LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Anton Tchekhov

(Чехов Антон Павлович)

1860 – 1904

 

 

 

 

MOUJIKS

(Мужики)

 

 

 

1897

 

 

 

 

 


Traduction de Louise Desormonts parue dans Clarté, n°1-n°7, novembre 1921-février 1922.

 

Ce texte est publié avec l’accord des héritiers de Louise Desormonts ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 


 TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

 

 

 

 

 


Anton Petrovitch TCHEKHOV, en 1860, mort en 1901, est l’un des écrivains les plus remarquables de la jeune génération russe. Mieux connu en France que tel de ses contemporains, qu’Andreiev par exemple, il est encore loin d’être jugé à sa véritable valeur, et il n’est pas à la gloire de notre pays, né de l’esprit parisien que les quelques tentatives faites pour répandre chez nous son œuvre aient pour la plupart échoué devant l’hostilité des éditeurs et des directeurs de théâtre, devant l’indifférence de notre « élite » intellectuelle.

Les premières productions littéraires de Tchekhov, publiées vers 1880 dans une obscure revue de Pétersbourg, le signalèrent comme un artiste sûr, profond et simple, dont la seule maladresse était seulement un amour un peu élémentaire du comique. Mais dès son premier recueil de combat publié en librairie sous le titre suggestif : « Dans le Crépuscule » il se révéla d'une intelligence remarquable, idéalisée par une imagination voilée, mélancolique, bien « crépusculaire » : c’étaient des esquisses psychologiques (la Sorcière) ou même, déjà, sociales (les Ennemis, le Cauchemar). Son intelligence des problèmes sociaux s’affirma ensuite dans la Steppe, vaste tableau d’un réalisme poignant la sincérité simple d’un enfant nous dépeint sous ses aspects les plus vrais la vie de toutes les classes de la société russe.

Dès lors, dans tous ses contes, Tchekhov, tout en conservant une tendance à la critique sociale, recherche plutôt la solution des problèmes complexes du cœur et de la raison humaine. Il évolue entre un pessimisme amèrement sceptique (Histoire mélancolique) et une critique acerbe de ce même scepticisme stoïque plus facile à prêcher qu’à pratiquer (la Chambre 6).

Il tente aussi d’aborder la scène. Ses drames (Ivanov, l’Oncle Vania, joué l'an dernier par M. et Mme Pitoëff, les Trois Sœurs) et même ses comédies ou ce qu’il intitule ainsi (la Mouette, le Jardin aux Cerises, l’Ours) sont toujours inspirées du même désespoir : il transporte le spleen baudelairien de l’individu à la société tout entière ; la vie est pour lui un cauchemar et un cauchemar sans fin, car on ne peut pas trouver dans son œuvre une lueur d’espoir en un plus bel avenir.

Il eut moins de succès au théâtre qu’il n’en avait eu avec ses nouvelles. On reproche à ses drames d’être dépourvus d’action et de caractère psychologique. Certes l’action, sans être absente y est réduite à peu de chose. Par son mépris des intrigues compliquées Tchekhov nous rappelle parfois Racine. Mais l’analyse psychologique est loin de lui faire défaut. Ce qui a dérouté ses critiques, c’est qu’au lieu d’en rester à la formule habituelle et d’étudier les caractères, il étudie plutôt, en quelque sorte, des états d’esprit, des ambiances : c’est surtout qu’il est vrai, admirablement. Ceux qui ont vu jouer l'Oncle Vania, par Pitoëff ont senti dans quel terrible ennui se mouvaient ses personnages, au fond de ce petit district d’une province perdue de l’immense Russie.

Quant à ses personnages, ils manquent souvent, il est vrai, de ce que les cuistres appellent un « caractère psychologique ». Tchekhov semble s’être donné pour tâche d’étudier plutôt des êtres exceptionnels, des demi-fous, des malades : c’est que, voulant nous dépeindre la misère de l’humanité, c’est dans ce qu’elle a de plus douloureux, de plus morbide qu’il a cru bon de nous la montrer. Libre aux traditionalistes de trouver « peu sympathique » l’œuvre de Tchekhov, il n’en est pas moins vrai qu’elle montre avec une âpre vérité l’un des aspects les plus atroces de la débilité humaine.

Sa forme tantôt d’un comique intense, tantôt d’une amertume sarcastique, semble à certains, froide, indifférente : il est vrai que cette âme concentrée et renfermée ne s’exprime pas elle-même, ou ne le fait que par l’intermédiaire de ses personnages. Mais il lui arrive bien aussi de s’émouvoir d’une émotion d'autant plus poignante qu’elle s’est contenue longuement. « Il ne pleure pas, a-t-on dit, et c'est à peine s'il rit. » Mais il sait en de petits contes pour les enfants retracer leur simplicité et leur naïveté ; il sait, dans la Steppe, retrouver avec un art sobre et presque pauvre la fraîcheur d’impression du petit Iegorouchka, spectateur inexpérimenté de la terrible vie.

Quelle qu’elle soit, que les pédants la ramènent à leur guise au « classicisme » ou au « futurisme », l’œuvre de Tchekhov est avant tout merveilleusement vraie : il a déconcerté parfois ses lecteurs étrangers, et le public longtemps lui est resté hostile, mais avec l'éloignement du temps nous ne devons aujourd’hui constater que son œuvre seule suffirait presque à documenter celui qui voudrait étudier la société russe du dix-neuvième siècle. Piètre éloge pour un poète et  un dramaturge, dira-t-on ? Mais admirable éloge au contraire pour celui qui voulut, plus que tout, être un réaliste, dût-il lui en coûter le désespoir.

La nouvelle dont nous donnons ici la première traduction est une bel exemple de ce que peut Tchekhov comme penseur et comme observateur et aussi de l’art prestigieux avec lequel il sait approprier sa forme à son sujet. Le lecteur jugera lui-même s'il est « indifférent », celui qui d’une plume impitoyable jette à la face de la société cet effrayant tableau de la terrible servitude morale des moujiks de l’ancienne Russie.G. A.

 

I

Nicolas Tchikildéiew, garçon d’hôtel au « Bazar Slave », était malade. Pris de faiblesse des jambes, il avait trébuché un jour le long du corridor et il était tombé avec son plateau chargé d’un légumier plein de petits pois.

Il avait dû quitter sa place. Tant qu’avait duré son argent et celui de sa femme, il s’était soigné ; mais vite, on avait été au bout, et l’ennui s’ajoutant au désœuvrement, on avait décidé de retourner au village, à la maison : car ce n’est pas en vain qu’on dit que les murs de la maison soutiennent. C’est tellement plus facile d’y être malade, et l’on y vit tellement à meilleur marché !

Nicolas arrivait donc un soir dans son village de Joukow.

À travers ses souvenirs d’enfance, le nid de famille était clair, intime, accueillant ; et cependant, en entrant dans l’isba, il se sentit effrayé, tant il y faisait sombre, étroit et sale.

Il avait avec lui sa femme Olga et sa fille Sacha. Toutes deux, prises du même malaise, fixèrent leur regard sur le grand poêlé repoussant, tout noir de fumée et tout tacheté de crottes de mouches, qui tenait presque la moitié de la pièce.

Que de mouches, que de mouches ! Le poêle était si penché, les planches brutes des parois si gondolées que l’isba semblait prête à s’effondrer. Dans l’angle de l’entrée, autour de l’icône, étaient collées des étiquettes de bouteilles et des découpures de journaux, en guise d’ornement.

La misère, quoi.

Personne n’était à la maison, tous travaillant au dehors. Seule, sur le poêle, était assise une petite fille toute barbouillée, aux cheveux clairs et à l’air indifférent ; elle pouvait avoir une huitaine d’années ; au lieu de regarder ces gens qui entraient, elle considérait au-dessous d’elle un petit chat blanc qui jouait contre les flancs d’une marmite de terre.

— Minet, minet ! appela Sacha, minet !

— Il n’entend pas, dit la petite fille, il est sourd.

— Pourquoi ?

— Comme ça ! On l’a battu !

Nicolas et Olga, au premier regard, avaient compris la vie qu’on menait là ; mais, ils ne se dirent rien ; en silence, ils laissèrent tomber leurs paquets, et en silence, gagnèrent la rue.

Leur isba était la troisième, au bout du village, et semblait la plus pauvre et la plus vieille ; la deuxième ne valait guère mieux ; la dernière seulement avait un toit de zinc et des fenêtres garnies de rideaux. Elle paraissait plus importante, n’avait pas de jardin et servait d’auberge.

Les isbas s’en allaient à la file, et tout le village, dans sa tranquillité recueillie, avec ses cours plantés de sureau, de sapin et de sorbier, faisait favorable impression.

Aussitôt après les jardins adossés aux isbas, commençait une ravine abrupte descendant au ruisseau ; ça et là, dans la déclivité, saillaient d’énormes pierres ou se creusaient des renfoncements ; autour de ces renfoncements et de ces pierres, parmi des débris de tuile, de vaisselle et d’ustensiles défoncés, zigzaguait un sentier, tantôt tout rouge, tantôt sombre ; en bas s’étendait la plaine avec ses pacages clairs, déjà foulés par le troupeau communal en train d’y brouter.

Le ruisseau était à une verste du village ; il avait d’admirables berges sinueuses, couvertes de buissons ; de l’autre côté du ruisseau, c’étaient encore de vastes prairies, avec un troupeau et une longue file d’oies blanches ; puis, exactement comme de ce côté, une pente roide ramenait vers la hauteur et vers le village ; mais celui-ci avec une église à cinq coupoles et quelques maisons de riches éparpillées un peu à l’écart.

— Il fait bon chez vous, dit Olga en esquissant un signe de croix à la vue de l’église. Pourvu que ce soit pour nous le repos, mon Dieu !

Juste à ce moment, on sonna pour le service (c’était un samedi soir). Deux petites filles qui, en bas, plongeaient leurs seaux dans l’eau, s’immobilisèrent, tournées du côté de l’église, pour écouter le son des cloches.

— Au Bazar Slave, on va se mettre à dîner ! prononça Nicolas, pensivement.

Assis sur le bord du ravin, le mari et la femme virent descendre le soir. Le ciel rouge et or incendiait, et les vitraux de l’église, et le ruisseau ; dans toute l’étendue, se répandait une douceur, une pureté inconnues à Moscou.

Le soleil se coucha, le troupeau revint en bramant et en bêlant, les oies se rapprochèrent en battant des ailes, puis tout se fondit dans le silence et dans la nuit.

