LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Anton Tchekhov

(Чехов Антон Павлович)

1860 – 1904

 

 

 

 

UN DUEL

(Дуэль)

 

 

 

1891

 

 

 

 

 


Traduction d’Henri Chirol, Paris, Perrin et Cie, 1902.

 

 

 

 

 

 


 TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

 

 

 

 

 

 

 

 

I

Il était huit heures du matin, heure à laquelle les officiers, les tchinovniks[1] et les voyageurs, au sortir d’une nuit chaude et étouffante, avaient coutume de venir se plonger dans la mer, avant de prendre au casino leur tasse quotidienne de café ou de thé.

Ivan Andréïtch Laïevski, jeune blondin maigrelet, âgé de vingt-huit ans, coiffé de la casquette du ministère des finances et les pieds dans des pantoufles, trouva, ce jour-là, sur le rivage beaucoup de figures de connaissance, parmi lesquelles celle de son ami, le médecin militaire Samoïlenko.

Avec sa grosse tête tondue de près, son manque de cou, sa face rouge et ridée ornée d’un nez colossal, ses sourcils noirs et touffus et ses favoris gris, sa corpulence imposante et, par-dessus tout, sa voix enrouée de basse, Samoïlenko produisait, de prime abord, une impression peu flatteuse d’officier sorti du rang et braillard ; mais quand on le revoyait deux ou trois fois de suite, son visage commençait à plaire davantage, et on finissait par le trouver extrêmement doux, bon et même beau.

En dépit de sa gaucherie et de sa voix rude, c’était, en effet, un homme paisible, immensément bon, placide et serviable. Il tutoyait tout le monde dans la ville, prêtait de l’argent à qui lui en demandait, soignait les malades, faisait les demandes en mariage, réconciliait les gens brouillés, et organisait des pique-niques, pour lesquels il faisait rôtir une volaille et confectionnait une excellente soupe aux poissons ; en un mot, il s’occupait toujours de quelque chose et se montrait constamment de bonne humeur. Selon l’avis de tous, il n’avait aucun défaut, et on ne pouvait, à la grande rigueur, lui reprocher que deux petites faiblesses : il s’efforçait de cacher sa bonté sous un abord rude et un regard sévère, et il aimait que les soldats et les aides-médecins l’appelassent : Votre Excellence, bien qu’il ne fût que conseiller d’État[2].

— Dis-moi, Alexandre Davidovitch — commença Laïevski, quand ils furent tous deux dans l’eau jusqu’aux épaules, — j’ai une question à te poser. Supposons que tu aies aimé une femme, et que tu l’aies emmenée avec toi ; tu as vécu avec elle un peu plus de deux ans, et ensuite, comme cela arrive fréquemment, ton amour a passé et tu sens qu’elle t’est devenue complètement étrangère. Que feras-tu dans ce cas ?

— C’est bien simple. Va-t’en, ma chère, à tous les diables ! — et voilà tout notre entretien.

— C’est facile à dire. Mais, si elle n’a pas d’asile où se réfugier ? Si c’est une femme isolée, sans famille, sans argent, ne sachant pas travailler...

— Eh bien ! On lui donne en une fois cinq cents roubles, ou bien on lui sert une pension de vingt-cinq roubles par mois, il n’y a pas autre chose à faire. C’est bien simple !

— Admettons que tu aies les cinq cents roubles d’un coup ou les vingt-cinq par mois, mais la femme dont je te parle est intelligente et fière. Te résoudras-tu à lui offrir de l’argent ? Et sous quelle forme ?

Samoïlenko allait répondre, quand une grosse lame les recouvrit soudain, courut jusqu’au rivage et en rebondit avec fracas au milieu des rochers épars. Les deux amis regagnèrent la rive et se mirent à se rhabiller.

— Il est en effet assez difficile de vivre avec une femme qu’on n’aime pas — dit Samoïlenko, en secouant le sable de ses souliers ; — mais il faut pourtant raisonner avec humanité, Vania. Pour moi je cacherais soigneusement à la femme la fin de mon amour, et je continuerais de vivre avec elle jusqu’à ma mort.

Mais il eut aussitôt honte de ses paroles, et, se reprenant, ajouta :

— Mais je n’aurai jamais, d’ailleurs, affaire avec les femmes. Qu’elles aillent toutes au diable !

Les amis, une fois rhabillés, se dirigèrent vers le casino. Samoïlenko était là dans son élément, et y avait même des vases exprès pour lui. Chaque matin, on lui apportait sur un plateau une tasse de café, un verre haut à facettes avec de l’eau et de la glace, et un petit verre de cognac. Il commençait alors par avaler le cognac ; puis il buvait le café très chaud, et enfin l’eau et la glace, et cela devait être excellent, car, après cette absorption, ses yeux devenaient doucereux, huileux ; il se passait lentement la main sur les favoris, et disait, en regardant la mer :

— Quel beau point de vue !

Après une longue nuit, passée en de tristes et inutiles pensées qui l’empêchaient de dormir et augmentaient encore, lui semblait-il, la chaleur et l’obscurité, Laïevski se sentait abattu et mou. Il ne se trouva guère mieux après son bain, ni après son café.

— Poursuivons notre conversation, Alexandre Davidovitch, — dit-il ; — je ne te cacherai pas, mais t’avouerai bien franchement au contraire, comme à un ami, que cela va très mal avec Nadiéjda Fédorovna... très mal ! Excuse-moi de te révéler ainsi mes secrets ; mais j’ai besoin de causer.

Samoïlenko, pressentant la suite de l’entretien, baissa les yeux et frappa des doigts sur la table.

— J’ai vécu deux années avec elle, et j’ai cessé de l’aimer, — continua Laïevski, — ou plutôt, j’ai fini par comprendre que l’amour n’avait jamais existé... Ces deux années furent une duperie.

Laïevski avait l’habitude en causant d’examiner soigneusement les paumes de ses mains, de ronger ses ongles ou encore de chiffonner ses manchettes avec ses doigts ; et il ne s’en faisait pas faute en ce moment.

— Je sais parfaitement que tu ne peux m’être d’aucun secours, — dit-il, — mais je te le raconte, parce que, pour les hommes ratés et inutiles comme nous, le salut est dans la conversation. Je dois généraliser chacun de mes actes, je dois trouver l’explication et la justification de ma vie inepte dans quelques théories, dans des types de la littérature, dans cette raison, par exemple, que, nous autres nobles, nous sommes dégénérés, et cætera... Ainsi, la nuit dernière, je me suis consolé, en pensant tout le temps : ah ! comme Tolstoï a raison, impitoyablement raison ! Et cette réflexion m’a beaucoup soulagé. D’ailleurs, frère, c’est là un bien grand écrivain !

Samoïlenko, qui n’avait jamais lu Tolstoï, mais avait, chaque jour, le dessein de le lire, fut un peu déconcerté, et dit :

— Oui, les autres écrivains peignent d’après leur imagination, lui seul copie la nature...

— Mon Dieu ! — soupira Laïevski, — à quel point sommes-nous gâtés par la civilisation ! Je me mis à aimer une femme mariée ; elle m’aima aussi... D’abord, ce furent des baisers, et de douces soirées, et des serments, et Spencer, et l’idéal, et des intérêts communs... Quel mensonge ! Nous crûmes fuir le vide de notre vie intellectuelle ; mais nous nous trompions nous-mêmes, car, en réalité, nous ne faisions que fuir le mari. Et notre avenir se dessina ainsi : aller au Caucase, où, durant le temps nécessaire pour faire connaissance avec l’endroit et avec les gens, je prendrais un emploi de fonctionnaire ; puis, nous achèterions un coin de terre, et, travaillant à la sueur de notre front, nous y cultiverions un vignoble, un champ, et le reste. Si, à ma place, il se fût agi de toi-même ou de ton ami Von Koren, vous eussiez ainsi vécu avec Nadiéjda Fédorovna au moins trente ans, et vos descendants auraient hérité d’un riche vignoble et de mille déciatines[3] de terrain semés de maïs ; mais, pour moi, je défaillis dès le premier jour. En ville, c’était l’ennui, la chaleur torride, l’isolement ; quant à la campagne ; elle était infestée de scorpions, de serpents et d’animaux nuisibles, et au delà s’étendait le désert borné de montagnes. Des gens étrangers, une nature étrangère, une civilisation pitoyable, tout cela, frère, n’est pas aussi agréable que de se promener en pelisse sur la perspective Nevski en donnant le bras à Nadiéjda Fédorovna, et en rêvant aux pays chauds. Ici, il faut lutter non pour la vie, mais pour la mort, et vois quel beau guerrier je suis ! Un pauvre neurasthénique, un fainéant... Dès le premier jour, j’ai compris le néant de mes projets d’une existence laborieuse et de la culture d’un vignoble. En ce qui concerne l’amour, je puis te dire que vivre avec une femme qui a lu Spencer et est venue pour vous au bout du monde, n’est pas plus intéressant que de le faire avec une Akoulina ou une Anphise quelconque. Dans les deux cas, cela sent le fer à friser, la poudre et les médicaments ; ce sont les mêmes papillotes, chaque matin, et la même duperie.

— On ne peut pas vivre en ménage sans fer à friser — dit Samoïlenko, rougissant d’entendre Laïevski lui parler aussi librement d’une dame qu’il connaissait. — Je remarque, Vania, que tu n’es pas aujourd’hui de bonne humeur... Nadiéjda Fédorovna est une femme charmante, instruite, et toi tu es un homme très intelligent... Pourquoi ne feriez-vous pas un bon couple ? Il est vrai que vous n’êtes pas mariés — continua Samoïlenko en lorgnant les tables voisines, — mais cela n’est pas de votre faute... il faut être exempt de préjugés et se tenir au niveau des idées en cours... Moi-même je tiens pour le mariage civil, oui... Mais, à mon avis, une fois qu’on s’est unis, il faut le rester jusqu’à la mort.

— Sans amour ?

— Laisse-moi t’expliquer — dit Samoïlenko. — Il y a huit ans, nous avions ici comme agent un vieillard fort intelligent ; et voici ce qu’il disait : « Dans la vie de famille, la qualité primordiale est la patience. » Comprends-tu, Vania ? Non pas l’amour, mais la patience... L’amour ne peut durer bien longtemps. Tu as vécu deux années avec l’amour, et maintenant ton existence familiale entre dans une période où, pour conserver l’équilibre, tu dois mettre en œuvre la patience...

— Le conseil de ton vieillard est pour moi une absurdité. Il peut faire l’hypocrite, s’exercer à la patience et regarder l’homme qui n’aime pas comme un sujet nécessaire pour son exercice ; mais je ne suis pas encore tombé aussi bas ; quand je voudrai m’exercer à la patience, je m’achèterai des altères de gymnastique, ou un cheval difficile, mais je laisserai en paix mon prochain.

Samoïlenko commanda au garçon du vin blanc et de la glace. Quand ils eurent vidé chacun leur verre, Laïevski demanda subitement :

— Dis-moi, s’il te plaît, ce que c’est que le ramollissement du cerveau ?

— C’est... comment t’expliquer ?... une maladie, où la cervelle devient plus molle... comme si elle se liquéfiait.

— C’est guérissable ?

— Oui, si la maladie est soignée à temps... Des douches froides, un vésicatoire... Allons, tu as quelque chose au dedans de toi...

— Oui... Tu vois quelle est ma situation. Je ne puis vivre avec elle ; c’est au-dessus de mes forces. Tant que je suis avec toi, je philosophie, je souris, mais une fois rentré chez moi, je perds courage. Et c’est au point que, si on venait me dire, par exemple, que je dois vivre encore un mois avec elle, il me semble que je me tirerais une balle dans la tête. Et pourtant il est impossible de me séparer d’elle... Où se réfugierait-elle ? Chez qui irait-elle ? Tu ne trouves rien... Et voilà ce que je te demande : que faire ?

— Oui, — grogna Samoïlenko, qui ne savait que répondre. — Et elle t’aime ?

— Oui, elle m’aime, parce qu’un homme est nécessaire à son âge et à son tempérament. Il lui serait aussi difficile de me quitter que de laisser là sa poudre et ses papillotes. Je suis pour elle une partie intégrante de son boudoir.

Samoïlenko resta interloqué.

— Tu n’es pas de bonne humeur aujourd’hui, Vania. Tu n’as peut-être pas dormi.

— Oh ! très mal dormi... En général, frère, je me sens mal à l’aise... La tête est vide, le cœur engourdi, je suis faible... Il me faut fuir !

— Où cela ?

— Là-bas, vers le nord. Vers les pins, vers les champignons, vers le monde et les idées... Je donnerais la moitié de ma vie pour être en ce moment dans le gouvernement de Moscou ou dans celui de Toula, pour me baigner dans une rivière, pour avoir froid, vois-tu, pour me promener doucement avec un étudiant, fût-ce le plus bête, et causer, bavarder... Et la bonne odeur du foin, t’en rappelles-tu ? Et le soir, quand on se promène dans un jardin, que de la maison arrivent les sons d’un piano, qu’on entend le passage d’un train...

Laïevski sourit de plaisir ; dans ses yeux pointèrent des larmes, et, afin de les cacher, il se retourna vers une table voisine pour prendre des allumettes.

— Voilà dix-huit ans que je n’ai pas été en Russie, — dit Samoïlenko, — et j’ai tout oublié. Pour moi, il n’y a pas de contrée plus belle que le Caucase.

— Viérechtchaguine a peint un tableau, où l’on voit des condamnés à mort languir dans le fond d’un puits profond. Ton Caucase superbe me fait l’effet de ce puits. Si l’on me proposait le choix entre l’état de ramoneur à Pétersbourg, ou celui de prince ici, passant son temps, étendu sous un platane, à contempler cette idiote et sale Lesghie, je prendrais le métier de ramoneur. Mais ta Circassie et ses habitants, quelle bêtise au fond !

— Ne dis pas cela.

Laïevski devint pensif. Samoïlenko considéra son corps un peu courbé, ses yeux fixés sur un point, son visage pâle où perlait la sueur et ses tempes creuses, ses ongles rongés, et la pantoufle qui pendait au talon et dissimulait mal un bas ravaudé, et il se sentit pris de pitié ; Laïevski lui parut un enfant sans défense, et par associations d’idées il lui demanda :

— Ta mère vit encore ?

— Oui, mais nous nous sommes brouillés. Elle n’a pas voulu me pardonner cette alliance.

Samoïlenko aimait son ami. Il voyait en Laïevski un bon garçon, un étudiant, un homme avec qui on pouvait boire un verre, rire et causer agréablement.

À la vérité, tout ne lui plaisait pas absolument. Laïevski buvait beaucoup et hors de propos, jouait aux cartes, méprisait son emploi, vivait d’un train de maison au-dessus de ses moyens, employait fréquemment dans la conversation des expressions peu relevées, se promenait dehors en pantoufles, et se disputait publiquement avec Nadiéjda Fédorovna, et tout cela ne convenait pas à Samoïlenko. Mais, d’autre part, Laïevski avait été à la faculté de philologie, recevait deux grosses revues, parlait parfois de choses incompréhensibles pour beaucoup, vivait avec une femme instruite, et Samoïlenko, sans bien comprendre tout, estimait Laïevski et le considérait comme supérieur lui.

— Encore un point, — dit Laïevski, en secouant la tête, — seulement c’est entre nous... Tant que je ne le dirai pas à Nadiéjda Fédorovna, ne lui en cause pas... Voilà trois jours que j’ai reçu une lettre, m’annonçant que son mari est mort d’un ramollissement du cerveau.

— Dieu lui donne le paradis ! — soupira Samoïlenko. — Pourquoi le lui caches-tu ?

— Lui montrer cette lettre voudrait dire : consentez à notre mariage à l’église. Et je dois d’abord éclaircir nos relations. Quand elle sera convaincue de l’impossibilité où nous sommes de vivre ensemble, alors je lui montrerai la lettre. Car il n’y aura plus, en ce cas, aucun danger.

— Sais-tu quelque chose, Vania ? Eh bien ! marie-toi, mon ami ! — dit Samoïlenko ; et son visage prit soudain une expression triste et suppliante, comme s’il implorait pour son propre compte et craignait un refus.

— Et pourquoi ?

— Accomplis ton devoir à l’égard de cette charmante femme. Son mari est mort, et la Providence te montre ainsi ce que tu dois faire.

— Mais comprends donc, original, que c’est impossible. Se marier sans amour est aussi lâche et indigne d’un homme que, par exemple, servir la messe si l’on n’a pas la foi.

— Mais tu es lié !

— Par quoi donc ? — demanda Laïevski avec exaspération.

— Parce que tu l’as enlevée à son mari et l’as prise sous ta responsabilité.

— Mais je le dis pourtant en bonne langue russe que je ne l’aime pas.

— Mais, à défaut d’amour, tu peux l’estimer, la rendre heureuse...

— L’estimer, la rendre heureuse... — dit Laïevski en le contrefaisant, — comme si c’était une abbesse de couvent... Tu fais un bien mauvais psychologue et physiologue, si tu crois qu’on peut vivre avec une femme sur les seules bases du respect et de l’estime. Pour la femme, il faut avant tout un lit.

— Vania, Vania... — fit Samoïlenko interdit.

— Tu es un vieil enfant et un théoricien, et moi je suis un jeune vieillard et un homme pratique, et nous ne nous comprendrons jamais l’un l’autre. Cessons plutôt cet entretien... Moustapha ! cria Laïevski au garçon, — combien devons-nous ?

— Non, non !... — dit le docteur en saisissant la main de Laïevski. — C’est moi qui paierai. J’ai commandé. Porte à mon compte ! — cria-t-il à Moustapha.

Les amis se levèrent et longèrent en silence le quai. À l’entrée du boulevard, ils s’arrêtèrent et se serrèrent la main.

— Vous êtes trop gâtés, Messieurs ! — dit Samoïlenko en soupirant. — Le sort t’a donné une femme jeune, belle, instruite, et tu la refuses ; et moi, je me contenterais d’une vieille bossue, mais bonne et caressante ! Je vivrais avec elle dans mon vignoble, et...

Samoïlenko, se reprenant, ajouta :

— Pourvu que la vieille sorcière y plaçât un samovar !

Ayant quitté Laïevski, il suivit le boulevard. Quand il se promenait ainsi, majestueux et lourd, le visage sévère, dans son sarrau blanc comme la neige et ses bottes merveilleusement cirées, projetant en avant sa poitrine où brillait le Vladimir avec le ruban, il se trouvait très à son goût, et il lui semblait que tout le monde le regardait avec plaisir. Sans détourner la tête, il lorgnait les chaussées et trouvait le boulevard bien construit, les jeunes cyprès, les eucalyptus et les palmiers cacochymes fort beaux et promettant pour plus tard une ombre épaisse, et les Tcherkesses un peuple honnête et hospitalier.

— Il est étrange que le Caucase ne plaise pas à Laïevski — pensait-il — c’est très étrange.

Un groupe de cinq soldats vint à sa rencontre et lui rendit les honneurs. Sur le trottoir de droite du boulevard, passa la femme d’un tchinovnik avec son fils, un lycéen.

— Maria Konstantinovna, bonjour ! — lui cria Samoïlenko, avec un aimable sourire. — Vous allez vous baigner ? Ah ! Ah !... Mes respects à Nicodème Alexandrovitch !

Et il continua sa route, toujours souriant ; mais il aperçut, venant à sa rencontre, l’aide-major militaire Byline, et, fronçant les sourcils, l’arrêta pour lui demander :

— Y a-t-il quelqu’un au lazaret ?

— Personne, Votre Excellence.

— Comment ?

— Personne, Votre Excellence.

— Très bien, va...

Et, se dandinant majestueusement, il se dirigea vers un kiosque, derrière le comptoir duquel était assise une vieille juive potelée, se faisant passer pour géorgienne, et lui dit du même ton qu’il eût commandé un régiment :

— Soyez assez aimable pour me donner de la limonade !

 

II

L’inimitié de Laïevski pour Nadiéjda Fédorovovna se traduisait principalement de deux façons : d’abord tout ce qu’elle disait ou faisait lui paraissait un mensonge, et ensuite, tout ce que lui-même lisait contre les femmes et contre l’amour lui semblait se rapporter merveilleusement à sa propre situation.

Quand il rentra chez lui, elle était assise près de la fenêtre, bien habillée et élégamment peignée, et, avec un regard soucieux, buvait du café, tout en feuilletant le fascicule d’une grosse revue. Laïevski se dit que l’action de boire du café ne constituait pas une occupation assez soutenue pour mériter un front aussi préoccupé, et qu’elle avait bien en vain confectionné une coiffure à la mode, car elle n’avait rien qui pût plaire à personne. Et il vit aussi un mensonge dans la lecture de la revue ; il pensa qu’elle s’était habillée et peignée pour paraître belle, et qu’elle lisait pour paraître intelligente.

— Cela ferait-il quelque chose, si j’allais aujourd’hui me baigner ?

— Quoi donc ? que tu y ailles ou non, il n’en résultera pas de tremblement de terre, je suppose...

— Non, je demande seulement si le docteur ne se fâchera pas.

— Alors, demande-le-lui ; je ne suis pas docteur, moi.

Nadiéjda Fédorovna déplaisait cette fois à Laïevski plus que jamais, parce qu’elle avait laissé à découvert son cou blanc, et portait des papillotes de cheveux sur la nuque.

Laïevski se souvint qu’Anna Karénine[4] quand elle cessa d’aimer son mari, fut choquée de même par ses oreilles, et il pensa en lui-même : « Comme c’est exact ! comme c’est exact ! »

Sentant sa tête faible et comme vide, il gagna son cabinet où il s’allongea sur un divan, après avoir recouvert sa figure d’un mouchoir, pour ne pas être ennuyé par les mouches. Des pensées lourdes et inconsistantes se déroulaient péniblement dans son cerveau, tel un long convoi par un soir orageux d’été, et il tomba bientôt dans un demi-sommeil.

Il lui sembla être coupable envers Nadiéjda Fédorovna et envers son mari, et avoir causé la mort de ce dernier ; il lui parut encore avoir à répondre de ses actes devant son existence qu’il avait gâchée, devant le monde des idées élevées, du savoir et du travail, et ce monde merveilleux se présenta à ses yeux comme possible et effectif, non ici sur un rivage où errent des Turcs affamés et des Abases indolents, mais là-bas, au nord, au pays de la musique, du théâtre, des journaux et des autres produits de l’esprit intellectuel. Il n’y avait que là-bas qu’il fût possible de se montrer honnête, intelligent, juste et cultivé ; ici c’était impossible. Il s’accusa encore de n’avoir aucun idéal ni aucune idée directrice dans sa vie, bien qu’il ne saisît que très confusément ce que cela voulait dire. Il y a deux ans, quand il commença à s’éprendre de Nadiéjda Fédorovna, il lui sembla que, pour échapper au vide et à la trivialité de la vie, il devait partir avec elle au Caucase ; et, maintenant, il était convaincu que, pour recouvrer ce qui lui manquait, il devait abandonner cette femme et regagner Pétersbourg.

— S’enfuir ! — murmura-t-il, en se rongeant les ongles, — s’échapper !

Et il se vit, par l’imagination, assis sur le pont d’un vapeur et y buvant de la bière, tout en causant avec les dames. Puis, à Sébastopol, il prenait le train et partait. Salut, ô liberté ! Les stations défilaient les unes derrière les autres ; l’atmosphère devenait plus froide et plus dure, on voyait apparaître des bouleaux, des sapins ; c’était Koursk, c’était Moscou... Au buffet, on mangeait du tchi, du mouton au gruau, de l’esturgeon, de la bière ; en un mot, ce n’était plus l’Asie, mais la Russie, la vraie Russie. Les passagers du train causaient entre eux de commerce, des nouvelles chanteuses, des sympathies franco-russes ; partout se dévoilait une vie intellectuelle, civilisée... Plus vite ! Plus vite !... Voilà enfin la Nevski, la Bolchaïa Morskaïa, et la rue de Kovno, où il vivait jadis avec les autres étudiants, voilà le ciel gris et doux, la petite pluie froide, les cochers tout trempés...

— Ivan Andréïtch ! — cria une voix de la chambre voisine, — êtes-vous ici ?

— Je suis ici ! — répondit Laïevski ; — que désirez-vous ?

— Des papiers à signer !

Laïevski se leva paresseusement, un peu étourdi, et en bâillant et traînant ses pantoufles, passa dans la pièce contiguë. À la porte donnant sur la rue, se tenait un de ses jeunes collègues, qui étalait des papiers timbrés sur le rebord de la fenêtre.

— Tout de suite ! mon cher, — dit doucement Laïevski, en allant chercher un encrier ; puis, se penchant à la fenêtre, il signa les papiers sans les lire, et ajouta :

— Quelle chaleur !

— Oui. Vous viendrez aujourd’hui ?

— Je ne sais pas trop... Je ne suis pas bien à mon aise. Dites donc, mon cher, à Chechkovski, que j’irai le voir après le dîner.

Le tchinovnik sortit.

Laïevski retourna s’allonger sur son divan et se mit à réfléchir.

— Et il faut ainsi, — pensa-t-il, — peser et examiner toutes les circonstances. Avant que de partir d’ici, je dois payer mes dettes, qui se montent à deux mille roubles environ ; et je n’ai pas d’argent... D’ailleurs, c’est là une chose peu importante, car j’en payerai tout de suite une partie, et j’enverrai le surplus de Pétersbourg... Le principal, c’est Nadiéjda Fédorovna... Avant tout, il faut mettre au clair nos rapports... oui.

Après un instant d’attente, il se demanda s’il n’irait pas prendre conseil auprès de Samoïlenko ?

— Je puis y aller, — se dit-il, — mais quel profit en tirerai-je ? Je lui parlerai de nouveau mal à propos du boudoir, des femmes, de ce qui est honnête ou déshonnête. À quoi peut-il servir de discourir sur le bien et le mal, s’il me faut, avant tout, sauver ma vie, si j’étouffe dans cette maudite captivité, si je me tue ?... Il faut, en résumé, comprendre que la prolongation d’une existence telle que la mienne est une lâcheté et une cruauté devant laquelle tout le reste paraît doux et futile. Oh ! s’enfuir ! s’enfuir ! — fit-il en s’asseyant.

Le rivage solitaire de la mer, la chaleur torride et l’uniformité des montagnes aux reflets lilas foncé, lui versaient leur mélancolie, l’endormaient et lui enlevaient, lui semblait-il, ses facultés. Peut-être était-il au fond intelligent, plein de talent, remarquablement honnête ; peut-être bien, si la mer et les montagnes ne l’enserraient pas ainsi de tous côtés, se révélerait-il comme un excellent travailleur de la terre, comme un homme d’État, comme un orateur, comme un publiciste ou un héros, qui sait ? Dans ces conditions, au lieu de discuter sur le bien et le mal, sur l’utilité ou les dons de son être, ne valait-il pas mieux s’évader de prison, en renversant les murs et trompant les geôliers ? Tout devient honnête en certaines circonstances. À deux heures, Laïevski et Nadiéjda Fédorovna s’assirent à table, pour déjeuner. Quand la cuisinière lui servit une soupe au riz et aux tomates, Laïevski dit :

— Tous les jours c’est la même chose. Pourquoi ne faites-vous pas du tchi.

— Il n’y a pas de choux.

— C’est étrange. Chez Samoïlenko, on fait de la soupe aux choux, et aussi chez Maria Konstantinovna ; je suis le seul ici qui doive avaler cette sauce doucereuse. Cela ne peut pas durer, ma chérie.

Comme cela se produit dans la grande majorité des ménages, Laïevski et Nadiéjda Fédorovna ne pouvaient auparavant terminer un seul repas sans scènes de reproches, caprices ou histoires semblables ; mais, depuis que Laïevski avait résolu de mettre fin à cette existence, il s’efforçait de bien traiter sa compagne, lui parlait doucement et amicalement, souriait, l’appelait chérie, et, après le repas, l’embrassait sur le front.

— Le goût de cette soupe ressemble à celui du jus de réglisse, — dit-il avec un sourire et en s’efforçant de paraître affable ; mais il ne put se contenir et s’écria :

— Personne, chez nous, ne s’intéresse au ménage... Si tu es ainsi malade, ou prise par tes lectures, alors je m’occuperai de la cuisine.

Elle eût répondu jadis : « À ton aise », ou bien encore : « Je vois que tu veux faire de moi une cuisinière » ; mais, cette fois, elle se contenta de le regarder timidement en rougissant.

— Comment te sens-tu aujourd’hui ? — lui demanda-t-il aimablement.

— Pas mal, aujourd’hui, sauf un peu de faiblesse.

— Fais bien attention, ma chérie. J’ai toujours peur pour toi.

Nadiéjda Fédorovna était toujours maladive. Samoïlenko disait qu’elle avait une fièvre intermittente et la bourrait de quinine ; un autre docteur, Oustimovitch, homme grand, maigre et misanthrope, qui restait toute la journée chez lui, et, vers le soir, se promenait le long du rivage, les mains croisées derrière le dos et la canne haute, et crachait dans l’eau, prétendait que c’était une maladie de femme et lui ordonnait des compresses chaudes. Au temps où Laïevski aimait sa compagne, cette maladie excitait sa compassion et l’effrayait ; mais maintenant il n’y voyait plus qu’un mensonge. Le visage jaune et ensommeillé, le regard mou et les bâillements de la jeune femme, après ses attaques de fièvre ; son immobilité pendant les accès de fièvre, où, enveloppée d’un plaid et toute recroquevillée, elle ressemblait plus à un enfant qu’à une femme ; l’air étouffant de sa chambre, tout cela, à l’avis de Laïevski, ne pouvait qu’enlever l’illusion et était une protestation contre l’amour et le mariage.

Comme second plat, on lui servit des épinards aux œufs durs, et à Nadiéjda, en tant que malade, une gelée au lait. Quand, avec son visage préoccupé, elle commença à toucher la gelée de sa cuillère et à la manger indolemment, en buvant le lait, et qu’il l’entendit avaler les gorgées, une telle haine l’envahit que la tête lui en démangea. Il reconnut toutefois que c’était là un sentiment qu’on cacherait même à un chien ; et il s’en fâcha, non contre lui-même, mais contre la jeune femme qui éveillait en lui une pareille animosité, et il comprit alors pourquoi les amants tuent parfois leurs maîtresses. Certes, il ne tuerait jamais, quant à lui ; mais, s’il lui arrivait d’être juré, il innocenterait le meurtrier.

— Merci, ma chérie, — dit-il après le repas, et il embrassa Nadiéjda Fédorovna sur le front.

Rentré dans son cabinet, il s’y promena durant cinq minutes, en regardant de côté ses bottes ; puis il s’assit sur le divan, les prit dans ses mains, et murmura :

— M’en aller ! m’enfuir ! Éclaircir nos rapports et m’enfuir !

Il s’allongea sur le divan et se rappela de nouveau que le mari de Nadiéjda Fédorovna était mort, peut-être par sa faute à lui.

— Rendre un homme responsable de ce qu’il a aimé ou cessé d’aimer, c’est stupide, — se dit-il avec conviction, en mettant ses bottes. — L’amour et la haine ne dépendent pas de nous. En ce qui concerne le mari, je suis peut-être une cause indirecte de sa mort ; mais en quoi suis-je responsable, si j’ai aimé sa femme, et si celle-ci m’a aimé ?

Il se leva, prit sa casquette, et se dirigea vers la demeure de son collègue Chechkovski, où les tchinovniks se réunissaient chaque jour pour jouer au vinte[5] et boire de la bière fraîche.

— Avec mon indécision, je rappelle Hamlet, — pensa Laïevski en chemin ; — comme Shakespeare était bon observateur ! Ah ! comme c’est exact !

 

III

Afin d’alléger son ennui, et aussi pour rendre service aux malheureux voyageurs ou aux nouveaux arrivés sans famille, qui, faute d’une auberge dans la ville, n’eussent trouvé nulle part à manger, le docteur Samoïlenko avait organisé chez lui une sorte de table d’hôte.

