dieu dans le coin de devant. La blanchisseuse et la femme de chambre de la vieille barinia reconnurent aussitôt la femme du diacre ; elles l’entourèrent vivement, la pressèrent de questions, lui ôtèrent la besace et la firent asseoir à la table, en lui offrant à manger. Pendant ce temps, Tikhonovna, ayant fait le signe de la croix sur les icônes et dit bonjour à tout le monde, restait debout près du seuil, attendant un bon accueil. Tout proche de la porte, contre la première fenêtre, un vieillard se tenait assis et cousant des bottes.
— Assieds-toi donc, ma mère, pourquoi demeures-tu debout ? Assieds-toi ici ; et ôte ta besace, dit-il.
— Impossible de se tourner, on ne sait où s’asseoir... conduis-la dans l’isba de service ! dit une femme.
— Voilà une vraie dame ! dit un jeune laquais en montrant les petits coqs dessinés sur le sarrau de Tikhonovna. — Et quels jolis bas, quels jolis souliers !...
Il désignait ses onoutchi et ses lapti, — des curiosités pour Moscou.
— Voilà la toilette qu’il te faudrait, Paracha !
— Dans l’isba de service, soit ! Viens, je vais t’y conduire.
Et le vieillard, enfonçant son alêne dans le cuir, se leva ; mais en apercevant une petite fille, il l’appela et la chargea de mener la vieille dans l’isba de service.
Tikhonovna non seulement ne prêtait pas la moindre attention à ce qu’on disait autour d’elle sur elle, mais elle ne voyait, n’entendait rien. Depuis qu’elle était partie de sa maison, elle n’avait d’autre sentiment en tête que la nécessité de servir Dieu, et (elle ne savait pas elle-même quand cette idée était entrée dans son âme) de présenter une supplique au tzar. Au moment de quitter l’isba des domestiques, elle s’approcha de la femme du diacre et lui dit d’un ton de prière :
— N’oublie pas mon affaire, mère Paramonovna, ne l’oublie pas, au nom de Dieu. Demande s’il n’y aurait pas quelqu’un...
— Qu’est-ce qu’elle veut, la vieille ?
— Voilà, elle a été persécutée, on lui a conseillé de présenter une supplique à l’empereur.
— Et il faut la conduire tout droit chez le tzar ! dit le jeune laquais facétieux.
— Voilà un sot, un vrai sot ! dit le vieux cordonnier. Je vais te frapper avec ma forme, sans égard pour ton frac, afin de t’apprendre à railler ainsi les vieilles gens !...
Le laquais se mit à grommeler, mais le vieillard, sans l’entendre, conduisit Tikhonovna dans l’isba de service.
Tikhonovna était contente d’avoir été renvoyée de l’isba des laquais dans l’isba de service, celle des cochers. Dans l’isba des laquais, tout, choses et gens, était trop propre, et Tikhonovna ne s’y trouvait pas à son aise. Mais dans l’isba des cochers, tout rappelait un logis de moujik, et elle s’y sentait plus libre. C’était une isba de sapin sombre, de huit archines, avec un grand poêle, des soupentes et un plancher neuf sali de boue.
Il y avait là, lorsque Tikhonovna fit son entrée, la cuisinière, une femme blanche, rose, grasse, qui, ayant retroussé les manches de sa robe d’indienne, déplaçait péniblement, au moyen de pincettes, un pot dans le poêle ; puis un jeune garçon, le cocher, qui apprenait à jouer de la balalaïka[26], un vieillard à barbe blanche qui, assis dans la soupente, un écheveau de soie entre les lèvres, cousait quelque chose de fin et de beau, puis un jeune homme basané, aux cheveux non peignés, en chemise et pantalon bleus, à la physionomie grossière, qui mâchait du pain et se tenait assis sur le banc, près du poêle, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains.
Nasteka, les pieds nus, les yeux brillants, entra vivement et courut à la vieille.