Cependant, le père et la mère de Nicolas, deux vieux maigres, courbés, édentés, étaient revenus chez eux, ainsi que Maria et Fécla, les deux femmes des fils absents, qui travaillaient chez un grand propriétaire, de l’autre côté de la rivière. Maria, femme de Kiriak, avait quatre enfants, et Fécla, femme de Denis, actuellement sous les drapeaux, seulement deux.

Quand Nicolas, en entrant dans l’isba, aperçut toute la famille, tous ces grands et ces petits corps qui remuaient sur le sol, dans les berceaux et dans tous les angles, quand il vit avec quelle avidité le vieux et les femmes mangeaient leur pain noir amolli dans l’eau, il comprit que, malade et sans le sou, avec une femme et une fille à sa charge, il avait eu tort, grand tort de venir là !

— Et où est mon frère Kiriak ? demanda-t-il, après qu’on se fut salué.

— Il est garde forestier chez un marchand, répondit le père. Qui dit moujik, dit tout, pas vrai ?

— Il ne garde rien ! expliqua la vieille d’une voix larmoyante. Nous avons de tristes hommes, ici ; ils tirent tout loin de la maison ; Kiriak se saoule et le vieux aussi ; à quoi est-ce que ça sert de cacher le péché ? Lui aussi, il le connaît, le chemin de l’auberge ! Il y a longtemps que la Sainte Vierge se fâche contre nous !

En l’honneur des hôtes, on avait allumé le samovar. Mais le thé sentait le poisson, le sucre était maculé et rongé, et les cafards s’étaient promenés, autant sur la vaisselle que sur le pain. C’était répugnant de boire ; et la conversation qui ne roulait que sur la misère et les maladies, était répugnante aussi.

On n’avait pas encore eu le temps d’avaler une tasse de thé quand retentit dans la cour un ignoble cri d’ivrogne :

— Ma-aria !

— On dirait Kiriak ! prononça le vieux, facile à émouvoir.

Tous se turent. Quelques instants après, de nouveau le même cri prolongé et menaçant sembla sortir de terre :

— Ma-ria !

Maria, la plus âgée des deux brus, alla se coller contre le poêle, pâle comme un linge. C’était surprenant de voir sur le visage de cette femme laide, aux épaules si larges et si fortes, une telle impression d’épouvante. Sa fille, cette même enfant qui avait semblé si indifférente, assise sur le poêle, se mit à sangloter brusquement.

— Qu'est-ce qui te prend, choléra ? lui cria Fécla, l’autre belle-fille, une jolie paysanne, pourvue, elle aussi de larges et fortes épaules. Quoi, il ne nous tuera pas !

Le vieux expliqua à Nicolas que Maria avait peur de vivre avec Kiriak dans la forêt, et que chaque fois qu’il était saoul, il venait faire du tapage et la battre sans merci.

— Ma-ria !

Le cri, cette fois, venait directement de derrière la porte.

— Pour l’amour du Christ ! chuchota Maria qui soufflait comme si on l’eut plongée dans l’eau glacée. Pour l’amour du Christ !

Tous les enfants, autant qu’il y en avait dans l’isba, se mirent à hurler ; et Sacha en les regardant, se joignit à leur concert.

Dans l’isba entra en toussant un grand moujik à barbe noire, avec un gros bonnet d’hiver. À la lumière de la petite lampe, on voyait à peine son visage qui semblait effrayant. C’était Kiriak.

Il alla droit à sa femme qu’il secoua en lui bourrant le visage de coups de poing ; elle s’assit sous le choc, à demi assommée, sans une plainte, et tout de suite, le sang lui gicla du nez.

— C’est une honte, une honte, marmotta le vieux, appuyé contre le poêle ; devant des hôtes, c’est une honte !

La vieille, toute courbée et silencieuse, ne fit pas un mouvement ; Fécla se mit à balancer son berceau ; Kiriak faisait peur, le savait, et visiblement, était heureux de produire un pareil effet ; rugissant comme une bête fauve, il attrapa Maria par le bras et la poussa vert la porte ; mais à ce moment, il aperçut les nouveaux venus, s’immobilisa, lâcha sa femme.

— Ah ! ils sont là ! le frère et sa famille !

Il se signa, marmotta devant l’icône, et chancelant sur place, écarquillant ses yeux rouges d’ivrogne, il continua :

— Le frère et la sœur sont venus dans la maison paternelle... de Moscou, ça veut dire ! Moscou, première ville, mère des villes, ça veut dire ! Pardon !

Et il se plaça sur le banc devant le samovar. Dans le silence général, il se mit à boire, en tirant des lèvres, le thé de son verre.

Après avoir avalé bruyamment dix verres, il s'inclina sur le bord du banc et se mit à ronfler.

Alors, on s'arrangea pour dormir. Nicolas, parce que malade, eut une place avec les vieux, sur le poêle ; Sacha s’étendit sur le plancher ; Olga s’en alla avec ses belles sœurs dans la grange.

— C’est comme ça ! dit-elle, une fois installée sur le foin à côté de Maria ; dans le chagrin, les larmes n’aident pas ; supporter, tout est là ; il est dit dans la Sainte Écriture : À celui qui te frappe sur la joue droite, tends la gauche... C’est comme ça !

Puis, à demi-voix, elle se mit à parler de Moscou, de sa vie de femme de chambre dans une maison meublée.

— À Moscou, les maisons sont en pierre, et très grandes, dit-elle. Il y a beaucoup d’églises ; oui, c’est comme ça ! et dans les maisons, rien que des messieurs et des dames, tellement comme il faut, tellement convenables !

Maria dit qu’elle n’était jamais allée à Moscou, ni même dans le chef-lieu de son district ; elle était tout à fait illettrée, ne savait aucune prière, pas même le Pater. Comme Fécla, l’autre belle-sœur, qui écoutait, assise un peu plus loin, elle était si peu développée qu’elle était incapable de comprendre n’importe quel raisonnement. Ni l’une ni l’autre n’aimait son mari. Maria avait peur de Kiriak et ne cessait de trembler auprès de lui ; chaque fois qu’elle le subissait, elle avait des nausées, tant il puait la vodka et le tabac. Quant à Fécla, si on l’interrogeait sur l’ennui que lui causait l’absence de son mari, elle répondait :

— Oh ! pour lui !

Enfin, elles se turent. Il faisait frais ; près de la grange, un coq chantait à toute gorge, empêchant le sommeil.

Au moment où la lumière bleue pénétra par toutes les fentes, Fécla se leva doucement et sortit ; puis aussitôt, elle se mit à courir, en faisant résonner la terre sous ses pieds nus.

 

II

Olga avait voulu se rendre à l’église, et avait pris Maria pour l’accompagner. Toutes deux s’en allaient par le sentier des champs, heureuses de cheminer ensemble et de se sentir si proches.

Le soleil se levait. Très bas, sur la prairie, tournait un épervier ; le ruisseau était assombri par un nuage qui traînait dans le ciel ; mais au-dessus de la colline d’en face, s’étendant comme une étoffe lumineuse, l’église resplendissait, et dans un des jardins de barine, les freux croassaient avec violence.

— C’est rien, le vieux, racontait Maria ; c’est la vieille qui ne vaut pas les quatre fers d’un chien. Son pain à elle, elle le couvre de beurre, elle s’achète du miel en cachette à l’auberge, et elle n’arrête pas de se mettre en colère parce que nous autres, on mange trop.

— Ah ! c’est comme ça ! Il faut supporter, voilà tout. Il est écrit : supportez toutes vos peines et tous vos fardeaux.

Olga parlait lentement, en chantonnant un peu, et son allure soucieuse et rapide tenait de celle des pèlerins. Chaque jour, elle lisait l’Évangile à haute voix, comme les diacres. Bien des paroles lui échappaient, mais les mots « amen » et « jusqu’à ce que » par exemple, elle les prononçait avec une onction ravie. Elle avait foi en Dieu ; elle croyait à la Sainte Vierge et aux saints, elle croyait aussi qu’il ne faut rien offenser sur terre, ni les simples d’esprit, ni les Allemands, ni les Tziganes, ni les Juifs, et que c’est malheureux de n’avoir pas pitié des animaux ; elle croyait à tout ce qui est écrit dans les Livres Saints, et lorsqu’elle répétait quelque chose de la Bible, même incompréhensible pour elle, son visage se faisait toujours humble, attendri et radieux.

— D’où es-tu, où es-tu née ? demanda Maria.

— Du gouvernement de Vladimir. Mais j’ai été amenée à Moscou il y a longtemps, quand j’avais huit ans !...

Elles atteignirent la rivière. Sur l’autre bord, à même l’eau, une femme se dévêtait.

— C’est notre Fécla, dit Maria. Elle est encore allée de l’autre côté, chez les barines, après le régisseur. Une sans vergogne et une gueularde que c’en est une abomination !

Fécla, avec ses sourcils noirs, ses cheveux détachés, ses chairs demeurées aussi fermes que celles d’une jeune fille, avait sauté de la rive. Elle avançait en battant l’eau de ses jambes et en faisant jaillir des ondes autour d’elle.

— Sans vergogne que c’en est une abomination ! répéta Maria.

Au fond du ruisseau se levaient des traînées de vase remuée, et juste au-dessus, dans l’eau demeurée transparente, on voyait onduler des bancs de tanches. Sur les buissons verts qui se miraient dans l’eau, la rosée brillait ; des souffles de chaleur se répandaient.

Quel magnifique matin ! Et que la vie, vraiment, aurait été belle sur ce coin de terre, sans la misère, l’affreuse, l’inexorable misère dont nulle part, on ne pouvait se garer ! Il ne fallait que se retourner vers le village pour revivre les impressions de la veille et pour effacer en un clin d’œil la douceur suggérée par le merveilleux paysage.

Une fois à l’église. Maria n’osa pas s’aventurer plus loin que le porche. Elle n’osa pas non plus s’asseoir, et resta debout tout le temps, avec obstination, quoique la messe ne dût commencer qu’à dix heures.

Pendant la lecture de l’Évangile, la foule s’écarta pour livrer passage à la famille du barine, deux fillettes en robes blanches, avec d’énormes chapeaux, et un garçon gras et rose, en costume marin.

Leur entrée émut fortement Olga qui, au premier regard, vit en eux des gens comme il faut, bien élevés et resplendissants de beauté. Quant à Maria, elle les regarda par dessous le front, avec autant de crainte que de malaise ; c’étaient pour elle, non des êtres humains, mais des espèces de monstres prêts à lui sauter dessus si elle ne se rangeait pas assez vite sur leur passage.

Et chaque fois que le diacre faisait les répons avec sa voix basse, la pauvre femme avait un sursaut ; elle entendait encore le cri effrayant :

— Ma-ria !

