LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Boris Tchitcherine

(Чичерин Борис Николаевич)

1828 — 1904

 

 

 

 

L’ABOLITION DU SERVAGE EN RUSSIE

 

 

 

 

 

 

1861

 

 

 

 

 

 

Article paru dans La Critique française, tome premier, 1861.

 

 


Au milieu des événements qui agitent l’Europe, la Russie présente un spectacle digne d’attirer l’attention du monde civilisé. Vingt-trois millions d’hommes, serfs depuis des siècles, sont rendus à la liberté ; une masse de propriété foncière, qui suffirait à constituer un beau pays, est déplacée pour former la dot de la population émancipée ; une révolution économique s’accomplit, les mœurs sociales et domestiques même subissent forcément une transformation complète ; et tout cela s’exécute au moyen d’une grande mesure de réforme, mûrie avec sagesse, conduite avec prudence au milieu du conflit des intérêts opposés. Le peuple, dernier venu de la civilisation européenne, entre largement dans la voie libérale ouverte par ses prédécesseurs. On ne peut s’empêcher de comparer ce noble exemple, auquel doivent applaudir tous les amis de l’humanité, avec ce qui se passe de l’autre côté de l’Océan, dans un pays libre et démocratique par excellence. Là la liberté est invoquée pour maintenir l’esclavage, ici c’est l’autocratie qui fonde la liberté, malgré la résistance des classes supérieures. Nous ne voudrions pas abuser de ce contraste pour condamner la liberté, mais on nous permettra bien de dire que, lorsque l’intérêt des diverses classes sociales est en jeu, un pouvoir fort peut servir à contenir les exigences égoïstes et les passions déchaînées.

L’esclavage a existé en Russie depuis les temps les plus reculés. Mais au moyen âge il était loin d’être aussi étendu qu’il l’est actuellement. Les esclaves ne composaient en général que l’entourage personnel de leurs maîtres. Les paysans cultivateurs étaient libres. Passant d’une propriété à une autre, ils prenaient les terres à bail par des contrats volontaires. Ce fut seulement vers la fin du seizième siècle que les paysans, comme les autres classes, furent réduits en servitude. A cette époque, l’État moscovite se formait des débris des petites principautés du moyen âge. La noblesse venait d’être soumise à l’obligation d’un service perpétuel. En guise de subvention, le gouvernement lui distribuait des terres, qui n’auraient pas eu de valeur sans bras pour les cultiver. Il fallait pourvoir au manque de travail libre ; il fallait, en outre, fixer la population flottante, afin d’obtenir une base stable pour le recouvrement des impôts. En conséquence, défense fut faite aux paysans de quitter leurs seigneurs.

Dès lors, la servitude alla en s’aggravant jusqu’à nos jours. Les circonstances avaient changé. Depuis 1762, la noblesse n’était plus astreinte à un service obligatoire, la liberté civile avait poussé ses germes, les ressources de l’État avaient augmenté et n’exigeaient plus la fixation forcée des populations au sol, l’agriculture ne risquait plus de souffrir faute de bras. Cependant, la condition des paysans était devenue pire qu’elle ne l’avait jamais été. Réunis sous la domination du seigneur avec les anciens esclaves, ils avaient vu étendre sur eux tout le pouvoir qu’eux-mêmes possédaient sur ces derniers. Moins le droit de vie et de mort, inconnu à la législation, rien n’y manquait : droit de vente personnelle, — même de villages entiers, dont les habitants pouvaient être achetés et transportés au loin, — disposition arbitraire de la personne et des biens du serf jusqu’à la faculté de le faire soldat et de l’envoyer en Sibérie, juridiction sans contrôle, impositions facultatives, le seigneur avait tout cela. Un édit de 1797 lui défendait, à la vérité, d’exiger de ses paysans plus de trois jours de corvée par semaine ; mais c’était là une clause facilement éludée et qui ne pouvait guère servir de garantie aux paysans, en présence de tous les autres droits que possédait le maître. Au fond, le seul frein à l’arbitraire seigneurial était la bienveillance naturelle et l’intérêt du propriétaire obligé de nourrir et de soutenir ses paysans ruinés.

Il était réservé au dix-neuvième siècle d’abolir cet état de choses et de faire entrer la Russie dans les conditions de la liberté moderne. Le servage était devenu une injustice flagrante en face des privilèges octroyés à la noblesse et à la bourgeoisie. La nécessité d’un remède se faisait sentir depuis longtemps. Cependant les difficultés étaient grandes et le gouvernement ne marchait dans cette voie qu’avec beaucoup de circonspection.

L’empereur Alexandre Ier se borna à créer l’état des agriculteurs libres, en invitant la noblesse à émanciper ses paysans. L’invitation resta sans effet. Seule, la noblesse des provinces allemandes accorda aux serfs une liberté personnelle et restreinte, ce qui amena des complications, qui n’ont pas été résolues jusqu’à nos jours. Le décret de l’empereur Nicolas qui institua les paysans obligés ne fut pas plus heureux. L’émancipation était encore facultative ; à peine quelques milliers de serfs acquirent-ils le bénéfice de cette loi. Une mesure plus efficace fut l’introduction des inventaires dans les gouvernements de l’ouest. Là la noblesse était polonaise. On crut pouvoir garder moins de ménagements, et on procéda par des mesures obligatoires. Les paysans obtinrent l’usufruit perpétuel des terres qu’ils cultivaient pour eux-mêmes ; les droits des seigneurs furent réduits à des redevances fixées par la loi. L’empereur Nicolas voulait étendre cette mesure à la Russie entière. Le mécontentement de la noblesse, la résistance des hauts fonctionnaires, les révolutions survenues en Europe en 1848 mirent obstacle à l’exécution de ce dessein. On prétend qu’à son lit de mort l’empereur légua ce vœu à son fils. Quoi qu’il en soit, c’est à l’empereur Alexandre II que revient la gloire d’avoir accompli un des actes qui font honneur à l’humanité. Isolé au milieu d’une cour qui cherchait plutôt à entraver ces desseins qu’à le soutenir dans une voie libérale, ayant contre lui la masse des intérêts de la noblesse, alarmés pour leur existence, ne trouvant d’appui que dans une presse à peine émancipée, l’empereur a appelé à son aide une petite minorité de gens éclairés et vraiment libéraux. Il a cherché à s’entourer de tous les conseils, à ménager tous les intérêts légitimes. Calme au milieu des passions, il a conduit cette grande entreprise à travers les obstacles avec une persévérance qui a étonné le pays. L’histoire lui en saura gré, et la reconnaissance de son peuple lui est désormais acquise.

