LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
LA SONATE À KREUTZER
(Крейцерова соната)
1889
Traduction d’Isaac Pavlovsky et J.H. Rosny Aîné, Paris, Lemerre, 1890.
TABLE
Nous croyons devoir donner en préface, pour compléter la Sonate à Kreutzer, la très curieuse réplique de Tolstoï aux nombreuses et passionnées attaques qui ont été dirigées contre l’œuvre et l’auteur en Russie comme à l’étranger, et qui ont fait interdire la Sonate, non seulement en Russie, mais dans des pays aussi libres que l’Amérique du Nord.
Nous avons tenu à respecter le texte original, comme nous avions fait, du reste, pour le roman.
J’ai reçu et je reçois encore de nombreuses lettres de personnes qui me sont inconnues et qui me demandent de leur expliquer en termes simples et clairs ce que je pense du sujet de mon récit intitulé la Sonate à Kreutzer. Je vais essayer de le faire. J’en pense ceci :
D’abord, je crois que dans notre société s’est formée une conviction stable et commune à toutes les classes, soutenue par la fausse science, que les relations sensuelles sont une chose nécessaire à la santé des hommes et par cela même excusables.
C’est pour cela que les célibataires s’adonnent à la débauche les uns devant les autres avec la conscience absolument tranquille. Certains parents, d’après le conseil des médecins, organisent la débauche pour leurs enfants, et les gouvernements dont l’unique raison d’être consiste à s’occuper du bien-être moral des citoyens sanctionnent la prostitution, c’est-à-dire régularisent toute une classe de femmes qui doivent périr corps et âme pour satisfaire les soi-disant exigences de la santé des citoyens, et je pense que c’est mal. C’est mal, parce qu’on ne peut admettre que pour la santé des uns il faille perdre les corps et les âmes d’autres, comme il ne peut pas être que pour la santé des uns il faille boire le sang des autres. Il ne faut pas céder à cette tromperie, et pour ne pas céder, il faut premièrement ne pas croire aux doctrines immorales, même si elles étaient confirmées par n’importe quelle science. Deuxièmement, il faut comprendre que c’est une lâcheté que l’entrée en relations sexuelles pour de l'argent ou gratis en s’affranchissant des conséquences, rejetant la responsabilité sur la femme ou aidant à sa perte, et c’est pourquoi les célibataires qui ne veulent pas vivre comme des lâches doivent s’abstenir à l’égard de toutes les femmes de la même façon dont ils s’abstiendraient s’il n’y avait autour d’eux d’autres femmes que leurs mères ou leurs sœurs. Et pour que les hommes puissent s’abstenir, ils doivent mener un genre de vie naturel, ne pas boire des alcools, ne pas se gaver, ne pas trop manger de viandes, ne pas éviter le travail — non pas la gymnastique, mais le travail qui fatigue et qui n’est pas un amusement. — La preuve que la continence est possible, et moins dangereuse et moins nuisible à la santé que l’incontinence, tout homme en trouvera autour de lui des centaines d’exemples. Ceci pour le primo, et secundo, je pense que dans notre société, grâce aux idées sur les relations amoureuses comme le bienfait poétique et sublime de la vie et comme condition nécessaire à la santé, l’infidélité conjugale est devenue dans toutes les classes de la société, et surtout chez les paysans, grâce au service militaire, l’acte le plus ordinaire, le plus agréable, qui enjolive la vie comme on voit cela dans les romans, nouvelles, opéras et tableaux. Je pense que ce n’est pas bien. Et comme cela ne résulte pas tant de cet instinct animal, qui naît dans l’homme pour continuer l’espèce, que de ce qu’on exalte cet instinct animal jusqu’au degré du style poétique ou de l’héroïsme, pour que cela cesse il faut que les idées sur l’amour et sur les relations corporelles se transforment, et que les hommes et les femmes soient élevés chez eux et par l’opinion publique de façon à ce qu'avant le mariage ils regardent l’amour et les relations sensuelles qui en sont la base, non pas comme un état poétique et surélevant, mais comme un état humiliant pour un homme, un état bestial. Ceci pour le secundo, et tertio, je pense que dans notre société, grâce aux idées fausses qui sont attachées à l’amour et aux relations sexuelles, la naissance des enfants a perdu son sens, et, au lieu d’être le but et la justification des relations conjugales, est devenue un empêchement pour la continuation agréable des relations amoureuses et qu’à cause de cela, en mariage et en dehors du mariage, grâce à l’immixtion immorale de la soi-disant science médicale, commence à se répandre l’emploi des moyens qui privent la femme de produire les enfants, ou bien c’est devenu une coutume (ce qui ne se voyait pas auparavant et ce qui ne se voit pas encore dans les familles patriarcales de paysans) de continuer des relations pendant la grossesse et l’allaitement.
Et ceci est très mauvais : c’est mauvais parce que ça détruit les forces physiques et surtout les forces morales de la femme, et il ne faut pas le faire, et pour ne pas le faire, il faut comprendre que l’abstinence, qui est la condition nécessaire de la dignité humaine dans le célibat, est encore plus obligatoire dans le mariage, et que la raison est donnée à l’homme non pas pour s’abaisser au-dessous du niveau de l’animal, mais pour se mettre au-dessus de lui. Quant à la destruction du fruit par la jouissance et la continuation des relations pendant la grossesse et l’allaitement, c’est dépasser l’animal dans l’animalité.
Ceci pour le tertio, et, quarto, je pense que dans notre société, où les enfants deviennent un empêchement à la jouissance, un accident malheureux ou une jouissance d’un autre genre quand on arrive à en avoir la quantité définie d'avance, ces enfants sont élevés, non pas en vue du but de la vie qu’ils ont à accomplir, mais en vue des plaisirs qu’ils peuvent offrir aux parents, et à cause de cela on les élève comme les enfants des animaux divers ; les soucis principaux des parents consistent non pas à les préparer à une activité digne d’un être humain, mais (et en ceci les parents sont soutenus par la fameuse science nommée médecine) à les gaver le mieux possible, augmenter la quantité de leur viande, augmenter leur taille, les faire propres, blancs, beaux. On les choie de toute façon ; on les lave, on les gave et on ne les fait pas travailler. Si cela ne se fait pas dans les classes inférieures, c’est par pure nécessité. Quant aux vues, elles y sont les mêmes ; et chez ces enfants trop nourris comme chez les animaux trop nourris, d’une façon extraordinairement hâtive apparaît une sensualité insurmontable torturante. Les vêtements, les lectures, les spectacles, les musiques, les danses, la nourriture sucrée, tout l’entourage de la vie depuis les vignettes jusqu’aux romans et poèmes, rallument plus encore cette sensualité, et grâce à cela les vices sensuels et la maladie deviennent des conditions ordinaires de l’âge adolescent chez les enfants des deux sexes et souvent persistent même à l’âge mûr — et ceci n’est pas bien. Il faut cesser d’élever des êtres humains comme des enfants d’animaux, et pour élever les enfants humains, il faut avoir d’autres buts qu’un corps joli et bien nourri !
Ceci pour le quarto. Cinquièmement, je pense que dans notre société, grâce à l’importance fausse qu’on attribue à l’amour sensuel, et cet état qui l’accompagne, les meilleures forces sont absorbées pendant la meilleure époque de la vie des hommes par le guet, la recherche et la possession de l’objet de l’amour, et pour l’obtenir on croit excusable même le mensonge. Pour les femmes et les jeunes filles, c’est la séduction et l’entraînement des hommes aux relations ou au mariage, et pour ce les femmes ne dédaignent pas les moyens les plus bas en imitant les modes des prostituées et en exposant des parties du corps qui provoquent la sensualité.
Et je crois que ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon parce que arriver au but de jouir de l’amour physique, quelque poétisé soit-il, est un but animal, indigne d’un être humain, et a sa source dans cette conception de la vie brutale et animale que cette autre qu’on rencontre souvent au degré inférieur du développement, d’après laquelle une nourriture abondante et sucrée est représentée comme le plus grand bien-être et comme un but de l’activité humaine. Ce n’est pas bon et il ne faut pas le faire, et pour ne pas le faire, on doit comprendre que le but digne de l’homme, que ce soit le culte de l’humanité, de la patrie, de la science, de l’art, pour ne parler du culte de Dieu, quoi qu’il soit, si nous le croyons seulement digne d’un être humain, se trouve toujours en dehors des jouissances personnelles, et grâce à cela l’entrée, non seulement en relation amoureuse, mais même le mariage au point de vue chrétien, n’est pas rehaussement, mais chute, parce que l’état amoureux, et l’amour physique qui l’accompagne, malgré toutes les preuves du contraire en vers et en prose, ne correspond jamais à un but digne d’un homme, mais l’empêche toujours. Ceci pour le quinto.
Voilà à peu près l’essentiel de ce que j’ai pensé en concevant le sujet de ma nouvelle.
Mais, dira-t-on, si l’on admet que le célibat est préférable au mariage et que le but de l’Humanité est de tendre vers la chasteté, le genre humain périra, et si la conclusion de ces prémisses est que le genre humain s’éteindra, alors tout ce raisonnement n’est pas juste :
Mais ce raisonnement n’est pas à moi, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. L’idée que l’homme doit tendre à la chasteté, et que le célibat est préférable au mariage, est une vérité découverte par le Christ, il y a dix-neuf cents ans, qui est écrite dans nos catéchismes et que nous confessons tous. Dans les Évangiles, il est dit clairement et sans moyen d’interprétation contradictoire que l’époux, celui qui connaîtra la vérité quand il est déjà marié, doit rester avec sa compagne, c’est-à-dire ne pas changer de femme et vivre plus chastement qu’il n’a vécu (Mathieu, ve chapitre, 18e verset, xixe chapitre, 8e verset) et que par conséquent le célibataire doit ne pas se marier du tout (Mathieu, xixe chapitre, 10e et 11e versets) et que l’un, aussi bien que l’autre, en tendant vers la plus parfaite chasteté, commet un péché en regardant la femme comme un objet de jouissance (Mathieu, ve chapitre, 28e et 29e versets). Voilà ce qu’a dit le Christ et de ceci même témoigne l’histoire de l’humanité et la conscience et la raison de chaque être humain individuellement. L’histoire nous montre un mouvement incessant et sans recul, depuis les temps les plus anciens, de l’incontinence vers la chasteté, de la confusion complète des sexes vers la polygamie et la polyandrie, et puis, de la polygamie vers la monogamie, de la monogamie incontinente vers la chasteté dans le mariage. Notre conscience confirme la même chose condamnant toujours l’incontinence en soi-même et dans les autres, et toujours approuvant la chasteté et mettant toujours plus haut l’appréciation morale d’un homme en raison de sa chasteté. La raison confirme la même chose en démontrant que la seule résolution non contraire au sentiment humain, la résolution de cette question que la terre ne soit pas trop peuplée, s’obtient seulement par la tension vers la chasteté qui est naturelle à l’homme, quoique contraire à l’animal. Et chose étonnante, le fait que les théories de Malthus existaient et existent, que la prostitution augmente de plus en plus (toute relation sexuelle sans enfantement, je ne puis la nommer que prostitution), que des millions d’enfants sont tués dans le sein de leurs mères, que d’autres millions meurent de faim, de misère, que des millions et des millions sont tués à la guerre, et que l’activité principale des États est dirigée à augmenter le plus possible la capacité de tuer les hommes, tout cela n’est pas dangereux pour le genre humain, mais dites seulement qu’il faut modérer ses passions et se contenir, et tout de suite le genre humain est en danger.
Il y a deux moyens d’indiquer le chemin à celui qui le cherche. Le premier consiste à dire : « Va vers cet arbre, de cet arbre vers un village, du village le long de la rivière, vers le tumulus, etc. »
L’autre consiste à indiquer la direction à celui qui cherche son chemin : « Va vers l’Est : le Soleil inatteignable ou une étoile t’indiqueront toujours une direction. »
Le premier moyen c’est le moyen des définitions religieuses, superficielles et temporaires.
L’autre est le moyen de la conscience intérieure d’une vérité éternelle et immuable.
Dans le premier cas on donne à l’homme certains signes d’actes qu’il doit ou qu’il ne doit pas faire, dans l’autre, on indique à l’homme un but éternel et inatteignable, mais dont il a conscience, et ce but donne une direction à toute son activité dans cette vie.
« Souviens-toi du Sabbat, circoncis-toi, ne bois pas de boissons fermentées, ne vole pas, donne la dîme aux pauvres, ne commets pas l’adultère, fais le signe de la croix, communie, etc. » Telles sont les doctrines extérieures des brahmes, des bouddhistes, des juifs, des musulmans et de notre Église qu’on appelle chrétienne.
« Aime Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme, et ton prochain comme toi-même ; comme vous voudriez que l’on agisse envers vous, agissez ainsi envers les autres. Aime ton ennemi. » Voilà la doctrine du Christ. Elle ne donne aucune indication d’acte, elle dit seulement l’idéal immuable que chaque homme voit dans son cœur aussitôt qu’il lui a été révélé. Pour celui qui confesse la doctrine extérieure, l’exécution exacte de la loi représente l’accomplissement de la perfection, et cet accomplissement arrête tout perfectionnement ultérieur.
Les Pharisiens remercient Dieu pour avoir tout accompli ; un adolescent riche a aussi tout accompli, et ils ne peuvent penser autrement. Ils n’ont pas devant eux de but vers lequel ils doivent tendre : mais pour celui qui confesse la doctrine du Christ, chaque degré de perfection atteint provoque le besoin de monter plus haut, d’où il découvre des degrés encore plus haut, et ainsi sans fin.
Le Chrétien se trouve toujours dans la situation du Publicain : il se sent toujours imparfait ; il voit devant lui le chemin qu’il doit suivre et qu’il n’a pas encore parcouru. L’homme qui confesse la loi superficielle est celui qui se trouve dans la lumière d’une lanterne attachée à un poteau, et il n’a plus où aller. L’homme qui confesse la doctrine de la conscience intérieure est semblable à celui qui porte devant lui la lanterne, sur une canne plus ou moins longue : la lumière est toujours devant lui, elle le stimule toujours à la suivre, et lui découvre toujours de nouveaux espaces éclairés qui l’attirent. On dit que l’Idéal de l’Humanité ne peut pas être la chasteté et le célibat, puisque la chasteté supprime celui qui tend à l’Idéal. On ne peut donner comme Idéal de l’Espèce humaine, sa propre suppression.
Mais l’Idéal n’est idéal que s’il est inatteignable, la possibilité de l’approcher est infinie. Ainsi est l’idéal chrétien, — la formation du royaume de Dieu, l’union de tous les vivants par l’amour. — L’idée de l’atteindre n’est pas compatible avec l’idée de la vie. Quelle vie est possible quand tous les vivants seront unis par l’amour en un seul ? Aucune ! L’idée de la vie est possible seulement dans l’effort vers l’idéal inatteignable. Mais si nous admettions même que l’Idéal chrétien de la chasteté s’est réalisé, alors nous serions arrivés à des affirmations très
connues d’un côté par la religion, dont un des dogmes est la fin du monde, d’autre part, par la soi-disant science qui affirme le futur refroidissement du soleil, dont une des conséquences doit être la fin de l’espèce humaine. C’est pour cela seulement (nous autres chrétiens nous vivons dans cette contradiction effrayante, entre la réalité et notre conscience), que nous ne comprenons pas l’éternel idéal de la doctrine du Christ : les doctrines ecclésiastiques qui s’intitulent sans droit chrétiennes, ont changé cet idéal chrétien par des définitions extérieures. Elles l’ont fait à l’égard du culte, de la prédication, du pouvoir et de beaucoup d’autres choses. La même chose a été faite par l’Église pour le mariage. Le Christ, non seulement n’a jamais institué le mariage, mais, s’il faut absolument chercher des définitions extérieures, l’a nié plutôt. « Quitte ta femme et suis-moi, » disait-il. Il a indiqué seulement, aux gens mariés comme aux célibataires, la tendance à la perfection qui implique la chasteté en mariage et en dehors du mariage. Quant aux Églises cherchant, malgré la doctrine du Christ, d’établir le
mariage comme institution chrétienne, c’est-à-dire de définir les conditions extérieures où l’amour corporel peut soi-disant être sans péché et absolument légal, sans avoir établi de solides institutions extérieures, elles ont privé l’humanité de l’idéal conducteur du Christ. Il en est résulté que les gens de notre monde ont quitté une rive et n’ont pas abordé l’autre : ils ont perdu le véritable idéal de chasteté donné par le Christ, et c’est extérieurement seulement qu’ils ne croient pas au sacrement du mariage basé sur rien. De là ce phénomène, qui paraît d’abord étrange, que le principe de famille de la fidélité conjugale est plus solide chez les peuples qui reconnaissent des doctrines religieuses extérieures, chez le juif, chez le musulman, que chez le soi-disant chrétien. Ceux-là ont des définitions extérieures du mariage claires et précises, tandis que les chrétiens n’en ont aucune. Ce n’est que rarement qu’on fait faire par le clergé, pour une certaine petite partie des relations sexuelles qui se pratiquent en réalité, une certaine cérémonie nommée mariage ; mais, les hommes de notre société vivent pour le
surplus en pleine débauche de polygamie et de polyandrie, sans se soumettre, dans leurs relations, à des règlements quelconques, et s’adonnent à cet égard à des vices sexuels convoités, et ils s’imaginent qu’ils vivent dans cette monogamie qu’ils confessent. De mariage chrétien il n’en saurait exister, ni de culte (Mathieu v, 5 à 12, et Jean iv, 21), ni de pasteurs, ni de pères de l’Église (Mathieu xxiii, 8 à 10), ni d’armée chrétienne, ni de tribunaux, ni d’États chrétiens. Et même c’est ainsi que cela s’est compris toujours par les véritables chrétiens des premiers âges et par les suivants. L’idéal du chrétien n’est pas le mariage, mais l’amour de Dieu et de son prochain, et voilà pourquoi, pour les chrétiens, les relations corporelles dans le mariage, non seulement ne peuvent être reconnues comme un état légal, juste et heureux, ainsi qu’on se l’imagine dans notre société, mais toujours une chute, une faiblesse, un péché. Le mariage chrétien n’exista jamais et ne peut être. Il existe seulement un point de vue chrétien sur le mariage. Ce point de vue est celui-ci : le chrétien, et je ne parle pas de celui qui croit
l’être, parce qu’il est baptisé et communie chaque année, mais du chrétien qui se guide dans sa vie par la doctrine du Christ, ne peut envisager la relation sexuelle autrement que comme un péché, ainsi qu’il est dit par Mathieu (v, 28), — et le soi-disant rituel du mariage n’y peut changer la valeur d’un cheveu, — et jamais il ne désirera le mariage, mais cherchera toujours à l’esquiver. Mais si la vérité se révèle au chrétien dans le mariage, ou bien, s’il ne peut surmonter la faiblesse de l’amour, il entrera en relations sexuelles, sous les conditions du mariage religieux ou sans lui ; il ne peut pas faire autrement que de ne pas quitter sa femme (ou la femme son mari, s’il s’agit de la femme), il cherchera avec elle, avec la complice ou le complice de son péché, à s’en affranchir ; il tendra à la plus grande chasteté dans le mariage et vers l’idéal final, c’est-à-dire à remplacer l’amour corporel par des relations pures : voilà le point de vue chrétien pour le mariage, et il ne saurait y en avoir d’autre pour quiconque se guide, dans sa vie, par la doctrine du Christ. Pour beaucoup et beaucoup de personnes, les
idées émises par moi paraîtront étranges et obscures, et même contradictoires, et elles le sont en réalité, mais pas entre elles : ces idées contredisent toute notre vie et, malgré nous, le doute nous vient sur la question de savoir qui a raison. Sont-ce les idées qui paraissent justes, ou la vie des millions de gens, la mienne entre autres ? C’est ce sentiment-là que j’ai éprouvé moi-même à un degré supérieur quand j’ai écrit ma nouvelle. Je ne m’attendais pas à ce que le cours de mes idées m’amenât où il m’a mené. J’étais terrifié par mes propres conclusions ; je voulais ne pas y croire, mais il m’a été impossible de me dérober à la raison et à la conscience, et, aussi étranges, aussi contradictoires que puissent paraître ces conclusions à toute l’organisation de notre vie, aussi contradictoires qu’elles soient à ce que j’ai pensé et dit auparavant, j’ai été obligé de les reconnaître.
Mais l’homme est faible ; il faut lui donner une tâche d’après sa force, dit-on. C’est la même chose que de dire : « Ma main est faible ; je ne puis pas tracer une ligne qui soit droite, c’est-à-dire la plus courte distance entre deux points, » et voilà pourquoi, pour me rendre la tâche plus facile, je prendrai pour faire une ligne droite, comme échantillon, une ligne courbe ou brisée !
Plus ma main est faible, plus j’ai besoin d’un exemple parfait.
Léon Tolstoï.
Yasnaïa Poliana, 6 avril 1890.
Des voyageurs descendaient de notre wagon, d’autres y montaient à chaque arrêt du train. Trois personnes cependant restèrent, allant comme moi jusqu’à la station la plus lointaine : une dame ni jeune ni jolie, fumant des cigarettes, la figure amaigrie, coiffée d’une toque et vêtue d’un paletot mi-masculin ; puis son compagnon, un monsieur très loquace d’une quarantaine d’années, avec des bagages neufs et bien en ordre ; puis un monsieur se tenant à l’écart, de petite taille, très nerveux, entre les deux âges, aux yeux brillants, de couleur indécise, extrêmement attrayants, des yeux qui sautaient avec rapidité d’un objet à un autre. Ce monsieur, durant presque tout le trajet, ne lia conversation avec aucun voyageur, comme s’il fuyait soigneusement toute connaissance. Quand on lui adressait la parole, il répondait brièvement, d’une façon tranchante, et se mettait à regarder obstinément par la vitre du wagon.
Pourtant il me parut que la solitude lui pesait. Il semblait s’apercevoir que je le comprenais, et quand nos yeux se rencontraient, ce qui arrivait fréquemment, puisque nous étions assis presque vis-à-vis l’un de l’autre, il détournait la tête et évitait d’entrer en conversation avec moi comme avec les autres. À la tombée du soir, pendant l’arrêt dans une grande gare, le monsieur aux jolis bagages — un avocat comme j’appris depuis — descendit avec sa compagne pour boire du thé au buffet. Pendant leur absence, plusieurs nouveaux voyageurs entrèrent dans le wagon, parmi lesquels un grand vieillard rasé, ridé, un marchand évidemment, vêtu d’une large pelisse et coiffé d’une grande casquette. Ce marchand s’assit en face de la place vide de l’avocat et de sa compagne, et tout de suite entra en conversation avec un jeune homme qui semblait un employé de commerce, et qui venait également de monter. D’abord le commis avait dit que la place d’en face était occupée et le vieillard avait répondu qu’il descendait à la première station. De là partit leur conversation.
J’étais assis non loin de ces deux voyageurs, et comme le train était arrêté, je pouvais, quand d’autres ne parlaient pas, entendre des lambeaux de leur causerie.
Ils parlèrent d’abord de prix de marchandises, de commerce, ils nommèrent une personne qu’ils connaissaient tous deux, puis s’entretinrent de la foire de Nijni-Novgorod. Le commis se vanta de connaître des personnes qui y faisaient la noce, mais le vieillard ne le laissa pas poursuivre, et, l’interrompant, se mit à raconter des noces d’antan, à Kounavino, où il avait pris part. Il était évidemment fier de ces souvenirs, et croyait probablement que cela n’amoindrissait en rien la gravité qu’exprimaient sa figure et ses manières ; il racontait avec orgueil comment, étant saoul, il avait tiré à Kounavino une telle bordée qu’il ne pouvait la conter qu’à l’oreille de l’autre.
Le commis se mit à rire bruyamment. Le vieillard aussi riait en montrant deux longues dents jaunes. Leur causerie ne m’intéressant pas, je sortis du wagon pour me dégourdir les jambes. À la portière, je rencontrai l’avocat et sa dame :
— Vous n’avez plus le temps, me dit l’avocat, on va sonner le deuxième coup.
En effet, à peine eus-je atteint l’arrière du train que la sonnette retentit. Quand je rentrai, l’avocat causait avec animation avec sa compagne. Le marchand, assis en face d’eux, était taciturne.
— Et puis elle déclara carrément à son époux, dit l’avocat en souriant tandis que je passais auprès de lui, « quelle ne pouvait ni ne voulait vivre avec lui, parce que... »
Et il continua. Mais je n’entendis pas la suite de la phrase, distrait par le passage du conducteur et d’un nouveau voyageur. Quand le silence fut rétabli, j’entendis de nouveau la voix de l’avocat : la conversation passait d’un cas particulier à des considérations générales :
— Et après arrive la discorde, les difficultés d’argent, les disputes des deux parties, et les époux se séparent... Dans le bon vieux temps, cela n’arrivait guère... N’est-ce pas ? demanda l’avocat aux deux marchands, cherchant évidemment à les entraîner dans la conversation.
En ce moment le train s’ébranla et le vieillard, sans répondre, enleva sa casquette, se signa trois fois en chuchotant une prière. Quand il eut fini, il renfonça profondément sa coiffure et dit :
— Si, monsieur, cela arrivait également jadis, mais moins... Par le temps qui court, cela doit arriver plus souvent... On est devenu trop savant.
L’avocat répondit quelque chose au vieillard, mais le train augmentant toujours de vitesse, faisait un tel bruit de ferrailles sur les rails que je n’entendais plus distinctement. Comme je m’intéressais à ce que dirait le vieillard, je me rapprochai. Mon voisin, le monsieur nerveux, était évidemment intéressé aussi, et, sans changer de place, il prêta l’oreille.
— Mais quel mal y a-t-il dans l’instruction ? demanda la dame avec un sourire à peine perceptible. Vaudrait-il mieux se marier comme dans le vieux temps, quand les fiancés ne se voyaient même pas avant le mariage ? continua-t-elle, répondant, selon l’habitude de nos dames, non pas aux paroles de l’interlocuteur, mais aux paroles qu’elle croyait qu’il allait dire. Les femmes ne savaient pas si elles aimeraient ou seraient aimées, et elles se mariaient avec le premier venu et souffraient toute leur vie. Alors, d’après vous, c’était mieux ainsi ? poursuivit- elle en s’adressant évidemment à l’avocat et à moi ; et pas le moins du monde au vieillard.
— On est devenu trop savant ! répéta ce dernier, en regardant la dame avec mépris et en laissant sa question sans réponse.
— Je serais curieux de savoir comment vous expliquez la corrélation entre l’instruction et les dissentiments conjugaux ? dit l’avocat avec un léger sourire.
Le marchand voulut répondre quelque chose, mais la dame l’interrompit :
— Non, ces temps sont passés !
L’avocat lui coupa la parole :
— Laissez-lui exprimer sa pensée.
— Parce qu’il n’y a plus de crainte, reprit le vieux.
— Mais comment marier des gens qui ne s’aiment pas ? Il n’y a que les animaux qu’on peut accoupler au gré du propriétaire. Mais les gens ont des inclinations, des attachements..., s’empressa de dire la dame, en jetant un regard sur l’avocat, sur moi et même sur le commis qui, debout et accoudé sur le dossier de la banquette, écoutait la conversation en souriant.