 

III

Ayant appris l’arrivée de Nicolas, les gens du village se rassemblèrent tout de suite après la messe dans l’isba des Tchikildéiew. Les Léonitcheff, les Matveieff, les Ilitchoff, vinrent demander des nouvelles de leurs parents, en service à Moscou.

Tous ceux de Joukow qui savaient lire étaient placés à Moscou dans l’hôtellerie, comme ceux du village voisin dans la boulangerie. Ils étaient valets de chambre, plongeurs, garçons d’office, depuis le temps du servage où un certain Louk Ivanitch, paysan de Joukow devenu légendaire, servait au buffet d’un des clubs de Moscou et avait fait venir auprès de lui seulement des gens de sa terre pour les placer dans des bars et dans des restaurants.

Nicolas avait été emmené à l’âge de onze ans par Ivan Makaritch, de la famille des Matveieff, qui servait alors comme chef de salle dans le jardin d’été de l’Ermitage. Et maintenant tourné vers les Matveieff, il disait avec insistance :

— Ivan Makaritch, c’est mon bienfaiteur. Je dois remercier Dieu jour et nuit, car c’est grâce à lui que je suis devenu un homme comme il faut.

— Mon petit père, interrompit une grande vieille d’une voix larmoyante — c’était la sœur d’Ivan Makaritch — nous n’entendons plus rien dire de lui, le cher enfant !

— L’hiver, il travaille chez Omone, et dans cette saison, quelque part, en banlieue... Autrefois, l’été, il rapportait à la maison des dizaines de roubles par jour, mais maintenant, le travail baisse, on se fait vieux !

Les femmes âgées et les jeunes aussi, regardaient le visage pâle de Nicolas, puis ses pieds, en chaussons de feutre, et disaient tristement :

— Tu n’as pas de chance, Nicolas Ossipitch. Pas de chance ! Dire que tu en es là !

Et chacun caressait Sacha. Elle était petite, très maigre, et malgré ses dix ans, n’en paraissait pas plus de huit. Parmi les autres fillettes, brunies par le hâle, avec leurs cheveux mal taillés et leurs longues chemises déteintes, cette enfant à la peau claire, aux grands yeux sombres et au ruban rouge dans les cheveux, semblait une merveille. On la contemplait avec les mêmes yeux que ces petites bêtes qu’on attrape dans les champs et qu’on rapporte à la maison.

— Et puis, elle sait lire ! annonça Olga en regardant sa fille avec tendresse. Lis, ma petite ! dit-elle en prenant l’Évangile dans le coin. Lis, et les fidèles écouteront !

L’Évangile était vieux, lourd, avec une reliure de cuir et des bords maculés par l’usage ; il s’en échappait une odeur qui rappelait celle d’un moine entrant dans une maison. Sacha fronça les sourcils et commença à haute voix, en traînant les syllabes :

« Il vint un ange de Dieu dire en songe à Joseph : « Prends le fils et sa mère... »

— Le fils et sa mère, répéta Olga, déjà toute rouge d’émotion.

« Fuis avec eux en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que... »

Aux mots « jusqu’à ce que » Olga ne put retenir ses larmes. Et Maria, puis la sœur d’Ivan Makaritch qui avaient les yeux fixés sur elle, reniflèrent immédiatement.

Alors, le vieux toussa, s’agita, à la recherche d’un mot aimable à dire à sa bru ; mais il ne trouva rien et commença à se frotter les mains.

La lecture achevée, les voisins rentrèrent chez eux, très bien disposés pour Sacha et pour Olga.

Comme c’était dimanche, la famille ne bougea pas de la maison.

La vieille, que son mari, ses belles-filles et les enfants appelaient Babka, prétendit tout faire elle-même ; elle alluma le feu et prépara le samovar ; mais, dès midi, elle grognait déjà, parce que tout l’ouvrage était sur ses bras.

Sans cesse, elle se tourmentait, pour empêcher les uns ou les autres de toucher à une miette, et pour empêcher aussi le vieux et les belles-filles de rester les bras croisés.

Elle s’aperçut que les oies de l’auberge se promenaient au fond de son potager, et elle courut de l’isba avec une longue gaule ; elle en eut pour une grande heure à crier devant ses choux, aussi flétris et aussi ratatinés qu’elle.

Ensuite, il lui sembla qu’un corbeau tournait comme un milan sur ses poules, et elle se jeta après le corbeau.

C’était ainsi, du matin au soir ; elle se fâchait, menaçait, et souvent poussait de tels cris que les passants s’arrêtaient dans la rue.

Avec son vieux, elle était très dure ; elle le traitait sans fin de feignant et de choléra ; c’était un moujik tout à fait mou, qui, sans ses continuels reproches, serait resté parfaitement désœuvré, à bavarder, assis sur le poêle.

Aujourd’hui, il racontait à son fils ses interminables histoires avec ses ennemis, il se plaignait des humiliations qu’il devait endurer de ses voisins, et il était des plus ennuyeux à écouter.

— Oui, disait-il, en se soulevant sur le coude, une semaine après l’Assomption, j’ai vendu mon foin trente copeks les quarante livres, oui, en bonne amitié. Bien, ça veut dire que le matin, j’apporte mon foin sans déranger personne ; par malheur, voilà que je regarde, et qu’est-ce que je vois ? le vieux Antip Sedelnikoff qui sort de l’auberge ! Où vas-tu ? qu’il me dit à l’oreille...

Kiriak, tout alourdi et la gorge pâteuse, se sentait honteux devant son frère :

— C’est la vodka ! Ah ! mon Dieu, marmottait-il en secouant sa tête malade. Vous pardonnerez, frère et sœur, pour l’amour du Christ !

En l’honneur du dimanche, on avait acheté à l’auberge un hareng dont on avait mis cuire la tête dans la soupe.

Au milieu du jour, tous s’attablèrent pour prendre le thé, et burent longuement, jusqu’à transpirer, jusqu’à être comme ballonnés par la boisson ; ensuite, on se mit à manger la soupe, tous à même la marmite de terre. Quant au hareng, Babka l’avait fait disparaître.

Le soir venu, comme chaque dimanche, le potier s’en alla lancer du haut du ravin ses pots mal venus ; en bas, sur la prairie, les jeunes filles commencèrent leurs chansons et leurs promenades ; les sons de l’harmonica se firent plus sonores. Puis de l’autre côté de la rivière un feu brilla, et dans l’obscurité, le chant des jeunes filles sembla plus ferme et plus doux, tandis qu’autour de l’auberge et dedans, le tapage des moujiks devenait plus fort ; ils braillaient avec des voix avinées, et ils poussaient de telles imprécations qu’Olga, toute tremblante, répétait :

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

Elle s’étonnait d’entendre jurer ainsi sans discontinuer, surtout les vieux, prêts pour la tombe. Mais les enfants et les jeunes filles qui entendaient cela dès le berceau, n’y prêtaient pas la moindre attention.

Quand ce fut la pleine nuit, les feux s’éteignirent, et cependant, l’animation ne cessa, ni en bas, sur la rive, ni en haut, autour de l’auberge.

Le vieux et Kiriak, tout à fait saouls, se tenant par le bras et se heurtant des épaules, s’en allèrent dans la grange où étaient couchées les femmes.

— Laisse, conseillait le vieux, c’est une créature tranquille !... c’est un péché...

— Mar-ia ! hurla Kiriak.

— Laisse, c’est un péché !...

Ils restèrent une minute devant la grange, et tous deux passèrent plus loin.

— J’aime les fleurs des ch-a-amps, clama tout à coup le vieux d’une voix de ténor aiguë et perçante. J’aime à les cueillir dans les champs.

Puis, il cracha, poussa un abominable juron et se dirigea vers l’isba.

 

IV

C’était par une brûlante journée d’août. Babka avait placé Sacha au coin du potager, avec l’ordre de surveiller les oies ; en ce moment, tout le monde était occupé ; on rassemblait les moutons autour de l’auberge en discutant paisiblement ; toutes les oies pouvaient donc profiter de l’heure pour envahir le potager ; et celles d’en haut, qui, devant l’auberge, levaient la crête pour guetter la vieille et son gourdin, et celles d’en bas dont on voyait la longue file blanche dans les pacages du bord du ruisseau.

Sacha attendit un moment, mais bientôt prise d’ennui, voyant que les oies n’approchaient pas, elle s’éloigna au bord du ravin.

Là, elle retrouva Motka, la fille aînée de Maria, assise immobile sur une énorme pierre et regardant fixement l’église.

Maria avait eu treize enfants, mais il ne lui en restait que quatre, et seulement des filles.

Motka, pieds nus, en sa longue chemise, immobile sur la pierre brûlante, avec le soleil qui lui tapait sur le crâne, semblait pétrifiée. Sacha vint s’asseoir auprès d’elle et dit, les yeux fixés aussi sur l’église :

— L’église, c’est la maison du bon Dieu. Chez les hommes brûlent des lampes et les bougies, et chez le bon Dieu, des veilleuses rouges, vertes et bleues, comme de petits yeux. La nuit, le bon Dieu se promène par l’église, et avec lui, la Sainte Vierge et le bon saint Nicolas. Toup ! Toup ! Toup ! Alors, le gardien a peur, peur ! C’est comme ça ! appuya-t-elle du même ton que sa mère. Et quand viendra le jour du jugement, toutes les églises seront emportées au ciel !

— Avec leurs clo-o-ches ? demanda Motka, en étirant chaque syllabe de sa grosse voix de basse.

— Avec leurs cloches. Le jour du jugement, les bons entreront au ciel et les méchants brûleront dans le feu éternel, qui ne s’éteint pas, tu comprends ! C’est comme ça !... À maman et aussi à Maria, le bon Dieu dira : « Allez à ma droite, dans le ciel. » Et à Kiriak et à Babka, le bon Dieu dira : « Vous, allez à gauche, dans le feu. » Et ceux qui mangent gras, aussi, allez, dans le feu.

Elle regarda le ciel, écarquilla largement les yeux et ajouta :

— Regarde là-haut sans remuer les yeux, on voit les anges.

Motka se mit à regarder le ciel et une minute de silence passa.

— Tu vois ? demanda Sacha.

— Rien ! répondit Motka de sa voix sourde.

— Moi, je vois ! Les petits anges volent avec leurs petites ailes... Melk... Melk... On dirait des moucherons !

Motka continua à réfléchir, les yeux au ciel, puis elle demanda :

— Est-ce que Babka brûlera ?

— Bien sûr !

