LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Tolstoï

(Толстой Лев Николаевич)

1828 – 1910

 

 

 

 

L’ENFANCE

(Детство)

 

 

 

1852

 

 

 

 

 


Traduction de J.-W. Bienstock, Œuvres complètes du comte Léon Tolstoï, vol. I, Paris, Stock, 1902.

 

 

 

 


TABLE

 

I. — LE PRÉCEPTEUR KARL IVANOVITCH

II. — MAMAN

III. — PAPA

IV. — LA CLASSE

V. — L’INNOCENT

VI. — PRÉPARATIFS DE CHASSE

VII. — LA CHASSE

VIII. — LES JEUX

IX. — QUELQUE CHOSE COMME LE PREMIER AMOUR

X. — QUEL HOMME ÉTAIT MON PÈRE

XI. — LES OCCUPATIONS DANS LE CABINET DE TRAVAIL ET AU SALON

XII. — GRICHA

XIII. — NATALIA SAVICHNA

XIV. — SÉPARATION

XV. — L’ENFANCE

XVI. — LES VERS

XVII. — LA PRINCESSE KORNAKHOVA

XVIII. — LE PRINCE IVAN IVANOVITCH

XIX. — LES IVINE

XX. — L’ARRIVÉE DES INVITÉS

XXI. — AVANT LA MAZURKA

XXII. — LA MAZURKA

XXIII. — APRÈS LA MAZURKA

XXIV. — AU LIT

XXV. — LA LETTRE

XXVI. — CE QUI NOUS ATTENDAIT À LA CAMPAGNE

XXVII. — CHAGRIN

XXVIII. — DERNIERS SOUVENIRS TRISTES

 

 

 

 

 

I. — LE PRÉCEPTEUR KARL IVANOVITCH

Le 12 août 18... juste le troisième jour après mon dixième anniversaire, pour lequel j’avais reçu de si jolis cadeaux, Karl Ivanovitch me réveilla à sept heures du matin, en frappant au-dessus de ma tête avec un chasse-mouches — en papier à pain de sucre — attaché au bout d’un bâton. Il s’y était pris si maladroitement qu’il avait accroché la petite image d’un ange, suspendue au chevet de mon lit de chêne, et que la mouche tuée m’était tombée droit sur la tête. Je sortis le nez de dessous mes couvertures, de la main j’arrêtai l’image qui continuait à se balancer, je jetai la mouche morte sur le plancher, et je regardai Karl Ivanovitch avec des yeux fâchés bien qu’endormis. Lui, dans sa robe de chambre en cotonnade bariolée, serrée par une ceinture de même étoffe, avec sa calotte de tricot rouge à gland, et chaussé de bottes souples en peau de bouc, continuait tranquillement à marcher le long de la muraille, tout en visant et en tapant.

« C’est vrai », pensais-je, « que je suis petit, mais pourquoi me dérange-t-il ? Pourquoi ne va-t-il pas tuer les mouches au-dessus du lit de Volodia ? Il y en a pourtant pas mal ! Mais non, Volodia est plus grand que moi, je suis le plus petit de tous : c’est pour cela qu’il me tourmente. Il passe toute sa vie », murmurais-je, « à chercher ce qu’il pourrait me faire de désagréable. Il voit très bien qu’il m’a réveillé et qu’il m’a fait peur, mais il fait semblant de ne pas s’en apercevoir... le méchant homme ! Et sa robe de chambre, et sa calotte avec ce gland, comme c’est laid ! »

Pendant que j’exhalais ainsi, en moi-même, mon dépit contre Karl Ivanovitch, celui-ci s’approcha de son lit, regarda la montre qui était placée au-dessus du lit dans une petite pantoufle brodée de perles, accrocha le chasse-mouches à un clou et se tourna vers nous, paraissant être d’excellente humeur.

— Auf, Kinder, auf !... s’ist Zeit. Die Mutter ist schon im Saal[1], — cria-t-il de sa bonne voix allemande, puis, s’approchant de moi, il s’assit près de mes pieds et tira sa tabatière de sa poche. Je faisais semblant de dormir. Karl Ivanovitch commença par prendre une prise, puis s’essuya le nez, secoua ses doigts, et alors seulement il s’occupa de moi. Il se mit à me chatouiller la plante des pieds, et avec de petits rires : — Nun, nun, Faulenzer ![2] — dit-il.

Quelle que fut ma peur d’être chatouillé, je ne sortis pas de mon lit et je ne lui répondis pas, mais seulement, j’enfonçai encore davantage ma tête sous mes oreillers, j’envoyai des coups de pied de toutes mes forces, et fis tous mes efforts pour ne pas rire.

— Comme il est bon, comme il nous aime, comment ai-je pu en penser tant de mal !

J’en voulais à moi-même et à Karl Ivanovitch, à la fois je voulais rire et pleurer : mes nerfs étaient agacés.

— Ach, lassen sie, Karl Ivanovitch ![3] — criai-je les yeux pleins de larmes, en sortant ma tête de dessous les oreillers.

Karl Ivanovitch, étonné, laissa tranquille la plante de mes pieds et me demanda avec inquiétude ce que j’avais, si j’avais fait un mauvais rêve ?... Sa bonne figure allemande et l’empressement avec lequel il cherchait à deviner la cause de mes larmes, les firent couler avec plus d’abondance. J’avais des remords, et je ne comprenais pas comment, une minute avant, j’avais pu ne pas aimer Karl Ivanovitch et trouver affreux sa robe de chambre et sa calotte à gland. Maintenant, au contraire, tout cela me paraissait charmant, et même le gland me semblait une preuve évidente de sa bonté. Je lui dis que je pleurais parce que j’avais fait un mauvais rêve... que maman était morte et qu’on allait l’enterrer. J’inventais cela, car je ne me rappelais pas du tout ce que j’avais rêvé cette nuit-là ; mais, quand Karl Ivanovitch, touché de mon récit, se mit à me consoler et à me tranquilliser, il me sembla avoir eu vraiment ce rêve affreux, et déjà mes larmes coulèrent pour une autre cause.

Lorsque Karl Ivanovitch m’eut quitté, et, que m’asseyant sur le lit, je commençai à mettre mes bas à mes petites jambes, mes larmes s’apaisèrent un peu, mais les sombres pensées du rêve inventé ne me quittaient pas. Notre diatka[4] Nikolaï entra, — c’était un petit homme propret, toujours sérieux, ponctuel, respectueux et grand ami de Karl Ivanovitch. Il apportait nos habits et nos chaussures : des bottes pour Volodia, et pour moi, encore les insupportables souliers à rubans. J’avais honte de pleurer devant lui ; de plus, le soleil du matin brillait gaîment dans la fenêtre, et Volodia, devant sa cuvette, en singeant Maria Ivanovna, (la gouvernante de notre sœur), riait de si bon cœur et si haut, que même le sérieux Nikolaï, la serviette sur l’épaule, le savon d’une main, et le pot à eau de l’autre, en souriant disait :

— Assez, Vladimir Petrovitch, veuillez vous laver.

Toute ma tristesse se dissipa.

— Sind sie bald fertig ?[5] — résonna la voix de Karl Ivanovitch, du fond de la salle de classe.

Sa voix était sévère et n’avait déjà plus cette expression de bonté qui m’avait touché jusqu’aux larmes. En classe, Karl Ivanovitch était un tout autre homme : il était précepteur. Je m’habillai vivement, je me lavai, et tenant encore à la main la brosse, en lissant mes cheveux humides, je me rendis à son appel.

Karl Ivanovitch, ses lunettes sur le nez et un livre à la main, était assis à sa place accoutumée, entre la porte et la fenêtre. À gauche de la porte, il y avait deux petites tablettes, l’une, la nôtre, celle des enfants ; l’autre — la sienne, celle de Karl Ivanovitch. Sur la nôtre se trouvaient toutes sortes de livres de classe et d’autres ; les uns debout, les autres couchés. Deux gros volumes reliés en rouge étaient seuls correctement appuyés à la muraille : l’histoire des voyages[6] ; venaient ensuite des livres longs, épais, minces, des couvertures sans livres, des livres sans couvertures, le tout fourré n’importe comment, lorsqu’on nous ordonnait, avant la récréation, de ranger « la bibliothèque », comme Karl Ivanovitch appelait pompeusement cette tablette. La collection des livres, sur la sienne, si elle n’était pas si grande que la nôtre etait encore plus variée. Je m’en rappelle trois : une brochure allemande, non reliée, sur l’engrais des terrains destinés à la culture des choux ; un volume de l’histoire de la guerre de Sept ans, — en parchemin dont un coin était brûlé — et un cours complet d’hydrostatique. Karl Ivanovitch passait une grande partie de son temps à lire, au point de s’abîmer les yeux, mais en dehors de ces livres et de l’Abeille du Nord, il ne lisait rien.

Parmi les objets posés sur la tablette de Karl Ivanovitch, un surtout me le rappelle le plus. C’était un rond de carton monté sur un pied de bois autour duquel il se mouvait par des ardillons. Sur le rond était collée une petite image représentant la caricature d’une dame et d’un perruquier. Karl Ivanovitch était très habile à coller et c’était lui qui avait inventé et fabriqué ce rond, afin de garantir ses yeux faibles de la lumière trop crue.

Maintenant encore, je vois devant moi sa longue personne, avec sa robe de chambre de cotonnade, et sa calotte rouge d’où s’échappent de rares cheveux blancs. Il est assis à côté d’une petite table sur laquelle est posé, jetant une ombre sur son visage, le rond avec le perruquier. L’une de ses mains tient un livre, l’autre est appuyée sur le bras du fauteuil ; à côté de lui, la montre, sur le cadran de laquelle est dessiné un piqueur, le mouchoir à carreaux, la tabatière noire et ronde, l’étui vert de ses lunettes et les mouchettes sur leur plateau. Tout cela est rangé si méticuleusement à sa place, qu’à cet ordre seul on peut deviner que chez Karl Ivanovitch la conscience est pure et l’âme tranquille.

Parfois, las de courir en bas, dans la salle, nous nous faufilions en haut, sur la pointe du pied, dans la classe, et là, Karl Ivanovitch était seul, assis dans son fauteuil, et, avec une expression calme et solennelle, lisait un de ses livres favoris. Mais parfois, je le surprenais ne lisant pas : ses lunettes avaient glissé vers le bout de son grand nez aquilin, ses yeux bleus à demi-clos regardaient avec une expression particulière et ses lèvres souriaient tristement. Dans la chambre, le silence ; on n’entendait que sa respiration régulière et le tic-tac de la montre au piqueur.

Quelquefois il ne m’apercevait pas et moi je restais à la porte et pensais : « Pauvre, pauvre vieux ! Nous, nous sommes nombreux, nous jouons, nous nous amusons, et lui, il est tout seul et personne ne s’occupe de lui. Il dit, — et c’est la vérité, — qu’il est orphelin, et l’histoire de sa vie, comme elle est terrible ! Je me rappelle qu’un jour il l’a racontée à Nikolaï. C’est affreux d’être dans sa situation ! » Il me faisait si grand’pitié que j’allais à lui et disais en lui prenant la main : « Lieber Karl Ivanovitch ![7]. » Il aimait que je lui parlasse ainsi, et toujours il me caressait et l’on voyait qu’il était ému.

Sur l’autre mur étaient accrochées des cartes géographiques, presque toutes déchirées, mais habilement recollées par la main de Karl Ivanovitch. Sur le troisième mur, au milieu duquel était la porte d’en bas, étaient pendues d’un côté deux règles : l’une pleine d’entailles — la nôtre ; l’autre toute neuve — la sienne qu’il employait plus à nous stimuler qu’à tracer des lignes ; de l’autre côté, il y avait un tableau noir sur lequel nos grosses fautes étaient marquées par des ronds, et les petites par des croix. À gauche du tableau était le coin, où l’on nous mettait en pénitence, à genoux.

Comme je m’en souviens de ce coin ! Je me rappelle la porte du poêle, et la bouche de chaleur qui était dans la porte, et le bruit qu’elle faisait en tournant. Parfois, je restais dans le coin si longtemps, que le dos et les genoux me faisaient mal, et je pensais : « Karl Ivanovitch m’a oublié. Pour lui naturellement, c’est agréable d’être assis dans son bon fauteuil et de lire son hydrostatique... Et pour moi ? » — Alors pour le faire penser à moi, j’ouvrais et refermais tout doucement la porte du poêle, ou bien je faisais tomber des plâtras de la muraille ; mais subitement, si le morceau était trop gros et faisait trop de bruit en tombant, rien que ma peur était vraiment pire que tout. Je regardais Karl Ivanovitch, — il restait avec son livre dans la main et semblait ne s’apercevoir de rien.

Au milieu de la chambre se trouvait une table recouverte d’une toile cirée noire, déchirée, sous laquelle, en maints endroits, on apercevait les bords tailladés de coups de canif. Autour de la table il y avait quelques escabeaux de bois non peints, polis par un long usage. Le dernier mur était occupé par trois fenêtres. Voici quelle vue on avait de ces fenêtres : juste au-dessous de la première — une route dont chaque ornière, chaque caillou, chaque détour m’est depuis longtemps connu et cher ; de l’autre côté du chemin— l’allée de tilleuls, taillés, derrière lesquels, par endroits, on aperçoit la palissade ; puis après la prairie avec, d’un côté, l’enclos aux meules, et en face le bois ; dans le lointain, la petite maison du garde. Par la fenêtre de droite, on apercevait un coin de la terrasse où les grandes personnes venaient s’asseoir en attendant le dîner. Parfois, pendant que Karl Ivanovitch me corrigeait ma dictée, il m’arrivait de regarder de ce côté et d’apercevoir les cheveux noirs de maman, puis un dos, et d’entendre vaguement un bruit de voix et de rires ; j’étais bien ennuyé de ne pouvoir être là-bas et je pensais : « Quand je serai grand, je n’aurai plus de leçons, et je passerai tout mon temps, non à apprendre des dialogues, mais avec ceux que j’aime. » Mon dépit se changeait en tristesse et je devenais si absorbé, et Dieu sait pourquoi et à quoi je pensais aussi profondément, que je n’entendais pas Karl Ivanovitch se fâcher de mes fautes.

Karl Ivanovitch ôta sa robe de chambre, mit un habit bleu plissé, à hautes épaulettes, arrangea sa cravate devant le miroir et nous conduisit en bas dire bonjour à maman.

 

II. — MAMAN

Maman était assise au salon et versait le thé ; d’une main elle tenait la théière, de l’autre, le robinet du samovar duquel l’eau coulait, débordant de la théière sur le plateau. Mais bien qu’elle regardât fixement, elle ne s’en apercevait pas, et ne remarqua pas non plus notre entrée.

Lorsqu’on essaye d’évoquer l’image d’un être aimé, tant de souvenirs du passé surgissent, que derrière eux, comme derrière les larmes, on la distingue à peine. Ce sont les larmes de l’imagination. Quand j’essaye de me rappeler maman telle qu’elle était à cette époque, je ne me représente que ses yeux bruns, exprimant toujours la même bonté et l’affection, le petit grain de beauté de sa joue, un peu au-dessous de l’endroit où frisottaient des cheveux, son col blanc brodé, sa main fine et maigre, qui me caressait si souvent et que je baisais si souvent ; mais l’expression générale m’échappe.

À gauche du divan, était un vieux piano anglais, à queue ; devant le piano était assise ma sœur, une petite brune, au visage basané, Lubotchka, qui, de ses petits doigts rouges, tout frais lavés à l’eau froide, avec une attention très marquée, s’évertuait sur une étude de Clémenti. Elle avait onze ans, elle portait une robe courte en guigan et des petits pantalons blancs à dentelle ; et elle ne pouvait encore prendre l’octave qu’ « arpeggio ». Près d’elle, à demi-tournée, était assise Maria Ivanovna, avec son bonnet à rubans roses, sa casaque bleu-clair et son visage rouge et fâché, qui prit une expression encore plus sévère dès qu’apparut Karl Ivanovitch. Elle le regarda durement, et sans répondre à son salut, haussant la voix et d’un ton plus impératif qu’auparavant, elle continua à compter, du pied, battant la mesure : un, deux, trois ; un, deux, trois.

Karl Ivanovitch n’y fit aucune attention, et selon son habitude, alla tout droit baiser la main de maman, avec un compliment en allemand. Elle sortit de sa rêverie, secoua la tête, comme pour chasser, par ce mouvement, des idées tristes, donna sa main à Karl Ivanovitch et mit un baiser sur sa tempe ridée, pendant qu’il lui baisait la main.

— Ich danke, lieber Karl Ivanovitch ![8] — et continuant à parler en allemand, elle demanda : « Les enfants ont bien dormi ? »

Karl Ivanovitch était sourd d’une oreille, et de plus, en ce moment, il n’entendait rien à cause du piano. Il se courba encore plus bas vers le divan, un pied en l’air et une main appuyée sur la table, souleva sa calotte, et dit avec un sourire, qui alors me semblait la quintessence des belles manières :

— Vous permettez, Natalia Nicolaïevna ?

Karl Ivanovitch ne se séparait jamais de sa calotte rouge, de peur de prendre froid à sa tête chauve, mais chaque fois qu’il entrait au salon, il demandait la permission de s’en coiffer.

— Couvrez-vous, Karl Ivanovitch... Je vous demande si les enfants ont bien dormi ? — dit maman en se tournant vers lui et en élevant la voix.

Mars il n’entendit encore rien, posa sur son crâne chauve sa calotte rouge et sourit encore plus gracieusement.

— Arrêtez-vous un instant, Mimi, dit maman, avec un sourire, à Maria Ivanovna. On n’entend rien.

Quand maman souriait, si beau que fût son visage, il devenait encore plus beau, et on aurait dit que la joie se répandait autour d’elle. Si je pouvais seulement entrevoir ce sourire dans les moments difficiles de la vie, je ne saurais pas ce que c’est que le chagrin. Il me semble que dans le sourire seul, réside ce qu’on appelle la beauté du visage. Si le sourire embellit, c’est que le visage est beau ; s’il ne le change pas, c’est que le visage est ordinaire, et, s’il le gâte, c’est que le visage est laid.

Après m’avoir dit bonjour, maman prit ma tête à deux mains, la pencha en arrière, me regarda attentivement et dit :

— Tu as pleuré aujourd’hui ?

Je ne répondis pas. Elle m’embrassa sur les yeux et me demanda en allemand :

— Pourquoi as-tu pleuré ?

Quand elle causait amicalement avec nous, elle parlait en cette langue qu’elle savait à la perfection.

— J’ai pleuré en rêvant, maman — dis-je en me souvenant, avec tous les détails, du rêve inventé, et tressaillant involontairement à ce souvenir.

Karl Ivanovitch confirma mes paroles mais garda le silence sur mon rêve. Après une petite conversation sur le temps, à laquelle Mimi prit part, maman posa sur le plateau six morceaux de sucre, destinés aux principaux domestiques, se leva et se dirigea vers son métier à tapisser placé près de la fenêtre.

— Eh bien ! maintenant, allez chez papa, enfants, et dites-lui qu’il vienne absolument me trouver avant d’aller à l’enclos.

Le piano, la mesure et les regards menaçants recommencèrent, et nous partîmes chez papa. En traversant la pièce qui avait gardé, du temps de mon grand-père, le nom d’office, nous entrâmes dans le cabinet.

 

III. — PAPA

Il était debout, près de son bureau, et en désignant quelques enveloppes, et de petites piles d’argent, il parlait, avec animation et chaleur, à notre intendant Iakov Mikhaïlov qui, debout à sa place habituelle — entre la porte et le baromètre — les mains derrière le dos, agitait les doigts en tous sens avec une grande rapidité.

Plus papa s’échauffait, plus les doigts remuaient vite, et au contraire, dès que papa se taisait, les doigts s’arrêtaient ; mais quand Iakov se mettait lui-même à parler, ses doigts commençaient des mouvements désordonnés et des écarts désespérés, de divers côtés. D’après les mouvements de ses doigts, il me semble qu’on pouvait deviner les pensées secrètes de Iakov. Quant à son visage, il était impassible, il exprimait la conscience de sa dignité et en même temps une soumission qui semblait dire : j’ai raison, du reste je vous obéirai ! En nous apercevant, papa se borna à dire :

— Attendez, dans un instant.

Et d’un signe de tête, il montra la porte pour que l’un de nous la fermât.

— Bon Dieu, qu’as-tu aujourd’hui, Iakov ? — continua-t-il en parlant à l’intendant et en agitant les épaules (c’était son habitude). — Cette enveloppe avec 800 roubles...

Iakov approcha l’abaque, marqua 800 et fixa son regard sur un point indéfini, en attendant la suite.

— ..... pour les dépenses de l’exploitation en mon absence. Tu comprends ? Tu recevras 1.000 roubles du moulin... oui ou non ? Tu dois recevoir 8.000 pour les hypothèques du trésor ; quant au foin, selon ton propre calcul, on peut en vendre 7.000 pouds[9] — je compte quarante-cinq kopeks par poud — tu recevras 3.000 ; alors combien auras-tu en tout ?... 12.000, oui ou non ?

— Oui, certainement, — répondit Iakov.

Mais à la rapidité des doigts, je vis qu’il allait faire des objections ; papa ne lui en laissa pas le temps.

— Tiens, de cet argent tu enverras 10.000 au Conseil de Tutelle, pour la campagne Pétrovskoié. Maintenant tu m’apporteras l’argent qui est dans le bureau — continua papa (Iakov mêla sur l’abaque les anciens 12.000 et marqua 21.000 — et tu le mettras à la date d’aujourd’hui à l’article dépenses. (Iakov mélangea les boules et renversa l’abaque, pour montrer sans doute que ces 21.000 disparaîtraient ainsi.) — Et cette enveloppe avec l’argent, tu la remettras à son adresse.

J’étais près de la table, je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe. Il y avait : « À Karl Ivanovitch Mayer. » Papa, s’apercevant sans doute que je lisais ce qui ne me regardait pas, posa la main sur mon épaule, et par une légère pression, m’indiqua la direction opposée à la table. Je ne compris pas si c’était une caresse ou une observation, et à tout hasard, je baisai la grande main, sillonnée de veines, qui s’appuyait sur mon épaule.

— C’est bon — dit Iakov. — Et pour l’argent de Khabarovka, quel ordre voulez-vous donner ?

Khabarovka était la propriété de maman.

— Laisse-le dans mon bureau et n’y touche pas sans mon ordre.

Iakov se tut quelques secondes ; tout à coup ses doigts s’agitèrent avec un redoublement de rapidité, et quittant l’expression de soumission naïve avec laquelle il écoutait les ordres du maître, il prit l’expression de ruse qui était la sienne, et approchant l’abaque il commença à parler.

— Permettez-moi de vous exposer, Piotr Alexandritch ; comme il vous plaira, mais au Conseil, nous ne pourrons pas payer au terme. Vous avez bien voulu dire — continua-t-il méthodiquement — que nous recevrions de l’argent des hypothèques, du moulin et du foin (en énumérant ces noms, il marquait sur l’abaque.) Alors j’ai peur que nous ne nous trompions dans nos calculs, — ajouta-t-il, et se taisant, il regarda papa d’un air profond.

— Pourquoi ?

— Permettez. Quant au moulin, on est déjà venu deux fois pour demander du temps. Le meunier jure par Dieu qu’il n’a pas d’argent. Il est là maintenant, voulez-vous lui parler à lui-même ?

— Que dit-il donc ? — demanda papa en faisant de la tête le signe qu’il ne voulait pas parler au meunier.

— Mais c’est connu ! Il dit qu’il n’a pas eu à moudre, et que tout son argent, il l’a dépensé pour l’écluse. Alors quoi, si nous le chassons, maître, trouverons-nous ici notre compte ? — Quant aux hypothèques, comme vous avez bien voulu parler, alors il me semble que je vous ai déjà exposé que notre argent est solidement enterré là-bas et que bientôt, nous ne recevrons rien. Récemment, j’ai envoyé à la ville, chez Ivan Afanasitch, un chariot de farine et un billet sur cette affaire : alors, il m’a de nouveau répondu qu’il serait heureux de faire quelque chose pour Piotr Alexandritch, mais que l’affaire n’est pas entre ses mains, et comme on le voit par maints indices, il est peu probable que votre reçu vienne avant deux mois. — Le foin, vous l’avez dit vous-même, on en tirera peut-être 3.000...

Il marqua sur l’abaque 3.000, se tut un instant, en regardant tantôt le boulier, tantôt les yeux de papa, avec une expression qui voulait dire : « Vous voyez comme c’est peu ! Et sur le foin nous perdrons aussi, si nous le vendons maintenant, vous le savez vous-même..... »

Il était visible qu’il tenait une foule d’arguments en réserve, c’est peut-être pour cela que papa se hâta de l’interrompre.

— Je ne changerai pas mes ordres — dit-il ; — pourtant, si l’argent ne rentrait pas tout de suite, il n’y aurait rien, rien à faire, tu prendrais ce qui serait nécessaire sur celui de Khabarovka.

— C’est bon.

Par le visage et les doigts de Iakov, on voyait que ce dernier ordre lui faisait un vif plaisir.

Iakov était serf, c’était un homme très zélé et très dévoué ; comme tous les bons intendants, il était avare jusqu’à l’extrême pour son maître et avait, sur les intérêts de celui-ci, les notions les plus étranges. Il se souciait toujours d’enrichir Monsieur aux dépens de Madame, et tâchait de prouver la nécessité de dépenser tous les revenus des propriétés de Madame pour Pétrovskoié (la campagne que nous habitions).

En ce moment, il triomphait d’avoir complètement réussi.

Après nous avoir dit bonjour, papa nous déclara que nous avions mené assez longtemps, à la campagne, une vie de paresseux, que nous avions cessé d’être petits, et qu’il était temps de travailler sérieusement.

— Vous savez déjà, je pense, que je pars cette nuit pour Moscou et que je vous emmène — poursuivit-il. — Vous habiterez chez votre grand’mère, et maman restera ici avec les fillettes. N’oubliez pas que sa seule consolation sera de savoir que vous travaillez bien et qu’on est content de vous.

Bien que nous nous attendions à quelque chose d’extraordinaire, à cause des préparatifs que nous voyions faire depuis quelques jours, néanmoins cette nouvelle nous frappa. Volodia rougit et, la voix tremblante, il fit la commission de maman. « Allons, voilà ce qu’annonçait mon rêve ! » pensai-je en moi-même ; « Dieu veuille que ce ne soit pas encore pire. »

J’avais beaucoup de chagrin pour maman, et en même temps, la pensée que nous commencions réellement à être grands, me réjouissait.

« Si nous partons aujourd’hui, nous n’aurons bien sûr pas classe — pensais-je. — Quelle chance ! Pourtant je regrette Karl Ivanovitch. On le renvoie sûrement, sans cela, il n’y aurait pas cette enveloppe pour lui... J’aimerais mieux faire des leçons toute ma vie, ne pas partir, ne pas quitter maman et ne pas faire de peine à ce pauvre Karl Ivanovitch. Il est déjà si malheureux ! »

Toutes ces pensées traversaient ma tête : mais je ne bougeais pas et regardais fixement les rubans noirs de mes souliers.

Papa échangea avec Karl Ivanovitch quelques mots sur le baromètre qui avait baissé, et recommanda à Iakov de ne pas donner à manger aux chiens, parce qu’il voulait sortir une dernière fois, après le dîner, avec les jeunes chiens courants, et, contre mon attente, il nous envoya travailler ; cependant il nous consola par la promesse de nous emmener à la chasse.

En allant en haut, je courus à la terrasse. Milka, le lévrier favori de mon père, était couché au soleil, devant la porte, les yeux mi-clos.

— Milotchka — lui dis-je en le caressant et en lui embrassant le museau — nous partons aujourd’hui ; adieu ! nous ne nous reverrons plus jamais.

Je m’attendris et fondis en larmes.

 

IV. — LA CLASSE

Karl Ivanovitch était de très mauvaise humeur. On s’en apercevait à ses sourcils froncés, à la manière dont il jeta son habit sur la commode, à l’air furieux avec lequel il noua la ceinture de sa robe de chambre, et à la grosse marque d’ongle qu’il fit sur le livre de dialogues pour indiquer jusqu’où nous devions apprendre par cœur. Volodia apprit assez bien sa leçon, moi j’étais si troublé que je ne pouvais absolument rien faire. Je regardai longtemps, sans rien comprendre, dans le livre des dialogues, mais les larmes qui emplissaient mes yeux, à l’idée de la séparation prochaine, m’empêchaient de lire. Quand vint le moment de réciter ma leçon à Karl Ivanovitch, qui cligna des yeux pour m’écouter (c’était mauvais signe), arrivé à l’endroit où l’on dit : Wo kommen sie her ?[10] et où l’autre répond : Ich komme vom Kaffee-Hause[11], je ne pus retenir davantage mes larmes, et des sanglots m’empêchèrent de dire : Haben sie die Zeitung nicht gelesen ?[12] Et quand la leçon arriva à l’écriture, mes larmes, en tombant sur le papier, produisaient de tels pâtés, que j’avais l’air d’avoir écrit avec de l’eau sur du papier d’emballage.