— Vous avez tort de dire cela, madame, fit le vieux, les animaux, ce sont des bêtes, et l’homme a reçu la loi.
— Mais comment, cependant, vivre avec un homme, lorsqu’il n’y a pas d’amour ? dit la dame, évidemment aiguillonnée par la sympathie et l’attention générales.
— Avant, on ne distinguait pas comme cela, dit le vieux d’un ton grave, c'est maintenant seulement que c’est entré dans les mœurs. Aussitôt que la moindre chose arrive, la femme dit : « Je te lâche, je m’en vais de chez toi. » Même chez les moujicks, cette mode s’est acclimatée : « Tiens, dit-elle, voilà tes chemises et tes caleçons, je m’en vais avec Vanka, il a les cheveux plus frisés que toi ! » Allez donc causer avec elles ! Et cependant la première règle, pour la femme, doit être la crainte.
Le commis regarda l’avocat, la dame, moi-même, en retenant évidemment un sourire, et tout prêt à se moquer ou à approuver les paroles du marchand selon l’attitude des autres.
— Quelle crainte ? dit la dame.
— Cette crainte-ci : que la femme craigne son mari. Voilà quelle crainte !
— Ça, mon petit père, c’est fini.
— Non, madame, cela ne peut pas finir. Ainsi qu’elle, Ève, la femme, a été tirée de la côte de l’homme, ainsi elle restera jusqu’à la fin du monde, dit le vieux en secouant la tête si victorieusement et si sévèrement que le commis, décidant que la victoire était de son côté, éclata d’un rire sonore.
— Oui, c’est vous, hommes, qui pensez ainsi, répliqua la dame, sans se rendre et en se tournant vers nous. Vous vous êtes donné vous-mêmes la liberté ; quant à la femme, vous voulez la garder au sérail. À vous, n’est-ce pas, tout est permis.
— L’homme, c’est une autre affaire !
— Alors, d’après vous, à l’homme tout est permis ?
— Personne ne lui donne cette permission ; seulement, si l’homme se conduit mal au dehors, la famille n’en est pas augmentée, mais la femme, l’épouse, c’est un vase fragile, continua sévèrement le marchand.
Son intonation autoritaire subjuguait évidemment les auditeurs. La dame même se sentait écrasée, mais elle ne se rendait pas.
— Oui, mais vous consentirez, je pense, que la femme soit un être humain et ait des sentiments comme son mari. Que doit-elle faire si elle n’aime pas son mari ?
— Elle ne l’aime pas ! répéta orageusement le vieillard en fronçant les sourcils. Allons donc ! on le lui fera aimer !
Cet argument inattendu plut au commis et il émit un murmure approbatif.
— Mais non, on ne la forcera pas, dit la dame, là où il n’y a pas d’amour on n’obligera personne d’aimer malgré soi.
— Et si la femme trompe son mari, que faire ? fit l’avocat.
— Cela ne doit pas être, dit le vieux... Il faut y avoir l’œil.
— Et si cela arrive tout de même ? Avouez que cela arrive ?
— Cela arrive chez les messieurs, pas chez nous ! répondit le vieux. Et s’il se trouve un mari assez imbécile pour ne pas dominer sa femme, il ne l’aura pas volé. Mais pas de scandale tout de même. Aime ou n’aime pas, mais ne dérange pas la maison. Chaque mari peut dompter sa femme. Il a le pouvoir pour cela ! Il n’y a que l’imbécile qui n’y arrive pas.
Tout le monde se tut. Le commis remua, s’avança, et ne voulant pas rester en arrière des autres dans la conversation, commença avec son éternel sourire :
— Oui, chez notre patron, il est arrivé un scandale, et il est bien difficile d’y voir clair. C’est une femme qui aime à s’amuser, et voilà qu’elle a commencé à marcher de travers. Lui, est un homme capable et sérieux. D’abord, c’était avec le comptable. Le mari chercha à la ramener à la raison par la bonté. Elle n’a pas changé de conduite. Elle faisait toutes sortes de saloperies. Elle s’est mise à lui voler son argent. Lui, il la battait, mais quoi, elle devenait de pire en pire. Avec un non baptisé, avec un païen, avec un juif (sauf votre permission), elle se mit à faire des mamours. Que pouvait faire le patron ? Il l’a lâchée tout à fait, et il vit maintenant en célibataire. Quant à elle, elle traîne.
— C’est que c’est un imbécile, dit le vieux. Si, dès le premier jour, il ne l’avait laissée marcher à sa guise et l’avait bien tenue dans sa main, elle vivrait honnête, pas de danger ! Il faut ôter la liberté depuis le commencement : Ne te fie pas à ton cheval sur la grand route. Ne te fie pas à ta femme chez toi.
À cet instant le conducteur passa, demandant les billets pour la prochaine station. Le vieux lui rendit le sien.
— Oui, il faut à temps dompter le sexe féminin, sinon tout périra.
— Et vous-même, à Kounavino, n’avez-vous pas fait la noce avec des belles ? demanda l’avocat en souriant.
— Ça c’est une autre affaire ! dit sévèrement le marchand. Adieu, ajouta-t-il en se levant. Il s’enveloppa de sa pelisse. souleva sa casquette, et, ayant pris son sac, sortit du wagon.
À peine le vieillard parti, une conversation générale s’engagea.
— En voilà un petit père du Vieux Testament ! dit le commis.
— C’est un Domostroy[1], dit la dame… Quelles idées sauvages sur la femme et le mariage.
— Oui, messieurs, dit l’avocat, nous sommes loin encore des idées européennes sur le mariage. D’abord, les droits de la femme, ensuite le mariage libre, puis le divorce, comme question non encore résolue…
— L’essentiel, et ce que ne comprennent pas les gens comme celui-là, reprit la dame, c’est que l’amour seulement consacre le mariage et que le mariage véritable est celui qui est consacré par l’amour.
Le commis écoutait et souriait, avec la volonté de se souvenir, afin d’en faire son profit, des conversations intelligentes qu’il entendait.
— Quel est donc cet amour qui consacre le mariage, dit subitement la voix du monsieur nerveux et taciturne qui, sans que nous nous en fussions aperçus, s’était approché de nous.
Il se tenait debout, ayant posé sa main sur la banquette, et évidemment ému. Sa figure était rouge, une veine se gonflait sur son front, et les muscles de ses joues tressaillaient.
— Quel est cet amour qui consacre le mariage ? répéta-t-il.
— Quel amour ? dit la dame. L’amour ordinaire entre époux !
— Et comment donc un amour ordinaire peut-il consacrer le mariage ? continua le monsieur nerveux, toujours ému, l’air fâché. Et il sembla vouloir dire quelque chose de désagréable à la dame. Elle le sentit et commença de s’émouvoir :
— Comment, mais très simplement, dit-elle.
Le monsieur nerveux saisit le mot au vol :
— Non, pas simplement !
— Madame dit, intercéda l’avocat en indiquant sa compagne, que le mariage doit être d’abord le résultat d’un attachement, d’un amour, si vous voulez, et que si l’amour existe, et dans ce cas seulement, le mariage représente quelque chose de sacré. Mais tout mariage qui n’est pas fondé sur un attachement naturel, sur de l’amour, n’a en lui rien de moralement obligatoire. Est-ce bien comme cela qu’il faut comprendre ? demanda-t-il à la dame.
La dame, d’un mouvement de tête, exprima son approbation sur cette traduction de sa pensée.
— Puis…, reprit l’avocat continuant son discours.
Mais le monsieur nerveux, se contenant évidemment avec peine, sans laisser l’avocat achever, demanda :
— Oui, monsieur, mais que faut-il entendre par cet amour qui seul consacre le mariage ?
— Tout le monde sait ce que c’est que l’amour, dit la dame.
— Et moi je ne le sais pas et je voudrais savoir comment vous le définissez ?
— Comment ? C’est bien simple, dit la dame. »
Et elle parut pensive, puis :
— L’amour... l’amour, c’est une préférence exclusive d’un ou d’une à tous les autres...
— Une préférence pour combien de temps... pour un mois, pour deux jours, pour une demi-heure ? dit le monsieur nerveux avec une irritation particulière.
— Non, permettez, vous ne parlez pas évidemment de la même chose.
— Si, je parle absolument de la même chose ! De la préférence d’un ou d’une à tous les autres… Mais je demande : une préférence pour combien de temps ?
— Pour combien de temps ? Pour longtemps, pour toute la vie, parfois.
— Mais cela arrive seulement dans les romans. Dans la vie, jamais. Dans la vie, cette préférence d’un à tous les autres dure rarement plusieurs années, plus souvent plusieurs mois ou même des semaines, des jours, des heures…
— Oh ! monsieur… Mais non… non.. Permettez ! dîmes-nous tous trois en même temps.
Le commis lui-même émit un monosyllabe de réprobation.
— Oui, je sais, fit-il en criant plus haut que nous tous, vous parlez de ce qu’on croit exister, et moi je parle de ce qui est ! Tout homme éprouve ce que vous appelez amour envers chaque jolie femme, et très peu pour sa femme. C’est pour cela qu’on a fait le proverbe qui ne ment pas : « La femme d’autrui est un cygne blanc et la nôtre une absinthe amère. »
— Ah ! mais c’est terrible, ce que vous dites là. Il existe, pourtant, parmi les humains, ce sentiment qu’on nomme l’amour, et qui dure non pas des mois et des années, mais toute la vie ?
— Non, ça n’existe pas. Si l’on admettait même que Ménélas eût préféré Hélène pour toute la vie…, Hélène aurait préféré Pâris, et ce fut, c’est et sera ainsi éternellement. Et il n’en saurait être autrement, de même qu’il ne peut pas arriver que, dans un chargement de pois chiches, deux pois marqués d’un signe spécial viennent se mettre l’un à côté de l’autre. En outre, ce n’est pas seulement une improbabilité, mais une certitude que la satiété viendra d’Hélène ou de Ménélas. Toute la différence est que chez l’un cela arrive plus tôt, chez l’autre plus tard. C’est seulement dans les sots romans qu’on écrit « qu’ils s’aimèrent pour toute la vie ». Et il n’y a que des enfants qui peuvent le croire. Aimer quelqu’un ou quelqu’une toute sa vie, c’est comme qui dirait qu’une chandelle peut brûler éternellement.
— Mais vous parlez de l’amour physique… N’admettez-vous pas un amour fondé sur une conformité d’idéal, sur une affinité spirituelle ?
— Pourquoi pas ? Mais, dans ce cas, il n’est pas nécessaire de procréer ensemble. (Excusez ma brutalité.) C’est que cette conformité d’idéal ne se rencontre pas entre vieilles gens, mais entre de jeunes et jolies personnes ! dit-il, et il se mit à rire désagréablement. Oui, j’affirme que l’amour, l’amour véritable, ne consacre pas le mariage, comme nous sommes accoutumés à le croire, mais qu’au contraire il le ruine.
— Permettez, dit l’avocat, les faits contredisent vos paroles. Nous croyons que le mariage existe, que toute l’humanité ou, du moins, la plus grande partie, mène la vie conjugale, et que beaucoup d’époux finissent honnêtement une longue vie ensemble.
Le monsieur nerveux sourit méchamment :
— Et alors ? Vous dites que le mariage se fonde sur l’amour, et quand j’émets un doute sur l’existence d’un autre amour que l’amour sensuel, vous me prouvez l’existence de l’amour par le mariage. Mais de nos jours le mariage n’est qu’une violence et un mensonge.
— Non, pardon, fit l’avocat. Je dis seulement que les mariages ont existé et existent.
—– Mais comment et pourquoi existent-ils ? Ils ont existé et ils existent pour des gens qui ont vu et voient dans le mariage quelque chose de sacramentel…, un sacrement qui engage devant Dieu ! Pour ceux-là, ils existent, et pour nous ils ne sont qu’hypocrisie et violence. Nous le sentons, et pour nous en débarrasser nous prêchons l’amour libre ; mais au fond, prêcher l’amour libre, ce n’est qu’un appel à retourner à la promiscuité des sexes (excusez-moi, dit-il à la dame), au péché au hasard de certains raskolniks. La vieille base est ébranlée, il faut en bâtir une nouvelle, mais ne pas prêcher la débauche.
Il s’échauffait tellement que tous se taisaient en le regardant, étonnés.
— Et cependant la situation transitoire est terrible. Les gens sentent qu’on ne peut pas admettre le péché au hasard. Il faut, d’une façon quelconque, régulariser les relations sexuelles, mais il n’existe pas d’autre base que l’ancienne, à laquelle plus personne ne croit. Les gens se marient à la mode antique sans croire en ce qu’ils font, il en résulte du mensonge, de la violence. Quand c’est du mensonge seul, cela se supporte aisément ; le mari et la femme trompent seulement le monde en se donnant comme monogames ; si en réalité ils sont polygame et polyandre, c’est mauvais, mais acceptable. Mais lorsque, comme il arrive souvent, le mari et la femme ont pris l’obligation de vivre ensemble toute leur vie (ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi), et que dès le second mois ils ont déjà le désir de se séparer, mais vivent quand même ensemble, alors arrive cette existence infernale où l’on se saoule, où l’on se tire des coups de revolver, où l’on s’assassine, où l’on s’empoisonne.
Tous se turent, nous nous sentions mal à l’aise.
— Oui, il en arrive, de ces épisodes critiques, dans la vie maritale !… Voilà, par exemple, l’affaire Posdnicheff, dit l’avocat, voulant arrêter la conversation sur ce terrain inconvenant et trop excitant. Avez-vous lu comment il a tué sa femme par jalousie ?
La dame dit qu’elle n’avait rien lu. Le monsieur nerveux ne dit rien et changea de couleur.
— Je vois que vous avez deviné qui je suis, dit-il subitement.
— Non, je n’ai pas eu ce plaisir.
— Le plaisir n’est pas bien grand. Je suis Posdnicheff.
Nouveau silence. Il rougit, puis pâlit de nouveau.
— Qu’importe d’ailleurs, dit-il, excusez, je ne veux pas vous gêner.
Et il reprit son ancienne place.
Je repris aussi la mienne. L’avocat et la dame chuchotaient. J’étais assis à côté de Posdnicheff et je me taisais. J’avais envie de lui parler, mais je ne savais pas par où commencer et il se passa ainsi une heure jusqu’à la station prochaine. Là, l’avocat et la dame sortirent, ainsi que le commis. Nous restâmes seuls, Posdnicheff et moi.
— Ils le disent ! Et ils mentent ou ne comprennent pas, dit Posdnicheff.
— De quoi parlez-vous ?
— Mais toujours de la même chose.
Il s’accouda sur ses genoux et serra ses tempes entre ses mains.
— L’amour, le mariage, la famille… tout cela des mensonges, mensonges, mensonges !
Il se leva, il abaissa le rideau de la lampe, il se coucha, s’accoudant sur les coussins, et ferma les yeux. Il demeura ainsi une minute.
— Il vous est désagréable de rester avec moi en sachant qui je suis ?
— Oh ! non !
— Vous n’avez pas envie de dormir ?
— Pas du tout.
— Alors, voulez-vous que je vous raconte ma vie ?
À ce moment passa le conducteur. Il l’accompagna d’un regard méchant, et commença seulement quand il fut sorti. Puis, pendant tout le récit, il ne s’arrêta plus une seule fois. Même des voyageurs nouveaux ne l’arrêtèrent point.
Sa figure, durant qu’il racontait, changea plusieurs fois si complètement qu’elle n’avait rien de semblable avec la figure d’avant. Ses yeux, sa bouche, ses moustaches, même sa barbe, tout était nouveau. C’était chaque fois une physionomie belle et touchante. Ces transformations se produisaient dans la pénombre, subitement, et pendant cinq minutes c’était la même face, qu’on ne pouvait comparer à celle d’avant, et puis, je ne sais comment, elle changeait et devenait méconnaissable.
— Eh bien ! je vais donc vous raconter ma vie et toute mon effroyable histoire. Oui, effroyable, et l’histoire elle-même est plus effroyable que le dénouement.
Il se tut, passa ses mains sur ses yeux et commença :
— Pour bien comprendre, il faut tout raconter depuis le commencement, il faut raconter comment et pourquoi je me suis marié et ce que j’étais avant mon mariage. D’abord je vais vous dire qui je suis. Fils d’un riche gentilhomme des steppes, ancien maréchal de la noblesse, j’étais élève de l’Université, licencié en droit. Je me mariai dans ma trentième année. Mais avant de vous parler de mon mariage, il faut vous dire comme je vivais auparavant et quelles idées j’avais sur la vie conjugale. Je menais l’existence ainsi que tant d’autres gens soi-disant comme il faut, c’est-à-dire en débauché, et comme la majorité, tout en menant l’existence d’un débauché, j’étais convaincu que j’étais un homme d’une moralité irréprochable.
L’idée que j’avais de ma moralité provenait de ce que dans ma famille on ne connaissait point ces débauches spéciales si communes dans nos milieux de gentilshommes terriens, et aussi de ce que ni mon père ni ma mère ne se trompaient l’un l’autre. Par là je m’étais forgé, depuis mon enfance, le rêve d’une vie conjugale haute et poétique. Ma femme devait être la perfection accomplie, notre amour mutuel devait être incomparable, la pureté de notre vie conjugale sans tache. Je pensais ainsi, et tout le temps je m’émerveillais de la noblesse de mes projets.
En même temps, je passai dix ans de ma vie adulte sans me presser vers le mariage et je menais ce que j’appelais la vie réglée et raisonnable du célibataire. J’en étais fier devant mes amis et devant tous les hommes de mon âge qui s’adonnaient à toute espèce de raffinements spéciaux. Je n’étais pas séducteur, je n’avais pas de goût contre nature, je ne faisais pas de la débauche le principal but de ma vie, mais je prenais du plaisir dans les limites des règles de la société, et, naïvement, je me croyais un être profondément moral. Les femmes avec lesquelles j’avais des relations n’appartenaient pas qu’à moi, et je ne leur demandais pas autre chose que le plaisir du moment.
En tout cela, je ne voyais rien d’anormal ; au contraire, de ce que je ne m’engageais pas de cœur et payais argent comptant, je concluais à mon honnêteté. J’évitais ces femmes qui, en s’attachant à moi, ou en me donnant un enfant, pouvaient lier mon avenir. D’ailleurs, peut-être y eut-il des enfants ou des attachements, mais je m’arrangeais de façon à ne pas devoir m’en apercevoir…
Et vivant ainsi, je m’estimais comme un parfait honnête homme. Je ne comprenais pas que les débauches ne consistent pas seulement dans des actes physiques, que n’importe quelle ignominie physique ne constitue pas encore la débauche, mais que la véritable débauche est dans l’affranchissement des liens moraux vis-à-vis d’une femme avec laquelle on entre en relations charnelles, et moi je regardais comme un mérite cet affranchissement-là. Je me souviens que je me suis torturé une fois pour avoir oublié de payer une femme qui, probablement, s’était donnée à moi par amour. Je me suis tranquillisé seulement quand, lui ayant envoyé de l’argent, je lui ai montré que je ne me regardais comme aucunement lié avec elle. Ne hochez donc pas la tête comme si vous étiez d’accord avec moi (s’écria-t-il subitement avec véhémence) ; je connais ces trucs-là, vous tous, et vous tout particulièrement, si vous n’êtes pas une exception rare, vous avez les mêmes idées que j’avais alors ; et si vous êtes d’accord avec moi, c’est maintenant seulement ; auparavant vous ne pensiez pas ainsi. Moi non plus je ne pensais pas ainsi, et si l’on m’avait dit ce que je viens de vous dire, ce qui s’est passé ne me serait pas arrivé. D’ailleurs, c’est égal, excusez-moi, continua-t-il, la vérité est que c’est effroyable, effroyable, effroyable, cet abîme d’erreurs et de débauche, où nous vivons en face de la véritable question des droits de la femme…
— Qu’est-ce que vous entendez par la « véritable » question des droits de la femme ?
— La question de ce qu’est cet être spécial, organisé autrement que l’homme, et comment cet être et l’homme doivent envisager la femme…
Oui, pendant dix ans, j’ai vécu dans la débauche la plus révoltante, en rêvant l’amour le plus noble, et même au nom de cet amour. Oui, je veux vous raconter comment j’ai tué ma femme, et pour cela je dois dire comment je me suis débauché. Je l’ai tuée avant de l’avoir connue, j’ai tué la femme quand, la première fois, j’ai goûté la volupté sans amour, et c’est alors que j’ai tué ma femme. Oui, monsieur, c’est seulement après avoir souffert, après m’être torturé, que j’ai compris la racine des choses, que j’ai compris mon crime. Ainsi, vous voyez où et comment a commencé le drame qui m’a mené au malheur.
Il faut remonter à ma seizième année, quand j’étais encore au collège et mon frère aîné étudiant de première année. Je ne connaissais pas encore les femmes, mais, comme tous les enfants malheureux de notre société, je n’étais déjà plus innocent ; depuis plus d’un an déjà j’étais débauché par les gamins, et la femme, non pas quelconque, mais la femme comme une chose infiniment douce, la nudité de la femme me torturait déjà. Ma solitude n’était plus pure. J’étais supplicié, comme vous l’étiez, je suis sûr, et comme sont suppliciés les quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos garçons. Je vivais dans un effroi vague, je priais Dieu et je me prosternais.
J’étais déjà perverti en imagination et en réalité, mais les derniers pas restaient à faire. Je me perdais tout seul, mais sans avoir encore mis mes mains sur un autre être humain. Je pouvais encore me sauver, et voilà qu’un ami de mon frère, un étudiant très gai, de ceux qu’on appelle bons garçons, c’est-à-dire le plus grand vaurien, et qui nous avait appris à boire et à jouer aux cartes, profita d’un soir d’ivresse pour nous entraîner. Nous partîmes. Mon frère, aussi innocent que moi, tomba cette nuit… Et moi, gamin de seize ans, je me souillai et je coopérai à la souillure de la femme-sœur, sans comprendre ce que je faisais, jamais je n’ai entendu de mes amis que ce que j’accomplis là fût mauvais. Il est vrai qu’il y a dix commandements de la Bible, mais les commandements ne sont faits que pour être récités devant les curés, aux examens, et encore pas aussi exigés que les commandements sur l’emploi de ut dans les propositions conditionnelles.
Ainsi, de mes aînés, dont j’estimais l’opinion, je n’ai jamais entendu que ce fût répréhensible ; au contraire, j’ai entendu des gens que je respectais dire que c’était bien ; j’ai entendu dire que mes luttes et mes souffrances s’apaiseraient après cet acte ; je l’ai entendu et je l’ai lu. J’ai entendu de mes aînés que c’était excellent pour la santé, et mes amis ont toujours paru croire qu’il y avait en cela je ne sais quel mérite et quelle bravoure. Donc, on n’y voyait rien que de louable. Quant au danger d’une maladie, c’est un danger prévu : le gouvernement n’en prend-il pas soin ? Il règle la marche régulière des maisons de tolérance, il assure l’hygiène de la débauche pour nous tous, jeunes et vieux. Des médecins rétribués exercent la surveillance. C’est très bien ! Ils affirment que la débauche est utile à la santé, ils instituent une prostitution régulière. Je connais des mères qui prennent soin à cet égard de la santé de leurs fils. Et la science même les envoie aux maisons de tolérance !
— Pourquoi donc la science ? demandai-je.
— Que sont donc les médecins, ce sont les pontifes de la science ! Qui pervertit les jeunes gens en affirmant de telles règles d’hygiène ? Qui pervertit les femmes en leur apprenant et imaginant des moyens de ne pas avoir d’enfants ? Qui soigne la maladie avec transport ? Eux !
— Mais pourquoi ne pas soigner la maladie ?
— Parce que soigner la maladie, c’est assurer la débauche, c’est la même chose que la maison des enfants trouvés.
— Non, mais…
— Oui, si un centième seulement des efforts pour guérir la maladie était employé à guérir la débauche, il y a longtemps que la maladie n’existerait plus, tandis que maintenant tous les efforts sont employés non pas à extirper la débauche, mais à la favoriser en assurant l’innocuité des suites. D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela, il s’agit de ce que moi, comme les neuf dixièmes, si ce n’est plus, non seulement des hommes de notre société, mais de toutes les sociétés, même les paysans, il m’est arrivé cette chose effrayante que je suis tombé et non pas parce que j’étais assujetti à la séduction naturelle d’une certaine femme. Non, aucune femme ne m’a séduit, je suis tombé parce que le milieu où je me trouvais ne voyait dans cette chose dégradante qu’une fonction légale et utile pour la santé, parce que d’autres n’y voyaient qu’un amusement naturel, non seulement excusable, mais même innocent pour un jeune homme. Je ne comprenais pas qu’il y avait là une chute, et je commençais à m’adonner à ces plaisirs (en partie désir et en partie nécessité) qu’on me faisait croire caractéristiques de mon âge, comme je m’étais mis à boire, à fumer.
Et, cependant, il y avait dans cette première chute quelque chose de particulier et de touchant. Je me souviens que tout de suite, là-bas, sans sortir de la chambre, une tristesse m’envahit si profonde que j’avais envie de pleurer. De pleurer sur la perte de mon innocence, sur la perte pour toujours de mes relations avec la femme ! Oui, mes relations avec la femme étaient perdues pour toujours. Des relations pures, avec les femmes, depuis et pour toujours, je n’en pouvais plus avoir. J’étais devenu ce qu’on appelle un voluptueux, et être un voluptueux est un état physique comme l’état d’un morphinomane, d’un ivrogne et d’un fumeur,
Comme le morphinomane, l’ivrogne, le fumeur n’est plus un homme normal, de même l’homme qui a connu plusieurs femmes pour son plaisir n’est plus normal. Il est anormal pour toujours, c’est un voluptueux. Comme on peut reconnaître l’ivrogne et le morphinomane d’après leur physionomie et leurs manières, on peut aussi reconnaître un voluptueux. Il peut se retenir, lutter, mais il n’aura plus jamais de relations simples, pures et fraternelles envers la femme. D’après sa manière de jeter un regard sur une jeune femme, on peut tout de suite reconnaître un voluptueux, et je suis devenu un voluptueux et je le suis resté.
Oui, c’est ainsi ! Et cela alla de plus en plus loin, avec toute espèce de retours ! Mon Dieu ! quand je me rappelle toutes mes lâchetés et mauvaises actions, j’en suis épouvanté ! Et je me souviens de ce « moi » qui, durant cette époque, était encore l’objet des railleries des camarades pour son innocence.
Quand j’entends parler de la jeunesse dorée, des officiers, des Parisiens, et tous ces messieurs et moi-même, noceurs de trente ans, qui avons sur la conscience des centaines de crimes si terribles et variés envers les femmes, quand nous autres, noceurs de trente ans, nous entrons dans un salon ou un bal, bien lavés, rasés et parfumés, avec du linge très blanc, en habit ou en uniforme, comme des emblèmes de pureté, oh ! le dégoût ! Il arrivera bien un temps, une époque, où tous ces mensonges et toutes ces lâchetés seront dévoilés !
