LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Anton Tchekhov

(Чехов Антон Павлович)

1860 — 1904

 

 

 

 

LA STEPPE

(Степь)

 

 

 

 

 

1888

 

 

 

 

 

 

Traduction de Michel Tessier, 2016.

(Relecture : Anne Guérin-Castell)

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

 

 

 

 


Inspirée par un voyage effectué par l’auteur en 1887, parti de Moscou pour revoir Taganrog, où il naquit en 1860, puis dans la région de Rostov-sur-le-Don, écrite en deux mois, fin 1887 début 1888 — l’auteur a vingt-sept ans… — « La Steppe » est la première grande nouvelle de Tchekhov. Elle reçut un accueil mitigé parmi les critiques, certains faisant la fiche bouche, la trouvant un peu décousue et quelque peu légère de contenu. D’autres au contraire le félicitèrent chaudement, lui signifiant qu’il devait absolument, vu le talent par lui manifesté, se mettre à écrire un vrai roman. Opinion partagée par nombre de lecteurs et de lectrices, à qui il arriva de lui écrire pour lui témoigner leur enthousiasme. Lui-même en mauvaise santé et surmené, Tchekhov continua à rédiger ses nouvelles entre deux soins apportés à ses malades, entre deux voyages, et n’écrivit jamais le grand roman réclamé. Il nous reste, outre des centaines de récits et nouvelles, ses immortelles pièces de théâtre…

« La Steppe » fut plus d’une fois traduite en français. Successivement aux éditions Plon, dans la Pléiade ; dans une édition bilingue Aubier-Flammarion, chez Garnier-Flammarion — traduction de V. Troubetskoï — ; et au Livre de poche, dans une traduction de V. Volkoff.

 

 

 

 

I

De très bonne heure, un matin de juillet, sortit du chef-lieu de district N…, dans la province de Z…, et se mit à rouler avec fracas le long de la route postale, une britchka[1] dépourvue de ressorts, toute déglinguée, une de ces britchkas antédiluviennes dans lesquelles ne circulent plus désormais en Russie que les commis-voyageurs des maisons de commerce, les bouviers et les prêtres désargentés. La moindre avancée la faisait gémir et glapir ; lui faisait tristement écho un seau attaché à l’arrière — aux bruits qu’elle produisait ainsi, de même qu’aux hardes pendant de sa carcasse délabrée, chacun pouvait juger de sa vétusté, et l’estimer bonne pour la casse.

Deux habitants de N… étaient assis dans la britchka : d’une part le marchand Ivan Ivanytch[2] Kouzmitchov, la barbe rasée, portant des lunettes et un chapeau de paille, ayant davantage l’air d’un fonctionnaire que d’un marchand, et d’autre part le père Christophore Siriïski, archiprêtre de l’église Saint-Nicolas, petit vieux à cheveux longs, en caftan de toile grise, portant un haut-de-forme à larges bords et une ceinture brodée de couleur vive. Le premier réfléchissait à quelque chose, l’air concentré, secouant la tête pour chasser le sommeil ; la sécheresse du monde des affaires luttait, sur son visage, avec la bonhomie de quelqu’un venant de quitter ses proches après avoir arrosé ce départ ; le second regardait de ses petits yeux humides, comme étonnés, le monde du Seigneur, avec un sourire s’élargissant presque jusqu’aux bords de son haut-de-forme ; son visage était rouge comme s’il avait pris froid. Aussi bien le marchand que le père Christophore allaient à présent vendre de la laine. En faisant chacun leurs adieux à leur maisonnée, ils avaient avalé une grande quantité de pets-de-nonne avec de la crème aigre et, en dépit de l’heure matinale, avaient bu un bon petit coup… Ils étaient tous les deux d’excellente humeur.

En dehors de ces deux-là et du cocher Deniska[3], occupé à fouetter sans relâche ses deux vifs chevaux bais, se trouvait dans la britchka un troisième passager — un garçon d’environ neuf ans, au visage bruni par le hâle et tout en larmes. Il s’appelait Iégorouchka[4], et c’était le neveu de Kouzmitchov. Il partait, sur décision de son oncle et avec la bénédiction du père Christophore, pour quelque établissement scolaire. Sa petite maman, Olga Ivanovna, sœur de Kouzmitchov et veuve d’un secrétaire de collège[5], éprise des gens instruits et de la bonne société, avait supplié son frère, qui partait vendre de la laine, de prendre avec lui Iégorouchka pour le confier à des éducateurs ; si bien que le garçon, sans comprendre ce qu’il faisait là ni où il allait, était assis sur le siège du cocher, à côté de Deniska, qu’il tenait par le coude pour ne pas tomber, sautillant comme une bouilloire sur la plaque d’un fourneau. Du fait de la course rapide, sa chemise rouge se tendait comme une voile dans son dos  et son chapeau tout neuf de cocher, avec sa plume de paon, ne cessait de glisser en arrière. Il se sentait malheureux au plus haut point et avait bonne envie de pleurer.

Lorsque la calèche passa devant la prison, Iégorouchka jeta un coup d’œil aux sentinelles marchant d’un pas régulier le long du haut mur blanc, aux petites fenêtres à barreaux, à la croix étincelant tout en haut du bâtiment, et se rappela qu’une semaine plus tôt, le jour de la Sainte Vierge de Kazan, il était venu avec sa petite maman dans l’église de la prison pour la fête paroissiale ; et, encore auparavant, à Pâques, il était venu à la prison avec Lioudmila, la cuisinière, et avec Deniska, pour y apporter les brioches[6] et les œufs traditionnels, des pâtés et du rôti de bœuf ; les détenus les avaient remerciés et s’étaient signés, et l’un d’eux avait offert à Iégorouchka des boutons de manchette en étain de sa fabrication.

Le garçon scrutait ces endroits connus, mais l’odieuse britchka, toute à sa course, les laissa bientôt en arrière. Défilèrent ensuite les forges noires et enfumées, puis le cimetière et sa verdure rassurante, avec son enceinte de  galets ; derrière cette enceinte, vues de loin, prenaient un air de gaieté  les taches blanches des croix et des stèles jouant à cache-cache avec le feuillage des cerisiers ; Iégorouchka se rappela que, lorsque les cerisiers sont en fleurs, ces taches et ces fleurs fusionnent en une mer de blancheur ; et quand mûrissent les fruits, les croix et les stèles blanches sont criblées de petits points rouge sang. Sous ces cerisiers, derrière l’enceinte de galets, dormaient, jour et nuit, le père du garçon, ainsi que sa grand-mère, Zinaïda Danilovna. Lorsque celle-ci était morte, on l’avait placée dans un long cercueil étroit, et l’on avait recouvert de deux pièces de cinq kopecks ses yeux, qui refusaient de se fermer. Jusqu’à son dernier jour, elle était restée vive et active, ramenant du marché des bretzels mous parsemés de graines de pavot, mais aujourd’hui, elle ne faisait plus que dormir…

Au cimetière succédèrent, fumantes, les briqueteries. Les nuages d’épaisse fumée noire tourbillonnaient au-dessus des longs toits en pierres, tout aplatis, et montaient paresseusement dans l’air. La fumée brunissait le ciel au-dessus des usines et du cimetière, et ses nuages faisaient de grandes ombres survolant les champs et la route. Au milieu de la fumée, près des toits, on voyait s’agiter gens et chevaux, recouverts d’une poussière rouge…

La ville s’arrêtait là, devant s’étendaient les champs. Iégorouchka jeta un dernier coup d’œil en arrière, vers la ville, enfonça son visage contre le coude de Deniska et se mit à pleurer à chaudes larmes…

« Allons, il ne va pas se remettre à brailler ! fit Kouzmitchov. Ce polisson recommence à faire des simagrées ! Si tu ne voulais pas venir, il fallait rester. Personne ne t’a forcé !

— Ce n’est rien, Iégor, mon petit, rien du tout…, chuchota précipitamment le père Christophore. Ça va passer, mon ami… Adresse une prière au Seigneur… Ce voyage, c’est pour ton bien. Les études apportent la lumière, l’ignorance n’est qu’obscurité… C’est la vérité vraie.

— Tu veux revenir ? demanda Kouzmitchov.

— Ou… oui…, répondit Iégorouchka, sanglotant.

— Il en serait capable, hein. Il n’est pas à une trotte inutile près.

— Ce n’est rien, rien du tout, mon ami… poursuivait le père Christophore. Prie le Seigneur… Lomonossov[7] a bien voyagé en compagnie de pêcheurs, et c’est devenu un homme célèbre dans toute l’Europe. Les facultés intellectuelles et la foi, voilà une combinaison féconde, donnant des fruits agréables à Dieu. Que dit la prière ? À la gloire du créateur, pour la consolation de nos parents, dans l’intérêt de l’église et de la patrie… C’est exactement cela.

— L’utilité peut varier…, dit Kouzmitchov en allumant un cigare bon marché. On peut aussi étudier pendant vingt ans sans aucun résultat.

— Certes.

— À l’un la science est utile, tandis que chez un autre, elle ne fait qu’embrouiller le jugement. Ma sœur est une femme de piètre entendement, il lui faut toujours du distingué, elle souhaite que son Iégorka devienne un savant, elle ne comprend pas qu’avec les affaires dont je m’occupe, je pourrais faire son bonheur. Je vous le dis tout net, si tout un chacun donne dans le savant et le distingué, il n’y aura plus personne pour faire le négoce et semer le blé. Et tout le monde mourra de faim.

— Mais si tout le monde s’occupe du négoce et sème le blé, adieu l’instruction. »

Et tous les deux convaincus du sérieux et du bien-fondé de leurs arguments, Kouzmitchov et le père Christophore affichaient des visages graves — et toussotaient, en même temps. Deniska avait un moment prêté l’oreille à leur conversation, mais, n’y comprenant rien, il hocha la tête et, se soulevant un peu, se remit à fouetter les deux bais. Le silence retomba.

Et pendant ce temps, devant les voyageurs s’élargissait la plaine à l’infini, enserrée par une chaîne de collines. Se pressant et semblant émerger l’une de l’autre, ces collines se fondaient en une élévation unique qui s’étirait du côté droit de la route jusqu’à l’horizon, où elle disparaissait dans le lointain bleuté ; en avançant, on ne peut lui trouver ni début ni fin… Le soleil s’était déjà levé, derrière la ville, et, avec aisance, commença sa besogne. Au début, au loin, là où la terre et le ciel se rejoignent, près des tertres et du moulin à vent qu’on prend, de loin, pour un petit homme agitant les mains, une large bande jaune vif se faufila au sol ; la minute d’après, la même bande brillait déjà plus près, rampant sur la droite, où elle s’empara des collines ; Iégorouchka ressentit une chaleur dans le dos, la bande de lumière, qui s’était furtivement approchée par derrière, s’infiltra dans la britchka et glissa sur l’équipage, partant vivement fusionner avec d’autres bandes apparues, et soudain la vaste steppe entière se défit de son manteau de pénombre matinale, et sourit, toute scintillante de rosée.

Les seigles denses, les mauvaises herbes, les euphorbes, le chanvre sauvage — tout ce que la canicule avait roussi, bruni et presque fait périr, à présent baigné de rosée, sous la caresse du soleil, revivait, prêt à s’épanouir de nouveau. Avec de joyeux cris, les pluviers tournoyaient au-dessus de la route, les spermophiles leur faisant écho dans les herbes, au loin, sur la gauche, se faisait entendre la plainte des vanneaux. Une compagnie de perdrix, dérangée par la britchka, s’élança et voleta avec de légers frôlements — trrrr, trrrr — vers les collines. Sauterelles, grillons, criquets et courtilières entamèrent leur concert monotone et grinçant.

Peu de temps après, la rosée s’évapora, l’air se figea et la steppe, tirée de sa méprise, reprit le visage triste qu’elle arbore en juillet. L’herbe baissa la tête, la vie s’arrêta. Les collines brunies, dont le ton vert-brun tournait, dans le lointain, au lilas éteint comme une ombre, la plaine aux lointains brumeux, et, par-dessus, le couvercle du ciel, un ciel qui, ne rencontrant dans la steppe ni forêts ni vraies montagnes, paraît si profond et limpide, ce spectacle se déployait à présent dans son immense mélancolie engourdie…

Quelle tristesse, et comme on étouffe ! La britchka poursuit sa course, et Iégorouchka a sous les yeux toujours la même chose — le ciel, les collines et la plaine… Dans l’herbe, le concert a pris fin. Les pluviers sont partis au loin, on ne voit plus de perdrix. Ne sachant que faire, des freux s’élancent au-dessus de l’herbe flétrie ; ils se ressemblent tous, ce qui accentue l’uniformité de la steppe.

Un milan vole dans les airs en battant régulièrement des ailes, voici qu’il vient de suspendre son vol, comme s’il méditait sur toute cette vie ennuyeuse, puis, d’un coup d’ailes, il repart en trombe au-dessus de la steppe — que veut-il donc ? — c’est incompréhensible. Au loin, le moulin remue lui aussi ses ailes…

Apportant un peu de changement, on aperçoit un instant, parmi les mauvaises herbes, la blancheur d’un crâne, ou quelque gros caillou ; surgit fugitivement une bonne femme de pierre grise[8] ou quelque saule desséché avec, sur la branche du haut, un rollier bleu, un spermophile traverse la route, puis, de nouveau : les mauvaises herbes, les collines, les freux…

Dieu soit loué, voici que vient à leur rencontre une charrette portant des gerbes. Une jeune fille est étendue sur ces dernières, en hauteur. Elle est à moitié endormie, écrasée par la chaleur, elle lève la tête pour contempler les arrivants. Deniska baye aux corneilles, les bais tendent la bouche vers les gerbes, la britchka, avec un bruit strident, s’emmêle avec la charrette et les barbes des épis viennent balayer le haut-de-forme du père Christophore.

« Dis donc, la potelée, tu nous marches dessus ! crie Deniska. Regarde voir l’écart, la gueule en avant, comme piqués par une guêpe ! »

La jeune fille lui adresse un sourire endormi et, marmonnant quelque chose, se réinstalle… Mais voici que, sur une colline, apparaît un peuplier solitaire ; qui l’a planté ? que fait-il ici ? allez savoir. Il est difficile de détacher les yeux de cette silhouette solide dans son habit de verdure. Es-tu heureux, mon mignon ? La canicule l’été, le gel et les tempêtes de neige l’hiver, à l’automne, les nuits effrayantes dans les ténèbres remplies des hurlements furieux du vent, et puis surtout — seul, tout seul toute la vie… Depuis le peuplier, descendant de la colline à la route s’étend le blé, en rubans jaune vif. Sur la colline, on l’a déjà coupé et mis en gerbes, en contrebas, on commence seulement à le faucher… Six hommes sont en lignes, moulinant avec leurs faux, qui brillent joyeusement et font entendre, en mesure, le même sifflement : « Vzzz, vzzz ! » Comme la morsure d’un étau, la chaleur étouffante se devine aux gestes des femmes en train de lier les gerbes, aux visages des faucheurs, à l’éclat des faux. Tirant la langue, un chien noir court de la rangée des faucheurs vers la britchka, il va pour aboyer, mais le voici qui s’arrête à mi-chemin et qui regarde d’un air indifférent Deniska le menaçant de son fouet : il fait trop chaud pour aboyer ! Une seule des femmes se redresse et, les poings sur son dos endolori, contemple Iégorouchka et sa chemise rouge vif. Peut-être la couleur lui plaît-elle, ou bien repense-t-elle à ses propres enfants ; en tout cas, immobile, elle le suit des yeux un long moment…

Le champ de blé s’évanouit à son tour. C’est à nouveau la plaine toute brûlée, les collines brunies, le ciel brûlant, et le milan réapparaît. Dans le lointain, le moulin à vent continue lui aussi son manège, toujours semblable à un petit personnage agitant les mains. C’est fastidieux de le fixer des yeux, on dirait qu’il s’éloigne au fur et à mesure, et qu’on ne pourra jamais l’atteindre.