L’empereur avait annoncé sa noble résolution, dans des conférences privées, dès les premiers temps de son règne. Mais ce ne fut qu’après la conclusion de la paix, lorsque tout fut rentré dans le calme, qu’on se mit à l’œuvre. Un comité secret, composé de fonctionnaires supérieurs, fut institué en janvier 1857. Malheureusement, la bonne volonté des membres n’y était pas. Les résolutions étaient indécises ; l’affaire traînait en longueur. Le gouvernement se décida alors à en finir par un petit coup d’État. Déjà en 1856, à l’époque du couronnement, le général Nazimoff, gouverneur général des provinces lithuaniennes (Grodno, Vilna, Kovno), avait reçu l’instruction de pousser la noblesse de ces gouvernements à demander l’affranchissement des serfs. Cette dernière, quoique fort mécontente du système des inventaires, introduit par l’empereur Nicolas, n’était cependant guère disposée à de nouvelles concessions. Tout au plus consentait-elle à accorder l’émancipation personnelle, en gardant la propriété du terrain, et ceci même ne devait pas se faire à la hâte. Après bien des pourparlers, on se décida à demander l’envoi d’une commission chargée d’étudier l’histoire de l’affranchissement des serfs en Allemagne et dans d’autres pays. Quelle ne fut pas la surprise des nobles pétitionnaires lorsqu’à ces propositions, portées par le général Nazimoff à Saint-Pétersbourg, le gouvernement répondit par le fameux rescrit du 20 novembre 1857 ! L’empereur y déclarait que, voyant avec plaisir le vœu énoncé par la noblesse lithuanienne d’améliorer le sort de ses paysans, il autorisait la formation de comités, composés de députés de la noblesse, ayant pour mission d’élaborer un projet de règlement sur les bases suivantes :

1° Le seigneur conserve le droit de propriété sur la terre ; mais les paysans acquièrent la faculté de lui racheter leur enclos (c’est-à-dire le domicile avec le terrain qui l’entoure). En outre, ils obtiennent l’usufruit, moyennant redevances, d’une quantité de terrain suffisante pour entretenir leur famille et les mettre à même d’accomplir leurs obligations vis-à-vis le seigneur et l’État.

2° Les paysans doivent être organisés en communes rurales, qui s’administrent elles-mêmes ; mais le seigneur conserve le droit de police dans la commune.

3° Le payement des impôts dus à l’État doit être garanti par des dispositions spéciales.

Ce rescrit fut envoyé dans tous les gouvernements de la Russie, avec invitation à la noblesse de chacun d’eux de se conformer à ces principes, si elle désirait entreprendre l’œuvre de l’amélioration du sort des paysans.

Ce fut comme un coup de foudre tombé d’un ciel serein. Personne n’y avait songé, personne ne s’y était préparé. Pour être juste, il faut dire qu’il y avait bien de quoi s’effrayer un peu. Le travail obligatoire des serfs, qui ne se soutient que par un pouvoir sans bornes, compose le principal patrimoine de la noblesse. Non-seulement elle n’a pas de capitaux suffisants pour la culture de ses terres au moyen du travail libre, mais près de la moitié de ses biens est engagée aux banques de l’État pour des dettes dont le capital n’existe plus, et dont les intérêts sont fournis par ses revenus annuels. En outre, toute la vie privée de la noblesse en Russie est basée sur le servage domestique. Le seigneur russe vit comme un baron féodal au milieu de ses vassaux. Gens de service, artisans de toute espèce, sont sous sa dépendance. A peine a-t-il besoin de recourir au travail libre dans sa vie journalière. Or, il s’agissait maintenant de changer cet état de choses, de transformer toutes les habitudes, de commencer une vie nouvelle, d’entreprendre un genre d’industrie agricole auquel on n’était pas fait, pour lequel on manquait de moyens, en un mot, de lancer toute sa fortune et son existence vers un avenir inconnu. Pour des gens peu entreprenants et généralement peu civilisés, plongés dans une routine séculaire, ayant leurs familles sur les bras, c’était plus qu’il ne fallait pour les alarmer.

Les maréchaux de la noblesse coururent à Saint-Pétersbourg pour savoir si cette invitation n’était pas un ordre. On leur fit entendre qu’il valait mieux montrer de la bonne volonté, si on ne voulait pas avoir la main forcée. En conséquence, sur la demande successive de la noblesse des divers gouvernements, des comités s’ouvrirent sur toute la surface de la Russie, et au terme fixé (six mois pour chacun), les projets d’émancipation, élaborés par eux, étaient envoyés à Saint-Pétersbourg.

Les opinions, dans les comités, se trouvèrent être fort diverses. Il s’était généralement formé une majorité qui tenait aux droits du propriétaire, et une minorité plus ou moins libérale. Chacune avait rédigé son projet. Il s’agissait maintenant de résumer le tout, d’en faire un projet général, en l’appliquant ensuite aux diverses localités, suivant la nature des besoins et des circonstances. Or il était peu probable que le comité supérieur, institué à cet effet, composé qu’il était de ministres et de hauts fonctionnaires, fût porté à faire une œuvre libérale. Il fallait avoir recours à d’autres éléments, préparer le travail par d’autres mains. C’est ici qu’apparut sur la scène un homme qui avait d’abord suivi une voie opposée, mais qui ensuite, converti aux idées de l’empereur, se voua avec passion à la cause de l’affranchissement des serfs et lui donna une impulsion devant laquelle vinrent se briser toutes les résistances. Ce fut le général Rostoftzeff, qui mourut à la peine avant d’avoir achevé son œuvre. C’est lui qui fut chargé par l’empereur de former une commission spéciale pour fondre les divers projets des comités en un projet général.

