LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Nikolaï Telechov
(Телешов Николай Дмитриевич)
1867 — 1957
LA MISÈRE
(Нужда)
1903
Traduction de S. Kikina et P.G. La Chesnais parue dans Mille nouvelles nouvelles, t. 12, 1910.
Nicolas Telekhov[1] est né en 1867 d’une famille de riches négociants. Dès l’âge de vingt ans il révélait déjà un certain talent poétique. Mais ce fut dans les dix années de 1890 à 1900 que ses belles facultés littéraires se mirent vraiment à se développer et atteignirent toute leur force.
N’ayant aucun souci du côté de la vie matérielle, Telekhov n’eut jamais à produire hâtivement ni à précipiter l’apparition de ses œuvres ; c’est pourquoi toutes sont extrêmement soignées et portent la marque de la méditation prolongée. Rien en elles qui ait été laissé aux hasards de l’improvisation rapide, ou qui soit demeuré indéfini.
À cause de son influence sur la jeunesse pensante et artiste, il occupe une place toute particulière. Ses « Mercredis » sont bien connus dans le milieu artistique de Moscou. Là se réunissaient la jeune littérature, des peintres, des acteurs, et l’on y rencontrait souvent Tchékhov, Tchirikov, Skitaletz, Schaliapine, Veressaev, d’autres encore. Dans les lettres récemment publiées de Tchékhov, on peut voir attestée cette profonde influence de Telekhov et de ses « Mercredis », et il faut surtout la proclamer à propos de Leonide Andreïef et de Tchirikov ; pas un écrivain russe récent, peut-être, n’est redevable en quelque mesure à cette influence. Infiniment doux et fin, Telekhov savait donner à son salon un caractère de confort sympathique où tous se sentaient à l’aise.
De ses œuvres les plus connues, citons : Un petit roman et Entre deux rives. Dans cette dernière, Telekhov peint les mœurs des habitants de la Sibérie sauvage et inculte ; toute l’action se passe sur un grand bateau qui parcourt un fleuve. Parmi ses autres ouvrages, marquons encore : Au delà de l’Oural ; Sur les Troïkas.
En outre, Telekhov collabore aux meilleures revues russes. Il a écrit beaucoup de vers, dont il a dû lui-même estimer l’intérêt inférieur à celui de ses ouvrages en prose, car il ne les livre plus à la publication.
Ainsi qu’après la fonte des neiges, au printemps, il reste sur les prairies qui sèchent de nouveaux amoncellements de sable et de limon, apportés par la crue des eaux, — de même, sur le vaste champ sibérien, après le déplacement des émigrés en été, il est resté derrière le bois beaucoup de nouvelles tombes ; ainsi qu’après l’eau rapidement écoulée, précipitée par les prairies et par les routes, des petits poissons restent dans le sable et l’herbe, en retard pour se sauver avec l’eau, et voués à se débattre et à étouffer dans la poussière sous les rayons ardents du soleil, — de même, après le torrent écoulé de tant de milliers d’hommes, il est resté plusieurs enfants, voués à la vie d’orphelins ou à la mort. Leurs parents sont morts en chemin, ou, acculés par la misère, sont partis vers le pays inconnu, ayant abandonné l’enfant malade à l’arbitre du sort.
Nicolka, petit garçon maigriot de cinq ans, fut précisément un de ces orphelins. Son père lui-même avait dit avec un geste désespéré de la main :
— C’est tout un, il mourra !
La mère pria et pleura longtemps, mais enfin dit aussi :
— Il mourra, mon pauvre petit... Dieu est témoin qu’il mourra…
Pourtant on ne pouvait pas attendre sa mort. La péniche déjà était amarrée près de la rive, et le départ était fixé an lendemain matin. Si on ne partait pas demain, il faudrait attendre son tour encore un mois entier, et Matveï était à bout de ressources. Tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, il avait attendu : là, une semaine ; ailleurs, deux ; et ici il était resté à peu près la moitié de l’été, se vautrant comme un chien sur la terre boueuse, sous une hutte de loques[2]. Et puis, qu’importe, si l’on se sépare de l’enfant un jour plus tôt, ou un jour plus tard ? On ne pourra plus sauver Nicolka, chaque jour coûte de l’argent, et la poche de Matveï n’est pas garnie de manière à lui permettre d’attendre : il a déjà tout mangé — à aller tendre la main !