Le père Christophore et Kouzmitchov étaient devenus silencieux. Deniska fouettait les bais en criaillant un peu, quant à Iégorouchka, il ne pleurait plus, il regardait sur le côté sans marquer d’intérêt. Il était accablé de chaleur et d’ennui. Il avait l’impression de voyager depuis longtemps, ainsi bringuebalé, que cela faisait déjà longtemps que le soleil lui rôtissait le dos. Ils n’avaient pas encore parcouru dix kilomètres qu’il pensait déjà : « Il serait peut-être temps de faire halte ! » La bonhomie s’était peu à peu effacée du visage de son oncle, ne laissant en place que la sécheresse de l’homme d’affaires, laquelle aridité, à un visage glabre et creusé, en particulier lorsqu’il est chaussé de lunettes et qu’il a les tempes et le nez couverts de poussière, donne l’expression implacable d’un inquisiteur. Pour ce qui est du père Christophore, il n’avait pas cessé de sourire et d’admirer avec étonnement le monde du bon Dieu. En silence, il réfléchissait à quelque idée bonne et joyeuse, et un sourire empli de bienveillance s’était figé sur ses traits. Comme si la chaleur avait aussi, à l’intérieur de sa cervelle, arrêté ses pensées sur cette idée bonne et joyeuse…

« Alors, Deniska, allons-nous rattraper maintenant le convoi ? » s’enquit Kouzmitchov. 

Deniska jeta un coup d’œil vers le ciel, se souleva légèrement, fouetta les chevaux et répondit finalement :

« Ce soir, plaise à Dieu, nous les rattraperons… »

On entendit un aboiement. Six chiens-bergers des steppes, jaillis soudain comme dans une embuscade, se ruaient en aboyant férocement à la rencontre de la calèche. Tous, comme enragés, la gueule velue comme une araignée et les yeux rouges de fureur, entourèrent la britchka en rivalisant de hurlements rauques. Ils manifestaient une haine terrible, et semblaient prêts à déchirer à belles dents et mettre en pièces chevaux, britchka et passagers… Deniska, qui aimait bien cingler et exciter, en fut tout réjoui et, son visage arborant un sourire méchant, se pencha un peu et se mit à distribuer les coups de fouets aux chiens de berger. Ceux-ci redoublèrent de hurlements rauques et les chevaux prirent le mors aux dents ; Iégorouchka, se retenant avec peine à l’avant-train, les yeux braqués sur les crocs et les yeux des molosses, comprenait qu’une chute signifierait être déchiqueté en un instant, mais il n’éprouvait pas de peur, lui aussi avait, sur la figure, la même expression de méchanceté que Deniska, il regrettait de ne pas avoir, lui, de fouet à la main.

La britchka parvint à la hauteur d’un troupeau de moutons.

« Arrête-toi ! s’écria Kouzmitchov. Retiens-les ! Tprrr… »

Deniska se rejeta en arrière de tout son corps et arrêta les bais dans leur course. La calèche stoppa. 

« Viens ici ! cria Kouzmitchov au berger. Rappelle tes chiens, qu’ils soient tous maudits ! »

Le vieux berger, tout déguenillé et pieds nus, avec sa bonne chapka, son sac graisseux à la hanche et sa canne à bout ferré — tout droit sorti de l’Ancien Testament — apaisa ses chiens et, tête nue, s’approcha de la britchka. De l’autre côté du troupeau, une autre silhouette pareillement sortie de l’Ancien Testament se tenait immobile, regardant avec indifférence les voyageurs.

« À qui est ce troupeau ? demanda  Kouzmitchov.

— À Varlamov ! répondit le vieillard d’une voix forte.

— À Varlamov ! répéta le berger se tenant de l’autre côté du troupeau.

— Bon, il est passé ici, hier, Varlamov, ou pas ?

— Que nenni… C’est le commis d’une autre maison qu’est passé, voilà tout…

— En route ! »

La britchka se remit à rouler, laissant en arrière les bergers avec leurs chiens méchants. Iégorouchka regardait à contrecœur vers l’avant, vers l’horizon bleuté, et commençait à trouver que le moulin, faisant toujours de grands signes avec ses ailes, s’était un peu rapproché. Il grandissait, grandissait sans cesse, on distinguait à présent parfaitement ses deux ailes. L’une était ancienne et toute rapiécée, l’autre, récemment faite d’un bois neuf, luisait au soleil.

La britchka allait tout droit, alors que, pour quelque raison, le moulin parut se déporter sur la gauche. Ils allaient toujours, et le moulin, toujours visible, partait toujours plus à gauche.

« Boltva a bien arrangé le moulin pour son fils ! fit remarquer Deniska.

— Mais on ne voit pas sa ferme, pourquoi donc ?

— Elle est là-bas, de l’autre côté de la combe. »

Bientôt se montra également la ferme de Boltva, mais le moulin ne restait pas en arrière, il demeurait, regardant Iégorouchka de son aile étincelante, qu’il agitait. De la sorcellerie !

 

II

Vers midi, la britchka quitta la route et prit sur la droite, avança quelque peu au pas, puis s’arrêta. Iégorouchka entendit un tendre et léger gazouillis, et sentit un air nouveau lui effleurer le visage, en une caresse fraîche et veloutée. De la colline, agglutination naturelle d’énormes rochers monstrueux, s’écoulait, à travers un étroit conduit en ciguë tachetée, œuvre de quelque bienfaiteur inconnu, un mince filet d’eau. Cette eau tombait à terre et, joyeuse et transparente, étincelait au soleil, puis filait quelque part vers la gauche avec un léger grondement, se donnant des airs de torrent impétueux. Pas très loin de la colline, la petite rivière se disloquait en formant une petite mare ; les rayons ardents et la terre surchauffée l’absorbaient avidement et l’affaiblissaient beaucoup ; un petit peu plus loin, pourtant, elle devait fusionner avec une sœur jumelle, car, à une centaine de pas de la colline dans cette direction, s’épanouissait un massif de laîches d’où, à l’arrivée de la calèche, s’était envolé en criant un trio de bécasses.

Les voyageurs s’installèrent auprès du ruisseau, pour prendre un peu de repos et nourrir les chevaux. Kouzmitchov, le père Christophore et Iégorouchka s’assirent, sur une toile de feutre épais,  à l’ombre parcimonieuse offerte par la britchka et les chevaux dételés, et se mirent à se restaurer. L’idée bonne et remplie de joie que la chaleur avait fixée dans la tête du père Christophore se manifesta publiquement, après qu’il eut étanché sa soif et avalé un œuf dur. Il regarda avec tendresse Iégorouchka, mâchonna un peu et commença :

« Moi-même, mon ami, j’ai fait des études. Dès mon plus jeune âge, Dieu m’avait pourvu d’intelligence et de raison, ce qui me distinguait des autres et, du temps où j’étais un jeune garçon comme toi, mes parents et mes précepteurs se réjouissaient de mon entendement. Avant même d’atteindre mes quinze ans, je composais et récitais des vers, aussi bien en russe qu’en latin. Je me souviens, j’étais alors porteur de la crosse auprès de l’évêque Christophore. Un jour, après la messe, à ce qu’il me semble, c’était la saint Alexandre, le jour de la fête du très pieux seigneur Alexandre Pavlovitch le Béni[9], il a commencé, dans le sanctuaire, à se défaire de ses habits de cérémonie, m’a regardé avec tendresse et le voilà qui m’interroge : “Puer bone, quam appellaris ?” (Mon cher petit, comment t’appelles-tu ?). Et moi de répondre : “Christophorus sum (Christophore).” Alors, lui : “Ergo connominati sumus”, c’est-à-dire, nous sommes homonymes… Ensuite, toujours en latin, il me demande qui est mon père. Et moi, je réponds, en latin également, que je suis le fils du diacre Siriïski du bourg de Lebedinski. Voyant avec quelle promptitude et quelle précision je lui répondais, l’évêque me bénit en ajoutant : “Écris à ton père qu’il peut compter sur moi et que je vais m’occuper de toi.” Les prêtres et les archiprêtres présents avaient aussi été fortement étonnés par notre conversation en latin, et chacun d’eux m’exprima son contentement, les éloges pleuvaient. Je n’avais pas encore de poil au menton que je lisais déjà, mon ami, aussi bien en grec qu’en latin ou en français, je connaissais la philosophie, les mathématiques, l’histoire et toutes les sciences. Dieu m’avait pourvu d’une mémoire étonnante. Il m’arrivait de retenir par cœur quelque texte à la deuxième lecture. Mes maîtres et mes bienfaiteurs s’extasiaient, pensant bien que je deviendrais un homme extrêmement instruit, une lumière de l’Église. Je voulais aller à Kiev poursuivre mes études, mais je n’eus pas la bénédiction de mes parents. “Tu vas passer une éternité à étudier, et nous, quand te reverrons-nous ?” À ces mots, j’abandonnai les sciences et entrai en fonction. Certes, je ne suis pas devenu un savant, mais, au moins, je n’ai pas désobéi à mes parents ni inquiété leur vieillesse, je les ai enterré honorablement. L’obéissance est située au-dessus du jeûne et de la prière !

— Alors, vous avez sûrement déjà oublié toutes les sciences ! fit remarquer Kouzmitchov.

— Comment pourrait-il en être autrement ? Dieu soit loué, j’ai plus de soixante-dix ans, à présent ! J’ai encore en mémoire quelques notions de rhétorique et de philosophie, mais j’ai complètement oublié les langues et les mathématiques. »

Le père Christophore, les yeux mi-clos, se mit à réfléchir et dit à mi-voix :

« Qu’est-ce que l’être ? L’être est ce qui ne dépend d’aucun autre pour sa réalisation. »

Il balança un peu la tête et se mit à rire d’attendrissement.

« La nourriture spirituelle ! dit-il. C’est bien vrai, il y a une nourriture matérielle, pour la chair, et une nourriture spirituelle, pour l’âme !

— La science, c’est la science, soupira Kouzmitchov, mais nous, si nous ne rattrapons pas Varlamov, ça nous servira de leçon ! 

— Un homme ne disparaît pas comme une épingle, nous le trouverons. Il doit tourner dans le coin, en ce moment. »

Le trio de bécasses survola le massif de laîches, et leur piaillement exprimait inquiétude et mécontentement d’avoir été délogées du ruisseau. Les chevaux mâchaient avec gravité et s’ébrouaient ; Deniska allait et venait auprès d’eux et, s’efforçant d’afficher une indifférence complète à l’égard des cornichons, des pâtés et des œufs que mangeaient les maîtres, s’absorbait dans la tâche consistant à écraser les taons et les mouches qui s’abattaient sur le dos et le ventre des bêtes. Produisant des sons particuliers, à mi-chemin entre le grognement féroce et le cri de victoire, il tapait de grand cœur sur ses victimes, lâchant une exclamation de dépit quand il avait raté son coup, suivant des yeux le bienheureux ayant réchappé à la mort.

« Deniska, qu’est-ce que tu fabriques là-bas ? Viens manger ! » dit Kouzmitchov, donnant à entendre, par un grand soupir, qu’il était rassasié. 

Deniska s’approcha timidement de la toile de feutre et se choisit cinq gros cornichons jaunes, de ceux qu’on appelle des « tout-jaunes » (il n’osait pas en prendre de plus petits et plus frais), prit deux œufs durs, noirs et fendillés, et, indécis comme s’il redoutait de se faire taper sur les doigts, toucha du doigt un pâté.

« Allez, allez, prends-le ! » le pressa Kouzmitchov. 

Deniska s’empara résolument du pâté et s’écarta pour manger plus loin, adossé à la britchka. Il se mit à mastiquer si bruyamment que les chevaux eux-mêmes tournèrent la tête et lui jetèrent un regard de mépris.

Ayant fini son repas, Kouzmitchov alla chercher dans la britchka un sac rempli de quelque chose, et dit à Iégorouchka :

« Je vais dormir, et toi, veille à ce qu’on ne me retire pas ce sac de dessous la tête. »

Le père Christophore enleva soutane, ceinture et caftan, et Iégorouchka l’observa, muet d’étonnement. Il n’avait jamais imaginé que les prêtres portaient un pantalon, or le père Christophore portait un véritable pantalon en toile, les jambes enfoncées dans de grandes bottes, ainsi qu’un blouson en gros lin étriqué. À ce spectacle, Iégorouchka estima que, dans ce costume convenant peu à sa dignité, avec sa barbe et ses longs cheveux, le père Christophore ressemblait beaucoup à Robinson Crusoé. S’étant dévêtus, le père Christophore et Kouzmitchov s’allongèrent à l’ombre de la britchka, l’un en face de l’autre, et fermèrent les yeux. Ayant fini de mastiquer, Deniska s’étendit en plein soleil, son ventre pointant vers le haut, et ferma les yeux lui aussi.

« Regarde voir, que personne n’emmène les chevaux ! » dit-il à Iégorouchka, et il s’endormit aussitôt.

Un grand silence se fit. On entendait seulement les chevaux s’ébrouer et mâcher, et le léger ronflement des dormeurs ; un peu plus loin, la plainte d’un vanneau, de temps à autre le piaillement des trois bécasses venues survoler les lieux dans l’espoir de voir partir ces hôtes indésirables ; le petit ruisseau glougloutait  avec de légères modulations, mais tous ces sons, loin de perturber le silence et de secouer la torpeur ambiante, ne faisaient que plonger davantage la nature dans un demi-sommeil.