À l’époque de notre récit, il n’avait que deux pensionnaires : le jeune zoologiste Von Koren, qui passait l’été sur les bords de la mer Noire, afin d’étudier l’embryologie des méduses, et le diacre Pabiédof, sorti depuis peu du séminaire et envoyé en cette ville pour y remplir provisoirement les fonctions d’un vieux diacre, tombé malade. Ils payaient tous deux pour les deux repas douze roubles par mois, et Samoïlenko leur avait fait promettre d’être bien exacts, chaque jour, à deux heures.

Von Koren arrivait habituellement le premier ; il s’asseyait en silence dans le salon, et, prenant un album sur la table, se mettait à examiner les photographies ternies de quelques messieurs inconnus en pantalons larges et chapeaux hauts de forme et de dames en crinolines et en bonnets.

Samoïlenko lui-même n’en connaissait que très peu par leur nom, et, pour les autres, se contentait de dire en soupirant : « C’était une personne de beaucoup d’esprit, de beaucoup d’intelligence ! »

Après avoir passé en revue tous les portraits, Von Koren prenait un pistolet sur une étagère, et, fermant l’œil gauche, visait longuement le portrait du prince Vorontsof, ou bien il s’arrêtait devant la glace, et regardait son visage brun, son grand front et ses cheveux noirs frisés comme ceux d’un nègre ; puis sa chemise d’indienne grisâtre à grosses fleurs, semblable à un tapis persan, et sa large ceinture de cuir remplaçant le gilet. Cette auto-contemplation lui procurait une jouissance presque aussi grande que l’examen des photographies ou du pistolet à la riche monture. Il était très satisfait de sa figure à la barbe bien coupée, de ses larges épaules, témoignant de sa belle santé et de sa robuste constitution, et aussi de son costume élégant, depuis la cravate s’harmonisant bien avec la chemise, jusqu’aux souliers jaunes.

Durant ce temps, Samoïlenko s’occupait dans la cuisine ou dans l’antichambre ; sans surtout ni gilet, la poitrine nue, il s’agitait, tournait autour des tables, apprêtait la salade ou quelque sauce, ou bien la viande, les concombres et l’oignon d’une vinaigrette au kvass, et tout en s’occupant, écarquillait les yeux sur l’ordonnance qui l’aidait, et agitait dans sa direction un couteau, ou une cuillère.

— Apporte le vinaigre ! — commandait-il.

— Mais cela n’est pas du vinaigre, mais de l’huile d’olive, — criait-il en tapant du pied, — où donc es-tu passé, animal ?

— Je cherche l’huile, Votre Excellence, — répondait le soldat, intimidé par la grosse voix.

— Plus vite ! Elle est dans l’armoire ! Et dis à Daria qu’elle ajoute dans le pot du fenouil avec les concombres ! Du fenouil ! Couvre la crème, fainéant, que les mouches n’y tombent pas !

Toute la maison résonnait de sa voix. Dix ou quinze minutes avant les deux heures, le diacre arrivait : c’était un jeune homme de vingt-deux ans, maigre, imberbe, aux cheveux longs et aux moustaches commençant à poindre. En pénétrant dans le salon, il se signait, les yeux tournés vers l’icone, et avec un sourire tendait la main à Von Koren.

— Bonjour ! disait froidement le zoologiste ; — où étiez-vous donc ?

— Je pêchais près de l’embarcadère des bœufs.

— Ah !... Je vois, diacre, que vous ne vous occuperez jamais d’affaire sérieuse.

— Pourquoi donc le ferais-je ? Nous n’avons pas affaire à un ours, et il ne se sauvera pas dans la forêt, comme dit le proverbe, répondait le diacre en souriant, — et en fourrant les mains dans les poches profondes de sa soutanelle blanche.

— Personne ne peut avoir le dernier mot avec vous — soupirait le zoologiste.

Quinze à vingt minutes s’écoulaient ; on n’appelait pas encore pour le repas, mais on entendait l’ordonnance courir du vestibule à la cuisine, et vice versa, en faisant résonner ses bottes, et Samoïlenko crier :

— Sers la table ! Que fais-tu ? Rince d’abord les verres.

Le diacre et Von Koren affamés applaudissaient et frappaient du talon pour exprimer leur impatience, tels les spectateurs du paradis d’un théâtre. La porte s’ouvrait enfin, et l’ordonnance harassée déclarait que le dîner était prêt. Dans la salle à manger, ils trouvaient leur amphitryon, pourpre, tout moite de la chaleur de la cuisine, et en colère, qui les regardait furieusement sans répondre à leurs questions ; avec une expression de crainte, il soulevait le couvercle de la soupière et servait ses deux convives, et ce n’est que lorsqu’il s’était assuré qu’ils mangeaient avec appétit et que le plat leur convenait, qu’il respirait plus librement et s’asseyait dans son fauteuil. Son visage devenait langoureux, huileux... Il se versait lentement un petit verre d’eau-de-vie et disait :

— À la santé de la jeune génération !

Depuis sa conversation avec Laïevski, Samoïlenko se sentait au fond de l’âme une certaine oppression, en dépit de son excellente disposition d’esprit ; il avait pitié de son ami et désirait lui porter secours.

Après avoir avalé son verre d’eau-de-vie avant la soupe, il poussa un soupir et dit :

— J’ai vu ce matin Vania Laïevski. L’existence lui est difficile ; les côtés matériels de la vie ne lui sont d’ailleurs pas très consolants, mais c’est surtout la psychologie qui l’a déprimé. Pauvre garçon !

— Il ne me fait aucune pitié ! — dit Von Koren. — Si cet homme-là se noyait jamais, je le pousserais encore à l’aide de ma canne : noie-toi, frère, noie-toi...

— Ce n’est pas vrai. Tu ne ferais pas cela.

— Pourquoi donc ? — dit le zoologiste, en secouant les épaules ; — je suis aussi capable que toi d’une bonne action.

— Est-ce que noyer un homme constitue une bonne action ? — dit le diacre en riant.

— Quand il s’agit de Laïevski, oui.

— Il me semble qu’il manque quelque chose dans la sauce au kvass... — dit Samoilenko, qui désirait changer le cours de la conversation.

— Laïevski est absolument nuisible, et aussi dangereux pour la société que le microbe du choléra, — poursuivit Von Koren, — le noyer est donc méritoire.

— Cela ne te fait pas honneur de parler ainsi de ton prochain ; dis-moi : pourquoi le détestes-tu ?

— Ne dis pas de bêtises, docteur. Haïr et mépriser un microbe, ce serait stupide ; mais regarder comme son prochain le premier venu, cela dénote un manque de jugement, c’est renoncer à toutes relations équitables avec les gens, c’est en un mot s’en laver les mains. Je considère ton Laïevski comme un mauvais garnement, je ne te le cache pas, et je me comporterai avec lui d’après ce principe, sans aucun scrupule ; tu le regardes comme ton prochain, et cela veut dire que ta conduite à son égard est la même qu’avec le diacre ou avec moi, c’est-à-dire que cela t’est égal. Tu es également indifférent envers tout le monde.

— Mauvais garnement !... — marmotta Samoïlenko, en fronçant les sourcils avec dégoût, — tu t’exprimes, Dieu te pardonne, comme...

— On juge les gens d’après leurs actes, — continua Von Koren.

— Jugez-en donc, mon cher diacre... — reprit-il. — L’activité de M. Laïevski vous est exposée sans détours, telle qu’une longue lettre chinoise, et vous pouvez la lire du commencement à la fin. Qu’a-t-il fait durant les deux années qu’il a vécues ici ? Comptons sur nos doigts. D’abord, il a enseigné aux habitants de la ville à jouer au vinte ; auparavant ce jeu était inconnu ici, et maintenant on y joue du matin jusqu’au milieu de la nuit, et tout le monde y prend part, même les femmes et les imberbes ; secondement, il a appris aux habitants à boire de la bière, qui était également inconnue ici, il y a deux ans ; ils lui doivent aussi leurs connaissances sur les diverses sortes d’eaux-de-vie, si bien que leurs yeux renfoncés peuvent à présent distinguer l’eau-de-vie de Kochelef du Smirnof n° 21. Troisièmement si jadis on vivait ici en concubinage, c’était du moins en secret, pour les mêmes raisons qui font que les voleurs volent en cachette, et non en public ; l’adultère était regardé comme quelque chose qu’il ne faut pas étaler devant tous les yeux ; à ce point de vue, Laïevski se montre un vrai pionnier de la débauche, car il vit ouvertement avec une femme qui n’est pas à lui. En quatrième lieu...

Von Koren avala prestement son poisson haché au kvass et rendit son assiette à l’ordonnance.

— J’ai compris mon Laïevski, — poursuivit-il en se tournant vers le diacre, — dès le premier mois de nos relations. Nous sommes venus ici en même temps.. Les gens comme lui aiment beaucoup l’amitié, les rapprochements, la solidarité et ce qui y ressemble, parce qu’ils ont toujours besoin de compagnie pour jouer au vinte, pour boire et festoyer ; de plus, comme ils sont bavards, ils ont besoin d’auditeurs. Nous devînmes donc des amis, c’est-à-dire qu’il vint chez moi tous les jours, m’empêcha de travailler et me fit ses confidences au sujet de sa compagne ; et dès les premiers temps, il me frappa par une extraordinaire propulsion au mensonge, qui me donna des nausées. En qualité d’ami, je lui reprochai de boire autant, de dépenser plus que ses moyens et de contracter ainsi des dettes, de ne rien faire ni rien lire, enfin d’être si peu instruit et, en réponse, il se contenta de sourire amèrement, de soupirer et de dire : « Je suis un raté, un être inutile... » ou bien : « Que voulez-vous faire de nous, débris du temps du servage », ou encore : « Nous sommes des dégénérés... » Il se mettait aussi parfois à perpétrer un long galimatias sur Oniéguine, Petchorine, Keane de Byron, Bazarof, en ajoutant : « Ce sont là nos pères pour le corps et pour l’esprit. »

Comprenez-vous ? Si les envois du Gouvernement restent sans être ouverts durant des semaines entières, si lui-même s’enivre et habitue les autres à l’ivrognerie, ce n’est pas sa faute, mais celle d’Oniéguine, de Petchorine et aussi de Tourguenieff, qui a créé le type de l’homme raté et inutile. Les raisons de ses débordements et de son indécence se trouvent, voyez-vous, non en lui-même, mais quelque part à l’extérieur, dans l’espace... Et d’ailleurs, adroite ruse ! il n’est pas seul à être dissolu, menteur et sordide, car il dit : nous « nous les gens des années quatre-vingt, nous descendance molle et énervée de l’ancien droit de servage, la civilisation nous a gâtés... ». En un mot, il nous faut comprendre qu’un grand homme tel que Laïevski reste grand même dans sa chute ; que sa dépravation, sa mauvaise éducation et sa malpropreté sont un phénomène purement historique, consacré par la nécessité ; que les causes en sont universelles et même poétiques ; et que, devant lui, il faut balancer l’encensoir parce qu’il est une victime de l’époque, des influences contemporaines, de l’hérédité, et cætera. Tous les tchinovniks et leurs dames poussent en l’écoutant des « oh ! » et des « ah ! ». Mais, quant à moi, je n’ai pas été long à voir à qui j’avais affaire : à un cynique, ou à un fripon adroit. De tels sujets, d’apparence intelligente, tant soit peu instruits et parlant beaucoup de leurs titres de noblesse, savent à merveille feindre d’être des natures complexes.

— Tais-toi ! — dit Samoïlenko éclatant. — Je ne permettrai pas qu’en ma présence on parle de cette façon d’un homme fort estimable.

— Ne m’interromps pas, Alexandre Davidovitch, — répondit froidement Von Koren, — je vais avoir terminé. Laïevski, est au contraire, un organisme fort simple. Voici son squelette moral : le matin, des pantoufles, un bain et du café ; ensuite, en attendant le déjeuner, des pantoufles, de l’exercice et de la conversation ; à deux heures, des pantoufles, un repas et du vin ; à cinq heures, un bain, du thé et du vin ; ensuite le vinte et des mensonges ; à dix heures, le dîner et du vin ; et, après minuit, le sommeil et la femme. Son existence est renfermée dans ce programme étroit, comme un œuf dans sa coquille. Qu’il marche, qu’il reste assis, qu’il se fâche, qu’il écrive, qu’il se réjouisse, tout cela a rapport au vin, aux cartes, aux pantoufles ou à la femme. Car cette dernière joue en lui un rôle fatal et écrasant. Il avoue lui-même qu’à treize ans il était déjà amoureux ; devenu étudiant de première année, il vécut avec une femme qui eut sur lui une influence bienfaisante et à laquelle il doit ses connaissances musicales ; dans la seconde année, il retira une prostituée d’une maison publique et l’éleva jusqu’à lui, c’est-à-dire qu’il la prit comme maîtresse ; celle-ci vécut avec lui durant un semestre, après quoi elle se sauva et rentra dans sa maison ; cette fuite causa d’ailleurs à Laïevski de grandes peines d’âme. Hélas ! il souffrit tellement qu’il dut quitter l’Université, et rester deux ans chez lui sans travailler. Mais voici qui est mieux. Chez lui, il se lia avec une veuve qui lui conseilla de laisser la Faculté de droit pour prendre celle de philologie ; il écouta ses conseils. Ayant achevé ses études, il s’énamoura éperdument de sa présente... Comment dirais-je ?... femme mariée, il dut s’enfuir avec elle au Caucase, en quête soi-disant d’idéal... Mais, un de ces jours, il cessera de l’aimer et regagnera Pétersbourg, toujours à la recherche d’un idéal.

— Qu’en sais-tu ? — grogna Samoïlenko, en regardant méchamment le zoologiste ; — mange plutôt.

On servit des cervelles bouillies avec une sauce polonaise. Samoïlenko en donna une entière à chacun de ses hôtes et leur versa de la sauce de sa propre main. Le silence régna durant deux minutes.

— La femme joue un rôle essentiel dans la vie de chaque homme, — dit le diacre, — il n’y a rien à y faire.

— Sans doute, mais jusqu’à un certain point. Pour chacun de nous, la femme peut être une mère, une sœur, une épouse, une amie ; mais, pour Laïevski, elle n’est toujours qu’une amante. Elle, ou plutôt sa cohabitation, voilà le but et le bonheur de sa vie ; il est joyeux, triste, ennuyeux ou charmant, à cause de la femme ; si son existence devient désagréable, la femme en est la cause ; si pour lui brille l’aurore d’une nouvelle vie, si son idéal est atteint, — cherche la femme toujours... Seuls lui plaisent les œuvres ou les tableaux où il s’agit d’une femme... Notre époque, à son avis, est mauvaise et pire que les années quarante et soixante, pour la seule raison que nous ne savons pas nous livrer éperdument à l’extase amoureuse de la passion. S’il était instruit ou littérateur, il doterait le monde d’une dissertation sur « la prostitution dans l’Égypte ancienne », ou sur « la femme au XIIIe siècle », ou quelque autre chose du même acabit. Ces voluptueux doivent avoir dans le cerveau une excroissance spéciale qui comprime la cervelle et domine toute leur psychologie. Observez Laïevski, quand il se trouve quelque part en société ; si l’on soulève une question d’intérêt général, par exemple, sur l’instinct, il reste à l’écart, silencieux et inattentif ; son aspect est languissant, désenchanté ; rien ne semble l’intéresser, tout lui paraît futile et trivial ; mais mettez-vous à parler de femelles et de mâles ; racontez, par exemple que, chez les araignées, la femelle mange le mâle après sa fécondation, — alors ses yeux s’allument de curiosité ; son visage s’éclaire, l’homme revit, en un mot. Toutes ses pensées, fussent-elles nobles et élevées, ont toujours le même point de départ. Si tu te promènes avec lui dans la rue et qu’un âne vienne à passer... — « Dites-moi, demande-t-il, ce qui se produirait par suite du coït d’une ânesse et d’un chameau ? » Et les rêves ! Vous a-t-il raconté ses rêves ? C’est splendide ! Il rêve qu’on le marie avec la lune, ou qu’on l’appelle au bureau de police et qu’on lui demande pourquoi il vit avec une guitare ?...

Le diacre éclata de rire ; Samoïlenko fronça les sourcils et prit un visage sévère, pour ne pas rire aussi ; mais il ne put se contenir longtemps et éclata.

— Et toujours il ment ! — dit-il en essuyant ses larmes. — En vérité, il ment !

 

IV

Le diacre était très enclin à la joie et riait à s’en rendre malade de la moindre bêtise qu’il entendait. Il semblait rechercher la société des gens, pour ce seul motif qu’on découvre toujours en eux un côté risible et qu’il est loisible de leur accoler un surnom. Il appelait ainsi Samoïlenko une tarentule, l’ordonnance un canard, et ne se possédait pas de joie quand parfois Von Koren gratifiait Laïevski et sa compagne de la gracieuse épithète de macaques.

Aussi écoutait-il, cette fois, avec avidité, les yeux déjà pleins d’un rire contenu, et tendant sa figure, dans l’attente d’une bonne occasion pour éclater.

— C’est un sujet corrompu et perverti, — continua le zoologiste, tandis que le diacre, attendant des mots risibles, le fixait dans les yeux. — Il est rare de rencontrer pareille nullité. Physiquement il est faible, mou et vieilli, et, pour l’intelligence, il est au même niveau qu’une grosse marchande, qui mange, boit, dort dans la plume et a son cocher comme amoureux.

Le diacre éclata de rire de nouveau.

— Ne riez pas, diacre, — dit Von Koren, — c’est stupide, à la fin.

Et, ayant attendu que le diacre reprît son sérieux, il continua :

— Je ne ferais d’ailleurs aucune attention à cette nullité, si le personnage n’était nuisible et périlleux. Et il est dangereux parce qu’il obtient du succès auprès des femmes, et menace ainsi de procréer une descendance, de doter le monde d’une douzaine de Laïevski aussi maladifs et dépravés que lui. En second lieu, il est contagieux au suprême degré ; il a déjà importé ici, comme je vous l’ai dit, la bière et le jeu de vinte. Encore deux nouvelles années, et il conquerra tout le littoral caucasien. Vous savez comme moi à quel point la foule, surtout dans son milieu, a confiance en l’intelligence, en l’instruction universitaire, en la noblesse des manières, et la bonne tournure des phrases.

Quelque turpitude qu’il accomplisse, tous croiront que cela est très bien, puisque l’auteur est un homme intellectuel, libéral et diplômé de l’Université. D’ailleurs, c’est un neurasthénique, une victime de l’époque, un homme avorté, et par conséquent tout lui est permis. Et puis, il est si aimable ; il condescend si cordialement aux faiblesses humaines ; il est complaisant, affable, sans orgueil, et on peut en sa compagnie boire à l’aise, dire des obscénités et critiquer...

La foule, toujours portée vers l’anthropomorphisme en religion et en morale, aime ces petites divinités, qui possèdent les mêmes vices qu’elle. Jugez donc quel large champ est ouvert à la contagion ! De plus, c’est un bon acteur et un hypocrite rusé, qui sait parfaitement où nichent les merles. Prenons, par exemple, ses subterfuges et ses jongleries à propos de la civilisation ; il ne la prise pas, mais écoutez-le :

« Ah ! comme nous sommes gâtés par la civilisation ! Ah ! comme j’envie ces sauvages, ces enfants de la nature qui ignorent la civilisation ! » Il faut que vous compreniez par là qu’il s’est livré jadis tout entier à la civilisation, qu’il l’a servie, s’en est imprégné, et qu’en revanche celle-ci l’a accablé, désenchanté, trompé ; il est, voyez-vous, un Faust, un second Tolstoï... Quant à Schopenhauer et à Spencer, il les traite comme des enfants, et leur frappe paternellement sur l’épaule : eh bien, quoi de nouveau, frère Spencer ! Il n’a d’ailleurs jamais lu Spencer, mais avec quelle élégante ironie il parle de sa compagne : « Elle a lu Spencer ! » Et on l’écoute, et personne ne veut comprendre que ce charlatan, bien loin d’avoir le droit de s’exprimer ainsi sur Spencer, n’est pas digne de lui baiser seulement la semelle du soulier ! Saper la civilisation, l’autorité, la famille du prochain, les éclabousser de boue, les lorgner avec moquerie, dans le but de justifier et de cacher sa pauvreté morale et sa laideur physique, c’est là le fait d’un être de bas aloi, sordide et rempli d’amour-propre.

— Je ne sais, Nikolaï, ce que tu voudrais exiger de lui, — dit Samoïlenko, en regardant le zoologiste non plus avec irritation, mais d’un air contrit. — C’est un homme comme nous tous, non sans faiblesse, mais au niveau des idées actuelles, qui fait son service au profit de sa patrie... Il y a dix ans, nous avions ici, comme agent, un vieillard fort intelligent, qui disait souvent...

— Assez, assez ! — interrompit le zoologiste. — Tu dis qu’il fait son service. Comment le fait-il ? Est-ce que, depuis son arrivée ici, les affaires marchent mieux, et les tchinovniks sont-ils devenus plus honnêtes, plus courtois, plus équitables ? Au contraire, il a sanctionné de son autorité d’homme universitaire et intellectuel leur dépravation, et, ajoutant sa fange à la leur, il a accru le tas de deux poudes[6]. Il n’est ponctuel que le 20 du mois, jour où il touche ses émoluments ; mais, les autres jours, il traîne ses pantoufles chez lui et se donne l’air de faire au Gouvernement une grande grâce, en voulant bien vivre dans le Caucase. Non, Alexandre Davidovitch, ne prends pas sa défense, car tu ne serais pas sincère. Si tu l’aimais véritablement et le regardais comme ton ami, tu ne te montrerais pas aussi indifférent pour ses vices, tu ne les tolérerais pas, et, pour son bien, tu tâcherais de le rendre du moins inoffensif.

— C’est-à-dire ?

— De le rendre inoffensif. Mais, comme il est incorrigible, il n’y a qu’un seul moyen d’arriver à ton but...

Et Von Koren passa sa main autour de son cou.

— Ou le noyer... — ajouta-t-il. — De tels gens doivent être supprimés dans l’intérêt de l’humanité, impitoyablement.

— Que dis-tu ? — balbutia Samoïlenko, en se levant et en regardant avec stupeur le visage froid et tranquille du zoologiste. — As-tu perdu la tête ? Que dit-il donc, diacre ?

— Je n’insiste pas pour la peine de mort, — dit Von Koren, — s’il est prouvé qu’elle est nuisible ; mais alors cherchez quelque autre chose. Il est nécessaire d’annihiler Laïevski ; on peut l’isoler, lui enlever sa personnalité, le condamner aux travaux publics...

— Que dis-tu là ? — dit Samoïlenko terrifié.

Mais il remarqua à ce moment que le diacre mangeait ses choux farcis sans poivre, et s’écria d’une voix désespérée :

— Avec du poivre ! mettez du poivre !

Puis il se retourna vers Von Koren :

— Que dis-tu là, toi, un homme intelligent ? Condamner aux travaux publics un ami, un homme fier et instruit !

— S’il est fier, il se révoltera ; en ce cas, aux fers !

Samoïlenko ne put proférer un seul mot de réponse et se contenta de remuer les doigts ; mais le diacre tourna vers lui son visage ahuri et railleur, et éclata de rire.

— Cessons de parler de Laïevski, — dit le zoologiste. — Rappelle-toi seulement de ceci, Alexandre Davidytch : l’humanité primitive a été préservée d’individus tels que Laïevski, par suite de sa lutte constante pour la vie et de la sélection ; mais, à présent que cette lutte a été bien amoindrie ainsi que la sélection, nous devons nous occuper nous-mêmes de l’élimination des faibles et des inutiles, autrement ils deviendraient vite nombreux, la civilisation périrait et l’humanité dégénérerait complètement. Et nous en serions la cause.

— S’il faut noyer ou pendre, — dit Samoïlenko ; — en ce cas, au diable la civilisation et l’humanité ! Au diable ! Et voici ce que je te réponds : tu es un homme très savant et fort intelligent, l’orgueil même de notre pays ; mais les Allemands t’ont gâté l’esprit. Oui, les Allemands ! les Allemands !

Depuis son retour de Dorpat, où il avait étudié la médecine, Samoïlenko avait rarement rencontré d’Allemands et jamais lu un livre allemand ; mais, selon lui, tout le mal en politique et en science provenait des Allemands. D’où lui venait cette opinion, il n’eût peut-être pas su le dire lui-même, mais il y tenait beaucoup.

— Oui, les Allemands ! — répéta-t-il encore une fois. — Allons prendre le thé.

Ils se levèrent tous les trois, et, ayant mis leurs coiffures, sortirent dans l’enclos et s’installèrent à l’ombre d’érables blancs, de poiriers et d’un marronnier. Le zoologiste et le diacre s’assirent sur un banc, auprès d’un guéridon, tandis que Samoïlenko se plongeait dans un fauteuil canné au dossier large et incliné. L’ordonnance servit le thé, des confitures et une bouteille de sirop.

— On est parfaitement ici pour prendre le thé. Parfaitement ! — dit le docteur, avec un large sourire, et en soufflant, comme s’il passait d’un endroit froid dans un bain surchauffé.

Il faisait très chaud, trente-cinq degrés à l’ombre. L’atmosphère brûlante était immobile, et une longue toile d’araignée, s’étendant du marronnier au sol, ne bougeait même pas.

Le diacre prit une guitare, qui se trouvait toujours parterre, le long du guéridon, l’accorda et chanta doucement d’une voix fine : « Les garçons du séminaire vont au cabaret... » mais il se tut aussitôt, accablé par la chaleur, essuya la sueur de son front, et contempla le ciel bleu.

Samoïlenko s’endormait ; la grande chaleur, le silence, la digestion, tout contribuait à l’engourdir et à l’abattre ; ses mains glissèrent, ses yeux se rapetissèrent, sa tête tomba sur la poitrine... Il regarda avec un attendrissement pleurard Von Koren et le diacre et marmotta :

— La jeune génération... Les étoiles de la science et la lampe de l’église... Vois, le métropolite chante un long alleluia... on vient baiser la patène... quoi donc... mon Dieu...

Un ronflement retentit... Von Koren et le diacre vidèrent leur tasse et sortirent dans la rue.

— Vous allez pêcher de nouveau à l’embarcadère aux bœufs ? — demanda le zoologiste.

— Non, il fait trop chaud.

— Venez chez moi. Vous m’aiderez à emballer et vous recopierez quelque chose. Nous causerons de la façon de vous occuper un peu... Il faut travailler, diacre ; c’est nécessaire.

— Vos paroles sont justes et logiques, — répondit le diacre ; — mais ma paresse trouve une excuse dans les circonstances de ma vie actuelle. Vous le savez, les situations mal définies contribuent remarquablement à rendre les gens apathiques. M’a-t-on envoyé ici pour quelque temps ou pour toujours ? Dieu le sait ; mais je vis présentement dans l’incertitude, et ma femme s’ennuie et a froid chez son père, tandis que la chaleur me ramollit ici la cervelle.

— Tout cela, ce sont des fadaises, — dit Von Koren, — on peut s’habituer à la chaleur, et vivre très bien sans femme. Mais il ne faut pas se dorloter ; on doit, au contraire, se soumettre à une dure discipline.

 

V

Nadiéjda Fédorovna éprouva, un matin, le désir de se baigner, et se dirigea vers la mer, suivie d’Olga, la cuisinière, qui portait une cruche, un bassin d’étain, un drap et une éponge.

En rade se trouvaient deux navires étrangers aux cheminées blanches, un peu crasseuses, évidemment des bateaux de commerce...

Quelques hommes en coutil et en souliers blancs arpentaient l’embarcadère et parlaient à haute voix, en français, aux marins des vapeurs, qui leur répondaient...

La petite église de la ville fit sonner à toute volée sa cloche.

— C’est aujourd’hui dimanche, — pensa Nadiéjda Fédorovna avec plaisir.

Elle se sentait bien à l’aise et dans une joyeuse disposition d’esprit. Dans son nouvel habit ample en gros drap et sous son grand chapeau de paille dont les bords se repliaient sur ses oreilles et formaient comme une corbeille au fond de laquelle se détachait sa figure, la jeune femme semblait toute mignonne. Et elle se disait qu’en toute la ville, il n’y avait qu’une seule femme jeune, belle et intelligente, et que c’était elle, et que, seule également, elle savait, pour peu d’argent, s’habiller gracieusement et avec goût. Ainsi cet habit qu’elle portait ne valait que quatre-vingt-deux roubles, et pourtant comme il était joli ! Certainement elle devait plaire à tout le monde, et les hommes, bon gré mal gré, devaient envier Laïevski.

Elle était contente que ce dernier fût à son égard, depuis quelque temps, plus froid, plus réservé, et, par intervalles, grossier ou impertinent. Jadis, les sorties méprisantes de Laïevski, ses regards froids ou étrangement vagues la faisaient pleurer ; elle éclatait alors en reproches, menaçait de s’en aller ou de se laisser mourir de faim ; mais, à présent, elle se contentait de rougir en le regardant d’un air coupable, et se réjouissait de sa froideur. Quand il la grondait ou la menaçait, cela lui plaisait, car elle se reconnaissait comme coupable envers lui. Elle se sentait coupable, en effet, de n’avoir pas partagé ses rêves d’une vie de travail, pour lesquels il avait quitté Pétersbourg et était venu au Caucase, et elle était persuadée qu’il lui en voulait justement pour cette raison. En arrivant au Caucase, elle rêva dès le premier jour d’un petit coin commode sur le rivage, d’un jardin confortable avec de l’ombre, des oiseaux et des ruisseaux, où elle pourrait planter des fleurs et des légumes, élever des poules et des canards, recevoir des voisins, soigner les paysans et leur prêter des livres ; elle s’aperçut bientôt que le Caucase consistait en montagnes boisées, en énormes vallées, en forêts, où il faut choisir longuement son emplacement avant de faire bâtir, qu’il n’y avait pas de voisins, que la chaleur y était torride, et qu’on y courait le risque d’être volé par les Tcherkesses.

Laïevski ne se pressa pas d’ailleurs d’acquérir un emplacement ; elle en fut elle-même assez contente, et tous deux convinrent tacitement de ne plus reparler de leurs beaux projets. Mais elle pensa toujours que le silence de Laïevski renfermait de l’irritation contre elle.

En second lieu, sans lui en parler, elle avait, durant ces deux années, acheté diverses futilités dans le magasin d’Atchmianof, et elle devait à présent à ce dernier trois cents roubles. Prenant tantôt un peu de soie, tantôt de l’étoffe ou une ombrelle, elle s’était peu à peu endettée sans trop s’en apercevoir.

— Je lui en parlerai aujourd’hui, — se dit-elle avec résolution ; mais elle se représenta ensuite la difficulté qu’elle aurait, avec l’attitude présente de Laïevski, pour lui confesser cette dette.

En troisième lieu, elle avait déjà par deux fois, en l’absence de Laïevski, reçu chez elle l’officier Kirilline ; une fois le matin, pendant que Laïevski prenait son bain et une autre fois sur les minuit, tandis qu’il jouait aux cartes.. À ce souvenir, Nadiéjda Fédorovna frémit et regarda sa cuisinière dans la crainte qu’elle n’eût deviné le cours de ses pensées. Les longues journées chaudes et ennuyeuses, les beaux soirs accablants, les nuits étouffantes et cette existence constamment désœuvrée, la pensée qu’elle était belle et jeune, et que sa jeunesse se passait sans profit, enfin, la compagnie de Laïevski, intelligent et jeune sans doute, mais toujours traînant ses pantoufles, se rongeant les ongles et capricieux au possible, — tout cela avait contribué à éveiller ses désirs, et, comme une hallucinée, elle ne faisait plus qu’y penser jour et nuit. Dans son souffle, dans ses regards, dans le son de sa voix et dans sa démarche, elle suait le désir ; la voix de la mer lui conseillait d’aimer, la tiédeur du soir également, et aussi les montagnes... Et quand Kirilline se mit à lui faire la cour, elle n’eut pas la force de résister et ne le voulut pas d’ailleurs, et elle se donna à lui...