Appelé à une mission aussi grave, pour laquelle il était loin d’être suffisamment préparé, le généreux Rostoftzeff réunit autour de lui tout ce qu’il put trouver de gens éclairés, libéraux et sincèrement dévoués à la grande réforme qui allait s’accomplir. Ce fut ainsi qu’il composa cette fameuse commission de rédaction, objet de la haine passionnée du parti propriétaire et de la reconnaissance sincère de tous les hommes vraiment libéraux. Les membres les plus influents de la commission étaient M. Milutine, actuellement adjoint du ministre de l’intérieur, un des hommes les plus distingués de la Russie ; M. Solovioff, membre du bureau de statistique au ministère de l’intérieur ; M. Samarine et le prince Tcherkassky, grands propriétaires et membres de divers comités de la noblesse, qui venaient d’achever leurs travaux.

Le gouvernement se trouvait en présence de trois systèmes différents. Quant à la liberté personnelle, c’était une question résolue d’avance ; à part la longueur des délais, personne ne contestait la nécessité d’accorder aux serfs une complète émancipation personnelle. La noblesse avait renoncé de très-bon cœur à cette partie de ses droits. Il n’en était pas de même pour la terre. La grande majorité des propriétaires désirait en céder aux paysans aussi peu que possible, voire même rien du tout. Pour soutenir cette thèse, on se basait sur des considérations politiques, économiques, libérales même, ce qui chez quelques-uns était assurément sincère, mais ce qui dans bien des cas ne servait qu’à masquer des vues très-différentes. En effet, une large dotation de terre entraînait forcément à sa suite des redevances plus lourdes, par conséquent une plus grande difficulté de libération. De plus, si on voulait amener les paysans à devenir propriétaires du terrain auquel ils étaient fixés, il fallait ne pas les en détacher tout de suite, il fallait limiter pour un temps leur faculté de locomotion et les laisser dans une certaine dépendance vis-à-vis du seigneur auquel ils étaient obligés de payer les redevances. Or, les partisans du système de la liberté personnelle protestaient contre ces restrictions. A leurs yeux ce n’était qu’une demi-émancipation, qui, vu la complication et l’incertitude des rapports réciproques, détiendrait pleine de périls et de difficultés.

Assurément il est impossible de contester la part de vérité qui se trouve dans ce dernier argument. Les inconvénients d’un régime de transition sont plausibles. Seulement il s’agit de savoir si ce n’est pas là une difficulté inhérente au passage de la servitude à la liberté et si on ne risquerait pas de sacrifier un but légitime, en voulant trancher la question d’un seul coup. Le gouvernement, qui voulait asseoir sur des bases solides le repos de l’État et le bien-être des classes affranchies, en les fixant au sol par la propriété foncière, repoussait avec raison un système qui tendait à créer 23 millions de prolétaires et à laisser les paysans émancipés vis-à-vis de leurs anciens maîtres dans une dépendance de fait souvent plus dure que la servitude.

Un autre système, tout opposé à celui-là, consistait à exiger le rachat immédiat et obligatoire de tout le terrain possédé actuellement par les paysans. Le rachat devait s’accomplir au moyen d’une émission d’au moins 500 millions de roubles (2 milliards de francs) en obligations portant 5 p. 100 d’intérêt. Cette opinion était soutenue d’abord par les impatients, qui voulaient en finir plus vite, ensuite par un certain nombre de propriétaires, qui redoutaient les complications d’un système mixte, ou qui préféraient un capital assuré à une redevance annuelle, dont le recouvrement pouvait devenir difficile, enfin par quelques hommes distingués qui croyaient possible une opération de ce genre.

Certes, il n’y a rien de plus facile que d’émettre des obligations pour une somme de 500 millions de roubles. C’est tout aussi aisé que de créer des assignats, et au fond cela revient à peu près au même. Toute la question est de savoir à quel taux pourraient se soutenir ces titres, jetés en masse sur un marché déjà encombré de papier-monnaie et d’autres valeurs qui toutes ont actuellement subi une dépréciation notable par suite même de leur trop grande quantité. Pour faire valoir ces obligations, il faudra les échanger contre des capitaux disponibles ; or, comme ces derniers n’existent pas, il est clair que la plus grande partie des titres délivrés aux propriétaires restera dans leurs portefeuilles, tout en contribuant à amener une dépréciation encore plus considérable de toutes les autres valeurs en circulation. En outre, dans ce système, le gouvernement doit immédiatement prendre sous sa responsabilité l’exactitude des payements et les difficultés du recouvrement des redevances. Or, dans une opération aussi étendue, en face d’un état de choses complètement nouveau et de circonstances incertaines, cette garantie pourrait bien faire défaut, du moins dans beaucoup de cas, ce qui ébranlerait profondément le crédit de l’État. Enfin, l’abolition immédiate de la corvée par suite du rachat doit amener un changement instantané dans toutes les conditions agricoles du pays, par conséquent y apporter un trouble, qui ne peut qu’être funeste pour l’industrie et ruineux pour le propriétaire. Sans doute, le travail libre est mille fois préférable à la corvée. Mais il exige pour fonctionner la formation de certaines habitudes qui n’arrivent que petit à petit. Il faut que le propriétaire sache où il peut trouver des bras et ce qu’ils peuvent lui coûter. Autrement il lui est impossible de calculer même approximativement les chances de son exploitation. Aucun propriétaire ne pourrait entreprendre la culture de ses terres dans des conditions semblables.

Le gouvernement a sagement repoussé ces deux systèmes opposés. Résister aux exigences impatientes des uns et aux prétentions surannées des autres, ne pas se lancer dans des voies pleines de hasards, mais garder une mesure prudente, en n’admettant qu’un rachat facultatif — tel fut le plan adopté par la commission de rédaction, avec l’approbation de l’empereur. Voilà ce que les adversaires de la mesure appellent de l’arbitraire, de la centralisation, de la bureaucratie. Les mots ont quelquefois un sens très-différent de leur signification propre. Centralisation, bureaucratie veulent dire à l’heure qu’il est en Russie une large dotation de terre accordée aux paysans et une sage mesure dans les opérations financières. Il ne faut pas s’y méprendre.