Iégorouchka, suffoquant de chaleur, la canicule se faisant d’autant plus sentir à présent, après le repas, courut vers le buisson de laîches, d’où il examina les alentours. Le paysage était toujours le même qu’avant midi : la plaine, les collines, le ciel, les lointains couleur de lilas ; mais les collines s’étaient un peu rapprochées, et l’on ne voyait plus le moulin, resté loin en arrière. Derrière une colline rocheuse, d’où sourdait un ruisseau, s’en formait un autre, élargi, déjà plus régulier ; un hameau de cinq ou six bâtisses s’accrochait à lui. On ne distinguait personne à proximité des maisons, aucun arbre, pas une seule ombre, le petit bourg restait écrasé de chaleur, comme asphyxié. Pour se distraire, Iégorouchka attrapa dans l’herbe un grillon et, serrant légèrement le poing, le porta à son oreille, écoutant la musique du violoniste prisonnier. Lassé, il se jeta à la poursuite d’un groupe de papillons jaunes venus boire près des laîches, et se retrouva de nouveau, sans savoir comment, à côté de la britchka. Son oncle et le père Christophore dormaient comme des bûches ; ils en avaient encore pour deux ou trois heures, le temps de laisser les chevaux se reposer… À quoi occuper tout ce temps, par cette chaleur ? La tâche était difficile… Dans un mouvement machinal, Iégorouchka mit sa bouche sous le filet d’eau s’écoulant du conduit ; c’était frais et sentait la ciguë ; il but avidement, au début, se forçant ensuite, jusqu’à ce que l’eau froide lui dégouline sur le corps, inondant sa chemise. Puis il se dirigea vers la britchka et se mit à observer les dormeurs. Le visage de son oncle exprimait toujours la froideur des affaires. Fanatiquement dévoué à ses affaires, Kouzmitchov y pensait sans trêve, aussi bien en dormant qu’à l’église, lorsque tous chantaient « voici les chérubins », pas une seule minute il ne pouvait les oublier, et certainement qu’il rêvait à présent de ballots de laine, de chariots, de prix de vente, de Varlamov… Quant au père Christophore, homme doux, étourdi et rieur, aucune affaire terrestre n’avait jamais pu capturer son esprit comme un python immobilise sa proie. Dans les nombreuses affaires dont il s’était occupé durant sa vie, ce qui l’avait séduit, c’était avant tout le remue-ménage et les gens rencontrés en relation avec l’affaire entreprise, bien plus que l’affaire elle-même. Ainsi, dans la présente équipée, la laine, son prix et Varlamov l’intéressaient moins que le long voyage, les conversations en chemin, la sieste à l’ombre de la britchka, les repas pris à l’improviste… À en juger par son visage, il était sans doute en train de rêver à son homonyme, l’évêque Christophore, à cette vieille discussion en latin, à son épouse, à des pets-de-nonne à la crème, toutes sortes de choses auxquelles ne pouvait rêver  Kouzmitchov.

Tandis qu’il contemplait les visages endormis, de façon inattendue, un chant doux s’éleva. Dans les parages, un peu plus loin, une femme chantait, sans qu’on sût où exactement, ni de quel côté. Une chanson douce, monotone et triste comme des pleurs, à peine audible, venant tantôt de la droite, tantôt de la gauche, flottant tantôt en l’air, l’instant d’après montant de la terre, comme si quelque esprit invisible voltigeait au-dessus de la steppe en fredonnant. Iégorouchka  regardait tout autour de lui, sans voir d’où provenait cette étrange mélopée ; il lui semblait, en tendant l’oreille, que c’était l’herbe elle-même qui chantait ; à moitié morte, déjà muette, elle exhalait sa plainte, protestant de son innocence,  attestant que le soleil la faisait dépérir pour rien ; elle assurait vouloir passionnément vivre, qu’elle était encore jeune et que, sans la canicule et la sécheresse, elle serait encore belle ; innocente, elle n’en implorait pas moins de quelqu’un le pardon et jurait que sa douleur, sa tristesse et sa peine étaient indicibles…

Iégorouchka écouta un petit moment, et il lui sembla que cette chanson triste et monotone ne faisait que rendre l’air plus étouffant, plus lourdement chaud… Pour ne plus entendre la mélopée, il se mit à chanter lui-même et, en faisant le plus de bruit possible, s’élança vers le massif de laîches. De là, il regarda dans toutes les directions et finit par trouver l’origine du chant. Près de la dernière maison du hameau se tenait une femme en jupe courte, avec de longues jambes, comme des pattes de héron, en train de tamiser quelque chose ; sous le tamis, une poussière blanche s’écoulait en un monticule s’élevant paresseusement. Il était clair à présent que c’était elle qui chantait. On voyait à une sagène[10] de là un petit garçon sans chapeau, portant juste une chemise, immobile. Semblant fasciné par la chanson, il restait sans broncher et regardait en avant, fixant sans doute la chemise rouge vif de Iégorouchka.

La chanson prit fin. Iégorouchka se traîna encore une fois vers la britchka et, pour se distraire, se remit sous le filet d’eau…

Et le chant monotone s’éleva de nouveau. C’était encore cette femme aux pattes de héron qui chantait, dans le bourg derrière la butte. Iégorouchka ressentit de nouveau son ennui. Il abandonna la petite fontaine et leva les yeux en l’air. La surprise l’alarma un peu. Au-dessus de lui, sur l’un des gros rochers informes, se tenait le petit garçon portant seulement une chemise, tout potelé, son gros ventre en avant, le tout sur des jambes grêles, celui-là même qu’il avait aperçu plus tôt auprès de la femme aux pattes de héron. Muet d’étonnement, un peu effrayé, comme s’il contemplait une créature non de ce monde, bouche bée, le petit fixait sans bouger un cil la chemise rouge de Iégorouchka et la britchka. Le rouge de la chemise l’attirait comme un câlin, la britchka et les dormeurs éveillaient sa curiosité ; peut-être ne s’était-il pas bien rendu compte que l’attraction exercée par cette couleur rouge, et la curiosité, l’avaient fait sortir du hameau, et s’étonnait-il à présent de sa hardiesse. Ils restèrent un long moment à s’examiner l’un l’autre, en silence, ressentant des deux côtés une sorte de gêne. Puis Iégorouchka demanda :

« Comment t’appelles-tu ? »

Les joues de l’inconnu se gonflèrent un peu plus ; le dos serré contre le rocher, il écarquilla les yeux, ses lèvres remuèrent et d’une voix enrouée de basse répondit :

« Tit. »

Les deux garçons en restèrent là. Toujours silencieux, ne quittant pas Iégorouchka des yeux, le mystérieux Tit leva une jambe, tâtant du talon un point d’appui, et escalada le rocher ; de là, marchant à reculons et fixant toujours Iégorouchka, comme s’il redoutait que celui-ci ne l’attaque par-derrière, il grimpa sur le rocher suivant, et continua ainsi jusqu’à disparaître derrière le sommet de la butte.

L’ayant suivi des yeux, Iégorouchka, les bras autour des genoux, baissa la tête… Les rayons ardents lui brûlaient la nuque, le cou et le dos. La mélopée mélancolique tantôt s’éteignait, tantôt flottait à nouveau dans l’air suffoquant, le ruisseau murmurait, monotone,  les chevaux mâchaient, le temps était suspendu, sans terme, lui aussi comme figé et laissé en arrière. On aurait dit qu’un siècle s’était écoulé depuis l’aube… Dieu n’allait-il pas les figer, lui, Iégorouchka, la britchka et les chevaux, les pétrifier ici pour l’éternité ?

Il releva la tête et regarda devant lui, les yeux ensommeillés ; le lointain bleuté, jusqu’alors immobile, paraissait osciller, et reculer encore plus loin, emmenant le ciel avec lui… Entraînant aussi l’herbe brunie, le massif de laîches, et Iégorouchka se jeta à sa poursuite, à toute vitesse. Quelque puissance muette l’attirait quelque part, et, dans son dos, l’air brûlant et la chanson pénible se lançaient à leur tour à sa poursuite. Il baissa la tête et ferma les yeux…

Deniska se réveilla le premier. Quelque chose venait de le piquer, il se leva d’un bond, se gratta vivement l’épaule et dit :

« Anathème, idole, ce n’est pas en ton nom que les martyrs ont péri ! »

Puis, s’approchant du ruisseau, il  but et se débarbouilla longuement. Ses ébrouements et le clapotement de l’eau éveillèrent Iégorouchka. Le garçon contempla ce visage mouillé, couvert de gouttes d’eau et de taches de rousseur, et demanda :

« On part bientôt ? »

Deniska regarda où en était le soleil, et répondit :

« Probable. »

Il s’essuya la figure avec le bas de sa chemise et, affichant un air très sérieux, se mit à courir à cloche-pied.

« Allez, au premier qui arrive au massif ! » fit-il.

Iégorouchka était épuisé par la chaleur et son court endormissement, pourtant, il courut après lui. Deniska avait déjà pas loin de vingt ans, servait comme cocher et allait bientôt se marier, mais il restait gamin. Il aimait bien confectionner des cerfs-volants, lâcher les pigeons dans la nature, jouer aux osselets ou faire la course, et se mêlait sans arrêt des conflits et des  jeux enfantins. Il suffisait que les maîtres s’absentent ou s’endorment pour qu’il se mette à sauter à cloche-pied ou à lancer des cailloux. À le voir gambader, avec un entrain sincère, en compagnie des bambins, les adultes se retenaient à grand-peine de dire : « En voilà, un écervelé ! » Les enfants ne voyaient rien d’étrange à cette intrusion du grand cocher dans leur territoire : il pouvait bien jouer avec eux, tant qu’il ne tapait pas ! Les petits chiens non plus, ne voient pas d’inconvénient à ce qu’un grand molosse s’immisce parmi eux pour partager leurs jeux.

Deniska distança Iégorouchka et s’en montra très content. Il fit un clin d’œil et, afin de prouver qu’il pouvait parcourir à cloche-pied n’importe quelle distance, proposa à Iégorouchka un aller-retour de la britchka à la route, sans pause. Complètement hors d’haleine et tout affaibli, Iégorouchka déclina l’offre.

Soudain, le visage de Deniska se fit très grave, plus encore que lorsque Kouzmitchov le réprimandait ou levait sa canne sur lui ; l’oreille aux aguets, il se laissa tomber sur un genou, avec l’expression sévère d’effroi que prennent les gens dont les oreilles entendent une hérésie. Il braqua ses yeux sur un endroit bien précis, leva lentement le poignet, la main repliée comme la coque d’un petit bateau, et se laissa tomber brusquement dans l’herbe, ventre en avant, sa main-coque venant frapper l’herbe.

« Je l’ai eu ! » triompha-t-il d’une voix enrouée, et, se relevant, il mit un gros criquet sous les yeux de Iégorouchka.

Voulant être agréables au criquet, Iégorouchka et Deniska lui prodiguèrent des caresses le long de son large dos vert et palpèrent ses antennes. Ensuite, Deniska attrapa une mouche bien grasse, toute gorgée de sang, et l’offrit au criquet. Lequel, avec un flegme laissant croire qu’il connaissait Deniska de longue date, mit en mouvement ses grandes mandibules en forme de visière et sectionna l’abdomen de la mouche. Ils lui rendirent la liberté, on vit miroiter la doublure rose des ailes, il disparut dans l’herbe et, l’instant d’après, se mit à striduler. Ils relâchèrent également la mouche, qui déploya ses ailes et, sans abdomen, s’envola vers les chevaux.

De dessous la britchka se fit entendre un profond soupir. Kouzmitchov venait de se réveiller. Il leva vivement la tête, regarda au loin avec inquiétude, et, à ce regard glissant sur Iégorouchka et Deniska sans les voir, on devinait que, à peine réveillé, il s’inquiétait au sujet de la laine et de Varlamov.

« Debout, père Christophore, il est temps d’y aller ! fit-il d’une voix soucieuse. À force de dormir, nous finirons par manquer l’affaire ! Attelle, Deniska ! »

Le père Christophore se réveilla avec, sur les lèvres, le même sourire qu’il avait en s’endormant. Le sommeil semblait avoir  rétréci de moitié son visage, l’avoir chiffonné et couvert de rides. S’étant lavé et rhabillé, il tira sans hâte de sa poche un petit psautier graisseux et, le visage tourné vers l’est, se mit à le lire en chuchotant et à se signer.

« Père Christophore ! fit Kouzmitchov sur un ton de reproche. Il est temps de partir, les chevaux sont déjà prêts, et vous, ma parole…

— Tout de suite, tout de suite…, murmura le père Christophore. Il faut réciter les sections[11]… Je ne l’ai pas encore fait.

— Vous pourrez le faire plus tard.

— Ivan Ivanytch, c’est ma pratique quotidienne… Je ne puis y déroger.

— Dieu ne vous en tiendrait pas rigueur. »

Durant un bon quart d’heure, le père Christophore se tint immobile, tourné vers l’est et remuant les lèvres, tandis que Kouzmitchov, le haïssant presque, haussait les épaules avec impatience. Il enrageait tout particulièrement lorsque le père Christophore, après chaque « glorifions », prenait une inspiration, se signait rapidement et prononçait trois fois, exprès à haute voix, pour les inciter à se signer aussi :

« Alleluia, alleluia, alleluia, gloire à toi, Seigneur ! »

Enfin, il eut un sourire, regarda vers le ciel et, remettant le psautier dans sa poche, dit :

« Fini ![12] »

Une minute plus tard, la britchka s’ébranla. Comme si elle avait fait demi-tour au lieu de poursuivre sa route, les voyageurs retrouvaient le paysage d’avant midi. Les collines se fondaient dans le lointain lilas de la ligne d’horizon, sans qu’on en vît la fin ; encore les mauvaises herbes et les gros cailloux brillants, et des bandes moissonnées qui s’étalaient, et les mêmes freux, le même milan battant régulièrement des ailes au-dessus de la steppe. Un air toujours figé, brûlant, silencieux, toute une nature soumise, engourdie et muette… Pas le moindre souffle de vent, pas la moindre manifestation sonore d’une vie, pas le moindre nuage.

Tout de même, lorsqu’enfin le soleil se mit à décliner vers l’ouest, la steppe, les collines et l’atmosphère parurent secouer leur joug, comme à bout de patience et las de ces tortures. Derrière les collines, apparut soudain un nuage gris cendré, tout moutonnant. Il sembla échanger un coup d’œil avec la steppe — moi, je suis prêt, hein — et s’assombrit. Tout-à-coup, dans l’air immobile, quelque chose éclata, avec un mugissement le vent se mit à tourbillonner en sifflant dans la steppe. L’herbe et la vieille végétation parasite se mirent aussitôt à murmurer, une spirale de poussière commença à tournoyer au-dessus de la route, s’enfuit dans la steppe et, emportant avec elle de la paille, des sauterelles et des plumes, s’éleva vers le ciel en une sombre  tornade obscurcissant le soleil. En long et en large à travers la steppe, trébuchant et bondissant, filaient les panicauts, et l’un d’entre eux fut happé par le tourbillon, entraîné dans sa rotation comme un oiseau, projeté vers le ciel et il disparut, englouti par la zone obscure. Puis ce fut un autre, un troisième, et Iégorouchka en vit deux se heurter en hauteur, se détachant sur le fond bleu, accrochés l’un à l’autre comme dans un duel.

Une outarde s’envola sur le côté de la route. Inondée de soleil, ses ailes et sa queue scintillant comme un éclair, elle ressemblait à un devon ou à un papillon au-dessus d’un étang,  papillon dont les ailes et les antennes se confondent lorsqu’il folâtre au-dessus de l’eau, si bien qu’on lui voit des antennes par tout le corps… Frémissant dans l’air comme un insecte, faisant miroiter son plumage bigarré, l’oiseau s’éleva haut tout droit dans le ciel puis, sans doute effrayé par le nuage de poussière, s’enfuit sur le côté, on le vit longtemps briller…

Mais voici qu’un râle, effaré par le tourbillon incompréhensible, venait de prendre son vol depuis l’herbe. Les oiseaux volent contre le vent, mais lui volait au vent ; et ses plumes s’en ébouriffaient, il se retrouvait tout gonflé, de la taille d’une poule, l’air fort et imposant. Seuls les freux, ayant grandi dans la steppe et accoutumés à ses tumultes, survolaient l’herbe tranquillement, piochant la terre de leurs becs épais, n’accordant aucune attention au reste.