Et, en ce moment, les navires étrangers et les hommes en coutil blanc la firent songer à une salle immense, où retentissait le son d’une valse, où l’on parlait français, et sa poitrine se gonfla d’une joie inattendue. Elle eût voulu danser et parler français.

Elle se dit alors avec plaisir qu’il n’y avait rien de terrible dans son changement, son âme n’y étant pour rien ; elle continuait d’aimer Laïevski, puisqu’elle en était jalouse, et s’ennuyait en son absence. Kirilline s’était montré sot, grossier et peu intéressant ; leurs relations avaient été vite rompues, et cela n’avait pas eu de suite. D’ailleurs, c’était là le passé, et il n’y avait rien à y faire ; et, si Laïevski l’apprenait, il ne le croirait pas.

Il n’y avait sur le rivage qu’une seule cabine de bain pour les dames, les hommes se baignant coram poputo. En entrant dans la cabine, la jeune femme y trouva une dame déjà sur le retour, Maria Konstantinovna Bitugof, femme d’un tchinovnik, avec sa fille Katia, âgée de quinze ans, élève d’un lycée ; elles étaient assises toutes deux sur un banc et se déshabillaient.

Maria Konstantinovna était une femme bonne, sentimentale, délicate et solennelle, très bavarde, avec une prononciation lente. Elle avait vécu jusqu’à trente-deux ans comme gouvernante, et s’était ensuite mariée avec le tchinovnik Bitugof, petit homme grisonnant, fort paisible et ayant les cheveux soigneusement ramenés sur les tempes. Depuis lors, elle en était fort amoureuse, jalouse même, rougissait au seul mot d’ « amour » et affirmait à tout venant être très heureuse.

— Ma chérie ! — dit-elle solennellement, en apercevant Nadiéjda Fédorovna, et en donnant à sa figure une expression « en amande », ainsi que ses connaissances la qualifiaient. — Ma chérie, comme c’est gentil d’être venue ! Nous allons nous baigner ensemble ; ce sera charmant !

Olga défit rapidement sa robe et sa chemise, et se mit ensuite à déshabiller sa maîtresse.

— Il ne fait pas aujourd’hui aussi chaud qu’hier, n’est-ce pas ? — dit Nadiéjda Fédorovna, en frissonnant sous les mains rudes de la cuisinière ; — je ne sais comment je ne suis pas morte hier de chaleur.

— Oh ! oui, ma chérie ! Moi-même j’en suffoquais... Savez-vous qu’hier je me suis baignée trois fois... oui, ma chérie, trois fois ! Nicodème Alexandrovitch s’en est même fâché : « De grâce, Mâcha, — me dit-il — à quoi cela ressemble-t-il ? »

— « Est-il possible d’être aussi laides ?» — pensait cependant Nadiéjda Fédorovna, en regardant Olga et la grosse dame ; elle se tourna aussi vers Katia :

— « La jeune fille n’est pas mal faite » — se dit-elle ; tandis qu’elle répondait à haute voix :

— Votre Nicodème Alexandrovitch est un homme tout à fait charmant ; j’en suis tout simplement amoureuse.

— Ah ! ah ! ah ! — rit Maria Konstantinovna avec affectation, — c’est ravissant !

Une fois déshabillée, Nadiéjda Fédorovna éprouva le désir de voler ; et il lui sembla que, si elle remuait les bras, elle s’envolerait infailliblement.

Elle remarqua ensuite qu’Olga contemplait avec dédain son corps blanc ; femme de soldat et légalement mariée, Olga se considérait comme supérieure à sa maîtresse. Celle-ci sentit aussi que Maria Konstantinovna et Katia ne la respectaient ni ne l’aimaient. Cela lui déplut, et, pour se rehausser en leur estime, elle dit :

— Chez nous, à Pétersbourg, la vie de campagne bat maintenant son plein. Mon mari et moi avons tant de connaissances ! Il faudrait tâcher de s’y revoir.

— Votre mari est ingénieur, je crois ? — demanda timidement Maria Konstantinovna.

— Je parle de Laïevski. Il a beaucoup d’amis. Mais, par malheur, sa mère est une aristocrate fort orgueilleuse, assez bornée...

Nadiéjda Fédorovna n’acheva pas et se jeta dans l’eau, suivie des deux autres femmes.

— Le monde a chez nous beaucoup de préjugés, — continua Nadiéjda Fédorovna — et on n’y vit pas aussi facilement qu’il semble.

Maria Konstantinovna, qui avait été gouvernante dans des familles aristocratiques et connaissait ainsi le monde, répondit :

— Oh ! oui. Figurez-vous, ma chérie, que, chez les Garatinski, il fallait être en toilette pour le déjeuner et pour le dîner, si bien qu’en outre de mes appointements je recevais encore toute une garde-robe, comme une actrice.

Elle se plaça entre Nadiéjda Fédorovna et Katia, comme pour préserver sa fille de l’eau qui avait mouillé et effleuré la jeune femme. Par l’ouverture de la porte, donnant sur la mer, on voyait quelqu’un nager à cent pas de la cabine.

— Maman, c’est Kostia ! — dit Katia.

— Ah ! ah ! — se mit à glousser la mère effrayée, et elle lui cria :

— Ah ! Kostia, reviens vite ! Kostia, reviens !

Mais le jeune lycéen, âgé de quatorze ans, voulant montrer sa bravoure devant sa mère et sa sœur, fit un plongeon et reparut plus loin ; mais la fatigue le fit revenir, et sa figure sérieuse et tendue prouvait qu’il n’avait pas grande confiance en ses forces.

— Quel ennui avec ces enfants, ma chère ! — dit Maria Konstantinovna rassurée, — on a toujours peur qu’ils se tuent. Figurez-vous que, lorsque mon mari était fonctionnaire à Lipetsk, Kostia grimpa une fois sur un arbre élevé et ne put en redescendre, si bien qu’il fallut envoyer un paysan l’y chercher. Un malheur est si vite arrivé, n’est-il pas vrai ? Ah ! ma chérie, il est agréable, mais aussi bien préoccupant, d’être mère. On a peur de tout.

Nadiéjda Fédorovna mit son chapeau de paille et sortit en pleine mer, à l’extérieur de la cabine. Elle nagea durant quatre sagènes[7] et se retourna alors sur le dos. Elle aperçut la mer à l’horizon lointain, les navires, les gens sur le rivage, la ville, et tout cela, de même que la chaleur et les douces lames transparentes, l’irritait et lui murmurait qu’il fallait vivre, vivre... Auprès d’elle passa un canot à voiles, fendant l’onde résolument ; l’homme, assis au gouvernail, la regarda longuement, et elle éprouva du plaisir d’être ainsi admirée.

Après leur bain, les trois dames se rhabillèrent et sortirent ensemble.

— J’ai tous les jours un accès de fièvre, et cependant je ne maigris pas, — dit Nadiéjda Fédorovna, en passant sa langue sur ses lèvres salées par l’eau de mer et en répondant par un sourire aux saluts des gens de connaissance.

Elle ajouta :

— J’ai toujours été assez potelée, et je le suis, me semble-t-il, plus que jamais.

— Cela, ma chérie, dépend du tempérament. Si quelqu’un n’est pas gros de nature, comme moi par exemple, aucune nourriture ne l’y fera devenir. Vous avez abîmé votre chapeau, ma chère.

— Ce n’est rien ; il séchera au soleil.

Nadiéjda Fédorovna revit en passant les gens en coutil blanc, qui allaient et venaient sur le rivage en parlant français, et son cœur en ressentit encore de la joie, et le souvenir lui revint confusément d’une grande salle, où elle avait autrefois dansé, ou peut-être bien qu’elle n’avait vue qu’en songe.

Maria Konstantinovna s’arrêta à sa porte, et invita la jeune femme à entrer un instant.

— Entrez, ma chérie ! — dit-elle d’une voix suppliante, tandis qu’elle considérait cependant Nadiéjda Fédorovna avec anxiété, espérant qu’elle refuserait peut-être et continuerait sa route.

Mais celle-ci accepta, en disant :

— Avec grand plaisir. Vous savez combien j’aime être avec vous.

Et elle entra dans la maison.

Maria Konstantinovna la fit asseoir, lui offrit du café et des petits pains au lait, et lui montra les photographies de ses anciennes élèves, les demoiselles Garatinski, déjà mariées à l’heure actuelle, ainsi que les diplômes scolaires de Katia et de Kostia ; ces diplômes étaient très honorables ; mais, afin de les faire priser davantage, la bonne dame fit remarquer avec un soupir que les études sont maintenant très difficiles dans les lycées...

Elle se montrait fort aimable envers Nadiéjda Fédorovna et en même temps la plaignait et souffrait en pensant que sa présence pouvait avoir une mauvaise influence sur le moral de Kostia et de Katia ; elle se réjouissait à ce point de vue de l’absence de son mari Nicodème Alexandrovitch, car, à son avis, tous les hommes aimaient ces sortes de femmes.

Tout en causant avec la jeune femme, Maria Konstantinovna se rappelait que, le soir même, aurait lieu un pique-nique, et que Von Koren l’avait priée en grâce de ne pas en parler aux macaques, c’est-à-dire à Laïevski et à Nadiéjda Fédorovna ; mais soudain elle se trahit, rougit et dit avec embarras :

— J’espère, que vous serez aussi...

 

VI

Il était convenu qu’on irait à sept verstes au sud de la ville, au confluent des deux rivières, la Noire et la Jaune, et que là, on confectionnerait une soupe au poisson.

On se mit donc en route sur les cinq heures du soir. En avant, dans un char à bancs, se trouvaient Samoïlenko et Laïevski, suivis d’une calèche convertie en troïka qui contenait Maria Konstantinovna, Nadiéjda Fédorovna, Katia et Kostia, ainsi que la vaisselle et le panier aux provisions ; dans l’équipage suivant, avaient pris place l’officier Kirilline et le jeune Atchmianof, fils du gros marchand à qui Nadiéjda Fédorovna devait trois cents roubles, et en face d’eux, sur le strapontin, courbé et les jambes croisées, Nicodème Alexandrovitch, tout petit, bien tenu et les cheveux ramenés sur les tempes. Enfin, par derrière, venaient Von Koren et le diacre ; ce dernier tenait sur ses genoux un panier contenant du poisson.

— À droite ! — criait à pleine voix Samoïlenko, quand venaient à leur rencontre une charrette ou un Abase à cheval sur un âne.

— Dans deux ans, quand j’aurai pu rassembler les gens et les crédits nécessaires, je ferai une expédition, — racontait Von Koren au diacre. — Je suivrai la côte, de Vladivostok au détroit de Behring, et ensuite, de Behring à l’estuaire de l’Iénisséi ; nous dresserons la carte des lieux, étudierons la faune et la flore, et, à l’occasion, nous occuperons aussi de géologie et de recherches anthropologiques et ethnographiques. Il ne dépend que de vous de m’accompagner.

— Cela est impossible, répondit le diacre.

— Pourquoi ?

— Je suis marié.

— Votre femme vous laissera partir. Nous la rassurerons. Mais le mieux encore, pour vous, serait de lui persuader de rentrer dans un monastère ; cela vous permettrait d’en faire de même, et de participer à l’expédition comme moine. Je puis vous arranger cela.

Le diacre ne répondit pas.

— Connaissez-vous bien votre théologie ? reprit le zoologiste.

— Très mal.

— Hem !... Je ne puis vous fournir à ce sujet aucune indication, car je connais peu la théologie. Vous me donnerez une petite liste des ouvrages qui vous seront utiles, et je vous les enverrai, cet hiver, de Pétersbourg. Il vous faudra lire également les récits des voyageurs ecclésiastiques ; on rencontre parmi eux d’excellents ethnologues et des initiés aux langues orientales. Quand vous aurez fait connaissance avec eux, il vous sera facile de vous mettre à l’œuvre. Allons, et tant que vous n’aurez pas de livres, pour ne pas perdre de temps, venez chez moi ; nous nous occuperons de compas, de sextants, et nous étudierons la météorologie. Tout cela est indispensable.

— Certainement... — murmura le diacre ! qui se mit à rire en même temps, et ajouta :

— J’ai demandé une place dans la Russie centrale, et mon archiprêtre m’a promis de m’aider. Si je pars avec vous, j’aurai alors dérangé des gens pour rien ?

— Je ne comprends pas vos hésitations. En continuant d’être un diacre ordinaire, faisant son service les jours de fête et ne s’occupant de rien les autres jours, vous serez dans dix ans tel que maintenant et vous n’y aurez gagné que des moustaches et de la barbe, tandis qu’après une telle expédition vous serez, dans dix ans, un autre homme, ayant conscience d’avoir accompli une œuvre utile.

Des cris d’effroi et d’admiration se firent entendre à ce moment dans la calèche des dames. Les voitures suivaient une route pratiquée le long d’un rocher absolument à pic et il semblait à tous qu’ils galopaient sur une planchette bordant le haut d’un mur élevé et qu’ils allaient rouler dans l’abîme.

Sur la droite s’étendait la mer, tandis qu’à gauche, c’était une muraille raboteuse, de couleur brune, semée de points noirs, sillonnée de veines rouges et de racines rampantes ; en haut, des touffes verdoyantes semblaient se pencher avec curiosité et effroi pour contempler le vide.

— Je ne comprends pas pourquoi je suis venu avec vous, — dit Laïevski. — Quelle bêtise ! Il me faudrait gagner le nord, me sauver, et voilà que je vais à ce pique-nique ridicule.

— Mais regarde donc quel panorama ! — lui répondit Samoïlenko. quand les chevaux eurent tourné à gauche et qu’apparut aux regards la vallée de la rivière Jaune ; la rivière elle-même brilla bientôt, jaune, un peu trouble, comme folle...

— Je ne vois rien là dedans de joli, — répondit Laïevski. — S’extasier continuellement devant la nature, c’est faire preuve de pauvreté d’imagination. Comparativement à ce que celle-ci peut me faire voir, tous ces rochers et ces ruisseaux sont mesquins, et rien de plus.

Les voitures roulaient déjà sur la berge de la rivière. Les deux berges élevées et montueuses se rétrécirent peu à peu, tandis que la vallée s’effilait pour finir en gorge. La montagne rocheuse, autour de laquelle ils voyageaient, était formée naturellement d’énormes pierres se pressant les unes sur les autres avec une telle violence que Samoïlenko ne pouvait retenir un cri en les apercevant tour à tour. Sombre mais splendide, cette montagne était coupée par places par des fissures ou des cols, qui s’ouvraient devant les voyageurs avec un air de mystère, et, au delà de ces ouvertures, apparaissaient d’autres montagnes, brunes, roses, lilas, enfumées ou éclairées brillamment par le soleil ; et on entendait parfois, en passant le long des gorges, un bruit d’eau qui tombe sur des pierres.

— Ah ! les maudites montagnes, — soupira Laïevski — comme elles m’ont ennuyé !

On arriva enfin aux confluents des deux rivières, où l’eau, noire comme de l’encre de l’une maculait la jaune et luttait avec elle. Sur un des côtés de la route s’élevait la maison du Tatar Kerbalaï, avec un drapeau russe sur le toit et l’inscription à la craie : « Doukhane[8] amical » ; alentour un petit jardin, entouré d’une haie, contenait des tables et des bancs ; et, au milieu d’un buisson de plantes piquantes, s’élevait un unique cyprès, sombre et majestueux.

Kerbalaï, petit Tatar en chemise bleue et tablier blanc, se tenait sur la route, et, quand il aperçut les voitures, il vint à leur rencontre, et, la main sur le ventre et le sourire aux lèvres, il montra à la ronde ses belles dents blanches et brillantes.

— Bonjour, Kerbalaïka ! — lui cria Samoïlenko. — Nous allons dîner un peu plus loin ; apporte-nous un samovar et des chaises. Vivement !

Kerbalaï remua sa tête tondue et murmura quelque chose ; mais les personnes assises sur la dernière voiture purent seules entendre :

— J’ai des truites, Votre Excellence.

— Apporte, apporte ! — lui dit Von Koren.

À cinq cents pas de la maison, les voitures s’arrêtèrent. Samoïlenko choisit un petit pré, où se trouvaient des pierres commodes pour s’asseoir, ainsi qu’un arbre déraciné, abattu par une tempête, et qui étalait au soleil ses racines velues et ses épines desséchées et jaunies. À cet endroit, un pont en poutres flexibles traversait la rivière, et conduisait à un petit hangar, sorte de séchoir pour le maïs, rappelant assez bien la maison fantastique des contes populaires, qui tenait en l’air sur des pattes de poules ; un petit escalier y accédait.

La première impression de tous les voyageurs fut qu’ils ne sortiraient jamais de là ; en effet, les montagnes s’entassaient de tous côtés, et l’ombre du soir, qui descendait rapidement, semblait rapetisser la vallée et grandir les montagnes ; on entendait le grondement de la rivière et le cri continu des oiseaux.

— Charmant ! — dit Maria Konstantinovna, en poussant de profonds soupirs d’extase. — Mes enfants, regardez comme c’est beau ! Quel silence !

— Oui, c’est assez bien ! — dit Laïevski avec condescendance ; car le point de vue lui plaisait, et il devint triste en regardant le ciel et ensuite la fumée bleuâtre, qui sortait de la cheminée de la maison.

— Oui, c’est très beau, — répéta-t-il.

— Ivan Andréïtch, vous devriez décrire cet endroit ! — lui dit en larmoyant Maria Konstantinovna.

— Pourquoi ? — demanda Laïevski. — L’impression vaut mieux que toute description... Cette richesse de couleurs et de sons que tout homme reçoit de la nature par le moyen des impressions, se voit dénaturée et abîmée par les écrivains.

— Comment ça ? — demanda froidement Von Koren, tout en se choisissant une pierre sur le bord de l’eau et en tâchant de la rouler jusqu’à sa place.

— Comment ça ? — répéta-t-il, en regardant fixement Laïevski. — Et Roméo et Juliette ? Et, par exemple, la nuit d’Ukraine de Pouchkine ? La nature est forcée de s’incliner devant ces merveilles.

— Soit... — consentit Laïevski, trop indolent pour entamer une discussion.

Il reprit pourtant au bout d’un instant :

— D’ailleurs, qu’est-ce au fond que Roméo et Juliette ? Un beau, poétique et saint amour ; ce sont là des roses sous lesquelles on veut cacher la laideur. Roméo est un être comme nous tous.

— Que l’on parle avec vous de n’importe quelle chose, vous glissez toujours dans...

Von Koren regarda Katia et n’acheva pas.

— Je glisse toujours dans quoi ? — demanda Laïevski ?

— Si l’on vous dit par exemple : « comme cette grappe de raisin est jolie ! » vous répondez alors : « oui, mais comme elle est abîmée quand on l’a mâchée et qu’on la digère dans l’estomac ! » Comment exprimer cela ? Ce n’est pas un genre nouveau, mais c’est pourtant fort étrange en général.

Laïevski connaissait l’inimitié de Von Koren à son égard, et le craignait ; en sa présence, il éprouvait une sorte de gêne, comme celle qu’on éprouve lorsque l’on sent quelqu’un dans son dos... Il ne répondit rien, et s’éloigna en regrettant d’être venu...

— Messieurs, à la recherche de broussailles pour le feu ! — commanda Samoïlenko.

Tout le monde se dispersa, et il ne resta que l’officier Kirilline, Atchmianof et Nicodème Alexandrovitch. Kerbalaï apporta cependant des sièges, étendit un tapis sur le sol, et disposa quelques bouteilles de vin. Kirilline, homme grand et bien fait, mais qui avait la manie de porter en toute saison un manteau par-dessus son sarrau, rappelait assez par son maintien fier, sa démarche importante et une voix quelque peu enrouée, les jeunes chefs de police des provinces russes ; à la vue de bouteilles ou de tables de restaurant, il éprouvait chaque fois un accès de dignité personnelle et se mettait à la déclarer orageusement.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce que tu apportes là, animal ? — dit-il à Kerbalaï. — Je t’ai ordonné de servir du quaréli, qu’as-tu donc apporté, museau de Tatar ? Dis ? quoi ?

— Nous avons déjà beaucoup de vin, Iégor Alexiévitch, — fit remarquer timidement Nicodème Alexandrovitch.

— Eh bien ! Je désire aussi offrir du vin. Je participe au pique-nique, et j’ai bien le droit, je suppose, de fournir ma part. Apporte dix bouteilles de quaréli.

— Pourquoi tant de bouteilles ? — s’étonna Nicodème Alexandrovitch, qui connaissait la pénurie d’argent de Kirilline.

— Vingt bouteilles ! — cria celui-ci.

— Cela ne fait rien, laissez-le ; je payerai — chuchota Atchmianof à Nicodème Alexandrovitch.

Nadiéjda Fédorovna était dans une joyeuse et folâtre disposition d’esprit. Elle eût voulu sauter, rire, crier, taquiner, flirter ; dans sa robe d’indienne à boutons bleus, en pantoufles rouges, et coiffée de son même chapeau de paille, elle semblait petite, simple, légère et aérienne, comme un papillon. Elle courut vers le petit pont et regarda une minute dans l’eau, où apparaissait sa figure ; puis, ayant poussé un petit cri, elle s’enfuit en riant vers le hangar. Elle entendit la grosse voix de Kirilline et pensa un instant en elle-même qu’il pouvait s’enivrer, bavarder, faire un scandale ; mais elle réfléchit vite que personne ne le croirait ; et elle se sentit toute joyeuse à la pensée que ce stupide et honteux roman s’était passé sans suite pour elle et ne se renouvellerait pas. Elle monta le petit escalier et entra dans le séchoir ; mais elle eut peur de l’obscurité, et revint en courant vers le pont, et il lui sembla à ce moment que tous les hommes, Kerbalaï lui-même, devaient l’aimer.

Lorsque les ténèbres plus épaisses ne permirent plus de distinguer les arbres des montagnes ni les voitures des chevaux, et qu’aux fenêtres de la maisonnette brilla une lumière, elle prit un sentier qui courait à travers les pierres et les buissons épineux, grimpa sur la hauteur et s’assit là sur une pierre.

En bas d’elle, brûlait le foyer. Alentour se mouvait l’ombre noire et allongée du diacre, qui se promenait en manches retroussées autour du feu, comme un rayon de cercle pivote autour du centre ; par moments il poussait des broussailles dans le feu et, au moyen d’une cuillère emmanchée à une baguette, remuait la soupe dans la marmite.

Samoïlenko, la figure d’un rouge cuivré, allait et venait alentour, comme s’il était dans sa cuisine, et criait avec férocité :

— Où donc est le sel, Messieurs ? L’aurait-on oublié ? Vous voilà tous assis tranquillement comme des propriétaires, tandis que je me mets en quatre !

Sur l’arbre déraciné, étaient assis côte à côte Laïevski et Nicodème Alexandrovitch, qui regardaient pensivement le feu. Maria Konstantinovna, Katia et Kostia tiraient d’un panier de la vaisselle à thé et des assiettes. Von Koren, les mains croisées et un pied sur une pierre, était installé sur la berge même de la rivière, et réfléchissait. Les taches rouges du foyer, ainsi que les ombres, s’agitaient sur le sol alentour des personnes, et tremblotaient sur la montagne, les arbres, le pont, le hangar ; de l’autre côté, la berge abrupte était tout éclairée, et se réfléchissait dans l’eau, qui, coulant très vite, semblait se hâter d’arriver à cette réverbération pour l’effacer.

Le diacre se dirigea vers les poissons que nettoyait et lavait Kerbalaï ; mais il s’arrêta à mi-chemin et regarda alentour de lui.

— Mon Dieu, comme c’est beau ! — pensa-t-il. — Des personnes, des pierres, un feu, l’obscurité et un arbre difforme, et en voilà assez pour produire une merveille !

Sur la berge, autour du hangar, on distinguait maintenant quelques silhouettes inconnues. Comme le feu ne brillait que par intermittences et que la fumée volait dans cette direction, on ne pouvait distinguer tous ces gens d’un coup, mais on apercevait par instants soit un chapeau poilu et une barbe grise, soit une chemise bleue, tantôt une silhouette déguenillée des épaules aux genoux portant un poignard en travers de la ceinture, tantôt un visage jeune et basané aux sourcils noirs, touffus et comme tracés au charbon. Cinq hommes étaient assis en rond sur le sol et cinq autres allaient et venaient dans le hangar. L’un d’eux apparut, tournant le dos à la porte, et, les mains derrière le dos, causant avec un autre et lui racontant sans doute quelque chose d’intéressant, car lorsque Samoïlenko jeta des broussailles dans le feu, qui pétilla et éclaira vivement alentour, on put voir deux physionomies tranquilles et attentives regarder par la porte, tandis que ceux assis en rond se retournaient pour mieux écouter le récit. Un moment après, les gens assis entonnèrent un chant lent, mélodieux, semblable à une majestueuse hymne d’église... En les écoutant, le diacre s’imagina ce qu’il serait dans dix ans, quand il reviendrait de l’expédition : un jeune moine missionnaire, un auteur au nom et au passé glorieux ; on le nommerait archimandrite, puis évêque, et il célébrerait la messe dans une cathédrale ; la mitre d’or sur la tête, la panagie[9] au cou, il paraîtrait dans l’ambon[10] et bénirait la foule du peuple avec le chandelier à trois branches et prononcerait à haute voix :

— « Descends du ciel, ô mon Dieu, et vois et considère cette vigne, que la cultive Ta droite ! »

Et les enfants aux voix angéliques chanteraient en réponse « Ô Dieu saint... »

— Diacre, où est le poisson ? — demanda Samoïlenko.

En revenant vers le foyer, le diacre se représenta une procession suivant une route poudreuse, par une chaude journée de juillet ; devant, marchent les paysans portant des bannières, et les femmes et les enfants avec des icones ; puis viennent les chœurs d’enfants et le sacristain avec la joue entourée d’une mentonnière et de la paille dans les cheveux ; derrière lui, suit le diacre, puis le pope en calotte et portant la croix ; et enfin vient la foule des paysans, des femmes et des enfants, parmi laquelle on distingue, à leurs mouchoirs, les femmes du pope et du diacre...

Les chanteurs chantent, les enfants piaillent, les cailles crient, l’alouette pleure...

Et voici qu’on s’arrête et qu’on asperge d’eau bénite un troupeau... on poursuit la route et on demande de la pluie avec force prosternements. Ensuite le goûter et les conversations...

— « Et tout cela est bien beau aussi ! » — pensait le diacre.

 

VII

Kirilline et Atchmianof se mirent à gravir le sentier qui conduisait sur la hauteur ; mais Atchmianof s’arrêta bientôt à mi-chemin, tandis que Kirilline continuait son ascension et rejoignait Nadiéjda Fédorovna.

— Bonjour... — dit-il en faisant le salut militaire.

— Bonjour.

— Oui... — reprit Kirilline, en regardant le ciel d’un air songeur — oui !

Mais malgré son majestueux manteau et sa démarche importante, il hésita et devint confus.

— Quoi donc... oui ? — demanda la jeune femme, qui s’aperçut qu’Atchmianof les observait de loin.

— Cela veut dire, — répondit lentement l’officier, — que notre amour s’est flétri avant que d’être épanoui, comme on dit. Comment dois-je comprendre votre attitude ? Est-ce de la coquetterie de votre part, de la diplomatie féminine, ou quoi encore ?...

— Ce fut une faute. Laissez-moi, — dit Nadiéjda Fédorovna, en le regardant avec aversion et se demandant si cet homme avait bien pu lui plaire un jour au point de devenir son amant.

— Vous croyez... — dit Kirilline, qui resta rêveur un instant et reprit ensuite :

— Eh bien ! J’attendrai que vous vous trouviez dans une meilleure disposition à mon égard, et que vous ne me regardiez plus aussi méchamment... ce qui d’ailleurs vous va à ravir... Adieu !

Il refit le salut militaire et s’éloigna au milieu des buissons.

Au bout d’un instant, Atchmianof s’approcha à son tour.

— Il fait beau, ce soir ! dit-il avec un léger accent arménien.

Le jeune homme n’était pas mal de sa personne ; habillé à la mode et avec goût, il avait l’air d’un homme bien élevé ; mais Nadiéjda Fédorovna ne l’aimait pas, parce qu’elle devait à son père trois cents roubles ; et il ne lui plaisait pas de voir ainsi participer au pique-nique quelqu’un qui n’était pas « de leur monde ».

— Notre pique-nique s’annonce très bien, — dit-il, après un instant de silence.

— Oui, — répondit-elle, et, comme si elle ne pensait qu’à sa dette, elle reprit négligemment :

— Oui, vous direz chez vous qu’Ivan Andréïtch passera un de ces jours payer les trois cents roubles.

— Je suis prêt à en donner encore trois cents autres, pour que vous n’en parliez plus ainsi chaque jour. Comme c’est prosaïque !

— Comprenez-vous donc quelque chose à la poésie ?

— Si je ne la comprenais pas, serais-je auprès de vous ?

Nadiéjda Fédorovna se mit à rire. L’idée lui vint que, si elle le voulait, sa dette serait à l’instant même effacée, et elle eut l’envie d’aimer un instant, pour rejeter et abandonner ensuite.

— Permettez-moi de vous donner un conseil... — dit timidement Atchmianof. — Je vous en prie, prenez garde à Kirilline ; il raconte partout sur votre compte des histoires inconvenantes.

— Il m’importe peu de savoir ce que raconte de moi le premier imbécile venu, — répondit Nadiéjda Fédorovna, troublée, quoi qu’elle en dit ; et la pensée riante de se jouer du jeune et charmant Atchmianof perdit aussitôt tout son charme.

— Il faut redescendre... — dit-elle. — On nous appelle.

La soupe, en effet, était prête. On la servit dans les assiettes, et on la dégusta avec cet air de componction particulier aux pique-niques ; et la soupe fut déclarée excellente par tout le monde, bien meilleure que celle qu’on avait encore pu manger jusque-là. Selon l’ordinaire, dans ces genres de festins, les convives, se perdant dans la masse des serviettes, des paquets, des papiers graisseux qu’entraînait le vent, ne retrouvaient jamais ni leur verre ni leur pain, renversaient leur vin sur le tapis ou sur leurs genoux, répandaient le sel, tandis que l’obscurité les environnait et que le foyer diminuait d’intensité par suite de la paresse générale à se lever et à bourrer le feu de nouveaux combustibles.

Tout le monde buvait du vin ; mais on n’en donnait que par demi-verre à Kostia et à Katia. Quant à Nadiéjda Fédorovna, elle avalait verre sur verre, et, bientôt enivrée, elle ne pensa plus à Kirilline.

— Le pique-nique est somptueux et la soirée superbe, — dit Laïevski, que le vin rendait moins sombre ; — mais je préférerais à tout cela un bel hiver ; vous savez, quand « le collet de castor s’argente d’une poussière gelée ».

— À chacun son goût — répondit Von Koren.

Laïevski se trouva mal à l’aise ; la chaleur du foyer lui rôtissait le dos, et il devait affronter par devant la haine du zoologiste ; cette inimitié d’un homme intelligent et comme il faut, qui avait, sans doute, une raison secrète de le détester, l’humiliait et lui enlevait ses moyens ; aussi, n’osant pas le contredire en face, il reprit d’une voix mielleuse :

— J’aime beaucoup la nature, et je regrette de n’être pas naturaliste. Je vous envie.

— Oh ! moi, je ne regrette ni n’envie rien, — dit Nadiéjda Fédorovna. — Je ne comprends pas qu’on puisse sérieusement s’occuper de scarabées et de bêtes à bon Dieu, tandis que le peuple souffre.