Matveï s’approcha, regarda son fils, et écarta les bras :
« Est-ce un enfant de mon sang, ou non ? » se demanda-t-il à lui-même, les larmes aux yeux ; et après s’être donné un coup de poing sur la poitrine, il pensa encore : « Sommes-nous des bêtes féroces, ou non ? »
Et Nicolka restait couché, entre la vie et la mort, et râlait.
« S’il doit mourir, qu’il meure... Dieu me pardonne ! se disait Matveï avec désespoir. Au moins, ce serait un dénouement ! »
Il regrettait Nicolka, il le regrettait beaucoup, et il avait honte de le laisser mourant, mais comment faire ? Impossible de l’emmener, car les autorités ne laisseront pas passer un malade sur la péniche ; quant à sa guérison, pas d’espoir non plus... il respire à peine ; et rester, à cause de lui, un mois entier au même endroit, c était la ruine et la perte absolue. Si l’on ne part pas demain, qui sait ? il est possible que Nicolka meure demain même... il n’aura fait que les retenir. Ainsi, on le considérait comme perdu. Et la famille de Matveï, outre Nicolka, comprenait encore huit âmes, auxquelles on ne pouvait pas ne pas penser. Il fallait attendre la mort de Nicolka, et périr tous, ou bien s’en aller plus loin, tandis qu’il en était temps encore, et laisser Nicolka, que Dieu l’assiste ! mourir tout seul.
— Arina ! Hé ! Arina ! fit Matveï songeur, s’approchant de sa hutte.
À son appel, une figure amaigrie de femme se montra, et en silence, l’espoir dans les yeux, attendit sa question.
— Qu’est-ce qu’on va faire, hein ? dit Matveï irrésolu. Faut-il faire les paquets ou non ? Ou bien allons-nous tout supporter ?
Tous deux se regardèrent dans les yeux, tous deux restèrent muets un moment, puis Arina se mit à pleurer, et Matveï se traîna d’un pas découragé par le champ, songeant toujours à la même chose.
Il marcha longtemps ainsi, la tête basse, sans savoir à quoi se résoudre. Tantôt il soupirait, tantôt il poussait un rauque cri de colère, puis il soupirait de nouveau... C’était à jeter tout, et à se sauver au plus vite, sans un regard en arrière, à la maison, dans son pays ! Mais, il ne lui était plus possible de revenir dans son pays : tout était vendu, jusqu’au dernier lambeau, et ce qui avait été vendu, dépensé en route, mangé ; et Dieu veuille que les derniers sous suffisent pour atteindre « la nouvelle terre ». Ni revenir, ni aller plus loin, ni rester... tout était impossible, et on avait beau réfléchir et se creuser la tête, à droite, ni à gauche... nulle part, il n’y avait d’issue.
« Si on ne part pas demain... il faudra périr ! pensait Matveï avec angoisse. Ça sera fini...
Surtout cette idée le troublait, que Nicolka pouvait mourir dès demain, aussitôt que les autres seraient partis.
« Alors on sera perdus ! »
Et de nouveau la question se posait tranchante : ou toute la famille devait se perdre, ou bien il fallait sauver ceux qui étaient encore vivants et indemnes.
Le champ qu’il arpentait mollement était tout couvert de tentes et de huttes. Partout se dressaient les pieux, dessus s’étalaient les couvertures, les loques et les vieux chiffons bigarrés ; près des tentes, sur l’herbe piétinée, hommes et femmes se tenaient debout et assis, par groupes et isolément ; l’un fumait sa pipe, l’autre allumait un brasier, dont la fumée bleuâtre et transparente se traînait peu au-dessus du sol ; celui-là raccommodait une chemise ; ici une jeune mère donnait le sein à son enfant, et à côté de jeunes gars imberbes jouaient aux cartes avec ardeur, les enfants s’ébattaient et pleuraient, une vieille gémissait ; de l’intérieur des tentes on entendait la toux d’un enfant, la chanson d’une mère, ou quelque parole sotte ou méchante, ou le profond soupir d’un vieillard. Et partout où l’on allait, où l’on regardait, partout des gens et encore des gens, et des tentes, et ainsi dans tout le champ, jusqu’au bord du fleuve.
« Allez donc attendre votre tour ici ! songeait Matveï embrassant d’un regard haineux cette foule de vingt mille têtes affamées. Faudra-t-il les attendre tous pour avoir son tour ? »
Et de nouveau il se traîna vers la hutte, et de nouveau il appela Arina.