Karl Ivanovitch se fâcha, il me mit à genoux — prétendant que c’était de l’entêtement, une comédie de marionnettes (c’était son expression favorite) — me menaça avec sa règle, et exigea que je demandasse pardon, alors que je ne pouvais prononcer un seul mot à cause des larmes. À la fin, sentant probablement son injustice, il s’en alla dans la chambre de Nikolaï et claqua la porte.

De la classe, nous entendîmes une conversation dans la chambre du diatka.

— As-tu entendu dire, Nikolaï, que les enfants s’en vont à Moscou ? — dit Karl Ivanovitch en entrant dans la chambre.

— Certes, je l’ai entendu.

Nikolaï voulait probablement se lever, puisque Karl Ivanovitch lui dit : « Reste assis, Nikolaï ! » — C’est là-dessus qu’il ferma la porte. Je quittai mon coin et j’allai écouter à la porte.

— On a beau rendre des services aux gens — disait avec émotion Karl Ivanovitch, — on a beau leur être dévoué, il est clair qu’il ne faut pas attendre de reconnaissance, Nikolaï ?

Nikolaï, qui était assis près de la fenêtre et cousait une botte, fit un signe affirmatif de la tête.

— Il y a douze ans que je suis dans cette maison, continua Karl Ivanovitch, en levant ses yeux et sa tabatière vers le plafond — et je puis dire devant Dieu, Nikolaï, que je les aime et que je me suis donné pour eux plus de peine que s’ils eussent été mes propres enfants. Tu te rappelles, Nikolaï, quand Volodenka[13] a eu la typhoïde, tu te rappelles, j’ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer l’œil. Oui ! dans ce temps j’étais le bon Karl Ivanovitch, le cher Karl Ivanovitch ; on avait besoin de moi ; à présent, — ajoutait-il en souriant ironiquement — les enfants sont devenus grands ; il est temps de travailler sérieusement. Comme s’ils n’apprenaient rien ici, Nikolaï ?

— Comment apprendre mieux, bien sûr ? — dit Nikolaï en posant son alène et en tirant à deux mains sur le ligneul.

— Oui, à présent qu’on n’a plus besoin de moi, il faut me mettre à la porte ; que sont devenues les promesses ? et la reconnaissance ? Je respecte et j’aime Natalia Nicolaïevna — disait-il en posant la main sur son cœur. — Mais Nikolaï, qu’est-elle ici... Sa volonté, dans cette maison, c’est la même chose que ça ! — en disant ces mots, d’un geste expressif, il envoyait par terre les rognures de cuir. — Je sais qui m’a joué ce tour et pourquoi je suis devenu inutile ; c’est parce que je ne flatte pas et que je ne dis pas Amen à tout, comme certaines personnes. J’ai l’habitude, de dire toujours et devant tout le monde la vérité — continuait-il fièrement — que Dieu leur pardonne ! Ils ne s’enrichiront pas parce que je ne serai plus là, et moi, grâce à Dieu, je trouverai toujours à gagner un morceau de pain....., n’est-ce pas, Nikolaï ?

Nikolaï leva la tête et regarda Karl Ivanovitch, comme pour s’assurer s’il pouvait, en effet, trouver un morceau de pain, — mais il ne répondit rien.

Karl Ivanovitch parla longtemps sur ce ton : il raconta combien on avait mieux apprécié ses services chez un général où il avait été avant de venir chez nous (je fus très peiné d’entendre cela) ; il parla de la Saxe, de ses parents, de son ami le tailleur Schönheit, etc., etc.

Je compatissais à son chagrin, et il m’était pénible que père et Karl Ivanovitch, que j’aimais presque autant l’un que l’autre, ne se comprissent pas ; je retournai dans mon coin, m’assis sur mes talons et me mis à songer aux moyens de rétablir entre eux la concorde.

En rentrant dans la classe, Karl Ivanovitch me dit de me lever et de préparer mon cahier de dictées. Quand tout fut prêt, il s’installa majestueusement dans son fauteuil et, d’une voix qui semblait sortir d’un abîme, il commença à me dicter ce qui suit : Von al-len Lei-denschaf-ten die grau-sam-ste ist... « haben sie geschrieben »[14] ? — Ici il s’arrêta, aspira longuement une prise de tabac et reprit avec une nouvelle force : — die grausamste ist, die Un-dank-bar-keit... « Ein grosses U. »[15] En attendant la suite et écrivant le dernier mot, je le regardai.

— Punctum. — dit-il avec un sourire à peine perceptible, et il nous fit signe de lui donner nos cahiers.

Avec des intonations variées et une expression de vif plaisir, il lut plusieurs fois, à haute voix, cette maxime qui rendait bien sa pensée intime ; ensuite il nous donna une leçon d’histoire, et s’assit près d’une fenêtre. Son visage n’était plus sombre comme auparavant, il exprimait le contentement de l’homme qui s’est dignement vengé d’un affront reçu.

Il était une heure moins un quart, mais Karl Ivanovitch n’avait pas l’air de penser à nous renvoyer et nous donnait toujours de nouvelles leçons. L’ennui et l’appétit croissaient dans les mêmes proportions. Je surveillais avec une extrême impatience tous les signes annonçant l’approche du dîner. Voilà la servante avec son torchon, qui va laver les assiettes ; bon, on entend remuer la vaisselle dans le buffet ; on entend tirer la table et placer les chaises. Voilà Mimi avec Lubotchka et Katenka (Katenka, la fille de Mimi, a douze ans), qui reviennent du jardin, mais on ne voit pas Foka — le maître d’hôtel Foka qui vient toujours annoncer que le dîner est servi. Seulement alors, sans s’occuper de Karl Ivanovitch, on pourra jeter les livres et courir en bas. Voilà, on entend des pas dans l’escalier.

Ce n’était pas Foka ; j’avais bien étudié le pas de Foka et je reconnaissais toujours le craquement de ses bottes. La porte s’ouvrit et une figure qui m’était complètement inconnue s’y montra.

 

V. — L’INNOCENT

Dans la chambre entra un homme d’une cinquantaine d’années, au visage pâle, allongé, marqué de la petite vérole, avec de longs cheveux gris, une barbe rare, roussâtre. Il était de si haute taille que non seulement il dut incliner la tête, pour passer sous la porte, mais encore plier le corps. Son corps était couvert de quelque chose de déchiré, rappelant un cafetan ou une soutane ; il avait à la main un énorme bâton. En entrant dans la chambre, il frappa le plancher de toutes ses forces, puis il fronça les sourcils, ouvrit une bouche démesurée et poussa un éclat de rire effrayant, qui n’avait rien d’humain. Il était borgne, et la pupille blanche de cet œil remuait sans cesse et donnait à son visage, laid sans cela, une expression encore plus repoussante.

— Ah ! attrape ! — cria-t-il en s’approchant à petits pas de Volodia qu’il saisit par la tête et dont il commença à examiner soigneusement le crâne ; ensuite d’un air sérieux il s’éloigna de lui et souffla sous la toile cirée, en faisant des signes de croix dessus.

— Oh ! oh ! dommage ! oh ! oh ! fait mal !... chéris... s’envolent — dit-il ensuite d’une voix tremblante de sanglots en regardant Volodia d’un air attendri, et en essuyant avec sa manche les pleurs qui coulaient réellement.

Sa voix était rude et rauque, ses mouvements étaient précipités et saccadés, ses discours, décousus et dénués de sens (il ne se servait jamais de pronoms), mais ses accents étaient si touchants, son horrible visage jaune prenait, par moments, une expression si triste, qu’on éprouvait malgré soi, en l’écoutant, un mélange de pitié, de frayeur et de tristesse.

C’était l’innocent, le pèlerin Gricha.

D’où était-il ? quels étaient ses parents ? qui l’avait poussé à adopter la vie errante qu’il menait ? — personne n’en savait rien. Je sais seulement que depuis l’âge de quinze ans on le connaissait comme innocent, qu’hiver comme été il marchait pieds nus, fréquentait les couvents, distribuait de petites images de Dieu à ceux qu’il aimait, et prononçait des paroles énigmatiques, où certaines personnes voyaient des prophéties, que jamais personne ne le connut autrement, qu’il venait de temps en temps chez ma grand’mère, et que les uns disaient de Gricha qu’il était un malheureux fils de riche famille et une âme pure, et les autres que ce n’était qu’un simple moujik et un fainéant.

Foka parut enfin, l’exact Foka, attendu depuis longtemps avec tant d’impatience, et nous descendîmes. Gricha nous suivit, toujours sanglotant et débitant des extravagances, et frappant de son gourdin les marches de l’escalier. Papa et maman se promenaient dans le salon, bras dessus, bras dessous, et causaient de quelque chose. Maria Ivanovna, l’air digne, était assise dans un fauteuil placé symétriquement, à angle droit du divan ; d’une voix sévère mais contenue, elle faisait des observations aux fillettes assises près d’elle.

Dès que Karl Ivanovitch entra, elle lui lança un coup d’œil, se retourna aussitôt en faisant une figure qui voulait dire : « Je vous ignore, Karl Ivanovitch ». On voyait, aux yeux des fillettes, qu’elles désiraient vivement nous communiquer le plus vite possible une grande nouvelle, mais quitter leur place et s’approcher de nous serait enfreindre la règle de Mimi. Tout d’abord, nous devions nous approcher d’elle, dire bonjour Mimi, faire la révérence, et ensuite il était permis d’entrer en conversation.

Était-elle assez insupportable, cette Mimi ! On ne pouvait rien dire devant elle, elle trouvait tout inconvenant. Outre cela, elle répétait sans cesse : parlez donc français et juste au moment où l’on voulait bavarder en russe ; ou bien, pendant le dîner, si vous trouviez un plat bon, et vouliez que personne ne vous empêchât d’en manger, elle disait immanquablement : Mangez donc avec du pain ; ou : comment tenez-vous votre fourchette ? « De quoi s’occupe-t’elle ? » — pensais-je, — « qu’elle instruise les fillettes ; nous, nous avons pour cela Karl Ivanovitch. » Je partageais complètement la haine de ce dernier pour certaines gens.

— Demande à maman qu’on nous emmène à la chasse — me chuchota Katenka, en m’arrêtant par ma veste, quand les grandes personnes passèrent dans la salle à manger.

— Bon, nous tâcherons.

Gricha dînait dans la salle à manger, mais à une petite table à part ; il ne levait pas les yeux de son assiette, soupirait de temps à autre, faisait de terribles grimaces, et se parlait à lui-même : « Dommage !... envolé... le pigeon s’envolera au ciel... Ah ! sur le tombeau une pierre. »... Etc.

Depuis le matin, maman était agitée ; la présence, les paroles, les gestes de Gricha, augmentaient visiblement son malaise.

— Ah ! j’allais oublier de te demander une chose — dit-elle à père, en lui donnant une assiette de soupe.

— Quoi ?

— Je t’en prie, fais enfermer tes affreux chiens, ils ont failli dévorer le pauvre Gricha, quand il est entré dans la cour. Ils pourraient se jeter aussi sur les enfants.

Entendant qu’on parlait de lui, Gricha se tourna vers la table, montra ses vêtements tout déchirés et en mâchant, il prononça :

— Voulait faire mordre... Dieu pas permis. C’est un péché chasser avec les chiens, grand péché ! Ne frappe pas Bolshak[16]... pourquoi battre ? Dieu pardonnera... les jours ne sont pas tels.

— Que dit-il ? — demanda papa en le regardant fixement et avec sévérité. — Je ne comprends rien.

— Moi je comprends — répondit maman — il m’a raconté qu’un chasseur a lâché sur lui, exprès, ses chiens, alors il te dit : « Voulait faire mordre, mais Dieu n’a pas permis », et il te demande de ne pas punir le chasseur pour cela.

— Ah ! voilà ! — dit papa. — Pourquoi sait-il que je veux punir ce chasseur ? Tu sais — continua-t-il en français — qu’en général je ne suis pas un grand admirateur de ces personnages, mais celui-ci me déplaît particulièrement, et il doit être...

— Ah ! ne dis pas cela, mon ami — l’interrompit maman, comme effrayée par quelque chose. — Qu’en sais-tu ?

— Oh ! il me semble que j’ai déjà eu l’occasion d’étudier cette espèce d’hommes. Ils viennent chez toi en telle quantité, et tous sur le même modèle. Toujours la même et éternelle histoire...

Évidemment maman était d’un tout autre avis mais ne voulait pas discuter.

— Donne-moi un petit gâteau, s’il te plaît — dit-elle. — Eh bien ! sont-ils bons, aujourd’hui ?

— Non, ce qui me fâche — continua papa, en prenant un petit gâteau dans sa main, mais le tenant à telle distance que maman ne pouvait l’atteindre — non, ce qui me fâche, c’est de voir que des personnes sages et instruites se laissent duper.

Et il frappa la table avec sa fourchette.

— Je t’ai demandé de me donner un petit gâteau, — répéta-t-elle en tendant la main.

— Et on fait très bien, — continua papa, en reculant la main, — d’emprisonner de pareils gens, car ils détraquent chez certaines personnes les nerfs déjà faibles, — ajouta-t-il avec un sourire, en remarquant que cette conversation déplaisait beaucoup à maman ; et il lui donna un petit gâteau.

— Je te répondrai une seule chose : il est bien difficile de croire qu’un homme, qui, malgré ses soixante ans, va pieds nus hiver et été, qui porte toujours sous ses vêtements des chaînes pesant deux pouds, et qui, maintes fois, a refusé l’offre d’une vie tranquille et sans soucis, il est difficile de croire qu’un tel homme fasse tout cela par paresse. Quant aux prophéties — ajouta-t-elle avec un soupir et après un court silence — je suis payée pour y croire ; il me semble que je t’ai raconté que Gricha a prédit le jour et l’heure de la mort de feu mon père.

— Ah ! qu’as-tu fait ? — dit papa en souriant et en portant la main à sa bouche du côté où était assise Mimi (quand il faisait ce geste, j’écoutais toujours avec une grande attention, attendant quelque chose de drôle). — Pourquoi m’as-tu fait penser à ses pieds ? J’ai regardé, et maintenant je ne mangerai plus rien.

Le dîner touchait à sa fin. Lubotchka et Katenka ne cessaient de nous faire des signes d’yeux, de remuer sur leurs chaises, et en général, de montrer une grande inquiétude. Ces signes voulaient dire : « Pourquoi ne demandez-vous pas qu’on nous emmène à la chasse ? » Je poussai le coude de Volodia, Volodia me poussa, et enfin se décida. D’abord d’une voix timide, puis plus haut et avec fermeté, il expliqua que, puisque nous devions partir aujourd’hui, nous désirions que les fillettes vinssent avec nous à la chasse, dans le break. Après un court conciliabule entre les grandes personnes, la question était tranchée en notre faveur et — ce qui était encore plus agréable — maman déclara qu’elle irait avec nous.

 

VI. — PRÉPARATIFS DE CHASSE

Au dessert on appela Iakov et on lui donna des ordres concernant le break, les chiens et les chevaux de selle — tout cela avec de menus détails, en désignant chaque cheval par son nom. Le cheval de Volodia boitait ; papa donna l’ordre de seller pour lui un cheval de chasse. Ce mot de « chasse » sonna étrangement aux oreilles de maman ; il lui semblait qu’un cheval de chasse devait être un animal enragé qui s’emporterait inévitablement et ferait tuer Volodia. Malgré les exhortations de papa et de Volodia, qui, avec un courage admirable, jurait que ce n’était rien et qu’il aimait beaucoup que le cheval s’emportât, la pauvre maman continuait à répéter qu’elle serait inquiète pendant toute la promenade.

Le dîner fini, les grandes personnes passèrent dans le cabinet de travail pour prendre le café, et nous, nous courûmes au jardin, traîner nos pieds dans les allées déjà jonchées de feuilles mortes, et causer. La conversation commença sur ce que Volodia monterait un cheval de chasse ; qu’il était honteux pour Lubotchka de courir moins vite que Katenka ; qu’il serait très intéressant de voir les chaînes de Gricha, etc., etc. ; mais pas un mot de notre séparation n’était prononcé. Notre conversation fut interrompue par le bruit du break qui s’approchait, et à chaque ressort duquel était assis un enfant de la maison. Derrière le break venaient les chasseurs avec les chiens, et plus loin le cocher Ignate, assis sur le cheval destiné à Volodia et tenant les guides de mon vieux Kleper. Aussitôt nous nous jetâmes vers l’enclos d’où l’on pouvait voir toutes ces choses intéressantes, et ensuite, avec des cris aigus et en piétinant, nous courûmes en haut pour nous habiller, et nous habiller de façon à ressembler le plus possible à des chasseurs. Un des principaux moyens pour cela, c’était de rentrer nos pantalons dans nos bottes. Sans perdre de temps, nous commençâmes ce travail, en nous hâtant de le finir le plus vite possible pour courir au perron et y jouir de la vue des chiens, des chevaux et causer avec les chasseurs.

La journée était chaude. De petits nuages blancs aux formes bizarres, qui le matin se montraient à l’horizon, se rapprochaient de plus en plus ; un petit vent commençait à les rassembler, si bien que parfois ils cachaient le soleil. Mais malgré la marche et l’épaississement des nuages, on voyait bien qu’ils n’amèneraient pas de tempête et ne nous priveraient pas de cette dernière partie de plaisir. Vers le soir ils commencèrent à se dissiper : les uns pâlissaient, s’allongeaient et couraient vers l’horizon ; les autres, au-dessus de notre tête même, se transformaient en une écaille blanche, transparente ; seul un gros nuage noir s’arrêta à l’est. Karl Ivanovitch savait toujours quel nuage s’en irait et où ; il déclara que ce nuage irait vers Maslovka, qu’il ne pleuvrait pas et que le temps serait admirable.

Foka, malgré son âge respectable, monta l’escalier avec élégance et très rapidement, et cria : « La voiture ! » et les jambes écartées, il se campa solidement au milieu du perron, entre l’endroit où le cocher devait amener le break et le seuil, dans l’attitude d’un homme à qui point n’est besoin de rappeler ses devoirs. Les dames descendirent, et après une courte discussion pour savoir comment se placer et à qui se tenir (bien qu’il me semblât qu’il n’était pas nécessaire de se tenir), elles s’assirent, ouvrirent leurs ombrelles et partirent.

Au moment où le break s’ébranlait, maman, en montrant le « cheval de chasse, » demanda au cocher d’une voix tremblante :

— C’est le cheval pour Vladimir Petrovitch ?

Et quand le cocher répondit affirmativement, elle fit un geste de la main et se détourna. J’étais fort impatient ; je grimpai sur mon cheval, je regardai entre ses oreilles, et je fis dans la cour diverses évolutions.

— Veuillez ne pas écraser les chiens, me dit l’un des chasseurs.

— Sois sans crainte, ce n’est pas mon premier essai, — répondis-je fièrement.

Volodia monta sur le « cheval de chasse » et, malgré la fermeté de son caractère, ce ne fut pas sans un certain tremblement ; et, tout en le caressant, il demandait de temps en temps :

— Est-il doux ?

À cheval, il était vraiment très beau — comme un homme. Ses cuisses serrées faisaient si bien sur la selle, que j’en étais envieux, d’autant plus qu’à en juger par mon ombre, j’étais loin d’être aussi beau.

Enfin, on entendit les pas de papa dans l’escalier ; le piqueur rassembla les lévriers courants, les chasseurs appelèrent les autres chiens et montèrent sur leurs chevaux. Le palefrenier amena le cheval devant le perron ; les chiens de la meute de père, qui tout à l’heure étaient couchés en diverses positions pittoresques près du cheval, s’élancèrent autour de papa. Derrière lui, courant gaîment, Milka, dans son collier de perles, faisait sonner ses breloques. En sortant, elle saillait toujours les chiens de la meute, jouant avec les uns, flairant les autres et cherchant les puces de quelques-uns.

Papa monta à cheval et nous partîmes.

 

VII. — LA CHASSE

Le chef du chenil, nommé Tourka, marchait devant tous, monté sur un cheval gris-bleu, au nez bombé ; il avait un bonnet de fourrure, un énorme cor derrière les épaules et un couteau à la ceinture. Par son aspect sombre et farouche, on aurait pensé que cet homme allait à un combat mortel plutôt qu’à la chasse. Près des pattes de derrière de son cheval, couraient, comme un peloton bigarré et mouvant, les chiens courants. Ça faisait peine de voir quel sort avait le malheureux qui était en retard. Il lui fallait, avec de grands efforts, rattraper son compagnon, et quand il y arrivait, un des chasseurs qui était derrière ne manquait pas de lui lancer un coup de fouet en criant : « Ensemble ! » Une fois la cour franchie, papa ordonna aux chasseurs et à nous de suivre la route, et lui-même prit à travers champs.

La moisson battait son plein. Les champs, immenses, étincelants, dorés, se finissaient d’un côté par la forêt toute bleuâtre qui, en ce temps, nous semblait l’endroit lointain et mystérieux derrière lequel, ou bien finit le monde, ou bien commencent les pays inhabités. Tous les champs étaient couverts de meules et de paysans. Dans le seigle haut, épais, on apercevait çà et là, dans un sillon, le dos courbé d’une moissonneuse, le balancement des épis, quand elle les rejetait ; à l’ombre, une femme penchée sur un berceau, et les gerbes couchées dans le champ constellé de bleuets. De l’autre côté des paysans en chemise, debout sur des charrettes, entassaient les meules et soulevaient la poussière dans le champ brûlé et desséché. Le starosta[17], chaussé de bottes, le caftan jeté sur les épaules, les tailles[18] à la main, en apercevant de loin papa, ôta son chapeau de feutre, essuya sa tête rousse et sa barbe avec une serviette et cria après les femmes. Le petit cheval roux que montait papa marchait d’un trot léger et allègre, et baissait rarement la tête sur le poitrail, mais tendait les rênes et chassait de sa queue épaisse les mouches et les œstres qui avidement se posaient sur lui. Deux lévriers, la queue en trompette, élevant haut les pattes, sautaient gracieusement par-dessus le blé, derrière les pattes du cheval : Milka courait en avant, et tournant la tête, attendait qu’on lui jetât quelque chose. Le bruit des conversations des paysans, le piétinement des chevaux et le bruit des chariots, le sifflement gai des cailles, le bourdonnement des insectes volant en l’air en groupes compacts et immobiles, l’odeur de l’absinthe, de la paille, de la sueur des chevaux, les milliers de couleurs diverses et l’ombre que le soleil brûlant jetait sur le champ clair, doré, sur le lointain bleu de la forêt et dans les nuages blanc-bleuâtre ; les blanches toiles d’araignées qui voltigeaient dans l’air et tombaient sur le chemin — je voyais, j’écoutais, je sentais tout cela.

En arrivant à la forêt de Kalinov, nous y trouvâmes déjà le break et, contre toute attente, encore une charrette attelée d’un cheval, dans laquelle était assis le sommelier. Au-dessus du foin, on apercevait : le samovar, une sorbetière, et encore quelques boîtes et paquets très attrayants. Il n’y avait pas à se tromper, c’était le thé en plein air, la glace et les fruits. À la vue de la charrette, nous montrâmes une joie bruyante, parce que prendre le thé dans la forêt, sur l’herbe, et en général dans un endroit où jamais personne n’a pris le thé, comptait comme un très grand plaisir.

Tourka s’approcha de la clairière, s’arrêta, écouta attentivement les ordres détaillés que lui donnait papa sur l’endroit où aller et la conduite à tenir (d’ailleurs, il ne tenait jamais compte de ces ordres et n’en faisait qu’à sa tête), détacha les chiens, monta à cheval et en sifflant, disparut derrière les jeunes bouleaux. Les lévriers détachés exprimèrent tout d’abord leur plaisir en agitant la queue, puis après s’être secoués et étirés, ils se mirent à courir de divers côtés, à petits pas, en flairant et en agitant la queue.

— As-tu un mouchoir ? demanda papa. Je le pris de ma poche et le lui montrai.

— Eh bien ! alors, prends par ce mouchoir le chien gris...

— Girane ? — demandai-je d’un air entendu.

— Oui, et cours par la route. Quand tu arriveras à la clairière, arrête-toi et souviens-toi de ne pas revenir sans un lièvre !

J’attachai mon mouchoir autour du cou velu de Girane et je courus en toute hâte à l’endroit désigné. Papa riait et me criait :

— Plus vite, plus vite, autrement tu seras en retard !

Girane s’arrêtait sans cesse, dressait les oreilles, écoutait les cris des chasseurs. Je n’avais pas assez de forces pour l’arracher de la place et je me mis à crier : « Taïaut ! taïaut ! » Alors Girane s’élança avec une telle violence, que je pus à peine le retenir, et que je tombai plusieurs fois avant d’arriver où il fallait. Choisissant près des racines d’un grand chêne, un endroit plat et couvert d’ombre, je me couchai sur l’herbe, fis asseoir Girane près de moi et attendis. Mais mon imagination, comme il arrive toujours en pareil cas, allait beaucoup au-delà de la réalité : je m’imaginais en être déjà au troisième lièvre, quand, dans la forêt, plus forte et plus animée, le lévrier poussa des cris aigus et de plus en plus fréquents. À cet aboiement s’en ajouta un autre, puis un troisième, un quatrième... les voix, tantôt s’arrêtaient, tantôt s’interrompaient l’une l’autre. Les sons, peu à peu, devinrent plus forts et ininterrompus, et enfin se confondirent en un vacarme sonore. La clairière était très sonore et les lévriers aboyaient de toutes leurs forces.

En entendant cela, je restai immobile à ma place. Les yeux fixés sur l’entrée de la forêt, je souriais stupidement, la sueur coulait à grosses gouttes, qui, glissant sur mon menton, me chatouillaient, mais je ne les essuyais pas. Il me semblait qu’il ne pouvait pas y avoir un moment plus décisif que celui-là. Cette situation, avec une tension aussi forte, était trop peu naturelle pour durer longtemps. Tantôt les lévriers aboyaient à l’entrée même, tantôt ils s’éloignaient de moi, et pas de lièvre. Je commençai à regarder à côté. Le même changement avait lieu chez Girane, au commencement il s’agitait et aboyait, mais ensuite il se coucha près de moi, posa son museau sur mes genoux et resta tranquille. Près des racines nues du chêne sous lequel j’étais assis, sur la terre grise, sèche, parmi les feuilles mortes, les glands, les petits morceaux desséchés et couverts de lichens, les petites herbes fines, vertes, qui rarement se dressaient au milieu de tout cela, circulaient une multitude de fourmis les unes derrière les autres, chargées ou sans fardeau. Elles se hâtaient, en suivant de petits sentiers tracés par elles ; je pris de petites branches et leur barrai la route. Il fallait voir comment les unes, méprisant le danger, passaient dessous ou grimpaient par-dessus, tandis que d’autres, celles qui portaient les fardeaux, étaient perdues et ne savaient que faire ; tantôt elles s’arrêtaient, cherchaient une issue pour fuir, ou, par la petite branche sèche, grimpaient jusqu’à ma main, et me semblait-il, avaient l’intention de se glisser sous la manche de mon veston. Je fus détourné de ces observations intéressantes par un papillon à petites ailes jaunes, qui voletait gracieusement devant moi. Dès que je l’eus remarqué, il s’envola à deux pas de moi, tournoya autour d’une fleur de trèfle sauvage, blanche, presque fanée et s’y posa. Je ne sais si c’est le soleil qui le chauffait ou s’il pompait le suc de cette herbe, mais on voyait qu’il s’y trouvait très bien. De temps en temps, il agitait ses petites ailes, se serrait contre la fleur et enfin il resta tout à fait immobile. J’appuyai ma tête dans ma main et le contemplai avec plaisir.

Subitement, Girane poussa un hurlement et quitta sa place si brusquement que je faillis tomber. Je me retournai. À la lisière de la forêt, une oreille rabattue et l’autre dressée, sautait un lièvre. Le sang me monta à la tête, et spontanément, oubliant tout, d’une voix extraordinaire, je criai quelque chose, je lâchai le chien et me mis à courir. Mais, à peine avais-je commencé à faire cela que je me repentis : le lièvre s’assit, fit un saut et je ne le revis plus.