De sourd coups de tonnerre retentirent derrière les collines ; un courant d’air frais passa. Deniska siffla joyeusement et cingla les chevaux. Le père Christophore et Kouzmitchov, retenant leur chapeau de la main, braquèrent leur regard sur les collines… Cela ferait du bien, un peu de pluie !

Il suffisait d’un effort de trois fois rien, semblait-il, et la steppe aurait le dessus. Mais une force invisible et oppressante paralysa le vent et immobilisa l’air, fit se poser la poussière, et le calme régna de nouveau, comme si rien ne s’était passé. Le nuage s’était caché, les collines reprirent leur air renfrogné, l’air se figea, soumis, et l’on entendit seulement la plainte des vanneaux gémissant sur leur sort…

Et, très vite, le soir tomba.

 

III

Dans l’obscurité du soir, apparut une grande maison de plain-pied, à la toiture de fer toute rouillée, aucune lumière ne se montrant aux fenêtres. On l’appelait l’auberge, en dépit de toute absence de cour, et elle se tenait là, au beau milieu de la steppe, aucune clôture ne l’en séparant. Un peu à l’écart, on distinguait mal une pitoyable cerisaie ceinte d’une haie, et sous les fenêtres, leurs grosses têtes inclinées, dormaient des tournesols. On entendait dans la cerisaie le crépitement d’un moulin miniature, mis là pour effrayer les lièvres. En dehors de cela, autour du bâtiment, on ne voyait ni n’entendait rien d’autre que la steppe.

À peine la britchka se fut-elle arrêtée devant le petit perron garni d’un auvent, que des voix  réjouies se firent entendre dans la maison — l’une masculine et l’autre féminine —, une porte s’ouvrit en poussant des cris perçants, et se dressa instantanément devant la britchka une haute silhouette décharnée, agitant les mains et faisant voler les pans de son habit. C’était le patron de l’auberge, Moïssieï Moïssiéitch[13], un homme déjà plus très jeune, au visage blême encadré d’une belle barbe d’un noir d’encre. Il portait une redingote noire  défraîchie qui flottait sur ses épaules comme accrochée à un porte-manteau et dont les pans avaient comme des battements d’ailes chaque fois que Moïssieï Moïssiéitch, ravi ou effrayé, levait les bras au ciel. Outre la redingote, le patron portait un ample et long pantalon blanc et un gilet de velours orné de fleurs roussâtres évoquant de gigantesques punaises.

Ayant reconnu les nouveaux arrivants, Moïssieï Moïssiéitch fut d’abord paralysé par un afflux de sentiments puis, levant les bras au ciel, se mit à gémir. Les pans de sa redingote s’envolèrent, il s’inclina en arc de cercle, le visage tordu d’un sourire exprimant non seulement le plaisir que lui causait l’arrivée de la britchka, mais la suave béatitude dans laquelle cette arrivée le plongeait.

« Ah, mon Dieu, mon Dieu ! fit-il d’une petite voix chantante, hors d’haleine et entravant par ses mouvements affairés la sortie des passagers de la britchka. Quel heureux jour pour moi ! Que ne dois-je faire à présent ! Ivan Ivanytch ! Père Christophore ! Et le mignon petit monsieur sur le siège avant, Seigneur ! Ah, mon Dieu, qu’ai-je donc à rester planté ici, au lieu de conduire mes hôtes à leur chambre ? Je vous en prie, je vous en supplie…de grâce ! Donnez-moi toutes vos affaires… Ah, mon Dieu ! »

Fourrageant dans la britchka et aidant ses passagers à en descendre, Moïssieï Moïssiéitch se retourna soudain pour crier d’une voix sauvage et étranglée, comme s’il se noyait sans pouvoir appeler au secours :

« Solomon ! Solomon[14] !

— Solomon ! Solomon ! » reprit, de l’intérieur, la voix de femme.

La porte s’ouvrit en poussant des cris perçants, et sur le seuil apparut un jeune Juif de petite taille, aux cheveux roux, avec un grand nez recourbé en bec d’oiseau et une calvitie naissante au milieu de ses boucles drues ; il portait un veston court fort élimé aux pans arrondis et aux manches trop courtes, des culottes courtes de tricot qui lui donnaient l’aspect étriqué d’un oiseau déplumé. Tel était Solomon, frère de Moïssieï Moïssiéitch.  Il s’approcha de la britchka sans rien dire ni saluer, se contentant de sourire étrangement.

« Ivan Ivanytch et le père Christophore sont arrivés ! lui dit Moïssieï Moïssiéitch sur un ton d’insistance, comme s’il redoutait que l’autre ne le crût pas. Hein, n’est-ce pas merveilleux, l’arrivée d’aussi bonnes personnes ? Allons, Solomon, prends leurs affaires. Je vous en prie, mes chers hôtes ! »

Peu après, Kouzmitchov, le père Christophore et Iégorouchka se retrouvèrent, dans une vaste pièce vide et sombre, assis à une vieille table en chêne. Cette table paraissait bien solitaire, car la grande pièce ne comptait guère d’autre mobilier, en dehors d’un grand divan à la toile toute trouée et de trois chaises. Et encore, on hésitait à les appeler des chaises. C’étaient des choses pitoyables au revêtement centenaire et au dossier exagérément courbé vers l’arrière, ce qui leur donnait davantage l’aspect de traîneaux pour enfants. Il était difficile de deviner à quel usage les destinait le menuisier inconnu qui leur avait infligé une si impitoyable cambrure, on imaginait plus volontiers qu’un hercule de passage, voulant faire étalage de sa force, avait ainsi courbé les malheureux dossiers et n’avait fait qu’aggraver les choses en voulant ensuite les redresser. La pièce était sombre. Les murs étaient tout gris, le plafond et les corniches tout noirs de suie, des fentes se voyaient au plancher et béaient des trous d’origine peu claire (l’hercule les aurait-il fait à coups de talon ?), à croire que cette pièce serait restée sombre même en y accrochant une dizaine de lustres. Sur les murs, aux fenêtres, aucune décoration. Il y avait tout de même, accroché à un mur, dans un cadre de bois grisâtre, quelque règlement  sous l’égide de l’aigle à deux têtes[15], et sur un autre, dans un cadre identique, pendait une gravure avec la légende : « Les hommes sont insensibles ». À quoi les hommes étaient insensibles, on ne pouvait le dire, car la gravure avait fortement pâli au fil des ans et les mouches l’avaient généreusement constellée de salissures. La pièce exhalait une odeur aigre de renfermé.

Ayant conduit ses hôtes à cette pièce, Moïssieï Moïssiéitch continuait à faire des courbettes, à lever les bras au ciel, à faire des manières et à pousser des exclamations enjouées — sa façon à lui de se montrer au plus haut point aimable et poli.

« Quand nos chariots sont-ils passés ici ? lui demanda Kouzmitchov.

— Il y a un groupe qui est passé ce matin, et les autres, Ivan Ivanytch, ont déjeuné, se sont reposé et sont repartis avant la nuit.

— Ah…Varlamov, il est venu ici, ou pas ?

— Non, Ivan Ivanytch. Hier matin, est passé son commis, Grigori Iégorytch, il a dit qu’il serait à la laiterie, à l’heure actuelle.

— Parfait. Par conséquent, nous allons tout de suite rattraper les convois, nous irons ensuite à la laiterie.

— À Dieu ne plaise, Ivan Ivanytch ! s’effraya Moïssieï Moïssiéitch en levant les bras au ciel. Où irez-vous en pleine nuit ? Restez dîner tranquillement, passez la nuit ici et demain, avec l’aide de Dieu, vous partirez au matin et rattraperez vos gens.

— Pas le temps, pas le temps… Pardon, Moïssieï Moïssiéitch, ce sera pour une autre fois, là, nous n’avons pas le temps. Nous allons nous reposer un petit quart d’heure et repartir, on peut aussi dormir à la laiterie.

— Un petit quart d’heure ! s’écria Moïssieï Moïssiéitch d’une voix plaintive. Craignez le Seigneur, Ivan Ivanytch ! Il va falloir que je cache votre chapeau et ferme la porte à clé ! Vous devez boire du thé et manger quelque chose !

— Nous n’avons le temps, ni pour le thé, ni pour le sucre », dit Kouzmitchov.

Moïssieï Moïssiéitch pencha la tête de côté, plia les genoux et mit les paumes en avant comme pour parer un coup et, avec sur les lèvres un sourire à la fois mielleux et contracté, se lança dans des supplications :

« Ivan Ivanytch ! Père Christophore ! Faites-moi la grâce, acceptez de prendre le thé ! Suis-je vraiment une si mauvaise personne, qu’on ne puisse boire même une tasse de thé chez moi ? Ivan Ivanytch !

— Voyons, on peut bien prendre du thé, dit avec compassion Père Christophore. Cela ne  prendra pas longtemps.

— Soit ! » consentit Kouzmitchov.

Moïssieï Moïssiéitch s’anima, eut une exclamation de joie et, comme s’il émergeait d’un bain glacé, se précipita à la porte et lança, avec dans la voix une note sauvage et étranglée, celle qu’il avait eue en appelant Solomon un peu plus tôt :

« Rosa ! Rosa ! Apporte le samovar ! »

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et Solomon entra, un grand plateau dans les mains. Il le posa sur la table en regardant de côté, l’air goguenard, avec toujours cet étrange sourire aux lèvres. On pouvait à présent, à la lumière de la lampe, mieux discerner sa mimique ; ce sourire complexe exprimait de nombreux sentiments, mais surtout un mépris manifeste. Comme s’il pensait à quelque chose de stupide et de risible, ressentait du mépris envers un individu qu’il supportait mal, se réjouissait de quelque chose et attendait le moment approprié pour lâcher une raillerie blessante et s’écrouler de rire. On aurait dit que son long nez, ses lèvres charnues et ses yeux malins et grands ouverts étaient tout tendus dans l’attente du fou rire. L’ayant observé, Kouzmitchov eut un sourire narquois et lui demanda :

« Solomon, comment se fait-il qu’à la foire de cet été, à N…, tu ne sois pas venu représenter les Juifs ? »

Quelque deux ans plus tôt, ce dont même Iégorouchka se souvenait parfaitement, sur les tréteaux d’une petite scène de foire, Solomon avait illustré avec un grand succès des scènes de la vie juive. Ce rappel ne produisit aucune impression sur l’intéressé. Il sortit sans rien répondre, pour revenir peu après avec le samovar.

Ayant tout disposé sur la table, il se mit à l’écart et, bras croisés, une jambe en avant, braqua ses yeux goguenards sur le père Christophore. Il y avait du défi dans sa pose, qui tenait de l’arrogance et du mépris, mais elle était en même temps comiquement pitoyable car, plus elle voulait en imposer, plus elle faisait ressortir ses culottes courtes, son veston étriqué, son nez caricatural et toute son allure d’oiseau déplumé.

Moïssieï Moïssiéitch apporta un tabouret d’une autre pièce, et s’assit à une certaine distance de la table. 

« Bon appétit ! Thé sucré ! dit-il en jouant son rôle d’hôtelier. Mangez comme il vous plaira. Les hôtes se font si rares, et le père Christophore, cela fait cinq ans que je n’avais pas vu. Et le beau petit monsieur, personne ne me dira de qui il est le fils ? demanda-t-il, regardant avec tendresse Iégorouchka,

— C’est le fils de ma sœur, Olga Ivanovna, répondit Kouzmitchov.

— Et où va-t-il donc ?

— Il part étudier. Nous l’amenons au lycée. »

Moïssieï Moïssiéitch arbora par politesse une expression étonnée et hocha la tête d’un air pénétré.

« Voilà qui est bien ! fit-il en menaçant du doigt le samovar. Voilà qui est bien ! Le lycée  fera de toi une personne distinguée, devant laquelle,  tous, nous nous découvrirons. Tu seras savant, riche, tu auras de l’ambition et tu feras la joie de ta petite mère. Comme c’est bien ! »

Il se tut quelques instants, se tapota les genoux et dit, sur un ton mi-respectueux, mi-plaisant :

« Pardonnez-moi, père Christophore, mais je me prépare à écrire une lettre à l’évêque, pour signaler que vous enlevez le pain de la bouche des négociants. Je vais prendre du papier timbré et écrire que le père Christophore semble manquer d’argent, si bien qu’il s’est lancé dans le commerce et s’est mis à vendre de la laine.

— Voilà, j’ai imaginé ça dans mon âge avancé…, répondit le père Christophore, qui se mit à rire. De pope, me voici marchand. Je devrais être chez moi, à prier Dieu, et me voici sur les routes cahotantes, tel Pharaon sur son char… Quel remue-ménage !

— Mais le gain sera gros ! 

— Pas un kopeck ! Cette marchandise n’est pas la mienne, mais celle de mon gendre Mikhaïlo !

— Pourquoi ne fait-il pas lui-même le voyage ?

— Mais parce que… C’est encore un blanc-bec. Acheter de la laine, passe encore, mais pour la vendre, il ne sait pas y faire, il est trop jeune. Il a dépensé tout son argent, il voulait s’enrichir et jeter de la poudre aux yeux, il a essayé ici ou là, personne ne lui donne le prix qu’il espère. Déjà un an qu’il roule sa bosse, alors il est venu me voir : “Mon petit papa, par pitié, vendez la laine pour moi ! Je ne m’en sors pas du tout !” Voilà l’affaire. À présent, on s’est souvenu du petit papa, alors qu’auparavant, on se passait de lui. Quand il s’est agi d’acheter, motus, mais maintenant, la lubie passée, on s’accroche au petit papa. Et le petit papa, que peut-il faire ? Sans Ivan Ivanitch, il n’aurait rien pu faire du tout. On en a, des tracas, avec eux !

— Pour ça, oui, avec les enfants, c’est du tintouin, je peux vous le dire ! soupira Moïssieï Moïssiéitch. J’en ai six, moi. Il faut éduquer l’un, soigner l’autre, tenir le troisième dans ses bras, et quand ils grandissent, c’est encore davantage de soucis. Cela ne date pas d’hier, du temps des Saintes Écritures, c’était pareil. Lorsque ses enfants étaient petits, Jacob pleurait, mais il pleura plus amèrement encore lorsqu’ils eurent grandi !

— Mmh-oui…, reconnut le père Christophore, fixant pensivement son verre. Je crains le courroux divin, me voici au terme de ma vie, comme il plaît à Dieu d’en fixer les bornes à chacun… Mes filles ont été bien éduquées, mes fils ont fait leur chemin, me voici libre à présent, j’ai accompli ma tâche, je puis faire ce que bon me semble. Je vis tranquillement avec mon épouse[16], je mange, je bois et je dors, mes petits-enfants me réjouissent le cœur et je prie Dieu, il ne m’en faut pas davantage. Je suis comme un coq en pâte, et n’ai besoin de rien. De ma vie je n’ai connu l’affliction, et si à présent, par hypothèse, le tsar me demandait : “De quoi as-tu besoin ? Qu’est-ce qu’il te faut ?” Eh bien, je répondrais que je n’ai besoin de rien, que j’ai déjà tout, Dieu merci. Personne en ville n’est plus heureux que moi. Bien sûr, j’ai beaucoup de péchés sur la conscience, mais seul Dieu est sans péché. Pas vrai ?