— Non !... Nicolka ne vivra pas ! dit-il d’une voix sourde, comme s’il avait honte d’avouer sa décision ; et il ajouta avec un soupir : « C’est la volonté de Dieu ! »
Pourtant, après l’avoir dit, il ferma fortement les yeux et dodelina de la tête.
— Dieu a donné, Dieu a repris, dit-il, pour calmer sa femme. Si nous vivons... un autre Nicolka viendra au monde, et quant à celui-ci... c’est fini !...
C’était une calme nuit étoilée.
Le camp des émigrés, étendu sur tout le champ immense, dormait sous ses tentes et dans l’herbe. Matveï dormait aussi avec sa famille, tantôt rêvant et parlant, tantôt ronflant. Arina seule ne donnait pas.
C’était une simple campagnarde, au dos large, à la poitrine creuse ; elle était assise par terre sans façon, le dos voûté, les jambes allongées en avant ; ses yeux clignés étaient tournés vers l’horizon pâle et limpide, les coins de sa bouche étaient tirés en bas, et sur sa figure plate et large les larmes coulaient. Par moments, elle prenait en silence le bas de sa jupe, et essuyait son nez, ses yeux ou ses joues, puis de nouveau regardait la bande lointaine où le ciel rejoignait la terre, et où, tout au bord, au-dessus de la forêt, brillaient deux étoiles claires rapprochées ; toutes deux scintillaient et miroitaient, et semblaient jouer comme des petits enfants.
Pourquoi elle les regardait, Arina ne cherchait pas à le savoir, mais elle les regarda longtemps et fixement, tandis que les larmes coulaient toujours le long de ses joues, et que son cœur maternel se serrait et gémissait,
La vie des misérables dépendants, patiente et pénible, n’était ressentie par Anna qu’au moment de la douleur ; le malheur arrivait, et la regardait dans les yeux... alors elle commençait à éprouver qu’elle avait du chagrin et de la peine, — et tout le reste. C’est chose ordinaire. La grossesse au milieu des travaux et des soins du ménage, les couches, l’allaitement, parfois les caresses avinées du mari en ribote — elle acceptait tout, et trouvait cela naturel. Il lui était arrivé de traîner hors du cabaret Matveï tombé à l’état de brute féroce, de supporter ses invectives et ses coups, et de cacher ses larmes à tout le monde, et le matin, elle allumait le feu à la maison, faisait à manger pour les gosses, leur cousait des vêtements, se nourrissait juste de quoi calmer sa faim, puis, le carême venu, elle se reprochait ses péchés, avait une peur continuelle pour son âme, menacée des tortures éternelles dans l’autre monde. Dans le travail, la peine, les privations et l’inquiétude du lendemain s’écoulait la vie d’Arina, comme une rivière dans le lit que le sort lui destina ; mais il semblait à Arina qu’elle était heureuse ; seulement la vie était dure.
Les deux petites étoiles miroitaient joyeusement devant elle, et en les regardant elle songeait à Nicolka. Elle aurait voulu le poser elle-même dans son petit cercueil, lui fermer les yeux, le porter elle-même au cimetière, sous les jolis bouleaux, gémir et pleurer sur lui, et ensuite aller plus loin, où Dieu voudra...
De grand matin, presque au petit jour, une rumeur et un bruit de voix se répandirent dans le champ, et vers midi toute la rive fut couverte de monde. Des figures hâlées passaient dans la foule, des toques de peau de mouton, des barbes de paysans ; on voyait des casquettes, et on remarquait les figures russes ; les chemises, les mouchoirs des femmes, les pardessus campagnards, les rapiècements, les paquets, les besaces tachetaient la foule de couleurs diverses. Tout ondulait, remuait et bourdonnait. Tous les yeux se tournèrent vers le fleuve, où stationnait un bateau à vapeur, avec deux énormes péniches à la remorque ; tous regardaient les hauts mâts, où des drapeaux multicolores flottaient, se gonflaient au vent et frissonnaient joyeusement.
Sur une grêle passerelle jetée entre la rive et la péniche, déjà les autorités administratives étaient réunies et se préparaient à la réception. Il y avait un employé d’État, que le peuple appelait « l’émigrateur », un étudiant à l’uniforme passé, et deux matelots en vestes blanches, l’un tenant un carnet, et l’autre un appareil à compter.
— Commencez ! dit l’employé, embrassant du regard la foule en émoi.