Laïevski partageait cet avis. Il était tout à fait ignorant des sciences naturelles ; c’est pourquoi il ne pouvait supporter de sang-froid le ton d’autorité et l’air savant et profond des gens qui s’occupent des moustaches de fourmis et des pattes de blattes ; et c’était toujours avec dépit qu’il voyait ces gens résoudre les questions de l’origine et de l’existence de l’homme en s’appuyant sur des pattes, des barbes ou quelque protoplasme, ce dernier objet lui apparaissant inconsciemment sous la forme vague d’une huître.

Mais dans les paroles de Nadiéjda Fédorovna, il lui sembla entendre un mensonge, et il répondit pour le seul motif de la contredire :

— Il ne s’agit pas tant des scarabées que des déductions qu’on en tire !

 

VIII

On ne pensa au retour que fort tard, sur les onze heures du soir.

Tout le monde finit pourtant par s’installer dans les voitures, sauf Atchmianof et Nadiéjda Fédorovna, qui avaient quitté le groupe et couraient en riant le long de la rivière.

— Vite, vite ! — leur cria Samoïlenko.

— Il ne faudrait pas faire boire du vin aux dames, — dit à voix basse Von Koren.

Laiëvski, fatigué par le pique-nique, par l’inimitié du zoologiste et par ses pensées, alla à la rencontre de la jeune femme.

Celle-ci apparut bientôt, joyeuse, rayonnante, légère comme une plume, essoufflée et riant à gorge déployée ; elle posa ses deux mains sur Laïevski et voulut appuyer sa tête sur sa poitrine ; mais celui-ci la repoussa et, reculant d’un pas, lui dit sévèrement :

— Tu te conduis comme une cocotte.

Sur son visage irrité et abattu, elle lut la haine, et perdit soudain courage. Elle comprit qu’elle avait dépassé les bornes et s’était conduite trop librement ; triste, se sentant lourde, grossière et enivrée, elle s’assit dans la première voiture venue avec Atchmianof.

Laïevski s’installa à côté de Kirilline, le zoologiste avec Samoïlenko, le diacre avec les dames, et le cortège se mit en route.

— Quels macaques ce sont là... — commença le zoologiste, en s’enveloppant de son manteau et en fermant les yeux. — Tu l’as entendue : elle ne voudrait pas s’occuper de scarabées, parce que le peuple souffre. C’est ainsi que tous les macaques nous jugent. Cette race astucieuse d’esclaves, domptée durant dix générations par le knout et le poing, ne tremble, ne tâche d’attendrir et ne rampe que devant la force ; mais lâche le macaque dans un pays libre où on ne puisse le prendre au collet, alors il se développe et se fait connaître. Regarde comme il est hardi aux expositions de tableaux, dans les musées, dans les théâtres, ou quand on parle de la nature : il se hérisse, se redresse sur ses pattes de derrière, invective, critique... Et il critique immanquablement, c’est là un trait d’esclave. Écoute bien ceci : On invective plus souvent les gens de professions libérales que les filous, parce que la société se compose aux trois quarts d’esclaves, tels que ces macaques. Il n’arrivera jamais qu’un esclave te tende la main et te dise : merci, parce que tu travailles.

— Je ne sais pas ce que tu veux ; — répondit Samoïlenko en baillant, — elle a voulu tout naïvement faire de l’esprit en causant avec toi ; et voilà que tu te mets à en tirer des conclusions ! Tu es fâché après Laïevski pour une raison quelconque, et il faut qu’elle aussi en ait sa part. Mais c’est une charmante femme.

— Eh ! tais-toi ! C’est une femme entretenue, fort commune, débauchée et banale. Écoute, Alexandre Davidovitch, quand tu rencontres une paysanne ordinaire qui ne vit pas avec son mari, qui ne fait rien et ne connaît que : « hi ! hi ! » et « ah ! ah ! », tu lui dis : « va donc travailler ! » Pourquoi deviens-tu timide et crains-tu de dire la vérité à présent ? Est-ce parce que Nadiéjda Fédorovna est entretenue non plus par un matelot, mais par un tchinovnik ?

— Que veux-tu donc que je lui fasse ? — dit Samoïlenko irrité — dois-je la tuer ?

— Il ne faut pas flatter le vice. Nous nous contentons de pester par derrière. Je suis zoologiste ou sociologiste, ce qui est la même chose, et toi, tu es médecin ; la société a foi en nous ; nous sommes donc obligés de lui montrer le préjudice énorme que causera à elle et aux générations futures l’existence de femmes telles que cette Nadiéjda Ivanovna.

— Fédorovna, — rectifia Samoïlenko. — Et que devra faire la société ?

— Elle ? C’est son affaire. À mon avis, le moyen le plus sûr et le plus rapide, c’est la violence. Il faut la ramener manu militari à son mari, et, si celui-ci n’en veut plus, la condamner aux travaux forcés, ou l’enfermer dans quelque établissement correctionnel.

— Ouf ! — soupira Samoïlenko, qui, après un moment de silence, reprit doucement :

— Il y a quelques jours, tu m’as dit qu’il faut détruire les gens tels que Laïevski... Dis-moi donc, s’il arrivait... c’est une supposition... que le Gouvernement ou la société te chargeât de cette opération... est-ce que... tu t’y résoudrais ?

— Certes, et ma main ne tremblerait pas.

 

IX

De retour chez eux, Laïevski et Nadiéjda Fédorovna entrèrent en silence dans leur sombre, étouffé et ennuyeux logement. Laïevski alluma une bougie, et la jeune femme s’assit, et sans enlever son chapeau ni son manteau, leva vers lui des yeux tristes et repentants.

Il comprit qu’elle attendait de lui des explications ; mais cela lui semblait fatigant et inutile, et il se repentait au fond d’avoir été dur avec elle.

Il toucha par hasard dans sa poche la lettre qu’il voulait chaque jour lui remettre sans jamais s’y décider, et il pensa que l’occasion était d’autant plus propice que cela détournerait son attention d’un autre côté.

— Il est temps d’éclaircir notre situation — se dit-il ; — je vais lui donner la lettre ; il en sera ce qu’il en sera.

Et, tirant la lettre de sa poche, il la lui tendit en disant :

— Lis. Cela te concerne.

Et il se dirigea vers son cabinet, où il s’allongea sur le divan, dans l’obscurité.

Nadiéjda Fédorovna lut la lettre, et il lui sembla que le plafond et les murs de la pièce se rapprochaient d’elle pour l’écraser.

Elle se sentit oppressée, craintive, et, se signant trois fois, elle dit :

— Dieu lui donne le repos... Dieu lui donne le repos...

Et elle se mit à pleurer.

— Vania ! — appela-t-elle, — Ivan Andréïtch !

Il ne répondit pas. Mais, croyant que Laïevski venait et se tenait près d’elle, derrière la chaise, elle sanglota comme un enfant et dit :

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit plus tôt qu’il était mort ? Je n’aurais pas été au pique-nique, je n’aurai pas ri aussi effrontément... Les hommes me disaient des bêtises... Quel malheur ! quel malheur ! Sauve-moi, Vania, sauve-moi... J’ai perdu la tête... Je suis perdue...

Laïevski entendit ses sanglots. Il étouffa, et sentit son cœur battre violemment. Il se leva, resta debout au milieu de la pièce, puis cherchant le fauteuil dans l’obscurité, près de la table, il s’y assit.

— C’est une vraie prison... — pensa-t-il. — Il faut que je m’en aille... Je ne puis...

Il était déjà tard pour aller jouer aux cartes ; dans la ville, les restaurants manquaient. Il se recoucha en se bouchant les oreilles, pour ne pas entendre les sanglots ; mais l’idée subite lui vint d’aller chez Samoïlenko.

Pour ne pas passer auprès de Nadiéjda Fédorovna, il sauta par la fenêtre dans le jardin, escalada la clôture et se trouva dans la rue. Il faisait sombre.

Un gros navire à voyageurs venait d’entrer dans le port, à en juger aux lumières ; la chaîne de l’ancre grinçait encore. Un petit feu rouge se dirigeait du rivage vers le vaisseau ; c’était le canot de la douane.

— Les passagers dorment dans leurs cabines... — pensa Laïevski — en enviant leur repos.

Les fenêtres de la maison de Samoïlenko étaient ouvertes.

Laïevski regarda par l’une d’elles, puis par une autre ; les chambres étaient plongées dans l’obscurité, et on n’y entendait aucun bruit.

— Alexandre Davidovitch, dors-tu ? — appela-t-il. — Alexandre Davidovitch !

Un accès de toux retentit, suivi d’un cri inquiet :

— Qui est là ? Quel est le démon... ?

— C’est moi, Alexandre Davidytch. Excuse-moi.

Au bout d’un instant, une porte s’ouvrit ; un doux rayon de lumière jaillit d’une lampe, et Samoïlenko apparut, tout en blanc et en bonnet de coton.

— Qu’as-tu ? — demanda-t-il en respirant lourdement, encore à demi endormi, — attends un peu, je vais t’ouvrir.

— Ne te donne pas ce mal, je passerai par la fenêtre...

Et Laïevski, escaladant la fenêtre, entra chez Samoïlenko, qu’il prit par la main.

— Alexandre Davidytch, — dit-il d’une voix tremblante, — sauve-moi ! Je t’en supplie, je t’en conjure, comprends-moi ! Ma position est poignante. Si elle doit se prolonger, ne fût-ce encore que deux jours, alors j’étoufferai comme... comme un chien !

— Attends... De quoi s’agit-il ?

— Allume une bougie.

— Oh ! oh ! — soupira Samoïlenko, en allumant une bougie, — mon Dieu, mon Dieu !... Mais il est déjà deux heures, frère.

— Excuse-moi, mais je ne puis demeurer chez moi — dit Laïevski, déjà soulagé par la lumière et par la présence de Samoïlenko. — Toi, Alexandre Davidytch, tu es mon meilleur, mon unique ami... Tout mon espoir est en toi. Bon gré, malgré, délivre-moi, pour l’amour de Dieu ! Quoi qu’il puisse en advenir, il me faut partir d’ici. Prête-moi de l’argent !

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu !... — répondit Samoïlenko en soupirant et en se grattant la tête, — je m’étais assoupi, et soudain j’entends un sifflement, c’était l’arrivée d’un vaisseau, et maintenant c’est toi... Te faut-il beaucoup ?

— Au moins trois cents roubles. Je dois lui en laisser cent, et le restant est pour mon voyage... Je te dois déjà dans les quatre cents roubles, mais je t’enverrai le tout... toute la somme...

Samoïlenko caressa ses favoris de la main, allongea ses jambes et réfléchit.

— Oui... — murmura-t-il indécis, — trois cents... oui... Mais je n’ai pas cette somme... Il faudra l’emprunter à quelqu’un.

— Emprunte-la, pour l’amour de Dieu ! — dit Laïevski, en lisant sur la figure de Samoïlenko que celui-ci voulait bien lui donner l’argent, et qu’il le donnerait sûrement. — Emprunte, et je te rembourserai sûrement. Je t’enverrai l’argent de Pétersbourg, aussitôt arrivé. Sois tranquille sur ce point. Sacha, donne-moi un peu de vin à boire, — ajouta-t-il en se ranimant.

— Oui... j’ai là du vin.

Et ils allèrent tous deux dans la salle à manger.

— Mais que fera Nadiéjda Fédorovna ? — demanda Samoïlenko en plaçant sur la table trois bouteilles et une assiette pleine de pêches — Est-ce qu’elle restera ici ?

— J’arrangerai tout cela, j’arrangerai tout cela... — dit Laïevski, en éprouvant un mouvement inattendu de joie. — Je lui enverrai ensuite de l’argent, et elle viendra me retrouver... Et alors nous éclaircirons notre situation... À ta santé, ami !

— Attends ! — dit Samoïlenko. — Bois d’abord de ce vin-ci... Il vient de mon vignoble. Voici une autre bouteille du vignoble de Navaridzé, et une autre d’Akhatoulof... Goûte ces trois sortes de vin et dis-moi franchement... Le mien a comme un peu d’aigreur... Dis ? ne trouves-tu pas ?

— Oui. Tu m’as soulagé, Alexandre Davidytch... Merci... Je renais.

— Un peu d’aigreur ?

— Le diable le sait, mais pas moi. Oui, tu es un homme magnifique, merveilleux !

En regardant sa figure pâle, bouleversée, mais bonne, Samoïlenko se souvint du conseil de Von Koren, de détruire de telles gens, et Laïevski lui parut un enfant faible, sans défense, que chacun pouvait offenser et détruire.

— Mais, une fois là-bas, il faudra te réconcilier avec ta mère — dit-il — car ce n’est pas bien de vivre ainsi.

— Oui, oui, sûrement.

Quelques minutes se passèrent en silence.

Quand la première bouteille fut achevée, Samoïlenko dit :

— Il faudrait aussi faire la paix avec Von Koren. Vous êtes tous deux des hommes très intelligents, excellents, et vous vous regardez l’un l’autre comme des loups.

— Oui, c’est un homme excellent et d’une grande intelligence — acquiesça Laïevski, prêt à ce moment à louer tout le monde et à tout pardonner — c’est un esprit remarquable, mais je ne pourrai jamais m’accorder avec lui. Non ! Nos natures sont trop différentes. Je suis d’un naturel indolent, faible, soumis même, et, dans un bon moment, je lui tendrais bien la main, mais il se détournerait de moi... avec mépris...

Laïevski, légèrement grisé par le vin, se mit à marcher un instant d’un coin à l’autre de la chambre, et continua en s’arrêtant au milieu :

— Je comprends parfaitement Von Koren. C’est une nature forte, robuste, despotique. Tu l’as entendu, il parle constamment d’expédition, et ce ne sont pas là de vains mots. Il lui faut la solitude, la nuit éclairée par la lune ; alentour sous des tentes et aussi en plein air dorment ses gens, affamés et épuisés, fourbus par les lourdes étapes, les kosakes, les guides, les porteurs, le médecin, l’aumônier ; et un seul homme ne dort pas, c’est lui ; et, comme Stanley, il est assis sur une chaise pliante, et se sent le roi du désert et le maître de tout ce monde. Il va, il va, marche vers un point, ses gens gémissent et meurent l’un après l’autre, et lui marche, marche toujours, jusqu’à ce qu’enfin il périsse lui-même ; mais il reste encore pourtant le roi de la solitude, car la croix qui domine sa tombe est aperçue par les caravanes à quarante mille à la ronde et règne sur le désert. Il est regrettable qu’un tel homme ne soit pas militaire. Il ferait un colonel génial, merveilleux. Il saurait au besoin noyer tous ses chevaux pour faire un pont avec les cadavres et passer... et une telle hardiesse est plus utile en temps de guerre que toutes les fortifications et les tactiques. Oh ! je le comprends parfaitement ! Dis-moi : pourquoi est-il venu ici ? Qu’avait-il à faire ici ?

— Il étudie la faune de la mer.

— Non, non, frère, non ! — soupira Laïevski. — Un savant de passage sur un paquebot m’a raconté que la mer Noire était pauvre en faune et que, dans ses profondeurs, à cause de l’abondance d’hydrogène sulfureux, toute vie organique était impossible. Tous les zoologistes sérieux travaillent dans les stations biologiques de Naples ou de Villafranca. Mais Von Koren est indépendant et obstiné ; il travaille sur les bords de la mer Noire, parce que nul autre n’y travaille ; il a rompu avec l’Université, ne veut pas entendre parler de ses collègues en science, parce qu’avant tout il est despote, et seulement ensuite zoologiste. Et, vois-tu, il fera parler de lui. Il rêve en ce moment d’une expédition au retour de laquelle il prouvera la médiocrité et les intrigues de nos universités et rabattra le caquet des savants. Et le despotisme est aussi puissant pour la science que pour la guerre. Il habite ici depuis deux ans, dans cette petite ville infecte, parce qu’il aime mieux être le premier dans un village que le second dans une ville. Il est ici roi et seigneur ; son autorité tient tous les habitants en respect ; il se mêle de tout, et tout le monde le craint. Je me suis échappé de dessous sa patte, et c’est pourquoi il me déteste. Ne t’a-t-il pas dit qu’il fallait me détruire ou me condamner aux travaux publics ?

— Oui, — dit Samoïlenko en riant.

Laïevski se mit également à rire et acheva son verre de vin.

— Et son idéal est despotique, — continua-t-il, en mangeant une pêche. — Les mortels ordinaires, qui travaillent pour le profit commun, ont en vue leur prochain : toi, moi, en un mot l’homme. Pour Von Koren les hommes sont des chiens et des nullités, trop futiles pour être le but de son existence. Il travaille donc, fait des expéditions et se tord le cou, non pas par amour pour le prochain, mais au nom de certaines abstractions, telles que l’humanité, les générations futures, la race humaine. Il s’occupe d’améliorer cette race humaine, et, sous ce rapport, nous ne sommes pour lui que des esclaves, de la chair à canons, des bêtes de somme ; son idéal serait de détruire certaines personnes ou de les condamner aux galères, et de plier les autres sous une dure discipline, les forçant, comme jadis Araktchéief, à se lever et se coucher au son du tambour ; il préposerait des eunuques comme gardiens de notre sagesse et de notre moralité, et ferait fusiller quiconque voudrait sortir du cercle de notre morale étroite et conservatrice, et tout cela au nom du perfectionnement de la race humaine... Et qu’est-ce, au fond, que la race humaine ? Une illusion, un mirage... Les despotes ont toujours été des gens à illusions. Oh ! je le comprends parfaitement, frère. Je l’estime et n’ai aucun dédain pour son importance : le monde a besoin d’hommes tels que lui, car, s’il était remis exclusivement aux mains de nous seuls, hommes trop pleins de bonté et d’excellentes intentions, nous en ferions vite ce que les mouches, par exemple, ont fait de ce tableau ; oui.

Laïevski s’assit à côté de Samoïlenko, et lui dit avec un sincère entraînement.

— Je suis un homme vide, inutile, mort. L’air que je respire, ce vin, l’amour, en un mot l’existence, je l’ai acheté au prix du mensonge, de l’oisiveté et de la lâcheté. Jusqu’à présent, j’ai trompé le monde et moi-même ; j’en ai souffert, et mes souffrances furent banales et sans valeur. Devant la colère de Von Koren, je baisse timidement le dos, parce que moi-même, par instants, je me méprise et me hais.

Laïevski se releva, en proie à une nouvelle crise d’émotion, et se remit à arpenter la chambre.

— Je suis heureux de voir clairement mes défauts et de les reconnaître. Cela m’aidera à me régénérer et à devenir un autre homme. Mon cher, si tu savais combien j’attends avec passion et envie ma rénovation. Et je te jure que je me montrerai un homme. Oui ! Je ne sais si c’est ton vin qui parle en moi, ou si c’est bien moi en réalité, mais il me semble déjà que je n’ai pas vécu depuis longtemps des instants aussi agréables, aussi sereins qu’en ce moment auprès de toi.

— Il est temps, frère, d’aller dormir... — dit Samoïlenko.

— Oui, oui... Excuse-moi... Je pars à l’instant.

Laïevski s’agita autour des meubles et des fenêtres, à la recherche de sa casquette.

— Merci... — murmura-t-il en soupirant, — merci... Une bonne parole et de l’amitié valent mieux qu’une aumône. Tu m’as fait renaître.

Il trouva enfin sa casquette, et resta un moment debout en regardant timidement Samoïlenko.

— Alexandre Davidytch ! — dit-il enfin d’une voix suppliante.

— Quoi ?

— Permets-moi, mon ami, de rester à coucher chez toi !

— Mais avec plaisir... comment donc ?

Laïevski s’allongea sur un divan, et continua de causer encore longtemps avec le docteur.

 

X

Trois jours après le pique-nique, Maria Konstantinovna se présenta inopinément chez Nadiéjda Fédorovna.

Sans prendre le temps de terminer les premières salutations, ni d’enlever son chapeau, elle saisit les deux mains de la jeune femme et les pressa sur son sein, en disant d’une voix fort émue :

— Ma chérie, je suis toute bouleversée, consternée. Notre cher et sympathique docteur a dit hier à mon mari que votre époux était mort. Dites-moi, ma chérie, est-ce vrai ?

— Oui, c’est la vérité, il est mort, — répondit Nadiéjda Fédorovna.

— C’est terrible, terrible, ma chérie ! Mais il n’y a pas de mal sans bien. Votre mari était certainement un homme bon, saint et admirable ; mais de telles gens sont mieux au ciel que sur cette terre.

Tous les traits et les points du visage de la bonne dame tremblaient, comme si de minces aiguilles eussent couru sous la peau. Elle sourit, les yeux en amande, et dit d’une voix enthousiaste, mais un peu essoufflée :

— Et ainsi, vous voilà libre, ma chérie. Vous pouvez à présent lever hardiment la tête et regarder les gens en face. Dorénavant Dieu et le monde béniront votre alliance avec Ivan Andréïtch. C’est ravissant. Je tremble de joie et ne trouve pas de mots... Ma chérie, je veux être votre « marieuse[11] »... Nicodème Alexandrytch et moi, nous vous aimons tant, que vous nous permettrez, n’est-ce pas, de bénir votre mariage. Quand pensez-vous vous marier ?

— Je n’y ai pas encore songé, — répondit la jeune femme, en dégageant ses mains.

— Mais c’est impossible, ma chérie ! Vous avez dû certainement y penser déjà.

— En vérité, je n’y ai pas pensé, — dit Nadiéjda Fédorovna, en souriant, — à quoi bon nous marier ? Je n’en vois pas la nécessité. Nous continuerons de vivre comme nous l’avons fait jusqu’ici.

— Que dites-vous ? — s’écria Maria Konstantinovna avec effroi. — Pour l’amour de Dieu, que venez-vous de dire ?

— Que le mariage ne nous apporterait aucune amélioration. Au contraire, peut-être serait-il un mal... Nous perdrions notre liberté.

— Ma chérie ! Ma chérie ! que dites-vous là ? — s’exclama la bonne dame, en reculant d’un pas et en frappant les mains. — Vous êtes une extravagante ! Reprenez vos esprits ! Tranquillisez-vous.

— Me tranquilliser ! Je n’ai pas encore vécu, et vous venez me dire : tranquillisez-vous.

Nadiéjda Fédorovna se souvint qu’en effet elle n’avait pas encore vécu. Ayant terminé ses études à son Institut, elle avait été donnée à un homme qu’elle n’aimait pas ; puis elle l’avait quitté pour suivre Laïevski et avait toujours vécu depuis sur ce rivage ennuyeux et désert, dans l’attente d’un jour meilleur. Cela pouvait-il s’appeler : vivre ?

— Il faudrait en effet nous marier... — pensa-t-elle. Mais le souvenir de Kirilline et d’Atchmianof la fit rougir, et elle répondit :

— Non, cela n’est pas possible. Si même Ivan Andréïtch m’en conjurait à deux genoux, je refuserais.

Maria Konstantinovna resta un instant silencieuse, assise sur le divan, regardant tristement un point vague dans l’espace ; puis elle se leva et dit froidement :

— Adieu, ma chérie... Excusez-moi de vous avoir dérangée !... Bien que cela me fasse de la peine, je suis forcée de vous avertir qu’à partir de ce jour tout est fini entre nous, et que la porte de ma maison vous est fermée, malgré toute la considération que j’ai pour Ivan Andréïtch.

Elle prononça ces mots d’un ton solennel, comme un peu effrayée elle-même par sa propre majesté ; puis son visage se remit à trembloter, reprit son expression molle et sucrée, et, tendant les deux mains à Nadiéjda Fédorovna, interdite et effrayée, elle lui dit :

— Ma chérie, laissez-moi encore durant une minute remplacer votre mère ou votre sœur aînée. Je serai franche avec vous comme une mère.

La jeune femme ressentit en elle une chaleur joyeuse, devant cette compassion, comme si réellement sa mère ressuscitait soudain devant elle. Elle saisit violemment Maria Konstantinovna dans ses bras, et se cacha la figure dans son sein. Les deux femmes pleurèrent.

Assises toutes deux sur le divan, elles sanglotèrent durant quelques minutes, sans se regarder et n’osant prononcer un seul mot.

— Ma chérie, mon enfant, — commença la bonne dame, — je vous dirai de dures vérités, sans vous épargner.

— Pour l’amour de Dieu, pour l’amour de Dieu !

— Confiez-vous en moi, ma chérie. Souvenez-vous que j’ai été la seule des dames d’ici à vous recevoir. Vous m’avez effrayée dès le premier jour ; mais je n’ai pas eu la force de m’écarter de vous avec mépris, comme les autres. Je souffris, pour ce bon et cher Ivan Andréïtch, comme pour un fils. C’était un homme jeune, perdu dans un pays lointain, inexpérimenté, faible, sans mère, et je souffris pour lui... Mon mari se montra hostile à nos relations, mais j’insistai... Je le persuadai... Nous reçûmes donc Ivan Andréïtch, et vous avec lui, craignant de le blesser. Pourtant j’ai un fils et une fille... Vous comprenez, une jeune intelligence d’enfant... un cœur encore pur... malheur à qui scandalise un seul de ces petits... Je vous ai donc reçue tout en tremblant pour les miens... Oh ! quand vous serez mère, vous comprendrez mes craintes... Et tout le monde s’est étonné en me voyant vous recevoir, comme... excusez-moi... comme une femme comme il faut... on m’a fait à ce sujet mille allusions... on m’a rapporté divers commérages... de simples hypothèses d’ailleurs... Dans le fond de mon âme, je vous condamnais ; mais vous étiez malheureuse, digne de pitié, et j’éprouvais de la compassion...

— Mais pourquoi donc ? Pourquoi ? — demanda Nadiéjda Fédorovna toute tremblante — à qui donc ai-je fait du tort ?

— Vous êtes une grande pécheresse. Vous avez enfreint la promesse donnée à votre époux devant l’autel. Vous avez séduit un jeune homme excellent qui, s’il ne vous eût pas rencontrée, se serait peut-être choisi une honnête compagne de sa vie dans une famille honorable de son rang, et serait maintenant comme tous les autres... Vous avez gâté sa jeunesse. Ne dites rien, ne dites rien, ma chérie... Je ne crois pas que, dans nos fautes, ce soit l’homme le coupable. C’est la femme qui est toujours coupable. Les hommes sont légers pour les choses domestiques, vivent plus par l’esprit que par le cœur, et ne comprennent pas beaucoup ; mais la femme comprend tout... D’elle tout dépend. Il lui a été beaucoup donné, et il en sera beaucoup exigé. Oh ! ma chérie, si la femme était sous ce rapport plus bête, ou plus faible que l’homme, Dieu ne lui eût pas confié l’éducation des enfants. Et puis, ma chérie, vous êtes entrée dans la voie du vice, en abdiquant toute honte ; une autre, à votre place, se fût cachée du monde, restant chez elle, pour ne paraître en public que dans l’église de Dieu, pâle, habillée de noir, en pleurs, de façon à ce que chacun dit avec une secrète componction : « Mon Dieu, voici un ange pécheur qui revient vers Toi... » Mais vous, ma chérie, vous avez abdiqué toute pudeur, vivant en public, fière vraiment de votre péché, folâtrant et riant ; et moi, en vous voyant, je tremblais d’effroi et redoutais que le tonnerre céleste ne frappât notre maison durant que vous vous y trouviez. Ma chérie, ne parlez pas, ne dites rien !

Nadiéjda Fédorovna, qui avait, en effet, l’intention de répondre, se tut, et Maria Konstantinovna continua :

— Ayez confiance en moi, je ne vous tromperai pas, je ne cacherai aucune vérité à la vue de votre âme. Écoutez-moi, ma chère... Dieu désigne toujours d’une marque les grands pécheurs, et il vous a mis cette marque apparente. Rappelez-vous, vos costumes ont toujours été scandaleux.

La jeune femme, qui avait toujours eu beaucoup de prétentions pour ses costumes, cessa de pleurer et regarda son interlocutrice avec étonnement.

— Oui, scandaleux, — continua Maria Konstantinovna. — Au raffinement et au bariolage de vos atours, chacun peut deviner votre conduite. Tout le monde, en vous voyant, ricane et secoue les épaules, et moi je souffre, je souffre pour vous... Et puis excusez-moi, ma chérie, vous êtes malpropre... Quand vous m’avez conduite dans votre chambre à coucher, vous m’en avez fait battre le cœur... Çà et là traînaient une robe de dessus, une chemise, une jupe... ma chère, j’en rougis ! Personne n’arrange la cravate de ce pauvre Ivan Andréïtch comme il convient, et quant au linge blanc ou aux souliers du pauvre garçon, il est visible que nul ne s’en occupe chez lui. Et il est encore affamé, ma chérie, après avoir mangé chez vous, et s’il n’y a pas de ménagère pour s’inquiéter du samovar et du café, alors l’homme, bon gré mal gré, dépense au casino la moitié de ses ressources. Et votre maison est tenue d’une façon déplorable ! Dans toute la ville, personne n’a de mouches à l’intérieur et, chez vous, il y en a partout ; toutes les assiettes et les soucoupes en sont noires. Aux fenêtres et sur la table, regardez : il y a de la poussière, des mouches crevées, des verres... Pourquoi ces verres ?... Ma chérie, aucune table n’a jusqu’ici été bien parée chez vous, et on a honte d’entrer dans votre chambre à coucher : le linge blanc traîne pêle-mêle, vos diverses chaussures pendent aux murs avec certains ustensiles... Ma chérie ! le mari ne doit rien savoir, et la femme doit être devant lui propre comme un ange. Chaque matin, je m’éveille à la pointe du jour, et je me lave le visage avec de l’eau froide pour que mon mari ne remarque pas que j’ai longtemps dormi !...

— Ce sont là des futilités, — dit Nadiéjda Fédorovna en pleurant. — Si encore j’étais heureuse, mais je suis si malheureuse !

— Oui, oui, vous êtes très malheureuse ! — soupira Maria Konstantinovna, pouvant à peine contenir ses larmes. — Et une grande douleur vous attend pour l’avenir... Une vieillesse isolée, la maladie, et ensuite la responsabilité devant le tribunal suprême... C’est effrayant, effrayant ! Et voici que le sort vous tend une main secourable, et vous voulez la refuser. Mariez-vous, mariez-vous vite !

— Oui, il le faudrait, il le faudrait, — dit Nadiéjda Fédorovna, — mais cela est impossible.

— Pourquoi donc ?

— Impossible. Oh ! Si vous saviez !

La jeune femme eut envie de parler de Kirilline, de raconter que, la veille au soir, elle s’était rencontrée au port avec le jeune Atchmianof, et qu’alors l’idée folle lui était venue dans la tête de solder sa dette en amour, et qu’elle n’était rentrée au logis que fort tard, se sentant perdue et vénale sans retour. Elle ne savait plus elle-même comme cela s’était passé. Et elle voulait à présent jurer devant Maria Konstantinovna qu’elle payerait sa dette irrévocablement ; mais les pleurs et la honte l’empêchèrent de parler.

— Je partirai, — dit-elle, — Ivan Andréïtch restera ici, et moi je partirai.

— Où cela ?

— En Russie.

— Mais avec quoi vivrez-vous ? Vous ne possédez rien.

— Je m’occuperai de traductions, ou bien... ou j’ouvrirai une bibliothèque.

— Ne vous faites pas de chimères, ma chérie. Pour une bibliothèque, il faut de l’argent. Allons, je vous laisse à présent ; tranquillisez-vous et réfléchissez, et venez demain me voir, toute joyeuse. Ce sera charmant ! Allons, adieu, mon petit ange. Laissez-moi vous embrasser.

Maria Konstantinovna embrassa Nadiéjda Fédorovna sur le front, fit sur elle le signe de la croix et sortit doucement.

Le soir tombait déjà, et Olga allumait du feu dans la cuisine.

En continuant de pleurer, Nadiéjda Fédorovna retourna dans sa chambre à coucher et se coucha sur le lit, sentant venir les prémices d’un violent accès de fièvre. Elle se déshabilla toute couchée, jeta ses vêtements sur ses pieds et se pelotonna sous la couverture. Elle eût voulu boire ; mais personne n’était là pour lui donner ce qu’elle désirait.