Cependant les députés des divers comités de la noblesse, appelés à Saint-Pétersbourg pour éclairer les travaux de leurs conseils, se mirent dès leur arrivée en guerre ouverte avec la commission. Un libéralisme intempestif, contractant une alliance singulière avec les prétentions seigneuriales, attaqua avec passion, on dirait presque avec fureur, le travail qui se préparait. Appelés à donner des avis, les députés se crurent en droit de prendre des résolutions, et s’indignèrent lorsqu’ils se virent arrêtés dans cette voie. Ils se sentirent offensés ; ils prétendaient de plus qu’ils n’étaient pas traités avec assez de déférence, ce qui peut-être n’était pas tout à fait sans fondement. L’agitation se propagea dans les provinces lorsque les députés, revenus chez eux, firent part de leurs griefs aux assemblées de la noblesse. Malheureusement, le gouvernement gâta sa cause, incontestablement juste, en se laissant aller à des mesures de rigueur regrettables. Le grand maréchal de la noblesse de Tver, M. Ounkofsky, jeune homme très-libéral d’ailleurs et chaud partisan du rachat obligatoire, fut temporairement exilé dans une province éloignée, ainsi que deux de ses adhérents.

Néanmoins, ces attaques ne restèrent pas sans fruit. Lorsque le projet de la commission fut débattu au comité supérieur et ensuite au conseil d’État, il subit quelques modifications favorables aux demandes de la noblesse, modifications raisonnables d’ailleurs et qui ne détruisaient en rien l’économie générale du projet. Quant au fond, l’empereur tint ferme. Dans les débats du conseil d’État, qui eurent lieu sous sa présidence personnelle, il signait les clauses libérales avec une infime minorité de membres, et encore ces derniers votaient-ils en grande partie dans ce sens parce qu’ils savaient que telle était la volonté du souverain.

C’est ainsi que fut élaboré le règlement qui vient d’être promulgué et dont nous indiquerons, dans un prochain article, les dispositions générales.

 

 

Les paysans acquièrent tous les droits civils d’hommes libres, avec des exceptions temporaires, qui seront mentionnées plus bas. Ils conservent l’usufruit perpétuel du terrain qu’ils cultivent. La mesure de cette dotation territoriale doit être fixée soit par des conventions, passées de gré à gré avec les seigneurs, soit, à défaut d’arrangement à l’amiable, par les dispositions du règlement. Il est clair, du reste, que ce sont ces dernières qui, par la force des choses, deviendront le taux normal de la dotation, personne ne voulant céder plus qu’il n’est obligé de le faire. Les mêmes principes régissent la fixation des redevances en journées de corvée ou en argent que les paysans sont tenus de payer aux propriétaires pour le terrain qu’ils en obtiennent. Toutefois les conventions qui détermineraient la rente en journées de travail ne peuvent être conclues pour un terme de plus de trois ans. Au bout de ce temps les parties sont libres d’en faire une nouvelle. Les paysans ainsi dotés, tant qu’ils payent une redevance au seigneur, sont appelés temporairement obligés. Ils forment des communes rurales séparées, avec une administration élective ; mais le propriétaire conserve le droit de police dans la commune et en reste le tuteur, titre qui ne veut pas dire grand’chose. Enfin cette dépendance partielle peut être finalement abrogée par le rachat du terrain possédé par les paysans. Ces derniers n’ont pour le moment un droit absolu qu’au rachat de l’enclos. Quant au reste du sol, le consentement du propriétaire est exigé, et dans ce cas le gouvernement vient en aide au moyen d’une émission de titres à 5 pour 100 d’intérêt payés au seigneur. Les paysans qui auront ainsi racheté leur terrain sont appelés paysans propriétaires.

Tels sont les points saillants de la loi nouvelle. Passons aux principaux détails.

Un terme de deux ans est fixé pour la mise en action du règlement dans toute l’étendue de l’empire. Dans cet intervalle, chaque propriétaire est tenu de rédiger une charte, soit de gré à gré avec les paysans, soit en se conformant aux prescriptions de la loi. Cette charte, soumise à la confirmation des autorités instituées pour la mise en exécution du règlement, doit renfermer la description des terres et revenus possédés par les paysans, des changements à effectuer par suite du nouveau régime, enfin la fixation des redevances à payer.

Ce terme de deux ans peut sembler bien long pour rédiger et mettre en action une charte communale. Cependant les difficultés pratiques de la mesure ne permettent guère d’en trop accélérer l’exécution. Sous le régime actuel les terres des seigneurs et des paysans sont presque partout enclavées les unes dans les autres. Le nouvel état de choses amène forcément une délimitation précise, des mutations étendues, quelquefois même le transport à d’autres endroits de villages entiers, qui resteraient autrement éloignés de leurs champs, au milieu des terres seigneuriales. Ici encore la loi détermine les cas où les transports de domicile peuvent avoir lieu et les conditions auxquelles ils doivent s’accomplir. Lorsque cela se fait à la requête du propriétaire, c’est à lui à y pourvoir, soit en faisant transporter les bâtisses à ses propres frais, avec l’aide des paysans, soit en leur donnant une subvention pécuniaire à fixer par les autorités compétentes.

Pendant ces deux années, les paysans restent soumis à leur ancien maître. Néanmoins ce dernier perd le droit d’en disposer à son gré, de les vendre, de les domicilier en d’autres lieux, de donner les jeunes gens en apprentissage, etc. De plus, les paysans acquièrent dès à présent le droit de se marier, d’acheter et de vendre des biens meubles et immeubles, d’entrer dans toute espèce de conventions, d’exercer le commerce et les diverses industries, en se conformant aux lois générales, d’intenter des procès, de plaider et de porter témoignage devant la justice, tout cela sans avoir à exiger l’autorisation du seigneur. Enfin, même pendant ces deux années, les redevances sont diminuées ainsi qu’il suit : 1° tous les petits tributs complémentaires, consistant en diverses productions agricoles ou industrielles, telles que volaille, beurre, œufs, toile, etc., sont abolis ; 2° la corvée des femmes est diminuée d’un tiers ; 3° les charrois pendant la première année sont réduits à une limite fixée par le règlement ; après le 15 mars 1862 ils sont totalement abolis hors de la limite du domaine.