Et un matelot cria d’une voix aiguë et traînante :
— Les Voronkovtzi !... Le bailliage de Voronkovo ![3]
La foule mugit et s’ébranla. Un cri répondit, et les Voronkovtzi se dégagèrent et atteignirent la rive, portant ou tirant les enfants et traînant les sacs.
— Avez-vous choisi votre starosta ?[4]
Cette question de « l’émigrateur » fut aussitôt couverte par une centaine de voix :
— Ici !... C’est fait !... Voilà !...
Et en confirmation de ces cris, un paysan se détacha de la foule et se présenta à l’employé :
— Le starosta, Votre Seigneurie !
Il salua et la réception commença.
On interrogeait chaque famille sur sa santé, on inscrivait le nombre des embarqués sur l’appareil à compter, et, au passage des enfants, l’étudiant ouvrait la bouche de chacun avec un copeau lisse, et regardait la gorge. Au commencement, il le faisait avec attention, puis toujours plus vite et plus vite ; puis il interrompit alternativement son examen pour essuyer son front en sueur ; ensuite il balança son bras fatigué le long de sa hanche, et de nouveau raidit son attention, et de nouveau se fatigua et balança le bras.
Après avoir passé devant les autorités, les Voronkovtzi défilèrent tranquillement, non sans bruit et sans parler, jusqu’à la péniche la plus éloignée, où ils descendirent en bas, dans la cabine, « la fosse », comme disaient les émigrés, parce qu’à l’intérieur de la péniche il n’y a ni portes ni fenêtres.
Le soleil brûlait, une vapeur semblait se répandre au-dessus de la foule. L’employé d’État s’éventait avec sa casquette ; l’étudiant, la tunique déboutonnée, d’une main s’essuyait la figure, et de l’autre travaillait.
— Le bailliage d’Ovtcharovo ! cria le matelot de sa voix aiguë et traînante, lorsque les Voronkovtzi eurent tous passé ; le bailliage d’Ovtcharovo, en avant !
De nouveau retentit dans la foule une rumeur confuse, et les Ovtcharovtzi peu à peu s’en dégagèrent et s’approchèrent de la passerelle. Un sentiment d’inquiétude, d’impatience envahissait la multitude. Tout le monde regardait, tout le monde se pressait, comme si on avait peur de ne pas bien entendre. Beaucoup murmuraient qu’on embarquait ceux des régions voisines, mais qu’eux les voyageurs lointains, ceux de l’Amour, on les faisait attendre. Les uns criaient qu’ils avaient tout dépensé et mangé ici, les autres se lamentaient que la mort et les maladies avaient diminué leurs familles, d’autres encore se réjouissaient de partir tout à l’heure... On s’invectivait et on braillait, chacun appelait les siens, et toute la foule criait, s’agitait, faisait du bruit.
— En arrière ! La fillette a la diphtérie ! déclara tout à coup l’étudiant, et il cassa et jeta le copeau qu’il venait d’appuyer sur la langue de l’enfant.
— Votre Seigneurie ! supplia le paysan, tout démonté, éperdu dans l’affreuse découverte. Accordez-nous la grâce... Trois semaines... Nous avons tout mangé...
— En arrière !
— Votre Seigneurie ! Ne causez pas notre perte...
— En arrière ! En arrière ! crièrent à leur tour les matelots. On ne discute pas !
— Votre Seign...
La voix du paysan se brisa. Une mêlée se produisit. Toute la famille, qu’on avait déjà laissé passer sur la péniche, dut revenir sur la rive. Il y eut des cris et des sanglots. Le père de la fillette malade, debout près d’elle, les dents serrées, leva le poing ; il semblait qu’il allait la tuer de désespoir ; mais il se prit par les cheveux et se mit à hurler d’une voix presque aussi aiguë que celle d’une femme, pleurant sa ruine et son malheur, tandis que le matelot appelait encore :
— Le bailliage de Gilino ! Gilintzi, en avant ! Approchez !
Une clameur retentit de nouveau dans la foule, qui s’ébranla, et le paysan, sa famille, sa douleur, et son enfant malade, qui avaient attiré un instant l’attention générale, furent aussitôt oubliés.
Chacun ne s’occupait que de soi.
Plus le temps s’avançait, plus la foule était envahie par ce sentiment d’impatience instinctive. Sous les yeux de tous se passaient des scènes affreuses, toutes les fois qu’une famille, pour un enfant malade, restait, tandis que les autres allaient sur la péniche ; on entendait gémir, hurler, jurer, mais personne n’y faisait attention, personne n’avait pitié.