C’est ainsi pourtant que je vécus jusqu’à trente ans, sans abandonner une minute mon intention de me marier et de me bâtir une vie conjugale élevée, et dans ce but j’observais les jeunes filles qui auraient pu me convenir. J’étais enfoncé dans la pourriture et en même temps je cherchais des vierges dont la pureté fût digne de moi ! Beaucoup d’entre elles furent rejetées : elles ne me paraissaient pas assez pures !
Enfin, j’en trouvai une que je jugeai à ma hauteur. C’était une des deux filles d’un propriétaire terrien de Penza, jadis très riche et depuis ruiné. À dire la vérité, sans fausse modestie, on me poursuivit et on finit par me capter. La mère (le père n’y était plus) disposa toute espèce de traquenards, et l’un d’eux, une promenade en bateau, décida de mon avenir.
Je me décidai à la fin de la promenade susdite, la nuit, au clair de lune, pendant que nous revenions, tandis que j’étais assis à côté d’elle ; j’admirais son corps svelte dont un jersey moulait les formes charmantes, les boucles de ses cheveux, et je conclus subitement que c’était elle. Il me semblait par ce beau soir qu’elle comprenait tout ce que je pensais et sentais, et je pensais et sentais les choses les plus élevées !
Au fond, il n’y avait que le jersey qui lui allait très bien, et les boucles de ses cheveux, et aussi que j’avais passé la journée auprès d’elle et que je voulais un rapprochement plus intime.
Je rentrai chez moi enthousiasmé, et je me persuadai qu’elle réalisait la plus haute perfection et que c’est pour cela même qu’elle était digne d’être ma femme, et, le lendemain, je lui en fis la proposition...
Non ! vous direz ce que vous voudrez, nous vivons dans un tel abîme de mensonge que si quelque événement ne nous assène pas un coup sur la tête, comme à moi, nous ne pouvons pas nous réveiller. Quel imbroglio ! sur mille hommes qui se marient, non seulement parmi nous, mais aussi parmi le peuple, à peine trouvera-t-on un seul qui ne soit pas marié auparavant au moins une dizaine de fois. (Il est vrai qu’il existe maintenant, je l’ai entendu dire, des jeunes gens purs qui sentent et savent que ce n’est pas une plaisanterie, mais une affaire sérieuse. Que Dieu leur vienne en aide ! Mais de mon temps, on n’en trouvait pas un pareil sur mille.)
Et tous le savent, et feignent de ne pas le savoir. Dans tous les romans on décrit jusqu’aux moindres détails les sentiments des personnages, les lacs, les broussailles autour desquels ils marchent ; mais quand on décrit leur grand amour on ne souffle mot de ce qu’à fait auparavant Lui, l’intéressant personnage, pas un mot sur la fréquentation des maisons publiques, sur les bonnes, les cuisinières et les femmes d’autrui.
Et s’il en est, de ces romans inconvenants, on ne les laisse pas entre les mains des jeunes filles. Tous les hommes ont l’air de croire, en présence des vierges, que ces plaisirs corrompus auxquels tout le monde prend part, n’existent pas ou existent à peine. Ils le feignent avec tant de soin qu’ils arrivent à s’en persuader eux-mêmes. Quant aux pauvres jeunes filles, elles y croient tout à fait sérieusement, comme y croyait ma malheureuse femme.
Je me souviens qu’étant déjà fiancé, je lui montrais mes « mémoires » où elle pouvait apprendre tant soit peu mon passé, et surtout ma dernière liaison qu’elle aurait pu découvrir par le bavardage de quelque tiers : c’est pour cette dernière cause, au reste, que je sentis la nécessité de lui communiquer ces mémoires. Je vois encore sa frayeur, son désespoir, son effarement, quand elle l’eut appris et compris. Elle fut sur le point de rompre. Quel bonheur c’eût été pour tous deux !
Posdnicheff se tut, puis :
— D’ailleurs, non ! Il est mieux qu’il en ait été ainsi, mieux ! s’écria-t-il. C’est bien fait pour moi ! Puis, il n’importe. Je voulais dire que dans ce cas-là ce sont de pauvres jeunes filles qui sont trompées. Quant aux mères, aux mères surtout, édifiées par leurs maris, elles savent tout. Et en feignant de croire à la pureté du jeune homme, elles agissent comme si elles n’y croyaient pas !
Elles savent de quelle façon il faut amorcer les gens pour elles-mêmes et pour leurs filles. Nous autres hommes, nous péchons par ignorance et par la volonté de ne pas apprendre ; quant aux femmes, elles savent très bien, elles, que l’amour le plus noble, le plus poétique, comme nous l’appelons, dépend, non pas des qualités morales, mais d’une intimité physique et aussi de la façon de se coiffer les cheveux, de la couleur et de la forme de la robe.
Demandez à une coquette expérimentée, qui s’est donné la tâche de séduire un homme, ce qu’elle préférerait : d’être, en présence de celui qu’elle est en train de conquérir, convaincue de mensonge, de perversité, de cruauté, ou de paraître devant lui avec une robe mal faite ou d’une couleur défavorable, elle préféra la première alternative. Elle sait fort bien que nous ne faisons que mentir quand nous parlons de nos sentiments élevés, que nous ne cherchons que la possession de son corps, et qu’à cause de cela nous lui pardonnerons toutes ces ignominies, et que nous ne lui pardonnerons pas un costume de mauvais ton, sans goût et mal taillé.
Et ces choses-là, elle les connaît de raison, tandis que la vierge ne les connaît que d’instinct, comme les animaux. De là ces abominables jerseys, ces bosses artificielles sur le derrière, ces épaules, bras, gorge nus.
Les femmes, surtout celles qui ont passé par l’école du mariage, savent fort bien que les conversations sur des sujets élevés ne sont que des conversations, et que l’homme cherche et veut le corps et tout ce qui orne ce corps. Aussi agissent-elles en conséquence. Si nous rejetons les explications conventionnelles et si nous envisageons la vie de nos classes supérieures et inférieures telle qu’elle est, avec toute son impudeur, ce n’est qu’une vaste maison de tolérance. Vous ne partagez pas cette opinion ? Permettez, je vais vous le prouver, dit-il en m’interrompant.
Vous dites que les femmes de notre société vivent pour un autre intérêt que les femmes des maisons de tolérance ? Et moi je dis que non, et je vais vous le prouver. Si les êtres diffèrent entre eux d’après le but de leur vie, d’après leur vie intérieure, cela devra se refléter aussi dans leur extérieur, et leur extérieur sera tout différent. Eh bien, comparez donc les misérables, les méprisées, avec les femmes de la plus haute société ; les mêmes robes, les mêmes façons, les mêmes parfumeries, les mêmes dénudations des bras, des épaules, des mamelles, et la même protubérance du derrière, la même passion pour les pierreries, pour les objets brillants et très chers, les mêmes amusements, danses, musiques et chants. Les premières attirent par tous les moyens, les secondes aussi : aucune différence, aucune !
En logique sévère, il faut dire que les prostituées à court terme sont généralement méprisées, et les prostituées à long terme estimées. Oui ! et moi aussi, j’ai été captivé par des jerseys, des tournures et des boucles de cheveux.
Et il était très facile de me capturer, puisque j’étais élevé dans les conditions artificielles des concombres dans les serres. Notre nourriture trop abondante, avec l’oisiveté physique complète, n’est autre chose que l’excitation systématique de notre concupiscence. Les hommes de notre monde sont nourris et sont tenus comme les étalons reproducteurs. Il suffit de fermer la soupape, c’est-à-dire qu’il suffit à un jeune homme de mener quelque temps une vie de continence pour qu’aussitôt en résulte une inquiétude, une excitation, qui, en s’exagérant à travers le prisme de notre vie innaturelle, provoque l’illusion de l’amour.
Toutes nos idylles et le mariage, toutes, pour la plupart, sont le résultat de la nourriture. Cela vous étonne ? Quant à moi, je m’étonne que nous ne nous en apercevions pas. Non loin de ma propriété, ce printemps, des moujicks travaillaient à un remblai de chemin de fer. Vous connaissez bien la nourriture d’un paysan : du pain, du kvass[2], des oignons. Avec cette nourriture frugale, il vit, il est dispos, il fait les travaux légers des champs. Mais au chemin de fer, son menu devient du « cacha[3] », une livre de viande. Seulement, cette viande il la restitue en un labeur de seize heures, en poussant une brouette de douze cents livres.
Et nous, qui mangeons deux livres de viande, de gibier, nous qui absorbons toute espèce de boissons et de nourritures échauffantes, comment dépensons-nous cela ? En des excès sexuels. Si la soupape est ouverte, tout va bien, mais fermez-la, comme je l’avais fermée temporairement avant mon mariage, et aussitôt il en résultera une excitation qui, déformée par les romans, vers, musique, par notre vie oisive et luxueuse, donnera un amour de la plus belle eau. Moi aussi, je suis tombé amoureux, comme tout le monde ; il y avait des transports, des attendrissements, de la poésie, mais au fond toute cette passion était préparée par la maman et les couturiers. S’il n’y avait pas eu de promenades en bateau, des vêtements bien ajustés, etc., si ma femme avait porté quelque blouse sans forme, et que je l’eusse vue ainsi chez elle, je n’aurais pas été séduit.
Et notez encore ce mensonge de tout le monde : la façon dont se font nos mariages. Que devrait-il y avoir de plus naturel : la jeune fille est mûre, il faut la marier. Quoi de plus simple, si la jeune personne n’est pas un monstre et s’il se trouve des hommes qui désirent se marier ? Eh bien ! non, c’est ici que commence une nouvelle hypocrisie.
Jadis, quand la vierge arrivait à l’âge favorable, les parents, qui ne s’emballaient pas pour un veston et qui en même temps aimaient leur fille non moins qu’eux-mêmes, arrangeaient le mariage. Cela se faisait, cela se fait encore dans toute l’humanité, Chinois, Hindous, Musulmans, et chez notre commun peuple aussi. Cela se passe dans l’espèce humaine au moins dans les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des familles.
Il n’y a guère que nous, noceurs, qui avons imaginé que cette mode était mauvaise, et qui avons inventé autre chose, et cette autre chose, qu’est-ce ? C’est que les jeunes filles sont assises, et que les messieurs se promènent comme dans un bazar et font leur choix. Les vierges attendent et pensent, mais n’osent pas le dire : « Prends-moi, jeune homme, moi et non pas elle… Regarde ces épaules et le reste ! » Nous, mâles, nous nous promenons et estimons la marchandise du regard. Et puis nous discourons sur les droits de la femme, sur la liberté qu’elle acquiert, je ne sais pas comment, dans les salles d’amphithéâtre…
— Que faire alors ? lui dis-je. Est-ce à la femme de faire des avances ?
— Je ne sais pas, moi ! Mais s’il s’agit d’égalité, que l’égalité soit complète. Si l’on a trouvé que de contracter des mariages par l’intermédiaire des marieuses est humiliant, c’est pourtant mille fois préférable à notre système. Là, les droits et les chances sont égaux ; ici, la femme est une esclave exposée au marché. Mais, comme elle ne peut pas se plier à sa condition, comme elle ne peut pas non plus faire d’avances elle-même, alors commence cet autre mensonge plus abominable qui parfois s’appelle aller dans le monde, parfois s’amuser, et qui n’est autre chose que la chasse au fiancé.
Dites seulement à une mère ou à sa fille qu’elles ne sont préoccupées que de la chasse au mari. Dieu, quelle offense ! Pourtant, elles ne peuvent pas faire autre chose et n’ont pas autre chose à faire. Et ce qui est terrible, c’est de voir parfois de toutes jeunes, pauvres et innocentes vierges uniquement hantées pas ces idées. Si encore, je le répète, cela se faisait franchement ; mais ce n’est que du mensonge et des bavardages dans ce genre :
— « Ah ! la descendance des espèces…, que c’est intéressant.
— « Oh ! Lily s’intéresse beaucoup à la peinture !
— « Serez-vous à l’exposition… Que c’est charmant !
— « Et la troïka et les spectacles… et la symphonie. Ah ! que c’est adorable !
— « Ma Lise raffole de musique !
— « Et vous, pourquoi ne partagez-vous pas ces convictions ? »
Et toutes, à travers ce verbiage, n’ont qu’une seule idée : « Prends-moi, prends ma Lise. Non, moi ! Essaie seulement. »
Savez-vous, reprit subitement Posdnicheff, que cette puissance des femmes dont souffre le monde provient uniquement de ce que je viens de dire ?
— Comment, la puissance des femmes ? dis-je. Tout le monde, au contraire, se plaint de ce qu’elles n’ont pas assez de droits, de ce qu’elles sont asservies.
— C’est ça, c’est ça, précisément, dit-il avec vivacité. C’est bien ce que je veux dire et c’est ce qui explique ce phénomène extraordinaire que d’une part la femme est amenée jusqu’au plus bas degré d’humiliation, et que, d’autre part, elle règne par-dessus tout. Voyez les juifs : avec leur pouvoir d’argent ils se vengent de leur assujettissement comme les femmes. « Ah ! vous voulez que nous ne soyons que des marchands ? bon ! En restant marchands, nous nous emparerons de vous, » disent les juifs. « Ah ! vous voulez que nous ne soyons que des objets de sensualité ? bon ! À l’aide de la sensualité, nous vous courberons sous le joug, » disent les femmes.
L’absence des droits de la femme n’est pas dans la privation du droit de vote ou du droit de magistrature, mais dans ce que, en ses relations sexuelles, elle n’est pas l’égale de l’homme, elle n’a pas le droit d’user de l’homme et de s’abstenir, de le choisir au lieu d’être choisie. Vous dites que ce serait abominable, bon ! Mais alors que l’homme n’ait pas non plus ces droits, tandis que sa compagne en est privée et se trouve forcée d’agir par la sensualité par laquelle elle domine, de telle sorte qu’il en résulte que l’homme choisit « formellement », tandis qu’en réalité c’est la femme qui choisit. Dès qu’elle est en possession de ses moyens, elle en abuse et acquiert une suprématie terrible.
— Mais où voyez-vous cette puissance exceptionnelle ?
— Où ? Mais partout, dans tout. Allez voir les magasins dans une grande ville. Il y a là des millions, des millions. Il est impossible d’estimer l’énorme quantité de travail qui s’y dépense. Dans les neuf dixièmes de ces magasins y a-t-il quoi que ce soit pour l’usage des hommes ? Tout le luxe de la vie est demandé et soutenu par la femme. Comptez les fabriques, la plus grande partie travaillent à des ornements féminins ; des millions d’hommes, des générations d’esclaves meurent dans des travaux de forçats uniquement pour les caprices de nos compagnes.
Les femmes, telles des reines, gardent comme prisonniers de guerre et de travaux forcés les neuf dixièmes du genre humain. Et tout ça parce qu’on les a humiliées, parce qu’on les a privées de droits égaux à ceux des hommes. Elles se vengent sur notre volupté, elles nous attrapent dans leurs filets.
Oui, tout est là. Les femmes ont fait d’elles-mêmes une telle arme pour agir sur les sens, qu’un jeune homme, même un vieillard, ne peuvent demeurer tranquilles en leur présence. Observez une fête populaire, ou nos soirées, nos bals ; la femme y connaît bien son influence. Vous le verrez à ses sourires triomphants.
Aussitôt qu’un jeune homme s’avance vers la femme, tout de suite il tombe sous l’influence de cet opium et perd la tête. Depuis longtemps déjà je me sentais mal à l’aise quand je voyais une femme trop bien parée ; soit une femme du peuple avec son fichu rouge et son jupon festonné, soit une femme de notre monde avec sa robe de bal. Mais à présent, cela me terrifie tout simplement. J’y vois le péril des hommes, quelque chose de contraire aux lois, et j’ai envie d’appeler un gardien de la paix, d’appeler une défense quelconque, de demander qu’on enlève cet objet dangereux.
Et ce n’est pas du tout une plaisanterie. Je suis convaincu, je suis sûr que le temps viendra, et il n’est pas peut-être si loin, où le monde comprendra et sera étonné de ce qu’une société pouvait exister où étaient permises des actions aussi nuisibles que celles qui font appel à la sensualité en ornant le corps comme le font nos compagnes. Autant mettre des traquenards au long de nos voies publiques — ou pire que cela !
Voilà donc comment j’ai été capturé. J’étais ce qu’on appelle amoureux ; non seulement elle m’apparaissait comme un être parfait, mais je me considérais moi-même comme un merle blanc. C’est un fait banal qu’il n’est pas de crapule au monde qui ne puisse trouver plus vil que soi, et, par conséquent, s’enorgueillir et être content de soi-même. J’étais dans ce cas. Je ne me suis pas marié pour l’argent ; l’intérêt fut étranger à cette affaire, contrairement à la plupart de mes connaissances qui se sont mariées pour de l’argent, ou des relations. 1° J’étais riche, elle pauvre. 2° J’étais fier surtout de ce que les autres se mariassent avec l’intention de continuer leur vie polygame de célibataires, et de ce que moi j’eusse l’intention ferme de vivre après les fiançailles et la noce en monogame, et je m’en enorgueillissais démesurément.
Oui, j’étais un effroyable cochon, avec la conviction d’être un ange. L’époque durant laquelle je fus fiancé ne dura pas longtemps. Je ne. puis me souvenir sans honte de cette période : quelle abomination !
Il est donc entendu que l’amour est un sentiment moral, une communauté d’esprit bien plus que de sens. S’il en est ainsi, cette communauté d’esprit devrait s’exprimer par des paroles, des conversations. Rien de pareil. Il nous était extrêmement difficile de converser en tête à tête. Quel travail de Sisyphe que nos causeries ! À peine avions-nous découvert ce qu’il fallait dire, et nous l’étions-nous exprimé, qu’il fallait recommencer à nous taire et chercher de nouveaux sujets. Littéralement nous ne savions que nous dire. Tout ce que nous pouvions nous imaginer sur la vie qui nous attendait, sur notre établissement, était dit !
Et puis, quoi ! Si nous avions été des animaux, nous eussions su que nous n’avions pas à causer. Mais ici, au contraire, il fallait parler, et il n’y avait pas de ressources ! Car ce qui nous occupait n’était pas une chose qui se résout en paroles.
Et puis cette coutume inepte de manger des bonbons, cette gloutonnerie brutale pour les sucreries, ces abominables préparatifs de noce, ces discussions de la maman sur les appartements, sur les chambres à coucher, sur la literie, sur les peignoirs, les robes de chambre, la lingerie, les toilettes ! Comprenez donc que si on se marie selon les anciens usages, comme disait tantôt ce vieillard, alors ces édredons, ces troupeaux, ces literies, tout ça sont des détails sacro-saints. Mais chez nous, sur dix mariés, il s’en trouve un seul à peine qui, je ne dis pas croie aux sacrements (s’il croit ou ne croit pas, cela nous est indifférent), mais croie à ce qu’il promet. Sur cent hommes, il en est à peine un seul qui ne se soit marié avant, et sur cinquante, à peine un qui ne soit décidé à tromper sa femme.
La grande majorité regarde ce voyage à l’église comme une condition nécessaire pour posséder une certaine femme. Songez donc à la signification suprême que doivent acquérir les détails matériels ! N’est-ce pas comme une vente, où l’on cède une vierge à un débauché, en entourant cette vente des détails les plus agréables ?
Tous se marient ainsi. Et moi je fis comme les autres. Si les jeunes gens qui rêvent la Lune de Miel savaient seulement quelle désillusion c’est — et toujours une désillusion ! — Je ne sais vraiment pas pourquoi tous croient nécessaire de le dissimuler...
Je me promenais un jour à Paris à travers des spectacles, et j’entrai dans un établissement, séduit par l’enseigne, pour voir une femme à barbe et un chien aquatique. La femme était un homme travesti, le chien était un chien ordinaire déguisé par une peau de phoque et qui nageait dans une baignoire. C’était sans nul intérêt, mais le barnum m’accompagna à la sortie, très courtoisement, et s’adressa au public à l’entrée, en en appelant à mon témoignage ! « Demandez à Monsieur si cela vaut la peine d’être vu… Entrez ! entrez ! un franc par personne ! » Et dans ma confusion je n’osai point répondre qu’il n’y avait rien de curieux à voir — et c’est bien sur ma fausse honte que le barnum comptait !
Il en doit être de même pour les personnes qui ont passé par les abominations de la Lutte de Miel : ils n’osent désillusionner leur prochain. Et moi je fis de même.
Les félicités de la Lune de Miel sont nulles. Au contraire, c’est une période de malaise, de honte, de pitié et surtout d’ennui — d’ennui féroce ! C’est dans le genre de ce qu’éprouve un adolescent lorsqu’il commence à fumer ; il a envie de vomir et bave et avale sa bave en faisant mine de goûter ce petit divertissement. Le plaisir de fumer, comme le plaisir amoureux, s’ils arrivent, arrivent après le noviciat. Il faut que les époux prennent la coutume, fassent l’éducation de ce vice, avant d’y éprouver de la jouissance.
— Comment, vice ? dis-je. Mais vous parlez d’une chose des plus naturelles !
— Naturelles ! fit-il. Naturelles ? Non, j’estime au contraire que c’est contre nature, et c’est moi, homme perverti et débauché, qui suis arrivé à cette conviction. Que serait-ce donc si je n’avais pas connu la corruption ? Pour une jeune fille, pour chaque jeune fille non pervertie, c’est un acte extrêmement contre nature, comme pour les enfants. Ma sœur se maria très jeune avec un homme qui avait le double de son âge et qui était profondément corrompu. Je me souviens comme nous fûmes étonnés la nuit de ses noces quand pâle, couverte de larmes, elle s’enfuit de son époux, tremblant de tout son corps, disant que pour rien au monde elle ne saurait dire ce qu’il voulait d’elle.
Vous dites naturel ! Il est naturel de manger, c’est une fonction heureuse, agréable et que nul n’a honte d’accomplir dès la naissance. Mais ceci, on en est honteux, dégoûté, on en souffre. Non, ce n’est pas naturel ! Une jeune fille non corrompue, je suis arrivé à m’en convaincre, en a toujours horreur. Une jeune fille pure veut une chose : des enfants ! Des enfants, oui, pas un amant.
— Mais, dis-je avec étonnement, comment se continuerait le genre humain ?
— Mais, à quoi bon qu’il continue ? riposta-t-il avec véhémence.
— Comment, à quoi bon ? Mais alors nous n’existerions pas !
— Et pourquoi faut-il que nous existions ?
— Sapristi, pour vivre !
— Et pourquoi vivre ? Les Schopenhauer, les Hartmann, tous les bouddhistes disent bien que le plus grand bien est le Nirvana, le Non-Vivre…, et ils ont raison en ce sens que le bien-être humain coïncide avec l’anéantissement du « Soi ». Seulement ils ne s’expriment pas bien, ils disent que l’Humanité doit s’anéantir pour éviter les souffrances, que son but doit être de se détruire soi-même. Mais le but de l’Humanité ne peut pas être d’éviter les souffrances par l’anéantissement, puisque la souffrance est le résultat de l’activité ; or, le but de l’activité ne peut pas consister à supprimer ses conséquences. Le but de l’Homme comme de l’Humanité, c’est le bien-être, et pour l’atteindre, l’Humanité a une loi qu’elle doit exécuter. Cette loi consiste dans l’union des êtres. Cette union est contrecarrée par les passions, et, parmi ces passions, la plus forte et la plus méchante, c’est l’amour sexuel. Et voilà pourquoi, si les passions disparaissent et la dernière, la plus forte, l’amour corporel, avec les autres, l’union sera accomplie. L’Humanité dès lors aura exécuté la loi et n’aura plus de raison d’exister.
— Et en attendant que l’Humanité exécute la loi ?
— En attendant, elle aura la soupape de sûreté…, le signe de la loi non accomplie et l’existence de l’amour corporel. Tant que cet amour existera, et grâce à lui, des générations naîtront, dont l’une finira par accomplir la loi. Quand enfin la loi sera accomplie, le Genre Humain sera anéanti ; tout au moins, il nous est impossible de nous représenter la Vie dans la parfaite union des gens.
— Étrange théorie ! m’écriai-je.
— En quoi étrange ? D’après toutes les doctrines de l’Église, le monde aura une fin. La science arrive à la même conclusion fatale. Qu’y a-t-il donc d’étrange que, d’après la Doctrine morale, il résulte les mêmes choses ? « Ceux qui peuvent le contenir le contiennent, » a dit le Christ. Et je prends ce passage textuellement comme il est écrit. Pour que la morale existe entre les gens dans leurs rapports sexuels, il faut qu’ils se donnent pour but la chasteté complète. En tendant vers ce but, l’homme s’abaisse. Quand il arrivera au dernier degré d’abaissement, nous aurons le mariage moral.
Mais si l’homme, comme dans notre société, ne tend que vers l’amour corporel, le revêtît-il des prétextes, de la forme fausse du mariage, il n’aura que la débauche permise, il ne connaîtra que la même vie immorale où j’ai succombé et fait succomber ma femme, vie qui s’appelle chez nous la vie honnête de la famille. Songez quel pervertissement d’idées doit naître quand la situation la plus heureuse de l’homme, la liberté, la chasteté est regardée comme une chose misérable et ridicule. Le plus haut idéal, la meilleure situation de la femme, être pure, être une vestale, une vierge, provoquera peur et la risée dans notre société. Combien et combien de jeunes filles sacrifient leur pureté à ce Moloch de l’opinion, en se mariant avec des canailles pour ne pas demeurer vierges, c’est-à-dire supérieures ? De peur de se trouver dans cet état idéal, elles se perdent.
Mais je ne comprenais pas, jadis, je ne comprenais pas que les paroles de l’Évangile : « que celui qui regarde la femme avec volupté commet déjà l’adultère avec elle, » ne se rapportent pas aux femmes d’autrui, mais notamment et surtout à notre femme. Je ne comprenais pas, et je pensais que cette Lune de Miel, et tous mes actes durant cette période étaient vertueux, que satisfaire ses désirs avec sa femme est une chose éminemment chaste. Comprenez donc, ce départ, ces isolements, que les jeunes mariés arrangent avec la permission des parents, je crois que ce n’est autre chose, décidément, que la permission de faire la noce.
Je ne voyais donc en cela rien de mauvais ni de honteux, et, en espérant de grandes joies, je commençais de vivre la Lune de Miel. Et bien certainement il n’en résulta rien ! Mais j’y avais foi, je la voulus coûte que coûte. Plus je m’efforçais, moins j’aboutissais. Tout ce temps je me sentis anxieux, honteux et ennuyé. Bientôt, je commençais à en souffrir. Je crois que le troisième ou le quatrième jour, je trouvai ma femme triste et lui en demandai la raison. Je me mis à l’embrasser, ce qui à mon avis était tout ce qu’elle pouvait désirer. Elle m’écarta de la main et se mit à pleurer.