— Assurément.

— Certes, je n’ai plus de dents, et je souffre du dos, c’est la vieillesse, et… je suis vite essoufflé, bref… Je suis souffrant, mon corps est débile, mais comme on peut le voir, je suis toujours là ! Et j’ai plus de soixante-dix ans[17] ! Il ne faut pas abuser, nous ne sommes pas éternels. »

Le père Christophore se rappela brusquement quelque chose et pouffa de rire dans son verre, s’étranglant à moitié. Par convenance, Moïssieï Moïssiéitch se mit aussi à rire et à tousser.

« Une histoire rigolote ! dit le père Christophore en agitant la main. J’ai reçu la visite de mon fils aîné, Gavrila[18]. Il est médecin de zemstvo dans la province de Tchernigov[19]… Très bien… Je lui ai dit : “Je m’essouffle, hein… Docteur tu es, soigne ton père !” Il me fait me déshabiller, il me tapote à droite et à gauche, il m’ausculte, il me palpe le ventre, bref, à la fin, il me déclare : “Mon petit papa, il faut qu’on vous soigne à l’air comprimé.” »

Le père Christophore se mit à rire aux éclats, convulsivement, à en pleurer, et se leva.

« Alors, moi, je lui réponds : “Que Dieu bénisse l’air comprimé !” articula-t-il à grand peine entre deux accès de rire, agitant les deux mains en l’air. “Que Dieu bénisse l’air comprimé !” »

Moïssieï Moïssiéitch, sur une note bien plus aiguë, partit lui aussi d’un rire si convulsif qu’il fut bien près de s’écrouler par terre.

« Ô mon Dieu…, gémit-il, éperdu de rire. Laissez-moi reprendre mon souffle… Vous êtes si drôle que… Ohh !… je vais mourir. »

Tout en riant et en prononçant ces mots, il jetait des regards à la fois craintifs et soupçonneux sur Solomon. Celui-ci, un sourire aux lèvres, gardait la même pose. Ses yeux et son sourire manifestaient un réel mépris et une détestation complète, mais cela contrastait si fortement avec son allure d’oiseau déplumé que Iégorouchka eut l’impression  que cette pose de défi, cette expression mordante de mépris n’étaient qu’une farce, une façon de faire exprès le pitre pour amuser les précieux hôtes.

Ayant bu cinq ou six tasses de thé en silence, Kouzmitchov déblaya un peu la table devant lui, prit son petit sac, celui-là même qu’il avait sous la tête en dormant à l’ombre de la britchka, en dénoua le cordon et le secoua au-dessus de la table, y faisant tomber des liasses de billets de banque.

« Tant qu’on a le temps, faisons donc nos comptes,  père Christophore », dit-il. 

À la vue de cet argent, Moïssieï Moïssiéitch se troubla, se leva et, en homme délicat peu soucieux de connaître les secrets d’autrui, sortit de la pièce sur la pointe des pieds, balançant les bras pour garder l’équilibre. Solomon ne bougea pas.

« Il y en a combien, dans les liasses d’un rouble ? demanda le père Christophore.

— Cinquante… Quatre-vingt-dix dans celles de trois roubles… Les billets de quatre et de cent, c’est par liasses de mille. Vous allez compter sept mille huit cents pour Varlamov, et moi je ferai le compte de Goussiévitch. Attention à ne pas faire d’erreur… »

De sa vie, Iégorouchka n’avait jamais vu autant d’argent qu’il s’en trouvait à présent sur la table. Il devait y en avoir une grande quantité, car le monticule formé par les sept mille huit cents que le père Christophore mit de côté, destiné à Varlamov, paraissait tout petit devant le tas de billets général. En d’autres circonstances, cette montagne d’argent aurait peut-être frappé d’étonnement Iégorouchka, qui se serait mis à la convertir en pensée en craquelins, en petites tourtes et en gâteaux au pavot ; là, il la contemplait avec indifférence et sentait seulement l’odeur répugnante de pommes pourries et de pétrole qui en émanait. Les cahots de la britchka l’avaient épuisé, il tombait de fatigue et voulait dormir. Sa tête penchait toute seule, ses paupières tombaient d’elles-mêmes et ses pensées s’embrouillaient comme des fils s’emmêlant. Si on l’avait laissé faire, il aurait posé avec délices sa tête sur la table, aurait fermé les yeux pour ne plus voir la lampe ni les doigts s’agitant  auprès du tas de billets et aurait laissé ses pensées indolentes et endormies divaguer davantage. Dans son effort pour ne pas somnoler, la lueur de la lampe se dédoublait, de même que les tasses et les doigts, le samovar oscillait et l’odeur de pommes pourries se faisait plus entêtante et répugnante.

« Ah, l’argent, l’argent ! soupira le père Christophore, avec un sourire. Quel chagrin ! Peut-être bien qu’à l’heure actuelle mon Mikhaïlo dort, et rêve que je lui en rapporte un tel tas.

— Votre Mikhaïlo Timofeitch est une bête, fit à mi-voix Kouzmitchov, il ne se charge pas de ses propres affaires, mais vous qui comprenez les choses, vous pouvez juger. Vous m’auriez donné, comme je le proposais, votre laine, et vous seriez rentré chez vous, je vous en aurais donné cinquante kopecks de plus, parce que j’ai du respect pour vous…

— Non, Ivan Ivanovitch, dit avec un soupir le père Christophore. Merci de votre attention… Bien sûr, s’il s’était agi de moi, je n’aurais même pas discuté, mais, vous le savez bien, la marchandise n’est pas la mienne… »

Moïssieï Moïssiéitch entra sur la pointe des pieds. S’efforçant, par tact, de ne pas lorgner le tas de billets, il s’approcha furtivement de Iégorouchka et l’attrapa par l’arrière de sa chemise.

« Viens voir, mon petit monsieur,  dit-il à mi-voix, je vais te montrer un ours ! Effrayant, furieux ! Hou là là ! »

À moitié endormi, Iégorouchka se leva et se traîna à la suite de Moïssieï Moïssiéitch pour aller voir l’ours. Il entra dans une petite pièce dans laquelle, avant même qu’il eût pu distinguer quelque chose,  il eut la respiration coupée par une odeur de renfermé acide, bien plus forte que dans la grande pièce et qui s’était vraisemblablement propagée dans toute la maison. La pièce était à moitié occupée par un grand lit recouvert d’une couverture piquée toute graisseuse, une commode et des monceaux de nippes de toute sorte, depuis des jupes fortement empesées jusqu’à des culottes d’enfants et des bretelles, occupant l’autre moitié. Une chandelle de suif brûlait sur la commode.

À la place de l’ours promis, Iégorouchka vit une grande et très grasse Juive, les cheveux en bataille, en robe de flanelle rouge mouchetée ; elle se retourna dans le passage étroit ménagé entre la commode et le lit et fit entendre des soupirs s’étirant en gémissements, comme si elle avait mal aux dents. À la vue de Iégorouchka, son visage prit une expression plaintive, elle poussa un long soupir et, avant qu’il ait pu faire le tour de la pièce du regard, elle lui fourra sous le nez une tartine de pain avec du miel dessus.

« Mange, petit, mange ! dit-elle. Ta petite maman n’est pas avec toi, tu n’as personne pour te nourrir. Mange. »

Iégorouchka se mit à manger, bien qu’il ne vit, en comparaison avec les sucreries et les gâteaux au pavot qu’il mangeait chez lui tous les jours, aucun avantage à ce miel mélangé à de la cire et à des ailes d’abeilles. Il mangeait, observé par Moïssieï Moïssiéitch et la Juive, soupirant tous les deux.

« Où t’en vas-tu comme ça, mon petit ? demanda la Juive.

— Je pars étudier, répondit Iégorouchka.

— Et ta petite maman, elle a combien d’enfants ?

— Je suis le seul, il n’y a personne à part moi.

— Oh-ah ! soupira la Juive, levant les yeux au ciel. Pauvre, pauvre petite maman ! Comme tu vas lui manquer, ce qu’elle va pleurer ! L’an prochain notre Nahum partira aussi étudier ! Oh !

— Ah, Nahum, Nahum ! soupira Moïssieï Moïssiéitch, et son visage blême fut parcouru d’un tremblement nerveux. Et il est si malade. »

La couverture graisseuse remua un peu et découvrit une tête bouclée d’enfant, reposant sur un cou décharné ; on vit briller deux yeux noirs qui se fixèrent, pleins de curiosité, sur Iégorouchka. Moïssieï Moïssiéitch et la Juive, sans cesser de soupirer, s’approchèrent de la commode et se mirent à parler de quelque chose en yiddish. Moïssieï Moïssiéitch parlait doucement, d’une petite voix de basse, et son discours se réduisait en gros à une succession ininterrompue de « gal-gal-gal-gal… », alors que sa femme lui répondait d’une voix haut perchée de dindon, ce qui donnait comme un « tou-tou-tou-tou… ». Pendant qu’ils délibéraient, une autre petite tête bouclée émergea de la couverture graisseuse, elle aussi au bout d’un cou fragile, puis une troisième et une quatrième… Avec une imagination plus développée, Iégorouchka aurait pu supposer que, sous la couverture, gisait une hydre à cent têtes.

« Gal-gal-gal-gal…, faisait Moïssieï Moïssiéitch.

— Tou-tou-tou-tou… », lui répondait la Juive.

Leur conciliabule eut pour résultat que la Juive introduisit ses mains dans la commode, fourragea dans des chiffons verts et en sortit un grand pain d’épices au seigle, en forme de cœur.

« Prends ça, petit, dit-elle en le tendant à Iégorouchka. Tu n’as plus ta petite maman, à présent, plus personne pour te donner des friandises. »

Iégorouchka fourra le pain d’épices dans sa poche et partit à reculons vers la porte, ne pouvant supporter davantage l’odeur de renfermé acide dans laquelle vivaient les maîtres de maison. De retour dans la grande pièce, il s’installa du mieux qu’il put sur le divan, et devint songeur.

Kouzmitchov venait de finir ses comptes, et il remit les billets dans son petit sac. Il le fit sans cérémonie, sans marquer de respect particulier, fourrant les billets dans cette sacoche graisseuse comme s’il s’était agi de vieilles paperasses.

Le père Christophore discutait avec Solomon.

« Alors, Solomon, te voilà sage ? demanda-t-il, avec un bâillement qu’il accompagna d’un petit signe de croix[20]. Comment vont les affaires ?

— De quelles affaires parlez-vous ? s’enquit Solomon d’un air si caustique qu’on aurait dit qu’il avait été fait allusion à quelque crime.

— En général… Qu’est-ce que tu fais de beau ?

— Ce que je fais de beau ? répéta Solomon avec un haussement d’épaules. Comme d’habitude… Vous le voyez bien : je suis un valet. Je sers de laquais à mon frère, lui-même servant de laquais aux voyageurs, lesquels sont les laquais de Varlamov, et si j’avais dix millions, c’est Varlamov qui serait mon laquais.

— Et pourquoi donc serait-il ton laquais ?

— Pourquoi ? Mais parce qu’il ne se trouve aucun propriétaire, fût-il millionnaire, qui refuserait de lécher la main d’un Juif pouilleux pour un kopeck. Je suis pour l’heure un Juif pouilleux, un misérable, on me regarde comme un chien, mais si j’avais de l’argent, Varlamov ferait devant moi les mêmes singeries que Moïssieï devant vous. »

Le père Christophore et Kouzmitchov échangèrent un regard. Ils ne comprenaient ni l’un ni l’autre Solomon. Kouzmitchov regarda sévèrement ce dernier, et lui demanda avec sécheresse :

« Pauvre fou, comment oses-tu te faire l’égal de Varlamov ?

— Je ne suis pas encore assez fou pour cela, répondit Solomon, en regardant d’un air narquois ses interlocuteurs. Quoique Russe, Varlamov est, dans l’âme, un Juif pouilleux ; le gain et l’argent l’ont occupé toute sa vie, alors que j’ai jeté le mien dans le poêle. Je n’ai besoin ni d’argent, ni de terrains, ni de moutons, et je n’ai pas besoin d’inspirer la crainte, celle qui fait ôter aux gens leur chapeau, à votre passage. Si bien que je suis plus intelligent, et surtout plus humain que votre Varlamov ! »

Un peu plus tard, Iégorouchka, à moitié endormi, entendit Solomon se mettre à parler des Juifs d’une voix sourde, sifflante et grasseyante, précipitée et comme étranglée de haine ; au début, il s’exprimait dans un russe correct, puis il adopta le ton des conteurs juifs et se mit à parler comme naguère sur les tréteaux, avec un accent juif exagéré.

« Attends…, l’arrêta le père Christophore. Si ta foi ne te convient pas, changes-en, plaisanter là-dessus est un péché ; celui qui raille sa foi est le dernier des hommes.

— Vous ne comprenez rien ! l’interrompit grossièrement Solomon. Je vous parle d’une chose, et vous partez sur une autre…

— Hé bien, il est clair à présent que tu es stupide, soupira le père Christophore. Je t’indique le droit chemin, et tu te mets en colère. Je te parle comme une personne âgée,  tout doucement, et toi, comme un dindon : bla-bla-bla ! Quel énergumène tu fais… »

Moïssieï Moïssiéitch entra dans la pièce. Il jeta un coup d’œil inquiet à Solomon et à ses hôtes, et son visage eut à nouveau un tressaillement nerveux. Secouant la tête, Iégorouchka regarda autour de lui ; il eut la vision fugitive du visage de Solomon au moment précis où celui-ci se tenait de trois quarts tourné vers lui, l’ombre de son long nez masquant toute sa joue gauche ; le sourire dédaigneux, joint à cette ombre, les yeux brillants et persifleurs, l’expression arrogante et la silhouette d’oiseau déplumé, toutes ces visions fuyantes et dédoublées dans les yeux de Iégorouchka ne le faisaient plus à présent ressembler à un bouffon, mais plutôt à un esprit malin, à une créature de cauchemar.

« Vous avez un vrai possédé chez vous, Moïssieï Moïssiéitch, puisse Dieu lui venir en aide ! dit dans un sourire le père Christophore. Vous devriez le caser quelque part, ou le marier, enfin… Il n’a plus figure humaine… »

En colère, Kouzmitchov arborait un air renfrogné. Moïssieï Moïssiéitch jeta derechef un coup d’œil inquiet et scrutateur à ses hôtes et à son frère.

« Solomon, sors ! dit-il d’un ton sévère. Allez, sors ! »

Et d’ajouter quelque chose en yiddish. Solomon partit d’un rire saccadé et quitta la pièce.

« Que se passe-t-il ? demanda d’un air épouvanté Moïssieï Moïssiéitch au père Christophore.

— Il s’oublie, répondit Kouzmitchov. Il est grossier et se prend pour quelqu’un.