Mais quelle ne fut pas ma honte, quand, derrière les lévriers qui se montrèrent à la lisière, de l’autre côté du buisson, j’aperçus Tourka !

Il avait vu ma faute (celle de n’avoir pas pu me retenir), et, me regardant avec mépris, il me dit seulement : « Eh seigneur ! » Mais il fallait entendre l’intonation ! Je me serais senti mieux, s’il m’eût pris comme un lièvre et attaché à la selle. Longtemps, je fus au désespoir et demeurai à la même place ; je ne rappelais pas mon chien, et je répétais seulement en me frappant la cuisse ;

— Mon Dieu, qu’ai-je fait !

J’entendais comment les lévriers couraient plus loin et piétinaient de l’autre côté de la clairière, et un coup de fusil, et Tourka appelant les chiens aux sons de son énorme cor, — mais je ne bougeais pas...

 

VIII. — LES JEUX

La chasse est terminée. À l’ombre des jeunes bouleaux, sur un tapis étendu là, la compagnie s’assit en cercle. Le sommelier Gavril, assis sur l’herbe verte et grasse, essuyait les assiettes et retirait des boîtes, des prunes et des pêches, emballées dans des feuilles. Entre les branches vertes des jeunes bouleaux brillait le soleil qui projetait sur les dessins du tapis, sur mes pieds, et même sur la tête en sueur de Gavril, des taches rondes, vacillantes. Le vent léger qui caressait les feuilles des arbres, et aussi mes cheveux et mon visage en sueur, me rafraîchit beaucoup.

Quand on nous eut donné de la glace et des fruits, il n’y avait plus rien à faire sur le tapis, et malgré les rayons obliques, brûlants du soleil, nous nous sommes levés pour aller jouer.

— Eh bien ! à quoi allons-nous jouer ? — dit Lubotchka, en clignant des yeux à cause du soleil et en sautant sur l’herbe. — Jouons à Robinson.

— Non... c’est ennuyeux — répondit Volodia qui s’était allongé paresseusement sur l’herbe et mâchait des feuilles : — toujours Robinson ! Si vous tenez absolument à jouer, construisons plutôt un petit pavillon.

Volodia faisait évidemment l’important : il était sans doute fier d’être venu sur un cheval de chasse, et il feignait d’être très fatigué. Peut-être aussi avait-il déjà trop de bon sens et trop peu d’imagination pour jouir tout à fait du jeu de Robinson. Ce jeu consistait à représenter les scènes du « Robinson suisse » que nous avions lu un peu auparavant.

— Nous t’en prions... pourquoi ne veux- tu pas nous faire ce plaisir ? — lui demandèrent les fillettes ; — tu seras Charles, ou Ernest, ou le père, ce que tu voudras — ajoutait Katenka, en essayant de le soulever par la manche de son veston.

— Non, vraiment, je n’en ai aucun désir, c’est ennuyeux ! — dit Volodia en s’étirant et en souriant en même temps, d’un air satisfait.

— Alors mieux valait rester à la maison, si personne ne veut jouer, — objecta Lubotchka à travers ses larmes.

C’était une terrible pleurnicheuse.

— Eh bien, soit, ne pleure plus, je t’en prie, j’ai cela en horreur !

L’indulgence de Volodia nous fit très peu de plaisir, au contraire, son attitude nonchalante, ennuyée, enlevait tout le charme du jeu. Quand nous nous fûmes assis à terre, et qu’imaginant aller à la pêche, nous commençâmes à ramer de toutes nos forces, Volodia s’assit et croisa les bras dans une pose qui ne rappelait en rien celle d’un pêcheur. Je le lui fis remarquer, mais il répondit que le fait d’agiter plus ou moins les bras ne nous faisait rien perdre ni rien gagner, et que nous n’en irions pas plus loin. Malgré moi, je devais être de cet avis. Quand, m’imaginant aller à la chasse, une canne sur l’épaule, je pénétrai dans le bois, Volodia se coucha sur le dos, mit ses mains, sous sa tête et me dit qu’il y allait aussi. Ces actes et ces paroles refroidissaient le jeu, et étaient d’autant plus désagréables qu’on ne pouvait pas, en son âme, penser que Volodia n’agît sagement.

Je sais moi-même qu’avec un bâton, non seulement on ne peut tuer un oiseau, mais on ne peut même tirer. C’est un jeu. Si l’on raisonne ainsi, on ne peut pas non plus monter sur les chaises, et pourtant, je crois que Volodia lui-même se souviendra comment, pendant de longues soirées d’hiver, couvrant les chaises avec des mouchoirs, nous en avons fait des voitures : l’un assis comme cocher, l’autre comme valet de pied, et les fillettes au milieu ; trois chaises représentaient les chevaux en troïka et nous partions en route. Et quels multiples événements nous arrivaient dans cette route ! Et comme les soirées passaient ainsi, joyeuses et brèves !... Si l’on jugeait tout sévèrement, alors il n’y aurait aucun jeu. Et s’il n’y a pas de jeu, que reste-t-il alors ?

 

IX. — QUELQUE CHOSE COMME LE PREMIER AMOUR

Feignant d’arracher d’un arbre des fruits d’Amérique quelconques, Lubotchka arracha une feuille avec un énorme ver, et avec effroi, le jeta à terre, leva les mains, et sauta, comme ayant peur que de la terre ne jaillît quelque chose. Le jeu cessa ; nous tous, têtes rapprochées, fixâmes nos regards sur ce monstre.

Je regardais par-dessus l’épaule de Katenka, qui tâchait de soulever le ver sur une feuille, en la plaçant devant lui.

J’ai remarqué que beaucoup de fillettes ont l’habitude de remuer les épaules, en essayant, par ce mouvement, de remonter leur robe qui a un peu glissé du cou. Je me rappelle encore que Mimi se fâchait toujours pour ce mouvement et disait : « C’est un geste de femme de chambre. » En se baissant près du ver, Katenka fit précisément ce mouvement, tandis que le vent soulevait le fichu qui couvrait son cou blanc. Pendant ce mouvement, la petite épaule se trouva à deux doigts de mes lèvres. Déjà je ne regardais plus le ver, et de toutes mes forces, je baisai l’épaule de Katenka. Elle ne se tourna pas, mais je vis que son cou et ses oreilles s’empourpraient. Volodia, sans lever la tête, dit avec mépris :

— Que signifie cette tendresse ?

Et des larmes me vinrent aux yeux.

Je ne cessais de regarder Katenka. J’étais depuis longtemps habitué à son petit visage, frais, blond, et toujours je l’aimai ; mais maintenant je commençais à l’examiner plus attentivement, et je l’aimais d’avantage. Quand nous revînmes près des grandes personnes, papa, à notre grande joie, nous déclara que sur la demande de maman, notre départ était remis au lendemain matin.

Au retour, nous suivîmes le break. Volodia et moi, avec le désir de nous surpasser l’un l’autre dans l’art de l’équitation et en courage, galopions près du break. Mon ombre était plus longue qu’en allant, et à en juger d’après elle, je me supposais l’air d’un assez beau cavalier ; mais le sentiment de satisfaction personnelle que j’éprouvais, fut bientôt détruit par la circonstance suivante. Désirant charmer complètement tous ceux qui étaient dans le break, je retins un peu mon cheval, puis avec la cravache et les pieds, je le lançai et prenant une pose gracieuse et aisée, je voulus, comme le vent, les dépasser du côté où était assise Katenka. Seulement je ne savais pas ce qui serait le mieux : de passer en silence, ou de pousser un cri ? Mais, dès que l’insupportable bête eut rejoint les chevaux attelés, malgré tous mes efforts, elle s’arrêta si brusquement, que je fus lancé de la selle sur le cou et faillis presque tomber.

 

X. — QUEL HOMME ÉTAIT MON PÈRE

Il était un homme du siècle passé ; il avait le caractère à la fois chevaleresque, entreprenant, hardi, aimable et débauché, caractère indéfinissable, commun à toute la jeunesse de ce siècle. Il regardait avec mépris les hommes du siècle actuel, et son mépris tenait à la fois de l’orgueil inné et aussi du dépit secret de ne pouvoir obtenir en notre siècle ni l’influence, ni le succès qu’il aurait eu dans le sien. Ses deux principales passions étaient les cartes et les femmes ; dans sa vie il gagna quelques millions et eut des liaisons avec une quantité innombrable de femmes de toutes les classes.

De haute taille, de belle prestance, avec une démarche singulière, à petits pas, et l’habitude de remuer les épaules, il avait les yeux petits, toujours souriants, le nez long, aquilin, les lèvres irrégulières — qui ne se plissaient pas avec grâce, mais agréablement — il avait un défaut de prononciation, zézayait, et était presque entièrement chauve.

Tel était mon père, du plus loin que je me le rappelle, et tel quel, non seulement il s’était fait la réputation d’un homme à bonnes fortunes, mais il savait plaire à tous sans exception, aux hommes de classes et de fortunes diverses, et surtout à ceux à qui il voulait plaire.

Dans chacune de ses relations il gardait la supériorité. Sans avoir jamais été du très grand monde, il fréquentait toujours ce milieu et s’y fit estimer de tous. Il connaissait ce degré précis d’orgueil et de présomption, qui, sans blesser les autres, relève un homme dans l’opinion publique. il était original, mais pas toujours, et il ne se servait de l’originalité que pour remplacer, dans certains cas, les belles manières ou les richesses. Rien au monde ne pouvait exciter son étonnement : dans quelque situation brillante qu’il se fût trouvé, il eût semblé né pour l’occuper. Il savait si bien cacher aux autres et s’éviter à lui-même, le côté ennuyeux de la vie, plein des petites contrariétés et des tracasseries fatales pour tous, qu’il était impossible de ne pas l’envier. Il connaissait tous les objets qui procurent les plaisirs et les agréments et il en savait user. Son dada était les brillantes relations qu’il avait, tantôt grâce à la parenté de ma mère, tantôt grâce à ses amis de jeunesse, auxquels il en voulait, au fond de son âme, d’être arrivés à de si flatteuses situations, tandis que lui-même restait pour toujours lieutenant de la garde, en retraite. Comme tous les anciens militaires, il ne savait pas s’habiller à la mode, mais en revanche il s’habillait avec originalité et élégance. Il portait toujours des vêtements légers et très amples, du linge très fin, de grandes manchettes rabattues et des cols... Du reste sa haute taille, sa forte corpulence, sa tête chauve et ses mouvements aisés, tout lui allait. Il était sensible et même pleurait facilement. Souvent, en lisant à haute voix, arrivé à l’endroit pathétique, sa voix commençait à trembler, des larmes se montraient et de dépit, il laissait le livre. Il aimait la musique et chantait, en s’accompagnant au piano, les romances de son ami A..., des chansons tziganes, et quelques motifs d’opéras ; mais il n’aimait pas la musique savante, et sans se soucier de l’opinion publique, il disait franchement que les sonates de Beethoven l’ennuyaient et l’endormaient, et qu’il ne connaissait rien de mieux que « Ne m’éveillez pas, jeune fille, » que chantait Semeonova, ou « Pas seule, » chanté par la tzigane Tanioucha. Il était de ces natures qui, pour faire une bonne œuvre, ont absolument besoin d’un public, et il croyait bon cela seul que le public trouvait tel. Dieu sait s’il avait quelques convictions morales ? Sa vie était si pleine d’entraînements de toutes sortes, qu’il n’avait pas le temps de se la tracer, et il était si content de la vie, qu’il n’en éprouvait aucune nécessité.

En vieillissant, chez lui se formèrent des opinions fixes sur les choses et des principes immuables, mais uniquement au point de vue pratique : il croyait bons tous les actes et toutes les manières de vivre qui lui donnaient de la joie ou du plaisir, et il pensait que tout le monde devait faire ainsi. Il contait avec beaucoup de vivacité, et ce don augmentait, il me semble, l’élasticité de ses principes. Il était capable de considérer le même fait soit comme la plus aimable plaisanterie, soit comme la dernière des lâchetés, et d’en parler de l’une ou de l’autre façon.

 

XI. — LES OCCUPATIONS DANS LE CABINET DE TRAVAIL ET AU SALON

Le crépuscule tombait déjà quand nous arrivâmes à la maison. Maman se mit au piano, et nous, les enfants, nous apportâmes du papier, des crayons, des couleurs, et, pour dessiner, nous nous assîmes autour de la table ronde. Je n’avais que de la couleur bleue, mais néanmoins, j’entrepris de dessiner une chasse. Après avoir dessiné très rapidement un garçon bleu monté sur un cheval bleu et des chiens bleus, je n’étais pas sûr que l’on pût dessiner un lièvre bleu, et je courus dans le cabinet de papa pour me renseigner à ce sujet. Papa lisait quelque chose et à ma question : « Y a-t-il des lièvres bleus ? » — sans lever la tête, il répondit : « Il y en a, mon ami ». Je revins près de la table ronde et dessinai un lièvre bleu, puis je trouvai indispensable de le transformer en buisson. Le buisson me déplut aussi, j’en fis un arbre, puis de l’arbre, une meule ; de la meule, un nuage ; enfin je barbouillai tant mon papier avec la couleur bleue, que de dépit, je le déchirai, et allai faire un somme dans le fauteuil voltaire.

Maman jouait le deuxième concerto de Field — son professeur. Je sommeillais à demi et, dans mon imagination, glissaient des souvenirs légers, lumineux et transparents. Elle commença à jouer la sonate pathétique de Beethoven, et je me rappelai quelque chose de triste, de pénible et de sombre. Maman jouait souvent ces deux morceaux, c’est pourquoi je me rappelle très bien les sensations mêmes qu’ils éveillaient en moi. Ces sensations ressemblaient à des souvenirs, mais souvenirs de quoi ? Il semble qu’on se rappelle des choses qui n’ont jamais existé.

En face de moi était la porte du cabinet, et j’y vis entrer Iakov et encore quelques hommes avec la barbe et le caftan. La porte se referma aussitôt derrière eux : « Ah, les occupations sont commencées ! » pensai-je. Il me semblait que des affaires plus importantes que celles qui se passaient dans le cabinet, ne pouvaient être au monde. Ce qui me confirmait encore dans cette pensée, c’est que tous ceux qui s’approchaient des portes du cabinet de travail, ordinairement se mettaient à parler bas et marchaient sur la pointe des pieds ; de là arrivaient la voix forte de papa et l’odeur de cigare qui, je ne sais pourquoi, m’attira toujours beaucoup. Dans mon demi-sommeil, je fus frappé subitement par un craquement de souliers bien connu, dans l’office. Karl Ivanovitch, sur la pointe du pied, mais avec un visage sombre et résolu, et des papiers quelconques dans la main, s’approcha de la porte et frappa doucement. On le fit entrer et la porte se referma de nouveau.

« Pourvu qu’il n’arrive pas quelque malheur », pensai-je. — « Karl Ivanovitch est en colère, il est capable de tout... »

De nouveau je me rendormis.

Cependant aucun malheur ne se produisit ; une heure plus tard, le même craquement de souliers me réveilla. Karl Ivanovitch, en essuyant avec son mouchoir des larmes que je vis sur ses joues, franchit la porte et, en marmonnant quelque chose entre ses dents, partit en haut. Derrière lui, papa sortit et entra au salon.

— Sais-tu ce que je viens de décider ?— dit-il d’une voix gaie en mettant la main sur l’épaule de maman.

— Quoi, mon ami ?

— J’emmène Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a de la place dans la voiture. Les enfants sont habitués à lui ; de son côté, il paraît très dévoué envers eux ; et sept cents roubles par an ne sont pas une affaire ; et puis, au fond c’est un très bon diable.

Il m’était impossible de comprendre pourquoi papa injuriait ainsi Karl Ivanovitch.

— J’en suis très contente pour les enfants et pour lui, — dit maman, — c’est un excellent vieillard.

— Si tu avais vu comme il était touché quand je lui ai dit de garder les 500 roubles à titre de cadeau... Mais ce qui est le plus amusant, c’est la note qu’il m’a apportée ; cela, il faut le voir — ajouta-t-il avec un sourire, en donnant à maman une note écrite de la main de Karl Ivanovitch — c’est tout à fait charmant !

La note était ainsi conçue :

« Pour les enfants, deux hameçons — 70 copeks.

« Papier de couleur, bordure dorée, colle et carcasse de corbeille pour cadeaux — six roubles 65 copeks.

» Livre et arc, cadeaux pour les enfants, — 8 roubles 16 copeks.

» Pantalon à Nicolas — 4 roubles.

» Montre d’or promise à Moscou, par Piotr Alexandrovitch en 18... — 140 roubles.

» En tout, Karl Mayer doit recevoir en sus de ses appointements — 159 roubles 79 copeks. »

En lisant cette note par laquelle Karl Ivanovitch réclamait le paiement de tout l’argent dépensé par lui en cadeaux, et même le montant d’un cadeau promis, chacun pensera que Karl Ivanovitch n’était qu’un homme sans cœur, intéressé, égoïste, et l’on se trompera.

En entrant dans le cabinet, ses papiers à la main et son discours en tête, il avait l’intention d’exposer éloquemment, devant papa, toutes les injustices qui lui avaient été faites dans notre maison ; mais quand il commença à parler de cette même voix émue et avec les mêmes intonations sentimentales qu’il avait l’habitude de prendre pour nous faire la dictée, son éloquence agit le plus fortement sur lui-même, si bien qu’en arrivant au passage contenant ces mots : « Quelque tristesse que j’éprouve en me séparant des enfants, » il s’embarrassa tout à fait, sa voix trembla et il fut obligé de tirer de sa poche son mouchoir à carreaux.

— Oui, Piotr Alexandrovitch, — disait-il à travers les larmes (ce passage n’était pas dans le discours préparé) : — je suis si habitué aux enfants que je ne sais pas ce que je ferai sans eux. Je préférerais vous servir sans appointements — ajouta-t-il en essuyant ses larmes d’une main, et de l’autre tendant sa note.

En ce moment Karl Ivanovitch parlait-il franchement ? Je pourrais l’affirmer, car je connaissais son bon cœur ; mais comment concilier sa note et ses paroles ? Cela reste pour moi un mystère.

— Si c’est triste pour vous, ce le sera encore davantage pour moi de me séparer de vous — dit papa, en lui frappant l’épaule, j’ai réfléchi maintenant.

Un peu avant le souper, Gricha entra dans la chambre. Depuis le moment même où il était entré dans notre maison, il ne cessait de soupirer et de pleurer, ce qui, d’après l’opinion de ceux qui avait foi en son don de prophétie, annonçait un malheur pour notre maison.

Il fit ses adieux, et prévint que le lendemain matin il partirait plus loin. Je lançai un coup d’œil à Volodia, il sortit derrière la porte.

— Quoi ?

— Si vous voulez voir les chaînes de Gricha, montons tout de suite en haut, Gricha dort dans la deuxième chambre ; dans la décharge on peut s’asseoir très bien et nous verrons tout.

— Bon, attends-moi, j’appellerai aussi les fillettes.

Les petites accoururent et nous montâmes.

Après une courte discussion à qui entrerait le premier dans la décharge noire, nous nous assîmes et attendîmes.

 

XII. — GRICHA

Nous avions très peur de l’obscurité ; nous nous serrâmes les uns contre les autres, sans rien dire. Presque immédiatement, près de nous, à pas lents, est entré Gricha. D’une main il tenait son bâton, de l’autre une chandelle de suif dans le bougeoir de cuivre.

Nous retînmes notre respiration.

— Seigneur Jésus-Christ ! Sainte Mère, Notre-Dame ! Au Père, au Fils et Saint-Esprit... — répétait-il en suffoquant, et avec des intonations et des abréviations particulières à ceux qui répètent souvent ces paroles.

Tout en priant, il posa son bâton dans un coin, et regardant le lit, commença à se dévêtir. Ayant déroulé sa vieille ceinture noire, il ôta lentement son cafetan de nankin, déchiré, le plia soigneusement et le posa sur le dos d’une chaise. Son visage n’avait pas son expression ordinaire, affairée et idiote, au contraire, il était tranquille, pensif et même majestueux. Ses mouvements étaient lents et réfléchis.

Quand il n’eut plus que son linge, il s’assit doucement sur le lit, fit le signe de la croix de tous côtés, non sans efforts évidents (car ses traits se crispaient), et, sous sa chemise il arrangea ses chaînes.

Après être resté assis un moment, et avoir examiné soigneusement son linge, déchiré par endroits, il se leva, et se mit à prier en soulevant la chandelle à la hauteur des icônes, se signa en les contemplant et renversa la flamme de la chandelle. Elle s’éteignit en crépitant.

La lune, presque dans son plein, donnait dans la fenêtre qui faisait face à la forêt. La longue figure blanche de l’innocent était éclairée d’un côté par les rayons pâles et argentés de la lune, tandis que l’autre disparaissait dans l’ombre, et cette ombre avec celle des châssis de la fenêtre tombait sur le parquet et sur le mur et atteignait le plafond. Dans la cour, le veilleur frappa sur sa plaque de cuivre.

Croisant ses longs bras sur sa poitrine, la tête baissée et en soupirant péniblement et sans répit, Gricha, silencieux, resta debout devant les icônes, puis avec beaucoup de peine, il s’agenouilla et se mit à prier.

Tout d’abord il récita à voix basse, les prières très connues, en accentuant seulement quelques paroles, ensuite il les répéta, mais plus haut et avec plus d’animation. Puis il prononça ses mots, avec un effort évident, en tâchant de s’exprimer en slave. Ces paroles étaient incohérentes, mais touchantes. Il priait pour tous ses bienfaiteurs (il appelait ainsi tous ceux qui le recevaient), et entre autres, pour maman, pour nous ; puis il pria pour lui-même, demanda à Dieu le pardon de ses péchés et répéta : « Dieu pardonne à mes ennemis ! » En geignant il se leva et répéta encore et encore les mêmes paroles, se prosterna à terre et de nouveau se releva malgré le poids des chaînes qui, en frappant à terre, faisaient un bruit sec, métallique.

Volodia me pinça et me fit grand mal à la jambe, mais je ne me retournai pas : je frottai seulement l’endroit où il m’avait pincé et continuai à suivre, avec un sentiment d’admiration enfantine, de pitié et de vénération, tous les mouvements et toutes les paroles de Gricha.

Au lieu de rire et de m’amuser comme je l’espérais, en allant dans la décharge, j’éprouvais un frisson et un serrement de cœur.

Gricha resta encore longtemps dans cet état d’extase religieuse et improvisait des prières. Tantôt il répétait plusieurs fois de suite : Seigneur aie pitié de nous, mais chaque fois avec plus de force et d’expression ; tantôt il disait : Pardonne-moi, Seigneur, enseigne-moi ce qu il faut faire... enseigne-moi ce qu’il faut faire, Seigneur ! — avec expression, comme s’il eût attendu la réponse immédiate à ses paroles ; tantôt on n’entendait que des sanglots plaintifs... Il se releva, croisa ses bras sur sa poitrine et se tut.

Je sortis tout doucement la tête de la porte et retins mon souffle. Gricha ne bougea pas ; de sa poitrine sortaient de lourds soupirs, dans la prunelle opaque de son œil borgne, éclairé par la lune, suinta une larme.

— Que ta volonté soit faite ! — exclama-t-il subitement avec une expression inexprimable, et il se prosterna, le front à terre et pleura comme un enfant.

Beaucoup d’eau a coulé depuis, beaucoup de souvenirs du passé ont perdu pour moi leur sens et sont devenus des rêves vagues, même le pèlerin Gricha a fini depuis longtemps son dernier voyage, mais l’impression qu’il produisit sur moi et le sentiment qu’il excita ne sortiront jamais de ma mémoire.

Ô grand chrétien Gricha ! Ta foi était si forte que tu sentais l’approche vers Dieu ; ton amour si grand, que les paroles coulaient d’elles-mêmes de tes lèvres — tu ne les contrôlais pas par la raison... Et quelle haute louange apportais-tu à sa magnificence, quand, ne trouvant pas de paroles, tout en larmes, tu te prosternais sur le sol !...

L’état d’attendrissement dans lequel j’écoutais Gricha ne pouvait se prolonger longtemps, premièrement, parce que ma curiosité était satisfaite et, deuxièmement, parce que mes jambes étaient fatiguées d’être restées dans la même position, et que je voulais me mêler au bourdonnement et au mouvement général que j’entendais derrière moi dans le réduit obscur. Quelqu’un me prit par la main et me dit en chuchotant : « À qui cette main ? » Dans la décharge, il faisait tout à fait noir, mais au seul contact et à la voix qui me chuchotait à l’oreille, je reconnus tout de suite Katenka.

Tout à fait inconsciemment je saisis son bras nu jusqu’au coude, et j’y appliquai mes lèvres. Katenka s’étonna sans doute de cet acte et retira son bras : dans ce mouvement, elle poussa une chaise cassée qui se trouvait dans la décharge. Gricha leva la tête, se retourna doucement et commença à faire des signes de croix dans toutes les directions et à prier. Bruyamment et en chuchotant, nous nous enfuîmes de la décharge.

 

XIII. — NATALIA SAVICHNA

Au milieu du siècle dernier, dans les ruelles du village de Khabarovka, courait, en haillons, pieds nus, mais toujours gaie, forte et les joues rouges, une fillette, Natachka[19]. Pour les services de son père, le joueur de clarinette Sava, mon grand’père accéda à sa demande et prit Natachka en haut, chez lui, où elle fit partie de la domesticité féminine de ma grand’mère. Natachka devenue femme de chambre se distingua dans cette fonction par la douceur de son caractère et par son zèle. Quand naquit ma mère, et qu’il fallut avoir une bonne, Natachka fut choisie. Dans ce nouveau rôle, elle sut mériter des éloges et des récompenses pour son activité, sa fidélité et son dévouement à la jeune maîtresse. Mais la tête poudrée et les souliers à boucle du maître d’hôtel Foka, que son service mettait en fréquentes relations avec Natalia, captivèrent son cœur fruste et aimant. Elle se décida même à aller chez mon grand-père pour lui demander la permission d’épouser Foka. Mais grand-père accueillit son désir comme une ingratitude, se fâcha, et pour punir Natalia, il la renvoya comme fille de basse-cour dans un village des steppes.

Cependant, six mois plus tard, puisque personne ne pouvait remplacer Natalia, elle revenait à la maison et reprenait ses anciennes fonctions.

En arrivant d’exil en haillons, elle s’était rendue chez mon grand-père, s’était jetée à ses pieds et l’avait prié de lui rendre sa faveur et sa bienveillance et d’oublier un moment de folie qui, jurait-elle, ne reviendrait plus. Et en effet, elle tint parole.

De ce jour Natachka devint Natalia Savichna et se coiffa d’un bonnet : et elle reporta sur sa jeune maîtresse toute la somme d’amour qui était concentrée en elle.

Quand une gouvernante prit sa place près de maman, Natalia reçut les clefs de la réserve et on lui confia le linge et les provisions. Dans ses nouvelles fonctions, elle apporta le même zèle et le même dévouement. Elle ne vivait que pour les intérêts des maîtres, partout elle voyait le gaspillage, le vol, les dépenses, et, par tous les moyens, elle s’efforçait de les empêcher.

Quand maman se maria, pour récompenser et remercier Natalia Savichna de ses vingt années de service et de dévouement, elle l’appela chez elle, et, en lui exprimant, dans les termes les plus élogieux, tout son attachement et son affection, elle lui remit un papier timbré contenant l’acte d’affranchissement en sa faveur et ajouta qu’elle recevrait une pension annuelle de 300 roubles, qu’elle continuât ou non à servir dans la maison. Natalia Savichna écouta tout cela en silence puis, prenant l’acte dans ses mains, elle le regarda très méchamment, marmonna quelque chose entre ses dents et sortit de la chambre en frappant la porte. Ne comprenant pas la cause de cette étrange conduite, peu après, maman pénétrait dans la chambre de Natalia Savichna.

Celle-ci était assise sur un coffre, les yeux pleins de larmes, elle roulait son mouchoir entre ses doigts et regardait fixement les petits morceaux de l’acte d’affranchissement jetés sur le parquet.

— Qu’avez-vous, ma colombe, Natalia Savichna ? — demanda maman, en lui prenant la main.

— Rien, petite mère — répondit-elle : — je vous ai sans doute déplu en quelque chose que vous me chassez... C’est bon, je m’en irai.

Elle retira sa main, et retenant à grand’peine ses larmes, voulut sortir de la chambre. Maman la retint, l’embrassa et toutes deux pleurèrent.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me rappelle Natalia Savichna, son affection, ses caresses, seulement maintenant je puis les apprécier, mais dans ce temps, je n’avais pas la moindre idée de la créature rare et excellente qu’était cette vieille.