De quoi ? Elle ne put me le dire. Elle était chagrine, angoissée. Probablement ses nerfs torturés lui avaient suggéré la vérité sur l’ignominie de nos relations, mais elle ne trouvait pas les termes pour le dire. Je me mis à la questionner ; elle répondit qu’elle avait le regret de sa mère absente. Il m’apparut qu’elle ne disait pas vrai. Je cherchai à la consoler eu gardant le silence sur ses parents. Je ne concevais pas qu’elle se sentait tout simplement accablée et que les parents n’y étaient pour rien. Elle ne m’écoutait pas ; et je l’accusai de caprice. Je me mis à la railler doucement. Elle sécha ses larmes et me reprocha, en termes durs et blessants, mon égoïsme et ma cruauté.
Je la regardai. Toute sa figure exprimait la haine, et cette haine était contre moi. Je ne puis vous exprimer l’effroi que j’éprouvai à cette vue. « Comment ! Quoi ! pensais-je. L’amour, c’est l’unité des âmes, et la voilà qui me hait ! moi ? Pourquoi ! Mais c’est impossible ! Ce n’est plus elle. »
Je tâchai de la calmer. Je me heurtai à une inébranlable et froide hostilité, tellement que, sans avoir le temps de réfléchir, je fus pris d’une vive irritation. Nous échangeâmes des propos désagréables… L’impression de cette première brouille fut terrible. J’appelle cela brouille — mais le terme est inexact. C’était la découverte soudaine de l’abîme qui s’était creusé entre nous. L’amour était épuisé avec la satisfaction de la sensualité. Nous restâmes l’un en face de l’autre sous notre vrai jour, comme deux égoïstes qui cherchent à se procurer le plus de jouissances, comme deux individus qui cherchent à s’exploiter mutuellement.
Donc, ce que j’appelais notre brouille était notre véritable situation mise au jour après l’apaisement de la volupté. Je ne me rendis pas compte que cette hostilité froide était notre état normal et que cette première querelle serait bientôt noyée sous un nouveau flot de sensualité quintessenciée. Je crus que nous nous étions disputés, que nous nous étions réconciliés et que cela ne nous arriverait plus. Mais, en cette même Lune de Miel, arriva une période de satiété où nous cessâmes d’être nécessaires l’un à l’autre, et une nouvelle brouille éclata.
Il devenait évident que la première n’était pas un hasard : « C’était fatal, » pensai-je. Cette seconde querelle me stupéfia d’autant plus qu’elle avait une cause extrêmement injuste. Ce fut quelque chose comme une question d’argent — et jamais je n’avais marchandé sur ce chapitre : il était même impossible que je le fisse vis-à-vis d’elle. Je me souviens seulement qu’à une remarque que je lui fis, elle insinua que c’était mon intention de la dominer au moyen de l’argent, et que c’est sur l’argent que je basais mon unique droit sur elle. Enfin, quelque chose d’extraordinairement bête et lâche qui n’était ni dans mon caractère ni dans le sien.
Je me mis hors de moi, je l’accusai d’indélicatesse, tandis qu’elle m’accusait pareillement, et la dispute éclata. Dans ses paroles, dans l’expression de son visage, de ses yeux, je remarquai de nouveau la haine qui m’avait tant stupéfié naguère. Avec un frère, des amis, mon père, il m’est arrivé de me brouiller, mais jamais il n’y eut entre nous cette méchanceté farouche. Quelque temps passa, et cette haine mutuelle fut encore couverte par un flux de volupté, et je me consolai de nouveau en me disant que ces scènes étaient des fautes réparables.
Mais à la troisième, mais à la quatrième reprise, je compris que ce n’était pas une simple faute, que c’était une fatalité qui devait arriver encore. Je ne m’effrayai plus, je m’étonnai seulement que ce fût précisément moi qui vécusse si mal avec ma femme, que cela n’arrivât pas dans les autres ménages. J’ignorais que dans tous les ménages se passent les mêmes péripéties, mais que tous, comme moi, s’imaginent que c’est un malheur, un malheur exclusivement réservé à eux seuls, et ils cachent soigneusement ce malheur honteux, non pas seulement aux autres, mais à eux-mêmes, comme une mauvaise maladie.
C’est ce qui m’arriva. Commencé dès les premiers jours, cela se perpétua et augmenta, avec des caractères d’acharnement toujours plus marqués. Au fond de mon âme, dès les premières semaines, je sentis que j’étais attrapé, que j’avais ce que je n’attendais pas et que le mariage n’est pas un bonheur, mais une épreuve pénible. Comme tout le monde, je me refusai à l’avouer (je ne l’aurais pas avoué même maintenant, n’eût été le dénouement)… Je m’étonne maintenant comment je ne voyais pas ma situation vraie. C’était cependant facile à percevoir devant ces querelles commencées pour des motifs si futiles, qu’après on ne pouvait se les rappeler.
Comme il arrive souvent chez la jeunesse rieuse, qui, à défaut de plaisanteries, rit de son propre rire, de même nous ne trouvions pas de raisons à notre haine et nous nous haïssons parce que la haine bouillonnait naturellement en nous. Plus extraordinaire encore était le manque de raisons pour se réconcilier. Parfois des paroles, des explications, des larmes même, mais parfois, je m’en souviens, après des mots insultants, tacitement arrivaient des embrassades, des déclarations. Abomination ! comment ne percevais-je pas alors ces bassesses ?…
Tous, tous, hommes et femmes, nous sommes élevés dans ces aberrations de sentiment qu’on nomme amour. Moi, depuis mon enfance, je me préparais à cette chose, et j’aimai, j’aimai durant toute ma jeunesse, et je fus joyeux d’aimer. On m’a mis en tête que c’était l’occupation la plus noble et la plus élevée du monde. Mais, quand ce sentiment attendu arriva enfin, et que, homme, je m’y adonnai, le mensonge fut percé à jour. En théorie on suppose un haut amour, en pratique c’est chose ignoble et dégradante, dont il est également dégoûtant de parler et de se souvenir. Ce n’est pas en vain que la nature a fait des façons ! Mais les gens feignent que l’ignoble et le honteux est beau et élevé.
Je vous dirai brutalement et brièvement quels furent les premiers signes de mon amour. Je m’adonnai aux excès bestiaux, non seulement en n’en étant pas honteux, mais en m’en montrant fier, sans penser à la vie intellectuelle de ma femme. Et non seulement je ne pensais pas à sa vie intellectuelle, mais même à sa vie physique. Je m’étonnais de l’origine de notre hostilité, et, pourtant, comme c’était clair ! Cette hostilité n’était autre chose qu’une protestation de la nature humaine contre la bête qui l’asservissait. Il n’en pouvait être autrement. Cette haine, c’était la haine de complices d’un crime. N’est-ce pas un crime, lorsque cette pauvre femme fut devenue enceinte le premier mois, que notre liaison de cochons continuât toujours ?
Vous vous imaginez que je m’éloigne de mon récit. Du tout. Je vous raconte toujours l’histoire des événements qui amenèrent le meurtre de ma femme. Les imbéciles ! Ils croient que j’ai tué ma femme le 5 octobre. C’est longtemps avant que je l’ai immolée, comme eux tous tuent à présent. Comprenez bien que dans notre monde il y a une idée partagée par tous que la femme procure à l’homme du plaisir (et vice versa, probablement, mais je n’en sais rien, je ne connais que mon cas) : Wein, Weiber und Gesang. C’est ainsi que disent les poètes en leurs vers : La Femme, le Vin et les Chansons !
Si ce n’était que cela ! prenez toute la poésie, la peinture, la sculpture, en commençant par les Petits Pieds de Pouschkine, de Vénus et Phryné, vous verrez que la femme n’est qu’un moyen de jouissance. Elle est ainsi à Trouba[4], à Gratchevka et à un bal de la Cour. Et songez à cette ruse diabolique : si c’est une saleté, on devrait dire que la femme est un morceau fin ; mais d’abord les chevaliers assurent qu’ils adorent la femme (ils l’adorent et la regardent tout de même comme un moyen de jouissance), puis tous assurent estimer la femme, les uns lui cèdent leur place, lui ramassent le mouchoir, les autres lui reconnaissent le droit d’occuper tous les emplois, de participer au gouvernement, etc. Mais en dépit de tout cela, le point essentiel demeure le même. Elle est, elle reste un objet de volupté, et elle le sait. C’est de l’esclavage, puisque l’esclavage n’est autre chose que l’utilisation du travail des uns à la jouissance des autres. Pour que l’esclavage n’existe pas, il faut que les gens se refusent à jouir du travail des autres et l’envisagent comme un acte honteux et comme un péché.
Actuellement, il arrive ceci : on abolit la forme extérieure, on supprime les actes de vente de l’esclavage et on s’imagine et on assure aux autres que l’esclavage est aboli. On ne veut pas voir qu’il existe toujours, puisque les gens, comme auparavant, aiment, et croient bon et juste, de profiter du labeur des autres. Cela étant donné, il se trouvera toujours des êtres plus forts ou plus rusés que les autres pour en profiter. La même chose se passe avec l’émancipation de la femme. Au fond, le servage féminin est tout dans son assimilation avec un moyen de plaisir. On excite la femme, on lui donne toute espèce de droits égaux à ceux de l’homme, mais on continue à l’envisager comme un objet de volupté, et on l’élève ainsi depuis son enfance et dans l’opinion publique.
Elle est toujours la serve humiliée et corrompue, et l’homme reste toujours le Maître débauché. Oui, pour abolir l’esclavage, il faut que l’opinion publique admette qu’il est honteux d’exploiter le prochain, et pour l’affranchissement de la femme, il faut que l’opinion publique admette comme honteuse l’idée de la femme instrument de plaisir.
L’émancipation de la femme n’est pas dans les cours publics, à la Chambres des députés, mais dans la chambre à coucher.
On doit combattre la prostitution non pas dans les maisons de tolérance, mais en famille. On libère la femme dans les cours publics et à la Chambre, mais elle reste un instrument de plaisir ! Apprenez-lui, comme on l’apprend chez nous, à s’envisager comme telle, et elle restera toujours un être inférieur. Ou, avec l’aide de médecins canailles, elle cherchera à prévenir la conception de l’enfant, et sera une parfaite prostituée, descendue, non au degré d’un animal, mais au degré d’un objet, ou elle sera ce qu’elle est dans la plus grande partie des cas, malade, hystérique, misérable, sans espoir de progrès spirituel !…
— Mais pourquoi cela ? demandai-je.
— Eh ! le plus étonnant, c’est que personne ne veut comprendre cette chose si évidente, que doivent comprendre les médecins, et qu’ils se gardent bien de faire comprendre. L’homme veut jouir, et il ne veut pas savoir la loi de la nature — les enfants. Mais les enfants naissent et deviennent un empêchement pour le plaisir. Alors l’homme, qui ne cherche toujours que le plaisir, imagine des moyens d’éviter cet empêchement. On a trouvé trois moyens : 1° la recette des canailles, faire de la femme un monstre par ce qui constitue et doit constituer toujours un grand malheur pour elle, la stérilité. Alors l’homme peut jouir tranquillement et continuer ; 2° la polygamie, non pas la polygamie honnête comme chez les musulmans, mais l’infâme, la nôtre, l’européenne, pleine de mensonge et de tromperie ; 3° le détour. Mais celui-ci n’est pas même un moyen, c’est une simple, brutale et directe atteinte aux lois de la nature que commettent tous les maris du peuple et de la plus grande partie des soi-disant gens honnêtes. Nous n’avons pas encore atteint l’étiage de l’Europe ni Paris, ni le « système des deux enfants », ni Mahomet ; nous n’avons rien trouvé, parce que nous n’y avons pas pensé. Nous flairons qu’il y a quelque chose de mauvais dans les deux premiers moyens ; nous voulons garder la famille, et notre vision de la femme est encore pire.
La femme doit être chez nous, en même temps, enceinte, maîtresse, nourrice — et ses forces n’y suffisent pas. Voilà pourquoi nous avons l’hystérie, les nerfs, et, chez les paysans, la « possession », l’ensorcellement. Notez que chez la « jeune fille » paysanne, la possession n’existe pas, mais seulement chez la femme et chez la femme qui vit avec son mari. Le pourquoi est clair, et c’est la cause de la décadence intellectuelle et morale de la femme et de son abaissement,
Si l’on songeait quelle grande œuvre c’est pour l’épouse que la gestation ! En elle se forme l’être qui nous continue, et cette œuvre sainte est contrecarrée et rendue pénible… par quoi ? Il est effroyable d’y penser ! Et, après cela, on parle de la liberté, des droits de la femme. C’est comme des anthropophages gavant leurs prisonniers pour les dévorer et assurant en même temps à ces malheureux qu’on prend soin de leurs droits et de leur liberté.
Tout cela était neuf et me stupéfiait beaucoup.
— Mais s’il en est ainsi, dis-je, il en résulte qu’on peut aimer sa femme seulement une fois tous les deux ans… Et comme l’homme…
— Et l’homme en a besoin ? Au moins les prêtres de la science nous l’assurent. Je les forcerais, ces sacerdos, à remplir l’emploi de ces femmes qui, d’après leur avis, sont nécessaires à l’homme. Qu’est-ce qu’ils chanteraient alors ? Assurez l’homme qu’il a besoin d’eau-de-vie, de tabac, d’opium, et il croira ces poisons nécessaires. Il en résulte que Dieu n’a pas su arranger l’affaire comme il faut, puisque, sans demander l’avis des sacerdos, il a combiné ainsi la chose. L’homme a besoin, ainsi ont-ils décidé, de satisfaire sa volupté, et voilà que cette fonction est dérangée par la naissance et l’allaitement des enfants.
Que faire alors ? Mais s’adresser aux sacerdos, ils arrangeront tout, et ils ont vraiment trouvé. Quand donc seront découronnées ces canailles avec leurs mensonges ? Il est bien temps ! Nous en avons jusque là ! On devient fou, on se tire des coups de revolver, et toujours à cause de cela ! Et comment en pourrait-il être autrement ?
On dirait que les animaux savent que la descendance continue leur espèce et ils suivent à cet égard une certaine loi. Il n’y a que l’homme qui ne la connaît pas et ne veut pas la connaître. Il n’est soucieux que d’avoir le plus de volupté. Le roi de la nature — l’homme ! Notez bien que les animaux s’accouplent seulement quand ils peuvent reproduire l’espèce, et l’ignoble roi de la nature s’accouple en tout temps. Et non content de cela, il élève cette occupation de singe à un idéal ! Au nom de cet amour, — c’est-à-dire de cette saleté, — il tue la moitié du genre humain. De la femme qui doit être son aide dans le mouvement de l’humanité vers la liberté, il fait au nom de ses plaisirs non pas une aide, mais une ennemie. Qu’est-ce qui réfrène partout le mouvement progressif de l’humanité ? La femme. Pourquoi en est-il ainsi ? Pour ce que j’ai dit, et pour cela seulement.
Oui, de beaucoup pire que l’animal est l’homme, quand il ne vit pas en homme. Ainsi étais-je ! L’horrible, c’est que je croyais, ne me laissant pas séduire par les autres femmes, que je menais une vie de famille honnête, que j’étais un être très moral, et que si nous avions des querelles, la faute en était à ma femme, à son caractère.
Mais il est évident que la faute n’était pas à elle. Elle était comme tout le monde, comme la majorité. Elle était élevée d’après les principes exigés par la situation de notre monde, c’est-à-dire comme sont élevées sans exception toutes les jeunes filles de notre classe riche et comme elles ne peuvent pas ne pas être élevées. Que de fois il nous arrive d’entendre ou de lire des réflexions sur l’anormalité de la condition des femmes et sur ce qu’elles devraient être. Mais ce ne sont là que vaines paroles ! L’éducation des femmes résulte de la véritable et non imaginaire vision de la vocation de la femme par le monde. D’après cette vision, la condition de la femme consiste à procurer du plaisir, et c’est dans ce sens que se fait son éducation. Depuis son enfance, on ne lui apprend que des choses qui peuvent augmenter son charme. Chaque jeune fille s’accoutume à ne rêver qu’à cela.
Comme les serfs étaient élevés uniquement pour plaire à leurs maîtres, la femme est élevée pour attirer les hommes : il n’en peut être autrement. Mais vous direz peut-être que cela ne se rapporte qu’aux jeunes filles mal élevées, celles que nous appelons des « demoiselles », mais qu’il est une autre éducation, sérieuse celle-là, dans les collèges, avec des langues mortes, dans les instituts d’accouchement, dans les cours de médecine et autres : c’est faux !
Toutes espèces d’éducations féminines n’ont pour but que d’attirer les hommes.
Les unes attirent par la musique ou les cheveux bouclés, les autres par la science ou par la vertu civique. Le but est le même et ne peut être autre (puisque l’autre n’existe pas)I séduire l’homme pour le posséder. Imaginez-vous des cours pour les femmes et la science féminine sans les hommes, c’est-à-dire les femmes savantes et les hommes ne le sachant pas ? Mais non ! aucune éducation, aucune instruction ne pourra changer la femme, tant que son plus haut idéal sera le mariage et non la virginité, l’affranchissement de la sensualité. Jusque-là, elle restera serve. Il suffit d’imaginer, en oubliant l’universalité du cas, les conditions où sont élevés nos demoiselles, pour ne pas s’étonner de la débauche des femmes de nos classes supérieures, mais pour s’étonner du contraire.
Suivez mon raisonnement : depuis l’enfance, les vêtements, les ornements, la propreté, la grâce, les danses, la musique, la lecture des vers, les romans, le chant, le théâtre, le concert, à l’usage interne et externe, selon que les femmes écoutent ou exercent elles-mêmes. Avec cela une complète oisiveté physique, un soin excessif du corps, une nourriture de sucreries, succulente ; et Dieu sait comme les pauvres vierges souffrent de leur propre sensualité excitée par toutes ces choses. Neuf sur dix sont torturées, intolérablement, durant la première période de maturité — et après, si elles ne se marient pas à vingt ans. Nous ne voulons pas voir, mais ceux qui ont des yeux voient tout de même. Et même, en majorité, ces malheureuses sont tellement excitées par une sensualité cachée (et c’est encore bien si elle est cachée), qu’elles ne sont propres à rien ; elles s’animent seulement en présence des hommes. Toute leur vie se passe dans des préparatifs de coquetteries ou en coquetteries même. Devant les hommes, elles s’animent trop, elles commencent de vivre par l’énergie sensuelle, mais il suffit à l’homme de s’en aller, la vie finit.
Et cela non pas devant un certain homme, mais devant tous, pourvu qu’il ne soit pas tout à fait hideux. Vous direz que c’est une exception : non, c’est une règle. Seulement, chez les unes cela se trahit fortement, chez les autres moins, mais aucune ne vit de sa vie propre, elles dépendent toutes de l’homme. Elles ne peuvent être autrement, puisque pour elles l’attraction du plus grand nombre d’hommes est l’idéal de la vie (jeunes filles et femmes mariées), et c’est pour cette cause qu’elles n’ont pas de sentiment plus fort que celui du besoin animal de toute femelle qui cherche à attirer la plus grande quantité de mâles pour augmenter les chances du choix ; c’est ainsi dans la vie des jeunes filles, et cela continue durant le mariage : dans la vie des jeunes filles c’est nécessaire pour la sélection, dans le mariage pour dominer le mari. Une seule chose supprime ou interrompt quelque temps ces tendances, c’est les enfants, et encore quand la femme n’est pas un monstre, c’est-à-dire nourrit elle-même. Ici encore le médecin s’en mêle.
Avec ma femme qui voulait elle-même nourrir et qui a nourri ses six enfants, il est advenu que le premier enfant fut souffrant. Les médecins, qui cyniquement la déshabillèrent et la tâtèrent partout, et que je dus remercier et payer pour ces actes, ces chers médecins trouvèrent qu’elle ne devait pas nourrir et elle fut momentanément privée du seul remède à la coquetterie. C’est une nourrice qui acheva de nourrir ce premier-né, c’est-à-dire que nous profitâmes de la pauvreté et de l’ignorance d’une femme pour la voler à son petit en faveur du nôtre, et nous l’habillâmes pour cela d’un kokoschnik avec des galons d’or. Toutefois, là n’est pas la question, mais de ce que se réveilla en ma femme cette coquetterie endormie durant qu’elle allaitait. Grâce à cela, elle raviva en moi les tourments de la jalousie que j’avais connus jadis, mais à un degré beaucoup moindre.
Oui, la jalousie, c’est encore un des secrets du mariage connu de tous et caché de tous. Outre la cause générale de la haine mutuelle des époux qui résulte de la complicité de la souillure d’un être humain, et d’autres causes encore, la source intarissable des blessures des époux, c’est la jalousie. Mais d’après un consentement tacite, il est décidé de les cacher de tous et on les cache. Les connaissant, chacun suppose en lui-même que c’est une particularité malheureuse et non un destin commun, il en était ainsi de moi, et il en devait être ainsi. La jalousie ne peut manquer entre époux qui vivent immoralement. S’ils ne peuvent sacrifier leurs plaisirs pour le bien de leur enfant, ils en concluent avec justesse qu’ils ne sacrifieront pas leurs plaisirs pour je ne dirai pas le bien-être et la tranquillité (puisqu’on peut pécher en cachette), mais seulement pour la conscience. Chacun sait fort bien que ni l’un ni l’autre n’admettent de grands motifs moraux pour ne pas trahir, puisque dans leurs relations mutuelles ils faillent aux exigences morales, et dès lors ils se défient et se guettent l’un l’autre.
Oh ! quel sentiment effroyable que la jalousie ! Je ne parle pas de cette jalousie véritable qui a des fondements (elle est torturante, mais elle promet une issue), mais de cette jalousie inconsciente qui, infailliblement, accompagne tout mariage immoral et qui, n’ayant pas de cause, n’a pas de fin. Cette jalousie est épouvantable, épouvantable, c’est le mot.
Et la voici : un jeune homme parle à ma femme, il la regarde en souriant, et, d’après ce qui me paraît, il examine son corps. Comment ose-t-il penser à elle, penser à la possibilité d’un roman avec elle ? Et comment, elle, voyant cela, peut-elle le tolérer ? Non seulement elle tolère, mais elle paraît satisfaite. Je vois même qu’elle se met en frais pour lui. Et dans mon âme monte une telle haine pour elle que chacun de ses mots, chaque geste, me dégoûtent. Elle le remarque, elle ne sait que faire, ni comment prendre l’air d’une animation indifférente ? Ah ! je souffre ! Ça la rend gaie, la voilà contente ! Et ma haine décuple, mais je n’ose lui donner libre cours, parce qu’au fond de l’âme je sais que de véritables motifs, il n’en est pas. Et je reste assis, feignant l’indifférence, exagérant l’attention et la courtoisie envers lui.
Puis je me fâche contre moi-même, j’ai le désir de sortir de la pièce, de les laisser seuls, et je sors effectivement ; mais à peine sorti je suis envahi par l’effroi de ce qui se passe là-bas en mon absence. Je rentre encore en inventant un prétexte ; quelquefois je n’entre pas, je reste près de la porte…, j’écoute ! Comment peut-elle s’humilier et m’humilier, me mettant dans cette situation si lâche de suspicion et d’espionnage ? Oh ! l’abomination, oh ! le méchant animal, et lui donc, lui, que pense-t-il ? Mais il est comme tous les hommes, ce que j’étais avant mon mariage ; cela lui fait plaisir, il sourit même en me regardant comme s’il disait : « Qu’y faire ? C’est mon tour maintenant ! »
Ce sentiment est horrible. Sa brûlure est insupportable ! Il me suffisait de porter ce sentiment sur quiconque, il me suffisait de suspecter une seule fois un homme de convoiter ma femme, pour qu’à jamais cet homme fût gâté pour moi, comme s’il était aspergé de vitriol. Il me suffisait d’être une fois jaloux d’un être, et jamais plus je ne pouvais rétablir avec lui de simples relations humaines, et mes yeux étincelaient lorsque je le regardais.
Quant à ma femme, tant de fois je l’avais enveloppée de ce vitriol moral, de cette haine jalouse, qu’elle en était avilie. Dans les périodes de cette haine sans causer je l’ai progressivement découronnée, je l’ai couverte de honte dans mon imagination.
J’inventais des fourberies impossibles, je suspectais, je suis honteux de le dire, qu’elle, cette reine des Mille et une Nuits, me trompait avec mon serf, à mes yeux et en se riant de moi. Ainsi, à chaque nouveau flux de jalousie (je parle toujours de la jalousie sans motifs), j’entrais dans le sillon creusé auparavant par mes sales suspicions, et je creusais toujours plus profond. Elle faisait la même chose. Si j’avais, moi, des raisons d’être jaloux, elle, qui connaissait mon passé, en avait mille fois davantage. Et elle me jalousait plus méchamment que moi. Et les souffrances que j’éprouvais de sa jalousie étaient différentes et également très pénibles.
Cela peut s’exprimer ainsi : nous vivons plus ou moins tranquilles… Je suis même gai, content. Soudain nous entamons une conversation sur quelque sujet des plus banals, et du coup elle se trouve en dissentiment pour des choses sur lesquelles nous étions en général d’accord, et de plus je vois que, sans aucune nécessité, elle s’irrite. Je pense qu’elle a ses nerfs, ou bien que le sujet de conversation lui est vraiment désagréable. Nous parlons d’autre chose ; et cela recommence. De nouveau, elle me harcèle, elle s’irrite. Je m’étonne, je cherche. Quoi ? Pourquoi ? Elle se tait, me répond par monosyllabes, en faisant évidemment allusion à quelque chose. Je commence à deviner que la raison de tout cela est que j’ai fait quelques tours dans le jardin avec sa cousine à laquelle je ne pensais même pas. Je commence à deviner ! Mais je ne puis le dire. Si je le dis, je confirme ses soupçons. Je l’interroge, je la questionne. Elle ne répond pas, mais elle devine que je comprends, et cela confirme davantage ses soupçons.
— « Qu’as-tu ? demandé-je.
— « Rien, je suis comme toujours, » fait-elle.
Et, en même temps, comme une folle, elle dit des inepties, des méchancetés inexplicables.
Parfois je patiente, mais d’autres fois j’éclate, je me fâche aussi ; alors sa propre irritation coule en un flot d’injures, en reproches de crime imaginaire, et tout cela mené au plus haut degré par des sanglots, des larmes, des courses de la maison vers les endroits les plus improbables. Je me mets à sa recherche ; je suis honteux devant le monde, devant les enfants. Rien à faire ! Elle est dans un état où je la sens prête à tout. Je cours, je la trouve enfin, Il se passe des nuits torturantes, où tous les deux, les nerfs rompus, après les mots et les accusations les plus cruelles, nous nous apaisons.
Oui, la jalousie ; la jalousie sans cause, c’est la condition de notre vie conjugale débauchée, et, durant tout le temps de mon mariage, jamais je ne cessai de l’éprouver et d’en souffrir. Il y eut deux périodes où j’en souffris plus intensément. La première fois, ce fut après la naissance de notre premier enfant, quand les médecins eurent défendu à ma femme de le nourrir. Je fus particulièrement jaloux, d’abord parce que ma femme éprouvait cette inquiétude propre à la matière animale quand le train régulier de la vie est interrompu sans sujet, mais surtout je fus jaloux parce que, ayant vu avec quelle facilité elle avait rejeté ses devoirs moraux de mère, je conclus avec raison, quoique inconsciemment, qu’elle rejetterait aussi facilement le devoir conjugal, d’autant qu’elle se portait parfaitement puisque, malgré la défense des chers docteurs, elle allaita les enfants suivants, et même très bien.