— Tante Marina, piaula-t-il de sa voix grêle, voici une vieille que Simonitch nous a envoyée, avec prière de lui donner à manger. Elles sont de notre pays, elle et Paramonovna ; toutes deux sont allées voir les reliques. On a servi du thé à Paramonovna, et Vlassievna l’a envoyée chercher.
La bavarde fillette aurait parlé longtemps encore ; ses paroles coulaient d’abondance et elle était visiblement ravie d’entendre le son de sa voix ; mais Marina qui suait toujours près du poêle, sans réussir à déplacer la marmite de borstch[27], lui cria d’un air furieux :
— Va-t’en ! Assez bavardé ! À quelle vieille faut-il encore donner à manger ? Nous avons assez des nôtres... Le diable t’emporte ! cria-t-elle à la marmite qui avait failli se renverser en s’arrachant enfin de l’endroit où elle s’était comme accrochée.
Mais désormais tranquillisée au sujet de sa marmite, elle regarda autour d’elle et remarquant l’avenante Tikhonovna avec sa besace et son ajustement de véritable campagnarde, qui faisait des signes de croix et des saluts profonds dans le coin de devant, Marina eut tout de suite honte de ses paroles ; et comme pour se remettre des tracas qui l’avaient assaillie, elle porta les mains à sa poitrine, au-dessous de la clavicule, là où les boutons retenaient sa robe, vérifia si elle était bien boutonnée, passa de là à sa coiffure, serra plus fort, derrière la nuque, le nœud du fichu qui couvrait sa tête frottée d’huile, puis se tint immobile, appuyée sur les pincettes, et attendit les salutations de l’avenante vieille. Après s’être une dernière fois inclinée devant Dieu, Tikhonovna se retourna et salua dans les trois sens.
— Dieu vous assiste ! Bonjour ! dit-elle.
— Soyez la bienvenue, tante ! dit le tailleur.
— Merci, ma mère ; ôte ta besace. Mets-la par ici, là ! dit la cuisinière en désignant le banc où se tenait assis l’homme aux cheveux mal peignés... Fais place, toi ! On dirait qu’il est collé, parole !
L’homme mal peigné, en fronçant encore plus rageusement les sourcils, se leva un peu, se recula et, sans cesser de mâcher, attacha ses yeux sur la vieille. Le jeune cocher salua et, s’arrêtant de jouer, se mit à tendre, en tournant sur la vis, les cordes de sa balalaïka, et regarda tantôt la vieille, tantôt le tailleur, en se demandant comment il devait accueillir la nouvelle venue : ou respectueusement, comme il lui paraissait convenable, parce qu’elle portait le même costume que sa mère et sa grand’mère (c’était un postillon pris parmi les moujiks), ou en se moquant un peu d’elle, comme il en avait envie et comme semblaient l’exiger sa position, sa poddiovka[28] et ses bottes. Le tailleur ferma un œil à demi, ébaucha un vague sourire, en poussant la soie dans un coin de sa bouche, et regarda aussi.
Marina se prépara à mettre dans le poêle un autre pot ; mais tout en vaquant à cette besogne, elle voyait avec quelle adresse et quelle dignité la vieille ôtait sa besace et, en évitant de heurter personne, la mettait sous le banc. Nasteka s’approcha en courant de Tikhonovna pour l’aider : elle retira de dessous le banc des bottes qui empêchaient d’y placer la besace.
— Oncle Pancrace, dit-elle en s’adressant à l’homme au visage renfrogné, cela ne fait rien, que je mette les bottes là ?
— Le diable les emporte jusque dans le poêle ! dit l’homme renfrogné en les jetant à l’autre bout.
— Tu es gentille, Nasteka, c’est bien, fit le tailleur : c’est ainsi qu’il faut accueillir les étrangers.
— Dieu t’assiste, mon père. C’est très bien ainsi, dit Tikhonovna. Seulement, mon ami, on t’a dérangé... ajouta-t-elle en se tournant vers Pancrace.