Non seulement elle ne parlait jamais d’elle, mais elle semblait ne pas penser à soi : toute sa vie était amour et abnégation. J’étais si habitué à son affection tendre, désintéressée envers nous, que je ne m’imaginais même pas qu’il pût en être autrement, je ne lui en étais nullement reconnaissant, et jamais je ne me posais la question : et elle, est-elle contente, heureuse ?

Parfois, sous un prétexte futile, je courais de la classe dans sa chambre, je m’asseyais et je rêvais, tout haut, nullement gêné de sa présence.

Elle était toujours occupée : ou elle tricotait un bas, ou elle fouillait dans les coffres qui emplissaient sa chambre, ou elle inscrivait le linge, tout en écoutant les bêtises que je racontais : « comment, quand je serai général, j’épouserai une femme d’une beauté remarquable, j’achèterai un cheval bai, je bâtirai une maison de cristal, et je ferai venir de Saxe les parents de Karl Ivanovitch, » etc. Elle ajoutait : « Oui, oui, mon petit père, oui. » Ordinairement, quand je me levais et voulais m’en aller, elle ouvrait un coffret bleu-ciel, où étaient collés, à l’intérieur du couvercle, comme je me le rappelle encore, l’image coloriée d’un hussard, provenant d’un pot de pommade, et un dessin de Volodia, elle en retirait une pastille odorante, l’allumait et en l’agitant disait :

— Ça, petit père, c’est la cassolette du temps d’Otchakov. Quand feu votre grand-père — que Dieu le garde ! — est allé se battre contre les Turcs alors, il a rapporté cela de là-bas... Voilà, ce petit morceau, c’est le dernier qui reste — ajoutait-elle avec un soupir.

Dans les coffres dont sa chambre était pleine, il y avait absolument de tout. Avait-on besoin de n’importe quoi, on disait toujours : « Il faut le demander à Natalia Savichna » et en effet, en fouillant un peu, elle trouvait l’objet demandé et disait : « Voilà, j’ai bien fait de le serrer. » Dans ces coffres, il y avait des milliers d’objets dont personne, sauf elle, ne soupçonnait l’existence.

Une fois, je me fâchai contre elle. Voici en quelle circonstance. Pendant le dîner, en me versant du kvass[20] je laissai tomber la carafe et inondai la nappe.

— Appelez Natalia Savichna, pour qu’elle soit contente de son préféré — dit maman.

Natalia Savichna entra, et apercevant le dégât que j’avais causé, elle hocha la tête ; ensuite, maman lui parla à l’oreille, et en me menaçant d’un geste, elle sortit.

Après le dîner, dans la disposition d’esprit la plus gaie, en gambadant, j’entrais au salon quand tout à coup, derrière la porte, surgit Natalia Savichna, qui, la nappe à la main, m’attrapa et malgré ma résistance désespérée, me frotta la figure, avec la partie mouillée, en répétant : « Ne salis pas les nappes, ne salis pas les nappes ! » J’en fus tellement outragé que je poussai des cris de rage.

« Comment ! » — disais-je en moi-même en marchant dans le salon, et en m’engouant de mes larmes — « Natalia Savichna, tout simplement Natalia, me tutoie et encore me frappe le visage avec la nappe mouillée, comme si j’étais un fils de serf. Non, c’est horrible ! »

Quand Natalia Savichna vit que je pleurais, elle s’enfuit aussitôt, et moi, en continuant à marcher, je songeais au moyen de venger l’injure que venait de me faire l’audacieuse Natalia.

Au bout de quelques minutes, Natalia Savichna revenait, s’approchait de moi timidement et commençait à me consoler.

— Assez, mon petit père, ne pleurez pas... pardonnez-moi... sotte, je suis coupable... vous me pardonnez déjà, ma colombe... Voici pour vous.

Elle tira de dessous son châle un cornet de papier rouge dans lequel étaient deux caramels et une figue sèche, et d’une main tremblante, me le tendit. Je n’eus pas le courage de regarder la bonne vieille, en me détournant je pris le cadeau, et mes larmes coulèrent plus abondantes, mais ce n’étaient plus des larmes de rage, mais des larmes de tendresse et de honte.

 

XIV. — SÉPARATION

Le lendemain des événements que j’ai racontés, à midi, la calèche et la britchka étaient près du perron. Nikolaï était en costume de voyage, c’est-à-dire qu’il avait son pantalon dans ses bottes et un vieux paletot, bien serré par une ceinture. Il était debout dans la britchka et arrangeait les manteaux et les coussins sous le siège. Quand il jugea que c’était assez haut, il s’assit sur les coussins, et en sursautant les aplatit.

— Au nom de Dieu, Nikolaï Dmitritch, peut-être pourra-t-on mettre chez vous la cassette du maître ?— dit le valet de chambre de papa, en sortant sa tête de la calèche, — elle est si petite...

— Il fallait dire cela avant, Mikheï Ivanitch, — répondit Nikolaï d’un ton vif ; et avec dépit, et de toutes ses forces, il lança un paquet au fond de la britchka. — Je vous jure que la tête me tourne déjà, et vous voilà encore avec vos cassettes — ajouta-t-il en soulevant sa casquette et en essuyant, sur son front bruni, de grosses gouttes de sueur. Les domestiques en veston, en cafetan, en blouse, tête nue ; les femmes en robes d’indienne, en fichus rayés, avec des enfants sur les bras, et les gamins pieds nus, étaient autour du perron, regardaient les voitures, et causaient entre eux. Un des postillons — un vieux, tout courbé, avec un bonnet d’hiver et un armiak[21] — avait empoigné le timon de la calèche, le touchait en examinant attentivement l’avant-train ; l’autre — un vigoureux jeune homme en chemise blanche rapiécée sous le bras de cotonnade rouge, coiffé d’un feutre noir, qu’il poussait d’une oreille sur l’autre, pour gratter ses boucles blondes — posa son armiak sur le siège, les guides à côté, et en faisant claquer son fouet, regardait tantôt ses bottes, tantôt les cochers qui graissaient la britchka. L’un de ceux-ci, avec de grands efforts, soulevait la voiture, l’autre, accroupi près de la roue, graissait très soigneusement l’essieu et sa boîte, et pour ne pas perdre ce qui restait sur le pinceau, il graissa même le bas des roues. Les chevaux de poste, de vraies rosses, de diverses couleurs, étaient près de la grille et agitaient la queue pour chasser les mouches. Les uns, en tendant une patte grosse et velue, fermaient les yeux et dormaient ; les autres, pour chasser l’ennui, se frottaient mutuellement, ou mâchaient les feuilles et les tiges d’une fougère coriace, vert foncé, qui poussait près du perron. Des lévriers, les uns couchés au soleil, soupiraient lourdement, les autres marchaient dans l’ombre de la calèche et de la britchka et léchaient la graisse des essieux. L’air était chargé de poussière ; l’horizon était d’une teinte violet-grisâtre, mais il n’y avait pas un nuage au ciel. Un fort vent d’ouest soulevait sur la route et dans les champs des tourbillons de poussière, courbait la tête des hauts tilleuls et des bouleaux du jardin, et emportait au loin les feuilles jaunies qui tombaient. Je m’étais assis près de la fenêtre, et attendais avec impatience la fin de tous ces préparatifs.

Quand nous fûmes tous réunis autour de la table ronde du salon, pour se trouver ensemble une dernière fois, je ne songeais nullement à la tristesse du moment qui nous attendait. Les pensées les plus légères s’agitaient dans ma tête. Je me posais ces questions : « Quel cocher sera dans la britchka, et lequel dans la calèche ? Qui sera avec papa, qui sera avec Karl Ivanovitch ? Pourquoi veut-on absolument m’envelopper d’un tartan et d’une demi-pelisse ouatée ? Suis-je donc si délicat ? Sûrement je ne gèlerai pas ? Que tout finisse plus vite... monter en voiture et partir ».

— « À qui m’ordonnez-vous de remettre la liste du linge des enfants ? — demanda Natalia Savichna qui rentrait les yeux pleins de larmes, et la liste à la main, s’adressait à maman.

— Donnez à Nikolaï, et venez ensuite dire adieu aux enfants.

La bonne vieille voulait dire quelque chose ; mais subitement elle s’arrêta, cacha son visage dans son mouchoir, et en faisant un signe de la main, elle sortit de la chambre. À ce mouvement, mon cœur se serra un peu, mais l’impatience était plus forte que ce sentiment et, tout indifférent, je continuai à écouter la conversation de papa et de maman. Ils parlaient de choses qui évidemment ne les intéressaient ni l’un ni l’autre : que faut-il acheter pour la maison ? Que dire à la princesse Sophie et à Madame Julie ? La route sera-t-elle bonne ?

Foka parut, et du ton avec lequel il annonçait « le dîner est servi », il dit en s’arrêtant sur le seuil : « Les chevaux sont prêts. » Je remarquai que maman frissonna et pâlit à cette nouvelle comme si elle ne l’eût pas attendue.

On ordonna à Foka de fermer toutes les portes de la chambre. Cela m’amusait beaucoup « comme si nous tous nous nous cachions de quelqu’un. »

Quand nous fûmes assis, Foka s’appuya aussi sur le bord d’une chaise ; mais à peine cela fait, la porte grinça et tous se retournèrent. Dans la chambre arrivait, en se hâtant, Natalia Savichna, et sans lever les yeux, elle s’assit près de la porte sur la même chaise que Foka. Je vois encore la tête chauve, le visage ridé et immobile de Foka, le dos voûté et la bonne figure de Natalia, avec son bonnet sous lequel se montraient des cheveux gris. Tous deux se serrent sur la même chaise et tous deux sont gênés.

Je continuais à être insouciant et impatient. Les dix secondes que nous passâmes avec les portes fermées me parurent une heure. Enfin tous se levèrent, firent le signe de la croix, et les adieux commencèrent. Papa serra maman et l’embrassa plusieurs fois.

— Allons ! mon amie ! — dit-il — nous ne nous quittons pas pour un siècle.

— Quand même, c’est triste ! — fit maman d’une voix tremblante de larmes.

Quand j’entendis cette voix, quand je vis ces lèvres tremblantes et ces yeux pleins de larmes, j’oubliai tout ; je ressentis une telle tristesse, une telle douleur et une telle crainte que j’aurais voulu me sauver plutôt que de lui dire adieu. Je compris en ce moment, qu’en embrassant papa, elle nous avait déjà fait ses adieux.

Elle avait tant embrassé Volodia et fait tant de signes de croix sur lui que — supposant mon tour venu — je m’avançai ; mais elle le bénissait encore et encore et le pressait sur sa poitrine. Enfin, je l’embrassai et me cramponnant à elle, je pleurai, pleurai, ne pensant qu’à mon chagrin.

Quand nous sortîmes pour monter en voiture, dans l’antichambre nous trouvâmes, pour nous dire adieu, toute la domesticité ennuyeuse. Leurs « donnez vos petites mains s’il vous plaît », leurs sonores baisers sur l’épaule, et l’odeur de graisse de leur tête, excitaient en moi presque du dégoût. Sous l’influence de ce sentiment, je baisai très froidement le bonnet de Natalia Savichna, quand, tout en larmes, elle me dit adieu.

Chose étrange, je vois comme maintenant tous les visages des domestiques et je pourrais les dessiner avec les moindres détails, mais le visage et l’attitude de maman échappent absolument à mon imagination. — cela vient peut-être de ce que, tout le temps, je ne pus la regarder. Il me semblait que si je la regardais, sa douleur et la mienne dépasseraient toutes les bornes.

Je me jetai dans la calèche, tout le premier, et me plaçai au fond. Derrière la capote relevée je ne pouvais rien voir, mais un instinct quelconque me disait que maman était encore ici.

« La regarder encore une fois ou non ?.. ! Eh bien, une dernière fois ! » me dis-je, et je me penchai hors de la calèche, vers le perron. À cet instant, maman, avec la même pensée, s’approchait de l’autre côté de la calèche et m’appelait. En entendant sa voix derrière moi, je me retournai vers elle, mais si brusquement que nos têtes se cognèrent. Elle sourit tristement, et, très fort, très fort, m’embrassa une dernière fois.

Quand nous fûmes déjà à quelques sagènes[22], je me décidai à la regarder. Le vent soulevait le fichu bleu-ciel qui couvrait sa tête. En baissant la tête et le visage caché dans ses mains, elle montait lentement le perron. Foka la soutenait.

Papa, assis près de moi, ne disait rien ; mais je m’engouais de mes larmes, et quelque chose me serrait si fortement la gorge que je craignais d’étouffer... En tournant sur la grand’route, nous aperçûmes un mouchoir blanc, que quelqu’un agitait du balcon. Je fis de même avec le mien, et ce mouvement me calma un peu. Je continuai à pleurer, et la pensée que mes larmes décelaient ma sensibilité, me consolait et me faisait plaisir.

Au bout d’une verste[23], je m’assis plus commodément, et avec une attention opiniâtre, je me mis à examiner les objets les plus rapprochés de moi — la croupe du cheval qui courait de mon côté... Je regardais comme ce cheval bai agitait sa queue, comme il trottait d’un pied sur l’autre, comme le fouet du postillon le cinglant, il levait ensemble ses quatre pattes. Je regardais comment les harnais sautaient sur lui, et les anneaux sur les harnais, et comment tous ceux-ci se couvraient d’écume jusqu’à la queue du cheval. Je me mis à regarder tout autour : les champs ondoyants d’orge mûr, la jachère sombre dans laquelle on apercevait une charrue, un paysan, un cheval avec son poulain. Je regardais les poteaux des verstes, et même le siège pour voir quel postillon nous conduisait ; et mon visage n’était pas encore sec de larmes que mes pensées étaient déjà loin de la mère dont je me séparais peut-être pour toujours. Mais chaque souvenir ramenait ma pensée vers elle. Je me rappelais le champignon trouvé la veille, dans l’allée de bouleaux, et comment Lubotchka et Katenka s’étaient disputées à qui le cueillerait, et leurs larmes en nous disant adieu.

Elles me faisaient peine, et Natalia Savichna aussi, et l’allée de bouleaux, et Foka ! Même la méchante Mimi me faisait peine, tout, tout me faisait peine ! « Et pauvre maman ? » Et de nouveau des larmes remplirent mes yeux, mais pas pour longtemps.

 

XV. — L’ENFANCE

Heureuse, heureuse époque de l’enfance à jamais disparue ! Comment ne pas l’aimer, comment ne pas en caresser le souvenir ? Ce souvenir a rafraîchi, réconforté mon âme et a été la source de mes meilleures joies.

Après avoir couru jusqu’à la lassitude, je venais m’asseoir devant la table à thé, dans ma haute chaise d’enfant ; il était déjà tard, depuis longtemps déjà j’avais bu ma tasse de lait sucré ; le sommeil ferme mes paupières, mais je ne bouge pas de ma place, je reste assis, et j’écoute. Et comment ne pas écouter ? Maman parle à quelqu’un et le son de sa voix est si doux, si agréable. Les sons seuls parlent tant à mon cœur ! De mes yeux obscurcis de sommeil, je regarde fixement son visage, et subitement il devient tout petit, tout petit, pas plus gros qu’un bouton, mais je le vois toujours aussi nettement, je le vois qui me regarde et me sourit. Je suis content de le voir si petit. Je cligne encore plus des yeux et il ne me paraît pas plus grand que ces petites images qu’on voit dans les pupilles. Mais j’ai bougé et le charme s’est rompu. Je clos les yeux encore davantage, je me tourne, et, par tous les moyens, je tâche de le retrouver, mais c’est en vain. Je me lève, et plaçant mes jambes sous moi, je m’installe très commodément dans le fauteuil.

— Tu vas encore t’endormir, Nikolenka ! — me dit maman, — tu ferais mieux de monter te coucher.

— Je ne veux pas dormir, maman, — répondais-je ; — et des rêves vagues, mais doux, m’emplissent l’imagination ; le bon et réconfortant sommeil d’enfant ferme mes paupières, et au bout d’un instant, je m’endors et reste ainsi jusqu’à ce qu’on m’éveille. Je sens parfois, à travers mon sommeil, qu’une main tendre me touche ; au seul toucher je la reconnais, et encore endormi, je saisis cette main, et fortement, fortement, je la serre et la porte à mes lèvres.

Tout le monde est déjà parti ; une bougie brûle dans le salon ; maman dit qu’elle m’éveillera elle-même ; elle est assise sur le fauteuil dans lequel je dors et elle passe sa main fine et douce sur mes cheveux et sur mes oreilles, et j’entends le murmure d’une voix charmante, connue :

— Lève-toi, mon petit, il est temps d’aller au lit.

Aucun regard indifférent ne l’arrête, elle ne craint pas d’épancher sur moi toute la tendresse de son amour. Je ne remue pas, mais plus fortement encore, j’embrasse sa main.

— Lève-toi, mon ange.

De son autre main, elle me touche le cou, et ces doigts fins remuent rapidement et me chatouillent. La chambre est silencieuse, à demi-obscure ; mes nerfs sont excités par le chatouillement et le réveil ; maman est près de moi, elle me touche, je sens son parfum, j’entends sa voix. Tout cela me fait sauter, de mes bras j’entoure son cou, elle serre ma tête contre sa poitrine, et je murmure :

— Oh ! maman, oh ! ma chère maman, comme je t’aime !

Elle sourit de son sourire triste, charmant ; elle prend ma tête à deux mains, la pose sur ses genoux et me baise le front.

— Alors tu m’aimes beaucoup ? — Elle se tait un moment, puis ajoute : — Vois-tu, aime-moi toujours, ne m’oublie jamais ; quand ta maman ne sera plus, tu ne l’oublieras pas ? Tu ne l’oublieras pas, Nikolenka ?

Et elle m’embrasse encore plus tendrement.

— Assez, ne dis pas cela, ma colombe, ma petite âme ! — dis-je en embrassant ses genoux tandis que les larmes coulent de mes yeux en ruisseaux. — Mais ce sont des larmes d’amour et de bonheur.

Quand après je monte en haut, et m’agenouille devant les icônes, dans ma robe de chambre ouatée, quel sentiment étrange j’éprouve en disant : « Seigneur, sauve papa et maman ! » Quand je répète les prières que balbutièrent pour la première fois mes lèvres d’enfant, après ma mère bien-aimée, mon amour pour elle et pour Dieu se fondent étrangement dans une même extase.

Après la prière je me glisse sous ma petite couverture, et mon âme est calme, claire, légère ; les rêves succèdent aux rêves, mais quels sont-ils ? Ils sont insaisissables mais pleins d’amour pur et de l’espoir d’un bonheur sans nuage. Je songe parfois au triste sort de Karl Ivanovitch, — le seul homme que je sache malheureux, et il me fait tant de peine et je l’aime tant, que des larmes coulent de mes yeux et que je dis : Dieu lui donne le bonheur et à moi la possibilité de le secourir et de soulager sa douleur ; et je suis prêt à tout sacrifier pour lui. Après je prends mon jouet favori — un petit lapin ou un chien en faïence — je l’enfonce dans le coin de mon oreiller de duvet et j’admire comme il est bien là et comme il a chaud. Je prie encore Dieu pour qu’il donne le bonheur à tous, pour que tous soient contents, et qu’il fasse beau demain pour la promenade ; je me retourne de l’autre côté, les pensées et les rêves se mêlent, se confondent, et je m’endors doucement, tranquillement, le visage encore tout mouillé de larmes.

Candeur, insouciance, besoin d’aimer, foi de l’enfance, vous retrouverai-je jamais ? Quelle époque peut être supérieure à celle où les deux meilleures vertus — la joie innocente et le besoin illimité d’amour — sont les seuls ressorts de la vie ?

Où sont ces prières ardentes ou — don précieux — ces larmes pures d’attendrissement ? L’ange consolateur accourait avec un sourire, essuyait les larmes et soufflait de doux rêves à l’imagination innocente de l’enfant.

La vie a-t-elle donc laissé dans mon cœur une trace si pénible, que pour toujours se sont éloignés de moi ces larmes et ces transports ?

Seuls les souvenirs sont-ils donc restés ?

 

XVI. — LES VERS

Environ un mois après notre arrivée à Moscou, j’étais assis en haut, dans la maison de grand’ mère, devant une grande table et j’écrivais ; en face de nous était le professeur de dessin qui donnait les dernières retouches à une tête de turc en fez, dessinée au crayon noir. Volodia était assis derrière le maître et, le cou tendu, regardait par-dessus son épaule. Cette tête était la première œuvre faite par Volodia au crayon noir, et aujourd’hui même il devait la présenter à grand’ mère pour sa fête.

— Et ici, vous ne mettez pas d’ombre ? — demanda Volodia à son maître, en se haussant sur la pointe des pieds et en montrant le cou du Turc.

— Non, c’est inutile, — dit le maître, en serrant le crayon et le porte-crayon dans une boîte à coulisse. — Maintenant c’est très bien et n’y touchez plus... Eh bien ! et vous, Nikolenka, — ajouta-t-il en se levant et en continuant à regarder le Turc, — dites-nous enfin votre secret ; qu’offrirez-vous à votre grand’ mère ? Vraiment, ce serait mieux de dessiner aussi une petite tête. Au revoir, messieurs ! — dit-il ; et prenant son chapeau et son cachet, il sortit.

En ce moment, je pensai aussi qu’une tête serait mieux que ce que je préparais. Quand on nous prévint que la fête de grand’maman était proche et qu’il nous fallait préparer pour ce jour un cadeau, il me vint l’idée de lui écrire des vers à cette occasion, et aussitôt, je trouvai deux vers rimés, et crus que le reste viendrait aussi vite. Je ne comprends pas du tout pourquoi m’était venue une idée si étrange pour un enfant, mais je me souviens que cette idée me charma et qu’à toutes les questions qu’on me posa à ce sujet, je répondis que j’offrirais sûrement un cadeau à grand’mère, mais que je ne dirais à personne en quoi il consisterait.

Contre mon espoir, il arriva qu’après les deux vers que j’avais composés au moment de l’inspiration, malgré tous mes efforts, je n’en pus trouver davantage. Je me mis à lire les vers qui étaient dans nos livres, mais ni Dmitriev, ni Derjavine ne m’aidaient, au contraire, ils me confirmaient encore plus dans mon incapacité. Sachant que Karl Ivanovitch aimait recopier des vers, je me mis à fureter dans ses papiers, et parmi des vers allemands, j’en trouvai de russes, sortis sans doute de sa propre plume :

 

À madame L... à Pétrovskoï, 3 juin 1828.

 

Souvenez-vous de près,

Souvenez-vous de loin,

Souvenez-vous de moi,

Encore aujourd’hui et toujours

Rappelez-vous, jusqu’à ma tombe,

Que je puis aimer fidèlement.

Karl Mayer.

 

Ces vers, d’une belle ronde, sur un beau papier à lettres, me plurent par la sentimentalité touchante dont ils étaient pénétrés ; immédiatement je les appris par cœur et me résolus à les prendre pour modèle. L’affaire marcha plus rapidement. Le jour de la fête, mon compliment en douze vers était prêt, et m’installant devant la table de la salle de classe, je le recopiai sur un vélin.

Deux feuilles de papier furent bientôt gâchées... non que je voulusse corriger quelque chose, les vers me semblaient excellents ; mais à partir du troisième, les lignes commençaient à monter de plus en plus, si bien que même de loin, on voyait que c’était écrit tout de travers et ne valait rien.

La troisième feuille était aussi de travers que les autres, mais je décidai de ne plus recopier. Dans mon poème, je félicitais grand’mère, je lui souhaitais une longue vie et une bonne santé, et je concluais ainsi :

 

Nous nous efforcerons de te consoler,

Et nous t’aimerons comme notre propre mère.

 

Je ne trouvais pas cela mauvais, mais le dernier vers sonnait mal à mon oreille.

 

Nous t’aimerons comme notre propre mère,

 

répétais-je à mi-voix, quelle autre rime prendre en placé de mère ? Jouer ? lit ?... [24] Bah ! ça ira, c’est encore mieux que les vers de Karl Ivanovitch.

J’écrivis le dernier vers. Puis, dans la chambre à coucher, je lus à haute voix toute ma poésie, en y mettant l’expression et les gestes. Quelques vers n’avaient aucune mesure, mais je ne m’y arrêtai pas. Pourtant le dernier me choqua encore plus désagréablement. Je m’assis sur le lit et me mis à réfléchir...

« Pourquoi ai-je écrit comme notre propre mère ? Puisqu’elle n’est pas ici, il ne fallait donc pas en parler ; il est vrai que j’aime grand’mère, je la respecte, mais... ce n’est pas la même chose, pourquoi ai-je écrit cela, pourquoi ai-je menti ? Sans doute ce sont des vers, mais cependant Une fallait pas.»

À ce moment entra le tailleur qui m’apportait un petit costume neuf.

— Eh bien, soit ! — dis-je fortement impatienté, et avec dépit je cachai les vers sous mon oreiller et courus essayer l’habit du tailleur de Moscou.

Les habits de Moscou étaient superbes : les petits habits, couleur de cannelle, garnis de boutons de cuivre, étaient ajustés à la taille, — quelle différence avec nos habits de la campagne, — des petits pantalons noirs, très étroits, moulaient merveilleusement les jambes et tombaient sur les souliers.

« Enfin, j’ai aussi des pantalons à sous-pieds, de vrais pantalons ! » — pensai-je transporté de joie en regardant mes pieds de tous côtés. Bien que l’habit fût fort étroit et que je m’y sentisse très gêné, je n’en soufflai mot, et déclarai au contraire que je me sentais tout à fait à l’aise ; et que si ce costume avait un défaut, c’était d’être un peu trop large. Après cela, je restai longtemps devant le miroir et coiffai ma tête pommadée ; mais malgré tout mon désir, je ne pus arriver à lisser une mèche du sommet de ma tête ; aussitôt que, désirant éprouver son obéissance, je cessais de passer la brosse, elle se relevait et se dressait d’un côté ou de l’autre en donnant à mon visage une expression des plus grotesques.

Karl Ivanovitch s’habillait dans l’autre chambre, derrière la salle de classe, et on lui apporta un habit bleu et différents objets blancs. Près de la porte conduisant aux étages inférieurs on entendit la voix de l’une des femmes de chambre de grand’mère. Je sortis pour savoir ce qu’elle voulait. Elle tenait à la main un plastron de chemise fortement empesé et me dit qu’elle l’apportait à Karl Ivanovitch et que même elle n’avait pas dormi de la nuit pour le lui préparer à temps. Je me chargeai de remettre le plastron et demandai si grand’mère était déjà levée.

— Comment, levée ! elle a déjà pris son café et l’archiprêtre est arrivé. Comme vous êtes beau ! — ajouta-t-elle en regardant, avec un sourire, mon nouvel habit.

Cette remarque me fit rougir, je pirouettai sur le talon, fis claquer mes doigts et sautai, désirant ainsi lui faire comprendre qu’elle ne savait pas encore très bien à quel point, en effet, j’étais beau.

Quand j’apportai le plastron de chemise à Karl Ivanovitch, il n’en avait déjà plus besoin : il en avait pris un autre, et, penché devant le petit miroir posé sur la table, il tenait à deux mains une superbe cravate de soie et essayait d’y entrer et d’en sortir librement son menton soigneusement rasé. Il étira nos habits de tous côtés, pria Nikolaï de lui rendre le même service, et nous conduisit chez grand’mère. Je ris en pensant à la forte odeur de pommade qui se dégageait de nous trois pendant que nous descendions l’escalier.

Karl Ivanovitch avait dans ses mains une petite boîte de sa fabrication, Volodia son dessin et moi, mes vers ; et chacun avait sur la langue le compliment avec lequel il offrirait son cadeau.

Au moment où Karl Ivanovitch ouvrait la porte du salon, le prêtre mettait déjà sa chasuble, et prononçait les premières paroles de la prière d’actions de grâces.

Grand’mère était déjà au salon : le corps voûté, elle s’appuyait sur le dos de sa chaise, debout près du mur, et priait avec ferveur. Papa était à côté d’elle. Il se tourna vers nous et sourit en remarquant avec quelle hâte nous cachions derrière notre dos les cadeaux préparés, et comment, pour ne pas être vus, nous nous étions arrêtés près de la porte même. Tout l’effet de la surprise sur lequel nous avions compté, était absolument manqué.