— Je vois que vous n’aimez pas les médecins, fis-je, ayant remarqué l’expression extraordinairement méchante de la figure et de la voix de Posdnicheff chaque fois qu’il parlait d’eux.
— Il n’est pas question de les aimer ou de ne pas les aimer ! Ils ont perdu ma vie, comme ils ont perdu la vie de milliers d’êtres avant moi, et je ne puis pas ne pas lier la conséquence avec la cause. Je conçois qu’ils veuillent, comme les avocats et les autres, gagner de l’argent ; je leur aurais donné volontiers la moitié de mes rentes, et chacun le ferait à ma place si l’on comprenait ce qu’ils font, chacun le ferait pour qu’ils ne se mêlent pas de la vie conjugale et se tiennent à distance. Je n’ai pas fait de statistiques, mais je connais des dizaines de cas — mais en réalité ils sont innombrables — où ils ont tué, tantôt un enfant dans le sein de sa mère, assurant que la mère ne pouvait accoucher (et la mère accoucherait très bien), tantôt des mères, sous prétexte d’une soi-disant opération… Personne n’a compté ces assassinats, comme on n’a pas compté les assassinats de l’Inquisition, parce qu’on supposait que cela se faisait pour le bonheur de l’Humanité. Innombrables sont les crimes des médecins ! Mais tous ces crimes ne sont rien, comparés à cette démoralisation matérialiste qu’ils introduisent dans le monde par les femmes. Je ne parle pas même de ceci que, si on voulait suivre leurs indications, grâce au microbe qu’ils voient partout, l’Humanité, au lieu de tendre à l’union, doit aller à la désunion complète. Tout le monde, d’après leurs doctrines, doit s’isoler et ne pas éloigner de la bouche une seringue à acide phénique (d’ailleurs, ils ont trouvé à présent que ce n’est plus bon). Mais je leur passerais toutes ces choses : le poison suprême, c’est le pervertissement des gens, des femmes surtout. On ne peut plus dire maintenant : « Tu vis mal, vis mieux ! » On ne peut plus le dire ni à soi-même ni aux autres, car si tu vis mal (disent les docteurs) la cause est dans le système nerveux ou dans quelque chose de semblable. Et il faut aller les consulter, et ils te prescriront pour trente-cinq copecks de remèdes pris à la pharmacie, et il te faut les avaler. Ton état empire ? Encore des médecins, encore des remèdes ! L’excellente affaire !
Mais revenons à notre sujet. Je disais que ma femme nourrissait bien ses enfants, que l’allaitement et la gestation des enfants, des enfants en général, apaisaient mes tortures de jalousie, mais que, comme contre-partie, ils provoquaient des tourments d’un autre genre.
Les enfants vinrent rapidement l’un après l’autre, et il arriva ce qui arrive dans notre monde avec les enfants et les médecins. Oui, les enfants, l’amour maternel, c’est une chose pénible ! Les enfants, pour une femme de notre société, ne sont pas une joie, un orgueil, ni un accomplissement de sa vocation, c’est la peur, l’inquiétude, une souffrance interminable, un supplice. Les femmes le disent, elles le pensent et le sentent ainsi. Les enfants pour elles sont vraiment une torture, non parce qu’elles ne veulent pas accoucher, nourrir et soigner (les femmes avec un fort instinct maternel, de la catégorie desquelles était la mienne, sont prêtes à cela), mais parce que les enfants peuvent devenir malades et mourir. Elles ne veulent pas accoucher pour ne pas aimer, et quand elles aiment elles ne veulent pas avoir peur pour la santé et la vie de l’enfant. C’est la cause pour laquelle elles ne veulent pas nourrir. « Si je le nourris, disent-elles, je l’aimerai trop. » On dirait qu’elles auraient préféré des enfants en caoutchouc qui ne pourraient ni être malades, ni mourir, et qu’on pourrait toujours réparer. Quel enchevêtrement dans la tête de ces pauvres femmes ! Pourquoi des abominations pour ne pas être enceinte, pour éviter d’aimer les petits ?
L’amour, l’état d’âme le plus joyeux, est représenté comme un péril. Et pourquoi ? Parce que, quand un homme ne vit pas en homme, il est pire qu’une bête. Une femme ne peut pas envisager un enfant autrement que comme un plaisir. Il est vrai qu’il est douloureux d’accoucher, mais quelles menottes !… Oh ! les menottes, oh ! les petits pieds, oh ! son sourire, oh ! son petit corps, oh ! son gazouillement, oh ! son hoquet ! En un mot, c’est un sentiment de maternité animale, sensuelle. Mais d’idée sur la signification mystérieuse de l’apparition d’un nouvel être humain qui nous remplacera, il n’en est guère.
Il n’y a rien de tout ce qu’on dit et fait : au baptême de l’enfant, personne n’y croit plus, et cependant ce n’était pas autre chose qu’un rappel sur la signification humaine du nouveau-né.
On a rejeté tout cela, mais on ne l’a pas remplacé et il ne reste que des robes, des dentelles, des menottes, des petits pieds, il ne reste que ce qui existe chez l’animal. Mais l’animal n’a ni imagination, ni prévision, ni raison, pas de médecin — oui, encore le médecin ! — chez la poule, la vache, le poussin laisse tomber sa tête, accablé, le veau meurt, la poule glousse et la vache beugle quelque temps, puis ces bêtes continuent de vivre, oublieuses. Chez nous, si l’enfant tombe malade, que faire, où le soigner, quel docteur appeler, où aller ? S’il meurt, il n’y aura plus ni menottes, ni petits pieds, et alors à quoi bon les souffrances endurées ? La vache ne demande pas tout cela, et voilà pourquoi les enfants sont une misère. La vache n’a pas d’imagination, et c’est pourquoi elle ne peut penser comment elle aurait pu sauver l’enfant, si elle avait fait ceci ou cela, et son chagrin, qui se fond dans son être physique, ne dure qu’un temps très court, n’est qu’un état et non pas cette douleur qu’on exagère, grâce à l’oisiveté et à la satiété, jusqu’au désespoir. Elle n’a pas ce raisonnement grâce auquel on demande le pourquoi : « Pourquoi supporter toutes ces tortures, pourquoi tant d’amour si les petits doivent mourir ? » Elle n’a pas de logique qui lui dicte de ne plus avoir d’enfant, et que si par surprise on en a, il ne faut ni les aimer ni les nourrir, pour ne pas souffrir. Et nos femmes raisonnent — et raisonnent ainsi — et voilà pourquoi j’ai dit que quand un homme ne vit pas en homme, il est au-dessous de l’animal.
— Mais alors, comment faut-il faire, d’après vous, pour traiter les enfants humainement ? demandai-je.
— Comment ! mais les aimer en homme.
— Eh bien ! est-ce que les mères n’aiment pas leurs enfants ?
— Elles ne les aiment pas humainement !… ou presque jamais ! Et voilà pourquoi elles ne les aiment pas même comme des chiens. Notez ceci, une poule, une oie, une louve resteront toujours, pour la femme, des idéals inaccessibles d’amour animal. Il est rare qu’une femme se jette, au péril de ses jours, sur un éléphant pour lui reprendre son enfant, tandis qu’une poule, un moineau ne manqueront pas de se jeter sur un chien et se donneront tout entiers pour leurs enfants. Observez encore ceci. La femme a le pouvoir de limiter son amour physique pour ses enfants, ce qu’un animal ne peut faire. Cela veut-il dire que grâce à cela la femme est inférieure à l’animal ? Non, elle est supérieure (et même dire supérieure est injuste, elle n’est pas supérieure, elle est autre), mais elle a d’autres devoirs, des devoirs humains, elle peut se contenir devant l’amour animal et transporter cet amour sur l’âme de l’enfant. Voilà qui serait le rôle de la femme, et c’est justement ce qu’on ne voit pas dans notre monde. Nous lisons les actes héroïques des mères qui sacrifièrent leurs enfants au nom d’une idée supérieure, et ce nous semble des contes du monde antique qui ne nous regardent pas. Et pourtant je crois que si la mère n’a pas quelque idéal au nom duquel elle puisse sacrifier le sentiment animal, si cette force ne trouve pas d’emploi, elle la transportera sur des essais chimériques pour conserver physiquement son enfant, aidée dans cette tâche par le médecin, et elle pâtira, et elle souffrira comme elle souffre.
Il en fut ainsi de ma femme. Que ce fût un seul ou cinq enfants, le sentiment resta le même. Plutôt fut-ce un peu mieux quand il y en eut cinq. La vie était toujours empoisonnée de la peur pour les enfants, non seulement par leurs maladies réelles ou imaginaires, mais même par leur simple présence. Moi du moins, pendant toute la durée de ma vie conjugale, tous mes intérêts et tout mon bonheur dépendirent de la santé de mes enfants, de leur état, de leurs études. Les enfants, il n’y a pas à dire, c’est chose grave — mais tous doivent vivre, et, en notre temps, les parents ne peuvent plus vivre. La vie régulière n’existe pas pour eux : toute la vie de famille est suspendue à un cheveu. Quelle chose terrible que de recevoir subitement la nouvelle que le petit Basile vomit ou que Lise a fait ses besoins avec un peu de sang ! Immédiatement, vous abandonnez tout, vous oubliez tout, tout n’est rien… Ce qui est essentiel, c’est le médecin, le lavement, la température… Vous ne pouvez entamer une causerie sans que le petit Pierre n’accoure d’un air soucieux demandant si on peut manger une pomme ou quelle camisole il faut mettre, ou bien c’est la bonne qui entre avec un bébé hurlant.
La vie de famille régulière, ferme, n’existe pas. Comment, où vous vivez, et par conséquent ce que vous faites, tout dépend de la santé des petits, et la santé des petits ne dépend de personne, et grâce aux médecins qui prétendent aider la santé, toute votre vie est troublée. C’est un péril perpétuel. À peine en croit-on sortir qu’un nouveau danger arrive : encore des sauvetages. Toujours la situation de marins sur un navire qui sombre. Parfois il m’a paru que cela se faisait exprès, que ma femme feignait de s’inquiéter pour me vaincre, puisque cela résolvait si simplement la question à son profit. Il me semblait que tout ce qu’elle faisait en ces moments, elle le disait pour moi, mais à présent je vois qu’elle-même, ma femme, souffrait, était au supplice pour les petits, leur santé, leurs malaises.
Supplice pour tous deux, mais pour elle les enfants étaient aussi un moyen de s’oublier comme en une ivresse. J’ai remarqué souvent lorsqu’elle était très triste, qu’elle était soulagée quand un enfant tombait malade, de pouvoir se réfugier dans cette ivresse. C’était ivresse involontaire, parce qu’il n’y avait pas encore autre chose. De tous côtés, on entendait que Mme une telle avait perdu des enfants, que chez Mme une telle le Dr un tel avait sauvé un enfant, et que dans telle autre famille tout le monde avait déménagé à l’hôtel et par là sauvé les petits. Et les médecins, d’un air grave, confirmaient cela, soutenaient ma femme dans ses opinions. Elle aurait bien voulu ne pas avoir peur, mais le médecin lâchait telle parole comme corruption du sang, scarlatine, ou bien — que Dieu nous garde — diphtérie, et la voilà partie.
C’était impossible autrement : les femmes avaient, dans le vieux temps, cette croyance que « Dieu a donné, Dieu a repris, » que l’âme du petit ange va au Ciel, qu’il vaut mieux mourir innocent que de mourir dans le péché. Si les femmes d’aujourd’hui avaient quelque chose de semblable à cette foi, elles pourraient supporter plus paisiblement la maladie des enfants — mais de tout cela il ne reste pas même de trace. Et cependant il faut croire à quelque chose, aussi croient-elles ineptement à la médecine et pas même à la médecine, mais au médecin. L’une croit en X, l’autre en Z, et, comme toutes les croyantes, elles ne voient pas l’idiotisme de leurs croyances. Elles croient quia absurdum, parce qu’en réalité si elles ne croyaient d’une façon stupide, elles verraient la vanité de tout ce que leur prescrivent ces brigands. La scarlatine est une maladie contagieuse ; alors, quand on vit dans une grande ville, la moitié de la famille doit déménager dans un hôtel (nous l’avons fait deux fois), et cependant tout homme en ville est un centre où passent une quantité innombrable de diamètres qui portent des fils de toutes sortes de contagions. Il n’y a pas un obstacle : le boulanger, le tailleur, le cocher, les blanchisseuses, tout concourt à la propagation. Et je prends sur moi, pour chaque homme qui a déménagé pour cause de contagion, de lui trouver dans son nouveau logis une autre contagion semblable, si ce n’est la même.
Mais ce n’est pas tout. Chacun connaît des gens riches qui, après une diphtérie, détruisent tout dans leurs demeures et qui, dans des maisons nouvellement construites et meublées, tombent malades. Chacun connaît également quantité d’hommes en contact avec des malades et qui ne s’infectent pas. C’est par les racontars que naissent nos inquiétudes. L’une dit qu’elle a un excellent médecin. « Pardon, répond l’autre, il a tué tel ou tel. » Et vice versa. Amenez-lui-en un autre qui n’en sait pas davantage, qui a appris dans les mêmes livres, qui soigne d’après les mêmes formules, mais qui va en voiture et demande cent roubles par visite : elle le croira.
Tout est dans le fait que nos femmes sont sauvages. Elles n’ont pas la croyance en Dieu, et voilà que les unes croient au mauvais œil, et les autres au médecin qui demande cher pour ses visites. Si elles avaient la foi, elles sauraient que les scarlatines, etc., ne sont pas si terribles, puisqu’elles ne peuvent pas troubler ce que l’homme peut et doit aimer : l’âme. Il n’en peut résulter que ce que personne de nous ne peut éviter, la maladie et la mort. Sans la foi en Dieu, elles n’aiment que physiquement, et toute leur énergie est concentrée à conserver la vie, qu’on ne peut pas conserver, et que les médecins promettent de sauver aux sots et aux sottes. Et dès lors il n’y a rien à faire : il faut les appeler.
Ainsi la présence des enfants, non seulement n’améliorait pas nos relations de femme et de mari, mais au contraire nous désunissait. Les enfants devenaient un motif supplémentaire de dispute, et plus ils grandissaient, plus ils devenaient un instrument de lutte : on eût dit que nous nous en servions comme d’armes pour nous combattre. Chacun de nous avait son favori : moi je me servais du petit Basile (l’aîné), elle de Lise. En outre, quand les enfants furent à l’âge où le caractère se définit, il est arrivé qu’ils devenaient des alliés que nous attirions chacun de notre côté. Ils souffraient honorablement de cela, les pauvres, mais nous, dans nos perpétuels traças, nous n’avions pas la tête assez libre pour songer à eux. La fillette était ma dévouée, mais le garçon aîné, qui ressemblait à ma femme, son favori, souvent je le prenais en grippe.
Nous vécûmes d’abord à la campagne, puis en ville, et si le malheur n’était pas arrivé, j’aurais vécu ainsi jusqu’à ma vieillesse et j’aurais cru alors que j’avais eu une bonne existence — pas trop bonne, ni mauvaise non plus — une existence comme tout le monde. Je n’eusse pas compris cet abîme de malheur, d’ignoble mensonge, où je pataugeais, en sentant que quelque chose n’allait pas. Je sentis d’abord que moi, homme qui, d’après mes idées, devais être le maître, portais les jupons et que je ne pouvais m’en dépêtrer. La cause principale qui me dominait était les enfants ; j’aurais voulu me libérer, je ne le pouvais pas. Élevant les enfants, et s’appuyant sur eux, ma femme dominait. Je ne sentais pas alors qu’elle ne pouvait pas ne pas dominer, surtout parce que, en se mariant, elle était moralement supérieure à moi, comme toute jeune fille est incomparablement supérieure à l’homme puisqu’elle est incomparablement plus pure. Chose étrange, la femme ordinaire de notre milieu est un être généralement médiocre ou mauvais, sans principes, égoïste, bavarde, capricieuse, et la jeune fille ordinaire, jusqu’à vingt ans, est un être charmant, prêt à tout ce qui est beau et élevé. Pourquoi cela ? Il est évident que c’est parce que les maris les pervertissent, les abaissent à leur propre niveau.
En vérité, si les garçons et les filles naissent égaux, les fillettes se trouvent dans une meilleure situation. D’abord, la jeune fille n’est pas soumise aux conditions pervertissantes auxquelles nous sommes soumis. Elle n’a ni les cigarettes, ni le vin, ni les cartes, ni les camaraderies, ni les établissements publics, ni le fonctionnariat. Et puis, ce qui est le principal, elle est corporellement pure. Voilà pourquoi, en se mariant, elle est supérieure à son mari. Elle est supérieure à l’homme étant jeune fille, et quand elle devient femme, dans notre milieu, où l’on n’a pas besoin de travailler pour vivre, elle devient supérieure aussi, par la gravité de l’acte de générer, d’accoucher et de nourrir.
La femme en mettant au monde des enfants, en donnant le sein, voit clairement que son affaire est plus sérieuse que l’affaire de l’homme qui siège au Zemstvo, au tribunal ; elle sait que, dans ces fonctions, l’essentiel c’est l’argent, et l’argent, on peut le gagner par différents moyens — et pour cela même l’argent n’est pas fatalement nécessaire comme de nourrir un enfant. Aussi la femme est-elle nécessairement supérieur à l’homme et doit le dominer. Mais l’homme de notre milieu, non seulement ne le reconnaît pas, mais au contraire la regarde toujours du haut de sa grandeur, méprisant ce qu’elle fait.
Ainsi ma femme me méprisait pour mon labeur du Zemstvo parce quelle accouchait et nourrissait des enfants. Moi, de mon côté, je pensais que le travail de la femme est des plus méprisables, qu’on peut et doit s’en moquer.
À part les autres motifs, nous étions encore séparés par un mépris mutuel, nos relations devenaient toujours plus hostiles, et nous arrivâmes à cette période où, non seulement le dissentiment provoquait l’hostilité, mais où l’hostilité provoquait le dissentiment. Quoi qu’elle dît, j’étais d’avance d’avis contraire, et elle de même. Vers la quatrième année de notre mariage, il était tacitement décidé entre nous qu’aucune communauté intellectuelle n’était possible et nous n’y tendions même plus. Sur les objets les plus simples, nous demeurions chacun avec notre opinion, obstinément. Avec les personnes les plus étrangères, nous causions sur les sujets les plus différents et les plus intimes, mais pas entre nous. Parfois, en écoutant ma femme parler devant moi avec d’autres, je me disais : « En voilà une femme, tout ce qu’elle dit est mensonge ! » Et je m’étonnais de ce que son interlocuteur ne s’aperçût pas qu’elle mentait. En tête à tête, nous étions condamnés au silence, ou à des conversations que, j’en suis sûr, des animaux pourraient avoir entre eux !
« Quelle heure est-il ?… Il est temps de se coucher !… Qu’y a-t-il au dîner aujourd’hui ?… Où irons-nous ?… Qu’y a-t-il dans le journal ?… Il faut envoyer chercher le médecin, Lise a mal à la gorge. »
Il suffisait de sortir de ce cercle, étroit à l’extrême, de conversation, pour que l’irritation éclatât. La présence d’une tierce personne nous allégeait, car par un intermédiaire nous pouvions encore communier. Elle, probablement, croyait toujours avoir raison. Quant à moi, à mes yeux, j’étais un saint auprès d’elle.
Les périodes de ce que nous appelons amour arrivaient aussi souvent qu’auparavant. Elles étaient plus brutales, sans raffinement, sans ornement, mais elles étaient courtes et généralement suivies de périodes d’irritation sans cause, d’irritation nourrie des prétextes les plus futiles. Nous avions des escarmouches à propos du café, de la nappe, de la voiture, pour le jeu de cartes, pour des futilités enfin qui, pour l’un ni pour l’autre, ne pouvaient avoir aucune importance. Quant à moi, une exécration terrible bouillait continuellement en moi. Je regardais comment elle versait le thé, comment elle balançait son pied, comment elle portait sa cuiller à la bouche, comment elle soufflait sur les liquides chauds ou les aspirait, et je la détestais comme pour de mauvaises actions.
Je ne remarquais pas que ces périodes d’irritation dépendaient très régulièrement des périodes d’amour. Chacune de celles-ci était suivie de celles-là. Une période d’amour énergique était suivie d’une longue période de colère, une période d’amour faible amenait une irritation faible. Nous ne comprenions pas que cet amour, cette haine étaient le même sentiment animal, sous deux faces opposées. Vivre ainsi serait terrible si l’on s’expliquait les motifs. Mais nous ne les percevions, nous ne les analysions pas. C’est le supplice et le soulagement de l’homme que, lorsqu’il vit irrégulièrement, il peut s’illusionner sur les misères de sa situation. Ainsi fîmes-nous. Elle cherchait à s’oublier en des occupations absorbantes, hâtives, dans les soins du ménage, de l’ameublement, de son costume et de celui de ses enfants, de l’instruction de ceux-ci et de leur santé. C’étaient là des occupations qui ne ressortaient pas d’une nécessité immédiate, mais elle les accomplissait comme si sa vie et celle de ses enfants eussent dépendu du fait de ne pas laisser brûler la pâtisserie, de bien suspendre un rideau, de réussir une robe, de bien savoir une leçon ou d’avaler un remède.
Je voyais bien que, pour elle, tout cela était surtout un moyen d’oubli, une ivresse, comme pour moi la chasse, les cartes, mes fonctions au Zemstvo. Il est vrai qu’outre cela j’avais, moi, une ivresse proprement dite : le tabac, que je fumais en quantité considérable, et le vin, avec lequel je ne me grisais pas, mais dont je prenais trop, du Vodka avant les repas, et pendant le repas deux verres de vin, de sorte qu’un brouillard perpétuel me dissimulait les tracas de l’existence.
Ces nouvelles théories de l’hypnotisme, des maladies mentales, de l’hystérie, tout cela n’est pas une bêtise simple, mais une bêtise dangereuse ou mauvaise. Charcot, je suis sûr, aurait dit que ma femme était hystérique. Et de moi il eût dit que j’étais un être anormal, et il eût voulu me soigner, mais il n’y avait rien à soigner en nous. Toute cette « maladie mentale » était le simple résultat de ce que nous vivions immoralement. Grâce à cette vie immorale nous pâtissions et, pour étouffer nos souffrances, nous essayions des moyens anormaux, ce que les médecins nomment les « symptômes » d’une maladie mentale, l’hystérie.
Ce n’est pas chez Charcot ni chez d’autres qu’il faut se faire soigner pour cela. Ni la suggestion ni le brome n’eussent été efficaces pour notre guérison. Il eût fallu examiner l’origine du mal ; c’est comme lorsqu’on est assis sur un clou : si vous voyez le clou, vous voyez ce qui est irrégulier dans votre vie, et vous l’évitez. Dès lors le mal s’arrête, sans qu’il soit nécessaire de l’étouffer. Notre mal à nous provenait de l’irrégularité de notre vie et aussi de ma jalousie, mon irritabilité et la nécessité de me soutenir par la chasse, les cartes et surtout le vin et le tabac, dans un état de demi-ivresse perpétuelle. C’est à cause de cette irrégularité que ma femme se passionnait tant pour ses occupations. Le changement brusque de son humeur, tantôt l’extrême tristesse et tantôt l’extrême gaieté, son bavardage, provenait du besoin de s’oublier elle-même, d’oublier sa vie dans l’enivrement continuel des occupations quelconques et toutes brèves.
Nous vivions ainsi dans une perpétuelle brume, où nous ne distinguions pas notre état. Nous étions comme deux galériens attachés au même boulet, qui s’exècrent, s’empoisonnent l’existence, qui cherchent à s’étourdir. J’ignorais encore que quatre-vingt-dix-neuf ménages sur cent vivent dans cet enfer, et qu’il n’en saurait être autrement. Je ne savais cela ni par les autres ni par moi-même. Elles sont surprenantes, les coïncidences qui se trouvent dans la vie régulière et même irrégulière. À la même époque où la vie des parents devient impossible, il devient indispensable d’aller habiter la ville pour l’éducation des enfants. C’est ce que nous fîmes.
Posdnicheff se tut et par deux fois il laissa entendre, dans les demi-ténèbres, des soupirs qui, en ce moment, me parurent des sanglots comprimés. Puis il continua :
— Nous habitâmes donc la ville. En ville, les malheureux se sentent moins tristes. On peut y vivre cent ans sans être remarqué et personne non plus ne remarquera que l’on est mort depuis longtemps. On n’a pas le temps de s’approfondir sur son sort. Tous sont absorbés. Les affaires, les relations sociales, l’art, la santé des enfants, leur éducation… Et tantôt il faut recevoir, faire des visites, il faut voir ceci, il faut entendre celui-ci ou celle-là. (En ville, il y a toujours une, deux ou trois célébrités qu’on ne peut se dispenser d’aller visiter.) Tantôt il faut se soigner, ou soigner tel ou tel petit, tantôt c’est le professeur, le répétiteur, les gouvernantes…, et la vie est absolument vide. Dans ces affairements, nous sentions moins la souffrance de notre cohabitation. D’ailleurs, les premiers temps, nous avions une occupation superbe : l’arrangement du nouveau logis, et puis aussi le déménagement de la ville à la campagne et de la campagne à la ville.
Nous passâmes ainsi un hiver. L’hiver suivant, il nous arriva un incident qui passa inaperçu et qui, au fond, fut la cause de tout ce qui arriva ultérieurement. Ma femme était souffrante et les canailles (les médecins) ne lui permirent pas de concevoir un nouvel enfant et lui en enseignèrent le moyen. J’en eus un dégoût profond. Je luttai vainement à l’encontre, mais elle avec légèreté et avec opiniâtreté aussi insistait, et je me rendis. La dernière justification de notre vie de cochons fut par là supprimée, et la vie devint encore plus ignoble.
Le paysan, l’ouvrier ont besoin d’enfants, et par là leurs relations conjugales ont une justification. Mais nous, lorsque nous avons quelques enfants, nous n’avons plus besoin d’en avoir davantage. C’est un tracas superflu, des dépenses, des cohéritiers, c’est un embarras. Aussi n’avons-nous pas d’excuses pour notre existence de cochons. Mais nous sommes si profondément dégradés que nous ne voyons pas la nécessité d’une justification. La majorité des gens de la société contemporaine s’adonnent à cette débauche sans le moindre remords. Nous n’avons plus de conscience, excepté pour ainsi dire la conscience de l’opinion publique et du Code criminel. Mais en ceci ni l’une ni l’autre de ces consciences ne sont frappées : il n’est pas un être de la société qui en rougisse ; chacun la pratique, X., Y., Z., etc. À quoi bon multiplier les mendiants et se priver des joies de la vie sociale ? Avoir de la conscience devant le Code criminel ou le craindre, il n’y a pas de nécessité ; ce sont les filles ignobles, les femmes de soldats qui jettent leurs enfants dans des mares ou dans des puits ; ceux-là, certes, il faut les mettre en prison. Mais chez nous, la suppression se fait en temps opportun et proprement.