— Je payerai ma dette ! — se dit-elle, et il lui sembla, dans le délire, qu’elle gardait une malade, en qui elle se reconnaissait.

— Oui, je rendrai l’argent. Il serait stupide de penser que pour de l’argent... Je partirai et je lui enverrai de l’argent de Pétersbourg. D’abord cent roubles... puis encore cent... et encore cent...

Laïevski rentra fort tard dans la nuit.

— D’abord cent... puis encore cent... — lui dit Nadiéjda Fédorovna.

— Tu aurais dû prendre de la quinine, — lui répondit-il.

Et il pensa en lui-même :

— « Le paquebot part demain mercredi ; mais je ne le prendrai pas. Je dois donc vivre encore ici jusqu’à samedi. »

Nadiédja Fédorovna se souleva soudain et se mit à genoux sur le lit. Après quoi elle se mit à siffler un air du Trouvère ; avec son visage levé au ciel et ses mains baissées, elle ressemblait alors à un enfant, ou plutôt à ces anges en prières qu’on place sur les tombes.

— Ah ! — dit Laïevski, en l’écoutant, — tu as de nouveau la fièvre.

— Je ne t’ai rien dit ? — demanda la jeune femme, avec un sourire, et tout en clignotant des yeux devant la lumière.

— Rien. Il faudra faire venir le docteur demain matin. Dors.

Il prit un oreiller et se dirigea vers la porte.

Maintenant qu’il était définitivement résolu à partir et à abandonner Nadiéjda Fédorovna, il en avait pitié et se sentait coupable envers elle ; il avait en sa présence le remords qu’on éprouve devant un cheval vieux ou malade qu’on a le dessein de faire abattre. Il s’arrêta donc et la regarda :

— Au pique-nique, — dit-il, — j’étais énervé, et je t’ai parlé durement. Excuse-moi, je t’en prie.

Après ces mots, il gagna son cabinet et se coucha ; mais il fut long à s’endormir.

Le lendemain matin, Samoïlenko vint, en grande tenue avec ses épaulettes et ses décorations, car c’était un jour férié.

Quand, après avoir tâté le pouls de Nadiéjda Fédorovna et lui avoir regardé la langue, il sortit de la chambre, il se trouva devant Laïevski, qui lui demanda anxieusement :

— Hé bien ! Quoi ? Quoi ?

Son visage exprimait la peur et une grande émotion, en même temps que l’espoir.

— Sois tranquille, rien de dangereux, — répondit le docteur, — une fièvre ordinaire.

— Je ne te parle pas de cela, — répondit Laïevski en fronçant les sourcils. — As-tu trouvé de l’argent ?

— Mon cher, excuse-moi, — dit Samoïlenko, en regardant vers la porte et tout interloqué. — Excuse-moi, je t’en prie. Personne n’a d’argent disponible, et je n’ai trouvé que de petites sommes de cinq à dix roubles ; en les réunissant, cela fait cent dix roubles. Je dois en causer encore aujourd’hui à quelqu’un. Prends patience.

— Mais le dernier terme est samedi ! — murmura Laïevski, en tremblant d’impatience. — Par tous les saints, avant samedi ! Si je ne pars pas samedi, alors je n’ai besoin de rien, de rien ! Je ne comprends pas comment un docteur comme toi peut manquer d’argent !

— Que veux-tu ? C’est comme Dieu le veut,— répondit vivement et avec effort Samoïlenko, avec un certain sifflement dans la gorge, — on m’a tout pris, on me doit plus de sept mille roubles, et je suis endetté de tous côtés. Est-ce de ma faute ?

— Mais tu trouveras de l’argent pour samedi ? N’est-ce pas ?

— Je tâcherai.

— Je t’en conjure, mon cher ami ! Fais en sorte que l’argent soit entre mes mains vendredi matin.

Samoïlenko s’assit et prescrivit du quina en dissolution, Kalii bromati, de l’infusion de rhubarbe, tincturæ gentianæ, aquæ fœniculi, tout cela en une potion, à laquelle il ajouta du sirop de roses pour atténuer le goût amer du breuvage, puis il sortit.

 

XI

— Tu fais une figure, comme si tu venais pour m’arrêter, — dit Von Koren, en voyant Samoïlenko entrer chez lui, en grande tenue.

— Je passais le long de ta maison et j’ai pensé : tiens, il faut que j’entre apprendre un peu la zoologie, — répondit le docteur, en s’asseyant près d’une grande table, formée de plusieurs planches sur des tréteaux.

— Bonjour, saint père ! — fit-il au diacre, qui, installé près de la fenêtre, copiait quelque chose. — Je ne m’assieds que pour une minute, et je retourne aussitôt chez moi pour apprêter le dîner. Car il est temps... Je ne vous ai pas dérangé ?

— Nullement, — répondit le zoologiste, en étalant sur la table des papiers couverts d’une écriture fine et serrée, — nous nous occupons de transcription.

— Oui... Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... — soupira Samoïlenko, en tirant doucement de dessus la table un livre couvert de poussière, sur lequel était étendu un serpent mort et desséché, puis il dit :

— Pourtant ! Représente-toi qu’un scarabée vert s’en aille pour ses affaires et soudain rencontre en route une pareille bête. Je m’imagine son effroi !

— Oui, c’est assez probable.

— Son venin lui a été donné pour se défendre de ses ennemis ?

— Oui, pour se défendre de ses ennemis, et aussi pour attaquer lui-même.

— Oui, oui, oui... Et tout dans la nature, mes chers, s’explique et a un but. Seulement, voici quelque chose que je ne comprends pas, et toi qui es un homme de haute intelligence, tu vas me l’expliquer certainement. Il existe, tu le sais, des animaux pas plus gros qu’un rat, assez jolis même d’aspect, mais au plus haut point lâches et immoraux. Un de ces animaux se promène, par exemple, dans une forêt ; il aperçoit un petit oiseau, le saisit et le mange. Poursuivant sa route, il voit dans l’herbe un nid contenant des œufs : il n’a plus faim, mais pourtant il casse un œuf, et de sa patte jette les autres hors du nid ; un peu plus loin, il rencontre une grenouille et s’en amuse jusqu’à ce qu’elle soit morte ; alors il se lèche de contentement ; mais à sa rencontre vient un scarabée, il l’écrase d’un coup de patte... Et il abîme ainsi et casse tout sur son chemin... Il envahit les terriers des autres bêtes, saccage à tort et à travers les fourmilières, écrase les limaçons... S’il rencontre un rat, il se bat contre lui ; s’il voit un petit serpent ou une souris, il veut les étouffer. Et c’est ainsi durant toute la journée. Eh bien ! dis-moi à quoi est utile cet animal ? Pourquoi a-t-il été créé ?

— Je ne sais de quel animal tu veux parler, — répondit Von Koren, — probablement d’un insectivore. Eh bien ! quoi ? L’oiseau lui est tombé sous la patte, parce qu’il n’était pas vigilant ; il a détruit un nid rempli d’œufs parce que l’oiseau malhabile l’avait mal construit et n’avait pas su le cacher ; la grenouille avait vraisemblablement quelque défaut dans sa couleur, autrement il ne l’eût pas aperçue, et ainsi de suite. Ton animal ne détruit que les faibles, les maladroits, les imprudents, en un mot ceux qui ont des défauts, ceux dont la nature n’a pas jugé utile de conserver la postérité. Ils ne restent vivants que les plus adroits, les plus prudents, les forts et les bien constitués. De telle façon que ton animal, sans s’en douter, coopère au grand but du perfectionnement.

— Oui, oui, oui... — dit Samoïlenko, qui ajouta d’un air dégagé :

— À propos, frère, prête-moi donc cent roubles.

— Parfaitement. Parmi les insectivores se trouvent des sujets fort intéressants. Par exemple, la taupe. On dit que c’est une bête utile, parce qu’elle détruit les insectes nuisibles. On raconte ainsi qu’un certain Allemand, ayant offert à l’empereur Guillaume Ier une pelisse en fourrures de taupes, le souverain ordonna de lui adresser un blâme, pour avoir tué une telle quantité d’êtres utiles. Et cependant la taupe ne le cède en rien pour la cruauté à ton animal, et, de plus, elle est fort nuisible, car elle saccage horriblement les prés.

Von Koren ouvrit une cassette et en tira un billet de cent roubles.

— La taupe a une cage thoracique très forte, comme la chauve-souris, — continua-t-il en refermant la cassette, — ses os et ses muscles sont très développés, et sa bouche puissamment armée. Si elle avait les dimensions de l’éléphant, ce serait un animal terrible et invincible. Un fait intéressant, c’est que, lorsque deux taupes se rencontrent sous terre, elles se mettent aussitôt toutes les deux, comme si elles s’étaient entendues, à déblayer une place assez vaste ; cet emplacement leur est nécessaire, en effet, pour se battre plus à l’aise. Ceci fait, elles entament une lutte sanglante jusqu’à ce que la plus faible ait succombé.

Von Koren baissa la voix et dit :

— Prends ces cent roubles, mais à la condition que ce ne soit pas pour Laïevski.

— Pourquoi donc ? — dit Samoïlenko ; — de quoi t’occupes-tu ?

— Je ne veux rien prêter ni donner à Laïevski. Je sais que tu aimes à prêter. Tu l’aurais fait pour le voleur Kérim, s’il t’en avait prié ; mais je ne puis t’encourager dans cette voie.

— Oui, je te demande de l’argent pour Laïevski ! — dit Samoïlenko, en se levant et agitant la main droite. — Oui, c’est pour Laïevski ! Et aucun démon ni diable n’a le droit de m’enseigner ce que je dois faire de mon argent. Voulez-vous me prêter, oui ou non ?

Le diacre se mit à rire.

— Ne t’emporte pas, mais raisonne un peu, — dit le zoologiste. — Rendre service à M. Laïevski est aussi sensé que d’arroser de la mauvaise herbe, ou de nourrir des sauterelles.

— À mon avis, nous devons secourir notre prochain ! — s’écria Samoïlenko.

— En ce cas, secours ce malheureux Turc, qui est couché là le long de la clôture ! C’est un travailleur, et un homme plus utile, plus nécessaire que ton Laïevski. Donne-lui donc les cent roubles ! ou bien consacre-les à mon expédition !

— Veux-tu me les prêter, oui ou non ? C’est là la seule chose que je te demande.

— Réponds-moi franchement : pourquoi a-t-il besoin de cet argent ?

— Ce n’est pas un secret. Il doit partir samedi pour Pétersbourg.

— Et voilà donc ! — dit lentement Von Koren — ah ! ah !... Nous comprenons. Et elle part avec lui ?

— Elle restera ici provisoirement. Il arrangera ses affaires à Pétersbourg et lui enverra ensuite de l’argent pour qu’elle puisse le rejoindre.

— Très adroit ! — dit le zoologiste, en riant d’un rire court et étouffé. — Très adroit ! Intelligemment conçu !

Il se rapprocha vivement de Samoïlenko et le regardant bien en face, lui demanda :

— Réponds franchement : il ne l’aime plus ? N’est-ce pas ? Dis : il ne l’aime plus ? Non ?

— Non, — répondit Samoïlenko, dont le front se couvrait de sueur.

— Quelle turpitude ! — fit Von Koren, dont la figure exprimait le dégoût. — De deux choses l’une, Alexandre Davidytch : ou tu es complice avec lui, ou bien tu es un niais. Est-ce que tu ne comprends pas qu’il te trompe comme un petit garçon, de la façon la plus déloyale ? Il est pourtant clair comme le jour qu’il veut se séparer d’elle et l’abandonner ici. Elle restera à ta charge, et il est encore clair comme le jour que tu devras la renvoyer à Pétersbourg à tes frais. Ton superbe ami t’a-t-il donc aveuglé par ses qualités au point de t’empêcher de voir les choses les plus simples ?

— Ce ne sont là que des suppositions, — dit Samoïlenko en s’asseyant.

— Des suppositions ? Mais pourquoi donc en ce cas part-il seul et non avec elle ? Et pourquoi encore, s’il te plaît, ne l’expédie-t-il pas la première et lui après ? C’est un animal rusé !

Abattu par les doutes et les soupçons soudainement éveillés sur le compte de son ami, Samoïlenko perdait courage et baissait la voix.

— Mais c’est impossible ! — dit-il, en se rappelant la nuit que Laïevski avait passée chez lui. — Il souffre tant !

— Belles raisons ! les voleurs et les incendiaires souffrent aussi.

— Supposons un instant que tu aies raison... — dit Samoïlenko en hésitant. — Admettons... mais c’est un homme jeune, éloigné de son pays... un étudiant, et nous aussi nous le sommes, et puis, à part nous, nul ne peut lui porter secours.

— L’aider à accomplir des turpitudes pour la seule raison que lui et toi avez été à l’Université, non pas même ensemble d’ailleurs, et que vous y avez fainéanté à l’aise, quelle absurdité !

— Arrête... Raisonnons un peu de sang-froid... on peut peut-être arranger les choses... — fit le docteur, en remuant les doigts. — Je lui donnerai l’argent, comprends-tu, mais en lui faisant donner sa parole d’honneur qu’il enverra de l’argent de route à Nadiéjda Fédorovna avant une semaine.

— Il te donnera sa parole d’honneur, répandra aussi quelques larmes, en aura peut-être même l’intention ; mais quel prix attacher à tout cela ? Il ne tiendra pas sa parole, et quand, un an ou deux après, tu le rencontreras, un beau jour, sur la Nevski, ayant au bras un nouvel amour, alors il s’excusera en disant que la civilisation l’a corrompu et qu’il est un frère de Roudine. Pour l’amour de Dieu, laisse-le là ! Sors de la boue, et n’y plonge pas ainsi tes deux mains !

Samoïlenko resta rêveur durant une minute, puis dit d’un ton décidé :

— Je lui donnerai tout de même l’argent. Comme tu veux... Je n’ai pas le caractère de repousser un homme sur de simples suppositions.

— À merveille ! Embrassez-vous tous les deux !

— Donne-moi les cent roubles ! — dit timidement Samoïlenko.

— Je ne te les donnerai pas.

Une minute se passa en silence.

Samoïlenko était tout à fait abattu ; son visage prenait une expression de confusion et de culpabilité ; et il était vraiment étrange de trouver cette figure piteuse et enfantine sur un corps immense orné d’épaulettes et de décorations...

— L’évêque d’ici visite son éparchie non pas en voiture, mais à cheval, — dit le diacre, en posant sa plume. — C’est très touchant de le voir ainsi sur son cheval. Sa simplicité et son humilité sont empreintes d’une vraie grandeur biblique.

— C’est un excellent homme ? — demanda Von Koren, heureux de changer la conversation.

— Comment ne le serait-il pas ? S’il n’était pas excellent, on ne l’eût pas nommé évêque.

— On rencontre parmi les évêques des gens fort bien doués et intelligents, — dit Von Koren. Il est dommage que la plupart d’entre eux aient la faiblesse de se croire des hommes d’État. L’un s’occupe de russification, un autre critique les sciences. Ce n’est pas là leur affaire. Ils feraient mieux de s’occuper davantage du consistoire.

— Un homme du monde ne peut juger les évêques.

— Pourquoi donc, diacre ? Un évêque est un homme comme moi.

— Cela dépend des points de vue, — répondit le diacre en reprenant sa copie. — Si vous étiez comme un évêque, on vous chargerait de bénir, et vous seriez évêque vous-même ; mais, puisque vous n’êtes pas évêque, c’est donc que vous n’êtes pas pareil.

— Ne te fâche pas, diacre ! — fit Samoïlenko avec anxiété. — Puis il se tourna vers Von Koren et lui dit :

— Écoute, voici ce que je pense. Ne me donne pas les cent roubles. Jusqu’à l’hiver, tu as encore trois mois à manger chez moi, eh bien ! paye-moi d’avance ces trois mois.

— Je ne donnerai rien.

Samoïlenko clignota des yeux et devint pourpre ; il attira machinalement vers lui le livre avec le serpent desséché et le regarda ; puis il se leva et prit sa casquette.

Von Koren commença à en avoir pitié.

— Faites donc quelque chose, avec de pareils hommes ! — dit le zoologiste, en poussant avec colère un papier dans un coin de la chambre. — Mais comprends donc que ce n’est là ni de la bonté, ni de l’amitié, mais de la lâcheté, de la dépravation, du poison ! Vos cœurs flétris et incapables détruisent l’œuvre de l’intelligence. Lorsque j’étais lycéen, j’eus le typhus, et ma tante, trop compatissante, me donna à manger des champignons marinés, ce dont je faillis mourir. Et toi aussi, comme ma tante, tu devrais savoir que l’amour pour quelqu’un doit résider non dans le cœur, ou dans le creux de l’estomac ou dans les reins, mais bien plutôt là !

Et Von Koren se frappa le front de la main.

— Prends ! — dit-il, et il lui jeta le billet de cent roubles.

— Tu as tort de te fâcher, Kolia, — dit doucement Samoïlenko en pliant le billet. — Je te comprends parfaitement ; mais... mets-toi à ma place.

— Tu n’es qu’une vieille femme, et voilà tout !

Le diacre se mit à rire.

— Écoute, Alexandre Davidytch, une dernière prière ! — dit avec fougue Von Koren. — Quant tu remettras l’argent à ce vaurien, pose lui cette condition : qu’il parte avec sa compagne ou bien qu’il l’expédie en avant ; autrement ne lui donne rien. Il n’y a pas à se gêner avec lui. Dis-lui donc cela ; si tu ne le fais pas, je te donne ma parole d’honneur que j’irai le trouver à son bureau et que je le jetterai en bas de l’escalier ; de plus, je ne te connaîtrai plus. Tu es prévenu !

— Eh quoi ? S’il part avec elle ou la fait partir d’avance, cela n’en sera que plus commode pour lui. Il en sera même fort content. Allons, au revoir.

Samoïlenko le quitta fort tendrement et sortit ; mais, avant que de refermer la porte derrière lui, il lança un coup d’œil vers Von Koren ; son visage prit une expression terrible, et il dit :

— Ce sont les Allemands qui t’ont gâté l’esprit ! Oui ! Les Allemands !

 

XII

Le jeudi suivant, Maria Konstantinovna célébra l’anniversaire de la naissance de son fils Kostia. Tout le monde fut donc invité à venir, à midi, partager le gâteau, et, le soir, boire du chocolat.

Quand, dans la soirée, Laïevski et Nadiéjda Fédorovna firent leur entrée, le zoologiste, déjà installé dans le salon et savourant son chocolat, demanda à Samoïlenko :

— Lui as-tu parlé ?

— Pas encore.

— Tu sais, fais-le sans façon. Je ne comprends pas l’insolence de ces gens-là. Ils savent parfaitement ce qu’on pense d’eux dans cette maison, et ils y viennent quand même.

— S’il fallait s’occuper de tous les préjugés, — répondit le docteur, — on ne pourrait aller nulle part.

— Est-ce que le mépris de la foule pour l’amour libre et l’immoralité est un préjugé ?

— Certainement. Du préjugé et de l’envie. Quand des soldats rencontrent une fille de conduite légère, ils se mettent à ricaner et à la siffler, et je te le demande un peu : que sont-ils eux-mêmes ?

— Ils sifflent avec raison. Car ce qu’ils sifflent, ce sont les filles étouffant leurs enfants nés illégitimement et allant de ce fait en prison, c’est Anna Karénine se jetant sous un train ; et ils savent que, dans les villages, on badigeonne de goudron leurs maisons. Ce fait que nous tous ici, même toi, éprouvons de l’estime pour la pureté de Katia, que chacun ressent le besoin d’un amour pur, bien qu’il sache que cela n’existe pas, est-ce que tout cela est un préjugé ? C’est là, frère, l’unique chose qui ait échappé à la sélection naturelle et, sans cette force obscure mais réelle qui règle les relations des sexes, les Laïevski nous auraient vite appris où nichent les merles, et l’humanité serait dégénérée en deux ans.

Laïevski entra dans le salon, salua tous les invités, et sourit aimablement en pressant la main de Von Koren. Puis, choisissant un moment favorable, il dit à Samoïlenko :

— Excuse-moi, Alexandre Davidytch, j’ai deux mots à te dire.

Samoïlenko se leva, et, lui passant le bras autour de la taille, l’emmena dans le cabinet de Nicodème Alexandrovitch.

— C’est demain vendredi... — dit Laïevski en se rongeant les ongles. — T’es-tu procuré ce que tu m’as promis ?

— Je n’ai trouvé que deux cent dix roubles. J’aurai le restant aujourd’hui ou demain. Sois tranquille.

— Gloire à Dieu... — soupira Laïevski, dont les mains tremblaient de joie. — Tu me sauves, Alexandre Davidytch, et je te le jure au nom de Dieu, au nom de mon bonheur ou de ce que tu voudras, je te renverrai cet argent aussitôt que je serai arrivé à Pétersbourg. Et j’y joindrai les anciennes dettes.

— Oui, seulement, voici ce que je veux te dire, Vania... — continua Samoïlenko en le tenant par un bouton et en rougissant. — Excuse-moi de m’immiscer dans tes affaires de famille... mais... pourquoi n’emmènerais-tu pas Nadiéjda Fédorovna avec toi ?

— Espèce d’original, est-ce que c’est possible ? Il faut absolument que l’un des deux reste ici, pour ne pas faire peur aux créanciers. Car je dois au moins sept cents roubles aux divers boutiquiers, si ce n’est plus. En attendant un peu, j’enverrai de l’argent, et, une fois tous les becs cloués, elle pourra partir.

— Oui... Mais pourquoi, alors, ne la fais-tu pas partir la première ?

— Mais, mon Dieu, est-ce que cela se peut ? C’est une femme, et que fera-t-elle seule ? Que comprend-elle ? Ce serait une perte de temps et une dépense d’argent inutile.

— C’est assez raisonnable... — pensa Samoïlenko en lui-même ; mais il se rappela aussitôt la prescription de Von Koren, baissa les yeux et dit d’un ton morne :

— Je ne suis pas de ton avis. Pars avec elle, ou bien expédie-la la première, sinon... sinon je ne te donnerai pas l’argent. C’est mon dernier mot.

Et, reculant, il poussa du dos la porte du cabinet et rentra dans le salon, tout ému et la figure empourprée.

— Vendredi... Vendredi... — pensait Laïevski en entrant derrière lui... — Vendredi...

On lui passa une tasse de chocolat, dont il se brûla les lèvres et la langue, absorbé par son idée fixe :

— Vendredi... Vendredi...

Ce mot ne pouvait lui sortir de la tête ; il ne pensait pas à autre chose ; et il avait l’impression, non dans le cerveau, mais quelque part près du cœur, qu’il ne partirait pas le lendemain.

Devant lui passa Nicodème Alexandrovitch, élégant et bien peigné, qui lui dit :

— Servez-vous, je vous en prie...

Maria Konstantinovna fit passer aux invités les notes et les certificats de Katia et ayant soin d’ajouter d’une voix traînante :

— L’instruction est maintenant si difficile ! on exige tant de choses !

— Maman ! fit Katia, qui ne savait plus où se fourrer devant les éloges unanimes.

Laïevski examina, comme tout le monde, les certificats et se montra fort élogieux. Catéchisme, langue russe, conduite, cinq et quatre dansaient devant ses yeux, et tout cela, avec son obsession du mot vendredi, avec les cheveux bien peignés de Nicodème Alexandrovitch et les joues rouges de Katia, formait un tableau si incompréhensible et ennuyeux qu’il manqua pousser un cri de désespoir et se demanda :

— Est-ce que je ne partirais pas ?

On dressa parallèlement deux tables de jeu, et on s’installa pour jouer à la petite poste. Laïevski fit comme les autres.

— Vendredi... Vendredi... — pensait-il toujours, en souriant, tandis qu’il tirait un crayon de sa poche. — Vendredi...

Il voulait réfléchir à sa position, et ne l’osait pas. Il éprouvait un peu d’effroi en reconnaissant que le docteur avait deviné le stratagème qu’il se cachait si soigneusement à lui-même. Toutes les fois qu’il avait pensé à son avenir, il n’avait pas donné libre cours à ses idées. S’asseoir dans un vagon et partir, — il avait ainsi résolu la question de son existence ; mais il n’avait pas poussé ses réflexions plus loin ; comme un petit feu lointain et indistinct, l’idée lui était pourtant passé par le cerveau que, quelque part dans une des rues de Pétersbourg, dans un avenir plus ou moins éloigné, il devrait recourir à un petit mensonge, pour rompre ses relations avec Nadiéjda Fédorovna et payer ses dettes ; il mentirait une fois, mais pour se régénérer tout à fait. Et ce serait parfait : au prix d’un petit mensonge il rachèterait sa vie, et il en résulterait un grand bien.

Mais maintenant que le docteur, par son refus, lui avait fait durement allusion à sa supercherie, il comprenait que le mensonge lui serait nécessaire non seulement dans un avenir lointain mais aujourd’hui, mais demain, mais dans un mois, et peut-être jusqu’à la fin de sa vie. D’ailleurs, il lui faudrait, pour partir, mentir à Nadiéjda Fédorovna, aux créanciers et à ses chefs ; ensuite, afin de trouver de l’argent à Pétersbourg, il devrait mentir à sa mère, en lui disant qu’il avait rompu avec sa compagne ; et sa mère ne lui donnerait pas plus de cinq cents roubles, ce qui fait qu’il mentait au docteur, ne devant pas être en situation de lui rembourser son argent en peu de temps ; ensuite, quand sa compagne le rejoindrait à Pétersbourg, il faudrait recourir à toute une série de mensonges petits et grands pour rompre avec elle ; et ce seraient des pleurs, de l’ennui, une vie de dégoût, du repentir, et aucune amélioration de la vie... du mensonge et rien de plus. Dans l’imagination de Laïevski se dressa toute une montagne de mensonges. Pour la franchir d’un coup, et ne pas mentir ainsi en détail, il aurait fallu recourir à une mesure radicale, par exemple se lever, prendre son chapeau et, sans dire un mot, partir, sans même prendre d’argent ; mais Laïevski sentait que cela lui était impossible.

— Vendredi... Vendredi... — pensait-il. — Vendredi...

Cependant on écrivit des petits billets qu’on plaça après les avoir pliés en deux dans un vieux chapeau haut de forme de Nicodème Alexandrovitch, et quand on en eut ainsi entassé un certain nombre, Kostia, choisi comme facteur, fit le tour de la table et les distribua.

Le diacre, Katia et Koslia, qui reçurent des billets fort drôles et qui s’efforçaient de faire de même, étaient dans le ravissement.

— « J’ai besoin de vous causer, » lut Nadiéjda Fédorovna sur un billet. Elle lança un coup d’œil à Maria Konstantinovna, qui lui sourit mielleusement en lui faisant un signe de la tête.

— Causer de quoi ? — se dit la jeune femme, — S’il est impossible de tout dire, il n’est pas besoin de causer.

Avant de venir, elle avait attaché la cravate de Laïevski, et cette banale opération l’avait remplie de tendresse et de repentir. Les soucis empreints sur sa figure, ses coups d’œil distraits, sa pâleur et le changement incompréhensible survenu en lui depuis peu, et, d’un autre côté, les secrets terribles et méprisables qu’elle gardait en son âme, le tremblement de ses mains, quand elle lui attachait sa cravate, — tout cela lui disait qu’ils ne vivraient plus longtemps ensemble.

Et elle le regardait, comme on regarde une icone, avec crainte et repentir, et disait à voix basse : « Pardonne, pardonne... »

En face d’elle, était assis, de l’autre côté de la table, le jeune Atchmianof, qui ne détachait pas d’elle ses yeux noirs d’amoureux ; et ce désir la troublait, et elle reconnaissait avec honte et effroi que même le regret et la tristesse ne l’empêchaient pas de céder à une passion impure, et que, tel un ivrogne endurci, elle n’avait pas la force de résister à la tentation. Pour ne pas prolonger cette existence, honteuse pour elle et outrageante pour Laïevski, elle était résolue à s’enfuir. Elle le prierait en pleurant de la laisser partir, et, s’il s’y opposait, elle se sauverait secrètement ; mais elle ne lui raconterait pas tout ce qui s’était passé, afin qu’il conservât d’elle un souvenir pur et sans tache.

— « J’aime, j’aime, j’aime », lut-elle sur un billet.

Cela venait d’Atchmianof.

Elle irait vivre quelque part dans la solitude ; elle y travaillerait, et enverrait à Laïevski, sans se dévoiler, de l’argent, des chemises brodées, du tabac ; elle retournerait vers lui plus tard, quand il serait devenu vieux et malade, et serait sa garde-malade. Et quand, enfin, il connaîtrait les raisons de son refus de se marier et de sa fuite, alors il apprécierait son sacrifice et lui pardonnerait.

— « Vous avez un long nez. »

Cela devait venir du diacre ou de Kostia. Nadiéjda Fédorovna, se représentant déjà ses adieux avec Laïevski, se vit en imagination le presser fortement sur son cœur, lui baiser la main et lui jurer qu’elle l’aimerait toute sa vie. Ensuite, vivant dans la solitude, elle penserait chaque jour à l’ami, à l’homme aimé, pur, noble et éminent, qui vivait au loin et gardait d’elle un souvenir ému.

— « Si vous ne me donnez pas aujourd’hui un rendez-vous, je raconterai tout à Laïevski et vous ferai un scandale devant tout le monde. » C’était de Kirilline.

Nadiéjda Fédorovna prit une petite feuille de papier et répondit : « Cela est indigne. »

Kirilline était assis de côté près de la table, les jambes croisées, et promenait la paume de sa main sur son visage déjà chiffonné et endormi. Peut-être avait-il mal à la tête. Il lisait paresseusement les billets, souriant quelquefois par courtoisie.

Ayant lu la réponse de Nadiéjda Fédorovna, il commença à haute voix :

— Messieurs, j’ai quelque chose à vous raconter. Ces jours-ci, dans notre ville bénie de Dieu, s’est déroulé un vrai roman. Une jeune dame donna un rendez-vous à un officier...

Nadiéjda Fédorovna eut un frisson. Elle écrivit rapidement :

« Oui, oui », — et jeta le billet à Kirilline par-dessus la table.

— Oui, — continua-t-il — l’officier se glissa alors dans l’aoul[12] car cette dame était l’épouse de quelque Gourien ; il y fut rencontré et reçut une volée de coups...

— C’est charmant ! — dit Maria Konstantinovna.

— Je me cacherai aujourd’hui, et demain je partirai, — se dit Nadiéjda Fédorovna, en sentant, après le frisson glacé que lui avait causé son effroi, une chaleur fiévreuse l’envahir.

 

XIII

Laïevski reçut deux billets. Ayant déplié le premier, il lut : « Ne pars pas, mon cher. »

— Qui donc a pu écrire cela ? — pensa-t-il — Ce n’est sûrement pas Samoïlenko... Ce ne peut être non plus le diacre, qui n’est pas au courant de mes projets. Serait-ce Von Koren ?

Le zoologiste était en ce moment penché sur la table et dessinait une pyramide. Mais il sembla à Laïevski voir passer une lueur narquoise dans ses yeux.

Sur le second billet, de la même écriture énergique aux longues queues de lettres, était écrit : « Quelqu’un d’ici ne partira pas samedi. »

— Sot persiflage ! — pensa Laïevski, — vendredi, vendredi...

Il sentit quelque chose monter dans sa gorge, et, touchant le col de son habit, il se mit à tousser, mais en même temps que la toux un son de rire s’échappa de la gorge.

— Ah ! ah ! ah ! — rit-il. — Ah ! ah ! ah !

— Qu’ai-je donc ? se dit-il.

Il voulut se contenir et mit sa main sur sa bouche ; mais le rire lui étranglait le cou et il ne pouvait fermer sa mâchoire.

— Dieu ! que c’est bête ! — pensa-t-il, secoué par son accès d’hilarité. — Est-ce que je perds la tête ?

Le rire augmenta, augmenta, et finit par dégénérer en une sorte d’aboiement d’épagneul.