Au bout des deux années préparatoires, la liberté civile du paysan reste encore limitée pendant neuf ans, en ce qu’il lui est défendu de quitter sa commune pour s’établir définitivement dans une autre, ou de passer à une autre condition, sans le consentement de sa commune et du propriétaire, à moins toutefois qu’il ne paye le capital de sa redevance. Dans ce dernier cas, personne n’a le droit de s’opposer à sa libération. De même, l’approbation de la commune n’est pas exigible, si le propriétaire consent à la dégrever du montant de la redevance qu’elle aurait eu à payer pour le membre sortant. Enfin, si la commune consent à prendre la redevance sur elle et si néanmoins le propriétaire s’oppose à la libération du paysan, c’est aux autorités compétentes à prononcer sur la validité de son opposition.

Toutes ces dispositions ont pour but de garantir pour un certain laps de temps le payement des rentes seigneuriales. La période de neuf ans écoulée, le paysan peut quitter sa commune en toute liberté, en renonçant à sa portion de terrain, si, bien entendu, il ne l’a pas acquise par le rachat en pleine propriété.

Voilà pour les droits personnels. Quant à la dotation territoriale, elle est basée sur des règles différentes dans les diverses parties de la Russie. Dans les vastes plaines du Sud, où il n’y a que la difficulté du choix, une moyenne fixe est instituée pour chaque district. Dans les autres régions au contraire, où la mesure des propriétés est infiniment moindre et où les diversités locales sont bien plus grandes, l’introduction d’un taux uniforme a semblé impossible. Il a fallu s’en tenir à la dotation établie au moment actuel dans chaque propriété. Cependant une grave difficulté se présentait ici. La différence des dotations résulte non-seulement de la diversité des conditions dans lesquelles se trouvent placées les propriétés, mais en grande partie aussi de l’arbitraire des seigneurs. Un propriétaire généreux donnait à ses paysans une portion de terre plus considérable que son voisin moins désintéressé. Consacrer l’inégalité existante, c’était par conséquent faire payer la générosité. Mais d’un autre coté vouloir ramener chaque dotation à une proportion juste, c’était s’exposer à se perdre dans des détails infinis, c’était entreprendre un cadastre général des biens, ce qui était évidemment impossible. Pour sortir de ces difficultés, on se décida à ne retrancher que les grandes inégalités, en fixant pour chaque district un maximum et un minimum de dotation territoriale. Le propriétaire a le droit de reprendre tout ce qui est au-dessus du maximum, et il est obligé de compléter le minimum ou bien de diminuer en proportion les redevances des paysans. En outre, si le terrain qui reste au propriétaire ne s’élève pas au tiers de la propriété totale, la quantité nécessaire pour compléter ce tiers peut être retranchée de la dotation des paysans, à moins toutefois que cette dernière ne soit par là réduite au-dessous du minimum.

Le maximum fixé par la loi pour les différentes localités est de 2 3/4 à 7 arpents ou déciatines (1 déciatine = 109 ares) par âme, c’est-à-dire par tête de paysan mâle ; le minimum monte an tiers du maximum.

Ce taux légal, ainsi que nous l’avons dit plus haut, est modifiable par des conventions conclues à l’amiable entre les deux parties intéressées. Toutefois, ici encore la loi pose des conditions, qui ont pour but de garantir aux paysans une certaine quantité de propriété foncière. Voici quelles peuvent être les bases d’un arrangement : 1° si les paysans y consentent, leur dotation actuelle peut être réduite à la moitié du maximum ; 2° les paysans peuvent acquérir en toute propriété le tiers du maximum, après quoi le reste retourne au seigneur ; 3° d’un commun accord, le propriétaire peut concéder aux paysans à titre gratuit le quart du maximum et reprendre le reste. Cette dernière clause a été introduite à la requête d’un certain nombre de propriétaires, qui préfèrent en finir une fois pour toutes par un sacrifice partiel, qui serait amplement compensé dans l’avenir par la hausse certaine du prix des terres. Quant aux deux premières clauses, le projet primitif de la commission de rédaction ne laissait aux paysans que la liberté de céder au seigneur un tiers de leur dotation actuelle, en rachetant le reste en toute propriété. On voit sur quoi portaient les divergences de vues.

Les paysans ainsi dotés sont tenus de payer au propriétaire une redevance annuelle, qui peut être déterminée en journées de travail ou en argent (obrok). Du reste, dans les chartes communales, ce dernier mode d’évaluation est toujours obligatoire, car après les deux premières années, chaque paysan obtient le droit de passer de la corvée à l’obrok en avertissant le propriétaire un an d’avance. Ainsi, le travail forcé n’est maintenu que provisoirement. Si, par la suite, les deux parties trouvent ce mode de payement plus conforme à leurs intérêts réciproques, elles sont libres de s’y engager en contractant à l’amiable pour une période qui ne peut dépasser trois années.

Le montant annuel des journées de travail est fixé par la loi à 40 journées d’homme et à 30 de femme par âme pour le maximum de terrain. Cette somme va diminuant en progression jusqu’à la moitié, qui est la proportion correspondante au minimum de dotation territoriale. Les 3/5es de la totalité des journées se répartissent sur les mois d’été, les 2/5es sur les mois d’hiver. En outre, un règlement, qui déterminera pour les principaux travaux la tâche à exécuter par jour, doit être rédigé dans chaque gouvernement suivant les habitudes locales.