Quand commença le défilé devant la croix, je ressentis subitement un pénible malaise dû à une timidité insurmontable, étouffante, et, sentant que je n’aurais jamais le courage d’offrir mon présent, je me cachai derrière Karl Ivanovitch qui, dans les termes les plus choisis, félicitait grand’mère, et, transportant sa boîte d’une main dans l’autre, la lui remit, puis s’écarta de quelques pas pour faire place à Volodia. Grand’mère parut enchantée de la boîte ornée d’une petite bordure dorée, et avec le plus aimable sourire exprima sa reconnaissance. Cependant il était facile de voir qu’elle ne savait où mettre cette boîte, et c’est pourquoi sans doute elle proposa à papa de regarder avec quel art elle était faite. Papa ayant satisfait sa curiosité, remit la boîte à l’archiprêtre auquel ce petit objet sembla plaire beaucoup : il hochait la tête, et avec intérêt regardait tantôt la boîte, tantôt l’artisan auteur d’un tel chef-d’œuvre. Volodia offrit son Turc et reçut aussi les louanges les plus flatteuses. Enfin ce fut mon tour. Grand’mère, avec un sourire d’encouragement, s’adressa à moi.

Ceux qui ont éprouvé la timidité savent que ce sentiment augmente en rapport direct avec le temps, et que le courage diminue en rapport inverse, c’est-à-dire que plus cet état dure, plus il devient pénible et moins il reste de courage.

Mon reste de courage et d’audace disparut quand Karl Ivanovitch et Volodia offrirent leurs cadeaux, et ma timidité arriva à la dernière limite. Instantanément je sentis tout le sang de mon cœur affluer dans ma tête, je me sentis changer de couleur tandis que sur mon front et sur mon nez perlaient de grosses gouttes de sueur. Mes oreilles me brûlaient, à la fois je sentais les frissons et la sueur, je me dandinais d’un pied sur l’autre et ne bougeais pas.

— Eh bien, Nikolenka, montre ce que tu as, une boîte ou un dessin ? — me dit papa. Il n’y avait rien à faire ; d’une main tremblante je tendis la feuille fatale, déjà froissée, mais ma voix refusa absolument de me servir, et en silence je m’arrêtai devant grand’mère. Je ne pouvais me faire à la pensée qu’au lieu de regarder le dessin attendu, on allait lire devant tout le monde mes vers qui ne valaient rien, et les paroles : comme notre propre mère qui prouvaient clairement que je ne l’avais jamais aimée et que je l’avais oubliée. Comment décrire les angoisses que j’éprouvais pendant que grand’mère lisait à haute voix ma poésie, et quand, ne pouvant pas bien lire, elle s’arrêtait au milieu d’un vers, et, avec un sourire qui alors me semblait moqueur, regardait papa ; ou quand elle ne prononçait pas comme je voulais ; et quand, à cause de la faiblesse de sa vue, ne pouvant lire jusqu’au bout, elle tendit la feuille à papa, et lui demanda de relire tout, à partir du commencement ? Il me semblait qu’elle agissait ainsi parce qu’elle en avait assez de lire d’aussi mauvais vers, et pour que papa lût lui-même le dernier vers qui montrait si clairement mon manque de cœur.

J’attendais qu’il me frappât le nez avec ces vers et me dît : « Méchant garçon, n’oublie pas ta mère... voilà ce que tu mérites ! » Mais rien de pareil ne se produisit ; au contraire, la lecture finie, grand’mère dit : charmant ! et m’embrassa au front.

La boîte, le dessin et les vers furent placés près de deux mouchoirs de batiste et d’une tabatière ornée du portrait de maman, sur une planchette adaptée au fauteuil voltaire dans lequel s’asseyait toujours grand’mère,

— La princesse Varvara Ilinichna — annonça l’un des hauts valets de pied qui montaient derrière la voiture de grand’mère.

Grand’mère, pensive, regarda le portrait de la tabatière d’écaille et ne répondit rien.

— Votre Excellence ordonnera de faire entrer ? — répéta le valet de pied.

 

XVII. — LA PRINCESSE KORNAKHOVA

— Fais entrer — dit grand’mère en se renfonçant dans son fauteuil.

La princesse était une femme de quarante-cinq ans, petite, maigre, sèche, bilieuse, aux yeux désagréables, gris-vert, dont l’expression était en contradiction flagrante avec la petite bouche plissée par un attendrissement forcé. Sous le chapeau de velours garni de plumes d’autruche, on apercevait des cheveux d’un roux clair ; les sourcils et les cils semblaient encore plus clairs et encore plus roux, sous le teint maladif du visage. Malgré cela, grâce aux manières aisées, aux mains petites et particulièrement sèches, l’aspect général de sa personne avait quelque chose de noble et d’énergique.

La princesse parlait beaucoup, et par son bavardage elle appartenait à cette catégorie de gens qui parlent toujours comme si quelqu’un les contredisait, bien que personne ne souffle mot : tantôt elle haussait la voix, tantôt elle la baissait graduellement, tantôt, subitement, avec une nouvelle vivacité, elle se mettait à parler et regardait ceux qui ne prenaient plus part à la conversation, comme pour se fortifier par cette vue.

Bien que la princesse ait baisé la main de grand’mère, qu’elle appelait sans cesse ma bonne tante, je remarquais que grand’mère était mécontente d’elle : elle soulevait ses sourcils d’une manière singulière, en écoutant l’explication d’après laquelle le prince Mikhaïlo n’avait pu venir féliciter grand’mère, malgré son vif désir ; et, répondant en russe à la conversation en français de la princesse, grand’mère dit en traînant longuement ses paroles :

— Je vous suis très reconnaissante, ma chère, pour votre attention, et si le prince Mikhaïlo n’est pas venu, c’est bien excusable... il a toujours tant à faire ; et enfin, à dire vrai, quel plaisir pour lui de passer son temps avec une vieille femme ? Et sans laisser à la princesse le temps de contredire ses paroles, elle continua :

— Comment vont vos enfants, ma chère ?

— Mais grâce à Dieu, ma tante, ils grandissent, travaillent, s’amusent, surtout l’aîné, Étienne ; il devient tellement polisson qu’on ne peut rien faire de lui ; mais comme il est intelligent, c’est un garçon qui promet. Vous ne sauriez imaginer, mon cousin, — continua-t-elle en s’adressant exclusivement à papa, parce que grand’mère ne s’intéressait nullement aux enfants de la princesse, et, voulant vanter ses petits-fils, tirait soigneusement mes vers de dessous la boîte et commençait à les déplier : — vous ne sauriez croire ce qu’il a fait ces jours-ci...

Et la princesse, se penchant vers papa, se mit à lui raconter quelque chose avec beaucoup d’animation. En finissant le récit, que je n’entendis pas, elle éclata de rire et aussitôt, regardant papa interrogativement, elle dit :

— Quel gaillard, mon cousin ? Il méritait d’être fouetté, mais c’est si spirituel, si drôle, que je lui ai pardonné, mon cousin.

Et la princesse, fixant ses regards sur grand’mère, sans rien ajouter, continua de sourire.

— Est-ce que vous frappez vos enfants, ma chère ? — demanda grand’mère en soulevant les sourcils et en accentuant le mot frappez.

— Ah ! ma bonne tante, — répondit d’une voix douce la princesse, en jetant un regard rapide sur papa, — je connais votre opinion sur ce sujet, mais permettez-moi, dans cette seule chose, de n’être pas de votre avis : j’ai beau réfléchir, lire, prendre conseil à ce sujet, malgré tout, l’expérience m’a amenée à la conviction qu’il faut agir sur les enfants par la crainte. Pour faire quelque chose de l’enfant, la crainte est nécessaire... N’est-ce pas, mon cousin ? et je vous demande un peu, qu’est-ce que les enfants craignent plus que les verges ?

Ici, elle jeta sur nous un regard interrogateur, et j’avoue que je me sentis très gêné.

— Tout ce que vous voudrez, mais le garçon, jusqu’à douze ans et même quatorze, est encore un enfant, mais pour les fillettes, c’est autre chose.

« Quel bonheur » pensai-je, « de n’être pas son fils. »

— Oui, c’est très bien, ma chère, — dit grand’mère en repliant mes vers et en les mettant sous la boîte, comme si elle ne jugeait pas la princesse digne d’écouter une telle œuvre. — Oui, c’est très bien, mais dites-moi, je vous prie, quels sentiments délicats pouvez-vous après cela exiger de vos enfants ?

Et jugeant cet argument inattaquable, grand’mère ajouta, pour mettre fin à la conversation :

— Cependant, chacun peut avoir son opinion sur ce sujet.

La princesse ne répondit rien et se contenta de sourire avec condescendance, comme pour exprimer ainsi qu’elle excusait ce préjugé étrange chez une personne qu’elle estimait tant.

— Ah ! mais faites-moi donc faire connaissance avec vos jeunes gens,— dit-elle en nous regardant et en souriant aimablement.

Nous nous levâmes, et les yeux fixés sur le visage de la princesse, nous ne savions absolument pas ce qu’il fallait faire pour montrer que nous avions fait connaissance.

— Baisez donc la main de la princesse, — fit papa.

— Je vous demande d’aimer votre vieille tante, — dit-elle en baisant les cheveux de Volodia, — sans doute je suis une parente assez éloignée, mais je ne compte pas les liens d’amitié par la parenté, — ajouta-t-elle en s’adressant particulièrement à grand’mère. Mais grand’mère, toujours fâchée contre elle, répondit :

— Eh ! ma chère, compte-t-on maintenant une semblable parenté ?

— Celui-ci sera un homme du monde, — intervint papa en montrant Volodia, et celui-là un poète — ajouta-t-il, tandis que je baisais la petite main de la princesse, en me représentant très vivement cette main armée d’une verge, sous la verge un banc, etc., etc.

— Lequel ? — demanda la princesse en me retenant par la main.

— Ce petit avec les mèches, — répondit papa en souriant gaîment.

« Que lui ont fait mes mèches... n’y a-t-il pas d’autres sujets de conversation ? — pensai-je en m’éloignant dans un coin.

J’avais la conception la plus étrange de la beauté, — je tenais même Karl Ivanovitch pour le plus bel homme du monde ; mais je savais très bien que je n’étais pas beau, et je ne me trompais nullement, c’est pourquoi chaque allusion à mon physique me blessait fortement.

Je me rappelle très bien qu’une fois, pendant le dîner, — j’avais alors six ans, — on parlait de ma personne ; maman tâchait de trouver en mon visage quelque chose de bien, et disait que j’avais des yeux intelligents, le sourire agréable ; mais enfin, cédant aux taquineries de papa et à l’évidence, elle était forcée de reconnaître que j’étais laid. Quand je la remerciai après le dîner, elle me caressa la joue et me dit :

— Tu dois savoir, Nikolenka, que personne ne t’aimera pour ton visage, c’est pourquoi tu dois t’efforcer d’être intelligent et bon.

Ces paroles non seulement me convainquirent que je n’étais pas beau, mais en outre que je serais assurément un garçon bon et intelligent.

Malgré cela, je fus souvent en proie à des crises de désespoir ; je m’imaginais qu’il n’y avait pas de bonheur sur terre pour un homme qui avait comme moi le nez si large, les lèvres si grosses et des yeux gris si petits. Je priais Dieu de faire un miracle, de me transformer en un joli garçon, et j’aurais donné tout ce que j’avais dans le présent, et tout ce que je pouvais avoir dans l’avenir en échange d’une jolie figure.

 

XVIII. — LE PRINCE IVAN IVANOVITCH

Quand la princesse eut écouté mes vers, et accablé de louanges le poète, grand’mère se radoucit, commença à lui parler en français, cessa de l’appeler vous, ma chère, et l’invita à venir chez nous le soir avec tous ses enfants ; la princesse y consentit, resta encore quelques instants, puis se retira.

Les visites de félicitations furent si nombreuses ce jour-là, que dans la cour, près du perron, le défilé des voitures ne cessa pas de toute la matinée.

— Bonjour, chère cousine, — dit un des visiteurs en entrant dans la chambre et en baisant les mains de grand’mère.

C’était un homme de soixante-dix ans, de haute taille, en uniforme militaire, avec de grosses épaulettes, et sous son col, s’apercevait une grande croix blanche. L’expression de son visage était calme et ouverte. La liberté et la simplicité de ses gestes me frappèrent. Bien qu’un demi-cercle de rares cheveux garnît seul la nuque, et que la lèvre inférieure laissât voir clairement le défaut des dents, son visage était encore d’une remarquable beauté.

Le prince Ivan Ivanovitch, grâce à son caractère noble, à sa beauté, à son grand courage, à sa noble parenté et surtout à la chance, à la fin du siècle dernier, s’était fait, jeune encore, une brillante carrière. Il resta au service et son ambition fut si vite satisfaite, qu’il ne lui resta plus rien à désirer sous ce rapport. Depuis sa tendre jeunesse il semblait préparé à occuper dans le monde la brillante situation où le plaça, plus tard, la fortune. C’est pourquoi, malgré les insuccès, les désenchantements, les déceptions, qui se rencontrèrent dans sa vie, comme dans toute vie ambitieuse, il ne se départit pas une seule fois de son caractère toujours calme, de sa noble façon de penser, des règles fondamentales de la religion et de la morale, et sut s’attirer l’estime de tous, moins par sa situation brillante que par sa fermeté et sa droiture. Ce n’était pas un grand esprit, mais grâce à une situation qui lui permettait de regarder de haut toutes les mesquines vanités de la vie, ses idées étaient très élevées. Il était bon et sensible, mais froid et un peu fier dans ses relations. Cela venait de ce qu’occupant une situation où il pouvait être utile à beaucoup de gens, il tâchait, par la froideur, d’écarter les supplications incessantes des hommes qui ne voulaient que profiter de son influence. Cependant cette froideur était atténuée par la politesse bienveillante d’un homme du très grand monde. Il était très instruit et très érudit, mais son instruction se bornait à ce qu’il avait appris dans sa jeunesse, c’est-à-dire à la fin du siècle dernier. Il avait lu tout ce que la France avait donné de remarquable en philosophie et en éloquence au dix-huitième siècle ; il connaissait à fond les grands chefs-d’œuvre de la littérature française, si bien qu’il pouvait citer, et aimait à le faire, des passages de Racine, de Corneille, de Boileau, de Molière, de Montaigne, de Fénelon ; il savait parfaitement la mythologie ; il avait étudié fructueusement, en traductions françaises, les poèmes épiques de l’antiquité, et avait d’assez vastes connaissances d’Histoire, puisées dans Ségur ; mais il n’avait aucune idée des mathématiques, sauf l’arithmétique, de la physique et de la littérature contemporaine. Pendant une conversation il pouvait garder un silence poli ou prononcer quelques phrases banales sur Gœthe, Schiller, Byron, mais il ne les lut jamais. Malgré cette éducation franco-classique, dont il reste maintenant peu d’exemples, sa conversation était très simple, et cette simplicité cachait à la fois son ignorance de certaines choses, et montrait l’affabilité et la tolérance. Il était grand ennemi de toute originalité, qu’il appelait le truc des hommes de mauvais ton. En quelque lieu qu’il fût, à Moscou ou à l’étranger, la société lui était nécessaire ; il vivait toujours ouvertement et à certains jours, il recevait chez lui toute la ville. Il était si haut placé dans la société qu’une de ses invitations pouvait servir de passeport à chacun dans n’importe quel salon, que les plus jeunes et les plus jolies femmes lui tendaient très volontiers leurs joues roses qu’il embrassait soi-disant paternellement, et que quelques hommes, même très distingués et haut placés, étaient tout joyeux d’être admis à la partie du prince. Le prince n’avait plus guère de connaissances comme grand’mère, qui étai-t du même monde, de la même éducation, de la même opinion et du même âge que lui ; c’est pourquoi il attachait un tel prix à ses vieux liens d’amitié avec elle, et lui témoignait toujours un grand respect. Je ne pouvais détacher mes regards du prince ; l’estime qu’on lui témoignait, ses grosses épaulettes, surtout la joie de grand’mère en le voyant, et ce fait qu’il était le seul s’adressant à elle tout à fait librement et ayant l’audace de l’appeler ma cousine m’inspirait envers lui une grande estime, égale sinon supérieure à celle que je ressentais pour grand’mère. Quand on lui montra mes vers, il m’appela vers lui et dit :

— Qui peut savoir, ma cousine, c’est peut-être un futur Derjavine.

En même temps, il me pinça si fort la joue que si je ne criai pas c’est que je compris qu’il me fallait accepter cela comme une caresse.

Les invités s’en allèrent ; papa et Volodia sortirent du salon où il ne resta plus que le prince, grand’mère et moi.

— Pourquoi notre chère Natalia Nikolaïevna n’est-elle pas venue ? — demanda subitement le prince Ivan Ivanovitch, après un court silence.

— Ah ! mon cher ! — répondit grand’mère en baissant la voix, et en appuyant sa main sur la manche de l’uniforme du prince, — elle serait venue assurément si elle était libre de faire ce qu’elle veut. Elle m’écrit que Pierre lui a proposé de partir, mais qu’elle a refusé d’elle-même parce que cette année ils n’ont pas eu de revenus ; elle m’écrit : « En outre, je n’ai nul besoin de venir cette année à Moscou, avec toute la maison ; Lubotchka est encore trop petite, et quant aux garçons qui vivront chez vous, je suis encore plus tranquille que s’ils étaient avec moi. » — Tout cela est très bien, — continua grand’mère, d’un ton qui montrait clairement qu’elle était loin de trouver cela très bien, — il y a longtemps que les garçons devaient être ici pour apprendre quelque chose et s’habituer au monde, car enfin, quelle éducation pouvait-on leur donner à la campagne ?... L’aîné aura bientôt treize ans et l’autre onze. Vous avez remarqué, mon cousin, ils sont ici tout à fait comme des sauvages, ils ne savent pas même entrer dans une chambre.

— Je ne comprends pas, cependant — répondit le prince — pourquoi ces plaintes perpétuelles sur les mauvaises circonstances ? Lui a une très belle fortune, et Khabarovka de Natacha, où jadis nous jouâmes avec vous la comédie, et que je connais comme ma main, est une excellente propriété qui doit toujours donner un beau revenu.

— Je vous parlerai comme à un véritable ami — l’interrompit grand’mère, avec une expression triste — il me semble que ce ne sont que des prétextes pour que lui puisse vivre seul ici, fréquenter les cercles, souper et faire Dieu sait quoi. Et elle ne soupçonne rien ; vous savez quelle bonté d’ange elle a, — et elle le croit en tout. Il l’a convaincue qu’il fallait amener les enfants à Moscou et qu’elle restât seule à la campagne, avec la stupide gouvernante, et elle le croit. S’il lui disait qu’il faut fouetter les enfants comme le fait aux siens la princesse Varvara Ilinichna, je crois qu’elle y consentirait, — ajoutait grand’mère en se retournant dans son fauteuil avec un air de parfait mépris. — Oui, mon ami, — continua grand’mère après un silence, en prenant un mouchoir pour essuyer une larme qui coulait, — je pense souvent qu’il ne peut ni l’apprécier ni la comprendre, et que malgré toute sa bonté, son amour pour lui et le désir de cacher sa douleur — je le sais très bien — elle ne peut être heureuse avec lui, et souvenez-vous de ce que je vous dis, si lui me...

Grand’mère couvrit son visage avec le mouchoir.

— Eh ! ma bonne amie, — dit le prince d’un ton de reproche, — je vois que vous n’êtes pas du tout sage, vous vous attristez et pleurez toujours pour un chagrin imaginaire ; n’avez-vous pas honte ! Je le connais depuis longtemps,, c’est un mari attentif, bon, très gentil et principalement c’est un homme très noble, un parfait honnête homme.

Ayant entendu involontairement une conversation que je ne devais pas entendre, tout ému, sur la pointe des pieds, je sortis de la chambre.

 

XIX. — LES IVINE

— Volodia ! Volodia ! Les Ivine ! — criai-je en apercevant par la fenêtre trois jeunes garçons en paletots bleus à cols de castor, qui, suivis d’un jeune et élégant gouverneur, traversaient le trottoir opposé à notre maison.

Les Ivine, nos parents, étaient presque du même âge que nous. Peu après notre arrivée à Moscou nous avions fait leur connaissance et nous étions très liés.

Le second des Ivine — Serioja — était brun, avec des cheveux bouclés, un nez petit, retroussé et ferme, des lèvres rouge vif qui couvraient rarement la rangée supérieure des dents blanches, un peu proéminentes, de beaux yeux bleu foncé, et une expression très hardie. Il ne souriait jamais : ou il était tout à fait sérieux, ou il riait de tout cœur, d’un rire sonore, harmonieux et absolument séduisant. Sa beauté originale me frappa du premier coup. Un attrait irrésistible m’entraîna vers lui ; le voir suffisait à mon bonheur, et pendant un certain temps, toutes les forces de mon âme furent consacrées à ce désir ; quand il m’arrivait de passer deux ou trois jours sans le voir, je commençais à m’ennuyer, et je devenais triste à pleurer. Tous mes rêves, dans le sommeil ou dans la veille, étaient de lui. En me couchant, je désirais le voir dans le sommeil ; quand je fermais les yeux, je le voyais devant moi et je caressais cette vision avec le plus grand plaisir ; à personne au monde je ne me serais décidé à confier ce sentiment qui m’était si cher. Peut-être parce qu’il lui était désagréable de toujours sentir peser sur lui mes yeux inquiets, ou peut-être parce qu’il n’éprouvait pour moi aucune sympathie, il préférait jouer et causer avec Volodia qu’avec moi. Mais j’étais quand même content, je ne désirais rien, je n’exigeais rien, et j’étais prêt à sacrifier tout pour lui. Outre l’attrait passionné qu’il m’inspirait, sa présence excitait en moi, à un degré non moins vif, un autre sentiment : la peur de l’attrister, de le froisser par quelque chose, de lui déplaire. Peut-être à cause de l’expression hautaine de son visage, ou que, méprisant mon visage, j’appréciais beaucoup trop chez les autres les privilèges de la beauté, ou — ce qui est plus sûr, parce que c’est un signe indiscutable de l’amour, j’éprouvais envers lui une crainte égale à mon amour. La première fois que Serioja s’adressa à moi, je fus tellement ému de ce bonheur inespéré, que je pâlis, rougis et ne pus rien répondre. Il avait encore la mauvaise habitude, quand il réfléchissait, de regarder fixement un point, en clignant des yeux sans cesse et en contractant son nez et ses sourcils. Tous trouvaient que ce tic le gâtait beaucoup, mais je le trouvais si charmant que j’en pris l’habitude, et quelques jours après notre connaissance, grand’mère me demanda si je n’avais pas mal aux yeux, pour les cligner ainsi, comme un hibou. Jamais une seule parole tendre n’était échangée entre nous, mais il sentait son pouvoir sur moi, et inconsciemment mais tyranniquement, il en usait dans nos relations enfantines, et moi malgré mon désir de lui dire tout ce que j’avais sur le cœur, je le craignais trop pour me décider à la franchise, et je m’efforçais de paraître indifférent et sans broncher je me soumettais à lui. Parfois son influence me semblait insupportable, mais je ne pouvais m’en affranchir.

Il m’est pénible de me rappeler ces sentiments purs, bons, d’un amour désintéressé et sans bornes qui mourut sans être épanché et sans trouver de sympathie.

C’est étrange : pourquoi, quand j’étais enfant, — tâchais-je de ressembler aux grands, et depuis que je suis grand, ai-je eu souvent le désir d’être semblable à un enfant ? Combien de fois ce désir — de ne pas ressembler à un petit — arrêta-t-il, dans mes relations avec Serioja, le sentiment qui était prêt à s’épancher et me força-t-il d’être hypocrite. Non seulement je n’osais l’embrasser, ce que je désirais parfois si vivement, mais même lui prendre la main, lui dire combien j’étais heureux de le voir, et je n’osais pas même l’appeler Serioja, mais Sergueï, c’était déjà l’habitude entre nous. Chaque marque de sensibilité prouvait l’enfantillage ; se la permettre c’était s’avouer un gamin. Encore ignorant des expériences amères qui amènent les grandes personnes jusqu’à la prudence et à la froideur dans les relations, nous nous sommes privés des plaisirs purs, des affections tendres, enfantines, par le seul et étrange désir de ressembler aux grands.

Je courus à la rencontre des Ivine jusqu’à l’antichambre, je leur dis bonjour et en toute hâte, je me précipitai chez grand’mère, et lui annonçai l’arrivée des Ivine avec la même expression que si cette nouvelle devait lui causer la plus grande joie. Ensuite, sans perdre de vue Serioja, je le suivis dans le salon, et guettai ses moindres mouvements. Pendant que grand’mère disait qu’il avait beaucoup grandi, et fixait sur lui son regard pénétrant, je ressentis le sentiment de crainte et d’espoir que doit éprouver le peintre en attendant, du juge respecté, l’arrêt sur son chef-d’œuvre.

Le jeune gouverneur des Ivine, Herr Frost, avec la permission de grand’mère, nous accompagna au jardin, s’assit sur un banc vert, croisa gracieusement ses jambes, en posant entre elles sa canne à poignée de cuivre, et avec l’expression d’un homme très content de ses actes, il alluma son cigare.

Herr Frost était Allemand, mais un Allemand d’un tout autre genre que notre bon Karl Ivanovitch : premièrement, il parlait correctement le russe, le français, avec une mauvaise prononciation, et jouissait en général, surtout parmi les dames, de la réputation d’un homme fort savant ; deuxièmement, il portait les moustaches rousses, une grosse épingle de rubis attachait une cravate de satin noir dont les bouts étaient cachés sous ses bretelles, et il avait un pantalon bleu-clair, de couleur changeante et à sous-pieds ; troisièmement, il était jeune, avait le visage beau, fat, et des jambes très musclées. On voyait qu’il appréciait surtout ces derniers avantages : il se croyait irrésistible envers les personnes du sexe féminin, et c’est sans doute pour cela qu’il s’efforçait toujours de mettre ses jambes en évidence, et assis ou debout, il jouait toujours du mollet. C’était le type du jeune allemand-russe qui veut se montrer brave et conquérant.

Au jardin ce fut très gai. Le jeu des brigands marchait au mieux, mais un incident faillit tout gâter. Serioja était un brigand : en se jetant derrière le voyageur, il fit un faux pas et de toutes ses forces, il se cogna les genoux contre un arbre ; le coup était si fort que je crus qu’il allait être brisé. Bien que je fusse le gendarme et que mon devoir était de l’attaquer, j’accourus vers lui et lui demandai affectueusement s’il avait mal. Serioja se fâcha contre moi, serra les poings, frappa du pied, et d’une voix décelant qu’il s’était fait mal, il me cria :

— Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Alors il n’y a pas moyen de jouer ? Pourquoi ne m’attrapes-tu pas, pourquoi ne m’attrapes-tu pas ? — répéta-t-il plusieurs fois en regardant Volodia et l’aîné des Ivine, les voyageurs, qui sautaient et couraient dans l’allée ; subitement, il poussa un cri aigu et avec un éclat de rire s’élança à leur poursuite.

Je ne saurais dire combien je fus frappé et charmé de cet acte héroïque ; malgré un mal terrible, non seulement il ne pleurait pas, mais il ne montrait même pas qu’il souffrait et n’en oubliait pas le jeu pour un moment.

Peu après cela, quand à notre jeu s’adjoignit encore Ilinka Grapp, et qu’avant le dîner, nous remontâmes, Serioja eût une nouvelle occasion de m’étonner et de me charmer par son courage extraordinaire et la fermeté de son caractère.

Ilinka Grapp était le fils d’un pauvre étranger qui jadis avait vécu chez grand’père et lui devait de la reconnaissance. Maintenant il croyait de son devoir absolu d’envoyer très souvent son fils chez nous. S’il se figurait que notre connaissance pouvait donner à son fils quelque honneur ou du plaisir, il se trompait absolument, parce que non seulement nous n’étions pas amis avec Ilinka, mais nous ne nous occupions de lui que pour le railler.

Ilinka Grapp était un garçon de treize ans, maigre, grand, pâle, avec une figure d’oiseau et une expression débonnaire et craintive. Il était vêtu très pauvrement, mais toujours si fortement pommadé, que nous avions affirmé qu’au soleil, la pommade fondait sur la tête de Grapp et coulait sur son veston.

Quand je me le rappelle maintenant, je trouve que c’était un garçon très serviable, doux et bon, mais alors il me semblait un être si méprisable qu’il ne fallait ni le plaindre ni même penser à lui.

Quand nous eûmes fini de jouer aux brigands nous partîmes en haut et là nous commençâmes à faire du vacarme, et à nous livrer à des exercices de gymnastique, en nous surpassant l’un l’autre.