Laïevski voulut se lever de table, mais ses jambes refusèrent tout service ; et sa main droite, courant convulsivement sur la table, saisit un papier et le froissa, sans qu’il pût l’en empêcher.

Il aperçut alentour de lui les regards étonnés, le visage sérieux et inquiet de Samoïlenko, la figure du zoologiste, pleine d’une froide moquerie et de dégoût, et il comprit qu’il avait une attaque d’hystérie.

— Quelle honte, quelle chose ridicule ! — se dit-il, en sentant sur son visage une moiteur chaude de larmes... — Ah ! ah ! quelle turpitude ! Je n’avais encore jamais eu cela... Il sentit qu’on le prenait sous les bras, et, lui soutenant la tête par derrière, qu’on le posait quelque part ; un verre brilla devant ses yeux, lui frappa les dents, et de l’eau coula dans sa gorge. Puis il se vit dans une petite chambre, meublée de deux lits mitoyens, recouverts de couvertures propres et blanches comme de la neige. Il fut couché dans l’un d’eux et se mit à pleurer.

— Ce n’est rien... rien, — disait Samoïlenko. — Cela arrive... Cela arrive parfois...

Pâle de peur, tremblant de tout le corps et pressentant quelque chose de terrible, Nadiéjda Fédorovna se tenait près du lit ; elle lui demandait :

— Qu’as-tu ? Quoi ? Pour l’amour de Dieu, dis-moi... — et elle se mit à penser :

— Est-ce que Kirilline lui aurait écrit quelque chose ?

— Ce n’est rien... — disait Laïevski, riant et pleurant à la fois... — Sors d’ici... chérie.

Son visage ne montrait ni colère ni mépris ; il ne savait donc rien. Et la jeune femme, un peu tranquillisée, rentra dans le salon.

— Ne vous troublez pas, ma chère ! — lui dit Maria Konstantinovna en s’asseyant à côté d’elle et en lui prenant la main. — Cela se produit. Les hommes sont aussi faibles que nous pécheresses... Vous passez tous deux en ce moment une crise... c’est compréhensible. Alors, chérie, j’attends votre réponse... Causons un peu.

— Non, pas maintenant... — répondit Nadiéjda Fédorovna en écoutant les sanglots de Laïevski. — J’ai trop de chagrin... Permettez-moi de partir.

— Comment, comment, ma chérie ? — s’écria la bonne dame effrayée. — Pensez-vous que je vous laisserai partir sans souper ? Commencez à manger, et ayez confiance en Dieu...

— J’ai du chagrin... — murmura Nadiéjda Fédorovna ; et elle dut se retenir au bras d’un fauteuil, pour ne pas tomber.

— Il a eu une éclampsie puérile, — dit Von Koren joyeusement, en entrant dans le salon ; mais, à la vue de la jeune femme, il se troubla et ressortit.

Quand la crise fut terminée, Laïevski s’assit sur le lit et réfléchit :

— C’est une honte... j’ai hurlé comme une fillette ! Je dois être risible et ridicule. M’en aller ainsi ferait mauvaise impression.... cela signifierait d’ailleurs que j’attache de l’importance à mon hystérie... Il vaut mieux le prendre en plaisanterie...

Il se regarda dans une glace, et, après s’être reposé un instant, il rentra dans le salon.

— Me voilà ! — dit-il, en souriant, malgré la honte qu’il éprouvait, et le sentiment intime que les autres se trouvaient gênés en sa présence.

Il s’assit, en ajoutant :

— Ces choses-là arrivent parfois. J’étais assis là, et soudain, vous savez, j’ai ressenti une douleur très aiguë au côté... insupportable ; les nerfs ont pris le dessus... et il s’est produit cette sotte aventure. Notre siècle est nerveux, il n’y a rien à faire...

Pendant le souper, il but du vin et causa avec entrain, tout en se frottant par instants le côté pour indiquer que la douleur existait toujours. Mais personne, sauf sa compagne, ne croyait à ses paroles, et il s’en aperçut bien.

Vers les dix heures, on descendit se promener sur le boulevard.

Nadiéjda Fédorovna, craignant que Kirilline ne vînt lui parler, eut soin de rester continuellement auprès de Maria Konstantinovna et de ses enfants. Elle était tout abattue par l’effroi et par la tristesse, et, pressentant une fièvre prochaine, languissait et remuait à peine les pieds ; elle ne se dirigea pas cependant vers sa demeure, car elle était persuadée que Kirilline, ou bien Atchmianof, ou même tous les deux, la suivraient.

Kirilline marchait par derrière, avec Nicodème Alexandrovitch, et fredonnait à mi-voix :

— Je ne permets pas qu’on se joue de moi ! Je ne permets pas...

Ayant atteint le casino, la société quitta le boulevard et suivit le rivage, en regardant attentivement les phosphorescences de la mer. Et Von Koren se mit à expliquer longuement les causes de ce phénomène.

 

 XIV

— Il est temps pour moi d’aller jouer au vinte... On m’attend, — dit Laïevski. — Salut, Mesdames et Messieurs...

— Je viens avec toi, attends, — dit Nadiéjda Fédorovna, en lui prenant le bras.

Ils prirent congé de la société et partirent. Kirilline fit de même, en disant qu’il suivait la même route, et il les accompagna.

— Il en sera ce qu’il en sera... — pensa la jeune femme. Et il lui sembla que tous les mauvais souvenirs sortaient de sa tête pour l’escorter et que leur respiration était pesante ; et comme une mouche, tombée dans l’encre, elle se glissa sur le pavé, en s’appuyant au bras de Laïevski.

Elle pensa que, si Kirilline faisait quelque vilenie, le coupable ne serait pas lui, mais elle ; car il avait été un temps où nul homme n’eût osé lui parler ainsi, et c’était elle qui avait laissé s’évanouir ce temps de considération et l’avait irrémédiablement écarté. Quel était donc le coupable ? Enivrée par ses désirs, elle s’était mise à sourire à un homme inconnu jusqu’alors, pour la seule raison qu’il avait une belle et haute taille ; après deux rendez-vous, elle s’en était dégoûtée ; mais cela enlevait-il à cet homme le droit d’agir avec elle à sa guise ?

— Allons, ma chérie, je te quitte là, — lui dit Laïevski, en s’arrêtant. — D’ailleurs voici Ilia Mikhaïlytch qui t’accompagnera.

Il salua Kirilline et traversa rapidement le boulevard pour entrer dans la maison de Chechkovski, dont les fenêtres étaient éclairées ; et on l’entendit frapper à la porte.

— Vous m’avez répondu : oui, oui... — commença Kirilline, — je suis à vos ordres.

Nadiéjda Fédorovna sentit son cœur battre violemment ; mais elle ne répondit rien. Kirilline continua :

— Je m’étais déjà expliqué votre brusque changement à mon égard par de la coquetterie, mais je vois à présent que c’était pour des raisons encore moins importantes... Vous vouliez tout bonnement jouer avec moi, comme d’une souris... Je suis à vos ordres...

— J’ai du chagrin... — dit la jeune femme, en se détournant pour cacher ses larmes.

— Moi aussi, je suis triste, mais qu’y faire ?

Kirilline se tut un instant, et puis dit, lentement, en laissant un intervalle après chaque mot.

— Je vous répète, Madame, que, si vous ne m’accordez pas aujourd’hui une audience, je m’empresserai de porter à la connaissance publique que vous êtes ma maîtresse. Laïevski et moi nous avons sur vous un droit égal.

— Laissez-moi aujourd’hui, — répondit Nadiéjda Fédorovna.

Et elle ne reconnut pas sa voix, tant le ton en était pitoyable.

— Je dois vous répéter... Excusez mon ton grossier... le ton, comme disent les Français, fait la musique. Oui, je suis forcé, à mon grand regret, de vous répéter : Je demande deux entrevues, aujourd’hui et demain. Après-demain, vous serez complètement libre et pourrez aller où vous voudrez et avec qui cela vous sera agréable. Aujourd’hui et demain.

Nadiéjda Fédorovna s’arrêta devant sa porte.

— Laissez-moi, — murmura-t-elle, toute tremblante, et ne voyant dans l’ombre que le sarrau blanc devant elle... — Vous avez raison, je suis une femme perdue... Je suis coupable... mais laissez-moi... Je vous en prie... Je vous en supplie...

Et, ayant touché la main froide de Kirilline, elle tressaillit avec un sentiment d’aversion.

— Hélas ! — soupira Kirilline. — Hélas ! Il ne rentre pas dans mes plans de vous quitter ainsi, car j’ai trop peu de confiance dans les femmes, Madame, pour...

— Je suis aujourd’hui chagrine...

Nadiéjda Fédorovna écouta la rumeur continue de la mer, et regarda ensuite le ciel semé d’étoiles ; et elle éprouva le désir intense d’en finir au plus vite avec cette vie maudite, en même temps qu’avec la mer, les étoiles, les hommes et la fièvre...

— Du moins, pas chez moi... — dit-elle froidement. — Emmenez-moi quelque part.

— Allons chez Muridof... Ce sera le mieux.

— Où est-ce ?

— Près de l’ancien boulevard.

Elle monta rapidement la rue, puis tourna par une voie qui menait vers les hauteurs. La nuit était sombre. Par places sur le pavé brillaient de pâles bandes lumineuses, produites par des fenêtres éclairées, et il lui sembla, comme à une mouche, tantôt tomber dans l’encre et tantôt remonter vers la lumière. Kirilline la suivait. À un moment, il trébucha et manqua de tomber, ce qui le fit rire.

— Il est ivre, — pensa la jeune femme, — mais cela m’est égal,... cela m’est égal... soit.

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Atchmianof cependant avait quitté également la société et avait suivi de loin Nadiéjda Fédorovna, pour l’inviter à faire une promenade en barque. Il arriva donc chez elle et regarda à travers la haie ; les fenêtres étaient grandes ouvertes, et il n’y avait aucune lumière.

— Nadiéjda Fédorovna ! appela-t-il.

Une minute se passa.

Il appela de nouveau.

— Qui est là ? demanda la voix d’Olga.

— Nadiéjda Fédorovna est chez elle ?

— Non. Elle n’est pas encore rentrée.

— Étrange... Très étrange... — pensa Atchmianof, avec un commencement d’inquiétude. — Elle rentrait pourtant chez elle...

Il traversa le boulevard, puis, longeant une rue, alla regarder par les fenêtres de la maison de Chechkovski.

Il aperçut Laïevski, sans surtout, assis à une table et examinant attentivement les cartes.

— C’est étrange... étrange... — murmura Atchmianof, tandis que le souvenir de l’hystérie de Laïevski lui causait une impression de malaise, — si elle n’est pas chez elle, où est-elle ?

Il revint vers la maison de Nadiéjda Fédorovna et regarda par les fenêtres sombres.

— C’est une supercherie... — pensa-t-il, en se rappelant qu’elle-même lui avait promis ce jour même, quand ils s’étaient rencontrés chez les Bitugof, de venir, le soir, faire une promenade en barque.

Les fenêtres de la maison de Kirilline étaient également sombres, et l’ordonnance, assis sur un banc près de la porte, attendait le retour de l’officier. Cette vue fut un éclair pour Atchmianof.

Il résolut de rentrer chez lui ; mais, en repassant près du logement de la jeune femme, il s’assit sur un banc et retira sa coiffure, car sa tête bouillait de jalousie et de colère offensée.

L’horloge de l’église ne sonnait que deux fois par jour : à midi et à minuit.

Elle sonna soudain ; et, aussitôt après, des pas pressés retentirent.

Atchmianof prêta l’oreille et entendit la voix de Kirilline qui disait :

— C’est entendu, demain soir de nouveau, chez Muridof ! À huit heures. Au revoir !

Nadiéjda Fédorovna apparut près de l’enclos. Sans remarquer la présence d’Atchmianof sur le banc, elle passa auprès de lui dans l’obscurité, ouvrit la porte, et, sans la refermer, pénétra dans la maison.

Parvenue à sa chambre, elle alluma une bougie et se déshabilla rapidement ; mais, au lieu de se coucher dans le lit, elle se jeta à genoux devant une chaise, et, étendant les bras en avant, laissa tomber son front sur le siège, et resta immobile...

Laïevski rentra sur les trois heures du matin.

 

XV

S’étant décidé à ne rien brusquer, mais à procéder plutôt par petits mensonges, Laïevski alla le lendemain, sur les deux heures, chez Samoïlenko pour lui demander l’argent nécessaire à son voyage, car il voulait partir sans rémission le samedi.

Après sa crise d’hystérie de la veille, qui avait encore ajouté à sa mauvaise disposition d’esprit un sentiment aigu de honte, il lui devenait insupportable de rester dans cette ville.

Si Samoïlenko réitérait ses conditions, il les accepterait et prendrait l’argent ; et le lendemain au dernier moment, il dirait que la jeune femme refusait de partir ; d’ailleurs, il expliquerait à celle-ci que tout cela était fait dans son intérêt. Dans le cas où le docteur, sous l’influence de Von Koren, refuserait catégoriquement l’argent ou poserait quelques nouvelles conditions, alors il s’embarquerait le jour même sur un vapeur géorgien ou même sur un voilier allant à Novy-Aphon ou à Novorossysk ; et de là, il enverrait à sa mère un télégramme bien humble et bien touchant, et vivrait là jusqu’à ce qu’il eût reçu de l’argent pour continuer son voyage.

En entrant chez Samoïlenko, il trouva Von Koren assis dans le salon. Le zoologiste venait d’arriver pour le déjeuner, et, selon son habitude, examinait dans l’album les messieurs en hauts de forme et les dames en bonnets.

— Il tombe bien mal à propos, — pensa Laïevski à sa vue. — Il peut empêcher... Salut !

— Salut, — répondit Von Koren, sans lever les yeux.

— Alexandre Davidytch est-il chez lui ?

— Oui. Il est dans la cuisine.

Laïevski se dirigea vers la cuisine ; mais, ayant vu par la porte que Samoïlenko était occupé à confectionner une salade, il rentra dans le salon, où il s’assit.

En présence du zoologiste, il se sentait toujours mal à l’aise ; mais, cette fois, il craignit que Von Koren ne lui parlât de sa crise d’hystérie.

Quelques minutes s’écoulèrent en silence. Soudain Von Koren releva la tête et, regardant Laïevski, lui demanda :

— Comment vous sentez-vous après votre crise d’hier ?

— Très bien, — répondit Laïevski en rougissant. — Au fond, il n’y avait rien de particulier...

— Jusque-là je pensais que l’hystérie était une affection purement féminine ; et c’est pourquoi j’avais cru tout d’abord que vous aviez la danse de Saint-Guy.

Laïevski sourit servilement et pensa en lui-même :

— Comme c’est peu délicat de sa part ! Il sait parfaitement que cela me coûte d’en parler.

Mais il répondit à haute voix, en continuant de sourire :

— Oui, ce fut une aventure assez risible. J’en ai ri encore tout ce matin. Le plus curieux dans la crise hystérique c’est qu’elle est absurde ; on en rit au fond de soi, et cependant on pleure extérieurement. À notre époque nerveuse, nous sommes les esclaves de nos nerfs ; ils sont nos tyrans et font de nous ce qu’ils veulent. La civilisation nous a rendu, sous ce rapport, un service digne de l’ours de la fable...

Tandis que Laïevski parlait, il souffrait de voir le regard sérieux et attentif de Von Koren fixé sur lui, comme s’il l’étudiait ; et il était d’autant plus vexé que, nonobstant son inimitié pour le zoologiste, il ne pouvait empêcher son visage de sourire aimablement.

— Et puis, il faut reconnaître,— poursuivit-il, — que cette crise avait des causes assez immédiates, très fondées même.... Durant ces derniers temps, ma santé a été très ébranlée... Ajoutez à cela l’ennui, le manque continuel d’argent,... l’absence de personnes et d’intérêts communs... une position pire que celle de gouverneur...

— Oui, votre position est sans issue, — dit Von Koren.

Ces mots, dits d’un ton tranquille et froid, presque prophétique, blessèrent Laïevski. Il se rappela le regard du zoologiste, plein de moquerie et de mépris, pendant sa crise de la veille.

Et, après un instant de silence, il demanda, sans sourire cette fois :

— Mais d’où connaissez-vous ma position ?

— Vous venez d’en parler vous-même, et puis, vos amis y prennent un intérêt si vif qu’ils en causent tout le jour.

— Quels amis ? Samoïlenko, sans doute ?

— Oui, lui aussi.

— Je lui serais reconnaissant ainsi qu’à mes amis en général de s’occuper un peu moins de moi.

— Voici justement Alexandre Davidytch qui vient ; priez-le donc de s’occuper moins de vous.

— Je ne comprends pas votre ton... — balbutia Laïevski ; et il éprouva l’impression subite et très claire que le zoologiste le détestait, le méprisait et le raillait, et que Von Koren était son ennemi le plus implacable et le plus méchant.

— Gardez ce ton pour quelque autre, — dit-il à voix basse, ne pouvant parler haut, tellement la colère lui étreignait la poitrine et le coiij comme l’envie de rire de la veille.

Samoïlenko entra sans surtout, en sueur et empourpré par la chaleur de la cuisine.

— Tiens, tu es ici ? — dit-il. — Bonjour, mon cher. As-tu déjeuné ? Réponds sans façons. As-tu déjeuné ?

— Alexandre Davidytch, — dit Laïevski en se levant, — si je me suis adressé à toi pour un service personnel, cela ne veut pas dire que je t’ai affranchi de l’obligation d’être discret et de ne pas divulguer mes secrets.

— Que veux-tu dire ? — fit Samoïlenko avec étonnement.

— Si tu n’as pas d’argent, — continua Laïevski, en élevant la voix et en piétinant d’émotion, — n’en donne pas et refuse ; mais pourquoi crier à tous les coins de rue que ma situation est désespérée, ou autres choses à l’avenant ? Je ne puis souffrir ces bienfaits et ces services amicaux, où l’on parle d’un rouble quand on donne un kopek ! Tu peux faire parade de tes bienfaits autant qu’il t’est agréable, mais nul ne t’a donné le droit de divulguer mes secrets.

— Quels secrets ? — demanda Samoïlenko, un peu interloqué, mais commençant à s’irriter. — Si tu es venu pour invectiver, tu peux t’en aller. Tu reviendras une autre fois.

Il se rappela à ce moment le précepte qui veut que l’on compte jusqu’à cent, lorsqu’on se fâche contre son prochain, pour donner à la raison le temps de reprendre le dessus. Et il se mit à compter rapidement.

— Je vous prie de ne pas vous occuper de moi ! — continua Laïevski. — Ne faites pas attention à moi. Qui cela regarde-t-il, la façon dont je vis ? Oui, je veux m’en aller ! Oui, je fais des dettes, je m’enivre, je vis en concubinage, j’ai des crises d’hystérie, je suis sot, plus bête que beaucoup d’autres, mais qui cela regarde-t-il ? Respectez ma personnalité !

— Mais, frère... — dit Samoïlenko, qui avait déjà compté jusqu’à trente-cinq, — excuse...

— Respectez ma personnalité ! — dit Laïevski en l’interrompant. — Ces éternels commérages sur le compte d’autrui, ces « oh ! » et ces « ah ! » ces continuels espionnages, ces flatteries, ces compassions amicales..., que tout cela aille au diable ! On me prête de l’argent, mais on veut m’imposer des conditions, comme à un petit garçon ! On me traite comme un je ne sais quoi ! Je ne demande rien !...

Laïevski parlait très fort, chancelant d’émotion, et craignant une nouvelle crise d’hystérie.

— Tu ne partiras donc pas samedi ! — lui murmura une voix intérieure.

Et Laïevski continua :

— Je ne demande rien ! Je prie seulement qu’on m’affranchisse de cette tutelle. Je ne suis pas un enfant, je ne suis pas un fou, et je demande à ne pas être surveillé !

Le diacre entra à ce moment. À la vue de Laïevski pâle, agitant les bras et parlant d’une voix étrange, tout en menaçant le portrait du prince Vorontsof, il resta à la porte, comme pétrifié.

— Ces constants espionnages de mon individu, — continuait Laïevski, — blessent ma qualité d’homme, et je prie les bons policiers de cesser leur surveillance. Assez !

— Que veux-tu... que voulez-vous dire ? — demanda Samoïlenko, qui avait fini de compter jusqu’à cent, et qui s’avança vers Laïevski avec une figure empourprée.

— Assez ! — répéta Laïevski essoufflé, en prenant sa casquette.

— Je suis médecin russe, noble et conseiller d’État, — dit Samoïlenko en scandant ses mots. — Je n’ai jamais été espion, et je ne donne à personne le droit de m’insulter. Je vous prie de vous taire !

Et il accentua cette dernière phrase d’une voix tremblante, mais forte.

Le diacre, qui n’avait encore jamais vu le docteur si solennel, en même temps qu’aussi rouge et aussi terrible, se sauva dans l’antichambre, et là partit d’un éclat de rire irrésistible.

Comme dans un brouillard, Laïevski vit Von Koren se lever et, les mains dans les poches de son pantalon, sembler attendre avec curiosité ce qui allait se produire ; cette pose tranquille lui sembla blessante et insolente au plus haut point.

— Veuillez retirer vos paroles ! — cria Samoïlenko.

Laïevski, ne se rappelant déjà plus ce qu’il avait dit, répondit :

— Laissez-moi tranquille ! Je ne veux rien ! Je veux seulement que vous me flanquiez la paix, vous et aussi les émigrés allemands ! Autrement, je prendrai des mesures. J’en viendrai aux voies de fait !

— Cela devient très clair, — dit Von Koren, en s’avançant de derrière la table, — Monsieur Laïevski désire sans doute s’offrir, avant son départ, le plaisir d’un duel. Je peux lui procurer cette satisfaction. Monsieur Laïevski, je vous porte un défi.

— Un défi ? — dit Laïevski d’une voix sourde, en s’avançant vers le zoologiste et en regardant haineusement son front basané et ses cheveux frisés. — Un défi ? Soit ! Je vous déteste ! Je vous hais !

— Très heureux. Demain matin à la première heure, près de Kerbalaï, avec tous les autres détails à votre choix. Et maintenant décampez !

— Je vous hais ! — répéta Laïevski, avec la respiration oppressée, — depuis longtemps je vous hais ! Un duel ! oui !

— Fais-le sortir, Alexandre Davidytch, ou je sors moi-même, — dit Von Koren. — Il m’exaspère.

Le ton tranquille de Von Koren calma Samoïlenko.

Revenant à lui, il prit des deux mains Laïevski par la taille, et, l’éloignant du zoologiste, murmura d’une voix tremblante d’émotion, mais amicale :

— Mes amis... mes excellents et chers amis... Nous nous sommes emportés, et voilà ce qui arrive... mes amis...

Au son de cette voix affectueuse et douce, Laïevski comprit qu’il venait de se passer pour lui quelque chose d’inattendu et de grave, comme s’il n’eût pas été déjà assez absorbé par son départ ; il se sentit envie de pleurer et s’enfuit de la chambre.

— Éprouver de la haine pour autrui, et devant l’homme détesté, se montrer digne de pitié, sans défense, méprisable, mon Dieu, quelle abjection ! — pensa-t-il, quand, un instant plus tard, il se fut assis au Casino ; et il eut l’impression que son corps était comme rouillé par cette haine.

— Comme cela est grossier, mon Dieu ! — se dit-il.

Un verre d’eau fraîche teintée de cognac le ranima. Il revit clairement le visage tranquille et arrogant de Von Koren, son expression lors de sa crise de la veille, sa chemise semblable à un tapis, sa voix, ses mains blanches, et une haine profonde, insatiable, passionnée, gronda dans sa poitrine et exigea une satisfaction.

Il s’imagina qu’il jetait Von Koren à terre et qu’il le piétinait. Se rappelant dans les plus petits détails tout ce qui s’était passé, il fut étonné d’avoir pu sourire obligeamment à un homme méprisable, d’avoir fait cas de l’opinion de petites gens inconnues vivant dans une ville infime, qui ne figurait peut-être pas même sur les cartes, et dont personne, à Pétersbourg, ne devait soupçonner l’existence. Que cette ville brûlât ou s’effondrât soudain, on en lirait la nouvelle en Russie avec autant d’indifférence que l’annonce de la mise en vente d’un mobilier d’occasion. Tuer demain Von Koren ou lui épargner la vie, cela était sans intérêt et sans aucune utilité dans un sens ni dans l’autre. Mais il fallait viser à la jambe ou au bras, le blesser, et ensuite rire de lui, lorsque, de même qu’un insecte qui se traîne avec un membre arraché et va se perdre dans l’herbe, il se perdrait ensuite dans la foule des gens de rien, comme lui-même.

Laïevski alla chez Chechkovski, pour lui raconter son aventure et le prier d’être son témoin ; puis ils se dirigèrent tous deux chez le chef du bureau de poste, afin de l’inviter à être second témoin, et ils restèrent à dîner chez lui. Durant le repas, ils rirent et plaisantèrent beaucoup ! Laïevski se moqua de sa maladresse au tir et se donna ironiquement le nom ronflant de Guillaume Tell et de tireur royal.

— Il faut apprendre à vivre à ce monsieur... — dit-il.

Après le déjeuner, ils se mirent à jouer aux cartes. Laïevski joua, but du vin et se dit que le duel était au fond bête et sans raison, car il ne résolvait aucune question, mais compliquait plutôt les affaires ; on ne pouvait cependant s’en passer. Ainsi, dans le cas présent, que faire des bons offices d’un juge de paix ? Et le présent duel était d’autant plus opportun qu’il le mettait dans l’impossibilité de rester ensuite dans la ville. Il s’enivra légèrement, s’amusa avec des cartes et se sentit tout à fait à l’aise.

Mais, quand le jour tomba et que la nuit arriva, l’inquiétude envahit Laïevski. Ce n’était pas qu’il eût peur de la mort, car, durant la journée, il avait acquis la certitude que le duel n’aurait aucun résultat ; mais c’était la crainte de l’inconnu, de la nuit qui commençait, de ce qui arriverait le lendemain matin... Il savait que la nuit serait longue, sans sommeil, et que son esprit agité penserait non seulement à Von Koren et à sa haine, mais encore à cette montagne de mensonges qui se dressait devant lui et qu’il ne se sentait ni la force ni la capacité de surmonter... Comme s’il eût éprouvé quelque malaise subit, il perdit soudain tout intérêt pour les cartes et le monde, s’agita et pria ses amis de le reconduire chez lui. Il avait envie de se coucher au plus vite dans son lit, et d’y rester immobile, disposant ses idées pour la nuit.

Chechkovski et le directeur de la poste le reconduisirent, puis se rendirent chez Von Koren pour causer au sujet du duel.

Près de son logement, Laïevski rencontra Atchmianof. Le jeune homme était essoufflé et fort ému.

— Je vous cherche, Ivan Andréïtch ! — dit-il. — Je vous prie de venir au plus vite...

— Où donc ?

— Un monsieur que vous ne connaissez pas désire vous voir ; il a une affaire très importante à vous communiquer. Il vous prie instamment de venir pour un instant. Il lui est nécessaire de causer avec vous... C’est pour lui une question de vie et de mort...

Dans son trouble, Atchmianof parlait avec un fort accent arménien.

— Quel est ce monsieur ? — demanda Laïevski.

— Il m’a prié de ne pas dire son nom.

— Dites-lui que je suis occupé. Demain, s’il veut...

— Impossible ! — fit Atchmianof avec effroi. Il veut vous dire une chose très importante pour vous... très importante ! Si vous ne venez, il arrivera un malheur...

— C’est étrange... — murmura Laïevski, ne comprenant pas pourquoi Atchmianof était aussi ému, et quels secrets pouvaient bien exister dans une petite ville aussi ennuyeuse et aussi dénuée de toutes relations.

— C’est étrange... — répéta-t-il avec hésitation.

Puis il ajouta :

— Enfin, allons-y. Cela m’est égal.

Atchmianof se mit à le précéder rapidement ; ils suivirent la rue, puis tournèrent dans une voie plus étroite.

— Comme c’est triste et ennuyeux ! — dit Laïevski.

— Nous sommes arrivés... nous y voilà. Auprès de l’ancien boulevard, ils prirent une ruelle ouverte entre deux terrains enclos de planches, et entrèrent dans une grande cour ; ils se dirigèrent alors vers une petite maisonnette.

— C’est la maison de Muridof, n’est-ce pas ? — demanda Laïevski.

— Oui.

— Mais pourquoi pénétrer si avant ? Je ne comprends pas... On aurait aussi bien pu causer dans la rue ; c’était plus commode...

— Cela ne fait rien, cela ne fait rien...

Il sembla également étrange à Laïevski qu’Atchmianof le conduisît à pas de loups et lui fît signe de la main, pour l’inviter à marcher plus doucement et à se taire.

— Ici, ici... — dit Atchmianof, en ouvrant doucement une porte et en pénétrant dans le vestibule sur la pointe des pieds. — Plus bas, plus bas, je vous prie... On pourrait nous entendre.

Il prêta l’oreille, retint sa respiration et dit à voix basse :

— Ouvrez cette porte et entrez... Ne craignez rien.

Laïevski ouvrit la porte avec hésitation et pénétra dans une pièce au plafond bas et aux fenêtres cachées par des rideaux. Sur la table était une chandelle.

— Qu’y a-t-il ? — demanda quelqu’un dans la chambre voisine. — Est-ce toi, Muridof ?

Laïevski entra dans cette seconde pièce, et y aperçut Kirilline ayant à ses côtés Nadiéjda Fédorovna...

Sans entendre ce qu’ils lui disaient, il recula et se retrouva dans la rue sans savoir comment... Sa haine envers Von Koren et son inquiétude avaient disparu... En rentrant chez lui, il avançait maladroitement la main droite et examinait avec attention sous ses pieds, s’efforçant de marcher par les endroits unis... Arrivé dans son cabinet, il se frotta les mains et remua ses épaules et son cou avec effort, comme s’il était gêné par sa chemise ; puis après s’être promené quelque temps en long et en large, il alluma une bougie et s’assit devant sa table...

 

XVI

— Les sciences humanitaires, dont vous parlez, ne satisferont la pensée humaine que le jour, où, dans leur évolution, elles se seront rencontrées avec les sciences exactes et marcheront de pair avec elles. Se rencontreront-elles sous le microscope, ou dans les monologues d’un nouvel Hamlet, ou dans une nouvelle religion, je ne sais ; mais, à mon avis, la terre sera recouverte d’une couche de glace avant que cela n’arrive. La plus durable et la plus vieille de toutes les sciences humanitaires, c’est sans conteste l’enseignement du Christ, et voyez pourtant comme on le comprend différemment ! Les uns enseignent que nous devons aimer notre prochain, mais font une exception pour les criminels, les fous et les soldats ; ces derniers, en effet, sont sacrifiés pour la guerre et voués à la mort ; on isole ou on punit les premiers, et, pour les insensés, on leur interdit le mariage. D’autres interprétateurs enseignent qu’il faut aimer tout le monde, sans exception, sans distinguer les plus et les moins ; d’après leur enseignement, si vers vous vient un assassin, un épileptique ou un éléphantiasique pour vous demander votre fille, il faut la lui donner ; si les crétins entrent en guerre contre les gens sains de corps et d’esprit, il faut leur tendre la tête. Si cette religion de l’amour pour l’amour, comme il y a la théorie de l’art pour l’art, prenait assez d’extension, elle conduirait, en fin de compte, l’humanité à sa perte, et accomplirait ainsi le plus grandiose des crimes qui ait eu lieu sur cette terre. Il y a un très grand nombre d’interprétations, ce qui fait que l’homme sérieux ne se contente d’aucune et cherche à ajouter la sienne propre à la masse des autres. C’est pourquoi il ne faut jamais placer la question sur le terrain philosophique, ou chrétien comme on l’appelle, car on ne ferait que s’éloigner davantage de la solution cherchée.

Le diacre écoutait attentivement le zoologiste ; il réfléchit un instant et demanda :

— La loi morale, qui est naturelle à tout homme, a-t-elle été imaginée par les philosophes, ou créée par Dieu en même temps que le corps ?