Ainsi nous passâmes encore deux ans. Le moyen donné par les canailles nous avait évidemment réussi. Ma femme avait engraissé et embelli ; c’était la beauté de fin d’été. Elle le sentait et s’occupait beaucoup de sa personne. Elle avait acquis cette beauté provocante qui trouble les hommes. Elle était dans tout l’éclat de la femme de trente ans qui ne fait pas d’enfants, se nourrit bien et est excitée. Sa seule vue faisait peur. C’était comme le cheval d’attelage longtemps oisif, de complexion ardente, dont on enlève subitement la bride. Quant à ma femme, elle n’avait pas de brides, comme, d’ailleurs, les quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos femmes.
La figure de Posdnicheff s’était transformée, ses yeux étaient pitoyables, leur expression semblait étrangère, d’un autre être que lui, sa moustache et sa barbe remontaient vers le haut de sa figure, le nez avait diminué, et la bouche était élargie, immense, effroyable.
— Oui, reprit-il, elle avait engraissé depuis qu’elle cessait de concevoir, et ses inquiétudes pour ses enfants commençaient à disparaître. Pas même disparaître. On eut dit qu’elle se réveillait d’une longue ivresse, qu’elle avait aperçu en revenant à elle tout l’univers avec ses allégresses, tout un monde où elle n’avait pas appris à vivre et qu’elle ne comprenait pas.
« Pourvu que ce monde ne s’évanouisse pas ! Quand le temps est passé, quand la vieillesse arrive, on ne peut plus le faire revenir. » C’est ainsi, je crois, qu’elle pensait, ou plutôt qu’elle sentait. D’ailleurs, elle ne pouvait ni penser ni sentir autrement. Elle avait été élevée dans cette idée qu’il n’y a dans le monde qu’une chose digne d’attention, l’amour. En se mariant, elle avait connu quelque chose de cet amour, mais bien loin de tout ce qu’elle avait cru lui être promis, de tout ce qu’elle attendait. Que de désillusions, de souffrances, et une torture inattendue, les enfants. Cette torture l’avait exténuée, et voilà que, grâce au serviable docteur, elle avait appris qu’on peut se passer de faire des enfants. Cela l’avait rendue joyeuse. Elle avait essayé et elle était ressuscitée pour la seule chose qu’elle connaissait, pour l’amour. Mais l’amour, avec un mari souillé de jalousie et de méchanceté, n’était plus son idéal. Elle se mit à penser à quelque autre tendresse ; du moins, c’est ce que je pensai. Elle épia autour d’elle, comme si elle attendait un événement ou un être. Je le remarquai et je ne pus pas ne pas en être anxieux.
Toujours, maintenant, il arrivait qu’en parlant avec moi par l’intermédiaire de tiers (c’est-à-dire en causant avec d’autres, mais avec l’intention que j’entendisse) elle exprimait bravement — ne pensant pas qu’une heure avant elle disait le contraire — moitié en plaisantant, moitié sérieusement, cette idée que les soucis maternels sont une tromperie, qu’il ne valait pas la peine de sacrifier la vie aux enfants : quand on est jeune, il faut jouir de la vie. Elle s’occupait donc moins des enfants, pas avec le même acharnement qu’auparavant, et de plus en plus se préoccupait d’elle-même, de sa figure — quoiqu’elle le dissimulât, — de ses plaisirs et même de son perfectionnement au point de vue mondain. Elle se remit avec passion au piano, naguère oublié dans un coin ! C’est là — au piano — que commença l’aventure.
L’homme parut.
Posdnicheff sembla embarrassé, et par deux fois il laissa entendre cette aspiration nasale dont j’ai parlé plus haut. Je pensai qu’il lui était pénible de nommer l’homme et de s’en souvenir. Il fit un effort, comme ayant rompu l’obstacle qui l’embarrassait, et continua avec décision :
— C’était un mauvais homme, à mes yeux, et non parce qu’il a joué un si grand rôle dans ma vie, mais parce qu’il était réellement tel. Au reste, de ce fait qu’il était mauvais, on doit conclure qu’il était irresponsable. C’était un musicien, un violoniste. Pas un musicien de profession, mais mi-homme du monde, mi-artiste. Son père, propriétaire rural, était voisin du mien. Lui, le père, s’était ruiné, et les enfants — trois garçons — s’étaient tous débrouillés. Notre homme, le plus jeune, fut envoyé chez sa marraine, à Paris. Là, on le mit au Conservatoire, car il montrait des dispositions pour la musique ; il en sortit violoniste et joua dans des concerts.
Sur le point de dire du mal de l’autre, Posdnicheff se retint, s’arrêta et dit brusquement :
— À la vérité, je ne sais pas de quoi il vivait, je sais seulement que cette année-là il vint en Russie et vint me voir. Des yeux moites, fendus en amande, des lèvres rouges souriantes, une petite moustache cosmétiquée, la coiffure à la dernière mode, une figure vulgairement jolie, ce que les femmes appellent « pas mal », une construction physique faible, mais point difforme, avec un derrière très développé comme chez une femme, correct et s’insinuant dans la familiarité des gens autant que possible, mais ayant ce flair qui prévient les fausses démarches et fait se retirer à temps, un homme, enfin, observant les règles de la dignité extérieure, avec ce parisianisme particulier qui se révèle dans des bottines à boutons, une cravate aux couleurs voyantes, et ce quelque chose que les étrangers s’approprient à Paris et qui, dans sa particularité, dans sa nouveauté, agit toujours sur nos femmes. Dans les manières une gaieté extérieure, factice, une manière, vous savez, de parler de tout par allusion, par fragments inachevés, comme si tout ce qu’on raconte vous le saviez déjà, vous vous le rappeliez et pouviez suppléer aux sous-entendus. Eh bien ! c’est celui-là, avec sa musique, qui fut la cause de tout.
Au procès, l’affaire fut représentée de telle façon que tout parut attribuable à la jalousie. C’est faux, c’est-à-dire pas tout à fait faux, mais il y avait encore autre chose. Au jugement on décida que j’étais un mari trompé, que j’avais tué pour défendre mon honneur souillé (c’est bien ainsi qu’ils disent en leur langage), et c’est ainsi que je fus acquitté. Je tâchai d’expliquer l’affaire à mon point de vue, mais on en conclut que je voulais réhabiliter la mémoire de ma femme. Ses relations avec le musicien, quelles qu’elles aient été, n’ont pas d’importance pour moi, ni pour elle non plus. L’important est ce que je vous ai raconté. Tout le drame est dû à ce que cet homme est arrivé chez nous à une époque où un abîme immense était déjà creusé entre nous, cette effroyable tension de la haine mutuelle où le moindre motif suffisait pour faire éclater la crise. Nos brouilles dans les derniers temps, c’était quelque chose de terrible, et d’autant plus étonnantes qu’elles étaient suivies d’une passion brutale extrêmement tendue. Si ce n’eût été lui, quelque autre serait arrivé. Si le prétexte n’avait pas été la jalousie, j’en aurais trouvé un autre. J’insiste sur ce point que tous les maris qui vivent le mariage comme je le vivais doivent ou faire la noce, ou se séparer, ou se tuer, ou tuer leur femme, comme je l’ai fait. Si cela n’arrive pas à quelqu’un, celui-là est une exception très rare, puisque, avant de finir comme j’ai fini, j’ai été plusieurs fois sur le bord du suicide et que ma femme a plusieurs fois tenté de s’empoisonner.
Pour que vous me compreniez, il faut que je vous raconte comment c’est arrivé. Nous vivons, tout paraît bien. Brusquement nous nous mettons à causer de l’éducation des enfants. Je ne me rappelle pas quelles paroles nous avons prononcées, moi ou elle ; mais une discussion débute, des reproches, des sautes d’un sujet à l’autre : « Oui, je le sais depuis longtemps, c’est toujours ainsi… Tu as dit que… — Non, je ne l’ai pas dit… — Alors, je mens ?… » etc…
Et je sens que la crise épouvantable approche où je voudrais la tuer ou me tuer moi-même. Je sais qu’elle approche, j’en ai peur comme du feu, je voudrais me contenir. Mais la rage envahit tout mon être. Ma femme se trouve dans le même état, pis peut-être ; elle comprend qu’elle déforme chacun de mes mots à dessein, et chacun de ses mots à elle est imbibé de venin. Tout ce qui m’est cher, elle le ravale et le profane. Plus la querelle va, plus la fureur monte. Je crie : « Tais-toi ! » ou quelque chose de semblable. Elle bondit hors de la chambre, elle court auprès des enfants. Je cherche à la retenir pour finir mes injures, je la saisis par le bras, et je lui fais mal. Elle crie : « Enfants, votre père me bat ! » Je crie : « Ne mens pas ! » Elle continue à articuler des mensonges dans le simple but de m’irriter davantage ! « Ah ! ce n’est pas la première fois ! » ou quelque chose dans ce genre. Les enfants s’élancent vers elle et la tranquillisent, je dis : « Ne feins pas ! » Elle dit : « Tout est feinte pour toi ! Tu tuerais quelqu’un et tu dirais qu’il feint ! Maintenant je t’ai compris, c’est là ce que tu veux. — Oh ! si tu crevais ! » criai-je.
Je me souviens combien cette terrible phrase m’épouvanta. Jamais je n’avais pensé que je pourrais prononcer des paroles aussi brutales, aussi effroyables, et je fus stupéfait de ce qui venait de m’échapper. Je m’enfuis dans mon cabinet, je m’assieds et je fume. J’entends qu’elle sort dans l’antichambre et s’apprête à partir. Je lui demande : « Où vas-tu ? » Elle ne répond pas. « Et bien ! que le diable l’emporte ! » me dis-je à moi-même en revenant dans mon cabinet où je me recouche et fume derechef. Des milliers de plans de vengeance, de moyens de me débarrasser d’elle, et comment arranger cela et faire comme si rien n’était arrivé. Tout cela me passe par la tête. Je pense à ces choses et je fume, je fume, je fume. Je songe à la fuir, à m’échapper, à m’en aller en Amérique. J’arrive jusqu’à rêver combien, après m’être débarrassé d’elle, ce sera beau, combien j’aimerai une autre femme, toute différente d’elle. J’en serai débarrassé si elle meurt, ou si je divorce, et je pense comment combiner cela. Je vois que je m’embrouille, mais, pour ne plus voir que je ne pense pas ce qu’il faut, je fume encore.
Et la vie de la maison va toujours. L’institutrice des enfants vient et demande : Où est Madame ? Quand rentrera-t-elle ? Les domestiques demandent s’il faut servir le thé. J’entre dans la salle à manger ; les enfants, Lise, l’aînée, me regardent avec épouvante, comme pour m’interroger. Et elle ne vient pas ! Toute la soirée se passe. Et toujours elle ne vient pas ! Deux sentiments se remplacent dans mon âme alternativement : la haine envers elle, puisqu’elle nous torture, moi et les enfants, par son absence, qui finira tout de même par sa rentrée, et la crainte qu’elle rentrera et commettra quelque tentative sur elle-même. Mais où la chercher ? Chez sa sœur ? Ça a l’air bête d’aller demander où est sa femme. D’ailleurs, que Dieu la garde ! Si elle veut tourmenter, qu’elle se tourmente d’abord elle-même. Et si elle n’est pas chez sa sœur ? Si elle va faire ou si elle a déjà fait quelque chose ?
Onze heures, minuit, une heure…, je ne dors pas ! Je ne vais pas dans la chambre à coucher. C’est bête d’être étendu tout seul et d’attendre. Mais dans mon cabinet je ne repose pas. Je cherche à m’occuper, écrire des lettres, lire. Impossible. Je suis seul, torturé, méchant, et j’écoute. Vers l’aube, je m’endors. Je me réveille : elle n’est pas revenue. Tout dans la maison va comme auparavant, et tous me regardent étonnés, interrogativement. Les enfants m’observent avec reproche. Et toujours le même sentiment d’inquiétude pour elle, et de haine à cause de cette inquiétude.
Vers onze heures du matin arrive sa sœur, son ambassadrice. Alors commencent les phrases habituelles : « Elle est dans un état terrible ! — Qu’est-ce donc ? — Mais rien n’est arrivé ! » Je parle des aspérités de son caractère et j’ajoute que je n’ai rien fait et que je ne ferai pas le premier pas. Si elle veut le divorce, tant mieux ! La belle-sœur n’admet pas cette idée et s’en va sans avoir rien obtenu. Je m’opiniâtre et je dis bravement, avec décision, en lui parlant, que je ne ferai pas le premier pas. Aussitôt qu’elle est partie, je vais dans l’autre pièce et j’aperçois les enfants, épouvantés, pitoyables…, et me voilà déjà enclin à le faire, ce premier pas. Mais je suis lié par ma parole. De nouveau je me promène de long en large, je fume. Au déjeuner, je bois de l’eau-de-vie et du vin, et j’arrive à ce que je désire inconsciemment : ne plus voir la sottise, l’ignominie de ma situation.
Vers trois heures elle arrive. Je crois qu’elle s’est apaisée ou se reconnaît vaincue. Je commence à lui dire que j’ai été provoqué par ses reproches. Elle me répond, avec la même figure sévère et terriblement abattue, qu’elle n’est pas venue pour des explications, mais pour prendre les enfants, que nous ne pouvons pas vivre ensemble. Je lui réponds que ce n’est pas ma faute, qu’elle m’a mis hors de moi. Elle me regarde d’un air sévère et solennel et dit : « Ne dis plus rien, tu t’en repentirais ! » Je dis que je ne puis tolérer les comédies. Alors elle crie quelque chose que je ne comprends pas et s’élance vers sa chambre. La clef grince, elle s’enferme. Je pousse la porte ; pas de réponse. Furieux, je m’en vais.
Une demi-heure après, Lise arrive en courant et tout en larmes : « Quoi ? Est-il arrivé quelque chose ? — On n’entend pas maman ! » Nous allons vers la porte de ma femme. Je pousse la porte de toutes mes forces. Le verrou est mal tiré, les battants s’ouvrent. En jupon, avec de hautes bottines, ma femme est couchée gauchement sur le lit. Sur la table, une fiole vide d’opium. Nous la rappelons à la vie. Des larmes, et puis la réconciliation. Pas la réconciliation : dans son for intérieur, chacun garde sa haine contre l’autre ; mais il faut bien pour l’instant finir la scène d’une façon quelconque, et la vie recommence comme auparavant. Ces scènes-là, et mêmes pires, arrivaient tantôt une fois par semaine, tantôt chaque mois, tantôt chaque jour. Et invariablement les mêmes incidents ! Une fois, je fus absolument résolu à m’enfuir, mais par une faiblesse inconcevable je restai.
Voilà dans quelles circonstances nous vivions lorsque l’homme survint. L’homme était mauvais, c’est vrai, mais quoi ! pas pire que nous.
Quand nous déménageâmes à Moscou, ce monsieur, il se nommait Troukhatchevsky, vint chez moi. C’était un matin, je le reçus. Dans le temps, nous nous tutoyions. Il essaya par des phrases mitoyennes, entre « toi » et « vous », de réintégrer le « toi ». Mais, avec décision, je donnai le ton en vous et tout de suite il se soumit. Il me déplut à l’extrême. Du premier regard, je compris que c’était un sale débauché. Je fus jaloux de lui avant même qu’il eût vu ma femme. Mais, chose étrange, une force occulte, fatale, me contraignait à ne pas le repousser, à ne pas l’éloigner, mais au contraire à le laisser approcher. Qu’est-ce qui eut été plus simple que de s’entretenir quelques minutes avec lui, de le congédier froidement, sans le présenter à ma femme ? Mais non, comme exprès, je mis la conversation sur son jeu de violoniste ; et il répondit que, contrairement de ce que j’avais entendu dire, il jouait maintenant du violon plus qu’auparavant. Il se rappelait que jadis je jouais. Je répondis que j’avais abandonné la musique, mais que ma femme jouait fort bien.
Chose singulière ! Pourquoi, dans les événements importants de notre vie, dans ceux où le sort d’un homme se décide, comme il s’est décidé en ce moment pour moi, pourquoi dans ces événements n’y a-t-il ni passé ni futur ? Mes relations avec Troukhatchevsky le premier jour, à la première heure, furent telles qu’elles auraient pu être après tout ce qui est arrivé. J’avais la conscience d’un effroyable malheur devant se passer à cause de cet homme, et malgré cela je ne pouvais pas ne pas être aimable avec lui. Je le présentai à ma femme. Elle en fut joyeuse. Au commencement, je suppose, pour le plaisir de jouer du violon, ce qu’elle adorait. Elle louait même pour cela un violoniste de théâtre. Mais quand elle jeta un regard sur moi elle comprit mon sentiment et dissimula son impression. Alors commencèrent les jeux et les tromperies mutuelles. Je souriais agréablement, faisant mine que tout cela me plaisait extrêmement. Lui, regardant ma femme comme tous les débauchés regardent de belles femmes, en ayant l’air de s’intéresser seulement au sujet de la conversation, c’est-à-dire à ce qui ne l’intéressait pas du tout.
Elle cherchait à paraître indifférente ; mais son expression, mon jaloux ou faux sourire qu’elle connaissait si bien, et le regard voluptueux du musicien l’excitaient évidemment. Je vis qu’après la première entrevue, déjà, ses yeux brillaient, brillaient étrangement, et que, grâce à ma jalousie, entre lui et elle se constituait immédiatement cette espèce de courant électrique que provoque l’identité de l’expression du sourire et du regard.
Nous parlâmes, à la première entrevue, de musique, de Paris, de toutes sortes de futilités. Il se leva pour s’en aller ; le chapeau sur sa hanche dandinante, il se tint debout, regardant tantôt elle, tantôt moi, comme s’il attendait ce qu’elle ferait. Je me rappelle cette minute, précisément parce que je pouvais ne pas l’inviter. Je pouvais ne pas l’inviter et rien ne serait arrivé. Mais je jetai un regard sur lui, sur elle : « Ne t’avise pas de croire que je puisse être jaloux de toi ! » pensai-je en m’adressant mentalement à elle. Et j’invitai l’autre d’apporter le même soir son violon et de jouer avec ma femme. Elle leva les yeux sur moi avec étonnement, sa figure s’empourpra, comme si elle était saisie d’une soudaine frayeur. Elle commença par se récuser disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce refus m’excita davantage. Je me souviens du sentiment étrange avec lequel je regardais sa nuque à lui, son cou blanc, en contraste avec ses cheveux noirs séparés par une raie, quand, avec sa démarche sautillante comme celle d’un oiseau, il sortit de chez moi. Je ne pouvais pas ne pas m’avouer à moi-même que la présence de cet homme me faisait souffrir. « Il dépend de moi, pensai-je, de m’arranger de façon à ne plus jamais le revoir, mais est-ce que moi, moi, je le crains ? Non, je ne le crains pas, ce serait trop humiliant. »
Et là même, dans l’antichambre, sachant que ma femme m’entendait, j’insistai pour que, le soir même, il vînt avec son violon ! Il me le promit, il partit. Le soir il arriva avec le violon et ils jouèrent ensemble ; mais pendant longtemps le jeu marcha mal, nous n’avions pas la musique nécessaire, et celle que nous avions, ma femme ne pouvait la jouer sans préparation. Je m’amusai de leur jeu, je les aidai, je fis des propositions, et ils finirent par exécuter quelques morceaux : des chansons sans paroles, une petite sonate de Mozart. Il jouait d’une manière merveilleuse, il avait ce qu’on appelle le ton énergique et tendre ; quant aux difficultés, elles n’existaient pas pour lui. À peine se mit-il à jouer que sa figure changea. Il devint sérieux, et beaucoup plus sympathique. Il était, cela va sans dire, beaucoup plus fort que ma femme, il l’aidait, il la conseillait simplement, naturellement, et en même temps louait son jeu avec courtoisie. Ma femme paraissait intéressée seulement à la musique, elle était très simple et agréable. Pendant toute la soirée, je feignis, non seulement pour les autres, mais pour moi-même, d’être intéressé seulement à la musique. Au fond, sans cesse j’étais torturé par la jalousie. Dès la première minute que les yeux du musicien se rencontrèrent avec ceux de ma femme, je vis qu’il ne la regardait pas comme une femme désagréable avec laquelle, à l’occasion, il serait déplaisant d’entrer en relations intimes.
Si j’eusse été pur, je n’aurais pas songé à ce qu’il pouvait penser d’elle ; mais je regardais aussi les femmes et voilà pourquoi je le comprenais et j’en étais au supplice. J’étais au supplice surtout de ce que j’étais sûr qu’envers moi elle n’avait d’autre sentiment qu’une irritation perpétuelle, qui s’interrompait parfois dans la sensualité coutumière, et que cet homme, grâce à son élégance extérieure et à sa nouveauté, et surtout grâce à son talent, indubitablement remarquable, grâce au rapprochement qui se fait sous l’empire de la musique, grâce à l’impression que produit la musique sur les natures nerveuses, que cet homme devait non seulement plaire, mais immanquablement, sans aucune difficulté, devait la subjuguer, la vaincre et en faire ce qu’il voudrait.
Je ne pouvais pas ne pas voir cela, je ne pouvais pas ne pas souffrir ni m’empêcher d’être jaloux. Et j’étais jaloux et je souffrais, et malgré cela — et peut-être même à cause de cela — une force inconnue, malgré ma volonté, me poussait à être non seulement poli, mais plus que poli, aimable. Je ne saurais dire si je le faisais pour ma femme, pour lui montrer que je ne le craignais pas, ou pour moi, pour me tromper ; mais dès mes premières relations avec lui, je ne pouvais être à mon aise. J’étais obligé, pour ne pas céder au désir de le tuer immédiatement, de le « caresser ». Je lui versais à boire à table, je m’enthousiasmais à son jeu, avec un sourire extrêmement aimable je lui parlais, — et même je l’invitai pour le dimanche prochain à dîner et à faire de la musique. Je lui dis que j’inviterais quelques-unes de mes connaissances, amateurs de son art, pour l’entendre.
Deux ou trois jours plus tard, je rentrais chez moi en causant avec un ami, lorsque, dans l’antichambre, je sentis subitement que quelque chose de lourd comme une pierre s’appesantissait sur mon cœur, et je ne pus me rendre compte de ce que c’était. Et c’était ceci, en passant par l’antichambre, j’avais remarqué quelque chose qui me le rappelait. Seulement, en rentrant dans mon cabinet, je m’avisai de ce que c’était et je revins dans l’antichambre pour vérifier ma conjecture. Oui, je ne me trompais pas, c’était son paletot (tout ce qui se rapportait à lui, sans m’en rendre compte, je l’avais observé avec une attention extraordinaire). J’interrogeai le domestique. C’était cela. Il était venu. Je passais près du salon, à travers la chambre d’étude de mes enfants. Lise, ma fille, était assise devant un livre, et la vieille bonne, avec ma dernière née, se tenait auprès de la table en faisant tourner un couvercle de je ne sais plus quoi. Au salon, j’entendais un arpège lent, et sa voix à lui, assourdie, et une dénégation d’elle. Elle disait : « Non, non, il y a autre chose ! » Et il m’apparaissait que quelqu’un, exprès, assourdissait, à l’aide du piano, les paroles. Mon Dieu ! ce qui me monta du cœur ! Ce que je m’imaginai ! Quand je me souviens de la bête qui vivait en moi dans ce moment, l’effroi me saisit. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis recommença à battre comme un marteau. Le sentiment principal, comme dans chaque sentiment mauvais, c’était la pitié pour moi-même. « Devant les enfants, devant la vieille bonne, pensais-je, elle me déshonore. Je m’en irai, je n’en peux plus. Dieu sait ce que je ferais si… Mais je ne puis passer sans entrer. »
La vieille bonne leva les yeux sur moi comme si elle me comprenait et me conseillait de bien surveiller. « Je ne puis pas ne pas entrer, » me dis-je. Et sans savoir ce que je faisais, j’ouvris la porte. Il était assis devant le piano et faisait des arpèges avec ses longs doigts blancs recourbés ; elle se tenait debout, dans l’angle du piano à queue, devant la partition ouverte. Elle me vit ou m’entendit la première et leva les yeux sur moi. Fut-elle saisie, fit-elle mine de ne pas avoir peur, ou ne fut-elle pas effrayée du tout ? En tout cas elle ne tressaillit pas, elle ne bougea pas. Elle rougit, mais un peu plus tard seulement.
— « Que je suis contente que tu sois venu ! Nous n’avons pas convenu ce que nous jouerions dimanche, » dit-elle d’un ton qu’elle n’eût pas eu si elle avait été seule avec moi.
Ce ton, et de ce qu’elle disait « nous » en parlant d’elle et de lui, me révolta. Je le saluai silencieusement. Il me serra la main tout de suite avec un sourire qui me parut moqueur. Il m’expliqua qu’il avait apporté des partitions pour se préparer au concert de dimanche, et qu’ils étaient en désaccord sur la pièce à choisir : des choses difficiles, classiques, notamment une sonate de Beethoven, ou des morceaux légers ? Et en parlant il me regardait. Tout cela était si naturel, si simple, qu’il n’y avait pas moyen de rien y trouver à redire. Et en même temps je voyais, j’étais sûr que c’était faux, qu’ils s’entendaient pour me tromper.
Une des situations les plus torturantes pour les jaloux (et dans notre vie sociale tout le monde est jaloux) sont ces conditions sociales où il est admis une intimité très grande et dangereuse entre un homme et une femme sous certains prétextes. Il faut se faire la risée de tout le monde si l’on veut empêcher les rapprochements au bal, l’intimité des médecins avec leurs malades, la familiarité d’occupations d’art — et surtout de musique. Pour que les gens s’occupent ensemble de l’art le plus noble, la musique, il faut une certaine intimité où l’on ne peut rien voir de blâmable ; seul un sot jaloux de mari peut y trouver à redire. Un mari ne doit pas avoir de pensées pareilles et surtout ne doit pas fourrer son nez dans ces affaires ni les empêcher. Et pourtant chacun sait que grâce précisément à ces occupations, surtout à la musique, se nouent un grand nombre d’adultères dans notre société.
Je les avais évidemment embarrassés, parce que pendant assez longtemps je n’avais rien pu dire. J’étais comme une bouteille renversée dont l’eau ne coule pas, parce qu’elle est trop pleine. Je voulais injurier l’homme, le chasser, mais je ne pus rien faire. Au contraire, je sentais que je les troublais, et que c’était ma faute. Je fis mine d’approuver tout, cette fois encore, grâce à ce sentiment étrange qui me forçait de le traiter d’autant plus aimablement que sa présence m’était plus pénible. Je dis que je me rapportais à ses goûts et je conseillai à ma femme d’en faire autant. Il resta juste autant qu’il fallait pour effacer l’impression fâcheuse de ma brusque entrée avec une figure épouvantée. Il s’en alla, ayant l’air satisfait des résolutions prises. Quant à moi, j’étais parfaitement sûr qu’en comparaison de ce qui les préoccupait la question de musique leur était indifférente. Je l’accompagnai avec une courtoisie particulière jusqu’à l’antichambre (comment ne pas accompagner un homme qui est arrivé pour troubler votre tranquillité et perdre le bonheur d’une famille entière ?) et je serrai cette main blanche et molle avec une vive amabilité.