Quant à l’obrok, le principe établi par la loi consiste à en évaluer le montant à tant par âme pour le maximum de dotation, et à répartir ensuite cette somme sur la totalité du terrain possédé par chaque paysan. Lorsque la dotation se trouve être inférieure au maximum, on retranche la partie imposable sur la quantité d’arpents qui manque, et la rente diminue d’autant.

Ce mode d’évaluation a été adopté afin de conserver, du moins approximativement, la moyenne de la rente que les propriétaires perçoivent actuellement sur leurs paysans, et d’éviter par là une évaluation détaillée des terres et autres avantages concédés par le seigneur, opération complexe et pleine de difficultés. A la vérité, ce système doit consacrer quelques injustices. Il existe bien des localités où la terre est pauvre, où les avantages de la situation commerciale sont nuls et où les paysans prélèvent sur leur industrie personnelle la redevance qu’ils payent au seigneur. Cependant, on n’a pas voulu se lancer dans des évaluations difficiles, ni froisser des intérêts légitimement acquis. On a préféré s’en tenir à une moyenne modique, qui représente en général la somme des avantages que le propriétaire retirait de son bien, sans distinction de rente territoriale, de travail obligatoire ou d’impôt prélevé sur l’industrie. Dans la répartition qui se fait ensuite de la somme ainsi déterminée, sur le total de la terre concédée aux paysans, cette portion complexe de la rente est reportée sur le premier arpent qui contient aussi l’enclos, et qui de cette manière paye une rente plus élevée que le reste du sol.

Il est inutile d’entrer dans les détails des calculs établis pour les diverses localités. En général, l’obrok pour le maximum de terrain est fixé à 8 ou 9 roubles par âme (32 à 36 francs), ce qui est la rente moyenne que les paysans payent actuellement en Russie. Dans certaines localités, particulièrement favorisées, comme par exemple dans le voisinage des capitales, la rente s’élève à 10 et même à 12 roubles par âme. D’un autre côté, si la rente que le seigneur perçoit actuellement se trouve être inférieure à celle qui est établie par la loi, elle ne peut être élevée jusqu’au taux légal. La raison en est que cette infériorité peut avoir pour cause des circonstances particulières, que la loi ne peut apprécier. La loi n’a pas en vue de rendre le propriétaire plus riche qu’il ne l’était. Cependant les autorités locales, instituées à cet effet, ont le pouvoir d’élever ainsi que d’abaisser dans une certaine mesure le taux de la rente dans des cas spécifiés par le règlement. Enfin, ici encore, les conventions à l’amiable peuvent suppléer aux dispositions législatives.

La rente, ainsi fixée, reste invariable pendant vingt ans. Au bout de ce terme, il peut être procédé à une évaluation nouvelle, à des conditions que le gouvernement se réserve de publier ultérieurement. Ceci est encore une concession faite aux exigences des propriétaires, qui ne voulaient pas perdre le fruit de la hausse probable du prix des terres.

Quels sont les modes de recouvrement des redevances et qui en est responsable ? C’est une des plus graves questions soulevées par l’introduction du nouveau régime, car le propriétaire privé de son ancien pouvoir doit obtenir certaines garanties de payement, sous peine de se voir ruiné.

Selon les dispositions du règlement, la responsabilité du payement tombe tantôt sur la commune entière, qui devient par là solidaire de tous ses membres, tantôt sur chaque paysan en particulier. Le premier mode est établi dans les lieux où existe la possession communale, c’est-à-dire où les paysans font des partages périodiques de la terre possédée par eux en commun. C’est le cas dans presque toute l’étendue de la Grande-Russie. La commune alors est tenue de fournir les travailleurs et de payer la rente en argent. En cas d’inexactitude, le juge de paix, dont nous parlerons plus bas, est chargé du recouvrement de l’arriéré. Il est armé par la loi de pouvoirs fort étendus en cette matière et peut recourir à des mesures de coercition générales, telles que défense aux paysans de quitter leur commune, destitution des autorités élues et remplacement de ces fonctionnaires par d’autres à son choix. Quant à la dette même, elle est recouvrable d’abord sur la personne des payeurs inexacts, qui peuvent être astreints par la commune à un travail obligatoire, dont le salaire sert à l’acquittement de l’arriéré, ensuite sur les biens meubles de la commune, enfin sur les immeubles, dont une partie peut être donnée à bail au plus offrant.

Les mêmes modes de recouvrement ont lieu à l’égard des individus dans le système de responsabilité personnelle. Travail forcé, excepté toutefois chez le propriétaire, tutelle imposée par les autorités communales, vente d’une partie des biens meubles et de propriétés immobilières, telle est la série des mesures coercitives établies par la loi. Enfin le moyen extrême auquel peut recourir le propriétaire, lorsque toutes les autres voies ont été épuisées, c’est d’ôter au payeur inexact son lot de terre et de l’offrir à d’autres membres de la commune moyennant le remboursement de la dette. Si personne ne l’accepte à ce compte, le propriétaire peut le cultiver à son profit pendant trois ans, ce qui est censé être pour lui une rémunération suffisante. Au bout de ce temps il doit de nouveau l’offrir aux paysans, et ce n’est qu’après une période de douze années, lorsque le lot de terre a été constamment refusé, que le seigneur a le droit de le garder définitivement pour lui en toute propriété.

Si toutes ces mesures ne garantissent pas complètement le payement des redevances, du moins faut-il dire qu’elles sont aussi rigoureuses que peuvent le comporter les ménagements à garder envers la misère et l’infortune. Ce qu’on pourrait y désirer, ce serait peut-être plus de simplicité.