Juste au-dessous de la pierre, la déclivité était tapissée d’une molle bande d’herbe verte qui donnait envie de plonger les mains dedans ou d’y faire la culbute. Sacha s’y étendit et se laissa rouler en bas ; Motka avec son visage sévère, voulut en faire autant, et roula si bien que sa chemise lui remonta jusque sous les bras.

— Comme c’est drôle ! dit Sacha extasiée.

Toutes deux remontèrent la pente, afin de recommencer au plus vite. Mais, juste à ce moment, une voix menaçante et bien connue retentit.

Chose effrayante, Babka, édentée, osseuse, voûtée, ses courts cheveux gris éparpillés au vent, chassait avec une longue gaule les oies du potager. Elle criait :

— Voilà tous les choux abîmés, pestes du diable. canailles d’enfer ! Mais ce n’est pas perdu ! Attendez que je vous époussète !

À la vue des fillettes, elle jeta son bâton pour s’armer d’une verge. Puis, attrapant Sacha par le cou avec ses doigts maigres et durs comme de la corne, elle se mit en demeure de la fouetter.

Pendant que Sacha pleurait de douleur et d’épouvante, une oie, patte après patte, le cou tendu, s’en vint jusqu’à la vieille chuchoter quelque chose qui était probablement une supplication : cela fait, elle s’en retourna vers son troupeau qui la salua de sonores « ga-ga-ga ».

Le tour d’avoir la chemise relevée vint ensuite pour Motka. Alors, toute désespérée, pleurant à gros sanglots, Sacha rentra dans l’isba pour se faire consoler. Motka la suivit de près en gémissant de sa grosse voix de basse ; son visage qu’elle n’essuyait pas, était tellement mouillé de larmes qu’on l’eût dit trempé dans l’eau,

— Mon Dieu ! s’écria Olga en les apercevant. Sainte Mère qui est au ciel !

Sacha se mit à raconter, mais, à cette minute, Babka rentra en poussant des clameurs perçantes et des jurons formidables. Fécla se fâcha et toute l’isba devint bruyante.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! répétait Olga déconcertée et toute pâle en caressant la tête de Sacha. C’est ta grand’mère. C’est un péché de lui en vouloir ! Ce n’est rien, ma petite.

Nicolas qui en avait assez de ces cris perpétuels, de la faim, de la fumée, de la puanteur ; qui se sentait pris de haine et de dégoût pour la pauvreté ; qui, devant sa femme et sa fille surtout, avait honte de son père et de sa mère, se leva, et appuyé contre le poêle, les jambes vacillantes, il dit à sa mère d’une voix pleine de colère et de larmes :

— Vous ne devez pas la battre ! Vous n’avez aucun droit de la battre !

— Toi, va-t’en crever sur ton poêle et fiche-nous la paix ! cria Fécla. Si vous aviez été moins feignants, vous n’auriez pas rappliqué ici, salauds !

Alors Sacha, Motka, toutes les petites filles, coururent se blottir sur le poêle, tout au fond, derrière le dos de Nicolas. Et de là, elles écoutèrent en silence, si pleines d’effroi qu’on aurait entendu battre leurs petits cœurs.

Dans une famille, quand il se trouve un malade qui souffre depuis longtemps sans espoir de guérison, il y a de ces pénibles moments où la vérité des sentiments éclate toute seule ; tous ses proches, peut-être timidement, mais du fond de l’âme, souhaitent de le voir partir ; seuls, les enfants ne ressentent que l’horreur, que la peur de cette mort qui délivrerait tout le monde. Les petites, retenant leur souffle, regardaient Nicolas avec une expression apitoyée, et la pensée qu’il allait s’en aller pour toujours leur donnait envie de pleurer et de lui dire des choses douces.

Nicolas vint se serrer contre Olga, comme pour trouver une défense auprès d’elle, et lui dit très bas, en tremblant :

— Olga, ma chérie, je n’ai plus la force de supporter ça ! Pour l’amour de Dieu, pour l’amour du Christ, écris à ta sœur Claudia Abramovna de vendre ou d’engager tout ce qu’elle a, et de nous envoyer l’argent pour que nous puissions partir d’ici !...

— Oh ! mon Dieu, continua-t-il, seulement jeter un regard sur Moscou, seulement la revoir en rêve !

Quand le soir descendit, quand, dans l’isba, tout se fit sombre, le malaise était tel, l’atmosphère si lourde que personne n’était capable d’articuler un mot.

Babka, toujours furieuse, trempa une croûte de pain de seigle dans une tasse de bois, et la suçota pendant une heure entière. Maria alla soigner la vache et rentra, portant un seau de lait qu’elle posa sur le banc. Alors, Babka transvasa le lait dans des baquets sans se presser ; elle jouissait visiblement d’avoir le lait à elle seule, grâce au jeûne des fêtes de la Sainte-Croix[1] pendant lequel personne n’avait le droit d’en boire.

Elle n’enleva qu’un tout petit, petit peu, dans un verre, pour le dernier né de Fécla.

Pendant que Maria et elle emportaient les baquets à la cave, Motka se secoua, sauta subitement du poêle, courut au banc où se trouvait la tasse de bois avec la croûte, et versa dedans le lait du verre.

Babka, en rentrant, se remit à suçoter, tandis que Sacha et Motka la contemplaient, heureuses de l’idée qu’elle faisait gras, et que cette fois, sûrement, elle irait en enfer.

Elles se calmèrent enfin et s’endormirent ; mais Sacha vit en rêve le jugement dernier ; un grand poêle semblable au four du potier flambait, et des démons tout noirs, avec des cornes comme celles des vaches, poussaient Babka dans le feu avec de longues perches, de la même façon que l’après-midi, elle avait chassé les oies.

 

V

Le jour de la Sainte-Croix, à onze heures du soir, les jeunes filles et les garçons qui se promenaient en bas, dans les champs, se mirent tout à coup à crier et à courir vers le village. Ceux qui étaient assis en haut, sur le bord du ravin, se retournèrent et comprirent :

— Au feu ! au feu !

Un épouvantable, un extraordinaire tableau était sous leurs yeux. Sur le toit de paille d’une des isbas du bout du village se levait, droite comme un poteau, une flamme haute d’un mètre ; et cette flamme faisait tourbillonner autour d’elle des fontaines d’étincelles.

En un instant, le toit tout entier devint une haute flamme crépitante. Tout le village, plongé la minute d’avant dans l’obscurité des nuits sans lune, fut inondé d’une lumière rouge et tremblotante. Sur la terre, s’allongeaient des ombres noires, l’odeur du roussi allait se répandant, et ceux qui couraient en bas, essoufflés, égarés, incapables de dire un mot, dépaysés par cette clarté vive, les jambes coupées par l’émotion, tremblaient, butaient, tombaient, et se regardaient les uns les autres sans se reconnaître.

Le pis, c’est qu’au-dessus du feu, dans la fumée, volaient éperdûment des pigeons, et que dans l’auberge où l’on ne savait encore rien, on continuait à brailler et à jouer de l’harmonica.

— L’oncle Semen qui brûle ! cria soudain une voix retentissante et rude.

Quoique le feu fût à l’autre bout du village. Maria se jeta hors de son isba en pleurant, en agitant les bras, en claquant des dents. Nicolas avec ses chaussons de feutre sortit ensuite, puis les enfants, en chemise.

Devant les isbas, on battait l’alarme sur les plaques d’étain dont le « bam-bam-bam » insolite et bruyant se répandait dans l’air, serrant les cœurs et donnant le frisson.

Les vieilles femmes se rassemblaient à la hâte, emportant leurs icônes ; des cours, on lâchait dans la rue les veaux, les bœufs, les vaches ; on sortait des coffres, des peaux de mouton, des cuves.

Un étalon noir qu’on n’avait pas envoyé pâturer avec les autres chevaux parce qu’il ruait et mordait, détaché soudain, courait par le village en piaffant et en hennissant ; il passa une fois, puis une seconde, et tout à coup s’immobilisa devant une télègue qu’il se mit à frapper de ses sabots de derrière.

À ce moment, les cloches commencèrent à sonner le tocsin de l’autre côté du ruisseau, à l’église.

Autour de l’isba en flammes, il faisait si chaud et si clair que l’on voyait distinctement chaque brin d’herbe. Sur l’un des coffres que l’on avait pu tirer dehors était assis Semen, un moujik en redingote, avec des cheveux rouges, un gros nez et une casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. Sa femme affolée par terre à côté de lui, gémissait, tout abrutie.

La lumière du feu se jouait sur la calvitie d’un petit vieux de quatre-vingts ans, semblable à un gnome, avec sa grande barbe ; il n’était pas du village, et avait visiblement sa part de responsabilité dans le sinistre ; il marchait sans fin devant Semen, avec un paquet de linge dans les bras.

Le staroste[2] Antip Sedelnikow, un moujik à la peau bistrée et aux cheveux noirs de Tzigane, s’avança alors vers l’isba armé d’une hache, et se mit en devoir d’abattre les fenêtres, l’une après l’autre ; puis, sans plus d’explication il s’en prit au perron.

— Femmes, de l’eau ! criait-il. Amenez la machine ! Pompez !

Les moujiks qui, la minute précédente, traînaient dans l’auberge, arrivèrent avec la pompe à incendie. Tous étaient saouls, titubaient et tombaient, et tous avaient la même expression d’hébétement dans leurs yeux larmoyants.

— Filles, de l’eau ! criait le staroste, ivre, lui aussi, de l’eau, dépêchez-vous !

Les femmes et les filles couraient en bas, vers une courbe du ruisseau, remplir les seaux et les baquets destinés à alimenter la machine. Olga, Maria, Sacha, Motka, portaient chacune le leur. L’eau était pompée par les femmes et les jeunes garçons, et le staroste dirigeait le tuyau ronflant, tantôt sur la porte, tantôt sur la fenêtre, retenant le jet avec ses doigts, pour le faire gicler plus bruyamment.

— Quel homme que notre staroste ! disaient des voix attendries.

Il était allé s’étendre dans l’entrée de la maison, en plein feu, et continuait de crier :

— Pompez, croyants ! Efforcez-vous de surmonter ce désastre !

Les moujiks, groupés à l’entour, regardaient, les bras ballants. Aucun ne savait ni n’osait rien entreprendre, et dans le voisinage, il y avait des meules de blé et de foin, des hangars, des granges, des monceaux de fagots secs.

Parmi eux se tenaient Kiriak et son père Ossip, tous deux fort éméchés. Comme pour expliquer leur désœuvrement, le vieux, tourné vers les femmes assises par terre pour se reposer, disait :

— À quoi bon se frapper, ma commère ! La maison paie l’amende, voilà tout !