Toute cette journée, je ne parlai pas à ma femme. Je ne le pouvais pas. Sa proximité provoquait une haine telle que je me craignais moi-même. À table, elle me demanda devant les enfants quand j’irais en voyage. Je devais aller la semaine suivante à une assemblée du Zemstvo, dans une localité voisine. Je dis a date ; elle me demanda si je n’aurais besoin de rien pour la route. Je ne répondis pas, je restai silencieux à table et silencieux je me retirai dans mon cabinet. En ces derniers temps elle n’entrait jamais dans mon cabinet, surtout à cette heure. Tout à coup j’entendis ses pas, sa démarche. Alors une idée terrible, ignoble, m’entra dans la tête, que, comme la femme d’Urie, elle voulait cacher une faute déjà commise et que c’était pour cela qu’elle venait chez moi à cette heure indue. « Est-il possible, pensai-je, qu’elle vienne chez moi ? » En entendant ce pas qui se rapprochait : « Si c’est chez moi qu’elle vient, alors j’ai raison. »
… Une haine inexprimable m’envahit l’âme… Les pas se rapprochent, se rapprochent, se rapprochent encore. Va-t-elle passer outre, vers l’autre salle ? Non. Les gonds grincent, et à la porte sa silhouette haute, gracieuse, langoureuse et svelte apparaît. Dans sa figure, dans ses yeux, une timidité, une expression insinuante qu’elle cherche à cacher, mais que je vois et dont je comprends le sens… Je faillis suffoquer, tellement j avais retenu ma respiration, et, continuant à la regarder, je pris ma cigarette et l’allumai :
— « Qu’est-ce que c’est ? On vient chez toi pour causer et tu te mets à fumer ! »
Et elle s’assit tout près de moi sur le canapé en s’approchant contre mon épaule, Je reculai pour ne pas la toucher.
— « Je vois que tu es mécontent que je veuille jouer dimanche, dit-elle.
— « Je ne suis pas du tout mécontent, dis-je.
— « Est-ce que je ne vois pas ?
— « Eh bien ! je te félicite de ta clairvoyance ! Seulement, toi, chaque ignominie t’est agréable, et moi je l’abhorre !
— « Si tu veux jurer comme un charretier, je m’en vais.
— « Va-t’en… Seulement sache que si à toi l’honneur de la famille ne t’est rien, à moi l’honneur de la famille m’est cher, pas toi…, que le diable t’emporte !
— « Quoi ? qu’y a-t-il ?
— « Va-t’en, au nom de Dieu… »
Mais elle ne s’en alla point. Feignait-elle de ne pas comprendre, ou réellement ne comprenait-elle pas de quoi il s’agissait ? Mais elle s’offensa, elle se fâcha.
— « Tu es devenu absolument impossible, commença-t-elle, ou quelque phrase dans ce genre sur mon caractère, cherchant comme toujours à me faire mal le plus possible. Après ce que tu as fait à ma sœur (c’était un incident avec sa sœur, où, hors de moi, je lui avais dit des brutalités, elle savait que cela me torturait et cherchait à me piquer à cet endroit), rien ne m’étonnera plus. »
« Oui, offensé, humilié et déshonoré, et après cela me rendre encore responsable, » pensai-je, et subitement une rage, une telle haine m’envahit que je ne me souvenais pas d’en avoir jamais éprouvé de semblable. Pour la première fois j’eus l’envie d’exprimer physiquement cette haine. Je sursautai, mais au même instant je compris mon état et je me demandai si je ferais bien de m’abandonner à ma fureur ; et je me répondis que ce serait bon, que cela lui ferait peur, et au lieu de résister je me fouettai, je m’aiguillonnai et je fus heureux de me sentir bouillir de plus en plus.
— « Va-t’en ou je te tue ! criai-je exprès d’une voix épouvantable, et je la saisis par le bras. Elle ne partit pas. Alors, je tordis son bras et je la repoussai avec violence,
— « Qu’as-tu ? Reviens à toi ! dit-elle.
— « Va-t’en ! rugissais-je plus fort encore, en roulant des yeux farouches. Il n’y a que toi pour me mettre dans de telles fureurs, je ne réponds pas de moi, va-t’en ! »
En m’abandonnant à ma colère, je m’en abreuvai et je voulus me livrer à quelque acte violent pour montrer la force de ma fureur ; j’avais une envie terrible de la battre, de la tuer, mais je me rendis compte que cela ne se pouvait pas et je me contins. Je m’éloignai d’elle, je m’élançai vers la table, je saisis un presse-papier et je le jetai à côté d’elle par terre. Je visai soigneusement à côté, et, avant qu’elle disparut (je le faisais pour qu’elle le vît), je saisis un chandelier que je jetai aussi, puis je décrochai le baromètre en continuant à crier :
— « Va-t’en, je ne réponds pas de moi ! »
Elle disparut, et aussitôt je cessai mes démonstrations. Une heure après, la vieille bonne entra chez moi et dit que ma femme avait un accès d’hystérie. J’allai la voir : elle sanglotait, riait, incapable de rien exprimer, et tressaillait de tout son corps. Elle ne feignait pas, elle était véritablement malade. On envoya chercher un médecin et durant toute la nuit je la soignai. Vers l’aube, elle se calma, et nous nous réconciliâmes sous l’influence de ce sentiment que nous appelions « amour ». Le lendemain matin, quand, après la réconciliation, je lui avouai que j’étais jaloux de Troukhatchevski, elle ne fut pas embarrassée et se mit à rire de l’air le plus naturel, si étrange lui apparut à elle-même la possibilité d’être entraînée avec un pareil homme.
— « Est-ce qu’avec un pareil homme une honnête femme peut éprouver un autre sentiment que le plaisir de faire de la musique ? Mais, si tu veux, je suis prête à ne jamais le revoir, même dimanche, quoique tout le monde soit invité. Écris-lui que je suis indisposée et ce sera fini. Une seule chose m’agace, c’est que quelqu’un ait pu penser qu’il est dangereux ! Je suis trop fière pour ne pas détester de pareilles pensées. »
Et elle ne mentait pas. Elle croyait ce qu’elle disait. Elle avait l’espoir de provoquer en elle-même par ses paroles du mépris pour lui et par là de se défendre. Mais elle n’y réussissait pas. Tout était dirigé contre elle, surtout cette abominable musique. Ainsi se termina la querelle, et le dimanche nos invités se réunirent, et Troukhatchevski et ma femme firent de nouveau de la musique ensemble.
Je pense qu’il est superflu de dire que j’étais très vaniteux. Si l’on n’a pas de vanité dans notre vie à nous, il n’y a pas de but suffisant pour vivre. Aussi, pour ce dimanche, je m’étais occupé d’arranger avec goût le dîner et la soirée musicale. J’avais acheté moi-même un tas de choses pour le dîner, j’avais choisi les convives ; vers six heures, les invités arrivèrent, puis Troukhatchevsky en habit, avec des boutons de chemise en diamant, de mauvais ton. Il se tenait avec désinvolture. À toutes les questions, il répondait vite avec un sourire de contentement et d’entendement, et cette expression particulière qui voulait dire : « Tout ce que vous ferez et tout ce que vous direz sera précisément ce que j’attendais. » Tout ce qui était en lui de pas correct, tout cela je le remarquais maintenant avec un plaisir particulier, car tout cela devait me tranquilliser et me prouver que pour ma femme il se trouvait en un degré d’infériorité jusqu’auquel, comme elle me l’avait dit, elle ne pouvait s’abaisser. Non pas tant à cause des assurances de ma femme qu’à cause de la souffrance atroce que j’éprouvais dans la jalousie, je ne me permettais plus d’être jaloux.
Malgré cela, je ne fus plus naturel avec le musicien ni avec elle, pendant tout le temps du dîner et la partie de la soirée avant que la musique ne commençât. Involontairement, je suivais chacun de leurs gestes, de leurs regards. Le dîner fut, comme tous les dîners, ennuyeux, conventionnel. Assez tôt commença la musique. Il alla chercher son violon ; ma femme s’avança vers le piano et fureta parmi les partitions. Oh ! que je me rappelle tous les détails de cette soirée ! Je me souviens comment il apporta le violon, comment il ouvrit la boîte, enleva la serge brodée par une main de dame et commença d’accorder l’instrument. Je revois ma femme s’asseoir avec un faux air d’indifférence, sous lequel je vis qu’elle cachait une grande timidité, une timidité surtout due à son peu de science musicale. Elle s’assit avec cet air faux devant le piano, et alors commencèrent les la ordinaires, les pizzicati du violon et l’arrangement des partitions. Je me souviens après comment ils se regardèrent, jetèrent un coup d’œil sur le public qui se mettait en place. Ils se dirent quelques mots et la musique débuta ; ils prirent l’accord, elle sur le piano, lui sur le violon. Ils jouèrent la « Sonate à Kreutzer », de Beethoven. Connaissez-vous le premier presto ? Le connaissez-vous ? Ah !…
Posdnicheff poussa un soupir et se tut pendant longtemps.
— Chose terrible que cette sonate ! Surtout ce presto ! Et chose terrible en général que la musique. Qu’est-ce ? Pourquoi fait-elle ce qu’elle fait ? On dit que la musique émeut l’âme. Bêtise, mensonge. Elle agit, elle agit effroyablement (je parle pour moi), mais non pas d’une façon ennoblissante. Elle n’agit d’une façon ennoblissante, ni abaissante, mais d’une façon irritante. Comment dirai-je ? La musique me fait oublier ma situation véritable. Elle me transporte dans un état qui n’est pas le mien. Sous l’influence de la musique, il me paraît en vérité sentir ce que je ne sens pas, comprendre ce que je ne comprends pas, pouvoir ce que je ne puis pas. La musique me paraît agir comme le bâillement ou le rire : je n’ai pas envie de dormir, mais je bâille quand je vois d’autres bâiller ; sans motifs pour rire, je ris en entendant rire. Elle, la musique, me transporte immédiatement dans l’état d’âme où se trouvait celui qui écrivit cette musique. Je me confonds avec son âme et avec lui je passe d’un état à l’autre. Mais pourquoi cela ? je n’en sais rien, mais celui qui a écrit la « Sonate à Kreutzer », Beethoven, savait bien pourquoi il se trouvait dans un certain état : cet état le mena à certaines actions et voilà pourquoi, pour lui, il avait un sens, mais pour moi aucun, aucun ! Et telle est la raison pour laquelle la musique provoque une excitation qu’elle ne termine pas. On joue par exemple une marche militaire. Le soldat passe au son de cette marche, et la musique est terminée. On joue une danse ; j’ai fini de danser, et la musique est terminée. On chante une messe, je communie, et la musique encore est terminée… Mais l’autre musique provoque une excitation, et ce qu’il faut faire ne se trouve pas dans cette excitation, et voilà pourquoi la musique est si dangereuse, agit parfois si effroyablement.
En Chine, la musique est une chose d’État, et c’est ainsi que cela doit être. Est-ce qu’on peut admettre que le premier venu hypnotise une ou plusieurs personnes et en fasse après ce qu’il veut, et surtout que l’hypnotiseur fût le premier individu immoral venu ? C’est un pouvoir effroyable dans les mains de n’importe qui… Par exemple, cette « Sonate à Kreutzer », le premier presto, et il en existe beaucoup de semblables, peut-on le jouer dans des salons au milieu de dames décolletées, ou dans des concerts, finir le morceau, applaudir et puis commencer un autre morceau ?) Ces choses-là, on peut les jouer seulement dans certaines circonstances importantes, et dans des cas seulement où il faut provoquer certaines actions correspondantes à cette musique. Mais provoquer une énergie de sentiment qui ne correspond ni au temps et à l’endroit et ne se dépense en rien, ne peut pas ne pas agir dangereusement. Sur moi en particulier ce morceau agit d’une façon effroyable. On dirait que de nouveaux sentiments, de nouvelles virtualités que j’ignorais auparavant s’ouvrent en moi. « Ah ! oui, c’est comme ça… Pas du tout comme je vivais et pensais auparavant… Voilà comme il faut vivre. »
Ainsi je me parlais en mon âme en écoutant cette musique. Qu’était ce nouveau que j’apprenais ainsi ? je ne m’en rendais pas compte, mais la conscience de cet état indéfini me rendait joyeux. En cet état, la jalousie n’avait plus de place. Les mêmes figures, et dans le nombre lui et ma femme, je les voyais sous un autre jour. Cette musique me transportait dans un monde inconnu où la jalousie n’avait plus de place. La jalousie et les sentiments qui la provoquaient me paraissaient des futilités auxquelles ce n’était pas la peine de penser.
Après ce presto, ils finirent par l’andante pas très neuf, aux variations banales, et le finale faible. Puis ils jouèrent encore, à la prière des invités, tantôt une élégie d’Ernst, tantôt différents autres morceaux. Tout cela était bien, mais ne produisit pas sur moi le dixième de l’impression du début. Je me sentis léger, gai pendant toute la soirée. Quant à ma femme, jamais je ne la vis telle. Ces yeux brillants, cette sévérité de l’expression majestueuse pendant qu’elle jouait, et puis cette langueur complète, ce sourire faible, pitoyable et bienheureux après qu’elle eut fini, je vis tout cela et je n’y ajoutai pas d’autre importance, croyant qu’elle éprouvait la même chose que moi, qu’à elle comme à moi étaient révélés, ainsi qu’à travers un brouillard, de nouveaux sentiments. Pendant quasi toute la soirée, je ne fus pas jaloux.
Je devais, deux jours plus tard, partir pour l’assemblée du Zemstvo, et voilà pourquoi, en prenant congé de moi et en emportant toutes ses partitions, Troukhatchevski me demanda quand je serais de retour. Je conclus de là qu’il croyait impossible de venir chez moi durant mon absence et cela me fut agréable. Or, mon retour ne devait pas avoir lieu avant son départ de la ville. Nous nous dîmes donc adieu définitivement. Pour la première fois, je lui serrai la main avec plaisir et je le remerciai de l’agrément qu’il m’avait procuré. Il prit congé également de ma femme et leur adieu me parut tout naturel et convenable. Tout allait à merveille ; tous deux, ma femme et moi, nous nous retirâmes très contents de cette soirée. Nous causâmes d’impressions assez générales et nous étions proches et amicaux comme nous ne l’avions été depuis longtemps.
Deux jours après, je partais pour l’Assemblée, ayant fait mes adieux à ma femme dans un état d’esprit excellent et tranquille. Dans le district, il y avait toujours beaucoup à faire : c’était un monde et une vie à part. Pendant deux jours, je passai dix heures aux séances. Le soir du second jour, en rentrant dans mon logis du district, je trouvai une lettre de ma femme me parlant des enfants, de l’oncle, des vieilles bonnes, et entre autres choses, comme d’une chose assez naturelle, que Troukhatchevski avait passé à la maison et lui avait apporté des partitions promises, lui avait proposé encore de jouer, mais qu’elle avait refusé.
Quant à moi, je ne me rappelais pas du tout qu’il eût promis des partitions ; il m’avait paru que, l’autre soir, il avait pris congé définitif, et voilà pourquoi cela me surprit désagréablement. Je relus la lettre. Il y avait quelque chose de tendre, de timide. Cela me produisait une impression extrêmement pénible. Mon cœur se gonfla, la bête enragée de jalousie se mit à rugir dans son repaire et sembla vouloir bondir. Mais j’avais peur de cette bête et je lui imposai silence.
Quel abominable sentiment que la jalousie ! « Qu’est-ce qui pouvait être plus naturel que ce qu’elle écrivait ? » me dis-je. Je me couchai, et je me crus tranquille. Je songeai aux affaires à terminer et je m’endormis sans penser à elle.
Toujours, pendant ces assemblées du Zemstvo, je dormais mal à mon nouveau logis. Ce soir je m’endormis tout de suite, mais, comme il arrive parfois, une espèce de choc brusque m’éveilla. Je songeai immédiatement à elle, à mon amour corporel envers elle, à Troukhatchevski et à ce qu’entre eux tout était fini ! Et une rage me serra le cœur et je tentai de me tranquilliser :
« Que c’est bête, me disais-je, il n’y a aucun motif, il n’y a rien. Et pourquoi nous humilier, elle et moi, et surtout moi, en supposant de telles horreurs ! L’espèce de violoniste mercenaire connu comme un mauvais homme en face d’une femme respectable, une mère de famille, ma femme, quelle ineptie ! » Mais d’autre côté : « Pourquoi cela n’arriverait-il pas ? » me dis-je.
« Pourquoi ? N’est-ce pas le même sentiment simple et compréhensible au nom duquel je me suis marié, au nom duquel je vivais avec elle ; la seule chose que je voulais d’elle, et ce que par conséquent désiraient les autres et ce musicien aussi… Il n’est pas marié, bien portant (je me souviens comment craquaient les cartilages de la côtelette et comme il attrapait avidement le verre de vin avec ses lèvres rouges), soigné de sa personne, bien nourri, et non seulement sans principes, mais évidemment avec le principe qu’il faut profiter du plaisir qui se présente. Il y a un lien entre eux, la musique, tout ce qu’il y a de plus raffiné dans la volupté des sens. Qu’est-ce qui peut le retenir ? Rien. Tout au contraire l’attire. Et elle ? Elle, elle fut et est restée un mystère. Je ne la connais pas. Je la connais seulement comme un animal, et un animal, rien ne peut, ne doit le retenir. Maintenant seulement je me rappelle leur figure, la dernière soirée, quand, après la sonate à Kreutzer, ils ont joué un morceau passionné, je ne sais plus de qui, mais un morceau passionné jusqu’à la pornographie.
« Comment ai-je pu partir ? me disais-je en me rappelant leurs figures, n’était-ce pas clair qu’entre eux tout s’est fait cette soirée ? N’était-ce pas clair qu’entre eux, non seulement il n’y avait plus d’obstacles, mais que tous deux, surtout elle, ont éprouvé une certaine honte après ce qui s’est passé au piano ? Comme elle souriait faiblement, pitoyablement, bienheureusement, en essuyant la sueur de sa figure rougie. Ils évitaient déjà de se regarder, et seulement au souper, quand elle lui versait de l’eau, ils se regardèrent et sourirent imperceptiblement. »
Je me rappelais avec effroi, maintenant, ce regard et ce sourire à peine perceptible. « Oui, tout est fini, » me disait une voix ; et tout de suite une autre me disait le contraire. « Es-tu fou, c’est impossible, » disait la deuxième voix.
J’eus l’angoisse de rester couché ainsi dans les ténèbres. Je frottai une allumette et je pris peur dans cette petite chambre au papier jaune. J’allumai une cigarette et, comme il arrive toujours quand on tourne dans un cercle de contradictions inextricables, on fume, et je fumai cigarette après cigarette pour m’étourdir et pour ne pas voir mes contradictions. Je ne dormis pas de toute la nuit et, à cinq heures, alors qu’il faisait encore noir, je décidai que je ne pouvais plus demeurer dans cette tension et que je partirais tout de suite. Le train était pour huit heures. Je réveillai le gardien qui me servait et je l’envoyai quérir des chevaux. À l’assemblée du Zemstvo, j’envoyai un mot en disant que j’étais rappelé à Moscou pour une affaire pressante et que je priais qu’on me remplaçât par un membre du Comité. À huit heures, je montai en tarantass et je partis.
Il fallut faire vingt-cinq verstes en voiture et huit heures en train. En voiture le voyage fut très agréable. Il faisait un froid automnal avec un soleil brillant. Vous savez, ce temps où les roues s’impriment sur la route salie. La route était inégale, la lumière éclatante et l’air fortifiant. Le tarantass était commode ; en regardant les chevaux, les champs, les passants, j’oubliais où j’allais. Parfois, il me paraissait que je voyageais sans but, en me promenant, et que j’irais ainsi jusqu’au bout du monde. Et j’étais heureux quand je m’oubliais ainsi. Mais quand je me rappelais où j’allais, je me disais : « On verra après, n’y pense pas ! »
À moitié chemin, il m’arriva un incident par lequel je fus distrait davantage : le tarantass tout neuf se rompit, il fallut le raccommoder. Les délais pour chercher une télègue, les raccommodages, les paiements, le thé dans l’auberge, la conversation avec le dvornick, tout cela m’amusait. Vers la tombée de la nuit, tout fut prêt, et je me remis en route. Le soir, le voyage fut plus attrayant encore que le jour. La lune à son premier quartier, un peu de frimas, la route encore bonne, les chevaux, le cocher allègre, et je m’égayais, songeant à peine à ce qui m’attendait, et gai peut-être par la chose même qui m’attendait, et disant adieu aux joies de la vie.
Mais cet état tranquille, la puissance de vaincre mes préoccupations, tout finit avec le voyage en voiture. À peine entré dans le wagon, commença autre chose. Ces huit heures de chemin de fer furent pour moi si terribles que je ne les oublierai de ma vie. Est-ce parce que, en entrant dans le wagon, je m’étais imaginé vivement être déjà arrivé, ou parce que le chemin de fer agit d’une façon si excitante sur les gens ? Toujours est-il que, depuis mon arrivée au train, je ne pouvais plus dominer mon imagination qui, sans cesser, avec une vivacité extraordinaire, me dessinait des tableaux, l’un plus cynique que l’autre, qui embrasaient ma jalousie. Et toujours les mêmes choses sur ce qui se passait là-bas sans moi. Je brûlais d’indignation, de rage et d’un sentiment particulier où je m’abreuvais d’humiliation en contemplant ces tableaux, et je ne pouvais pas m’en arracher, ne les pas regarder, ni les effacer, ni me défendre de les évoquer.
Plus je contemplais ces tableaux imaginaires, plus je croyais à leur réalité, oubliant qu’ils n’avaient aucun fondement sérieux. La vivacité de ces images semblait me prouver que mes imaginations étaient une réalité. On eût dit qu’un démon, malgré ma volonté, inventait et me soufflait les plus terribles fictions. Une conversation qui datait depuis très longtemps, avec le frère de Troukhatchevski, je me la rappelais en ce moment, dans une espèce d’extase, et elle me déchirait le cœur en la rapportant au musicien et à ma femme. Oui, c’était il y a très longtemps ; le frère de Troukhatchevski, à mes questions s’il fréquentait les maisons publiques, répondit qu’un homme comme il faut ne va pas où l’on peut attraper une maladie, dans un endroit sale et ignoble, lorsqu’on peut trouver une femme honnête. Et voilà que lui, son frère, le musicien, avait trouvé la femme honnête. « Il est vrai qu’elle n’est plus de première jeunesse. Il lui manque une dent sur le côté, et sa face est un peu bouffie, pensai-je pour Troukhatchevski. Mais que faire ? il faut profiter de ce qu’on a !
« Oui, il l’oblige en la prenant pour sa maîtresse, me disais-je encore, et puis elle n’est pas dangereuse !
« Non, ce n’est pas possible, reprenais-je avec effroi, rien, rien, de semblable ne s’est passé. Et il n’y a pas même de raison de le supposer. Ne m’a-t-elle pas dit que l’idée même que je pouvais être jaloux d’elle, pour lui, était une humiliation pour elle ? Oui, mais elle mentait, » criai-je, — et tout recommençait.
Il n’y avait que deux voyageurs dans mon wagon : une vieille femme avec son mari, tous les deux peu causeurs, et même ils sortirent à l’une des stations, me laissant tout seul. J’étais comme une bête en cage. Tantôt je bondissais, je m’avançais vers la fenêtre, tantôt je commençais à marcher, chancelant, comme si j’avais espéré faire, par mes efforts, marcher le train plus vite. Et le wagon, avec ses banquettes et ses vitres, tressaillait continuellement, comme le nôtre.
Et Posdnicheff se leva brusquement, fit quelques pas et se rassit de nouveau.
— Oh ! j’ai peur, j’ai peur des wagons de chemin de fer. L’effroi me saisit. Je me rassis de nouveau, et je me dis : « Il faut penser à autre chose. Par exemple, au patron de l’auberge où j’ai pris le thé. » Et alors, dans mon imagination, surgit le dvornick avec sa longue barbe et son petit-fils, un garçonnet du même âge que mon petit Basile. « Mon petit Basile ! Mon petit Basile ! Il verra comment le musicien embrasse sa mère. Qu’est-ce qui se passera dans sa pauvre âme ? mais à elle, est-ce que cela importe, elle aime ! »
Et, de nouveau, tout recommençait, le cycle des mêmes pensées. Je souffrais tant qu’à la fin je ne savais que faire de moi et une idée me passa par la tête, qui me plut beaucoup, de descendre sur les rails, de me mettre sous les wagons et de tout terminer. Une chose m’empêcha de le faire. C’était la pitié, c’était une pitié pour moi-même, qui évoquait en même temps une haine pour elle, pour lui, mais pas tant pour lui. Envers lui, j’éprouvais un sentiment étrange de mon humiliation et de sa victoire, mais pour elle, une haine terrible.
« Mais je ne peux pas me tuer et la laisser libre ! Il faut qu’elle souffre, il faut quelle comprenne au moins que j’ai souffert, » me disais-je.
À une gare, je vis qu’on buvait au buffet, et tout de suite j’allai avaler un verre de vodka. À côté de moi se tenait un juif qui buvait aussi. Il se mit à me causer, et moi, pour ne pas rester seul dans mon wagon, j’allai avec lui dans sa troisième classe, sale, pleine de fumée et couverte de pelures, de pépins de tournesol. Là je me mis à côté du juif et, à ce qu’il paraît, il conta beaucoup d’anecdotes.
D’abord je l’écoutai, mais je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il le remarqua et exigea de l’attention envers sa personne. Alors je me levai et j’entrai dans mon wagon.
« Il faut réfléchir, me dis-je, voir si ce que je pense est vrai, si j’ai des raisons de me tourmenter. » Je m’assis, voulant réfléchir tranquillement, mais tout de suite, au lieu de réflexions paisibles, recommença la même chose, au lieu de raisonnements, des tableaux.
« Que de fois me suis-je tourmenté ainsi, songeais-je (je me rappelais des accès antérieurs et pareils de jalousie), et puis cela finissait par rien du tout. Il en est de même maintenant. Peut-être, et il est même sûr que je la trouverai tranquillement endormie ; elle se réveillera, se réjouira, et dans ses paroles, dans son regard je verrai que rien n’est arrivé, que tout cela est vain. Ah ! s’il en était ainsi !… — Mais non, c’est arrivé trop souvent, maintenant c’est fini, » me disait une voix.