— Ce n’est rien, répondit celui-ci.
Tikhonovna s’assit sur le banc, après avoir ôté et plié soigneusement son sarrau, et commença à se déchausser. Elle dénoua d’abord les cordons qu’elle avait tressés elle-même pour le pèlerinage, puis elle défit avec précaution ses blancs onoutchi de feutre et les ayant soigneusement dépliés, les étendit sur la besace. Comme elle en était déjà à la seconde jambe, la marmite de la maladroite Marina s’accrocha de nouveau et se renversa quelque peu ; et de nouveau elle se mit à gronder, tout en s’escrimant avec les pincettes.
— C’est le foyer qui a été abîmé par le feu ; il faudrait l’enduire de plâtre, dit Tikhonovna.
— Mais quand l’enduire de plâtre ? toujours le poêle est allumé, tant il y a de travail !
En entendant les récriminations de Marina, le tailleur défendit l’arrangement intérieur de la maison des Tchernischev, il raconta qu’ils étaient arrivés subitement à Moscou, que l’isba tout entière avait été bâtie en trois semaines, que le poêle avait été construit hâtivement, qu’il y avait une dvornia[29] de cent personnes environ et qu’il fallait nourrir tout ce monde.
— Certainement, c’est du tracas, une si grande maison, appuya Tikhonovna.
— D’où viens-tu, mère ? demanda le tailleur.
Et aussitôt, tout en continuant à se déchausser, Tikhonovna raconta d’où elle était, où elle était allée, et comment elle s’en retournait. Mais de la supplique, elle ne dit mot. La conversation ne s’interrompit pas là. Le tailleur apprit toute l’histoire de la vieille, et la vieille, toute l’histoire de la maladroite Marina ; son mari était un soldat ; elle-même une cuisinière ; elle apprit que le tailleur faisait des caftans pour les cochers ; que la fillette faisait les courses de la femme de chambre, qu’elle était orpheline ; que le renfrogné Pancrace était au service de l’intendant Ivan Vassiliévitch.
Pancrace étant sorti en fermant la porte brutalement, le tailleur raconta que c’était en toute circonstance un grossier moujik, mais ce jour-là plus que jamais, parce que la veille il avait cassé chez l’intendant des statuettes placées sur les fenêtres, et qu’on allait tantôt lui donner les verges dans l’écurie.
— Voilà, Ivan Vassiliévitch va arriver, et on commencera la danse. Quant au petit cocher, on le fit venir de la campagne pour être postillon, il a grandi, et maintenant, il ne sait que mener les chevaux et jouer de la balalaïka. Mais il n’est pas bien fort...
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 juin 2012.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Ladislas Mickiewicz, Adam Mickiewicz, sa vie et son œuvre, p. 63, Savine, éditeur.
[2] Pluriel de tchinovnik, fonctionnaire.
[3] Concierge.
[4] Diminutif de Serguéï.
[5] Diminutif de Natalia.
[6] Elles mêlent les célestes roses dans la vie terrestre (Gœthe).
[7] En français dans le texte.
[8] Espèce de whist.
[9] En français dans le texte.
[10] En français dans le texte.
[11] En français dans le texte.
[12] En français dans le texte.
[13] En français dans le texte.
[14] Propriétaire terrien.
[15] C’est-à-dire le marguillier.
[16] Chaussures de tille.
[17] Bandes de toile que les moujiks s’enroulent autour des pieds, en guise de bas.
[18] Gouvernante.
[19] Fonctionnaire.
[20] Diminutif de Mikhaïlo.
[21] Le prêtre était très fâché, parce que je voyais tout.
[22] En français dans le texte.
[23] Espèce de calèche couverte à demi.
[24] Expression par laquelle un Russe désigne ce qu’il a de plus précieux.
[25] Sergent de ville.
[26] Espèce de guitare à trois cordes.
[27] Soupe aux choux.
[28] Espèce de caftan sans manches.
[29] Domesticité.