Semen, le sinistré, s’adressait tantôt à l’un, tantôt à l’autre pour raconter comment le feu avait pris.

— Ce vieux-là, avec le paquet, était cuisinier chez le général Joukoff, que Dieu ait son âme ! Il est venu hier soir. Alors, on a bu un verre de thé, ça se comprend. La femme tournait autour du samovar, le vieux buvait son thé ; mais, par malheur, elle avait préparé le samovar dans l’entrée ; voilà le feu qui sort du tuyau, droit vers la paille du toit, et ça y est ! Un rien de plus, et on était rôtis ! Le chapeau du vieux y est resté, c’est malheureux !

On continuait à frapper sur les plaques d’étain et à sonner à l’église ; Olga, en pleine lumière, tout essoufflée, regardait avec effroi les pigeons roses voler dans la fumée, tantôt tout en bas, tantôt plus haut. Il lui semblait que le son des cloches lui entrait dans l’âme, que le feu ne finirait jamais, et que Sacha était perdue. Quand le toit de l’isba s’effondra, la pensée que le village entier allait flamber lui coupa les jambes ; elle dut abandonner son seau et s’asseoir sur le bord du ravin. En face d’elle et plus bas, d’autres femmes assises gémissaient comme auprès d’un mort.

Mais bientôt, deux charrettes sortirent des terres du barine d’en face ; c’étaient le régisseur et les ouvriers qui arrivaient avec une pompe. Un étudiant à cheval, en tunique ouverte à doublure blanche[3] les suivait.

On entendit immédiatement le bruit des haches s’attaquaient aux marches du perron ; cinq hommes frappaient à la fois ; devant tout le monde, l’étudiant, rouge comme une crête de coq, criait d’une voix perçante et enrouée ; on voyait qu’il avait l’habitude d’aller éteindre les incendies.

Ce ne fut pas long ; les poutres s’abattirent et l’on éloigna les meules en danger.

— Il va tout nous démolir ! Ne le laissez pas faire ! cria soudain une voix dans la foule.

Kiriak aussitôt s’avança vers l’isba d’une allure décidée ; mais l’un des nouveaux venus l’empoigna par le cou et le repoussa ; tout le monde éclata de rire ; et l’homme, d’une nouvelle bourrade, envoya Kiriak sur le dos, les membres écarquillés, au milieu de la foule.

De l’autre rive, apparurent alors les sœurs de l’étudiant, deux jolies demoiselles en chapeaux qui se tinrent à distance pour regarder. Les poutres ne flambaient plus, mais charbonnaient fortement. L’étudiant envoyait le jet de son tuyau, tantôt sur la charpente, tantôt sur les ivrognes, tantôt sur les femmes traînant leurs seaux.

— Georges ! lui criaient les jeunes filles avec autant d’émotion que de reproche. Georges !

L’incendie s’éteignit enfin et le moment vint de se séparer. Chacun s’aperçut alors que l’aurore pointait, et que tous étaient pâles et un peu jaunes, comme on l’est toujours de bon matin, à l’heure où dans le ciel, disparaissent les dernières étoiles.

Les moujiks s’en allèrent en plaisantant bruyamment sur le cuisinier du général Joukoff et sur son chapeau brûlé ; il ne leur restait plus qu’à blaguer cet incendie qui avait trop peu duré.

— Comme vous avez bien éteint, barine ! dit Olga à l’étudiant. Comme on voit bien que vous êtes de Moscou ! Là, on sait, chaque jour, il y a le feu !

— Vous êtes de Moscou ? demanda l’une des demoiselles.

— Bien sûr ! Mon mari était employé au Bazar Slave ! Et voilà ma fille ! dit-elle en montrant Sacha qui l’avait entourée de ses bras et se serrait contre elle. Elle aussi, elle est de Moscou.

Les demoiselles dirent quelques mots en français à l’étudiant qui donna à Sacha une piécette blanche. Le vieux Ossip aperçut le geste, et son visage s’illumina d’espoir.

— Grâce à Dieu, votre excellence, le vent n’était pas de la partie, dit-il à l’étudiant, sans quoi, tout y passait en moins d’une heure. Votre excellence, vous êtes un monsieur si comme il faut ! continua-t-il platement, l’aurore est fraîche, il ferait bon se réchauffer... boire un petit verre à votre santé...

On ne lui donna rien et il s’en alla, en grognant et en titubant, vers sa maison.

Olga longtemps encore, resta sur le bord du ravin à regarder les deux charrettes repasser le gué du ruisseau, et les barines s’en aller à travers la prairie, vers leur équipage qui les attendait de l’autre côté de l’eau.

En rentrant dans l’isba, elle raconta à son mari, tout extasiée :

— Et si comme il faut ! Et si beaux ! Et des demoiselles qui étaient de vrais chérubins !

— Bons à tout foutre en l’air ! prononça Fécla méchamment, avec sa voix ensommeillée.

 

VI

Si Maria avait le désir de la mort, tant elle se sentait malheureuse, il n’en était pas de même de Fécla qui avait le goût de cette vie de saleté, de pauvreté et d’imprécations perpétuelles.

Elle mangeait ce qu’on lui donnait ; sans y attacher d’importance ; elle dormait où cela se trouvait ; ses besoins, elle les faisait à même le perron, ou directement sur le seuil de la porte, quand elle ne tenait pas à aller pieds nus jusque dans le champ.

Et dès le premier jour, elle avait haï Olga et Nicolas pour la seule raison qu’une telle vie ne les ravissait pas.

— On verra bien ce que vous boufferez ici, messieurs les Moscovites ! disait-elle avec animosité. On verra !

Un matin, c’était au commencement de septembre, Fécla, toute rose de santé, revint d’en bas avec deux seaux d’eau. Elle trouva Maria et Olga assises à table, en train de boire leur thé.

— Du thé ! Avec du sucre ! Des dames pareilles ! s’exclama Fécla railleusement en posant ses seaux. C’est la mode, probablement, de boire du thé comme ça tous les jours ! Elle va en éclater, à la fin, cette grosse bouffie ! continua-t-elle en regardant Olga de toute sa haine. Ça vient de Moscou, vous comprenez, cette gueule gonflée, ce tas de charogne ! Et levant sa palanche avec laquelle elle portait ses seaux, elle frappa Olga si fort sur l’épaule que les deux belles-sœurs effrayées eurent la même exclamation :

— Ah ! mon Dieu !

Puis, Fécla s’en alla au ruisseau laver le linge, et tout le long du chemin, elle jura si haut qu’on l’entendait de l’isba.

Une longue soirée d’automne succéda au jour. Dans l’isba, tout le monde dévidait des cocons, excepté Fécla, partie de l’autre côté de l’eau, chez son régisseur.

Les cocons venaient de la fabrique voisine, et permettaient à chaque membre de la famille de gagner ses quelques copeks, pas beaucoup, de dix-huit à vingt par semaine.

Une seule petite lampe fumeuse répandait sa lumière ; et cette lumière était si terne que dès qu’une ombre s’interposait entre elle et la fenêtre, la clarté de la lune entrait dans la pièce.

— C’était mieux au temps des barines, dit le vieux, tout en dévidant. On travaillait, on mangeait, on dormait son compte. À dîner, du chi[4] et du cacha[5] ; à souper aussi ; des concombres et des choux à volonté ; on mangeait comme on voulait, autant qu’on voulait, mais il y avait de la sévérité, on devait apprendre à se tenir.

Il continua de raconter sans hâte la vie d’avant l’émancipation des serfs, dans ces mêmes lieux où l’on vivait maintenant d’une vie ennuyeuse et misérable ; il raconta les chasses avec lévriers, bassets et piqueurs, et les jours de grande battue où les moujiks recevaient de l'eau-de-vie ; il décrivit les files de voitures qui partaient ensuite pour Moscou, chargées d’oiseaux et de gibier abattus, pour nourrir les jeunes maîtres.

Il raconta ensuite comment les bons serfs étaient récompensés et les mauvais punis à coups de verge, avant d’être expédiés aux travaux forcés au fond du gouvernement de Tver.

Babka aussi voulut raconter quelque chose. Elle se rappelait absolument de tout. Elle se mit à dévider ses histoires sur sa maîtresse à elle, une très bonne créature craignant Dieu dont le mari avait été pervers et débauché, et dont les filles s’étaient mariées Dieu sait comment, l’une avec un ivrogne, l’autre avec un homme de rien, la troisième avec un monsieur qui l’avait enlevée. (Babka, toute jeune alors, avait pris part à l’enlèvement). Et toutes étaient rapidement mortes de chagrin, comme leur mère. En se souvenant de ces choses, Babka ne pouvait jamais retenir ses larmes.

Soudain, on frappa à la porte, et tous sursautèrent.

— Oncle Ossip, laisse-moi passer la nuit !

C’était le petit vieux chauve, ancien cuisinier du général Joukoff, dont le chapeau avait brûlé.

Il prit place, écouta un moment, puis se mit aussi à raconter. Nicolas, assis sur le poêle, les jambes pendantes, commença à l’interroger sur les nourritures qu’on prépare chez les barines. On parla biftecks, côtelettes, soupes, sauces diverses, et le cuisinier qui possédait comme les autres une excellente mémoire, nomma des plats qu’on ne fait plus, parmi lesquels un préparé avec des yeux de bœuf, et qui se nommait « Réveille-matin ».

— Et les côtelettes à la maréchale ? on en avait aussi, dans ce temps-là ?

— Non !

Nicolas secoua la tête avec pitié et dit :

— Oh ! quels tristes cuisiniers !

Les fillettes assises et couchées sur le poêle, regardaient de là-haut sans cligner ; il leur semblait qu’on était aussi nombreux que les anges dans les nuages ; les histoires les enchantaient ; elles soupiraient, tremblaient, pâlissaient, tantôt d’extase, tantôt de peur. Quand Babka racontait, c’était si intéressant qu’elles écoutaient sans bouger, sans souffler.

On s’arrangea pour dormir. Les vieux, tout remués par leurs histoires, revoyaient le temps si bon de la jeunesse, ce temps qui laisse, en dépit de tout, après lui un souvenir entraînant, vif et joyeux ; et ils s’efforçaient d’écarter d’eux la pensée de la mort proche, avec le froid épouvantable qu’elle apporte, dès qu’on la sent venir.

La lampe s’éteignit enfin. Dans l’obscurité, les deux petites fenêtres éclairées par la lune, la tranquillité, le grincement même du berceau, n’éveillaient que l’idée de la vie qui passe sans jamais revenir en arrière.