— Je m’en doutais ! dit avec effroi Moïssieï Moïssiéitch, levant les bras au ciel. Ah, mon Dieu ! Mon Dieu ! marmonna-t-il. Ayez la bonté de lui pardonner, ne vous fâchez pas. Quel individu, quel individu ! Ah, mon Dieu ! Mon Dieu ! De mon propre frère, je n’aurais eu que du chagrin. C’est que, voyez-vous… »

Moïssieï Moïssiéitch traça du doigt un cercle sur son front et poursuivit :

« Il n’est pas normal… C’est un homme fichu. Je ne sais pas quoi faire de lui ! Il n’aime personne, ne respecte personne, n’a peur de personne… Voyez-vous, il rit de tous, dit des sottises et dévisage tout le monde. Vous ne le croirez pas, la fois où Varlamov est venu, Solomon lui a si mal parlé qu’il lui a donné un coup de fouet, ainsi qu’à moi… Et qu’est-ce que j’y peux, moi ? C’est de ma faute ? Dieu l’a privé de raison, ainsi, c’est la volonté divine, en quoi est-ce ma faute ? »

Quelque dix minutes plus tard, Moïssieï Moïssiéitch en était encore à marmonner et à soupirer :

« La nuit, il ne dort pas, il ne fait que réfléchir, réfléchir, réfléchir, Dieu sait à quoi il peut bien penser. Si l’on s’approche de lui, en pleine nuit, il se fâche et se met à rire. Même moi, il ne m’aime pas… Et il ne désire rien ! Lorsque notre petit papa est mort, il nous a laissé à chacun dans les six mille roubles. Moi, j’ai acheté cette auberge, j’ai pris femme et j’ai des enfants, à présent, mais lui, il a fait brûler dans le poêle son argent. Quelle pitié, quelle pitié ! Pourquoi détruire cet argent ? S’il n’en voulait pas, il aurait pu me le donner, au lieu de le faire brûler, non ? »

On entendit soudain grincer la porte d’entrée et le plancher trembler sous des pas. Une petite brise parvint à Iégorouchka, comme un grand oiseau noir qui passait à côté de son visage en battant des ailes. Il ouvrit les yeux… Son oncle, la sacoche dans les mains, se tenait devant le divan, prêt à reprendre la route. Le père Christophore, tenant son haut-de-forme à larges bords, s’inclinait devant quelqu’un, avec un sourire non plus attendri comme à son ordinaire, mais tendu et respectueux, ne s’accordant pas avec son visage. Quant à Moïssieï Moïssiéitch, il était comme replié en trois, tout son corps se balançant et s’efforçant de garder l’équilibre. Solomon seul, comme si de rien n’était, se tenait dans un coin, bras croisés, le même sourire méprisant aux lèvres.

« Votre Grâce, pardonnez-nous, ce n’est guère propre, ici ! gémit Moïssieï Moïssiéitch dans un sourire affreusement suave, n’accordant plus aucune attention, ni à Kouzmitchov, ni au père Christophore, continuant à se balancer de tout son corps en tâchant de ne pas perdre l’équilibre. Nous sommes des gens simples, Votre Grâce ! »

Iégorouchka se frotta les yeux. Au milieu de la pièce se tenait bel et bien une Grâce rayonnante en la personne d’une très belle jeune femme aux formes épanouies, en robe noire et portant un chapeau de paille. Avant qu’il ait eu le temps de l’examiner plus en détail, il se rappela étrangement le peuplier solitaire aperçu en chemin, dans la journée.

« Varlamov est-il venu ici, aujourd’hui ? demanda une voix féminine.

— Non, Votre Grâce ! répondit Moïssieï Moïssiéitch.

— Si vous le voyez demain, dites-lui de passer me voir quelques instants. »

Tout à coup, de façon inopinée, Iégorouchka eut juste devant les yeux des sourcils de velours noir, de grands yeux noisette et de fraîches joues de femme creusées de fossettes dont sortait, comme les rayons émis par le soleil, un sourire débordant. Cela sentait merveilleusement bon.

« Quel mignon petit garçon ! fit la dame. De qui est-il ? Kasimir Mikhaïlovitch, voyez donc comme il est adorable ! Mon Dieu, il dort ! Cher petit bonhomme… »

Et la dame plaqua deux gros baisers sur les joues de Iégorouchka et celui-ci, pensant qu’il rêvait, fit un sourire et ferma les yeux. La porte d’entrée grinça, des pas pressés se firent entendre : quelqu’un entrait et ressortait.

« Iégorouchka ! Iégorouchka ! deux voix se mêlaient en un fort chuchotement. Debout, on y va ! »

Quelqu’un, sûrement Deniska,  mit Iégorouchka sur pied et le prit par la main ; en marchant, il entrouvrit les yeux et aperçut encore la belle femme en robe noire qui l’avait embrassé. Elle se tenait au milieu de la pièce et le regardait s’éloigner, avec un sourire et un signe de tête amical. En s’approchant de la porte, il vit un homme brun, solide et beau garçon portant un chapeau melon et des gants à crispin. Sûrement celui qui accompagnait la dame.

« Tprrr ! » entendit-on au dehors.

Devant le seuil de la maison, Iégorouchka vit une récente et luxueuse calèche et deux chevaux noirs. Sur le siège du cocher était assis un valet tenant une grande cravache. Solomon fut le seul à raccompagner les visiteurs sur le départ. Son visage montrait qu’il réprimait une forte envie de rire ; son regard indiquait qu’il attendait avec impatience le départ des hôtes pour laisser libre cours à son hilarité.

« C’est la comtesse Dranitskaïa, chuchota le père Christophore, en se glissant dans la britchka.

— Oui, la comtesse Dranitskaïa », chuchota à son tour Kouzmitchov.

Il faut croire que l’arrivée de la comtesse avait produit une très forte impression, puisque Deniska lui-même parlait en chuchotant, et ne se remit à fouetter les bais et à leur crier dessus qu’une fois parcouru un quart de verste[21], alors que l’auberge laissée derrière eux n’était plus qu’une petite lueur sourde.

 

 IV

Tout de même, qui est donc cet insaisissable et mystérieux Varlamov, dont on parle tant, que Solomon méprise et que même une belle comtesse réclame ? Assis devant à côté de Deniska, à moitié endormi, Iégorouchka pensait précisément à lui. Il ne l’avait jamais vu, avait très souvent entendu parler de lui et se l’était plus d’une fois imaginé. Il savait que Varlamov possédait quelques dizaines de milliers de déciatines[22], pas loin d’une centaine de milliers de moutons, et qu’il était très riche ; de ses activités et de sa façon de vivre, Iégorouchka savait seulement qu’il devait « être en tournée dans les parages » et qu’on le cherchait tout le temps.

À la maison, Iégorouchka avait également beaucoup entendu parler de la comtesse Dranitskaïa. Elle aussi possédait des dizaines de milliers de déciatines de terre, des moutons en pagaille, un haras et beaucoup d’argent, mais celle-là ne « tournait » pas dans les parages, elle se contentait de vivre dans sa grande propriété, dont ceux qui la connaissaient, parmi lesquels Ivan Ivanytch, s’y étant rendu plus d’une fois pour affaires, vantaient la magnificence ; on racontait ainsi que dans le salon de la comtesse, aux murs duquel on pouvait voir les portraits de tous les rois de Pologne, il y avait une grande pendule en forme de gros rocher sur lequel se cabrait un cheval tout en or et avec des diamants à la place des yeux, un cavalier tout en or le montant, qui, lorsque l’horloge sonnait l’heure, saluait en agitant son sabre à droite et à gauche. On racontait aussi que, deux fois l’an, la comtesse donnait un bal auquel étaient conviés toute la noblesse et les fonctionnaires de toute la province, Varlamov lui-même s’y présentant ; tous les invités buvaient un thé puisé à des samovars en argent, mangeaient des choses extraordinaires (par exemple, l’hiver, pour Noël, on y servait des fraises et des framboises) et dansaient aux accents d’une musique jouant sans fin, jour et nuit…

« Comme elle est belle ! » pensa Iégorouchka en se rappelant son visage et son sourire.

Kouzmitchov devait lui aussi songer à la comtesse, car il déclara, lorsque la britchka eut parcouru deux verstes :

« Ce qu’il peut la plumer, ce Kasimir[23] Mikhaïlytch ! Rappelez-vous, en quatre-vingt-trois, quand j’achetais de la laine à la comtesse, comme il a carotté dans les trois mille, lors d’un achat.

— Qu’attendre d’autre, de la part d’un Polack ? fit le père Christophore.

— Elle n’en éprouve guère de chagrin. Il paraît qu’elle est bête. Une jeune écervelée ! »

Pour une raison inconnue, Iégorouchka voulait seulement penser à Varlamov et à la comtesse, surtout à cette dernière. Son cerveau embrumé de sommeil se refusait absolument à prendre le cours de ses pensées ordinaires, s’obscurcissait et ne retenait que des images féeriques, fantastiques, celles qui présentent cet avantage de naître d’elles-mêmes, sans peine aucune pour le rêveur, qui n’aura en outre qu’à secouer la tête pour les chasser sans retour ; et puis, les alentours ne disposaient nullement à des pensées ordinaires. À droite, les collines s’assombrissaient, semblant dissimuler quelque chose d’inconnu et de mystérieux, alors qu’à gauche, le ciel se remplissait d’une lueur pourpre, incendie s’étendant jusqu’à l’horizon, difficile de savoir si quelque chose brûlait pour de bon là-bas, ou si c’était la lune qui n’allait pas tarder à se lever. Le lointain se distinguait bien, mais il avait perdu sa douce teinte lilas, noyée dans la brume vespérale, et la steppe entière se cachait dans cette brume comme les enfants de Moïssieï Moïssiéitch sous la couverture.

Les soirs et les nuits de juillet, les cailles et les râles ne crient plus, les rossignols ne chantent plus dans les petits ravins boisés, les fleurs n’embaument plus, mais la steppe reste belle et pleine de vie. À peine le soleil couché et la terre enveloppée de brume que l’accablement du jour est déjà oublié, comme pardonné, et la vaste poitrine de la steppe pousse un léger soupir. Comme si l’herbe perdait, dans l’obscurité, le sentiment de sa propre décrépitude, une fraîche et joyeuse stridulation, non entendue dans la journée, monte dans l’air ; crépitements  sifflements, raclements, les basses de la steppe, les ténors, les sopranos — tout se fond en un bourdonnement monotone et ininterrompu, au sein duquel il est bon de s’abandonner à la triste douceur des souvenirs. Cette stridulation monotone est une vraie berceuse ; on avance et l’on croit s’endormir, mais voilà que vous parvient le cri d’alarme saccadé d’un oiseau encore éveillé, ou quelque son indéfinissable, rappelant une voix humaine, un « aha ! » étonné, puis, de somnolence, les paupières se referment. Néanmoins, il arrive, en longeant un petit ravin recouvert de buissons, que l’on entende l’oiseau que les habitants de la steppe appellent « spliouk[24] » crier à quelqu’un « Je dors ! Je dors ! Je dors ! », à quoi un autre oiseau répond par un grand rire ou se met à pleurer de façon hystérique — c’est une chouette. À cause de qui crient-ils, qui les écoute dans la plaine, impossible de le savoir, mais leur plainte est d’une grande tristesse… Cela sent le foin, l’herbe mise à sécher et les fleurs tardives, l’odeur est à la fois forte et douceâtre.

On distingue tous les objets dans l’obscurité, mais leur contour et leur couleur vous échappent. Tout se déguise. On avance et, tout à coup, on croit voir un peu plus loin, au bord de la route, une silhouette de moine ; sans broncher, elle est là, à attendre, quelque chose dans les mains… Un brigand ? La silhouette grossit à son approche, voici la britchka arrivée à sa hauteur… ce n’était qu’un buisson solitaire, ou quelque gros rocher. De telles silhouettes immobiles, semblant attendre quelqu’un, se tiennent aussi sur les collines, se dissimulent derrière les tertres, émergent des mauvaises herbes, toutes semblables à des humains et inspirant de la méfiance au voyageur.

Et la nuit devient blême et alanguie lorsque la lune se lève. Les ténèbres s’effacent. L’air est tiède, frais et transparent, on y voit clair et l’on peut même distinguer, en bord de route, les tiges des mauvaises herbes. On voit de loin les pierres et les crânes. Les silhouettes suspectes, semblables à des moines, se détachent dans cette nuit pâle,  assombries et plus moroses. Toujours plus fréquemment, au beau milieu de la stridulation monotone qui inquiète l’atmosphère, résonne ce curieux « aha ! » et se fait entendre le cri d’un oiseau qui ne dort pas, ou qui rêve. De grandes ombres errent dans la plaine comme des nuages dans le ciel et, dans le lointain mystérieux, à trop le regarder, des formes fantastiques se dressent et s’entassent les unes sur les autres… C’est un peu terrifiant. Mais il suffit d’observer le ciel blême et verdâtre, piqué d’étoiles et pur de tout nuage, pour comprendre pourquoi l’air tiède reste immobile, pourquoi la nature est sur ses gardes et redoute le moindre mouvement : avec une avarice jalouse, elle refuse de perdre le moindre instant de vie. On ne peut apercevoir l’immense profondeur et l’infini du ciel qu’en mer ou dans la steppe nocturne, éclairée par la lune. Il est d’une beauté effrayante, d’une langueur suave, il vous fait signe doucement, et le vertige vous saisit.

Le voyage se prolonge encore une heure ou deux… En chemin, on tombe sur un tumulus ressemblant à un vieillard muet, ou sur une bonne femme en pierre, placée là quand au juste, et par qui, Dieu seul le sait, quelque oiseau de nuit survole sans bruit la terre et, peu à peu, ressurgissent les vieilles légendes de la steppe, les récits colportés, les contes des nourrices indigènes et tout ce que l’âme humaine peut voir et concevoir. Alors, dans la stridulation des insectes, dans les silhouettes suspectes sur les buttes, dans la profondeur du ciel, dans la pâleur lunaire, dans le vol du nocturne, dans tout ce qu’on voit et ce qu’on entend commencent à paraître la beauté triomphante, la jeunesse, la plénitude des forces et l’ardente soif de vivre ; l’âme fait écho à la rude beauté de la nature, et l’on voudrait voler avec l’oiseau nocturne au-dessus de la steppe. Et dans le triomphe de la beauté, dans l’excès de bonheur, vibre la corde d’une angoisse, comme si la steppe comprenait sa solitude et se rendait compte que sa richesse et sa verve vont périr ignorées du monde, sans que nul ne les célèbre ou ne s’en préoccupe, et, à travers son joyeux bourdonnement, on distingue son appel mélancolique et sans espoir : poète, où es-tu ?

« Tprrr ! Salut, Panteleï ! Tout va bien ?

— Dieu merci, Ivan Ivanytch !

— Les gars, vous n’auriez pas vu Varlamov ?

— Ben non. »

Iégorouchka se réveilla et ouvrit les yeux. La britchka s’était arrêtée. Sur le côté droit de la route, un convoi s’étirait sur toute sa longueur, avec des gens qui allaient et venaient à côté des chariots. Ceux-ci, chargés de gros ballots de laine, semblaient lourds et hauts, tandis que les chevaux les tirant paraissaient petits, les jambes courtes.