Saisie de terreur, une femme pâle, aux lèvres tremblantes, se tenait devant le matelot. Celui-ci avait tiré du sac de la femme un enfant caché dedans, qu’elle voulait subrepticement porter sur la péniche, et le montrait à l’étudiant. L’enfant avait la petite vérole.
La même idée — faire passer Nicolka dans un sac — hantait par moments l’esprit de Matveï, mais cet incident le troubla. Dire adieu à Nicolka encore vivant — il ne restait rien d’autre à faire. Matveï avait beau réfléchir, il avait beau compter ses richesses, la nécessité le poussait vers la passerelle ; Arina avait beau se désoler, la péniche se remplissait de monde, leur tour approchait, et aucune pensée, aucune larme n’y pouvait rien.
— La volonté de Dieu ! décidait Matveï pour la centième fois, regardant la famille et la comptant avec angoisse, presque avec rage. Faut-il donc que tous périssent, alors ? Et Nicolka n’est pas fait pour vivre en ce monde...
Cependant cette foule humaine était de plus en plus en effervescence ; l’excitation, la hâte, la poussée générale agissaient de plus en plus sur ces cœurs qui avaient tant souffert ; on craignait une erreur ; peut-être allait-on déclarer que la péniche était pleine, qu’il n’y avait plus de place — et chaque appel, chaque cri du matelot, ébranlait toute cette foule, l’attirait plus prés de la rive, plus près des péniches.
— Le bailliage de Sosnovaïa ! retentit tout à coup la voix. Sosnovtzi, en avant !
Ce fut comme si la terre avait tressailli sous les pieds de Matveï. Il jeta un regard rapide sur sa femme, toute sa famille, son bagage, et cria avec les autres : « Présent ! » — Et autour de lui la foule mugit comme un orage ; on le pressa, on le bouscula de tous côtés. La sensation instinctive d’inquiétude et de hâte le saisit soudain, lui aussi ; la bête traquée se réveilla en lui ; c’était le moment de sauver sa peau ; il ne se souciait plus des larmes et des sanglots de femme, derrière lui ; les yeux fixés en avant, sombre, une sueur froide lui coulant sur la figure, les dents découvertes, Matveï se frayait un passage à travers la masse humaine, ouvrant le chemin à sa famille, vers la passerelle..·
Vers le soir, lorsque siffla le bateau à vapeur, lorsque les solides amarres furent étendues et que les péniches partirent, Matveï était assis au fond de la péniche, recroquevillé, sans rien voir devant lui, ni la rive, ni le fleuve, ni les gens restés sur la berge. Il sentit seulement que la péniche s’était mise en mouvement et se signa.
« C’est la volonté de Dieu !... Nicolka ne se remettra pas... C’est tout un... il mourra ! »
Ainsi pensa-t-il, une heure, deux heures, et toute la journée, et une semaine, et un mois ; ainsi, probablement, pensera-t-il toute sa vie...
Vers le milieu de l’automne, la campagne était déserte. Les gens furent dispersés de tous côtés ; les baraquements devinrent silencieux et vides, le fleuve se prit. Seulement de nouvelles tombes restèrent derrière le bois, des débris et de la boue dans le champ, et aussi, dans la maisonnette du gardien, plusieurs enfants : orphelins, oubliés, ou abandonnés par leurs parents à la merci du sort. Farouches entre eux, ils ne liaient pas connaissance, pleuraient seuls, appelaient le père et la mère, et personne ne savait qui ils étaient, d’où, ni où se trouvait à présent leur famille. Parmi ces « enfants du bon Dieu » se trouvait aussi Nicolka, maigri et pâli après la maladie.
— Qui est ton père ? lui demandait-on. D’où est-il ? Comment s’appelle-t-il ?
— Petit père, répondait le garçon en pleurant.
— Et ta mère, comment s’appelle-t-elle ?
— Petite mère.
On ne pouvait tirer de lui d’autres renseignements.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 février 2019.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Transcription adoptée par les traducteurs, pourtant fautive. (Note de la BRS)
[2] Ces huttes sont faites de bâtons piqués en terre de manière à former un cône. On laisse une ouverture pour y pénétrer, et l’on recouvre de paille, de foin ou de loques.
[3] Voronkovtzi est à Voronkovo comme Parisien est à Paris.
[4] Sorte de représentant.