Et de nouveau tout recommença. Ah ! quel supplice ! Ce n’est pas dans un hôpital de syphilitiques que j’emmènerais un jeune homme pour lui ôter le désir des femmes, mais dans mon âme pour lui montrer le démon qui la déchirait. Ce qui était effroyable, c’était de me reconnaître un droit indiscutable sur le corps de ma femme, comme si ce corps était tout à moi. Et en même temps je sentais que je ne pouvais posséder ce corps, qu’il n’était pas à moi, qu’elle pouvait en faire ce qu’elle voudrait, et elle voulait en faire ce que je ne voulais pas. Et je suis impuissant contre lui et contre elle. Lui, comme le Vanka de la chanson chanterait, avant de monter au gibet, comment il la baiserait sur ses lèvres douces, etc., et il aurait le dessus même devant la mort. Avec elle, c’est pire encore ; si elle ne l’a pas fait, elle en a le désir, elle le veut, et je sais qu’elle le veut. C’est pis encore. Il vaudrait mieux qu’elle l’eût déjà fait, pour que je sorte de mon incertitude.
Je ne pouvais pas dire enfin ce que je désirais : je désirais qu’elle ne voulût pas ce qu’elle devait vouloir. C’était une folie complète !
À l’avant-dernière station, quand le conducteur entra pour prendre les billets, je pris mes bagages et sortis sur la plate-forme du wagon, et la conscience que le dénouement était là, tout près, augmenta encore mon trouble. J’eus froid, ma mâchoire tremblait si fort que mes dents claquaient. Machinalement je sortis de la gare avec la foule, je pris une voiture, et je partis. Je regardais les rares passants et les dvornicks, je lisais les enseignes, sans penser à rien. Après une demi-verste de course, je me sentis froid aux pieds et je me souvins que dans le wagon j’avais ôté mes chaussettes de laine et les avais mises dans mon sac de voyage. Où avais-je mis le sac ? Était-il avec moi ? Oui ! Et le panier ?…
Je m’avisai que j’avais totalement oublié les bagages. Je pris mon billet, puis décidai que ce n’était pas la peine de retourner. Je continuai ma route. Malgré tous mes efforts pour me souvenir, je ne puis, à cette heure, parvenir à comprendre pourquoi j’étais si pressé. Je sais seulement que j’avais la conscience qu’un événement grave et menaçant se préparait dans ma vie. C’était une véritable auto-suggestion. Était-ce si grave parce que je le pensais ainsi ? Ou bien avais-je un pressentiment ? Je n’en sais rien. Peut-être aussi qu’après ce qui est arrivé, tous les événements antérieurs ont pris dans mon souvenir une teinte lugubre.
J’arrivai devant le perron. Il était une heure après minuit. Quelques isvotchiks étaient devant la porte, attendant des clients attirés par les fenêtres éclairées (les fenêtres éclairées étaient celles de notre salon et de notre salle de réception). Sans essayer de me rendre compte pourquoi nos fenêtres étaient éclairées si tard, je montai l’escalier, toujours dans la même attente de quelque chose de terrible, et je sonnai. Le domestique, être bon, diligent et très bête, nommé Gregor m’ouvrit. La première chose qui me sauta aux yeux dans l’antichambre, au porte-manteau, parmi d’autres vêtements, fut un paletot. J’aurais dû m’en étonner, mais je n’en fus pas étonné : je m’y attendais. « C’est cela ! » me dis-je.
Quand j’eus demandé à Gregor qui était là, et qu’il m’eut nommé Troukhatchevski, je m’informai s’il y avait d’autres visiteurs. Il répondit : « Personne. » Je me rappelle de quel air il me dit cela, avec une intonation qui voulait me faire plaisir et dissiper mes doutes.
— C’est cela ! c’est cela ! avais-je l’air de me dire… Et les enfants ?
— « Grâce à Dieu, ils se portent bien, ils dorment depuis longtemps ! »
Je respirais à peine et je ne pouvais retenir ma mâchoire de trembler. Donc, c’était ce que je pensais ! Jadis, il m’arrivait, en rentrant chez moi, de penser qu’un malheur m’attendait, mais je me trompais, et tout allait comme auparavant. Mais maintenant cela n’allait pas comme auparavant. Tout ce que je m’imaginais, tout ce que je croyais être des chimères, tout cela existait en réalité. Le voilà !
Je faillis sangloter, mais tout de suite le démon me souffla : « Pleure, fais des sentimentalités, et eux se sépareront tranquillement et il n’y aura pas de preuves, et toute la vie tu douteras, tu souffriras. » Et la pitié pour moi-même s’évanouit et il ne demeura que le besoin bestial d’une action adroite, rusée et énergique. Je devins une bête, une bête intelligente.
— « Non, non, dis-je à Gregor, qui voulait aller m’annoncer. Fais ceci, prends une voiture et va vite prendre mes bagages. Voilà le billet. Va. »
Il alla le long du corridor pour prendre son paletot. Craignant qu’il ne les effarouchât, je raccompagnai jusqu’à sa chambrette et j’attendis qu’il fût vêtu. Dans la salle à manger, on entendait un bruit de conversation et un bruit de couteaux et d’assiettes. Ils mangeaient, ils n’avaient pas entendu la sonnette. « Pourvu qu’ils ne sortent pas, » pensais-je.
Gregor mit son paletot au collet d’astrakan et sortit. Je fermai la porte derrière lui. Je me sentis anxieux quand je fus seul, en songeant que, tout de suite, il fallait agir. Comment ? Je ne savais pas encore ! Je savais seulement que tout était fini, qu’il ne pouvait y avoir de doute sur son innocence et que dans un instant mes relations avec elle allaient être terminées. Avant j’avais encore des doutes ; je me disais : « Peut-être n’est-ce pas vrai ? Peut-être me trompai-je ? » Actuellement le doute avait disparu. Tout était décidé irrévocablement. « Secrètement, toute seule avec lui, la nuit, c’est l’oubli de tous les devoirs. Ou, pire encore, elle fait montre de cette audace, de cette insolence dans le crime, pour que cet excès même d’audace prouve son innocence !… Tout est clair. Nul doute. » Je ne craignais qu’une chose : qu’ils ne s’enfuient chacun de son côté, qu’ils n’inventent quelque nouveau mensonge et ne me privent de preuve matérielle et de la joie douloureuse de punir, oui, de les exécuter.
Et, pour les surprendre plus vite, je me dirigeai sur la pointe des pieds, vers la salle à manger, non par le salon, mais par le corridor et les chambres des enfants. Dans la première chambre dormait le petit garçon : dans la seconde la vieille bonne remua et sembla vouloir se réveiller, et je me représentai ce qu’elle penserait quand elle saurait tout, et la pitié pour moi-même me poigna tellement que je ne pus retenir des larmes. Pour ne pas éveiller les enfants, je m’enfuis à pas légers par le corridor dans mon cabinet de travail. Je me laissai tomber sur le canapé et je sanglotai. « Moi, honnête homme, moi, fils de mes parents, moi, qui toute ma vie ai rêvé le bonheur dans la famille, moi, qui n’ai jamais trahi… Et voilà mes cinq enfants, et elle embrasse un musicien parce qu’il a des lèvres rouges. Non, ce n’est pas une femme, c’est une chienne, une chienne immonde.
« À côté de la chambre des enfants, pour lesquels elle a simulé l’amour pendant toute sa vie ! Et ce qu’elle m’a écrit !… Et, que sais-je ? Peut-être en fut-il toujours ainsi. Peut-être a-t-elle fait avec des domestiques tous les enfants qu’on croit miens. Et si j’étais arrivé demain, elle serait venue à ma rencontre avec sa coiffure, avec son corsage, ses mouvements indolents et gracieux (et je vis toute sa figure attrayante et ignoble !), et cet animal jaloux serait demeuré pour toujours dans mon cœur en le déchirant. Que dira la vieille bonne ? Gregor ?… Et la pauvre petite Lise ? Elle comprend déjà des choses… Oh ! cette impudence, ce mensonge, cette sensualité bestiale que je connais si bien ! »
Je voulus me lever, je ne pus. Le cœur me battait si fort que je ne tenais pas sur mes jambes. « Oui, je mourrai d’un coup de sang ! C’est elle qui me tuera. C’est ce qu’elle veut. Qu’est-ce que ça lui fait de tuer ? Mais ce lui serait trop avantageux, et ce plaisir, je ne le lui procurerai pas. Oui, me voilà ici et eux sont là-bas, ils rient, ils…
« Oui, malgré qu’elle ne soit plus de la première jeunesse, il ne l’a pas dédaignée. Toujours n’est-elle pas mal, et surtout pas dangereuse pour sa chère santé, à lui… — Pourquoi ne l’ai-je pas étouffée alors, me dis-je en me souvenant de cette autre scène, quand, la semaine dernière, je l’ai chassée de mon cabinet et que j’ai brisé des meubles. »
Et je me souvins de l’état où je me trouvais alors. Non seulement je m’en souvins, mais j’entrai dans le même état bestial. Et brusquement me vint le désir d’agir, et tous les raisonnements, excepté ceux qui étaient nécessaires à l’action, s’évanouirent dans ma tête, et je fus dans l’état de la bête et de l’homme sous l’influence de l’excitation physique pendant un danger, lorsqu’on agit imperturbablement, sans hâte, et aussi sans perdre une minute, et poursuivant un but défini.
La première chose que je fis, ce fut d’ôter mes bottes, et quand je n’eus plus que mes chaussettes, je m’avançai vers le mur, sur le canapé, où j’avais suspendu des armes à feu et des poignards, et je décrochai un poignard recourbé de Damas, qui ne m’avait jamais servi, à la lame très aiguë. Je l’ôtai du fourreau ; je me rappelle que le fourreau glissa sur le canapé et que je me dis : « Il faudra le retrouver après, il ne faut pas qu’il soit perdu. »
Puis j’ôtai mon pardessus, que j’avais gardé tout le temps, et marchant à pas de loup, je me dirigeai vers là-bas. Je ne me rendis pas compte comment je marchai, si je courus ou si j’allai lentement, à travers quelles chambres je passai, comment je me rapprochai de la salle à manger, comment j’ouvris la porte, comment j’entrai, — je ne me souviens de rien.
Je me souviens seulement de l’expression de leurs figures, lorsque j’ouvris la porte. Je m’en souviens parce qu’elle éveilla en moi une joie douloureuse. C’était une expression de terreur, comme je le désirais. Jamais je n’oublierai cet effroi désespéré et soudain qui apparut sur leurs figures quand ils m’aperçurent. Lui, je crois, était à table, et quand il me vit ou m’entendit, il sursauta, se mit debout et recula jusqu’au buffet. La peur était le seul sentiment qui se pût lire avec certitude sur sa physionomie. En elle aussi se lisait la peur, mais avec d’autres impressions. Et si, cependant, sa physionomie à elle n’avait exprimé que l’épouvante, peut-être ce qui est arrivé ne serait-il pas arrivé. Mais dans l’expression de sa figure il y avait, au premier moment, — du moins je crus le voir, — l’ennui, le mécontentement de ce qu’on troublât son amour et son bonheur. On eût dit qu’elle ne désirait que de n’être pas troublée au moment d’être heureuse. L’une et l’autre expressions ne parurent sur leurs faces qu’un instant. La terreur fit place presque immédiatement à l’interrogation. Pourraient-ils mentir, ou non ? Si oui, il fallait commencer ; si non, quelque autre chose allait se passer. Mais quoi ?
Il jeta sur elle un regard interrogateur. Sur sa figure à elle l’expression d’angoisse et d’ennui se transformait, me parut-il, quand elle le regardait, en une expression de souci pour lui. Un instant, je m’arrêtai à la porte, en tenant le poignard caché derrière mon dos. Tout à coup il sourit, et, avec un ton indifférent jusqu’au ridicule, il dit :
— « Nous faisions de la musique.
— « Je ne m’attendais pas, » commença-t-elle en même temps, s’accordant au ton de l’autre.
Mais ni lui ni elle ne finirent. La même rage que j’avais éprouvée la semaine auparavant s’empara de moi. Je sentis le besoin de donner libre cours à ma violence et « la joie de la colère ».
Non, ils ne finirent pas. Cette autre chose allait commencer, dont il avait peur, lui, et anéantir ce qu’ils voulaient dire. Je me jetai sur elle, toujours en cachant le poignard pour qu’il ne m’empêchât pas de porter mon coup où je voulais, dans la poitrine, sous le sein. En ce moment il vit…, et, ce que je n’attendais pas de sa part, il saisit rapidement mes mains et s’écria :
— « Revenez à vous… Qu’est-ce que vous faites ?… Au secours ! au secours ! »
J’arrachai mes mains de son étreinte et je fondis sur lui. Je devais être bien terrible, car il devint blanc comme un linge jusqu’aux lèvres. Ses yeux scintillèrent singulièrement, et, ce que je n’attendais pas non plus de lui, il fila par-dessous le piano vers l’autre chambre. Je voulus le poursuivre, mais un poids très lourd s’appesantit sur mon bras gauche. C’était elle.
Je fis un effort pour me débarrasser. Elle se cramponna plus lourdement, ne me lâchant pas. Cet obstacle inattendu, ce fardeau et ce toucher répugnant m’irritèrent davantage. Je percevais que j’étais complètement fou, que je devais être effroyable — et j’en étais joyeux. Je pris mon élan, et, de toute ma force, je lui assénai, avec le coude du bras gauche, un coup en pleine figure.
Elle poussa un cri et lâcha mon bras. Je voulus poursuivre l’autre, mais j’eus l’impression qu’il serait ridicule de poursuivre en chaussettes l’amant de ma femme, et je ne voulais pas être grotesque, je voulais être terrible. Malgré ma rage extrême, j’avais tout le temps conscience de l’impression que je produisais sur les autres, et même cette impression me guidait en partie.
Je me tournai vers elle. Elle était tombée sur la chaise longue, et, se couvrant le visage à l’endroit où je l’avais frappée, elle me regardait. Dans sa physionomie se lisaient la peur et la haine envers moi, son ennemi, comme chez le rat quand on relève la ratière. Du moins, je ne vis rien en elle que cette peur et cette haine, cette peur et cette haine qui avaient provoqué l’amour pour un autre. Peut-être encore me serais-je retenu, ne me serais-je pas porté aux dernières extrémités si elle s’était tue. Mais brusquement elle commença à parler, elle saisit ma main armée du poignard :
— « Reviens à toi ! Que fais-tu ? Qu’as-tu ? Il n’y a rien eu…, rien, rien !… Je te le jure ! »
J’aurais temporisé encore, mais ces dernières paroles, d’après lesquelles je conclus le contraire de ce qu’elles affirmaient, c’est- à-dire que tout était arrivé, ces paroles demandaient une réponse. Et la réponse devait correspondre à l’état où je m’étais mis, et qui allait et devait toujours aller crescendo. La rage a ses lois.
— « Ne mens pas, gredine ! Ne mens pas, » rugissais-je.
Avec ma main gauche je saisis ses mains. Elle se dégagea. Alors, toujours sans quitter mon poignard, je la pris par la gorge, je la terrassai, et me mis à l’étrangler. De ses deux mains elle se cramponna aux miennes, les arrachant de sa gorge, étouffée. Alors je lui portai un coup de poignard, au côté gauche, au bas des côtes.
Quand les gens disent que dans les accès de fureur ils ne se souviennent pas de ce qu’ils font, c’est une ineptie, c’est faux. Je me rappelle tout ; je ne perdis pas conscience un seul instant. Plus je m’excitais à la fureur et plus ma conscience était lucide, et je ne pouvais pas ne pas voir ce que je faisais. Je ne puis dire que je savais d’avance ce que je ferais, mais à l’instant où j’exécutais, et, il me semble, même un peu auparavant, je savais ce que je faisais, comme pour avoir la possibilité de m’en repentir, comme pour que je puisse me dire plus tard que j’aurais pu m’arrêter.
Je savais que je portais le coup entre les côtes, et que le poignard entrerait,
À la seconde où je le faisais, je savais que j’accomplissais un acte horrible, tel que je n’en avais jamais accompli, et qui aurait d’épouvantables conséquences. La conscience fut rapide comme l’éclair, et le fait suivit immédiatement. L’acte, dans mon sens intime, eut une clarté extraordinaire. Je perçus, et je me souviens du moment, la résistance du corset et encore autre chose, puis l’enfoncement du couteau dans une matière molle. Elle se cramponna au poignard avec ses mains, s’y coupa, mais ne put retenir le coup.
Longtemps après, en prison, quand la révolution morale fut accomplie en moi, je pensai à cette minute, je m’en souvins autant que je pus, et j’en coordonnai les péripéties. Je me rappelle le moment qui précéda l’acte, cette conscience terrible que j’avais de tuer une femme, ma femme.
L’horreur de cette conscience, je m’en souviens bien, et je sais vaguement qu’ayant enfoncé le poignard je le retirai tout de suite, voulant réparer et arrêter mon action. Elle se mit debout et s’écria :
— « Nourrice, il m’a tuée ! »
La vieille bonne, qui avait entendu le bruit, se tenait à la porte. J’étais toujours debout, attendant, et ne croyant pas moi-même à ce qui était arrivé. Mais à ce moment, sous son corset, un flot de sang jaillit. C’est alors seulement que je compris que toute réparation était impossible, et tout de suite je décidai qu’elle n’était pas même nécessaire, qu’il était arrivé ce que je voulais, et que j’avais dû l’accomplir. J’attendis jusqu’à ce qu’elle tombât et que la bonne s’exclamant : « Ô mon Dieu ! » accourût vers elle ; alors seulement je jetai le poignard et je sortis de la chambre.
« Il ne faut pas s’agiter, il faut avoir conscience de ce que je fais, » m’étais-je dit, ne regardant ni elle ni la vieille bonne. Celle-ci criait, appelait la femme de chambre. Je passai par le corridor, et, après avoir envoyé la femme de chambre, je me dirigeai vers mon cabinet de travail.
« Que faut-il faire maintenant ?, » me demandai-je.
Et immédiatement je compris ce qu’il fallait faire. À peine entré dans le cabinet, je me dirigeai tout droit vers le mur, je décrochai le revolver et je le regardai attentivement — il était chargé, — puis je le mis sur la table. Ensuite je ramassai le fourreau du poignard, derrière le divan, et je m’assis. Je restai longtemps ainsi. Je ne pensais à rien, je ne cherchais à me souvenir de rien. J’entendais là-bas un bruit de pas étouffés, un remuement d’objets et d’étoffes, puis l’arrivée d’une personne, puis encore d’une autre personne. Puis je vis Gregor apporter dans ma chambre le panier à bagages du chemin de fer, comme si quelqu’un avait besoin de cela !
— « As-tu entendu ce qui est arrivé ? lui dis-je. As-tu dit au dvornick d’informer la police ? »
Il ne répondit rien et sortit. Je me levai, je fermai la porte, je pris les cigarettes et les allumettes, et je me mis à fumer. Je n’avais pas fini une cigarette que le sommeil me saisit et me terrassa. Je dormis sûrement deux heures. Je me souviens d’avoir rêvé que j’étais en bon accord avec elle, qu’après une brouille nous étions en train de faire la paix ; quelque chose nous en empêchait, mais que nous étions amis tout de même.
Un coup à la porte me réveilla.
« C’est la police, pensais-je en sortant du sommeil. J’ai tué, je crois. Mais peut-être aussi est-ce elle, peut-être que rien n’est arrivé. »
On frappa encore. Je ne répondis pas. Je résolvais la question : « Est-ce arrivé, ou non ? — Oui, c’est arrivé ! »
Je me souvins de la résistance du corset et puis… « Oui, c’est arrivé. Oui, c’est arrivé. Oui, maintenant il faut m’exécuter moi-même ! » me disais-je.
Je le disais, mais je savais bien que je ne me tuerais pas. Cependant, je me levai, je pris le revolver. Chose étrange, je me rappelle qu’auparavant, bien souvent j’ai eu des idées de suicide, que cette nuit même, en chemin de fer, cela me paraissait facile — facile surtout parce que je pensais combien cela la stupéfierait. À présent je ne pouvais non seulement me tuer, mais pas même y penser.
« Pourquoi le faire ? » me demandais-je sans me répondre.
De nouveau on frappa à la porte.
« Oui, mais d’abord il faut savoir qui frappe. J’ai le temps. »
Je remis le revolver sur la table et je le cachai sous mon journal. Je m’avançai vers la porte et je tirai le verrou.
C’était la sœur de ma femme, une veuve bonne et bête.
— « Basile, qu’est-ce ? dit-elle, et ses larmes, toujours prêtes, coulèrent.
— « Que vous faut-il ? » demandai-je grossièrement.
Je voyais bien qu’il n’y avait aucune nécessité d’être grossier avec elle, mais je ne pus trouver aucun autre ton.
— « Basile, elle se meurt ! Ivan Fedorowitch l’a dit. »
Ivan Fedorowitch, c’était le docteur, son docteur, son conseiller.
— « Est-ce qu’il est ici ? » m’informai-je.
Et toute ma haine contre elle se leva de nouveau.
— « Eh bien, quoi !
— « Basile, va chez elle ! Ah ! que c’est horrible ! » dit-elle.
« Allez chez elle ? » me demandai-je. Et tout de suite je me répondis qu’il fallait y aller, que probablement cela se fait toujours ainsi quand un mari comme moi tue sa femme, qu’il fallait absolument aller la voir.
« Si cela se fait, il faut y aller ! me répétai-je. Oui, si c’est nécessaire, j’en aurai toujours le temps, » me dis-je, songeant à mon intention de me brûler la cervelle.
Et je suivis ma belle-sœur : « Maintenant, il va y avoir des phrases, des grimaces, mais je ne céderai pas ! » m’affirmai-je.
— « Attends, dis-je à ma belle-sœur ; c’est bête d’être sans bottines. Laisse-moi mettre au moins des pantoufles. »
Chose étrange, de nouveau, quand je fus sorti de mon cabinet, et que je passais à travers les pièces si familières, de nouveau l’espoir me vint que rien n’était arrivé. Mais l’odeur des drogues médicales : iodoforme, acide phénique, me ramena à la réalité.
« Non, tout est arrivé ! »
En passant par le corridor, à côté de la chambre des enfants, j’aperçus la petite Lise ; elle me regardait avec des yeux épouvantés. Je crus même que tous les enfants me regardaient… J’arrivai près de la porte de notre chambre à coucher, et une domestique vint m’ouvrir de l’intérieur et sortit. La première chose que j’aperçus, ce fut sa robe gris clair, sur une chaise toute noire de sang. Sur notre lit commun, elle était étendue avec les genoux soulevés. Elle était couchée très haut, sur des coussins seulement, avec sa camisole entr’ouverte. Sur la blessure étaient disposés des linges. Une odeur lourde d’iodoforme emplissait la chambre. Avant et plus que toute autre chose, m’étonna sa figure enflée et bleuie sur une partie du nez et sous les yeux. C’était la suite du coup de coude que je lui avais porté quand elle voulut me retenir. De beauté, il ne restait plus de trace. Quelque chose de hideux m’apparut en elle. Je m’arrêtai sur le seuil.
— « Approche-toi, approche-toi d’elle, » me dit sa sœur.
« Oui, elle doit probablement se repentir, pensai-je, faut-il lui pardonner ? Oui, elle meurt, il faut lui pardonner, » ajoutai-je, cherchant à être généreux.
J’approchai jusqu’au bord du lit. Elle leva avec difficulté sur moi ses yeux dont l’un était tuméfié, et prononça difficilement, en hésitant :
— « Tu es arrivé à ce que tu voulais ! Tu m’as tuée. »
Et dans sa figure, à travers les souffrances physiques, malgré l’approche de la mort, s’exprimait la même vieille haine qui m’était si familière :
— « Les enfants…, je ne te les donnerai pas… tout de même… Elle (sa sœur) les prendra… »
Mais ce qui était pour moi l’essentiel, sa faute, sa trahison, on eût dit qu’elle ne croyait même pas nécessaire d’y faire allusion.
— « Oui, jouis de ce que tu as fait ! »
Et elle sanglota.
À la porte se tenait sa sœur avec les enfants.
— « Oui, voilà ce que tu as fait ! »
Je jetai un regard sur les enfants, puis sur sa figure meurtrie et tuméfiée, et pour la première fois je m’oubliai (mes droits, mon orgueil), et pour la première fois je vis en elle un être humain, une sœur.
Et tout ce qui m’offensait naguère m’apparut maintenant si petit — toute cette jalousie, — et, au contraire, ce que j’avais fait m’apparut si important, que j’eus envie de m’incliner, d’approcher ma figure de sa main et de dire :
— « Pardon ! »
Mais je n’osais pas. Elle se taisait, les paupières baissées, n’ayant évidemment plus la force de parler. Puis sa figure déformée se mit à trembler, à se rider ; elle me repoussa faiblement :
— « Pourquoi tout cela est-il arrivé…, pourquoi ?
— « Pardonne-moi, dis-je.
— « Oui, si tu ne m’avais pas tuée, s’écria-t-elle soudain.
Et ses yeux brillèrent fiévreusement.
— « Pardon ! ce n’est rien… Pourvu que je ne meure pas ! Ah ! tu es arrivé à ce que tu voulais. Je te hais. »
Puis elle commença de délirer. Elle avait peur, elle criait :
— « Tire, je ne crains pas… Mais frappe-les tous…
« Il est parti…, il est parti… »
Le délire continua. Elle ne reconnaissait plus les enfants, pas même la petite Lise qui s’était approchée. Le même jour, vers midi, elle mourut. Quant à moi, je fus arrêté avant ce dénouement, à huit heures du matin. On me mena au poste de police, puis en prison. Et là, pendant onze mois, attendant le jugement, je réfléchis sur moi, sur mon passé, et je compris. Oui, je commençai à comprendre dès le troisième jour. Le troisième jour, on me mena là-bas…
Posdnicheff sembla vouloir ajouter quelque chose, mais, n’ayant plus la force de retenir ses sanglots, il s’arrêta. Après quelques minutes, ayant repris du calme, il reprit :
— Je commençai à comprendre alors seulement que je la vis, dans le cercueil…
Il poussa un sanglot, puis immédiatement continua avec hâte :
— Alors seulement, quand je vis sa face morte, je compris tout ce que j’avais fait… Je compris que c’était moi, moi qui l’avait tuée… Je compris que c’était moi qui avais fait qu’elle qui se mouvait, qui était vivante, palpitante, maintenant était devenue immobile, toute froide, et qu’aucun moyen n’existait de réparer cette chose. Celui qui n’a pas vécu cela ne pourra pas comprendre !
Nous restâmes longtemps taciturnes. Posdnicheff sanglotait et tremblait silencieusement devant moi. Sa figure était devenue fine, longue, et sa bouche s’était élargie :
— Oui, dit-il subitement, si j’avais su ce que je sais maintenant, je ne me serais marié avec elle, pour rien, jamais, jamais.
De nouveau nous restâmes taciturnes, longtemps.
— Oui, voilà ce que j’ai fait, voilà ce que j’ai éprouvé. Il faut comprendre l’importance vraie du mot de l’Évangile, Mathieu, V, 28 : « Que tout homme qui regarde la femme avec volupté commet l’adultère ; » et ce mot se rapporte à la femme, à la sœur, et non seulement à la femme étrangère, mais surtout à sa propre femme.
FIN
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en août 2010 et sur le site de la Bibliothèque le 7 janvier 2011.
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