La libération définitive des paysans a lieu par le rachat de la rente qu’ils payent ou du terrain qu’ils possèdent, ce qui revient au même, car le prix du terrain se détermine par la capitalisation de la rente. Par ce moyen ils deviennent propriétaires libres. Cependant la loi nouvelle ne leur accorde pas le droit de racheter la totalité de leur dotation territoriale sans l’agrément du propriétaire. Actuellement ils n’ont ce droit que pour leurs enclos ; encore le seigneur peut-il s’opposer à ce rachat partiel en leur offrant de vendre le tout. S’ils consentent, le gouvernement leur vient en aide au moyen d’une subvention payable au propriétaire en valeurs, portant 5 pour 100 d’intérêt. Le montant du rachat se calcule en capitalisant la rente à 6 pour 100. Le gouvernement paye les 4/5es de cette somme si les paysans rachètent le total de leur dotation territoriale, et les 3/4 s’ils n’en prennent qu’une partie. Le reste doit être payé par les paysans eux-mêmes, qui, par suite de cette opération, sont dégagés de toute obligation vis-à-vis leur ancien seigneur, mais deviennent débiteurs de l’État pour la subvention qui leur a été accordée. Ils sont tenus d’en payer annuellement 6 pour 100, dont 5 pour 100 sont destinés à servir les intérêts des valeurs délivrées au propriétaire et 1 pour 100 à l’extinction de leur dette dans une période de quarante-neuf ans.

On voit en quoi consiste l’opération. L’État, au moyen d’une émission de fonds, se fait l’intermédiaire des payements ; le propriétaire échange sa rente perpétuelle contre un capital en valeurs, qui cependant lui rapporte 1 pour 100 de moins que son revenu précédent ; les paysans enfin, au lieu de la même rente perpétuelle, n’ont plus à payer qu’un intérêt qui éteint la dette dans un terme donné. Toutefois, afin de prévenir une trop grande émission de valeurs, le gouvernement exige deux choses : l’accord des parties et le payement d’une portion du capital par les paysans eux-mêmes. En outre, la somme des valeurs émises se trouvera encore diminuée de tout le montant des dettes contractées par les propriétaires envers les banques de l’État, dettes qui pour la totalité des biens s’élèvent à près de 500 millions de roubles. Elles doivent être chaque fois décomptées du capital en valeurs payé par le gouvernement.

La même opération de rachat peut être effectuée à la seule requête du propriétaire, qui souvent préférera un capital assuré à une rente d’un recouvrement difficile. Mais dans ce cas, les paysans qui consentent à prendre le total de la dotation ne sont pas tenus de débourser quoi que ce soit en sus de la somme fournie par le gouvernement (les 4/5es du total), et ceux qui ne rachètent qu’une partie de la dotation ont à payer pour leur part 1/15e du capital, dont l’État paye les 3/4.

Les valeurs émises par le gouvernement sont délivrées au propriétaire sous deux formes distinctes : une partie en billets de banque portant 5 pour 100 d’intérêt, le reste en certificats personnels portant le même intérêt, mais transmissibles avec toutes les formalités requises pour le transfert des immeubles, par conséquent ne pouvant avoir cours au marché. Le rapport numérique des deux espèces de valeurs est établi ainsi qu’il suit : lorsque le capital dû au propriétaire ne s’élève pas au-dessus de 1,000 roubles, le total lui est délivré en billets de banque ; pour les sommes supérieures à ce nombre, la part payable en billets se monte à 1/5e pour les premiers 10,000 roubles, à 1/10e pour les sommes de 10 à 50 mille roubles, et à 1/20e pour les sommes au-dessus. Le reste se paye en certificats, qui à leur tour sont conversibles en billets de banque par tiers en trois périodes successives de cinq années chacune. Cette conversion ne pourra guère augmenter le nombre des billets en circulation, car ces derniers doivent être retirés au moyen de tirages successifs, au fur et à mesure des payements effectués par les paysans. Comme le terrain possédé par ces derniers offre une garantie suffisante du service régulier des intérêts, il est à présumer que le cours des valeurs se soutiendra, d’autant plus que le rachat étant facultatif, la moindre baisse doit nécessairement amener un temps d’arrêt dans l’émission des billets, car le propriétaire aimera mieux attendre que de recevoir en payement des valeurs dépréciées.

Le terrain racheté appartiendra-t-il à la commune entière ou bien aux individus ? Et ces derniers auront-ils la faculté de racheter séparément leurs lots de terre ? Voilà encore une des graves questions soulevées par la réforme. Les inconvénients du système de possession communale qui a eu sa raison d’être sous le régime du servage, mais qui est difficilement conciliable avec la liberté, sont patents. Il n’y a que la propriété libre qui puisse faire prospérer l’agriculture et fonder un droit communal qui ne soit pas compliqué, exclusif et oppresseur. Cependant le gouvernement n’a pas voulu froisser les habitudes invétérées du peuple en introduisant de force un nouvel ordre de choses. Il a préféré s’en rapporter au choix des paysans eux-mêmes. Chaque commune est libre de décréter, à la majorité des deux tiers des voix, l’établissement d’un système de lots de famille héréditaires. Dans ce cas, chaque membre possédant un lot acquiert le droit de le racheter individuellement et d’en disposer ensuite à son gré. Quant à l’enclos, il peut toujours être racheté séparément par le possesseur. Enfin si le rachat du sol s’est opéré par la commune entière, chaque membre peut exiger qu’on lui détache en toute propriété la portion de terrain qui correspond à sa part de payement. Ces dispositions sont aussi larges qu’on peut les désirer. C’est aux mœurs à frayer la voie ouverte par la législation.

Telles sont les mesures d’émancipation générales. Des dispositions spéciales sont prises à l’égard des petits propriétaires à qui la loi accorde des faveurs particulières, ensuite à l’égard des paysans attachés aux fabriques, de ceux qui travaillent aux mines, enfin des gens de service, classe à part qui ne cultive pas de terre, mais qui est employée au service personnel du seigneur ou qui lui paye sur son travail une redevance annuelle (obrok). Ces derniers reçoivent au bout de deux ans une liberté pleine et entière, sans indemnité aucune pour leurs maîtres. Avant ce terme, tout en acquérant la jouissance des droits civils, ils restent temporairement soumis à leurs seigneurs. Toutefois il est défendu à ces derniers d’astreindre à un service personnel les gens qui actuellement sont à l’obrok, à l’exception des insolvables. De plus, la redevance payée par eux ne peut être élevée au-dessus de 30 roubles pour les hommes adultes et de 10 roubles pour les femmes. Les gens employés au service doivent être entretenus aux frais du seigneur, comme ils l’étaient par le passé. En cas d’abus de pouvoir, un recours leur est ouvert devant le juge de paix. Si leur plainte se trouve être fondée, ils peuvent obtenir leur liberté même avant l’expiration des deux années.