— Je l’ignore. Mais cette loi est tellement commune à tous les peuples et à toutes les époques, que je pense qu’elle doit être liée organiquement au corps. Elle n’a pas été inventée ; elle existe et existera toujours. Je ne vous dis pas qu’on puisse la découvrir avec le microscope ; mais cette alliance organique est de toute évidence ; car toute sérieuse souffrance du cerveau et les maladies dites de l’âme se traduisent par une perversion de la loi morale.

— Très bien. Cela signifie que la loi morale veut que nous aimions notre prochain, de même que l’estomac veut des aliments. N’est-ce pas ? Mais notre nature, par égoïsme, s’oppose à la voix de la conscience et de la raison, et fait surgir beaucoup de questions difficiles à résoudre. Vers quoi devons-nous nous tourner pour la solution de ces problèmes, si vous ne voulez pas les placer sur le terrain philosophique ?

— Tournez-vous vers les quelques sciences exactes que nous possédons. Fiez-vous à l’évidence et à la logique des faits. À la vérité, c’est là bien peu de choses, mais ce n’est pas aussi vacillant et instable que la philosophie. La loi morale, par exemple, veut que nous aimions les gens. Qu’est-ce donc ? L’amour doit consister dans l’éloignement de tout ce qui nuit aux hommes et menace leur sécurité dans le présent et pour l’avenir. Nos sciences, ainsi que l’évidence, nous disent qu’un péril menace l’humanité du côté des anormaux physiques ou moraux. S’il en est ainsi, il faut combattre ces gens anormaux. Et si vous n’avez pas la force de les faire rentrer dans la norme, il faut, du moins, savoir les rendre inoffensifs, c’est-à-dire les détruire.

— Ce qui revient à dire que l’amour consiste en ceci : le fort vainc le faible.

— Sans aucun doute.

— Mais est-ce que les forts n’ont pas crucifié Notre-Seigneur Jésus-Christ ? — dit le diacre, avec véhémence.

— Mais je dis justement que ce sont les faibles et non les forts qui l’ont crucifié. La civilisation humaine a déjà diminué et s’efforce d’annihiler la lutte pour l’existence et la sélection ; de là une rapide multiplication des gens faibles et leur prédominance sur les forts. Figurez-vous, par exemple, qu’on inspire aux abeilles quelques idées humaines sous une forme rudimentaire. Que résultera-t-il ? Les bourdons, qu’il est nécessaire de tuer, resteront vivants, mangeront le miel, débaucheront et oppresseront les abeilles, — le résultat sera donc la prédominance des faibles sur les forts et l’abâtardissement de ces derniers. La même chose se produit maintenant dans l’humanité : les faibles oppriment les forts. Chez les sauvages, ignorants encore de notre civilisation, le plus fort, le plus sage et le plus moral marche en tête ; il est chef et seigneur. Mais nous, les civilisés, nous avons crucifié le Christ et nous continuons à le crucifier. C’est donc qu’il nous manque quelque chose. Et ce « quelque chose », nous devons le réintégrer en nous, autrement il n’y aura pas de fin à ces malentendus.

— Mais quel est votre critérium pour distinguer les forts des faibles ?

— La science et l’évidence. De même qu’on reconnaît les scrofuleux et les éléphantiasiques à leurs maladies, de même on reconnaît les fous et les immoraux à leurs actes.

— Mais on peut se tromper !

— Certes ; mais on ne craint pas de tremper ses pieds quand l’orage menace.

— C’est là de la philosophie, — dit le diacre en riant.

— Nullement. Vous êtes tellement dépravé par votre philosophie de séminaire, que vous voulez partout voir du brouillard. Les sciences abstraites, dont est farci votre jeune cerveau, se nomment justement ainsi du latin abstratus, tirer hors, de côté, parce qu’elles tirent votre esprit hors de l’évidence, qu’elles l’empêchent de voir. Regardez le diable droit dans les yeux, et, si c’est bien le diable, dites que c’est lui ; mais n’allez pas demander des explications à Kant ou à Hégel.

Le zoologiste se tut un instant, puis poursuivit :

— Deux fois deux font quatre, et une pierre est une pierre. Ainsi, demain, nous avons un duel. Nous sommes d’accord tous deux pour trouver que le duel est stupide et absurde, qu’il est d’un autre âge et suranné, que le duel aristocratique est, au fond, la même chose qu’une rixe d’ivrognes dans un cabaret ; et pourtant, nous irons demain nous battre. Il y a donc une force qui l’emporte sur nos jugements. Nous crions que la guerre est un brigandage, une barbarie, un fratricide épouvantable ; nous nous trouvons presque mal à la vue du sang ; mais que les Allemands ou les Français s’avisent de nous offenser, et aussitôt notre sang ne fera qu’un tour, et, le plus sincèrement du monde, nous pousserons un hourra et tomberons sur l’ennemi, et vous appellerez sur nos armes la bénédiction divine, et notre vaillance soulèvera un transport universel et sans artifice. C’est donc qu’il y a une force, je le répète, en dehors des atteintes de notre philosophie. Nous ne pouvons pas plus l’arrêter que ce nuage qui parcourt le ciel en ce moment. Pas d’hypocrisie, pas de colère contenue ; ne dites pas : « Ah ! c’est stupide ! ah ! c’est suranné ! ah ! ce n’est pas d’accord avec l’Écriture ! » Mais regardez bien cette force en face, reconnaissez sa légitimité raisonnable, et lorsque, par exemple, elle veut détruire une race faible, scrofuleuse et dépravée, alors ne l’entravez pas avec vos pilules et vos citations d’un Évangile mal compris. Lieskof nous peint un très consciencieux Danila qui, rencontrant par la ville un lépreux, le nourrit et le réchauffe au nom de l’amour et du Christ. Si ce Danila aimait véritablement son prochain, il eût emporté le lépreux bien loin de la ville et l’eût jeté dans un fossé ; après quoi, il fût revenu servir un homme sain. Le Christ, je pense, nous a ordonné l’amour raisonnable, réfléchi et utile.

— Quel homme vous faites ! — dit le diacre en souriant. — Vous ne croyez pas au Christ ; pour quoi donc alors le mentionnez-vous si souvent ?

— Mais je crois en lui. Seulement, j’y crois à ma façon, et non à la vôtre. Ah ! diacre, diacre ! — s’écria le zoologiste en riant ; et, prenant le diacre à la taille, il lui demanda joyeusement :

— Eh bien ! irons-nous demain au duel ?

— Mon rang ne le permet pas.

— Comment, votre rang ?

— Je suis prêtre. La bénédiction divine est sur moi.

— Ah ! diacre, diacre ! — répéta le zoologiste, en continuant de rire. — J’aime causer avec vous.

— Vous dites que vous avez la foi, — reprit le diacre. — Quel genre de foi ? J’ai un oncle pope, qui a tellement la foi que si, par un temps de sécheresse, il s’en va dans la campagne prier pour avoir de la pluie, il emporte son parapluie et un paletot en cuir, afin de ne pas être mouillé à son retour. Voilà la vraie foi ! Quand il parle du Christ, il devient si radieux que les moujiks et les paysannes se mettent à sangloter. Il arrêterait, lui, le nuage qui passe au ciel et la force invincible dont vous parlez ne lui résisterait pas. Oui... la foi soulève les montagnes.

Le diacre se mit à rire, en tapant sur l’épaule du zoologiste.

— C’est ainsi ! — continua-t-il. — Vous avez tout étudié, vous approfondissez les mystères de la mer, vous séparez les faibles des forts, vous écrivez des livres et provoquez en duel ; mais tout cela ne changera rien à l’ordre des choses, tandis qu’au contraire, que quelque faible moine inspiré par l’Esprit-Saint se mette à balbutier une seule parole, ou que de l’Arabie bondisse à cheval un nouveau Mahomet au sabre recourbé, et, dans toute l’Europe, il ne restera bientôt plus pierre sur pierre.

— Cela, diacre, n’est encore qu’une conjecture.

— La foi sans actions est une foi morte, mais les actions sans foi sont encore pis ; ce n’est qu’une perte de temps, et rien de plus.

Sur le quai parut le docteur. Il aperçut le diacre et le zoologue et vint vers eux.

— Tout est prêt, paraît-il, — dit-il en soufflant ; — vos témoins seront Govorovski et Boïko. Ils viendront demain matin à cinq heures.

Il regarda le ciel et reprit :

— Quel temps couvert ! on ne voit rien... Il va pleuvoir...

— Tu viendras, je pense, avec nous ? — demanda Von Koren.

— Non, Dieu m’en garde, je suis déjà assez tourmenté. Oustimovitch me remplacera. Je lui en ai parlé.

Un éclair brilla au loin sur la mer, et on entendit de sourds roulements de tonnerre.

— Comme on étouffe avant l’orage ! — dit Von Koren. — Je parie que tu as déjà été chez Laïevski pour pleurer dans son gilet.

— Pourquoi y aurais-je été ? — répondit le docteur interloqué. — Quelle idée !

Avant le coucher du soleil, il s’était promené sur le boulevard et dans la rue, espérant rencontrer Laïevski. Honteux de son emportement, et aussi de l’accès de bonté qui l’avait suivi, il voulait s’excuser auprès de Laïevski sur un ton plaisant, le gronder aussi un peu, le tranquilliser et lui dire que si le duel est un restant de la barbarie du moyen âge, la Providence elle-même lui procurait ce duel comme un moyen d’apaisement ; en effet, après un échange de balles, ils apprécieraient mieux leur noblesse réciproque et deviendraient des amis, comme il convient à des hommes de haute valeur tels qu’eux deux. Mais il ne put rencontrer Laïevski.

— Pourquoi irais-je chez lui ? — répéta Samoïlenko. — C’est lui qui a ouvert les hostilités, et non moi. Dis-moi de grâce pourquoi il m’a ainsi assailli ? Que lui ai-je fait de mal ? J’entre dans le salon, et tout à coup, quand je lui demande : tu vas bien ? il me jette à la face : espion ! Et voilà ! Dis-moi, comment cela avait-il commencé entre vous deux ? Que lui avais-tu dit ?

— Je lui avais dit que sa position était sans issue. Et j’avais raison. Les honnêtes gens et les fripons peuvent trouver un remède à toute situation ; mais, si l’on veut être à la fois fripon et honnête, il n’y a pas moyen de se tirer d’affaires. Cependant, Messieurs, il est déjà onze heures, et nous devons demain nous lever de bonne heure.

Un coup de vent s’éleva brusquement, et, soulevant la poussière du quai, la roula dans un tourbillon, en mugissant et en couvrant le bruit de la mer.

— La rafale arrive ! — dit le diacre. — Il faut nous en aller, ou la poussière nous abîmera les yeux.

Tandis qu’ils se mettaient en route, Samoïlenko soupira et dit, en retenant sa casquette :

— Il est certain que je ne vais pas dormir.

— Ne te trouble pas ! — dit le zoologiste en riant. — Tu peux être tranquille, le duel n’aura aucune suite. Laïevski tirera magnanimement en l’air, car il ne peut faire autrement ; quant à moi, je ne tirerai probablement pas du tout. Se mettre à dos la justice, à cause de Laïevski, perdre du temps, — le jeu ne vaut pas la chandelle. À propos, quelle pénalité encourt-on pour le duel ?

— La prison, et, dans le cas de mort de l’adversaire, trois ans d’emprisonnement dans une enceinte fortifiée.

— À Piétropavlovsk ?

— Non, dans une forteresse militaire, je crois.

— Il faudrait en instruire ce gaillard !

Au loin, sur la mer, brilla un nouvel éclair, qui éclaira durant une seconde les toits des maisons et les montagnes. Les amis se séparèrent auprès du boulevard.

Quand le docteur eut disparu dans les ténèbres et qu’on n’entendit plus ses pas, Von Koren lui cria :

— Pourvu que le temps ne nous gêne pas demain !

— Quel beau malheur ! Ce serait un bienfait de Dieu !

— Bonne nuit !

— Quoi ? la nuit ? Que dis-tu ?

Le bruit de la mer et du vent et les roulements du tonnerre empêchaient d’entendre.

— Rien ! — cria le zoologiste, et il se dépêcha de regagner sa demeure.

 

XVII

... En mon esprit, en proie au chagrin,

Se pressent en foule les lourdes pensées ;

Le souvenir silencieusement devant moi

Déroule son long ruban ;

Et avec dégoût je revois ma vie,

Je tremble et je maudis,

Et je me plains amèrement, et je verse des larmes ;

Mais elles n’effacent pas les tristes lignes.

(Pouchkine.)

 

Qu’on le tuât demain matin ou que, par moquerie, on lui laissât la vie, des deux façons c’en était fait de lui ; d’un autre côté, que cette femme déshonorée se suicidât de désespoir et de honte, ou qu’elle continuât à traîner sa pitoyable existence, elle était perdue dans les deux cas...

Ainsi pensait Laïevski, assis à sa table, et continuant à se frotter les mains.

La fenêtre s’ouvrit soudain et claqua violemment, tandis qu’un coup de vent violent, s’engouffrant dans la chambre, faisait voler les papiers loin du bureau.

Laïevski referma la fenêtre, et se baissa pour ramasser les papiers. Il sentit en lui quelque chose de nouveau, une certaine maladresse, qu’il ne se connaissait pas auparavant, et il ne reconnut pas ses mouvements habituels. Il marchait avec précaution, frappant les murs de ses coudes et se tiraillant les épaules, et, quand il se fut rassis à son bureau, il recommença à se frotter les mains. Son corps avait perdu toute souplesse.

La veille de la mort, il faut écrire à ses proches. Laïevski le comprit, et, saisissant une plume, il traça d’une main tremblante :

— Chère mère !

Il voulait écrire à sa mère pour qu’au nom du Dieu miséricordieux, en qui elle croyait, elle accueillît chez elle et réchauffât d’une caresse la malheureuse femme déshonorée, faible, indigente et isolée, et qu’elle rachetât ainsi la faute terrible de son fils. Mais il se souvint bien vite comment sa mère, vieille femme replète, en bonnet de dentelle, sortait le matin dans son jardin, suivie d’une dame de compagnie avec un épagneul, de quelle voix impérative elle commandait au jardinier ainsi qu’aux autres serviteurs, combien sa figure était orgueilleuse et arrogante, et, à ce souvenir, Laïevski biffa ce qu’il venait d’écrire.

Aux trois fenêtres brilla soudain un éclair, suivi d’un coup de tonnerre assourdissant et prolongé, d’abord confus, puis bruyant et crépitant, et d’une telle violence que les vitres des fenêtres résonnèrent. Laïevski se leva et alla coller son front aux vitres. Il faisait un orage violent et magnifique. À l’horizon, des éclairs incessants zébraient de leurs rubans dorés les nuages et la mer, et illuminaient une étendue immense de vagues noires et démontées. Et à droite, à gauche, et probablement aussi au-dessus de la maison, brillaient les éclairs.

— L’orage ! — chuchota Laïevski, et il éprouva le désir de prier, fussent-ce les éclairs ou les nuages. — Bienfaisant orage !

Il se rappela comment, dans son enfance, quand il faisait ainsi de l’orage, il parcourait le jardin, tête nue, suivi de deux fillettes blondes aux yeux bleus, et comment la pluie les trempait ; ils riaient de ravissement ; mais, quand venait à résonner un violent coup de tonnerre, les fillettes se serraient avec confiance le long de lui ; il faisait le signe de la croix et se dépêchait de dire :

— Saint, saint, saint...

Oh ! où étiez-vous parties, dans quelle mer aviez-vous sombré, prémices d’une belle existence pure ? À présent, il ne craignait plus l’orage et n’aimait plus la nature ; il ne croyait plus en Dieu ; les fillettes confiantes, qu’il avait connues jadis, étaient des femmes rendues malheureuses par lui et par ses semblables ; le jardin paternel ne le verrait plus jamais de sa vie planter un arbre ou faire croître une herbe ; vivant au milieu d’êtres vivants, il ne sauverait pas une mouche ; mais il ne faisait que détruire, martyriser et mentir, mentir...

— Y a-t-il une action de mon passé qui n’ait pas été une faute ? — se demanda-t-il, s’efforçant de se rattraper à quelque souvenir serein, comme un homme tombé dans un gouffre cherche à se raccrocher aux buissons de la rive.

L’Université ? — Mais ce n’avait été qu’une imposture. Apprenant fort mal, il avait vite oublié ce qu’on lui avait enseigné.

Services rendus à la société ? — Nouvelle imposture. Il n’avait rien fait, touchant gratuitement ses émoluments, et ses fonctions ne constituaient qu’un vol honteux de l’argent public, une de ces prévarications qu’on ne peut poursuivre en justice.

La vérité lui importait peu, et il ne la recherchait pas ; sa conscience, engourdie par le vice et le mensonge, s’était tue ; comme un étranger ou un habitant d’une autre planète, il ne participait pas à la vie commune des gens, était indifférent à leurs souffrances, à leurs idées, à leurs religions, à leurs connaissances, à leurs recherches, à leurs luttes ; ne disant jamais à personne une bonne parole, n’écrivant jamais rien d’utile, fût-ce une seule ligne, il ne rendait aux hommes aucun service ; et pourtant il mangeait leur pain, buvait leur vin, vivait de leurs idées, et, dans le but de justifier, devant eux et devant lui-même, sa vie méprisable de parasite, il tâchait de se donner des airs de supériorité.

Mensonge, mensonge, toujours mensonge...

Le souvenir brûlant lui revint de ce qu’il avait vu, le soir même, dans la maison de Muridof, et il en éprouva un insupportable dégoût. Kirilline et Atchmianof lui semblaient abjects ; mais ils ne faisaient que continuer ce qu’il avait commencé ; ils étaient ses complices et ses élèves. Abusant de la confiance d’une jeune et faible femme, qui croyait en lui plus qu’en un frère, il l’avait arrachée à son époux, au cercle de ses amis et à son pays, pour la conduire ici vers la chaleur, vers la fièvre, vers l’ennui ; de jour en jour, elle avait dû, tel un miroir, réfléchir en elle son vice, sa fourberie et sa fainéantise, et sa vie s’en était tout imprégnée ; bientôt rassasié d’elle, il l’avait détestée, et, ne pouvant l’abandonner, s’était efforcé de l’enfoncer de plus en plus avant dans le mensonge... Atchmianof et Kirilline avaient achevé le reste.

Laïevski revint s’asseoir à son bureau, pour retourner ensuite à la fenêtre ; il éteignit la bougie, puis la ralluma. À haute voix, il se maudit, il pleura, il se plaignit, il demanda pardon ; parfois il courait avec désespoir à son bureau, et écrivait :

— Chère mère !

À part sa mère, il n’avait en effet aucun parent ni proche ; mais quel secours attendre d’elle, et où était-elle ?

Il voulut se précipiter vers Nadiéjda Fédorovna, tomber à ses genoux, lui baiser les mains et les pieds, lui demander pardon ; mais elle était sa victime, et il la craignait, comme on craint un cadavre.

— Ma vie est perdue ! — murmura-t-il, en se frottant les mains. — Pourquoi suis-je encore vivant, mon Dieu ?...

Il avait arraché du ciel son étoile directrice, et les ténèbres de la nuit avaient suivi sa disparition ; et elle ne remonterait pas dans le ciel, car la vie ne se donne qu’une fois et n’a pas de recommencement. S’il eût pu revivre les jours et les ans écoulés, il eût remplacé le mensonge par la vérité, la fainéantise par le travail, l’ennui par la joie ; revenant à la pureté, il eût retrouvé Dieu et la justice ; mais cela était aussi impossible que de faire briller de nouveau au ciel une étoile disparue. Et cette impossibilité le désespérait.

L’orage cependant s’était écoulé ; assis près de la fenêtre ouverte, il réfléchit tranquillement à ce qui allait advenir de lui. Von Koren le tuerait probablement.

La claire et froide contemplation du monde poussait cet homme à la destruction des êtres faibles et inutiles ; s’il pouvait changer d’avis au moment décisif, il serait vite retrempé dans ses opinions par la haine et le dégoût qu’éveillait en lui Laïevski. S’il manquait son coup, ou si, par moquerie envers un adversaire détesté, il se contentait de le blesser, ou si, encore, il tirait en l’air, — que ferait-il, lui, Laïevski ? où aller ?

— À Pétersbourg ? — se demanda Laïevski, — mais ce serait recommencer l’ancienne vie, que je maudis. Celui-là se trompe qui cherche le salut dans le changement de place, car la terre est partout semblable. Chercher le salut parmi les hommes ? Pas plus. La bonté et la générosité de Samoïlenko étaient aussi peu salutaires que le rire du diacre ou la haine de Von Koren. Il fallait chercher le salut seulement en soi-même, et, si on ne l’y trouvait pas, il ne restait plus qu’à se tuer...

À ce moment résonna le bruit d’un équipage qui s’approchait. Le jour commençait ; une calèche passa devant la maison, tourna aussitôt et, faisant grincer ses roues sur le gravier humide, s’arrêta devant Laïevski. Deux hommes étaient assis dans la voiture.

— Attendez, je suis à vous ! — leur dit Laïevski par la fenêtre. — Je ne dors pas. Est-ce qu’il est déjà temps ?

— Oui. Il est quatre heures. Le temps d’arriver...

Laïevski mit son paletot et sa casquette, tira une cigarette de sa poche, et resta indécis ; il lui sembla qu’il avait encore quelque chose à faire. Il entendait dans la rue les témoins causer doucement et les chevaux s’ébrouer ; et ces bruits, par ce matin couvert, alors que tout le monde dormait et que le ciel brillait à peine, remplirent l’âme de Laïevski d’une tristesse semblable à un mauvais pressentiment. Secouant son indécision, il entra dans la chambre à coucher.

Nadiéjda Fédorovna reposait dans son lit ; allongée et enveloppée, y compris la tête, dans un plaid, immobile, elle rappelait surtout par la tête les momies égyptiennes. Tout en la considérant avec regret et chagrin, Laïevski lui demanda mentalement pardon et pensa que, si le ciel n’était pas vide et qu’il y eût vraiment un Dieu, alors celui-ci la protégerait ; mais, si Dieu n’existait pas, elle périrait, car elle n’avait pas les moyens d’exister.

Elle sursauta soudain et se souleva sur le lit. Son visage pâle apparut et ses yeux aperçurent Laïevski.

— C’est toi ? L’orage est passé ? — demanda-t-elle.

— Il est passé.

Le souvenir lui revint alors, et, cachant sa tête dans ses mains, elle trembla de tout le corps.

— Comme je suis oppressée ! — dit-elle, — si tu savais quel poids j’ai là ! Je m’attendais à être tuée sur-le-champ, ou à être chassée de ta maison sous la pluie et l’orage, et tu tardes... tu...

Il la saisit brusquement et lui couvrit de baisers les mains et les genoux ; puis, comme elle murmurait quelques mots indistincts et frissonnait à d’odieux souvenirs, il lui lissa les cheveux doucement, et en regardant son visage, comprit que cette femme malheureuse et dépravée était pourtant pour lui le seul être qui lui fût proche...

Et quand, en sortant de chez lui, il se fut assis dans la voiture, il éprouva le désir de rentrer vivant dans sa maison.

 

XVIII

Le diacre, s’étant levé et habillé, prit sa grosse canne noueuse et sortit de sa maison.

Il faisait très noir, et, durant les premières minutes qu’il se trouva dans la rue, il ne distinguait même pas le bout blanc de sa canne ; pas une étoile n’éclairait le ciel, qui semblait promettre une nouvelle pluie. On respirait une odeur de sable humide et d’effluves marines.

— Eh bien ! l’orage n’a pas été une plaisanterie, — pensa le diacre, en entendant sa canne frapper le pavé et troubler de ce bruit unique et sonore le silence de la nuit.

Comme il arrivait au bout de la ville, il commença à apercevoir le chemin ainsi que sa canne ; sur le ciel noir apparurent par places des taches troubles, et bientôt se montra une étoile, qui clignota timidement de son œil unique.

Le diacre côtoyait la plage sur un chemin pierreux et élevé, d’où il ne pouvait voir la mer ; mais il l’entendait battre au-dessous de lui, et les lames invisibles frappaient paresseusement et lourdement le rivage, en semblant dire : ouf ! Et avec quelle lenteur ! Une lame vint à s’abattre, et le diacre eut le temps de faire huit pas avant que n’arrivât la seconde ; il fit encore six pas avant la troisième. De même on ne voyait rien et, dans les ténèbres, on n’entendait que le bruit paresseux et ensommeillé de la mer, alors que Dieu planait au-dessus du chaos.

Le diacre se sentit envahir par un sentiment pénible. Il pensa que Dieu le punirait certainement de frayer avec les incroyants, et d’aller ainsi assister à un duel. Ce duel, il est vrai, serait sans suite, bête et ridicule, mais n’importe, — c’était un spectacle païen, et un homme de Dieu ne devait pas y apporter sa présence. Il s’arrêta et réfléchit : ne ferait-il pas mieux de revenir sur ses pas ? Mais la curiosité violente, angoissée, prit le dessus, et il continua sa route.

— Bien qu’incroyants, ce sont de braves gens, et ils seront sauvés, — se dit-il en se tranquillisant. — Ils seront sûrement sauvés. Et il se mit à fumer une cigarette. À quel critérium faut-il mesurer le mérite des gens, pour les juger équitablement ? Et le diacre se rappela son ancien ennemi, l’inspecteur du séminaire, qui, certes, croyait en Dieu et ne se battait pas en duel, et qui vivait en toute pureté ; et pourtant ne le nourrissait-il pas parfois de pain mélangé de sable et n’avait-il pas manqué, un jour, de lui arracher une oreille ? Si la vie humaine est ainsi faite, qu’un tel inspecteur cruel et déshonnête, voleur de la farine du Gouvernement, se trouvât estimé de tous, et qu’on priât dans l’école pour son salut et sa santé, pouvait-on, en toute justice, se détourner d’hommes comme Von Koren et Laïevski, pour la seule raison qu’ils ne croyaient pas ?

Le diacre commençait à étudier ce problème, quand il se rappela la figure comique que devait faire en ce jour Samoïlenko, et cela détourna le cours de ses idées. Comme on rirait bien demain ! Et il se vit, caché dans un buisson et examinant attentivement ; et quand le lendemain, pendant le repas, Von Koren voudrait hâbler un peu, alors il lui raconterait lui-même, en riant, tous les détails du duel.

— D’où savez-vous tout cela ? — demanderait le zoologiste.

— Ah ! voilà la question ! J’étais chez moi, et je sais tout !

Et il pourrait encore raconter dans une lettre le duel d’une façon plaisante. Son beau-père le lirait en riant, la belle-mère n’en penserait plus à finir sa kacha[13] pour mieux écouter, et il recevrait certainement une réponse sur le même ton.

La vallée de la rivière Jaune s’étala bientôt devant ses yeux. La pluie l’avait rendue plus forte et plus furieuse ; elle ne grondait plus, mais hurlait. L’aurore commençait à poindre. C’était un matin gris et terne ; et les petits nuages courant à l’ouest afin de rattraper une grosse nuée orageuse, et les montagnes entourées de brouillard, et les arbres humides, — tout cela formait un tableau sévère et déplaisant. Le diacre se lava avec l’eau de la rivière, et lut les prières du matin ; et il eut envie du thé et des crêpes chaudes que son beau-père mangeait avec de la crème, chaque matin. Et il eut un souvenir pour son épouse, et pour l’air « Sans retour » qu’elle jouait sur son piano. Quelle femme était-ce ? On leur avait fait faire connaissance et on les avait mariés en une semaine ; il avait ensuite vécu près d’elle durant à peine un mois, après quoi on l’avait envoyé ici, de sorte qu’il n’avait pu se rendre compte du caractère de sa femme. Et, tout de même, il s’ennuyait loin d’elle.

— Il faut que je lui écrive une petite lettre... — pensa-t-il.

Le drapeau flottant sur la maison de Kerbalaï était tout détrempé et pendait lamentablement ; et la maison elle-même avec son toit humide semblait encore plus sombre et plus basse que d’habitude. Auprès de la porte était arrêtée une charrette ; Kerbalaï, deux Abases et une jeune Tatare en pantalon large, probablement la fille ou la femme de Kerbalaï, sortaient de la maison des sacs pleins qu’ils plaçaient au milieu de la paille. Devant la charrette, deux ânes baissaient la tête. Ayant fini de placer leurs sacs, les Abases et la Tatare les recouvrirent de paille, tandis que Kerbalaï attelait vivement les ânes.

— De la contrebande, probablement, — pensa le diacre.

Il vit plus loin l’arbre renversé avec ses longues aiguilles, puis la tache noircie d’un foyer. Et il se rappela le pique-nique dans tous ses détails : le feu, le chant des Abases, les rêves agréables de procession et de prélature...

La rivière Noire était encore plus noire et plus large, à la suite de l’orage. Le diacre traversa avec précaution le pont flexible, qu’atteignait presque la crête des flots boueux de la rivière ; et, grimpant par le petit escalier, il pénétra dans le hangar.

— C’est un noble cerveau, — pensa-t-il en s’étendant sur la paille, au souvenir de Von Koren, — un noble cerveau ; que Dieu le protège ! Il est seulement un peu cruel.

Pourquoi détestait-il Laïevski, et pourquoi ce dernier le lui rendait-il ? Pourquoi allaient-ils se battre en duel ? Ah ! si, dès leur jeunesse, ils eussent connu la misère comme lui, diacre, s’ils eussent été élevés au milieu de gens grossiers, durs de cœur, âpres au gain, se reprochant mutuellement un morceau de pain, rustres et mal élevés, crachant par terre et rôtant durant les repas et même pendant les prières ; si, dès leur enfance, ils n’eussent pas été gratifiés des meilleures conditions d’existence et d’un entourage de choix, oh ! alors, comme ils se fussent attachés vite l’un à l’autre, avec quelle mansuétude ils eussent supporté leurs défauts réciproques, s’estimant pour leur bonne éducation et leur instruction. Car comme il y a peu, sur cette terre, de gens bien élevés ! Laïevski, il est vrai, était bien un peu polisson, débauché, étrange ; mais enfin il ne volait pas, ne crachait pas par terre avec bruit, ne disait pas à sa femme : « Je te casse un membre si tu ne travailles pas », ne battrait pas plus tard son enfant à coups de guides de chevaux, et ne nourrirait pas ses serviteurs de viande pourrie, — tout cela était-il donc peu de choses ? Au lieu de se rechercher l’un dans l’autre, par ennui et par suite d’un malentendu, les causes de dégénération, de mortalité, d’hérédité et d’autres choses plus ou moins claires, n’eussent-ils pas mieux fait d’abaisser leurs regards au-dessous d’eux et de réserver leur haine et leur colère pour ces longues rues pleines de gémissements, de grossière ignorance, d’avidité, de reproches, de malpropreté, d’injures, de glapissements de femme...

Le bruit d’une voiture arracha le diacre à ces pensées ; il regarda par la porte et aperçut une calèche occupée par trois personnes : Laïevski, Chechkovski et le chef du bureau de poste.

— Stop ! — dit Chechkovski.

Ils descendirent de voiture et se regardèrent.

— Ils ne sont pas encore là, — reprit Chechkovski, en secouant la boue de son habit. — Hé bien ? En attendant nos adversaires, cherchons un emplacement favorable. Il n’y a pas de place ici pour se retourner.

Ils remontèrent le long de la rivière et disparurent bientôt aux regards. Le cocher tatar s’installa dans la voiture, et s’endormit vite.

Dix minutes après, le diacre sortit du hangar, ayant enlevé son chapeau noir pour ne pas être reconnu, et se blottit sur le rivage au milieu des buissons et des sillons de maïs ; du haut des arbres et des buissons tombaient sur lui de larges gouttes d’eau, et l’herbe et le maïs étaient tout humides.

— Quelle honte ! — murmura-t-il en relevant les basques mouillées et crottées de son habit, — si j’avais su, je ne serais pas venu.