Ilinka, avec un sourire timide, étonné, nous regardait, et quand nous lui proposâmes d’essayer la même chose, il refusa, disant qu’il n’en était pas du tout capable. Serioja était superbe, charmant ; il avait enlevé son veston ; son visage et ses yeux étaient joyeux, il riait sans cesse et inventait de nouveaux tours : tantôt il sautait par-dessus trois chaises placées côte à côte ; tantôt il pirouettait par toute la chambre, tantôt il se mettait les pieds en l’air sur les dictionnaires de Tatistchev, qu’il disposait au milieu de la chambre, comme piédestal ; et il faisait avec ses jambes des mouvements si drôles qu’il était impossible de s’empêcher de rire. Après cette dernière invention il réfléchit un peu, puis clignant des yeux, spontanément, d’un air tout à fait sérieux, il s’approcha d’Ilinka : « Essayez de faire cela, vraiment ce n’est pas difficile. » Grapp, voyant l’attention de tous fixée sur lui, rougit et d’une voix à peine distincte jura de ne pouvoir faire ce qu’on lui demandait.

— Oui, en effet, pourquoi ne veut-il rien faire ? Est-ce une fillette... ? Il faut absolument qu’il se mette sur la tête.

Et Serioja le prit par la main.

— Absolument, absolument, sur la tête ! — criâmes-nous tous ensemble, en entourant Ilinka, qui en ce moment pâlissait de frayeur. Nous le saisîmes par la main et l’entraînâmes vers les dictionnaires.

— Laissez-moi, je le ferai tout seul ; ne déchirez pas ma veste ! — criait la pauvre victime. Mais ces cris de désespoir nous excitaient encore davantage, nous mourions de rire, la veste verte s’éraillait à toutes les coutures.

Volodia et l’aîné des Ivine penchèrent la tête du malheureux garçon, jusque sur les dictionnaires ; moi et Serioja prîmes ses jambes qu’il agitait de tous les côtés, nous relevâmes son pantalon jusqu’aux genoux et en éclatant de rire, nous lançâmes les jambes en haut. Le cadet des Ivine soutenait l’équilibre de tout le corps.

Aussitôt, après le rire bruyant, tout le monde se tut, et dans la chambre régna un tel silence qu’on n’entendait plus que les soupirs oppressés du malheureux Grapp. À ce moment je n’étais pas très convaincu que tout cela fût drôle et amusant.

— Voilà, maintenant, bravo ! — fit Serioja en frappant des mains.

Ilinka se taisait et, tâchant de se délivrer, jetait ses pieds de divers côtés. Dans un de ces mouvements désespérés il frappa si fortement, du talon, l’œil de Serioja, que celui-ci lâcha sur le coup les pieds et porta la main à son œil, duquel, involontairement, coulaient des larmes, et de toutes ses forces, il poussa Ilinka. Celui-ci n’étant plus retenu tomba inerte à terre, et à travers ses larmes, put seulement prononcer :

— Pourquoi me martyrisez-vous ?

L’état lamentable du pauvre Ilinka avec le visage en larmes, les cheveux ébouriffés, les pantalons retroussés laissant voir les tiges des bottes maculées, nous frappa. Tous se turent, et nous essayâmes un sourire contraint.

Serioja se remit le premier.

— En voilà une vieille femme pleurnicheuse — dit-il en le poussant doucement du pied. — Avec lui on ne peut pas plaisanter... Eh bien ! Levez-vous.

— Je dis que tu es un méchant garçon — prononça avec colère Ilinka, et se détournant, il sanglota.

— Ah ! ah ! battre à coups de talon et encore injurier ! — cria Serioja en saisissant un dictionnaire et le brandissant au-dessus de la tête du malheureux, qui ne songeait même pas à se défendre, mais couvrait seulement sa tête de ses mains.

— Voilà pour toi, tiens, attrape !... Laissons-le puisqu’il ne comprend pas la plaisanterie. Allons en bas — dit Serioja avec un rire forcé.

Je regardai avec compassion le malheureux qui était sur le parquet et qui, le visage caché dans le dictionnaire, pleurait tellement, qu’on eût dit qu’il allait mourir des convulsions qui agitaient son corps.

— Eh ! Sergueï ! — lui dis-je, — pourquoi as-tu fait cela ?

— La belle affaire ! Ai-je pleuré aujourd’hui, quand je me suis meurtri la jambe presque jusqu’à l’os.

« Oui, c’est vrai », pensai-je. « Ilinka n’est qu’un pleurnicheur, mais Sergueï est brave, oh ! comme il est brave !... »

Je ne compris pas que le malheureux pleurait moins pour le mal physique qu’à la pensée, que cinq enfants, qui peut-être lui plaisaient, sans aucune raison étaient tous d’accord pour le détester et le faire souffrir.

Maintenant, je ne puis nullement m’expliquer la cruauté de mon acte. Pourquoi ne me suis-je pas approché de lui, ne l’ai-je pas défendu, consolé ? Où était donc disparu ce sentiment de compassion qui me faisait pleurer à chaudes larmes au spectacle d’un jeune choucas tombé du nid, ou d’un petit chien jeté derrière l’enclos, ou d’un poulet que le cuisinier apporte pour faire la soupe ?

Ces bons sentiments étaient-ils étouffés en moi par l’amour pour Serioja, et par le désir de paraître, devant lui, brave comme lui-même ? Cet amour et ce désir de sembler brave n’étaient guère enviables, — ils ont jeté la seule tache sombre sur les pages de mes souvenirs d’enfance.

 

XX. — L’ARRIVÉE DES INVITÉS

À en juger par l’agitation extraordinaire qui régnait à l’office, par l’éclairage a giorno qui donnait un certain air de nouveauté et de fête aux objets du salon et de la grande salle, que je connaissais depuis longtemps, et par ce fait que le prince Ivan Ivanovitch avait envoyé ses musiciens, un grand nombre d’invités étaient attendus pour ce soir.

Au bruit de chaque voiture, j’accourais à la fenêtre, j’appuyais mes mains entre mes tempes et les vitres, et avec une curiosité impatiente, je regardais dans la rue. Les ténèbres empêchaient tout d’abord de voir les objets extérieurs, mais peu à peu ils se dessinaient ; en face, une boutique que je connais depuis longtemps avec sa lanterne ; à côté une grande maison, avec deux fenêtres éclairées en bas ; au milieu de la rue un malheureux cocher avec deux voyageurs ou une voiture vide qui, au pas, retourne à la maison ; mais voilà, devant notre perron s’arrête une voiture, et moi, tout à fait convaincu que ce sont les Ivine — car ils ont promis de venir de bonne heure — je cours à leur rencontre jusqu’à l’antichambre. Au lieu des Ivine, derrière le bras en livrée qui ouvre la porte, paraissent deux personnes du sexe féminin : l’une grande, enveloppée d’un manteau bleu à col de zibeline, l’autre petite, tout enveloppée d’un châle vert qui ne laisse apercevoir que des petits pieds en bottines fourrées. Sans faire aucune attention à ma présence dans l’antichambre — bien qu’à l’approche de ces dames j’aie crû de mon devoir de les saluer — la petite, en silence, s’approcha de la grande et s’arrêta devant elle. La grande dénoua le mouchoir qui couvrait entièrement la tête de la petite, défit son manteau, et quand le laquais en livrée eut pris tous ces objets pour les ranger, et eut retiré les bottines fourrées, à la place de la personne emmitouflée apparut une ravissante fillette de douze ans, dans une petite robe de mousseline décolletée, avec des pantalons blancs et des petits souliers noirs. Le petit cou blanc était entouré d’un ruban de velours noir, toute la tête était frisée et les boucles, châtain foncé, seyaient si bien à son ravissant visage et à ses petites épaules nues, que personne, pas même Karl Ivanovitch n’aurait pu me faire croire, qu’elles étaient ainsi frisées parce que, depuis le matin, on les avait enveloppées dans un petit morceau de la Gazette de Moscou et parce qu’on les avait pressées avec un fer chaud. Il me semblait qu’elle était née ainsi, avec cette tête frisée.

Le caractère le plus frappant de son visage c’était la grandeur extraordinaire de ses yeux saillants, demi-ouverts, qui formait un contraste agréable avec la bouche petite. Les lèvres fines étaient serrées et le regard était si sérieux, que l’expression générale du visage ne laissait pas espérer le sourire, qui n’en apparaissait que plus charmant.

En tâchant de n’être pas remarqué, je me glissai dans le grande salle et marchai, aller et retour, en feignant d’être très absorbé et d’ignorer l’arrivée des invités. Quand les hôtes se trouvèrent au milieu de la salle, j’eus l’air d’être tiré de mes pensées, je fis des révérences et déclarai que grand’mère était au salon. Madame Valakhina, dont le visage me plut beaucoup, parce qu’il avait une grande ressemblance avec celui de sa fille Sonitchka, me fit un aimable signe de tête.

Grand’mère parut très contente de voir Sonitchka, elle l’appela près d’elle, releva sur sa tête une boucle qui tombait sur le front, et dit en regardant fixement son visage : Quelle charmante enfant ! Sonitchka sourit, rougit et me parut si charmante, que je rougis moi-même en la regardant.

— J’espère que tu ne t’ennuieras pas chez moi, ma petite amie ? — dit grand’mère en la prenant par le menton — amuse-toi bien et danse le plus possible. Il y a déjà une dame et deux cavaliers — ajouta-t-elle en s’adressant à madame Valakhina et en me touchant de la main.

Ce rapprochement m’était si agréable que je rougis de nouveau.

Sentant augmenter ma timidité, au bruit d’une voiture qui s’approchait, je crus à propos de m’éloigner. Dans l’antichambre je trouvai la princesse Kornakhova avec son fils et un nombre incalculable de filles. Les filles avaient toutes le même visage, toutes ressemblaient à la princesse, elles étaient très laides et n’attiraient pas l’attention. En ôtant leurs pelisses et leurs boas elles parlaient toutes à la fois, d’une voix aiguë et riaient je ne sais pourquoi, probablement de se voir si nombreuses. Étienne était un garçon de quinze ans, de haute taille, bien en chair, avec un visage fatigué, des yeux creusés et cernés, et des pieds et des mains énormes pour son âge. Il était gauche, avait une voix désagréable et inégale, mais semblait très content de lui-même, et me parut bien tel que devait être — selon mes conceptions — un garçon à qui l’on donne le fouet.

Nous restâmes assez longtemps debout l’un près de l’autre, nous considérant attentivement et sans dire une parole. Puis nous nous rapprochâmes un peu, comme avec l’intention de nous embrasser, mais nous regardant encore dans les yeux, nous réfléchîmes. Quand, avec un frou-frou, les robes de toutes les sœurs eurent défilé devant nous, pour entamer la conversation, je lui demandai si la voiture n’était pas étroite pour eux tous.

— Je ne sais pas — me répondit-il négligemment — je ne vais jamais dans la voiture, parce qu’aussitôt que j’y suis installé j’ai mal au cœur, et comme maman sait cela, chaque fois que nous sortons le soir, je me mets toujours sur le siège, c’est beaucoup plus amusant, on voit tout, Philippe me laisse conduire et souvent je prends même le fouet. Et les passants, vous savez, quelquefois... — ajouta-t-il avec un geste expressif, — c’est charmant !

— Excellence, — dit un laquais en entrant dans l’antichambre, Philippe demande où vous avez mis le fouet ?

— Comment, où je l’ai mis ? Mais je le lui ai rendu.

— Il dit que vous ne l’avez pas rendu.

— Eh bien alors, je l’ai accroché à la lanterne.

— Philippe dit qu’il n’y est pas non plus ; et dites plutôt que vous l’avez pris et perdu. Philippe sera obligé de payer de son argent vos polissonneries, — continua, en s’animant de plus en plus, le laquais irrité.

Ce laquais, qui avait l’air d’un homme respectable et sérieux, semblait prendre chaleureusement le parti de Philippe, et voulait, coûte que coûte, éclaircir cette affaire. Par un sentiment spontané de délicatesse, feignant de ne rien remarquer, je me mis à l’écart, mais les laquais qui se trouvaient là agirent tout autrement : ils s’approchèrent et semblaient approuver le vieux serviteur.

— Eh bien, il est perdu, perdu, — dit Étienne pour se débarrasser d’explications plus précises, — je lui paierai son fouet ! C’est cocasse, — ajouta-t-il en s’approchant de moi et en m’entraînant au salon.

— Non, s’il vous plaît, seigneur, avec quoi paierez-vous ? Je sais comment vous payez ; il y a déjà huit mois que vous devez toujours payer les vingt copeks de Maria Vasilievna, et à moi aussi, il y a bien deux années, et à Petrouchka...

— Veux-tu te taire ! — cria le jeune prince en pâlissant de colère, — je raconterai.

— Je raconterai, je raconterai ! — interrompit le laquais, — ce n’est pas bien, Excellence, — ajouta-t-il avec énergie en emportant les pelisses sur la banquette, pendant que nous entrions dans la salle.

— C’est bien, c’est bien ! — fit, derrière nous, d’un ton approbateur, une voix venue de l’antichambre.

Grand’mère avait le talent extraordinaire d’exprimer son opinion sur les gens en prononçant d’une certaine façon et dans certains cas, les tu et les vous. Bien qu’elle employât tu et vous, à l’inverse de l’usage admis, dans sa bouche, ces nuances prenaient une signification tout à fait particulière.

Quand le jeune prince s’approcha d’elle, elle lui adressa quelques paroles en disant vous et en le regardant avec une telle expression de mépris, qu’à sa place, je n’aurais su où me mettre, mais Étienne était évidemment un garçon d’une autre trempe : non seulement il ne fit aucune attention à l’accueil de grand’mère, mais à elle-même, et salua toute la société, sinon gracieusement, du moins sans la moindre gène. Sonitchka absorbait toute mon attention : je me rappelle que quand Volodia, Étienne et moi, causions dans un endroit de la salle d’où l’on pouvait voir Sonitchka, et d’où elle pouvait nous voir et nous entendre, je parlais avec plaisir, et quand il m’arrivait de dire un mot que je jugeais drôle ou hardi, je le prononçais plus haut et en regardant la porte du salon ; et quand nous étions à un endroit d’où l’on ne pouvait ni entendre ni voir, du salon, je me taisais et ne trouvais aucun plaisir à la conversation.

Peu à peu le salon et la salle se remplirent d’invités. Parmi ceux-ci, comme il arrive toujours aux bals d’enfants, il y avait quelques grands enfants qui ne voulaient pas manquer l’occasion de s’amuser et de danser, sous le prétexte de faire plaisir à la maîtresse de maison.

Quand arrivèrent les Ivine, au lieu du plaisir que j’éprouvais à l’ordinaire à voir Serioja, je sentis un dépit étrange contre lui parce qu’il allait voir Sonitchka et en être vu.

 

XXI. — AVANT LA MAZURKA

— Ah ! il y aura des danses, il paraît qu’on va danser chez vous, — dit Serioja en sortant du salon et en tirant de sa poche une paire de gants de peau tout neufs, — il faut mettre ses gants.

« Comment faire ? Nous n’avons pas de gants », pensai-je. — « Il faut monter en chercher ».

Mais j’eus beau fouiller dans toutes les commodes, je ne trouvai dans l’une d’elles que nos gants de voyage en laine verte, et ailleurs un gant de peau qui ne pouvait absolument pas me servir : premièrement, parce qu’il était vieux et sale, et, deuxièmement, parce qu’il était trop grand et qu’il y manquait le troisième doigt, coupé depuis longtemps déjà par Karl Ivanovitch, quand il avait eu mal à la main. Cependant, j’enfilai ce reste de gant, et je considérai fixement ce bout du médius qui toujours était taché d’encre.

— Ah ! si Natalia Savichna était ici, chez elle on trouverait sûrement des gants. Je ne puis descendre comme cela, parce que si l’on me demande pourquoi je ne danse pas, que dirai-je ? Et je ne puis non plus rester ici, car on s’apercevra de mon absence. Que faire ? — dis-je en agitant les mains.

— Que fais-tu ici ? — me demanda Volodia qui entrait en courant. — Viens vite inviter une dame... Ça va commencer tout de suite.

— Volodia, — fis-je d’une voix presque désespérée en montrant ma main dont deux doigts sortaient par la coupure du gant sale. — Volodia, tu n’y as pas pensé ?

— À quoi ? — fit-il avec impatience. — Ah ! aux gants ? — ajouta-t-il d’un ton indifférent en regardant ma main. — En effet, il n’y en a pas, il faut demander à grand’mère ce qu’elle dira... Et sans réfléchir un instant, il courut en bas.

Le sang-froid qu’il garda dans une circonstance que je jugeais si importante, me tranquillisa, et je courus en hâte au salon, en oubliant tout à fait l’affreux gant qui couvrait ma main gauche. En m’approchant doucement du fauteuil de grand’mère et en touchant légèrement sa mantille, je lui chuchotai :

— Grand’mère ! que faut-il faire, nous n’avons pas de gants ?

— Quoi, mon ami ?

— Nous n’avons pas de gants, — répétai-je en m’approchant tout près et en posant mes deux mains sur les bras du fauteuil.

— Eh bien, et cela ? — dit-elle en m’attrapant subitement par la main gauche. — Voyez, ma chère, — continua-t-elle en s’adressant à madame Valakhina, — voyez comme ce jeune homme s’est fait élégant pour danser avec votre fille.

Grand’mère me serrait fortement la main, et gravement, regardait d’un air interrogateur les invités, jusqu’à ce que, la curiosité de tous étant satisfaite, un rire général éclatât.

J’eusse été très attristé que Serioja me vît, dans ce moment, quand, tout décomposé de honte, j’essayais en vain de délivrer ma main, mais devant Sonitchka qui riait aux larmes et dont les boucles dansaient autour de son visage empourpré, je n’avais aucune honte. Je compris que son rire était trop clair et trop naturel pour être moqueur, au contraire, ce fait d’avoir ri ensemble, en nous regardant l’un l’autre dans les yeux, me rapprocha d’elle. L’aventure du gant, qui eût pu finir mal, me donna cet avantage, qu’elle me mit à l’aise dans une société qui m’effrayait toujours — celle du salon ; et je n’éprouvais plus déjà la moindre gêne dans la grande salle.

Les souffrances des personnes timides viennent de leur ignorance de l’opinion qu’on a d’elles ; dès que cette opinion est exprimée clairement, quelle qu’elle soit, la souffrance cesse.

Était-elle assez charmante, Sonitchka Valakhina, quand elle dansait vis-à-vis de moi le quadrille français, avec le jeune prince si gauche ! Comme elle souriait gentiment, quand dans « la chaîne » elle me tendait la main ! Avec quelle grâce, sautaient en mesure, sur sa tête, ses boucles châtain, avec quel charme, elle faisait avec ses petits pieds : jeté assemblé ! À la cinquième figure, quand ma danseuse traversa et resta de l’autre côté, et que moi, attendant la mesure, je faisais cavalier seul, Sonitchka fronça gravement ses petites lèvres et regarda de côté ; mais elle craignait en vain pour moi : je fis hardiment chassé en avant, chassé en arrière, glissade, et pendant que je m’approchais d’elle, je lui montrai gaîment le gant duquel sortaient deux de mes doigts. Elle éclata de rire, et ses petits pieds glissèrent encore plus gracieusement sur le parquet. Je me souviens encore, qu’en faisant le rond et nous prenant tous par la main, elle pencha la tête, et sans sortir sa main de la mienne, frotta de son gant le petit bout de son nez. Tout cela est encore devant mes yeux, j’entends encore le quadrille « La Sirène du Danube » aux sons duquel ces choses se passaient.

Puis vint la deuxième contredanse, que je dansai avec Sonitchka. Me trouvant tout à côté d’elle, je me sentis extraordinairement embarrassé et je ne savais absolument que lui dire. Quand mon silence mie parut trop long, craignant qu’elle me prît pour un imbécile, je me décidai à la tirer, coûte que coûte, d’une telle erreur sur mon compte. Vous êtes une habitante de moscou ? — dis-je, et après une réponse affirmative, je continuai : Et moi, je n’ai encore jamais fréquenté la capitale, — en comptant beaucoup sur l’effet du verbe fréquenter. Cependant je compris que la conversation, malgré ce début brillant, qui montrait avec évidence ma grande connaissance de la langue française, ne pourrait continuer sur ce ton. Notre tour de danser ne venait pas tout de suite, et le silence s’établit de nouveau : je la regardais avec inquiétude désirant savoir quelle impression je lui faisais, et attendant qu’elle vînt à mon secours. « Où avez-vous trouvé un si drôle de gant ? » — me demanda-t-elle tout à coup. Et cette question me fit plaisir et me soulagea. Je lui expliquai que c’était un gant appartenant à Karl Ivanovitch, et je m’étendis même un peu ironiquement sur la personne de Karl Ivanovitch ; comme il est grotesque quand il ôte son bonnet rouge, comment une fois il est tombé de cheval avec son pardessus vert, juste dans une mare, etc. Le quadrille passa comme rien. Tout cela était fort bien, mais pourquoi avais-je parlé ironiquement de Karl Ivanovitch ? Aurais-je perdu la bonne opinion de Sonitchka à mon égard, en lui parlant de Karl Ivanovitch avec l’affection et l’estime que j’avais pour lui ?

Quand le quadrille fut terminé, Sonitchka me dit merci aussi gentiment que si j’eusse mérité sa reconnaissance. J’étais enthousiasmé. Je ne me sentais pas de joie, et je ne savais pas moi-même où j’avais pris cette hardiesse, cette assurance et même cette audace. « Rien ne peut m’intimider, » pensais-je en me promenant avec insouciance dans la salle, « maintenant je suis prêt à tout ! »

Serioja me proposa d’être son vis-À-vis. « Bon, dis-je, je n’ai pas de danseuse, mais j’en trouverai ». En jetant dans la salle un regard décidé, je m’aperçus que toutes les danseuses étaient invitées, sauf une grande demoiselle qui était debout à l’entrée du salon. Vers elle s’avançait un jeune homme, qui me sembla-t-il, avait l’intention de l’inviter, il était à deux pas d’elle, et moi à l’autre bout de la salle. En un clin d’œil, en glissant gracieusement sur le parquet, je franchis la distance qui me séparait d’elle, et avec une révérence, d’une voix résolue, je l’invitai pour une contredanse. La grande demoiselle, en souriant avec bienveillance, me tendit la main et le jeune homme resta sans danseuse.

J’avais une telle conscience de ma force que je ne fis aucune attention au dépit du jeune homme, mais je sus après qu’il demanda quel était ce petit gamin ébouriffé qui avait couru devant lui et à son nez lui avait pris sa danseuse.

 

XXII. — LA MAZURKA

Le jeune homme à qui j’avais pris sa danseuse, dansait la mazurka dans le premier couple. Il s’élança de sa place en tenant sa danseuse par la main et au lieu d’exécuter le « pas de Basques » que Mimi nous avait enseigné, il courut tout simplement en avant ; arrivé au coin, il s’arrêta, écarta les pieds, frappa du talon, se retourna, et à petits sauts, courut encore plus loin.

Comme je n’avais pas de danseuse pour la mazurka, je m’étais assis derrière le fauteuil de grand’mère et j’observais.

« Que fait-il donc ? » pensais-je à part moi. Ce n’est pas du tout ce que Mimi nous a appris, elle assurait que tout le monde danse la mazurka sur la pointe des pieds en faisant le pas glissé et des ronds de jambes et voilà qu’on danse tout à fait autrement.

Ainsi les Ivine, Étienne, tous ceux qui dansent, ne font pas le pas de Basques et Volodia a adopté la nouvelle manière. Ce n’est pas vilain !... Comme Sonitchka est charmante ! Ah ! elle danse... » J’étais parfaitement heureux.

La mazurka touchait à sa fin ; quelques personnes âgées s’approchèrent pour prendre congé de grand’ mère et se retirèrent ; les laquais, en évitant les danseurs, portaient avec précaution les couverts, dans les pièces du fond ; grand’mère paraissait très fatiguée et ne parlait qu’à contre-cœur et d’un ton traînant ; languissamment, pour la trentième fois, les musiciens recommençaient le même motif. La grande demoiselle avec qui j’avais dansé, m’aperçut en faisant une figure, et, souriant perfidement, sans doute pour faire plaisir à grand’mère, amena près de moi Sonitchka et l’une des innombrables princesses.

— Rose ou ortie, me demanda-t-elle.

— Ah ! tu es là ? — fit grand’mère en se retournant sur son fauteuil, — va donc, mon ami, va donc.

En ce moment j’avais plus envie de cacher ma tête sous le fauteuil de grand’mère, que de quitter ma place, mais comment refuser ? Je me levai, répondis rose et regardai timidement Sonitchka. Je n’avais pas réussi à me reconnaître, qu’une main gantée de blanc était dans la mienne et que la princesse se mettait en avant avec le sourire le plus agréable, ne se doutant nullement que je ne savais absolument que faire de mes jambes,

Je savais que le pas de Basques n’était pas admis et même qu’il pourrait m’attirer un affront ; mais l’air connu de la mazurka, agissant sur mon ouïe, produisit une excitation directe de mes nerfs acoustiques qui à leur tour transmirent ce mouvement à mes jambes ; et celles-ci, tout à fait involontairement et au grand étonnement des spectateurs, commencèrent à faire le pas fatal, rond, sur la pointe des pieds. Quand nous avancions en ligne droite cela allait encore, mais je m’aperçus qu’au tournant si je ne faisais pas attention, je devancerais ma danseuse. Pour éviter ce scandale, je m’arrêtai avec l’intention de faire ce même petit tour que j’avais vu faire si élégamment au jeune homme du premier couple. Mais au moment même où, les jambes écartées, je m’apprêtais à sauter, la princesse tournant rapidement autour de moi se mit à contempler mes pieds d’un air d’étonnement et de curiosité bête. Ce regard me perdit. Je me troublai tellement, qu’au lieu de danser je piétinai sur place d’une façon qui ne concordait ni avec la mesure, ni avec rien ; enfin, je m’arrêtai tout à fait. Tout le monde me regardait, qui avec surprise, qui avec curiosité, qui d’un air railleur, qui avec compassion : grand’mère seule regardait avec une indifférence complète.

— Il ne fallait pas danser si vous ne savez pas ! — dit à mon oreille la voix irritée de papa, et m’éloignant doucement, il prit la main de ma danseuse, fit avec elle un tour à l’ancienne mode, que tout le monde admira et il la reconduisit à sa place. Juste en ce moment finit la mazurka.

— Mon Dieu ! pourquoi me punis-tu si cruellement !... Tout le monde me méprise et me méprisera toujours... la route m’est à jamais fermée : amitié, amour, honneur... tout est perdu ! Pourquoi Volodia me faisait-il des signes que chacun remarquait et qui étaient inutiles ? pourquoi cette affreuse princesse regardait-elle ainsi mes pieds ? pourquoi Sonitchka... elle est bien gentille, mais pourquoi souriait-elle en ce moment ? pourquoi papa a-t-il rougi et m’a-t-il pris par le bras ? Aurait-il honte de moi ? Oh ! c’est affreux ! Si maman était là, elle ne rougirait pas de son Nikolenka !...

Mon imagination vole vers cette chère image. Je me souviens de la prairie devant la maison, des grands tilleuls du jardin, de l’étang pur sur lequel les hirondelles volent en rond, du ciel bleu marbré de nuages blancs et diaphanes, des meules odorantes de foin fraîchement coupé et encore de maints souvenirs paisibles, colorés, qui flottent dans mon imagination troublée.

 

XXIII. — APRÈS LA MAZURKA

Pendant le souper, le jeune homme qui avait dansé dans le premier couple se plaça à notre table d’enfants et m’accorda une attention particulière qui eût assez flatté mon amour propre, si j’avais pu, après le malheur qui m’était arrivé, sentir quelque chose. Mais on aurait dit qu’il voulait, coûte que coûte, m’égayer ; il me faisait des agaceries, m’appelait bon enfant, et dès qu’aucune des grandes personnes ne nous regardait, il versait dans mon verre des vins divers et m’obligeait à boire. À la fin du repas, quand le maître d’hôtel me versa une demi-coupe de Champagne, d’une bouteille entourée d’une serviette, et que le jeune homme insista pour qu’on me la remplît, et qu’il me la fit avaler d’un coup, je sentis une chaleur agréable dans tout mon corps, une tendresse particulière envers mon joyeux protecteur, et je ne sais pourquoi, j’éclatai de rire.

Tout à coup, dans la salle, les notes du grand’père se firent entendre et l’on se leva de table. Aussitôt, mon amitié avec le jeune homme cessa ; il partit avec les grands, et moi, n’osant pas le suivre, je m’approchai avec curiosité pour entendre ce que disait à sa fille madame Valakhina.

— Encore une petite demi-heure — disait Sonitchka d’un ton persuasif.

— Vraiment, c’est impossible, mon ange.

— Je t’en prie, accorde moi cela, — continuait-elle toute câline.

— Seras-tu contente si je suis malade demain ? — demanda madame Valakhina, qui commit l’imprudence de sourire.