Après leur émancipation définitive, les gens de service reçoivent du gouvernement certaines immunités qui les mettront à même d’entreprendre une industrie nouvelle. Cependant tous les hommes adultes de dix-huit à quarante-cinq ans seront soumis au payement d’un impôt annuel d’un rouble par tête. Cette somme est destinée à subvenir à l’entretien des vieillards, des infirmes, des orphelins de cette classe. On peut douter que la somme soit suffisante. Les dispositions prises à l’égard des gens de service sont évidemment favorables aux seigneurs, qui, au bout de deux ans, se trouveront dispensés de l’entretien d’une foule de bras inutiles.

Il nous reste à exposer les institutions administratives qui sont appelées à inaugurer le nouvel ordre de choses. Commençons par en bas.

Les paysans temporairement obligés ou propriétaires se forment en communes rurales. Chaque commune a son assemblée délibérante, composée de tous les chefs de maison. L’administration est confiée aux mains d’un maire ou ancien (stàrosta) élu par l’assemblée. La commune est libre d’instituer et d’élire d’autres fonctionnaires encore, tels que des collecteurs d’impôts, des inspecteurs de magasins, etc.

Plusieurs communes réunies forment un canton, qui a son assemblée cantonale composée de membres élus par les communes dans la proportion d’un député par chaque dizaine de maisons. L’assemblée cantonale élit son chef ou ancien (starchinà), de plus quatre à dix juges cantonaux siégeant à tour de rôle, enfin d’autres fonctionnaires à son choix. Ces institutions, toutes démocratiques, sont les mêmes que celles qui existent actuellement parmi les paysans de la couronne.

La réunion de plusieurs cantons forme une circonscription de paix. Dans chacune de ces dernières est institué un juge de paix, appelé à surveiller les affaires des cantons, à juger les contestations entre les seigneurs et les paysans, enfin à mettre en exécution la loi nouvelle. Ce sera désormais l’institution locale la plus importante. Le juge de paix est nommé pour les trois premières années par le gouverneur de la province sur une liste de propriétaires locaux. Au bout de ce temps le gouvernement se réserve d’établir un nouveau mode de nomination. Le projet primitif était de faire élire les juges de paix par les paysans sur une liste de propriétaires. Le gouvernement n’a pas eu confiance dans les choix faits par des paysans qui pendant deux années encore restent soumis à leurs anciens maîtres. Il en résulte que les serfs affranchis n’ont pas de représentants parmi les autorités instituées pour fonder leur liberté. Il faut espérer que cette lacune regrettable sera comblée par les dispositions promises.

Les juges de paix s’assemblent en sessions de district pour juger les appels et délibérer des affaires administratives, qu’ils ne peuvent décider isolément.

Enfin la loi établit dans chaque chef-lieu de gouvernement un comité spécial pour les affaires des paysans. Il se compose du gouverneur, président, du grand maréchal de la noblesse, du président de la chambre des domaines, du procureur, gardien de la loi, et de quatre propriétaires locaux, dont deux nommés par le ministre de l’intérieur et deux élus par l’assemblée des maréchaux de la noblesse. Le président de la chambre des finances doit être appelé au conseil pour les affaires qui concernent le rachat. En outre, le ministre des finances peut nommer au comité un membre spécial pour diriger ces mêmes affaires.

On voit que l’établissement du nouveau régime se trouve en grande partie confié aux mains des propriétaires. On pourrait craindre la facilité des abus, car il n’y a rien de plus périlleux que l’union d’un pouvoir public avec un intérêt privé. Cependant le danger n’est pas aussi grand qu’on pourrait le supposer. En effet, le paysan possède de son côté une arme redoutable. C’est lui qui actuellement tient en main la bourse du propriétaire. Des travaux mal exécutés, une rente payée inexactement peuvent mettre ce dernier dans les plus graves embarras, d’autant plus qu’il ne lui sera pas facile, surtout dans les premiers temps, de cultiver le terrain qui lui reste, au moyen du travail libre. Par conséquent, si sous le rapport des droits, c’est le paysan qui doit être protégé contre les abus, sous le rapport économique c’est le propriétaire qui doit être ménagé. Il est juste de lui donner pour un certain temps une part d’influence qui le mette à même de sauvegarder sa fortune en péril.

On ne peut se dissimuler non plus que la responsabilité du gouvernement sera très-grande. Il ne suffit pas de promulguer une loi, il faut encore l’exécuter. Or, les intérêts en jeu sont tellement vastes et complexes, ils touchent à tant de points divers de la vie sociale, les conflits entre les deux classes peuvent surgir avec tant de facilité, les instruments administratifs sont si peu sûrs, qu’on se sent presque effrayé de la grandeur de l’entreprise. Après tout, on ne peut que s’en remettre au bon sens de la population. Pour une tâche semblable, un gouvernement ne suffit pas ; il faut en outre le concours désintéressé de tous les citoyens. Jusqu’à présent, tout nous fait espérer une issue heureuse à cette immense réforme. Pendant trois ans, les paysans ont conservé un calme admirable au milieu des débats où s’agitaient leurs intérêts les plus chers. Jamais il n’y a eu moins de violences contre les propriétaires. C’est avec le même calme que le peuple a reçu l’annonce de la grande nouvelle. Ceux qui ne connaissent pas le pays ont pris cela pour de l’indifférence. Ce n’est pas autre chose que l’habitude de ne pas se livrer à des transports de joie prématurés, mais de s’assurer d’abord du véritable état des choses en le méditant et en prenant conseil les uns des autres. C’est là la meilleure garantie d’un avenir paisible et prospère. Un peuple qui aura su accomplir une transformation aussi vaste et aussi profonde avec calme, courage et énergie, aura mérité dans l’histoire une page honorable et sera digne d’être compté au rang des nations civilisées de l’Europe.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 octobre 2017.

 

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