Il entendit bientôt des voix et aperçut du monde.

Laïevski, les mains fourrées dans ses manches et le dos un peu courbé, marchait rapidement de long en large dans la petite clairière ; ses témoins se tenaient au bord de la rivière et fumaient des cigarettes.

— C’est étrange, — dit le diacre, ne reconnaissant pas la démarche de Laïevski, — on dirait un vieillard.

— C’est vraiment impoli de leur part ! — dit le chef de la poste, en regardant sa montre. — Peut-être, pour un homme instruit, est-ce parfait d’arriver en retard ; mais pour moi, c’est une crasse !

Chechkovski, gros homme à barbe noire, prêta l’oreille et dit :

— Ils viennent !

 

XIX

— C’est la première fois de ma vie que je les vois ! C’est superbe ! — dit Von Koren, en apparaissant dans la clairière, et tendant une main vers l’orient. — Regardez : des rayons verts !

En effet, deux rayons verts s’allongeaient derrière les montagnes, et le spectacle en était fort beau. Le soleil se levait.

— Bonjour ! — continua le zoologiste en saluant d’un signe de tête les témoins de Laïevski, — je ne vous ai pas fait attendre ?

Derrière lui venaient ses témoins, deux très jeunes officiers de même taille, Boïko et Govorovski, en veste blanche, ainsi que le maigre et misanthrope Dr Oustimovitch, qui portait d’une main un petit paquet, tandis que l’autre main repliée, derrière le dos, tenait sa canne. Ayant déposé son petit paquet sur le sol, sans saluer personne, il envoya sa main libérée rejoindre l’autre et se promena tranquillement dans le champ.

Laïevski ressentait la fatigue et la gaucherie de l’homme qui va peut-être bientôt mourir, et pour cette raison jette sur lui-même un coup d’œil d’ensemble. Il eût voulu ou qu’on le tuât au plus vite ou qu’on le ramenât chez lui.

Il voyait le lever du soleil pour la première fois ; ce matin précoce, ces rayons verts, cette humidité et ces gens aux souliers trempés, tout cela lui paraissait inutile à sa vie et l’oppressait ; quel rapport entre cela et la nuit écoulée, et ses pensées et son sentiment de culpabilité ? Et c’est pourquoi il éprouvait le désir de s’en aller, sans attendre le duel.

Von Koren, de son côté, était visiblement très ému, mais s’efforçait de s’en cacher, en faisant semblant de prêter un grand intérêt aux rayons verts. Les témoins étaient également troublés et se regardaient, comme pour se demander pourquoi ils se trouvaient là et ce qu’ils devaient faire.

— Je suppose, Messieurs, qu’il n’est pas besoin d’aller plus loin, — dit Chechkovski, — et que vous acceptez l’emplacement.

— Oui, certainement ; — répondit Von Koren.

Un moment de silence régna de part et d’autre.

Oustimovitch, qui se promenait en long et en large, se tourna brusquement vers Laïevski, et dit à mi-voix, en lui soufflant à la figure :

— On n’a probablement pas eu le temps de vous communiquer mes conditions. Chaque parti me donne quinze roubles, et en cas de mort d’un des adversaires, le survivant doit me payer les trente roubles.

Laïevski le connaissait déjà, mais n’avait encore jamais vu de si près ses yeux ternes, ses moustaches raides et son cou décharné de phtisique ; ce n’était pas là un docteur, mais un usurier ! Son haleine avait une odeur désagréable de viande de bœuf.

— Quelles drôles de gens il y a sur terre ! — pensa Laïevski, qui lui répondit à haute voix :

— C’est entendu.

Le docteur hocha la tête et reprit sa promenade.

Tout le monde sentait qu’il était temps de commencer, ou plutôt d’achever ce qui était entamé ; mais, sans se décider à rien, on allait et venait en fumant. Les jeunes officiers, comme s’ils étaient au bal et s’apprêtaient à danser, examinaient attentivement leurs vestes et essuyaient leurs manches.

Chechkovski s’approcha d’eux et leur dit :

— Messieurs, nous devons employer tous les moyens pour que ce duel n’ait pas lieu. Il faut les réconcilier.

Et, en rougissant, il continua :

— Kirilline est venu hier chez moi et s’est plaint que Laïevski l’avait surpris avec Nadiéjda Fédorovna...

— Nous avons déjà appris cela... — dit Boïko.

— Et voyez-vous... Laïevski est troublé et sa main tremble. Il ne pourra tenir un pistolet. Se battre avec lui serait donc inhumain, comme avec un homme ivre ou avec un typhoïque. Si la réconciliation ne peut se faire, Messieurs, on devrait au moins remettre le duel... Sinon, ce sera une chose honteuse à voir...

— Causez-en à Von Koren.

— Mais serait-ce bien adroit ? — demanda Chechkovski, en tenant l’officier par un bouton de sa veste.

— Pourquoi donc ?

— Je ne connais pas les règles du duel, — le diable les enlève à jamais ! — et ne désire pas les apprendre. Peut-être pensera-t-il que Laïevski a peur et m’envoie vers lui. Mais pourtant cela sera comme vous voudrez ; je vais lui parler.

Chechkovski se dirigea vers Von Koren, en boitant légèrement, comme s’il avait la jambe engourdie ; et, tandis qu’il marchait ainsi en canard, toute sa personne respirait la paresse.

— Voici ce que je dois vous dire, Monsieur, — commença-t-il en examinant avec attention les fleurs de la chemise du zoologiste. — C’est confidentiel... Je ne connais pas les règles du duel, — le diable les enlève à jamais ! — et ne désire pas les apprendre, et je raisonne non comme témoin, mais comme homme.

— Oui. Eh bien ?

— Quand les témoins essayent d’apaiser les adversaires, ceux-ci ordinairement ne veulent rien entendre et se battent. C’est là une question d’amour-propre. Mais je vous prie pourtant bien humblement de considérer cette fois la situation d’Ivan Andréïtch ; il n’est pas aujourd’hui en bonne forme, ou, comme l’on dit, il n’est pas dans son assiette, et il fait pitié à voir. Il lui est arrivé un malheur... Je ne puis souffrir les racontars, — et Chechkovski rougit et regarda derrière lui, — mais je crois utile, pour ce duel, de vous avertir qu’hier au soir il a trouvé sa femme chez Muridof, en tête à tête avec Kirilline...

— Quelle turpitude ! — murmura le zoologiste, qui pâlit un peu, fronça les sourcils et cracha bruyamment — pouah !

Sa lèvre inférieure tremblota, et il s’éloigna de Chechkovski sans vouloir en entendre davantage ; et comme si soudain il sentait dans sa bouche un goût amer, il cracha de nouveau avec bruit ; puis il regarda haineusement Laïevski, sur lequel il n’avait pas encore jeté les yeux. Il lut sur son front l’agitation et la gaucherie, et, secouant la tête, dit à haute voix :

— Messieurs, qu’attendons-nous ? Pourquoi ne commence-t-on pas ?

Chechkovski échangea un coup d’œil avec les officiers et secoua les épaules :

— Messieurs, — dit-il à haute voix en s’adressant à tout le monde, — Messieurs ! nous proposons un arrangement.

— Finissons au plus vite toutes ces formalités, — dit Von Koren ; — nous venons déjà de parler d’arrangement. Quelle est à présent la formalité suivante ?

— Mais nous insistons pourtant pour une réconciliation, — reprit Chechkovski d’une voix un peu contrite et ennuyée, comme celle d’un homme qui est contraint de se mêler des affaires d’autrui ; il rougit de nouveau, posa la main sur son cœur et continua :

— Messieurs, nous ne voyons vraiment pas de rapport évident entre l’offense et le duel. Il n’y a rien de commun entre l’offense que, parfois, par faiblesse humaine, nous faisons à un autre, et le duel. Vous êtes des gens instruits, sortis de l’Université, et, assurément, vous ne voyez dans le duel qu’une formalité surannée et futile, et rien de plus. Nous professons également la même opinion, sinon nous ne serions pas venus, ne pouvant tolérer qu’en notre présence des gens se fusillent mutuellement.

Chechkovski essuya son front en sueur, et poursuivit :

— Mettez donc fin, Messieurs, à ce malentendu ; tendez-vous la main l’un à l’autre et retournons chez nous boire le vin de la réconciliation. Parole d’honneur, Messieurs.

Von Koren garda le silence ; et Laïevski, s’apercevant qu’on le regardait, dit :

— Je n’ai rien contre Nikolaï Vassiliévitch. S’il trouve que je suis coupable, je suis prêt à lui présenter mes excuses.

Von Koren s’offensa.

— Évidemment, Messieurs, — dit-il, — il vous serait agréable que M. Laïevski retournât chez lui, tel un magnanime chevalier ; mais je ne puis vous procurer, ainsi qu’à lui, cette satisfaction. Il n’était pas besoin de se lever si tôt, ni de faire dix verstes hors de la ville, pour la seule raison de boire et de manger ensemble, et de me déclarer que le duel est une formalité surannée. Le duel est le duel, et il ne faut pas le rendre encore plus sot et plus faux qu’il n’est en réalité. Je désire me battre !

Un moment de silence régna.

L’officier Boïko tira d’un étui deux pistolets ; il en tendit un à Von Koren et l’autre à Laïevski.

Et alors se produisit un certain embarras, qui égaya une seconde les témoins et Von Koren. On s’aperçut que pas un seul des témoins n’avait encore vu de duel, et que tous ignoraient ce qu’il fallait faire et dire en cette occasion.

Boïko déclara qu’on devait compter vingt pas et, aux deux points extrêmes de cette distance, planter en terre des sabres ; après quoi, les adversaires, au commandement de : marche ! s’avanceraient à la rencontre l’un de l’autre, et, quand ils seraient à dix pas seulement de distance ils feraient feu. Cela parut difficile et même inexécutable.

— Messieurs, qui de vous se souvient comme c’est décrit dans Lermontof ? — demanda Von Koren en riant. — Tourguénief également a un certain Bazarof qui se bat en duel...

— Comment se rappeler cela ? — dit impatiemment Oustimovitch, en s’arrêtant un instant. — Mesurez dix pas, et voilà tout.

Et il fit trois pas, pour montrer comme il fallait s’y prendre. Boïko compta donc dix pas, et son compagnon planta son sabre et traça une raie sur le sol aux deux bouts, afin d’indiquer les limites.

Les adversaires prirent leur place au milieu du silence général.

— Il y a ici des taupes, — se disait le diacre, accroupi dans son buisson.

— Le défi a été porté par Nikolaï Vassiliévitch. Vous devez donc tirer le premier, — dit Chechkovski en s’adressant à Laïevski.

Puis il reprit :

— Il me semble que je ne me trompe pas.

— Non, c’est bien ainsi, — dit Boïko.

Laïevski arma le pistolet, dont il tint en l’air le canon lourd et froid. Il oublia de défaire son paletot, et ressentit une certaine gène aux épaules et sous le bras, tandis que sa main s’élevait aussi difficilement que si sa manche eût été de fer-blanc. Il se rappela sa haine de la veille envers le front basané et les cheveux frisés de Von Koren, et pensa que, même au moment de la plus profonde haine et de la plus violente colère, il n’eût pu viser sur un homme.

Craignant que la balle, par mégarde, n’atteignît son adversaire, il soulevait le pistolet toujours plus haut, et, bien qu’il comprît qu’une générosité trop affichée ne serait pas délicate, il ne pouvait faire autrement.

Laïevski voyait le visage un peu pâle, mais empreint d’un sourire moqueur, de Von Koren, qui était évidemment convaincu que son adversaire allait tirer en l’air, et il pensa que, grâce à Dieu, tout allait être bientôt fini, et qu’il suffisait de presser fortement le chien...

Son épaule se recula violemment, tandis qu’un coup de feu retentissait, répercuté par l’écho des montagnes.

Von Koren arma à son tour son pistolet, et se tourna vers Oustimovitch, qui continuait à marcher en long et en large, les mains derrière le dos et sans prêter aucune attention à ce qui se passait.

— Docteur, — dit-il, — soyez assez bon pour ne pas faire ainsi le balancier. Cela me trouble les yeux.

Le docteur s’arrêta, et Von Koren, soulevant son arme, se mit à viser Laïevski.

— C’en est fait ! — pensa celui-ci, en tremblant et en éprouvant un frisson glacé. Il eut envie de sauter de côté, ou de s’allonger par terre, ou de mourir, tellement terrible et nouvelle pour lui fut la sensation qu’il éprouva à ce moment.

Le canon du pistolet, dirigé droit sur son visage, l’expression de haine et de mépris qui se dégageait de la pose et de toute la personne de Von Koren, et ce meurtre qu’allait accomplir un homme comme il faut, en plein jour, en présence d’autres hommes bien élevés, et ce silence, et la force inconnue qui le forçait à rester là et à ne pas fuir, — comme tout cela était mystérieux, incompréhensible, terrible !

Le temps pendant lequel visa son adversaire sembla à Laïevski plus long que toute une nuit. Il regarda d’un air suppliant les témoins ; ceux-ci ne bougeaient pas et étaient pâles. L’air semblait sentir le meurtre et la mort.

— Qu’il tire vite ! — pensa Laïevski, qui sentit que son visage pâle, tremblant, pitoyable devait éveiller en Von Koren une plus grande haine.

— Je vais le tuer, — pensa Von Koren, en visant au front et en appuyant le doigt sur la gâchette. — Oui, certainement, je le tue...

— Il va le tuer ! — s’écria soudain une voix désespérée qui semblait très proche...

Le coup retentit...

En voyant Laïevski rester debout sans tomber, tout le monde se tourna du côté d’où était parti le cri, et on aperçut le diacre. Pâle, lui aussi, avec les cheveux trempés et collés sur le front et sur les joues, boueux et ruisselant, il était debout sur la berge de la rivière, souriant d’un air étrange et agitant son chapeau.

Chechkovski, pleurant et riant de joie, se retira à l’écart.

 

XX

Von Koren et le diacre descendirent vers le petit pont. Le diacre était ému, essoufflé, et presque honteux de sa peur, ainsi que de son habit boueux et trempé.

— Il m’a semblé que vous alliez le tuer, — murmura-t-il. — Comme c’est là un acte contraire à la nature humaine ! Combien c’est contraire et antipathique !

— Comment êtes-vous tombé là ? — demanda le zoologiste.

— Ne m’interrogez pas, — répondit le diacre en agitant la main. — L’impur m’a entraîné : va, va... Et je suis parti, et j’ai pensé mourir de frayeur au milieu du maïs... Mais, à présent, Dieu soit loué, Dieu soit loué... Je suis très content de vous... Et notre oncle, la Tarentule, sera aussi bien content... Nous pouvons nous réjouir à cette heure ! Je vous prie seulement bien instamment de ne dire à personne que j’étais là, car cela m’attirerait des tracas de la part de l’autorité. On dirait : le diacre a servi de témoin.

— Messieurs, — dit Von Koren, en se retournant vers le docteur, les témoins et Laïevski, qui s’éloignaient en file indienne, — le diacre vous prie de ne pas dire qu’il était ici. Il pourrait en résulter des désagréments pour lui.

— Comme c’est contraire à la nature humaine ! — soupira le diacre. — Excusez-moi généreusement, mais vous aviez une telle expression que j’ai cru que vous alliez sûrement le tuer.

— J’avais une violente envie de tuer ce vaurien, — dit Von Koren, — mais votre cri m’a fait manquer mon coup. Vous l’avez sauvé. Toute cette procédure dégoûtante et le manque d’habitude m’ont harassé, diacre. Je suis horriblement fatigué. Aussi... allons...

— Non, permettez-moi de m’en retourner à pied. Je dois me sécher un peu, car je suis trempé et transi de froid.

— Allons, comme vous voudrez... — répondit le zoologiste d’une voix affaiblie, — comme vous voudrez...

Étant arrivés auprès des voitures, tous, sauf le diacre, s’y installèrent.

Kerbalaï se tenait sur la route, les deux mains appuyées sur le ventre et saluant profondément en montrant ses dents. Il pensait que ces gens venaient admirer la nature et boire du thé, et se montrait fort étonné de les voir remonter en équipage.

Dans un silence complet, les voitures s’ébranlèrent, et seul le diacre resta près de la cabane.

— Venu chez toi boire du thé, — dit-il à Kerbalaï, — moi veux manger.

Kerbalaï parlait très bien en russe, mais le diacre pensait que le Tatar le comprendrait plus vite, en lui parlant en un langage nègre.

— Cuire des œufs, donner du fromage...

— Va, va, pope... — dit Kerbalaï en le saluant. — Je donnerai tout... J’ai du fromage... j’ai du vin... mange ce que tu désires...

— Comment se dit en tatar : Dieu ? — demanda le diacre, en entrant dans la cabane.

— Ton Dieu et mon Dieu sont le même, — répondit Kerbalaï, ne comprenant pas bien la question. — Dieu est unique pour tous, et les gens seuls sont différents. Les uns sont russes, les autres turcs, d’autres anglais ; il y a beaucoup de sortes de gens ; mais il n’y a qu’un Dieu.

— Partait. Mais, si tous les peuples adorent le même Dieu, pourquoi donc vous, musulmans, regardez-vous les chrétiens comme des ennemis séculaires ?

— Pourquoi se fâcher ? — reprit Kerbalaï, en appuyant ses deux mains à son ventre, — tu es pope et moi musulman ; tu dis : je veux manger et je t’en donne... Le riche seul recherche : « quel est ton Dieu, quel est le mien ? » mais, pour le pauvre, c’est pareil. Mange, je t’en prie.

Tandis que se passait cette conversation théologique, Laïevski retournait chez lui et se rappelait combien il lui avait été pénible de partir à l’aurore, quand la route, les rochers et les montagnes étaient humides et sombres, et que l’avenir inconnu apparaissait terrible comme un abîme sans fond. Et maintenant, les gouttes de pluie, dans l’herbe et sur les pierres, brillaient au soleil, comme des diamants ; la nature souriait joyeusement et l’avenir terrible n’était plus que le passé.

Laïevski regardait le visage morne et les yeux rouges de Chechkovski, et les deux voitures contenant Von Koren et ses témoins ainsi que le docteur, et il lui sembla qu’ils revenaient du cimetière, où l’on venait d’enterrer un homme insupportable, qui empêchait tout le monde d’exister.

— Tout est fini, — pensa-t-il, en se tâtant doucement le cou de ses doigts.

Sur le côté droit du cou, près du col, se gonflait une petite tumeur longue et épaisse comme le petit doigt. La balle avait éraflé la peau...

Quand il fut ensuite rentré chez lui, il vécut une journée longue, étrange, douce et un peu obscure, comme un rêve. Tel un homme sorti de prison ou de l’hôpital, il examinait les objets depuis longtemps connus et s’étonnait de la joie enfantine, et depuis bien longtemps non éprouvée, qu’excitaient en lui les chaises, les fenêtres, la table, la lumière et la mer.

Nadiéjda Fédorovna, pâle et amaigrie, s’étonna de sa voix douce et de sa démarche étrange ; elle s’empressa de lui raconter tout...

Elle pensa qu’il devait mal comprendre ou ne pas entendre ; car, s’il avait tout connu, il l’eût maudite et tuée ; mais il l’entendait bien pourtant ; et, lui caressant la figure et les cheveux, il la fixa dans les yeux et lui dit :

— Tu es ma femme. Je n’ai personne autre que toi...

Ils restèrent longtemps assis dans leur jardin, serrés l’un contre l’autre, silencieux, rêvant à une existence heureuse pour l’avenir ; ils prononçaient par instants quelques phrases caressantes, entrecoupées, et il leur parut qu’ils ne s’étaient encore jamais parlé aussi longuement ni avec tant d’amour.

 

XXI

Trois mois se passèrent.

Le jour vint, fixé par Von Koren pour son départ. Une pluie froide et abondante tomba dès l’aurore, tandis que le vent de nord-ouest soulevait violemment les flots de la mer. Le bruit courut même que par un tel temps le vaisseau pourrait à peine entrer en rade. D’après le tableau indicateur, il devait arriver à dix heures du matin ; mais Von Koren, qui alla deux fois sur le rivage, à midi et après le dîner, ne put rien apercevoir, même avec une lorgnette, sauf des vagues grisâtres et la pluie qui couvrait l’horizon.

Vers la fin de la journée, la pluie cessa, et le vent commença à s’apaiser sensiblement. Von Koren, déjà habitué à l’idée de ne pas partir ce jour-là, jouait aux échecs avec Samoïlenko, quand, à la tombée de la nuit, le planton vint l’avertir qu’on apercevait des feux au loin sur la mer et qu’une fusée avait sillonné le ciel. Von Koren se précipita et prit une musette pleine qu’il attacha à son épaule ; il embrassa ensuite Samoïlenko et le diacre, parcourut sans nécessité les différentes pièces, fit ses adieux à la cuisinière et à l’ordonnance, et sortit dans la rue, avec l’impression d’oublier quelque chose soit chez le docteur, soit chez lui.

Il se dirigea vers le port, accompagné par Samoïlenko et suivi du diacre qui portait une caisse, et de l’ordonnance qui venait plus loin derrière eux avec deux valises.

Seuls, Samoïlenko et l’ordonnance distinguèrent les feux au loin sur la mer ; les deux autres scrutèrent vainement l’étendue. Le vaisseau était ancré loin du rivage.

— Vite, vite, — dit Von Koren, je crains qu’il ne reparte.

En passant le long de la maisonnette à trois fenêtres, où habitait Laïevski depuis son duel, Von Koren ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil par un carreau. Laïevski écrivait, courbé sur une table et tournant le dos au jour.

— Je suis bien étonné, — dit à voix basse le zoologiste. — Comme il s’est amendé !

— Oui, c’est surprenant, — soupira Samoïlenko. — Il reste ainsi du matin au soir à travailler. Il veut payer ses dettes. Et il vit, frère, plus mal qu’un mendiant.

Une demi-minute s’écoula en silence. Le zoologiste, le docteur et le diacre se tenaient à la fenêtre et regardaient Laïevski.

— Et il n’est pas parti d’ici, le pauvre garçon, — reprit Samoïlenko ; — tu te souviens comme il en parlait !

— Oui, — répondit Von Koren, — il s’est fortement amendé ! Son mariage, ce travail assidu de chaque jour pour gagner son pain, une nouvelle expression de sa physionomie et sa démarche même, — tout cela est si sympathique et si noble que je ne sais quel nom lui donner.

Le zoologiste prit le docteur par la manche de sa tunique et continua, la voie émue :

— Je te charge de dire, à sa femme et à lui, que je les estime profondément tous les deux. Ajoute qu’à mon départ je les admirais et leur souhaitais beaucoup de prospérité, et prie Laïevski de ne pas garder, si c’est possible, un mauvais souvenir de moi. Il me connaît. Il sait que, si j’eusse pu prévoir un tel changement, je fusse devenu son meilleur ami.

— Rentre donc chez lui, dis-lui au revoir.

— Non. Ce ne serait pas commode...

— Pourquoi ? Dieu seul le sait, tu ne le reverras peut-être plus.

Le zoologiste réfléchit et dit :

— C’est vrai.

Samoïlenko frappa doucement du doigt à la fenêtre.

Laïevski sursauta et regarda en arrière.

— Vania, Nikolaï Vassilytch désire te faire ses adieux, car il part sur-le-champ, — dit le docteur.

Laïevski se leva de table et se dirigea vers le vestibule pour ouvrir la porte. Samoïlenko, Von Koren et le diacre entrèrent.

— Je ne reste qu’une minute, — commença le zoologiste en retirant ses galoches dans le vestibule, et regrettant déjà d’avoir cédé à son impulsion et d’être entré sans en être prié. « J’ai l’air de me jeter à sa tête, — pensa-t-il, — et c’est stupide. »

— Excusez-moi de vous déranger, — reprit-il, à haute voix, en suivant Laïevski dans la chambre. — mais je pars, et je désirais vous faire mes adieux. Dieu sait si nous nous reverrons jamais.

— Très heureux... Je vous prie bien humblement... — dit Laïevski, en avançant gauchement des sièges.

Et il se tint au milieu de la chambre en se frottant les mains...

— J’aurais dû laisser les témoins dans la rue, — se dit Von Koren, qui ajouta à haute voix :

— Ne gardez pas mauvais souvenir de moi, Ivan Andréïtch. Oublier le passé est impossible, car il fut trop amer, et d’ailleurs je ne suis pas entré pour m’excuser ou attester mon innocence. J’ai agi franchement, et mes convictions n’ont pas changé depuis lors... À la vérité, je me suis trompé en ce qui vous concerne ; mais ou peut faire un faux pas, même sur une route, et telle est la destinée humaine : si l’on ne se trompe pas dans l’ensemble, on se trompe dans les détails. Personne ne connaît l’exacte vérité.

— Non, personne ne connaît la vérité... — dit Laïevski.

— Allons, adieu... Dieu vous donne la prospérité !

Von Koren tendit la main à Laïevski, qui la serra en s’inclinant.

— Gardez bon souvenir de moi, — dit Von Koren, — saluez votre dame et dites-lui que j’ai beaucoup regretté de n’avoir pu lui présenter de vive voix mes hommages.

— Elle est ici.

Laïevski ouvrit une porte et dit :

— Nadia, Nikolaï Vassiliévitch désire te faire ses adieux.

Nadiéjda Fédorovna entra. Elle s’arrêta au seuil de la porte et regarda timidement les hôtes.

Son visage était un peu effrayé et contrit, et elle tenait les mains comme une écolière à qui l’on parle.

— Je pars sur-le champ, Nadiéjda Fédorovna, — dit Von Koren, — et je suis venu vous dire adieu.

Elle lui tendit la main avec hésitation, et Laïevski s’inclina.

— Comme ils sont touchants tous les deux ! — pensa Von Koren. — Cette existence les régénérera.

Puis il ajouta à haute voix :

— Je passerai à Moscou et à Pétersbourg ; avez-vous besoin de quelque chose que je pourrai vous adresser de là-bas ?

— Merci, — dit Nadiéjda Fédorovna en regardant son mari. — Mais il me semble que rien...

— Non, rien...— dit Laïevski, en se frottant les mains.

Von Koren ne savait plus ce qu’il lui fallait dire, tandis qu’en entrant il pensait à beaucoup de paroles excellentes, chaudes et significatives. Il serra donc en silence les mains de Laïevski et de sa femme, et prit congé d’eux, le cœur oppressé.

— Quels hommes ! — dit le diacre à mi-voix en sortant à sa suite. — Mon Dieu ! Quels hommes ! En vérité, la main de Dieu est étendue sur cette vigne ! Seigneur ! Seigneur ! Un homme en a vaincu mille ; mais l’autre a vaincu les ténèbres. Nikolaï Vassiliévitch, — et il prit un air solennel, — sachez qu’aujourd’hui vous avez vaincu le plus grand des ennemis de l’humanité, — l’orgueil.

— Taisez-vous, diacre ! Quels vainqueurs faisons-nous donc ? Les vainqueurs ont le regard de l’aigle ; tandis qu’il est pitoyable, timide, abattu, salue et se courbe comme un magot chinois ; et quant à moi, je suis triste.

Ils entendirent des pas derrière eux. Laïevski accourait pour les accompagner.

À l’embarcadère se tenait l’ordonnance avec les valises, et, à une certaine distance, quatre rameurs.

— Oh ! quel vent ! brrou ! — fit Samoïlenko,

— Il doit faire une tempête en pleine mer... oh ! oh ! Ce n’est pas un temps pour partir, Kolia.

— Je ne crains pas le mal de mer.

— Il ne s’agit pas de cela... Si ces imbéciles te chaviraient en route. Il vaudrait mieux prendre le sloop.

— Où est le sloop de la compagnie ? — cria-t-il aux rameurs.

— Il est parti, Votre Excellence.

— Et celui de la douane ?

— Parti également.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit, butors ? — dit Samoïlenko avec colère.

— Cela ne fait rien, tranquillise-toi... — dit Von Koren. — Allons, adieu ! Dieu vous garde !

Samoïlenko embrassa Von Koren, et fit par trois fois le signe de la croix sur lui.

— Ne nous oublie pas, Kolia... Écris-nous... nous t’attendrons au printemps prochain.

— Adieu, diacre, — dit Von Koren en lui serrant la main,— merci pour votre agréable société et vos bons entretiens. Pensez à notre expédition.

— Oui, seigneur, fût-ce au bout du monde ! — répondit le diacre en riant, — n’y suis-je pas disposé ?

Von Koren aperçut Laïevski dans l’ombre et lui tendit silencieusement la main.

Les rameurs étaient déjà installés dans le canot qu’ils retenaient, et qui venait frapper les pilotis qui le séparaient de la pleine mer.

Von Koren descendit par une échelle, sauta dans l’embarcation et alla s’asseoir près du gouvernail.

— Écris-nous ! — lui cria Samoïlenko, — porte-toi bien !

— Nul ne connaît l’exacte vérité, — pensa Laïevski, en relevant le col de son paletot et rentrant ses mains dans ses manches.

Le canot doubla l’embarcadère et s’élança en mer.

Il disparut dans les flots, mais aussitôt rejaillit sur une lame élevée, de sorte qu’on put distinguer les passagers et même les rames. Mais, après avoir fait trois sagènes[14], le canot fut rejeté à deux sagènes au moins en arrière.

— Un rouble de pourboire ! — cria une voix.

— Écris-nous ! — s’écria Samoïlenko. — Le diable t’a envoyé un joli temps !

— Non, nul ne connaît l’exacte vérité... — pensait toujours Laïevski, en contemplant tristement la mer sombre et agitée.

— Le canot est rejeté en arrière, — se disait-il, — quand il fait deux pas en avant, il recule aussitôt d’un pas, mais les rameurs opiniâtres agitent infatigablement leurs rames et ne craignent pas les hautes vagues. Et le canot, en fin de compte, va, va toujours en avant ; il avance, avance, et voici qu’on ne le voit déjà plus et, dans une demi-heure, les marins apercevront distinctement les feux du navire ; et, au bout d’une heure, ils seront arrivés et accosteront le flanc du colosse. Telle est la vie... Dans la course vers la vérité, quand on fait deux pas en avant, on recule aussitôt. Les souffrances, les fautes et les ennuis de l’existence rejettent souvent l’homme en arrière, mais la soif de la vérité et la volonté obstinée le font avancer cependant, avancer toujours et quand même... Et qui sait ? Peut-être atteint-il enfin l’entière vérité...

— Adieu ! adieu ! — cria Samoïlenko.

— On ne voit ni n’entend plus rien, — dit le diacre. — Heureux voyage !

... Des gouttes de pluie commencèrent à tomber...

 

 

FIN

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 mars 2013.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Fonctionnaires russes.

[2] Le titre d’Excellence n’appartient en effet qu’aux 3e et 4e tchines de la noblesse russe, c’est-à-dire aux conseillers secrets et aux conseillers d’État actuels, tandis que Samoïlenko, en tant que simple conseiller d’État, n’est que du 6e tchine, et n’a droit, par conséquent, qu’au titre de Grandeur.

Il faut bien prendre garde que ces noms de conseillers secrets, conseillers d’État, etc., ne sont que de simples titres honorifiques, n’impliquant aucune fonction et n’ayant pas du tout le sens qu’on leur donne généralement dans les autres pays de l’Europe (Note du traducteur).

[3] Le déciatine vaut environ 1 hectare.

[4] Héroïne d’un roman de Tolstoï.

[5] Jeu de cartes.

[6] Mesure de poids pesant environ 16 kilogrammes.

[7] Environ 8 mètres.

[8] Habitation tatare.

[9] Image de Jésus ou de la Vierge portée au cou.

[10] Tribune en forme de galerie entre le chœur et la nef.

[11] La « svakha » est une sorte d’agent matrimonial, qui sert de trait d’union entre les deux familles intéressées et qui est traditionnel en Russie.

[12] Village indigène du Caucase.

[13] Soupe au gruau.

[14] La sagène russe vaut deux mètres.