« Nous irons donc à présent à la laiterie ! dit à voix haute Kouzmitchov. Le Juif a bien dit que Varlamov y passerait la nuit. Alors, adieu, les amis ! Que Dieu vous garde !

— Adieu, Ivan Ivanytch ! répondirent quelques voix.

— Dites donc, les gars, fit vivement Kouzmitchov, vous pourriez prendre avec vous mon petit bonhomme ! Inutile qu’il se baguenaude avec nous ! Installe-le sur un ballot à côté de toi, Panteleï, continuez à votre allure, nous, nous sommes pressés ; Allez, Iégor ! Allez !… »

Iégorouchka descendit de la britchka. Des mains se tendirent pour le hisser tout en haut, et il retrouva assis sur quelque chose de gros et de mou, légèrement humide de rosée. Il semblait à présent que le ciel s’était rapproché, alors que la terre s’était éloignée.

« Hé, attrape ton petit manteau ! » c’était Deniska qui lui criait ça d’en-dessous.

Le manteau et le baluchon, lancés d’en bas, atterrirent à côté de Iégorouchka. Ne voulant plus penser à rien, il mit le baluchon sous sa tête, se couvrit du manteau et, étirant ses jambes, le haut du corps pelotonné en raison de l’humidité, il eut un petit rire de plaisir : dormir, dormir, dormir…

« Ne lui faites pas de mal, hein, diables que vous êtes ! cria encore Deniska, d’en bas.

— Adieu, les amis ! Que Dieu vous garde ! cria Kouzmitchov. Je compte sur vous.

— Soyez tranquille, Ivan Ivanytch ! »

Deniska invectiva ses chevaux, la britchka geignit et se mit à rouler, non pas vers l’avant, mais quelque part sur le côté. Le silence régna une ou deux minutes, à croire que le convoi dormait, on entendait seulement au loin, de plus en plus faible, le cliquetis du seau se balançant à l’arrière de la britchka. Mais soudain, à la tête du convoi, résonna un cri :

« Kirioukha, avan-an-ce ! »

Le chariot de tête fit entendre un grincement, le chariot suivant s’ébranla aussi, puis le troisième… Iégorouchka sentit son chariot osciller, dans un grincement lui aussi. Le chariot se mit en marche. Iégorouchka agrippa plus fortement la corde enserrant le ballot qui lui servait de matelas, se mit encore à rire, tout content, s’assura du pain d’épices dans sa poche et commença à s’endormir comme dans son lit, à la maison…

À son réveil, le soleil s’était déjà levé ; un tertre le cachait et lui, s’efforçant de faire jaillir sa lumière sur le monde, dardait intensément ses rayons dans toutes les directions, inondant l’horizon d’une couche d’or. Iégorouchka eut l’impression que le soleil se trompait de place, puisque, la veille, il s’était levé dans son dos, alors qu’il était maintenant bien plus à gauche… D’ailleurs tout l’endroit avait changé d’aspect par rapport à la veille. Les collines avaient disparu, à perte de vue s’étendait une plaine brune et triste ; de-ci de-là s’y dressaient de petits tumulus, les freux de la veille étaient toujours dans le ciel. On distinguait au loin le campanile blanc et les maisons d’un village ; comme on était dimanche, les Ukrainiens restaient chez eux à faire la cuisine — en témoignait la fumée s’échappant de toutes les cheminées et formant une couche bleuâtre et translucide au-dessus du village. Entre les maisons et derrière l’église se montrait le bleu d’une rivière, sur un fond de brume légère, dans le lointain. C’était surtout la route qui avait changé d’aspect par rapport à la veille. En guise de chemin, quelque chose d’extraordinairement large, comme une voie héroïque, s’étirait à présent dans la steppe ; c’était un ruban gris, très fréquenté et recouvert de poussière, comme le sont toutes les routes, mais d’une largeur de plusieurs dizaines de sagènes[25]. Son énormité éveilla la perplexité de Iégorouchka, mis sur la voie de rêveries féeriques. Qui emprunte une telle route ? Qui a besoin d’un tel espace ? C’était étrangement incompréhensible. Peut-être bien qu’en Russie, en fait, ils n’avaient pas disparu, les géants à la démarche ample, du genre de Ilia Mouromiets ou Solovieï Rasboïnik[26], pas plus que n’étaient morts les chevaux des preux. Regardant la route, Iégorouchka vit en imagination, allant de front, une demi-douzaine de chars majestueux en pleine course, semblables à ceux représentés dans les livres d’histoire sainte ; des attelages de six chevaux sauvages et écumants emportaient ces chars dont les hautes roues faisaient s’élever jusqu’au ciel des nuages de poussière, et les conducteurs des chars étaient des personnages comme ceux qu’on voit en rêve ou qui naissent au cours des rêveries féeriques. Et comme ils seraient bien allés avec la steppe et avec la route, ces personnages, s’ils avaient pris corps !

Sur le côté droit de la route, sur toute sa longueur, se tenaient des poteaux télégraphiques avec deux fils. S’amenuisant peu à peu, ils disparaissaient, en atteignant le village, derrière les habitations et la verdure, pour réapparaître dans le lointain couleur lilas, comme des bâtons minuscules, des crayons fichés en terre. Sur les fils du télégraphe, s’étaient perchés des éperviers, des émerillons et des corbeaux qui regardaient d’un œil indifférent passer le convoi.

Iégorouchka était allongé sur le chariot de queue, ce qui lui donnait vue sur tout le convoi. Celui-ci comprenait une vingtaine de chariots attachés, avec un homme tous les trois chariots. À côté du chariot de Iégorouchka marchait un vieillard à la barbe blanche, aussi maigre et petit que le père Christophore, mais montrant un visage au hâle foncé, à la fois pensif et rude. Il était fort possible que le vieillard ne fut ni pensif ni rude, mais ses paupières rougies et son nez long et pointu lui donnaient l’air sec et rude des gens habitués aux perpétuelles réflexions solitaires et graves. Il portait lui aussi, comme le père Christophore, un haut-de-forme à larges bords, mais pas un chapeau de maître, un simple chapeau de feutre brun, ayant l’apparence d’un tronc de cône plutôt que celle d’un haut-de-forme. Il allait pieds nus. Selon une habitude sans doute acquise en cheminant plus d’une fois, par de froids hivers, transi, à côté d’un convoi, il se battait les cuisses et marquait le pas. Remarquant que Iégorouchka était réveillé, il lui jeta un coup d’œil et lui dit, en se recroquevillant comme en plein gel :

« Alors, mon gaillard, tu te réveilles ? C’est toi le fils à Ivan Ivanytch ?

— Non, son neveu…

— Le neveu à Ivan Ivanytch ? Eh ben moi, j’ai enlevé mes souliers et je gambade pieds nus. J’ai les pieds en mauvais état, ils ont pris froid, je marche mieux sans souliers. C’est plus facile, mon petit gars… Sans souliers, quoi… Alors, tu es son neveu ? Oh, c’est un brave homme, pas à dire… Que Dieu le laisse en bonne santé… Pas à dire… Ivan Ivanitch, je veux dire… Il est parti à la laiterie… Seigneur, aie pitié ! »

Le vieillard parlait en détachant les mots et comme s’il faisait très froid, et sans ouvrir assez la bouche ; et il prononçait mal les labiales, bégayant un peu, exactement comme s’il avait les lèvres gelées. En s’adressant à Iégorouchka, pas une seule fois il ne sourit, ni ne se départit de son air sévère.

Deux chariots plus loin marchait un homme en grand manteau roux, un fouet à la main, portant casquette et ayant aux pieds de grandes bottes à la tige rabattue. Celui-là était plus jeune, dans les quarante ans. Quand il se retourna, Iégorouchka aperçut un long visage rougeaud, un bouc clairsemé ainsi qu’une tubérosité sous l’œil droit. En dehors de cette chose spongieuse et fort laide, il avait une autre particularité bien visible : il tenait son fouet de la main gauche, et agitait la droite comme s’il dirigeait un chœur invisible ; parfois, il plaçait le fouet sous son aisselle et se mettait à diriger des deux mains, en fredonnant quelque chose.

L’homme d’escorte suivant affichait une longue silhouette rectiligne aux épaules fuyantes et au dos plat comme une planche. Il marchait tout droit, comme à la parade, raide comme un piquet, sans un mouvement des bras, de vraies cannes accrochées à son corps, il avait une démarche mécanique, comme celle d’un jouet, sans presque plier les genoux, s’efforçant d’allonger le pas ; là où le vieillard ou l’homme à l’excroissance avançaient de deux pas, il en faisait un seul, ce qui laissait croire qu’il allait plus lentement que les autres et restait en arrière. Il avait des chiffons noués sur la figure et sur la tête comme une calotte de moine ; il portait un court caftan ukrainien complètement rapiécé et de longs pantalons bleus, et marchait dans des espadrilles en tille.

Les autres, plus loin, Iégorouchka les distinguait mal. Il s’était couché sur le ventre, s’étant aménagé une cavité dans le grand ballot et, s’ennuyant, il se mit à entortiller des fils de laine. Le vieillard qui marchait en bas se révéla moins sévère, moins austère que de prime abord. Ayant entamé la conversation, il ne voulait pas en rester là.

« Où t’en vas-tu, comme ça ? demanda t-il en marquant le pas à coups de talon.

— Je vais étudier, répondit Iégorouchka.

— Étudier ? Aha… Eh bien, que la Sainte Vierge te vienne en aide. Hé oui. Deux avis valent mieux qu’un. Dieu donne un seul esprit à l’un, il en donne deux à l’autre, et trois, parfois. Trois, pour sûr… On naît avec un esprit, l’instruction vous en donne un autre et une vie correcte un troisième. Et ça, petit frère, c’est bien, d’avoir trois esprits. Ce n’est pas tant la vie que la mort, qui est plus douce. La mort… Et toute créature doit mourir. »

Le vieillard se gratta le front, regarda par en bas Iégorouchka de ses yeux rouges et continua :

« Maxime Nikolaitch, un propriétaire de Slavianoserbsk, a lui aussi envoyé son petit gars étudier, l’an passé. Je ne sais où il en est, dans les sciences, mais c’est un bon petit gars… Que le Seigneur accorde la santé à ces bons maîtres. Oui, lui aussi, il l’a envoyé étudier… À Slavianoserbsk, il n’y a pas d’établissement qui, pour ainsi dire, donne accès aux sciences. Non, il n’y en a pas… Sinon,  rien à dire, c’est une ville comme il faut… Il y a là-bas l’école primaire, mais rien pour des études plus poussées, non… Il n’y en a pas, c’est la vérité. Tu t’appelles comment ?

— Iégorouchka.

— C’est-à-dire Iégori… Saint martyr victorieux, dont la fête tombe le 23 avril[27]. Mon saint protecteur à moi, c’est Panteleï… Panteleï Zakharov[28] Kholodov… Nous sommes les Kholodov… Moi, j’ai entendu dire que j’étais natif de Tim, dans la région de Koursk. Mes frères sont artisans à la ville, moi je suis paysan… Je suis resté un moujik. Il y a sept ou huit ans, j’y suis allé, chez nous… J’étais tantôt à la campagne, tantôt à la ville… À Tim. À cette époque, Dieu merci, ils étaient tous en vie et en bonne santé, maintenant, je ne sais pas… Il y en a peut-être un qui est mort… Leur temps est venu, car ils sont tous vieux, certains sont un peu plus vieux que moi. La mort, ce n’est rien, c’est une bonne chose, évidemment, il faut se confesser, se repentir. Mourir subitement, c’est le mal absolu. La réjouissance du Diable. Et, si l’on veut mourir dans les règles, pour ne pas se voir refuser l’accès au royaume de Dieu, il faut prier la grande martyre Varvara[29]. Elle intercédera en notre faveur. Pour sûr, elle… Car Dieu lui a attribué cette place au Ciel pour que chacun ait le droit, en se repentant de ses péchés, d’implorer son aide. »

Panteleï marmonnait sans visiblement se préoccuper de savoir si Iégorouchka l’entendait ou non. Il parlait d’une voix faible, comme à son nez, sans élever la voix ni la baisser, mais il avait réussi, en peu de temps, à raconter beaucoup de choses. Il s’exprimait par bribes, de façon décousue, et la plus inintéressante qui fût pour Iégorouchka. Peut-être parlait-il seulement pour éprouver à haute voix, au matin, les pensées qui lui étaient venues en tête dans le silence de la nuit : sont-ils encore tous en vie ? En ayant fini avec le repentir, il en revint à ce Maxime Nikolaitch de Slavianoserbsk :

« Oui, il a envoyé son petit gars… Il l’a envoyé, pour sûr… »

L’un des hommes escortant le convoi, bien plus loin, se rua d’un coup sur le côté et se mit à donner des coups de fouet sur le sol. C’était un grand gaillard large d’épaules d’une trentaine d’années, châtain clair et frisé, selon toute apparence un vrai costaud. À voir bouger ses épaules et le fouet, à observer son emportement, on devinait qu’il frappait une créature vivante. Accourut un autre des hommes d’escorte, petit et trapu, avec une barbe noire en éventail, en chemise et en gilet flottant librement. Ce dernier partit d’un rire caverneux de basse et s’écria à la ronde :

« Les amis, Dymov a tué un serpent ! Ma parole ! »

Certaines personnes, on peut saisir leur esprit rien qu’à leur voix et leur rire. L’homme à la barbe noire appartenait précisément à cette catégorie d’heureux mortels : son rire et sa voix exprimaient une stupidité complète. La séance de knout terminée, le blond Dymov leva son fouet et, en riant, lança une sorte de corde vers les pièces d’attelage.

« Ce n’est pas un vrai serpent, ce n’est qu’une couleuvre », cria quelqu’un.

L’homme à la démarche raide et à la tête emmaillotée s’approcha vivement du serpent et leva au ciel ses bras en forme de cannes.

« Scélérat ! cria-t-il d’une voix plaintive et assourdie. Pourquoi tuer cette couleuvre ? Elle t’avait fait quelque chose, maudit que tu es ? Un tueur de couleuvres, rien que ça ! Et si on te faisait pareil ?

— On ne doit pas tuer les couleuvres, pour sûr…, marmonna tranquillement Panteleï. Jamais… Ce n’est pas une vipère. Elle a certes l’allure d’un serpent, mais c’est une créature paisible, inoffensive… Elle aime les hommes… Pauvre couleuvre… »

Sans doute Dymov et le barbu avaient-ils honte, car ils éclatèrent de rire et repartirent lentement vers leurs chariots. Lorsque le chariot de queue parvint à la hauteur de l’endroit où gisait la couleuvre, l’homme à la tête emmaillotée, resté à la contempler, se tourna vers Panteleï et lui demanda d’une voix plaintive :

« Dis, grand-père, pourquoi donc l’a-t-il tuée ? »  

Iégorouchka distinguait à présent son visage, il avait de petits yeux éteints, le visage d’un gris maladif et comme éteint, lui aussi, alors que son menton était rouge et très enflé.

« Dis, grand-père, pourquoi donc l’a-t-il tuée ?  reprit l’homme en marchant à côté de Panteleï.