— Ah ! tu as permis ! Nous restons ! — cria Sonitchka en sautant de joie.

— Que faire, avec toi ? Va donc, danse... te voilà un cavalier, dit-elle en me montrant.

Sonitchka me prit la main et nous courûmes dans la salle.

Le vin que j’avais bu, la présence et la gaieté de Sonitchka m’avaient fait oublier l’aventure malheureuse de la mazurka. Je faisais les pas les plus comiques : tantôt imitant le cheval, je courais au petit trot et levais fièrement les jambes ; tantôt je piétinais sur place comme un mouton qui se fâche contre un chien, et en même temps, je riais de tout mon cœur, et je n’avais pas la moindre inquiétude de l’impression que je pouvais faire sur les spectateurs. Sonitchka aussi ne cessait de rire : elle riait parce que nous tournions en rond en nous tenant les mains, elle riait en regardant un vieux seigneur qui enjambait lentement un mouchoir, comme si c’était bien difficile, elle éclatait de rire quand je sautais presque jusqu’au plafond pour montrer mon agilité.

En traversant le cabinet de grand’mère, je me regardai dans le miroir ; mon visage était en sueur, mes cheveux en désordre, avec des mèches plus raides que jamais, mais l’expression du visage était si gaie, si bonne, si saine, que je me plus à moi-même.

« Si j’étais toujours comme maintenant, » pensais-je, « je pourrais encore plaire. »

Mais quand de nouveau je regardai le beau visage de ma danseuse, outre cette expression de gaîté, de santé et d’insouciance qui me plaisait en lui, la beauté élégante et douce que j’y vis me donna du dépit contre moi-même ; je compris combien c’était sot d’espérer attirer sur moi l’attention de cette séduisante créature.

Je ne pouvais espérer la réciprocité et je n’y songeais pas ; même sans cela, mon âme était pleine de bonheur. Je ne comprenais pas qu’après le sentiment d’amour qui remplissait mon âme de délices, on put espérer de bonheur plus grand et désirer encore quelque chose de plus, sinon que ce sentiment ne disparût jamais. Je me sentais heureux. Mon cœur palpitait comme un pigeon captif, le sang y affluait sans cesse et je voulais pleurer.

Quand nous passâmes le couloir, devant le cabinet noir, au-dessous de l’escalier, je le regardai et pensai : Quel bonheur ce serait de pouvoir vivre des siècles avec elle, dans ce cabinet noir, sans que personne sache que nous y sommes.

— C’est très gai aujourd’hui, n’est-ce pas ? — dis-je d’une voix basse et tremblante, en pressant le pas, effrayé moins de ce que je disais que de ce que j’avais l’intention de dire.

— Oui... beaucoup ! — répondit-elle, en tournant sa tête vers moi, avec une expression si franche, si bonne, que je cessai d’avoir peur. —

— Surtout après le souper... Mais si vous saviez combien j’ai de peine (je voulais dire de tristesse, mais je n’osais pas) que vous partiez bientôt et de ne plus vous revoir.

— Pourquoi ne nous verrons-nous plus ? — dit-elle en regardant fixement le bout de ses petits souliers et en faisant glisser son petit doigt sur un paravent en grillage devant lequel nous passions. Chaque mardi et chaque vendredi je vais avec maman au boulevard Tverskoï. Est-ce que vous n’allez pas vous promener ?

— Nous demanderons certainement à y aller mardi, et si on ne nous le permet pas, j’y courrai seul, sans chapeau, je sais le chemin.

— Savez-vous ? — fit subitement Sonitchka, — je tutoie toujours les jeunes garçons qui viennent à la maison ; voulez-vous aussi que nous nous tutoyions ? Veux-tu ? — ajouta-t-elle en secouant la tête et me regardant droit dans les yeux.

À ce moment nous entrions dans la salle où commençait une nouvelle partie, très animée, du grand-père.

— Eh bien... vous... — dis-je un peu après, quand la musique et le bruit pouvaient étouffer mes paroles.

— Mais non, toi et pas vous — corrigea Sonitchka en riant.

Le grand’père s’acheva savant que j’eusse pu prononcer une seule phrase avec tu, bien que je n’eusse cessé d’en inventer où ce pronom se répétait plusieurs fois. Je n’avais pas assez d’audace pour cela. « Veux-tu ? » « Mais non, toi » sonnaient à mes oreilles et me causaient un enchantement quelconque. Je ne voyais rien ni personne, sauf Sonitchka. Je regardais comment elle relevait ses cheveux bouclés et les ramenait derrière l’oreille découvrant ainsi une partie du front et des tempes que je n’avais pas encore vue. Je vis comment on l’enveloppa si soigneusement dans le châle vert qu’on n’apercevait plus que le bout de son petit nez : je remarquai que, si elle n’avait pas fait, de ses petits doigts rosés, une petite ouverture près de la bouche, elle aurait étouffé ; et j’ai vu comment en descendant l’escalier avec sa mère elle se tourna vers nous, fit un signe de tête et disparut derrière la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince et moi étions tous amoureux de Sonitchka, et, restant sur l’escalier, nous la suivions des yeux. À qui, de préférence, a-t-elle fait le signe de tête, je ne sais, mais en ce moment j’étais fermement convaincu qu’il s’adressait à moi.

En disant adieu aux Ivine, je parlai très librement, même un peu froidement à Serioja, et lui serrai la main. S’il comprit que de ce jour il avait perdu mon amour et son pouvoir sur moi, il le regretta assurément, bien qu’il s’efforçât de se montrer indifférent.

Pour la première fois de ma vie je trahissais mes affections, et pour la première fois aussi j’en sentais la douceur. Il m’était agréable de remplacer l’ancien sentiment de dévouement coutumier par le sentiment nouveau d’un amour plein de mystère et d’incertitude. En outre, à la fois cesser d’aimer et aimer de nouveau, c’est aimer deux fois plus qu’auparavant.

 

XXIV. — AU LIT

« Comment ai-je pu aimer si longtemps et si passionnément Serioja ? » pensai-je, une fois au lit. « Non ! il ne m’a jamais compris, il ne pouvait m’apprécier, il ne méritait pas mon amour... Et Sonitchka ! comme elle est délicieuse ! « Veux-tu ? À toi de commencer. »

Je bondis à quatre pattes, et me représentant vivement sa petite figure, je me couvris la tête avec ma couverture et m’en enveloppai entièrement sans laisser la moindre ouverture et alors, je m’allongeai ; je sentis une chaleur agréable et me perdis dans de doux rêves et de doux souvenirs. Les regards fixés sur la doublure du couvre-pied ouaté, je la vis aussi clairement que je la voyais une heure auparavant. En pensée, je causais avec elle, et cette conversation, bien que dépourvue de sens, me faisait un plaisir indescriptible, parce que tu, toi, avec toi, tien, y revenaient sans cesse. Ces rêves étaient si clairs que, doucement ému, je ne pouvais dormir, et je voulais partager avec quelqu’un ce trop-plein de bonheur.

— Mignonne ! — dis-je presque à haute voix en me retournant brusquement de l’autre côté — Volodia ! tu dors ?

— Non — me répondit-il d’une voix endormie. — Eh bien ?

— Je suis amoureux, Volodia, tout à fait amoureux de Sonitchka.

— Et bien, quoi ? — reprit-il en s’allongeant.

— Ah ! Volodia, tu ne peux t’imaginer ce que je ressens ; ainsi, tout à l’heure, j’étais couché la tête sous la couverture et je l’ai vue si nettement, si nettement, et j’ai causé avec elle, c’est tout à fait étonnant. Et sais-tu encore ? — Quand je suis couché et que je pense à elle, je ne sais pourquoi je deviens triste, et veux horriblement pleurer.

Volodia fit un mouvement.

— Je ne voudrais qu’une chose — continuai-je — être toujours avec elle, la voir sans cesse, et rien de plus. Et toi, tu en es aussi amoureux ? Avoue, dis la vérité, Volodia.

C’est étrange, je voulais que tous fussent amoureux de Sonitchka et que tous le racontassent.

— Que t’importe ! — dit Volodia en tournant son visage vers moi — peut-être.

— Tu ne peux pas dormir, tu feignais ! — criai-je, en voyant à ses yeux brillants qu’il ne pensait pas à dormir, et qu’il avait rejeté la couverture. — Eh bien, parlons d’elle plutôt. N’est-ce pas qu’elle est gentille, ravissante ?... Si elle me disait : « Nikolenka, saute par la fenêtre ou jette-toi dans le feu, » je te jure que je sauterais immédiatement et avec joie ! Ah ! comme elle est charmante ! — ajoutai-je en me la représentant vivement, comme si elle était devant moi.

Et pour jouir complètement de cette image, je me tournai rapidement de l’autre côté, et enfonçai ma tête dans l’oreiller. — J’ai une terrible envie de pleurer, Volodia.

— En voilà un sot ! — fît-il en souriant ; puis après un court silence : Moi, ce n’est pas du tout comme toi ; je pense que si c’était possible, je voudrais d’abord être assis près d’elle et causer.....

— Ah ! alors toi aussi, tu es amoureux ? — l’interrompis-je.

— Ensuite, — continua Volodia en souriant tendrement — ensuite j’embrasserais ses petites mains, ses yeux, ses lèvres, ses petits pieds, je l’embrasserais toute.

— Des sottises ! — criai-je de dessous mon oreiller.

— Tu ne comprends rien, — dit Volodia d’un ton méprisant.

— Non, je comprends, et c’est toi qui ne comprends rien et dis des bêtises — fis-je à travers mes larmes.

— Pourquoi pleurer, il n’y a pas de quoi. Une vraie fille !

 

XXV. — LA LETTRE

Le 16 avril, environ six mois après le jour que j’ai décrit, père entra chez nous, en haut, pendant la classe et nous annonça que cette nuit même nous partirions avec lui à la campagne. Mon cœur se serra à cette nouvelle, et tout de suite ma pensée se porta vers maman.

La cause de ce départ inattendu était la lettre suivante :

 

« Pétrovskoié, 12 avril.

» À l’instant, seulement à 10 heures du soir, j’ai reçu ta bonne lettre du 3 avril, et selon mon habitude, je te réponds immédiatement. Feodor l’a rapportée hier soir de la ville mais comme il était tard, il ne l’a remise à Mimi que ce matin. Et Mimi, sous le prétexte que je suis souffrante, ne me Ta pas donnée de la journée. J’ai eu en effet un peu de fièvre, et je t’avouerai que depuis quatre jours je ne suis pas bien portante et garde le lit.

» Je t’en prie, cher ami, ne t’effraye pas, je me sens assez bien et si Ivan Vasilievitch le permet, demain j’espère me lever.

» Vendredi de la semaine dernière, je suis allée me promener en voiture avec les enfants, mais juste à l’entrée de la grand’route, près du petit pont qui m’a toujours fait peur, les chevaux se sont jetés dans l’ornière. Le temps était superbe, et j’eus l’idée d’aller à pied jusqu’à la grand’route, pendant qu’on dégagerait la voiture. En arrivante la chapelle, je me sentis très fatiguée et m’assis pour me reposer, et comme les hommes mirent près d’une demi-heure pour tirer la voiture, j’eus froid, surtout aux pieds, car j’avais des bottines à semelles minces et elles étaient mouillées. Après le dîner, je sentis des frissons de fièvre, mais je continuai à aller et venir, comme à l’habitude, et après le thé, je m’installai au piano, pour jouer à quatre mains avec Lubotchka. (Tu ne la reconnaîtrais pas tant elle a fait de progrès !). Mais imagine-toi mon étonnement quand je m’aperçus que je ne pouvais pas compter la mesure. Je recommençai plusieurs fois, mais dans ma tête tout s’embrouillait, et des sons étranges bourdonnaient à mes oreilles. Je comptais : deux, trois, ensuite, huit, quinze ; et surtout je m’apercevais que je me trompais et ne pouvais absolument pas corriger. À la fin, Mimi est venue à mon secours, et, presque de force, elle me mit au lit. Voilà, mon ami, en détails, comment je suis tombée malade, et comment j’en suis moi-même coupable. Le lendemain j’eus une assez forte fièvre et on fit appeler notre bon vieux Ivan Vasilievitch, depuis il est à la maison et promet de me laisser sortir bientôt. Quel excellent vieillard que cet Ivan Vasilievitch ! Tout le temps que j’ai eu la fièvre et le délire, il est resté près de moi toute la nuit, sans fermer l’œil, et maintenant, comme il sait que j’écris, il est avec les fillettes dans le divan, et de ma chambre j’entends qu’il leur raconte des contes allemands, et qu’elles l’écoutent en riant aux éclats.

» La belle Flamande, comme tu l’appelles, est ici depuis deux semaines, parce que sa mère est partie quelque part en visite, et par ses soins, elle me témoigne le plus sincère dévouement. Elle m’a confié tous ses sentiments intimes. Avec son joli visage, son bon cœur et sa jeunesse, elle pourrait être une bonne fille sous tous les rapports si seulement elle était en de bonnes mains, mais dans la société où elle vit, à en juger par ses récits, elle se perdra tout à fait. Il m’est venu en tête que si moi-même je n’avais pas tant d’enfants, je ferais une bonne œuvre en la prenant chez nous.

» Lubotchka voulait t’écrire elle-même mais elle a déjà déchiré trois feuilles de papier en disant : « Je sais comme papa est moqueur, si l’on fait une petite faute, il la montrera à tout le monde. » Katenka est toujours gentille, Mimi aussi bonne et aussi ennuyeuse.

» Maintenant parlons de choses sérieuses : tu me dis que tes affaires ne vont pas bien cet hiver, et qu’il te sera nécessaire de prendre l’argent de Khabarovka. Je trouve même étrange que tu me demandes mon consentement pour cela ; est-ce que tout ce qui m’appartient n’est pas aussi à toi ?

» Tu es si bon, cher ami, que pour ne pas m’attrister, tu me caches la vraie situation de tes affaires, mais je devine ; tu as sans doute beaucoup perdu au jeu, et je te jure que je n’en suis nullement attristée. C’est pourquoi, si seulement on peut réparer cela, n’y pense pas trop, je t’en prie, et ne te tourmente pas inutilement. Je suis habituée non seulement à ne pas compter sur tes gains, pour les enfants, mais même, pardonne-moi, à ne pas compter sur ta fortune. Je ne suis pas plus joyeuse de tes gains, qu’attristée de tes pertes, ce qui m’afflige seulement, c’est cette malheureuse passion du jeu qui m’enlève une partie de ta douce tendresse et me force à te dire, maintenant par exemple, une si amère vérité, et Dieu sait comme cela m’est douloureux. Je ne cesse de le prier, non pour qu’il nous préserve... de la pauvreté (qu’importe la pauvreté ?) mais de cette terrible situation, quand les intérêts des enfants, que je dois défendre, viendront en conflit avec les nôtres. Jusqu’ici Dieu a écouté ma prière : tu n’as pas franchi une seule des limites au-delà desquelles nous devrions sacrifier une fortune qui n’est pas à nous, mais à nos enfants ; oui, c’est même terrible d’y penser, mais ce malheur affreux nous menace toujours. Oui, c’est une lourde croix que le Seigneur nous adonnée à tous deux.

» Tu m’écris aussi sur les enfants, et tu reviens à notre vieille discussion. Tu me demandes de consentir à ce qu’on les mette dans une maison d’éducation. Tu connais mes préventions contre ce système.....

» Je ne sais, cher ami, si tu seras de mon avis, mais en tous cas, je t’en supplie, pour l’amour de moi, donne-moi la promesse, moi vivante et après ma mort, s’il plaît à Dieu de nous séparer, que cela ne sera jamais.

» Tu m’écris qu’il te sera nécessaire d’aller à Pétersbourg pour nos affaires. Le Christ soit avec toi, mon ami, et reviens au plus tôt. Nous tous, nous ennuyons tant sans toi ! Le printemps est merveilleux : on a déjà enlevé la porte du balcon, le petit chemin qui mène à l’orangerie est tout à fait sec depuis quatre jours. Les pêchers sont tout en fleurs, la neige ne se montre qu’en de rares places, les hirondelles sont revenues, et Lubotchka m’a apporté aujourd’hui les premières fleurs du printemps. Le docteur dit que dans trois jours je serai tout à fait guérie, et pourrai respirer l’air pur et me réchauffer au soleil d’avril. Au revoir donc cher ami, ne t’inquiète pas, je t’en prie, ni de ma maladie, ni de tes pertes, finis tes affaires au plus vite et viens ici avec les enfants pour tout l’été, j’ai fait des plans merveilleux pour le passer ensemble, et il ne manque que toi pour les réaliser. »

Ce qui suit de la lettre était écrit en français, d’une écriture liée et inégale, sur une autre feuille de papier.

» Ne crois pas ce que je t’écris de ma maladie, personne ne sait jusqu’à quel degré elle est sérieuse. Je sais seulement que je ne me lèverai plus du lit. Ne perds pas un moment, viens immédiatement et amène les enfants. Peut-être pourrai-je, encore une fois, les embrasser et les bénir, c’est mon seul et dernier désir. Je sais quel terrible coup je te porte, mais que veux-tu, tôt ou tard, de moi ou d’un autre tu le recevrais, tâchons donc de supporter ce malheur avec fermeté et espoir en la miséricorde de Dieu, et soumettons-nous à sa volonté.

» Ne pense pas que ce que j’écris soit le délire d’une imagination malade, au contraire, en ce moment, mes idées sont extraordinairement claires, et je suis tout à fait calme. Ne te console donc pas de l’espoir que ce sont les pressentiments vagues et trompeurs d’une âme inquiète. Non, je sens, je sais — parce qu’il a plu à Dieu de me le faire comprendre — qu’il ne me reste que peu de temps à vivre.

» Mon amour pour toi et les enfants finira-t-il avec ma vie ? J’ai compris que c’est impossible. Je le sens trop fortement en ce moment même, pour penser que cet amour, sans lequel je ne puis comprendre l’existence, pourra jamais disparaître. Mon âme ne peut exister sans l’amour pour vous et je sais qu’elle vivra éternellement, car un amour comme le mien ne pouvait naître s’il était destiné à s’évanouir.

» Je ne serai pas avec vous, mais je suis fermement convaincue que mon amour ne vous abandonnera jamais, et cette idée est si douce à mon cœur, que tranquillement et sans peur, j’attends l’approche de la mort.

» Je suis tranquille, et Dieu sait que j’ai toujours regardé et regarde la mort comme le passage à une vie meilleure. Mais pourquoi les larmes m’étouffent-elles ? Pourquoi priver les enfants de leur mère bien-aimée ! Pourquoi te porter un coup si cruel, si inattendu ? Pourquoi faut-il que je meure quand votre amour faisait ma vie infiniment heureuse ?

» Que sa sainte volonté soit faite !

» Les larmes m’empêchent de continuer. Peut-être ne te verrai-je plus, je te remercie donc, mon précieux ami, pour tout le bonheur que tu m’as donné dans cette vie, là-bas je demanderai à Dieu qu’il t’en récompense. Adieu, cher ami, sache que bien qu’absente, mon amour jamais et nulle part ne te quittera. Adieu Volodia, adieu, mon ange, adieu mon benjamin Nikolenka !

» M’oublieront-ils jamais ?!... »

 

À cette lettre était joint un billet de Mimi, en français, ainsi conçu :

 

« Les tristes pressentiments dont elle vous parle ne sont que trop confirmés par les paroles du docteur. Hier, dans la nuit, elle avait donné l’ordre de porter immédiatement cette lettre à la poste. Croyant qu’elle disait cela dans le délire j’ai attendu jusqu’au matin et me suis décidée à la cacheter. À peine avais-je fait cela que Natalia Nicolaievna me demanda ce que j’avais fait de la lettre et m’ordonna de la brûler si elle n’était pas encore expédiée. Elle parle toujours de cette lettre et affirme qu’elle doit vous tuer. N’ajournez pas votre voyage si vous voulez voir cet ange avant qu’elle ne nous quitte. Excusez ce griffonnage, je n’ai pas dormi de trois nuits. Vous savez combien je l’aime ! »

 

Natalia Savichna qui passa toute la nuit du 11 avril dans la chambre de maman, m’a raconté qu’ayant écrit la première partie de la lettre, maman la mit près d’elle, sur la petite table et s’endormit.

— « Moi-même », — disait Natalia Savichna, — « j’avoue m’être endormie dans le fauteuil, et mon tricot est tombé de mes mains. Subitement, vers une heure du matin, à travers le sommeil, je l’entends qui parle : j’ouvre les yeux, je regarde, et elle, ma colombe, est assise sur son lit, ses petites mains sont jointes et des larmes coulent en ruisseaux. « Alors, tout est fini ? » dit-elle, et elle cacha son visage dans ses mains.

« Je me suis levée et lui ai demandé : Qu’avez-vous ? »

« — Ah ! Natalia Savichna, si vous saviez ce que je viens de voir !... »

« J’eus beau l’interroger, elle ne parla pas, seulement elle ordonna d’approcher la petite table, écrivit encore quelque chose, commanda de cacheter la lettre en sa présence et de l’expédier immédiatement.

» Après, elle a été de mal en pis. »

 

XXVI. — CE QUI NOUS ATTENDAIT À LA CAMPAGNE

Le 25 avril, nous descendions de la voiture de voyage, devant le perron de la maison de Pétrovskoié. En partant de Moscou, papa était pensif, et quand Volodia lui demanda : « Est-ce que maman est malade ? » — il le regarda avec tristesse, et, silencieux, fit un signe de tête affirmatif. Pendant le voyage, il se calma visiblement, mais à mesure que nous approchions de la maison, son visage prenait une expression de plus en plus triste, et quand, descendant de voiture, il demanda à Foka qui sortait en courant et essoufflé : « Où est Natalia Nicolaievna ? » sa voix tremblait et des larmes emplissaient ses yeux. Le bon vieillard Foka, en jetant à la dérobée un regard sur nous, baissa les yeux, et ouvrant la porte de l’antichambre, il répondit en se détournant :

— « C’est déjà le sixième jour qu’elle ne quitte plus sa chambre à coucher. »

Milka qui, je l’ai su après, du premier jour où maman tomba malade, n’avait cessé de gémir, sauta joyeusement vers mon père, poussa des cris, lui lécha les mains ; mais père la repoussa et entra au salon et de là dans le divan dont la porte conduisait directement dans la chambre à coucher. Plus il s’approchait de cette chambre, plus aux mouvements de son corps, on remarquait son inquiétude ; en entrant dans le divan, il marchait sur la pointe des pieds, respirait à peine et se signa avant de se décider à toucher le bouton de la porte fermée. En ce moment Mimi, échevelée et tout en pleurs, accourut du corridor.

« Ah ! Piotr Alexandrovitch ! » — chuchota-t-elle, avec l’expression d’un vrai désespoir, et remarquant que père tournait le bouton de la porte, elle ajouta très bas : « On ne peut pas entrer par là, il faut passer par l’autre porte. »

Oh ! quelle impression d’angoisse fit tout cela sur mon imagination enfantine, préparée à un malheur par un pressentiment terrible !

Nous entrâmes dans la chambre des bonnes. Dans le corridor, nous trouvâmes l’idiot Akim, qui nous amusait toujours par ses grimaces ; mais en ce moment, non seulement il ne semblait pas risible, mais rien ne me fit tant de mal que de voir son visage stupide, indifférent. Dans la chambre des bonnes, deux filles, occupées d’un travail quelconque, se levèrent pour nous saluer, avec une expression si lugubre que j’en fus effrayé. Après avoir traversé la chambre de Mimi, papa ouvrit la porte de la chambre à coucher et nous entrâmes. À droite de la porte, il y avait deux fenêtres, voilées par des châles. Près de l’une d’elles était assise Natalia Savichna ; ses lunettes sur le nez, elle tricotait un bas. Elle ne se leva pas pour nous embrasser, comme elle en avait l’habitude, mais elle se souleva, regarda par-dessus ses lunettes, et ses larmes coulèrent en abondance. Il m’était très pénible que tous, en nous voyant, se missent à pleurer, alors qu’auparavant ils étaient tout à fait calmes. À gauche de la porte il y avait un paravent derrière lequel se trouvaient le lit, une petite table, une petite commode couverte de remèdes et un grand fauteuil dans lequel sommeillait le docteur ; près du lit se tenait une jeune fille blonde d’une remarquable beauté, elle était en peignoir blanc du matin, et les manches un peu relevées, elle mettait de la glace sur la tête de maman, que je ne voyais pas en ce moment. Cette demoiselle était la Belle Flamande, dont maman avait parlé, et qui, plus tard, joua un rôle si important dans la vie de toute notre famille. Aussitôt que nous entrâmes, elle ôta une de ses mains de la tête de maman, rajusta sur sa poitrine les plis de son peignoir, puis chuchota : « Elle est sans connaissance. »

J’étais profondément affligé en ce moment, mais malgré moi j’observais tous les détails. Dans la chambre presque sombre, il faisait chaud, on y sentait à la fois la menthe, l’eau de cologne, la camomille et les gouttes d’Hoffmann.

Cette odeur me frappa tellement, que non seulement quand je la sens, mais même quand j’y pense, aussitôt mon imagination se transporte dans cette chambre obscure et sans air et revoit les moindres détails de ce moment terrible.

Les yeux de maman étaient ouverts, mais elle ne voyait rien... Ah ! je n’oublierai jamais ce regard effrayant ! Il exprimait tant de souffrances !

On nous emmena.

Quand plus tard, je demandai à Natalia Savichna de me narrer les derniers moments de ma mère, voici ce qu’elle me raconta :

— Après qu’on vous eût emmenés, ma colombe s’agita encore longtemps, quelque chose l’oppressait ; puis elle laissa tomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit doucement, tranquillement, comme un ange du ciel. Je sors pour regarder pourquoi on n’apporte pas sa potion, je rentre, et ma chérie a déjà tout rejeté autour d’elle, et elle appelle votre père. Lui se pencha vers elle, et on vit qu’elle n’avait plus de forces pour dire ce qu’elle voulait, elle entr’ouvrit seulement ses petites lèvres et de nouveau suffoqua : « Mon Dieu, Seigneur, les enfants ! » Je voulais courir vous chercher, mais Ivan Vasilievitch me retint en disant qu’elle serait encore plus émue et qu’il ne fallait pas cela. Après, elle ne fit plus que soulever et abaisser sa petite main, et Dieu sait ce qu’elle voulait dire ainsi ! — Je pense qu’elle voulait vous bénir de loin, mais Dieu ne lui permit pas de regarder une dernière fois ses petits enfants. Ensuite, elle, ma colombe, s’est levée, elle faisait comme ça des gestes de sa petite main, et subitement elle cria d’une voix que je ne puis même retrouver : « Mère de Dieu, ne les abandonne pas !... »

» Mais, le mal était rendu au cœur ; à ses yeux, on pouvait voir que la malheureuse souffrait horriblement. Elle retomba sur ses oreillers, enfonça ses dents dans les draps, et, mon petit père, des larmes coulèrent sur les couvertures. »

— Eh bien, et après ? — demandai-je.

Natalia Savichna ne pouvait plus parler, elle se détourna et pleura à chaudes larmes.

Maman mourut dans d’atroces souffrances.

 

XXVII. — CHAGRIN

Le lendemain, très tard le soir, je voulus la revoir encore une fois ; surmontant le sentiment involontaire de peur, j’ouvris doucement la porte et sur la pointe du pied, j’entrai au salon.

Au milieu de la chambre, sur une table, était le cercueil, entouré de cierges allumés posés dans de hauts chandeliers d’argent ; dans un coin reculé était assis un diacre qui, d’une voix basse et monotone, psalmodiait les prières.

Je m’arrêtai à la porte et regardai, mais dans mes yeux il y avait tant de larmes, et mes nerfs étaient si dérangés, que je ne pouvais rien distinguer ; tout se confondait d’une façon étrange : la lumière des cierges, le brocart, le velours, les grands chandeliers, l’oreiller rose garni de dentelles, la petite couronne de fleurs, le bonnet à rubans et encore quelque chose de diaphane, couleur de cire. Je montai sur une chaise pour mieux regarder son visage, mais à l’endroit où il devait être, je vis encore la même chose, transparente, jaunâtre. Je ne pouvais croire que ce fût son visage. Je me mis à le regarder plus fixement, et peu à peu, je reconnus les traits si chers. Quand je fus convaincu que c’était elle, je tressaillis d’horreur. Pourquoi ses yeux fermés sont-ils si enfoncés ? Pour quoi cette effrayante pâleur, et sur une des joues, une tache noire sous la peau transparente ? Pourquoi l’expression du visage si sévère et si froide ? Pourquoi les lèvres sont-elles si pâles, et leur ligne si belle, si majestueuse, exprime-t-elle si bien la tranquillité de l’au-delà qu’un frisson glacé court dans mon dos et mes cheveux, tandis que je la regarde fixement ?...