On rêvassait jusqu’à s’assoupir, mais soudain, quelque chose vous démangeait à l’épaule ou vous chatouillait à la joue ; le sommeil s’envolait, et de nouveau, on se sentait plus que la lourdeur de son corps, incapable de se soulever, que la lourdeur de sa tête pleine de la pensée de la mort.

Alors, on se tournait de l’autre côté ; mais, sitôt la mort perdue de vue, les vieilles impressions de misère, de besoin de manger, de tourment recommençaient leur promenade ; et de nouveau l’on sursautait, et de nouveau, l’on pensait que la vie passée ne revient pas en arrière.

— Oh ! mon Dieu ! soupira le cuisinier.

À ce moment, quelqu’un tapota à la fenêtre. C’était Fécla qui rentrait. Olga se leva, bâilla, et, en marmottant une prière, alla dans l’entrée, tirer la barre de la porte.

Mais, personne n’entra, que le froid et le clair de lune. Par la baie de la porte, on voyait la rue vide et silencieuse, et la lune toute plate qui nageait dans le ciel.

— Qui est là ? dit Olga.

— Moi ! c’est moi !

À côté de la porte, appuyée contre le mur, se tenait Fécla, complètement nue. Elle tremblait et claquait des dents ; avec sa jeune poitrine ferme et ses sourcils sombres, elle était étrangement pâle et jolie sous la claire lumière. Les ombres qui se jouaient sur elle et le reflet de la lune sur ses jambes, forçaient le regard.

— De l’autre côté, des sales types m’ont toute déshabillée, dit-elle. Je suis revenue sans rien, comme ma mère m’a faite. Apporte-moi quelque chose à mettre.

— Entre ! dit doucement Olga qui commençait, elle aussi, à grelotter.

— Et si les vieux me voient !

Déjà Babka s’inquiétait, et le vieux demandait qui était là. Olga apporta sa chemise et sa jupe, Fécla les enfila, et toutes deux, à pas de loup, entrèrent dans l’isba, après avoir refermé la porte sans bruit.

— Encore toi, traînée ! grogna Babka. D’où sors-tu, à ces heures, sale coureuse ! si au moins il t’arrivait malheur, à la fin des fins !

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! chuchotait Olga en masquant sa belle-sœur. Ce n’est rien... C’est comme ça !

Le silence, reprit. Dans l’isba, tout le monde avait recommencé son mauvais sommeil, troublé par toutes sortes de désagréables et calamiteuses sensations.

Le vieux avait son mal de reins, Babka ses soucis et sa méchanceté, Maria, la peur, les enfants, la toux et la faim. On était inquiet, on se retournait, on marmottait en rêve, on se relevait pour boire.

Soudain, ce fut Fécla qui se mit à hurler d’une voix sourde ; mais, tout de suite, elle se contint, et poussant des soupirs de plus en plus étouffés et silencieux, elle finit par se calmer. Alors, on entendit sonner bizarrement les heures, de l’autre côté de l’eau, cinq coups, puis trois.

— Ah ! mon Dieu ! soupira encore le cuisinier.

À voir la fenêtre, il était difficile de se rendre compte si la lune brillait encore ou si le matin venait. Maria se leva et sortit pour soigner la vache ; on l’entendit traire en répétant :

— Tranquille ! Allons, allons !

Babka sortit ensuite. Il faisait encore sombre, mais l’on distinguait déjà tout.

Nicolas qui n’avait pas pu fermer l’œil, se leva, s’appuya contre le poêle, sortit d’une boîte verte son frac, le revêtit, s’en alla vers la fenêtre, retourna les manches, étira la basque et sourit. Puis, soigneusement, il l’ôta, le remit dans la boîte et se recoucha.

Maria rentra tout de suite après, et se mit à faire le feu. Elle avait l’air mal réveillée et butait en marchant ; moitié rêvant, moitié absorbée par les histoires de la soirée précédente, elle marmottait, penchée sur le poêle :

— Tout de même, l’émancipation vaut mieux !

 

VII

Le Monsieur vint.

C’est ainsi qu’on appelait au village l’huissier du district. La raison de son arrivée, on la savait depuis une semaine. À Joukow, il y avait seulement quarante foyers, mais on ne payait pas les contributions, et la dette envers l’État s’étant accumulée, était montée à plus de deux mille roubles.

L’huissier descendit à l’auberge, y « mangea » deux verres de thé, et s’en alla à pied chez le staroste devant l’isba duquel attendaient déjà les contribuables en retard.

Le staroste, Antip Sedelnikow, était, malgré sa jeunesse — il n’avait pas plus de trente ans — d’une extrême dureté ; il tenait toujours le parti du gouvernement, quoique pauvre et peu scrupuleux lui-même dans la perception des impôts ; mais son titre de staroste l’émerveillait à tel point qu’il n’aurait pas su remplir ses obligations sans sévérité.

Dès qu’il apparaissait, on avait peur de lui et on l’écoutait. Dans la rue ou devant l’auberge, il lui arrivait de se jeter tout à coup sur un ivrogne, de lui attacher les mains derrière le dos et d’aller l’enfermer dans la salle de police ; une fois même, il y avait mis une femme qui, en marchant dans la rue Ossip, avait commencé à jurer, et il l’y avait bel et bien laissée un jour entier.

Il n’avait jamais vécu dans une ville, ni lu un livre, mais sa mémoire avait emmagasiné des mots savants qu’il se plaisait à placer dans la conversation. C’est pour ces mots, la plupart du temps incompréhensibles, qu’on l’estimait de bonne foi.

Quand Ossip, avec sa feuille de redevances, entra dans l’isba du staroste, l’huissier, un maigre vieux aux longs favoris gris, et à la tunique pareillement grise, écrivait devant la table, dans l’angle d’entrée.

Tout était propre, dans cette isba ; les murs étaient recouverts de desseins découpés dans des journaux et, à la place en vue, à côté de l’image sainte, était accroché le portrait de Battenberg, ancien tzar de Bulgarie.

Près de la table, les mains croisées, se tenait Antip Sovdelnik.

— Son compte, votre excellence, est de cent dix-neuf roubles, dit-il, quand vint le tour d’Ossip. Je jure devant Dieu que jusqu’à ce moment, il n’a pas versé un copeck.

L’huissier leva les yeux sur Ossip et demanda :

— Pourquoi cela, petit frère ?

— Ayez la divine bonté, votre excellence, commença Ossip en s’agitant ; permettez-moi de dire... Pendant l’été, voilà que le barine Liotoretzky me dit comme ça : Ossip, vends-moi ton foin, qu’il me dit ! Pourquoi pas ! J’en avais cent pouds à vendre que les femmes avaient coupé. Alors, on a fait le marché tout bien, en bonne amitié.

Et il commença ses plaintes en se tournant à tout instant vers les moujiks, comme pour les prendre tous à témoin. Son visage était rouge et couvert de sueur ; ses yeux sortaient et devenaient méchants.

— Je ne comprends pas pourquoi tu me racontes tout cela, dit l’huissier. Je te demande simplement la raison qui t’empêche de payer tes impôts. Aucun de vous ne paie et moi, je suis obligé de payer à votre place.

— Je n’ai pas les moyens !

— Le mot est déplacé, votre excellence, trancha le staroste. En réalité, les Tchikildéiew sont des pas grand’chose. Veuillez demander aux suivants quelle place tient chez des gens pareils la vodka et l’effronterie. Il n’y a pas d’erreur, vous serez édifié !

L’huissier écrivit un mot ou deux et dit à Ossip du même ton qu’il lui aurait demandé un verre d’eau :

— Va t’en !

Bientôt après, il quittait le village. Quand il s’assit en toussant dans sa vieille tarantasse, l’expression de son long dos maigre montrait déjà qu’il pensait à ses affaires, et non à celles d’Ossip, du staroste et des gens de Joukow, récalcitrants envers l’impôt.

Cependant, il n’était pas à une verste que déjà Antip Sedelnikow emportait le samovar de l’isba des Tchikildéiew ; Babkra le suivait, la gorge serrée en hurlant sauvagement :

— On ne te le laissera pas, canaille !

Il allait à grands pas rapides, et elle courait après lui, haletante, prête à s’affaisser, son mouchoir dégringolé sur les épaules, ses cheveux gris au vent. Tout à coup, elle s’arrêta, et prise d’une véritable crise de nerfs, elle se frappa la poitrine en criant d’une voix chevrotante :

— Voilà, bons chrétiens, voilà, vous qui croyez en Dieu ! on nous humilie, on nous traque ! Oh ! Oh ! mais faites donc quelque chose !

— Babka ! dit sévèrement le staroste, ayez donc un peu de raison dans votre cervelle.

Sans samovar, l’isba des Tchikildéiew devint abominablement triste. Il y avait dans cette saisie quelque chose de si rabaissant que la maison même semblait dépouillée de son honneur. Si le staroste avait emporté la table, les bancs, les pots, tout le mobilier, le vide aurait été bien moins sensible.

Babka continuait de crier. Maria pleurait, ainsi que les fillettes. Le vieux qui, tout de même, se sentait en faute, gardait un silence obstiné et se tenait enfoncé dans l’angle du poêle comme dans un trou. Nicolas non plus, ne disait pas un mot.

Babka l’aimait et le plaignait, et cependant, oubliant toute pitié, elle se jeta soudain sur lui avec des imprécations et des injures ; et, en lui brandissant les poings sous le nez, elle se mit à lui crier dans la figure qu’il était coupable de tout ; dans ses lettres, il se vantait de gagner au Bazar Slave des cinquante roubles par mois. Pourquoi avait-il envoyé si peu d’argent à la maison ? Pourquoi y était-il revenu avec toute sa famille ? S’il mourrait, avec quel argent l’enterrerait-on ?

Et rien n’était pitoyable à voir comme les visages de Nicolas, d’Olga et de Sacha.

Alors, le vieux poussa un grognement, mit sa casquette et s’en alla chez le staroste.

Il faisait déjà sombre et l’isba d’Antip Sedelnikow était pleine de fumée. Le staroste, les joues gonflées, soufflait le feu ; il était en train de souder quelque chose qu’il tenait à côté de son poêle ; ses enfants aussi maigres et aussi peu lavés que ceux des Tchikildéiew, se traînaient par terre ; sa femme laide, pleine de taches de rousseurs, avec un gros ventre saillant, dévidait des cocons. C’était une malheureuse famille de nécessiteux où, seul, Antip tranchait par sa jeunesse et sa beauté.

Sur le banc, cinq samovars se trouvaient alignés.

Le vieux, en entrant, fit sa prière devant Battenberg, puis il dit :

— Antip, aie de la miséricorde, rends le samovar, pour l’amour du Christ !

— Apporte trois roubles, et nous verrons.