Je regardais et je sentais qu’une force inexplicable, invincible attirait mon regard sur ce visage sans vie. Je ne le quittais pas des yeux et mon imagination dessinait les tableaux les plus riants de la vie et du bonheur. J’oubliais que le cadavre couché devant moi et que je regardais stupidement comme un objet n’ayant rien de commun avec mes souvenirs, c’était elle. Je me la représentais dans l’une ou dans l’autre attitude : vivante, gaie, souriante ; puis, subitement, je fus frappé d’un trait du visage pâle sur lequel s’arrêtèrent mes yeux. Je me rappelai la terrible réalité, je frissonnai, mais ne cessai de regarder. Et de nouveau les rêves remplaçaient la réalité, et de nouveau la réalité détruisait les rêves. Enfin, l’imagination lassée, cessa de me tromper, la conscience de la réalité disparut aussi, et je m’oubliai tout à fait.

Je ne sais combien de temps je restai en cet état, je ne saurais même le définir, je sais seulement que pour un certain temps je perdis conscience de mon existence et éprouvai une jouissance sublime, inexplicable, triste et agréable.

Peut-être qu’en s’envolant vers un monde meilleur, sa belle âme regardait-elle tristement celui dans lequel je restais ; peut-être voyait-elle ma douleur, en avait-elle pitié, et sur les ailes de l’amour, avec un céleste sourire de consolation se baissait-elle vers la terre pour me consoler et me bénir.

La porte grinça et dans la chambre, est entré un nouveau diacre pour remplacer l’autre. Ce bruit m’éveilla, et la première idée qui me vint fut que, comme je ne pleurais pas et que ma pose n’avait rien de désolé, le diacre pourrait me prendre pour un garçon sans cœur, qui par pitié ou par curiosité était monté sur une chaise : je fis le signe de la croix, je m’inclinai et me mis à pleurer.

En me rappelant maintenant mes impressions, je trouve que cette seule minute d’inconscience était la vraie douleur. Avant et après l’enterrement, je ne cessais de pleurer et j’étais triste, mais j’ai honte à me rappeler cette tristesse, parce qu’elle était toujours unie à un certain sentiment d’amour-propre : tantôt le désir de montrer que j’étais attristé plus que tous, tantôt la préoccupation de l’effet que je produisais sur les autres, tantôt une curiosité sans but qui me faisait faire des observations sur le bonnet de Mimi et les physionomies des assistants. Je m’en voulais de ne pas éprouver rien qu’un sentiment de douleur, et je tâchais de cacher tous les autres : aussi ma tristesse n’était-elle ni franche, ni naturelle.

En outre, j’éprouvais un certain plaisir à penser que j’étais malheureux ; je m’efforçais d’augmenter la conscience de mon malheur, et ce sentiment égoïste, plus que tous les autres, étouffait en moi le vrai chagrin.

Cette nuit-là, je dormis d’un sommeil profond et tranquille, comme il arrive toujours après un très vif chagrin. Je m’éveillai, les larmes taries, les nerfs calmés. À dix heures, on m’appela pour le service célébré avant la levée du corps. La chambre était pleine de domestiques et de paysans qui, tout en larmes, venaient dire adieu à leur maîtresse. Pendant le service, je pleurai comme il convient, je fis les signes de croix et m’inclinai jusqu’à terre, mais je ne priais pas dans l’âme, et j’étais assez indifférent ; j’étais occupé de l’habit neuf que je portais et qui me gênait fort sous l’aisselle. Je veillais à ne pas trop salir mes pantalons, en me mettant à genoux, et à la dérobée, j’observais tous les assistants. Père était à la tête du cercueil, blanc comme un linge, et on voyait qu’il avait peine à retenir ses larmes. Sa haute personne, en frac noir, son visage pâle, expressif, et ses mouvements gracieux et sûrs, comme toujours, quand il se signait, s’inclinait en touchant la terre de sa main, en prenant le cierge des mains du prêtre, en s’approchant du cercueil, produisaient un grand effet, mais je ne sais pourquoi, j’étais mécontent de ce qu’il pût paraître si élégant, en un tel moment. Mimi s’appuyait contre le mur et semblait avoir peine à se tenir sur ses jambes, sa robe était fripée et couverte de duvet, son bonnet posé de travers, ses yeux étaient rouges et gonflés, sa tête tremblait, et elle cachait sans cesse son visage dans son mouchoir et dans ses mains. Il me semblait qu’elle cachait ainsi son visage des spectateurs, pour se reposer un moment de sanglots peu sincères. Je me rappelais comment la veille, elle avait dit à papa, que la mort de maman était pour elle un coup terrible qu’elle ne pourrait supporter, que cette mort la privait de tout, que cet ange (elle appelait ainsi maman), en présence même de la mort ne l’avait pas oubliée et avait exprimé le désir de garantir son avenir et celui de Katenka. Elle pleurait à chaudes larmes en racontant cela, et peut-être sa douleur était-elle en partie sincère, mais en tous cas, elle ne l’était pas entièrement.

Lubotchka, en robe noir garnie de pleureuses, tout en larmes, baissait la tête, regardait rarement le cercueil et son visage n’exprimait que la peur enfantine. Katenka se tenait près de sa mère, et malgré sa mine allongée, son visage était rose comme toujours.

La nature franche de Volodia était franche aussi dans la douleur : tantôt il restait pensif, le regard fixé sur un objet quelconque, tantôt, subitement, sa bouche se tordait, et il faisait des signes de croix et s’inclinait.

Tous les étrangers qui étaient aux funérailles me semblaient insupportables ; les phrases de consolation qu’ils disaient à mon père — que là-bas elle serait mieux, qu’elle n’était pas de ce monde, — me causaient une sorte d’irritation.

Quel droit avaient-ils de parler d’elle, de la pleurer ? Quelques-uns d’entre eux, parlant de nous, nous ont appelés orphelins, comme si on ne savait pas sans eux qu’on désigne de ce nom les enfants qui n’ont plus de mère ! Ils étaient sans doute contents d’être les premiers à nous appeler ainsi, de même qu’on s’empresse d’appeler pour la première fois une fille mariée : madame.

Dans un coin reculé de la chambre, se cachant presque derrière la porte ouverte d’une armoire, une vieille femme voûtée, à cheveux gris, était à genoux. Les mains jointes, elle levait les yeux au ciel, priait, mais ne pleurait pas. Son âme aspirait vers Dieu, et elle lui demandait de l’unir à celle qu’elle aimait le plus au monde, et elle désirait sincèrement que ce fût bientôt.

« Voilà qui l’aimait sincèrement, » pensai-je ; et j’eus honte de moi.

Le service finissait. Le visage de la défunte fut découvert, et tous les assistants, sauf nous, l’un après l’autre, s’approchèrent pour l’embrasser.

Une des dernières personnes qui s’avancèrent pour dire adieu à la morte fut une paysanne tenant dans ses bras une belle petite fille de cinq ans, Dieu sait pourquoi elle l’amenait ici. Dans ce moment, par hasard, je laissai tomber mon mouchoir mouillé et je voulus le ramasser ; mais à peine étais-je baissé qu’un cri terrible, aigu, effrayant retentit. Dussé-je vivre cent ans, je ne l’oublierai jamais, et quand je me le rappelle, toujours un frisson glacé traverse mon corps. Je relevai la tête : sur un tabouret, près du cercueil, était la même paysanne qui, avec peine, retenait la fillette. Celle-ci agitait ses petites mains, rejetait en arrière son visage effrayé, et, les yeux dilatés, fixés sur le visage de la morte, elle criait d’une voix terrible, effroyable. Je poussai un cri, encore plus effrayant, je crois, que celui qui m’avait frappé, et je m’enfuis de la chambre.

Seulement alors je compris d’où venait cette odeur forte et étouffante qui, mêlée à celle de l’encens, emplissait la chambre ; et la pensée que ce visage, quelques jours auparavant, radieux de beauté et de tendresse, et que j’aimais le plus au monde, pouvait causer un tel effroi, me fit comprendre pour la première fois l’amère vérité et remplit mon âme de désespoir.

 

XXVIII. — DERNIERS SOUVENIRS TRISTES

Maman n’était plus, mais notre vie marchait toujours de la même façon : nous nous couchions et nous levions aux mêmes heures, dans la même chambre ; le thé du matin et du soir, le dîner et le souper, tout était comme à l’ordinaire ; les tables, les chaises étaient aux mêmes places, rien dans la maison ni dans le train de la vie n’était changé ; elle seule manquait...

Il me semblait qu’après un tel malheur tout dût changer. Notre train de vie accoutumé me semblait un outrage à sa mémoire, et me rappelait trop vivement son absence.

La veille de l’enterrement, après le dîner, j’avais envie de dormir et suis allé dans la chambre de Natalia Savichna, comptant m’installer sur son lit, sur la douce couette de plume, sous les chaudes couvertures ouatées. Quand j’entrai, Natalia Savichna était sur son lit et dormait sans doute. Au bruit de mes pas elle se souleva, rejeta le châle de laine qui couvrait son visage pour le garantir des mouches, et rajustant son bonnet, elle s’assit en haut du lit.

Comme il m’arrivait souvent, même autrefois, de venir dormir dans sa chambre après le dîner, elle devina pourquoi j’étais là et me dit en se levant du lit :

— Quoi, vous êtes sans doute venu vous reposer, mon pigeon ? Couchez-vous.

— Qu’avez-vous, Natalia Savichna, — dis-je en la retenant par la main. — Je ne suis pas venu pour cela... Je suis venu comme ça... Mais vous êtes fatiguée, couchez-vous plutôt.

— Non, mon petit père, j’ai déjà assez dormi, — fit-elle. (Je savais qu’elle n’avait pas dormi depuis trois jours.) — Et ce n’est pas le moment de dormir, — ajouta-t-elle avec un profond soupir.

Je voulais causer à Natalia Savichna de notre malheur, je connaissais sa sincérité et son affection, et c’est pourquoi pleurer avec elle était pour moi un soulagement.

— Natalia Savichna, — dis-je après un court silence et en m’asseyant sur le lit, — vous y attendiez-vous ?

La vieille me regarda avec anxiété et étonnement ; elle ne comprenait pas sans doute le pourquoi de cette question.

— Qui pouvait s’y attendre ? — continuai je.

— Ah ! mon petit père, — fit-elle en me jetant un doux regard d’attendrissement, — non seulement s’y attendre, mais même maintenant je n’y puis penser. Je suis déjà vieille, il y a déjà longtemps que mes vieux os demandent le repos ; et voilà jusqu’où je suis venue : le vieux maître, votre grand-père, d’éternelle mémoire, le prince Nikolaï Mikhaïlovitch, ses deux frères, sa sœur Annouchka, je les ai tous enterrés, et tous étaient plus jeunes que moi. Et maintenant, pour mes péchés, voilà que je lui survis. C’est sa sainte volonté ! Il l’a prise chez lui parce qu’elle en était digne, là-bas il ne veut que les bons.

Cette idée simple m’apporta quelque consolation et je me rapprochai de Natalia Savichna. Elle avait croisé ses bras sur sa poitrine et levait ses regards. Ses yeux creusés, humides, exprimaient une tristesse profonde, mais calme. Elle espérait fermement que Dieu ne la séparerait pas pour longtemps de celle sur qui, pendant de longues années, s’étaient concentrées les forces de son amour.

— Oui, mon petit père, je me demande, y a-t-il longtemps que je l’emmaillotais et qu’elle m’appelait Nacha. Elle aimait accourir vers moi, m’enlaçant de ses petits bras, et elle m’embrassait et balbutiait : « Ma Nacha, ma petite poule. » Et moi je répondais en plaisantant : « C’est pas vrai, ma petite mère, vous ne m’aimez pas, et aussitôt que vous serez grande, vous vous marierez et oublierez votre Nacha. » Elle se mettait à réfléchir : « Non, disait-elle, j’aime mieux ne pas me marier si l’on ne me permet pas de prendre ma Nacha avec moi ; je ne te quitterai jamais, Nacha. » Et voilà, elle m’a quittée, elle ne m’a pas attendue. Et elle m’aimait, la défunte ! Ah ! mon Dieu, qui n’aimait-elle pas ! Oui, mon petit père, il ne faut pas oublier votre maman, ce n’était pas une femme, mais un ange du ciel. Quand son âme sera dans le royaume de Dieu, même là-bas, elle vous aimera et se réjouira à cause de vous.

— Natalia Savichna, pourquoi donc dites-vous : quand elle sera dans le royaume de Dieu ? — demandai-je. — Je crois qu’elle y est déjà.

— Non, mon petit père, — répondit Natalia Savichna en baissant la voix et en se rasseyant tout près de moi sur le lit, — maintenant, son âme est ici.

Et elle montrait en haut. Elle parlait presque en chuchotant et avec un tel sentiment de conviction, qu’involontairement je levai les yeux et regardai les corniches du plafond en y cherchant quelque chose.

— Avant que l’âme du juste aille en Paradis, elle subit quarante épreuves, mon petit père, et pendant quarante jours elle peut rester dans sa maison.

Longtemps encore elle parla sur ce ton, avec simplicité et conviction, comme si elle racontait les choses les plus ordinaires, qu’elle eût vues elle-même, et au sujet desquelles ne pouvait venir en tête de personne le moindre doute. Je l’écoutais, retenant mon souffle, et bien que ne comprenant pas tout ce qu’elle disait, je le crus indubitablement.

— Oui, mon petit père, maintenant elle est ici, elle nous regarde, elle écoute peut-être ce que nous disons, — conclut Nathalie Savichna.

Et baissant la tête elle se tut. Ayant besoin d’un mouchoir pour essuyer ses larmes qui coulaient, elle se leva, me regarda droit dans les yeux et dit d’une voix tremblante d’émotion :

— Par ce coup-là, le Seigneur m’a rapprochée de beaucoup de pas vers lui. Que me reste-t-il à faire ici ? Pour qui vivre, qui aimer ?

— Et nous, est-ce que vous ne nous aimez pas ? — dis-je d’un ton de reproche et en retenant à grand’peine mes larmes.

— Dieu sait combien je vous aime, mes petits pigeons, mais je ne puis aimer personne autant que je l’aimais.

Elle ne put en dire d’avantage, et se détournant, elle éclata en sanglots.

Je ne songeais plus à dormir ; assis en silence, côte à côte, nous pleurâmes.

Foka entra dans la chambre. En nous apercevant ainsi, ne voulant pas sans doute nous troubler, il s’arrêta près de la porte et resta silencieux et craintif.

— Que veux-tu, Foka ? — demanda Natalia Savichna en s’essuyant avec le mouchoir.

— Il me faut un litre et demi de malaga, quatre livres de sucre et trois livres de riz pour la koutia[25].

— Tout de suite, tout de suite, petit père, — dit Natalia Savichna en prenant hâtivement une prise de tabac ; et en trottinant, elle se dirigea vers le coffre. Les dernières traces de douleur ravivée par notre conversation, disparurent dès qu’elle s’occupa de son service qu’elle croyait très important.

— Pourquoi quatre livres ? — fit-elle en grognant, tandis qu’elle mettait le sucre sur la balance ; trois livres et demie suffiront ; et du plateau, elle enleva quelques morceaux. — Que signifie cela ? Rien qu’hier on a pris huit livres de riz et ils en redemandent. Tout ce que tu voudras, Foka Demiditch, je ne donnerai pas de riz. Ce Vanka est content que toute la maison soit sens dessus-dessous, il pense qu’on ne fera peut-être pas attention. Non, je ne laisserai pas gaspiller le bien des maîtres. A-t-on jamais vu cela, huit livres !

— Qu’y faire ? Il dit que tout est mangé.

— C’est bon, c’est bon. Tiens, voilà, qu’il prenne.

Je fus frappé, alors, de ce passage du sentiment ému qu’elle avait montré avec moi, à ces grogneries et à ces chipoteries mesquines. Plus tard, en y réfléchissant, je compris que ce qui se passait en son âme, lui laissait encore assez de présence d’esprit pour s’occuper de son service, et que la force de l’habitude l’entraînait à ses occupations coutumières. Elle était si sincèrement empoignée par la douleur, qu’elle ne trouvait pas nécessaire de cacher qu’elle pût s’occuper de choses indifférentes, elle n’eût même pas compris qu’on pût avoir une telle idée.

La vanité est le sentiment le plus incompatible avec la vraie douleur, et en même temps, ce sentiment est si bien enraciné dans la nature de l’homme, qu’il n’arrive que rarement qu’une douleur plus forte le chasse. La vanité de la douleur s’exprime par le désir de paraître ou attristé, ou malheureux, ou courageux, et ce sentiment mesquin que nous ne nous avouons pas, mais qui ne nous abandonne presque jamais, même dans la douleur la plus vive, la prive de force, de dignité et de sincérité. Mais Natalia Savichna était si profondément frappée de son malheur qu’en son âme ne restait pas un seul désir, et elle ne vivait plus que par l’habitude.

Ayant donné à Foka les provisions qu’il demandait et lui ayant rappelé qu’il fallait préparer un gâteau pour la table du clergé, elle le laissa, prit son tricot et de nouveau s’assit près de moi.

La conversation recommença sur le même thème, de nouveau nous pleurâmes ensemble, de nouveau nous essuyâmes nos larmes. Ces conversations avec Natalia Savichna se renouvelèrent chaque jour ; ses douces larmes et ses paroles calmes, pieuses, me faisaient du bien et me consolaient.

Mais bientôt on nous sépara : trois jours après l’enterrement, nous partions tous pour Moscou, et je ne devais plus jamais la revoir.

Grand’mère n’apprit la terrible nouvelle qu’à notre arrivée et sa douleur fut tout à fait atroce. On ne nous laissa pas chez elle, parce que, pendant toute une semaine, elle fut sans conscience, et le médecin craignait pour sa vie, d’autant plus qu’elle ne voulait accepter aucun remède, ne parlait à personne, ne dormait pas, et ne prenait aucune nourriture.

Parfois, assise seule dans sa chambre, dans son fauteuil, spontanément elle éclatait de rire, ensuite sanglotait sans verser de larmes, et avait enfin des convulsions et poussait des cris forcenés ou prononçait des paroles insensées ou effroyables. C’était la première grande douleur qui la frappait, et cette douleur l’anéantissait. Elle éprouvait le besoin d’imputer ce malheur à quelqu’un, et elle prononçait des paroles terribles, menaçantes ; parfois, avec une force extraordinaire, se levant de son fauteuil à grands pas, elle marchait rapidement dans la chambre, puis tombait en syncope.

Une fois, j’entrai dans sa chambre : elle était assise, comme à l’ordinaire dans son fauteuil et semblait tranquille, mais son regard me frappa. Ses yeux étaient grands ouverts, mais son regard était vague, hébété. Elle me regardait en face, mais probablement sans me voir. Ses lèvres commencèrent à sourire et elle parla d’une voix douce, tendre : « Viens ici, mon cher ami, approche-toi, mon ange. » Je crus qu’elle s’adressait à moi et m’approchai, mais elle ne me regardait pas : « Ah ! si tu savais, mon âme, comme je me suis tourmentée, et comme je suis heureuse que tu sois venue ! »

Je compris qu’elle s’imaginait voir maman et je m’arrêtai : « Et l’on me dit que tu n’es plus — continua-t-elle en fronçant les sourcils, — quelle sottise ! Peux-tu mourir avant moi ? » Et elle éclata d’un rire nerveux, effrayant.

Seules, les personnes capables d’aimer fortement peuvent éprouver une douleur forte, mais ce même besoin d’aimer sert de contre-poids à la douleur et la guérit. C’est pourquoi la nature morale de l’homme est encore plus vivace que sa nature physique : la douleur ne le tue jamais.

Une semaine plus tard, grand’mère put pleurer et se sentit mieux. Sa première pensée, quand elle retrouva la conscience, fut pour nous, et son amour pour nous s’accrut. Nous ne quittions pas son fauteuil, elle pleurait doucement, parlait de maman et nous caressait tendrement.

En voyant la douleur de grand’mère, il ne pouvait venir en tête à personne qu’elle l’exagérait, et l’expression de cette douleur était fort touchante ; mais je ne sais pourquoi je sympathisais plus à celle de Natalia Savichna et jusqu’à ce jour je suis convaincu que personne ne l’aima aussi franchement et purement et ne regretta autant maman que cette créature simple et aimante.

Avec la mort de maman, finit l’heureuse période de mon enfance et commence une nouvelle, celle de l’adolescence. Mais comme mes souvenirs sur Natalia Savichna, que je ne revis plus et qui avait eu une influence si forte et si heureuse sur la direction et le développement de ma sensibilité, appartiennent à cette première période, je dirai encore quelques mots sur elle et sur sa mort.

Après notre départ, comme me l’ont raconté les domestiques restés à la campagne, elle s’ennuya beaucoup de n’avoir plus rien à faire, bien que tous les coffres fussent entre ses mains et qu’elle ne cessât d’y fouiller, de ranger, de peser, de compter ; mais il lui manquait le bruit et le mouvement d’une maison seigneuriale et des maîtres auxquels, depuis l’enfance, elle était habituée. Le chagrin, le changement de vie, et l’absence de bruit et de mouvement autour d’elle, développèrent bientôt la maladie sénile à laquelle elle était prédisposée. Juste un an après la mort de maman, chez elle se déclara l’hydropisie, et elle garda le lit.

Je m’imagine comme ce devait être dur pour Natalia Savichna, et surtout de mourir seule, dans la grande maison déserte de Petrovskoié, sans parents, sans amis. Tous dans la maison aimaient et respectaient Natalia Savichna, mais, elle n’était intime avec personne et en était fière.

Elle avait pensé que dans sa position de femme de charge qui jouit de la confiance de ses maîtres et qui a tant de coffres pleins de toutes sortes de choses, l’amitié pour quelqu’un la conduirait infailliblement à la partialité et à une indulgence coupable. C’est pour cela ou peut-être parce qu’elle n’avait aucune affinité avec les autres domestiques, qu’elle se tenait à part de tous et disait qu’elle n’avait à la maison ni compère, ni parent et qu’elle ne permettrait à personne de gaspiller le bien des maîtres.

En confiant à Dieu, en de ferventes prières, ses sentiments, elle cherchait et trouvait la consolation. Mais parfois, dans les moments de faiblesse auxquels nous sommes tous sujets, quand la meilleure consolation est la sympathie ou les larmes d’une créature vivante, elle mettait sur son lit son petit chien (qui léchait ses mains en fixant sur elle ses yeux jaunes) lui parlait, et pleurait doucement en le caressant.

Quand le carlin commençait à gémir tristement, elle s’efforçait de le tranquilliser en disant : « Assez, assez, je sais sans toi que je mourrai bientôt. »

Un mois avant sa mort, elle sortit de son coffre de la cretonne et de la mousseline blanches, des rubans roses, et avec l’aide d’une servante, elle se fit une robe blanche et un bonnet et prépara, dans les moindres détails, tout ce qui était nécessaire pour ses funérailles. Ensuite elle s’occupa des coffres des maîtres, en fit avec le plus grand soin l’inventaire et le remit à la gérante. Puis, elle fit sortir deux robes de soie, un vieux châle, que jadis lui avait donnés grand’mère, l’uniforme de grand-père brodé d’or et qui était aussi sa propriété. Grâce à ses soins les galons et les broderies de l’uniforme étaient tout à fait frais, et les mites n’avaient pas touché le drap. Avant de mourir elle exprima le désir qu’une de ses robes, la rose, fût donnée à Volodia pour faire une robe de chambre ou un bechmète[26] ; l’autre, la robe puce à carreaux, m’était donnée pour le même usage ; le châle à Lubotchka.

Elle laissait l’uniforme à celui de nous deux qui le premier serait officier. Tout le reste de ce qu’elle possédait et l’argent, sauf quarante roubles destinés aux frais de son enterrement et aux messes, revenait à son frère.

Son frère, affranchi depuis longtemps, vivait dans une province lointaine et menait la vie la plus dépravée ; c’est pourquoi elle n’avait aucune relation avec lui.

Quand le frère de Natalia Savichna se présenta pour recevoir l’héritage de la défunte, il ne trouva que vingt-cinq roubles en papier. Il ne pouvait y croire ; il cria qu’il n’était pas possible qu’une vieille femme qui avait vécu soixante ans dans une riche famille, ayant tout entre les mains, et vivant avec parcimonie, tremblant pour chaque guenille, ne laissât pas davantage après sa mort. Mais c’était réellement ainsi.

Natalia Savichna fut malade deux mois et supporta ses souffrances avec une patience vraiment chrétienne : elle ne murmurait pas, ne se plaignait pas, et seulement par habitude, invoquait sans cesse Dieu. Une heure avant de mourir, elle se confessa avec joie et tranquillité, communia et reçut l’extrême-onction.

À tous les gens de la maison elle demanda pardon des offenses qu’elle avait pu leur faire, et pria son directeur de conscience, le père Vassili, de dire à nous tous qu’elle ne savait comment nous remercier pour notre bonté et nous demandait de lui pardonner si par bêtise elle avait attristé quelqu’un de nous, « mais je ne fus jamais voleuse, et ne m’appropriai pas un fil appartenant aux maîtres. » C’était la seule qualité qu’elle appréciait en elle.

Ayant mis la robe et le bonnet préparés, elle s’accouda sur l’oreiller, jusqu’à la fin, elle ne cessa de parler avec le prêtre, et se rappelant qu’elle n’avait rien laissé aux pauvres, elle prit dix roubles et demanda de les distribuer à la paroisse. Ensuite elle fit le signe de la croix, se coucha, et respira une dernière fois en prononçant, avec un sourire joyeux, le nom de Dieu.

Elle quittait la vie sans regret, elle n’avait pas peur de la mort et la reçut comme un bien. On dit souvent cela, mais comme c’est rare dans la réalité ! Natalia Savichna pouvait ne pas avoir peur de la mort parce qu’elle mourait avec une foi inébranlable, et ayant rempli la loi de l’évangile : toute sa vie fut amour pur, désintéressement et sacrifice.

Que dis-je ? Si avec des croyances plus élevées sa vie pouvait être dirigée vers un but supérieur, est-ce que cette âme pure, par cela même est moins digne d’affection et d’admiration ?

Elle a accompli l’œuvre la meilleure, la plus haute en cette vie — elle est morte sans regret et sans peur.

Selon son désir elle fut ensevelie non loin de la chapelle élevée sur la tombe de maman. Le petit tertre, envahi d’orties et de bardanes, sous lequel repose son corps, est entouré d’une grille noire, et en quittant la chapelle, jamais je n’oublie de m’approcher de cette grille et de m’incliner jusqu’à terre.

Parfois, je m’arrête silencieusement entre la chapelle et la grille noire. Dans mon âme s’élève de nouveau un souvenir pénible, et il me vient cette pensée : la Providence ne m’a-t-elle uni à ces deux êtres que pour me les faire regretter éternellement ?...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 août 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Allons, enfants, allons !... il est temps. Votre maman est déjà au salon.

[2] Allons, allons, paresseux !

[3] Ah ! laissez, Karl Ivanovitch !

[4] Diatka — domestique serf ou libre chargée des fonctions de sous-gouverneur des enfants.

[5] Êtes-vous bientôt prêts ?

[6] Les mots et les phrases en majuscules sont en français dans le texte original. (Note de la BRS).

[7] « Cher Karl Ivanovitch! »

[8] Merci, mon cher Karl Ivanovitch !

[9] Le poud vaut environ 16 kilogrammes.

[10] D’où venez-vous?

[11] Je viens du café.

[12] N’avez-vous pas lu le journal?

[13] Diminutif de Volodia.

[14] De tous les défauts, le plus cruel est... « Avez-vous écrit? »

[15] Le plus cruel est... l’ingratitude... « Un grand I. »

[16] Bolshak (ancien). Il appelait ainsi tous les hommes, sans distinction. — (Note de l’auteur.)

[17] Le starosta est l’ancien, l’élu qui gère les affaires des paysans du village.

[18] Taille, morceau de bois sur lequel on fait des encoches pour marquer les journées de travail des ouvriers.

[19] Diminutif populaire de Natalia.

[20] Boisson fermentée à base de pain ou de pommes.

[21] Sorte de limousine fermée par une ceinture.

[22] Une sagène vaut 2 mètres 15 cent*

[23] Une verste vaut 500 sagènes.

[24] Les mots : jouer, lit, en russe igrat, krovat, riment avec le mot mère, mat.

[25] Mets russe, qui se sert après les enterrements.

[26] Partie du vêtement de quelques peuplades du Caucase.