— Je ne peux pas !

Antip regonfla ses joues et le feu ronfla, éclairant les samovars. Le vieux réfléchit un instant en pétrissant sa casquette, puis répéta :

— Rends-le !

Le staroste basané devenait aussi noir qu’une sorcière ; il se tourna vers Ossip et prononça vivement, avec gravité :

— Tout dépend du chef du Zemstvo ! Le conseil d’administration est formé de vingt-sept membres à qui tu peux présenter ta réclamation de vive voix ou par écrit !

Ossip ne comprit pas, mais satisfait de ces paroles, il s’en retourna chez lui.

Dix jours après, l’huissier revint encore et s’en retourna. Ce jour-là, il faisait froid et le vent soufflait. Depuis longtemps, le ruisseau était gelé, mais, faute de neige, les gens n’étaient pas dans leur assiette.

Comme si c’était un dimanche, vers le soir, les voisins vinrent faire la causette avec Ossip, et l’on se mit à bavarder, sans allumer la lampe, puisque l’on ne travaillait pas.

Une nouvelle assez pénible s’était répandue. Dans deux, trois maisons, on avait saisi des poules pour les impôts en retard ; on les avait déposées dans la salle communale et là, faute de nourriture, elles avaient crevé. On avait encore emmené des moutons, et pendant qu’on les changeait de charrette de village en village sans les détacher, un avait crevé aussi.

Maintenant, une question se posait : À qui la faute ?

— Au Zemstvo ! dit Ossip. À qui d’autre qu’au Zemstvo ?

— Bien sûr, bien sûr !

Le Zemstvo était coupable de tout, et des impôts en retard, et des mauvaises récoltes, et des vexations endurées ; mais personne ne savait au juste ce qu’il représentait.

Cela allait même si loin que de riches moujiks ayant fabriques, magasins et maisons de poste, se sentaient mal à l’aise dès qu’ils devaient prendre part au conseil des Zemstvo, et en disaient pis que pendre dans leurs fabriques et dans leurs auberges.

On parla ensuite de la neige que Dieu n’envoyait pas, il fallait amener du bois et l’on ne pouvait ni aller ni venir en traîneaux.

Autrefois, une quinzaine d’années en arrière, à Joukow, les conversations présentaient beaucoup plus d’intérêt. Dans ce temps-là, chaque vieillard avait l’air de chérir un secret, de savoir quelque chose, d’attendre un événement, d’avoir quelqu’un à menacer ; on parlait d’instruction générale, d’imprimerie, de partage des terres, de trésors cachés ; tandis que maintenant, chez les gens de Joukow, la vie était plate comme la paume de la main, si plate qu’on ne trouvait à échanger des paroles que sur la nourriture qui faisait défaut et sur la neige qui ne tombait pas.

On se tut enfin. Puis de nouveau, la conversation roula sur les poules et le mouton crevés, et de nouveau on chercha sur qui rejeter la faute.

— Au Zemstvo ! répéta Ossip. À qui d’autre qu’au Zemstvo !

 

VIII

L’église de la paroisse se trouvait à six verstes, à Kossogorow, et l’on ne s’y rendait que lorsque c’était impossible de faire autrement, pour les baptêmes, les mariages et les messes mortuaires.

C’étaient les prêtres qui venaient faire les prières jusque de ce côté-ci de la rivière.

Le dimanche, quand il faisait beau, les filles s’habillaient pour aller en groupe à la messe ; et elles étaient agréables à voir partir à travers champs, avec leurs jupes rouges, jaunes et vertes. Quand il faisait mauvais, toute le monde restait chez soi.

Ainsi, les dévotions avaient lieu en pleine nature. Et cela durait jusqu’au grand jeûne où le clergé n’osait pas trop abandonner ses ouailles à elles-mêmes et chargeait un Ancien de venir avec la croix et l’image sainte bénir les isbas.

Dans chaque maison bénie, il touchait quinze copecks pour son déplacement.

Le vieux Ossip ne croyait pas en Dieu et n’avait jamais pensé sérieusement à la religion ; mais, il croyait au surnaturel. À son idée, les choses d’église étaient une affaire de femmes ; si on parlait religion devant lui, ou si, à ce sujet, on le questionnait sur les choses révélées, il faisait une grimace significative et répondait d’un ton qui ne souffrait pas de réplique :

— Et qu’est-ce qu’on sait de sûr, dans tout ça ?

Babka était croyante, mais confusément ; tout s’enchevêtrait dans sa cervelle ; dès qu’elle pensait au péché, à la mort, au repos de l’âme, ses préoccupations coutumières détournaient le cours de ses idées. Elle ne se rappelait plus les prières, et cependant elle avait l’habitude, au moment de dormir, d’aller s’immobiliser devant l’image pour marmotter :

— Sainte mère de Dieu ! Mère de Dieu pacificatrice ! Trois fois sainte mère de Dieu !

Maria et Fécla faisaient leurs signes de croix, et chaque année se confessaient, mais c’était tout ce qu’elles comprenaient. Quant aux enfants, on ne leur avait pas appris à prier et personne ne leur parlait de Dieu ; cependant, si on ne leur inculquait aucune croyance, on les grondait en temps de jeûne, pour les empêcher de manger gras.

Dans les familles de Joukow, il en allait presque partout de même ; peu nombreux étaient ceux qui avaient la foi, encore moins nombreux ceux qui comprenaient quelque chose.

Pourtant, tous aimaient la Sainte-Écriture, avec tendresse, avec vénération, mais on manquait de livres et de gens capables d’expliquer.

C’est pour cette raison qu’Olga et Sacha, qui pouvaient lire quelquefois l’Évangile à haute voix, étaient estimées ; elles étaient des êtres à part, on leur disait « vous ».

Olga se rendait souvent au service religieux et aux prières, soit au village voisin, soit au chef-lieu de canton où se trouvaient deux monastères et vingt-deux églises.

Pendant qu’elle allait en pèlerinage, elle était si distraite qu’elle en oubliait totalement sa famille ; et quand elle revenait, en découvrant soudain qu’elle avait un mari et une fille, elle s’écriait avec un sourire joyeux :

— Dieu a été pour moi plein de miséricorde !

Elle avait horreur, elle avait honte de la vie qu’on menait au village. À la Saint-Jean, on buvait, à la Pentecôte, on buvait, à la Fête-Dieu, on buvait, à l’Assomption, on buvait.

Cette année-là, à la Sainte-Croix, durant les trois jours de fête, les moujiks ne dessaoulèrent pas ; ils burent d’abord les cinquante roubles de l’argent du trésor communal, puis pour continuer de boire ils allèrent quémander de porte en porte.

Le premier jour de la fête, les Tchikildéiew tuèrent un mouton dont on s’empiffra à déjeuner, à dîner et à souper. Pendant la nuit d’ensuite, on fit même relever les enfants pour les gaver encore.

Kiriak, les trois jours durant, fut épouvantablement ivre et engagea, pour avoir à boire, jusqu’à son chapeau et ses bottes. Il battit Maria tellement qu’il fallut lui lancer de l’eau dessus pour lui faire lâcher prise.

Ensuite, toute la maisonnée dut cuver sa honte et son mal d’estomac.

Et cependant, ce même village de Joukow avait ses jours de vraie extase religieuse. Le jour où la procession était attendue était un jour grave et paisible. Dès le matin, les jeunes filles s’en allaient à la rencontre de l’image, revêtues de leurs plus beaux atours ; elles la rapportaient vers le soir avec force génuflexions et force signes de croix, tandis que, de l’autre côté de l’eau, les cloches sonnaient à toute volée.

Une foule énorme, composée autant des gens des villages voisins que des habitants de Joukow, remplissait la rue ; tout cela tapageait, soulevait la poussière, se bousculait. Le vieux, Babka, Kiriak, tous, tendaient vers l’icône leurs mains, la contemplaient avidement, pleuraient et disaient :

— Mère Salvatrice ! Sainte Mère ! Mère Salvatrice !

On semblait soudain avoir comprit qu’il n’y avait pas de vide entre le ciel et la terre, que tout n’a pas encore été accaparé par les riches et les forts, qu’on peut encore se racheter de l’humiliation, de l’esclavage involontaire, de l’insupportable misère, de l’épouvantable ivrognerie.

— Mère Salvatrice ! Sainte Mère ! Mère Salvatrice ! sanglotait la pauvre Maria.

Mais, les prières prenaient fin, l’icône était emportée ; l’ancien train de vie reprenait ; de nouveau, l’auberge retentissait des jurons grossiers des ivrognes.

Ceux qui craignaient vraiment la mort, c’étaient les moujiks riches qui, en s’enrichissant, perdaient lambeau par lambeau leur foi au Dieu Sauveur.

Eux, c’était plutôt par peur de la fin de la terre, qu’a tout hasard, ils allumaient des cierges et allaient assister aux services religieux.

Les moujiks pauvres ne connaissaient pas cette peur-là. Le vieux et Babka vous disaient en vous regardant droit dans les yeux qu’ils avaient fait leur temps, que leur tour était venu, et que ça leur était bien égal. Ils ne se gênaient nullement pour dire à Fécla devant Nicolas que, quand Nicolas serait mort, Denis, son mari à elle, aurait droit à l’exemption, et quitterait le service militaire pour rentrer à la maison.

Maria non plus ne craignait pas la mort, au contraire, elle la désirait, la trouvait longue à venir et se réjouissait quand elle voyait mourir l’un de ses enfants.

On ne craignait pas la mort, et cependant les malades ne supportaient pas leur état sans un effroi immense. Pour la moindre bagatelle, une indigestion, un frisson léger, Babka allait vite s’étendre sur le poêle, s’emmitouflait et se mettait à geindre, très haut, sans arrêt :

— Je meu-eurs ! Je meu-eurs !

Alors, le vieux courait chercher le prêtre. Babka se confessait, puis recevait l’absolution.

Souvent, trop souvent, la conversation roulait sur les maladies et les remèdes ; on parlait de catarrhes, de vers solitaires, de tumeurs qui se forment dans l’estomac et le ventre, et qui, de là, remontent au cœur. Ce dont on avait le plus peur, c’était des refroidissements, et, pour s’en garer l’été même, on continuait à porter des habits de laine et à aller se chauffer sur le poêle.

Babka aimait à se faire soigner et allait souvent à l’hôpital où elle prétendait avoir cinquante ans au lieu de soixante-dix. Elle pensait que si le docteur savait son âge véritable, il ne se donnerait pas la peine de l’ausculter, et prétendait qu’il était temps pour elle, non de le soigner, mais de mourir.

Elle se rendait à l’hôpital d’ordinaire le matin de bonne heure, et prenait avec elle deux ou trois de ses petites filles. Elle rentrait le soir affamée et furieuse, avec des pilules pour elle et de l’onguent pour la gourme des enfants.

Une fois, elle emmena Nicolas, et pendant les deux semaines qui suivirent, Nicolas prit des pilules en déclarant qu’il se sentait mieux.

Babka connaissait les médecins, docteurs, guérisseurs de tout grade, à trente lieues à la ronde, toutefois pas un seul ne lui agréait. À la fête de l’Intercession de la Vierge (1er octobre), quand le prêtre vint bénir les isbas, elle interrogea le diacre, et celui-ci lui conseilla de voir un ancien médecin militaire qui soignait très bien et qui habitait derrière la maison de force de la ville voisine, chef-lieu de district.

Dès que la première neige fut tombée, Babka se rendit à la ville et ramena avec elle un vieux dévot barbu portant un habit à longues basques, et dont le visage était tout sillonné de veines bleues.

À ce moment, dans l’isba, on avait des journaliers ; un vieux tailleur pourvu d’affreuses lunettes, coupait des gilets dans des morceaux, et deux jeunes garçons roulaient de la laine pour faire des chaussons de feutre. Kiriak, renvoyé de sa dernière place à cause de son ivrognerie, restait maintenant à la maison ; il était assis à côté du tailleur et rapetassait un harnais.

Dans l’isba puante, il faisait sombre et étouffant.

Le dévot ausculta Nicolas et déclara qu’il fallait lui mettre des ventouses. Il les posa devant le tailleur, Kiriak et les petites filles qui regardaient et croyaient voir la maladie sortir du corps de Nicolas.

Nicolas lui aussi regardait les ventouses qui, sur sa poitrine, se remplissait peu à peu de sang : il sentait ce quelque chose qui sortait de lui et souriait de satisfaction.

— Voilà quelque chose qui est bon, dit le vieux tailleur. Dieu veuille que ça lui fasse du bien !

Le dévot posa douze ventouses, puis encore douze, après quoi, il prit une tasse de thé et s’en retourna.

Mais, tout à coup, Nicolas se mit à trembler ; son visage émacié devint si tiré que, selon l’expression des femmes, il ne semblait pas plus gros que le poing, et ses doigts amaigris commencèrent à bleuir. Il s’entortilla dans une couverture et dans un manteau sans parvenir à se réchauffer. Dans la soirée, il entra en agonie ; il demanda à être étendu par terre et pria le tailleur de cesser de fumer. Enfin, il se calma sous son manteau. Au matin, il était mort.

 

IX

Quel long, quel pénible, quel interminable hiver !

Depuis Noël déjà, le blé était épuisé et il fallait acheter de la farine. Chaque soir Kiriak qui vivait toujours à la maison, faisait un tel tapage que tout le monde était sens dessus dessous. Chaque matin, il avait l’air si honteux et souffrait tellement de la tête qu’il forçait la pitié.

De l’autre côté de la paroi, les meuglements continuels de la vache affamée retournaient l’âme de Babka et de Maria.

Comme un fait exprès, le gel sévissait toujours plus violent ; des montagnes de neige s’érigeaient partout, et l’hiver ne semblait plus vouloir unir. Le jour des Rameaux et le Vendredi-Saint, la neige tombait encore en abondance.

Cependant, il faut bien que le printemps revienne une fois. Au commencement d’avril, les jours tiède ; alternèrent avec les nuits de gel.

Puis, il y eut comme une subite détente ; les jours se firent plus chauds, la glace se craquela et les oiseaux se mirent à chanter. Alors, les prés et les buissons avoisinants le ruisseau furent submergés par l’eau printanière. Entre Joukow et le village de l’autre crête, toute l'étendue, sans interruption, était recouverte d’une lagune dans laquelle, ça et là, des canards sauvages labouraient du bec.

Puis, les cigognes firent leur apparition ; elles arrivèrent en volant vite, vite, et en poussant le lugubre cri d’appel qui leur sert peut-être de ralliement.

Le crépuscule printanier, avec ses nuances rouges, donnait chaque soir la même impression de nouveau, d’extraordinaire, d’irréel qu’on a devant certaines peintures et devant certains incroyables tableaux.

Olga, assise au bord du ravin, regardait longuement les couchers de soleil et la clarté qui rajeunissait l’église. Alors, les larmes lui venaient, et sa respiration s’oppressait ; une envie insurmontable la dominait, de s’en aller là-bas, aussi loin que ses yeux voyaient, jusqu’à l’autre bout du monde.

Il était décidé qu’elle retournerait à Moscou comme femme de chambre et qu’elle emmènerait Kiriak avec elle, pour lui trouver une place de dvornick (concierge).

Quand il fit tout à fait sec et chaud, on se prépara pour le voyage.

Olga et Sacha, toutes deux une besace sur le dos et des chaussures de toile aux pieds, partirent au petit jour. Maria les accompagnait. Kiriak un peu malade, devait rester à la maison encore une semaine.

Pour la dernière fois, Olga contempla l’église en pensant à son mari ; mais elle ne pleura pas : durant l’hiver, son visage s’était ridé et enlaidi comme celui d’une vieille ; elle avait grisonné ; elle avait maigri, elle s’était abêtie ; au lieu de son sourire aimable d’autrefois, elle avait l’expression humble et triste du chagrin insurmontable ; et déjà son regard prenait cette immobilité si remarquable chez les gens qui n’écoutent pas ce qu’on leur dit.

Elle regrettait de se séparer du village et des moujiks : elle se souvenait comment ils avaient porté Nicolas, en s’arrêtant devant chaque isba pour commander une messe, et comment tout le monde, prenant part à sa douleur, avait pleuré avec elle.

Dans le cours de l’été et de l’hiver, il y avait eu des heures et des jours où il lui semblait que ces hommes vivaient pire que des bêtes, où cela avait été épouvantable de rester avec eux. Grossiers, malhonnêtes, répugnants de saleté, ils passaient leur existence dans de continuelles disputes, ils n’avaient aucune estime les uns pour les autres, ils ne cessaient de se craindre et de ne soupçonner.

Qui donc tenait auberge et poussait les moujiks à l’ivrognerie ? Le moujik ! Qui volait pour le boire, l’argent de la commune, du mir, de l’école et de l’église ? Le moujik ! Qui dérobait ses voisins, prononçait contre eux de faux témoignages et, pour une bouteille d’eau-de-vie les faisait condamner en justice ? Le moujik ! Qui, le premier, dans les réunions de commune et les conseils de Zemstvos se dressait contre le peuple ? Le moujik, toujours le moujik !

Oui, vivre avec eux était épouvantable ; mais ils étaient quand même des êtres souffrants, ils pleuraient comme des hommes, et dans la vie qu’ils menaient, on pouvait trouver de quoi les excuser.

Le travail après lequel, la nuit durant, le corps reste endolori, l’hiver impitoyable, les mauvaises récoltes, les vexations ; rien, jamais rien de bon à attendre de nulle part !

Ceux qui étaient plus riches et plus forts qu’eux ne pouvaient leur être d’aucun secours, car ils étaient aussi grossiers, aussi prêts à l’injure, aussi malhonnêtes, aussi ivrognes qu’eux. Le plus petit fonctionnaire, le plus humble régisseur, se conduisait avec tous les moujiks comme avec des chemineaux ; même quand il s’adressait à l’ancien de l’église et au staroste, il s’arrogeait le droit de les tutoyer.

Oui, quelle aide attendre, quelle bonne mesure, quel secours, de gens cupides, dépravés, avilis, paresseux, qui venaient dans les villages seulement pour humilier, pour effrayer et pour soutirer de l’argent ?

Olga se souvenait de l’expression du visage du vieux, apitoyée et vile, lorsqu’un jour de l’hiver, on avait emmené Kiriak, condamné aux verges. Et maintenant, elle était pleine de compassion pour tous ces misérables, pleine de compassion jusqu’à la souffrance, et, en marchant, elle ne quittait pas des yeux leurs isbas.

Au bout de trois verstes, Maria fit ses adieux, puis se mit à genoux et sanglota à haute voix, en portant son visage contre la terre.

— Me revoilà seule, pauvre que je suis, malheureuse que je suis.

Longtemps, elle se plaignit ainsi, et longtemps, Olga et Sacha la virent à genoux s’incliner et se relever, en ramenant ses bras sur sa tête, tandis qu’au-dessus d’elle volaient les corbeaux.

Le soleil montait, il faisait chaud, et Joukow était déjà bien loin en arrière.

Olga et Sacha qui avançaient d’un pas allègre, oublièrent bientôt, et le village, et la pauvre Maria. Tantôt, c’était un tertre qui les distrayait, tantôt une file de poteaux télégraphiques s’en allant, Dieu sait où, se perdre à l’horizon vers lequel ils allongeaient leur promenade mystérieuse. Tantôt c’était une ferme lointaine, enfouie dans la verdure, parmi des labours et des carrés de chanvre, où l’on pouvait imaginer que la vie coulait des plus heureuses ; tantôt c’était un squelette de cheval blanchissant dans un pré.

Et les alouettes montaient en tournant et en poussant vers le ciel leur cri entrecoupé : et le râle des genêts striait aussi sans se soucier des vieux pièges de fer.

Vers le milieu du jour, Olga et Sacha atteignirent un important village. Là, dans la grande rue, elles rencontrèrent le petit vieux, ancien cuisinier du général Joukoff. Il avait chaud, et sa calvitie, toute recouverte de gouttelettes de sueur rayonnait au soleil.

D’abord, Olga et lui s’abordèrent sans se reconnaître, puis ils échangèrent un regard, et, sans un mot, ils poursuivirent leur chemin en sens contraire.

Devant une isba aux fenêtres ouvertes, qui lui parut plus neuve et plus riche que les autres, Olga s’arrêta, fit la révérence, et prononça très haut, d’une voix aiguë et chantante :

— La charité, bons chrétiens, pour l’amour de Dieu ! Pour que vos proches aient dans le royaume des cieux la paix éternelle, la charité !

— Bons chrétiens, chantait Sacha, donnez, pour l’amour de Dieu, donnez pour l’amour du Christ, faites la charité au nom du Seigneur qui est au ciel !

 

 

FIN

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 12 février 2013.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] On jeûne en Russie à toutes les grandes fêtes, et très sévèrement. La fête de la Sainte-Croix tombe au milieu de septembre.

[2] Le staroste est le premier magistrat d’un village.

[3] La doublure blanche indique l’étudiant chic.

[4] Chi = plat de choux.

[5] Cacha = bouillie de blé noir.