— Il est bête, les mains lui démangent, voilà tout, répondit le vieillard. Et il ne faut jamais tuer les couleuvres… Pour sûr… Dymov n’en fait jamais d’autres, il tape sur tout ce qui lui tombe sous la main, et Kirioukha n’est pas intervenu. Il aurait fallu, mais lui : ha-ha-ha, et puis ho-ho-ho… Mais toi, Vassia, ne te fâche pas… pourquoi se mettre en colère ? Ils l’ont tuée, grand bien leur fasse… Dymov n’en fait jamais d’autres et Kirioukha est stupide… Ça ne fait rien… les gens bêtes, qui ne comprennent rien, grand bien leur fasse. Éméliane, par exemple, ne fait jamais rien à ceux qu’il faut laisser en paix. Jamais rien, pour sûr… Parce qu’il a de l’instruction, lui, tandis qu’ils sont stupides… Éméliane, lui… Il ne leur fait rien. »

L’homme au paletot roux et à la protubérance, celui qui était à la tête d’un chœur invisible, avait entendu mentionner son nom, il s’arrêta pour attendre Panteleï et Vassia, et se mit à marcher avec eux.

« De quoi parlez-vous ? demanda-t-il d’une voix étouffée, un peu sifflante.

— C’est Vassia qui est en colère, répondit Panteleï. J’ai essayé de lui dire, comme-ci comme-ça, de ne pas se fâcher… Ehh, mes pieds me font mal, ils ont pris froid ! Eh… hhh ! J’ai des démangeaisons, un dimanche, jour du Seigneur !

— C’est à cause de la marche, fit Vassia.

— Non, mon petit gars, non… Ce n’est pas la marche. Lorsque je marche, je me sens mieux, alors que si je me couche et que je me réchauffe, c’est horrible. Je suis plus à l’aise en marchant. »

Dans son manteau roux, Éméliane se planta entre Panteleï et Vassia en agitant la main, comme si les deux autres allaient se mettre à chanter. Cette mimique se poursuivit un petit moment, puis il abaissa son bras et poussa un cri de désespoir :

« Je n’ai pas de voix ! fit-il. Quelle guigne ! Toute la nuit, jusqu’au matin, je nous ai vus chanter le triple “Seigneur, aie pitié”  au mariage[30] de Marinovski ; je l’ai dans la tête et la gorge… c’est comme si je l’avais chanté, seulement, impossible ! Je ne suis pas en voix ! »

Il se tut quelques instants, ruminant quelque pensée, et poursuivit :

« J’ai été chantre quinze ans, parmi tous les ouvriers de Lougansk, il ne se trouvait personne, je crois bien, pour rivaliser avec moi, mais, depuis que je me suis baigné en quatre-vingt-trois dans ce maudit Donets, je ne peux plus attaquer une seule note correctement. J’ai pris froid à l’intérieur du gosier. Pour moi, ne pas avoir de voix, c’est comme ne pas avoir de mains pour un ouvrier.

— Pour sûr, reconnut Panteleï.

— Je crois bien que je suis un homme fini. »

Juste à ce moment, Vassia aperçut Iégorouchka. Ses yeux s’étrécirent un peu plus et se firent mielleux.

« Le petit monsieur nous accompagne ! dit-il en se cachant le nez de sa manche, comme pris de honte. Voilà un cocher d’importance ! Reste avec nous, tu voyageras avec le convoi, avec la laine. »

L’idée de la cohabitation dans un seul et même corps du petit monsieur et d’un cocher lui semblait assurément fort drôle, car il gloussa longuement de rire et poursuivit sur ce thème. Éméliane jeta lui aussi un coup d’œil en hauteur vers Iégorouchka, mais bien vite, et sans chaleur. Il était absorbé par ses propres pensées et, sans Vassia, n’aurait pas remarqué Iégorouchka. Il ne s’écoula pas cinq minutes que déjà il se remettait à agiter la main puis, dépeignant à ses compagnons de route la beauté du chant religieux Seigneur, aie pitié dont il s’était souvenu durant la nuit, il se mit le fouet sous le bras et se mit à diriger des deux mains.

À une verste du village, le convoi s’arrêta à côté d’un puits à chadouf. En faisant descendre son seau dans le puits, Kirioukha, l’homme à la barbe noire, appuya son ventre contre la margelle et introduisit dans la gueule sombre sa tête velue, ses épaules et une partie de son buste, de sorte que Iégorouchka ne voyait plus que ses jambes courtaudes effleurant la terre ; ayant aperçu son reflet tout au fond du puits, de plaisir, il partit d’un rire stupide de basse, que l’écho lui retourna ; quand il se redressa, il avait le visage et le cou rouges comme de l’andrinople. Dymov s’approcha le premier pour boire. Il buvait en riant, s’interrompant pour raconter quelque chose de drôle à Kirioukha, du coup, il avala de travers et envoya à la volée une bordée d’injures, dont put profiter la steppe entière. Iégorouchka ne comprenait pas les mots en question, mais il savait très bien que c’étaient de vilains mots. Il connaissait l’aversion tacite de sa famille et de son entourage pour de telles expressions et percevait ce sentiment sans en connaître la cause, s’étant fait à l’idée que dire à voix haute de tels mots était un privilège réservé aux ivrognes et aux violents. Repensant à la mise à mort de la couleuvre, il prêta l’oreille au rire de Dymov et en éprouva quelque haine contre cet individu. Et comme par un fait exprès, Dymov l’aperçut à ce moment qui se glissait au bas du chariot pour aller au puits ; il se mit à rire lourdement et s’écria :

« Hé, les amis, le petit vieux a eu un enfant, cette nuit ! »

Kirioukha fit entendre son rire de basse caverneux. Un autre se mit aussi à rire, tandis que Iégorouchka, tout rouge, en conclut de façon irrévocable que ce Dymov était un sale type.

Les cheveux clairs et frisés, tête nue et la chemise ouverte sur la poitrine, Dymov semblait joli garçon, et d’une force peu commune. Chacun de ses mouvements trahissait l’espièglerie d’un hercule turbulent et sûr de lui. Il roulait des épaules, se mettait les mains sur les hanches, parlait plus fort que tout le monde, riait de même, et avait l’air de quelqu’un s’apprêtant à étonner le monde entier en soulevant d’une main quelque chose d’extrêmement lourd. Son regard espiègle et polisson glissait le long de la route, remontait le convoi, partait vers le ciel sans s’arrêter sur rien, on aurait dit qu’il cherchait, pour se désennuyer, une autre créature à tuer, histoire de rire un peu. Visiblement, il ne redoutait personne, n’admettait aucune contrainte et, à coup sûr, se moquait pas mal de l’opinion de Iégorouchka… Et celui-ci, de toute son âme, haïssait sa tête aux cheveux clairs, son visage franc et sa force physique, il entendait son rire avec crainte et dégoût et se demandait quelle injure lui sortir pour se venger.

Panteleï s’approcha à son tour du seau. Sortant de sa poche un petit verre de veilleuse verdâtre, il l’essuya avec un chiffon, le plongea dans le seau et l’en retira, but, recommença l’opération, puis, roulant de nouveau le verre dans le chiffon, il fourra le tout dans sa poche.

« Grand-père, tu bois dans un verre de veilleuse ? s’étonna Iégorouchka.

— Certains boivent dans le seau, d’autres dans un verre de veilleuse, répondit évasivement le vieil homme. Chacun à sa façon… Tu peux boire dans le seau, à ta santé…

— Mon petit pigeon, ma petite beauté, déclara soudain Vassia d’une voix caressante et plaintive. Mon petit pigeon ! »

Ses yeux étaient fixés au loin, humides, souriants, et son visage reprit l’expression qu’il avait eue en découvrant Iégorouchka.

« Tu parles à qui ? demanda Kirioukha.

— Un renardeau… Couché sur le dos, il folâtre comme un petit chien… »

Tous se mirent à regarder au loin, cherchant des yeux le petit renard, en vain. Vassia était bien le seul à voir quelque chose, de ses yeux gris et troubles, et à s’extasier. Comme s’en persuada plus tard Iégorouchka, il avait le regard extrêmement perçant. Il y voyait si bien que la steppe qui paraissait aux autres un désert brun était pour lui toujours animée et pleine de vie. Braquait-il ses yeux dans le lointain qu’il apercevait aussitôt un renard, un lièvre, une outarde ou quelque autre animal restant à l’écart. Il n’est pas difficile d’observer la course d’un lièvre ou l’envol d’une outarde, chacun en est capable en traversant la steppe — autre chose est de surprendre dans leur quotidien les animaux sauvages lorsqu’ils ne courent pas, ni ne sautent, ni ne jettent de tous côtés des regards inquiets. Or, Vassia distinguait les renards en train de jouer, les lièvres se débarbouillant avec leurs pattes, les grandes outardes nettoyant leurs ailes et les tétras paradant. Cette acuité visuelle permettait à Vassia d’ajouter au monde ordinaire, visible par tous, son propre univers, inaccessible aux autres et assurément fort beau puisque, lorsqu’il était en pleine observation et s’extasiait, il était difficile de ne pas l’envier.

Alors que le convoi s’ébranlait de nouveau, au village, le carillon de l’église se mit à sonner la messe.

  

V

Le convoi s’établit au bord de la rivière, du côté du village. Le soleil était aussi brûlant que la veille, l’air restait morose et figé. Sur la rive poussaient quelques saules dont l’ombre se perdait  inutilement dans l’eau, on étouffait même à l’ombre des chariots, c’était assommant. L’eau où se reflétait le bleu du ciel se faisait terriblement tentante.

Le roulier Stiopka, le seul désormais auquel Iégorouchka prêtait attention, un jeune Ukrainien de dix-huit ans, en chemise longue flottante et, descendus sur les chevilles, de larges pantalons qui prenaient, quand il marchait, des allures d’étendards, se déshabilla en toute hâte, dévala la berge abrupte et piqua une tête. Après trois plongeons, il se mit à nager sur le dos en fermant les yeux de béatitude. Son visage était à la fois souriant et contracté, comme si quelqu’un lui faisait des chatouilles trop vigoureuses, provoquant à la fois le rire et la douleur.

Les jours de canicule, lorsqu’on suffoque de chaleur, le clapotement de l’eau et la bruyante respiration d’un baigneur résonnent comme une agréable musique. Dymov et Kirioukha, les yeux fixés sur Stiopka, se dépêchèrent de se déshabiller et, l’un après l’autre, se jetèrent à l’eau avec de grands rires, savourant leur plaisir à l’avance. Et la paisible et discrète rivière retentit de clapotis d’eau, d’ébrouements et de cris. Kirioukha toussait, riait et criait comme si l’on voulait le noyer, tandis que Dymov le poursuivait en essayant de lui attraper les jambes.

« Hé hé hé ! criait-il. Attention, je te tiens ! »

Kirioukha, ravi, gloussait de rire, avec sur le visage la même expression de stupeur abrutie que sur la terre ferme, comme s’il avait reçu, par derrière, un coup de massue sur le crâne. À son tour, Iégorouchka se déshabilla, mais il ne dévala pas la pente et, prenant son élan, sauta d’une hauteur d’une sagène et demie. Décrivant dans l’air un arc de cercle, il plongea, s’enfonça profondément, sans pour autant toucher le fond ; une chose vigoureuse, froide et agréable au toucher, s’empara de lui et le fit remonter la surface. Il émergea et, en reniflant et en projetant des bulles, ouvrit les yeux ; mais le soleil se reflétait dans l’eau juste à côté de lui. Des étincelles aveuglantes, suivies d’arcs-en-ciel et de taches sombres, remplirent ses yeux ; il replongea en vitesse, ouvrit les yeux sous l’eau et aperçut une lueur verdâtre semblable à un ciel de clair de lune. Sans lui permettre de toucher le fond et de rester au frais, la même force le propulsa vers le haut, le faisant de nouveau émerger, et il expira si fort qu’il ressentit un creux jusque dans l’estomac. Puis, voulant profiter au maximum de l’eau, il s’offrit tous les luxes possibles : se prélasser en faisant la planche, éclabousser à la ronde,  faire des culbutes, nager sur le ventre, sur le côté et sur le dos, faire la chandelle — tout y passa, jusqu’à ce qu’il soit fatigué. La rive opposée arborait des bancs touffus de roseaux que le soleil peignait d’or et, en jolies grappes, les fleurs de roseau penchaient leurs têtes vers l’eau. À un endroit, les roseaux s’agitaient, ses fleurs s’inclinant davantage : c’étaient Stiopka et Dymov qui, à grand fracas, « détachaient » les écrevisses.

« Une écrevisse ! Visez-moi ça, les amis : une écrevisse ! » s’écria triomphalement Kirioukha, exhibant en effet une écrevisse.

Iégorouchka nagea vers les roseaux,  plongea et se mit à fureter au pied des roseaux. En farfouillant dans la vase gluante, il sentit du bout des doigts quelque chose de piquant et de répugnant, peut-être bien une écrevisse, pour le coup, mais juste à ce moment-là, quelqu’un lui attrapa la jambe et le remorqua vers le haut. Buvant la tasse et toussant, Iégorouchka ouvrit les yeux pour voir juste à côté de lui le visage tout mouillé et rieur de ce polisson de Dymov. Le farceur respirait lourdement, et ses yeux indiquaient clairement qu’il n’allait pas en rester là. Il tenait fermement la jambe de Iégorouchka et levait déjà l’autre bras pour le saisir au cou, mais celui-ci, rempli de dégoût et de d’effroi, comme s’il craignait affreusement que l’hercule ne s’amusât à le noyer, s’arracha de son étreinte en proférant :

« Sombre crétin ! Je vais t’en coller une ! »

Sentant que cela n’exprimait pas suffisamment la haine qu’il ressentait pour l’autre, il réfléchit un peu et ajouta :

« Canaille ! Fils de chien ! »

Mais Dymov, comme si de rien n’était, sans plus faire attention à Iégorouchka, nageait vers Kirioukha en criant :

« Hé-hé-hé ! Allez, on va pêcher, les gars ! On va pêcher !

— Pourquoi pas ? accepta Kirioukha. Il doit y avoir pas mal de poissons, ici…

— Stiopka, cours au village demander un filet aux moujiks.

— Ils ne voudront jamais !

— Mais si ! Demande ! Au nom du Christ : nous sommes des voyageurs[31].

— C’est vrai ! »

Steak sortit de la rivière, enfila rapidement ses vêtements et, nu-tête, ses larges pantalons bouffant autour de lui, courut au village. La baignade avait perdu tout charme pour Iégorouchka à la suite de son altercation avec Dymov, Il sortit de l’eau et se mit à se rhabiller. Panteleï et Vassia, assis toutes jambes pendantes sur la berge abrupte, regardaient les baigneurs. Près de la rive, Éméliane se tenait nu dans la rivière, de l’eau jusqu’aux genoux, se retenant aux herbes d’une main pour ne pas tomber et se passant l’autre main sur le corps. Il offrait un spectacle comique avec ses omoplates osseuses, sa tubérosité sous l’œil, son corps tout courbé et sa peur manifeste de l’eau. Il avait une expression grave et sévère, regardait l’eau d’un air fâché, de l’air de quelqu’un s’apprêtant  à injurier cette eau parce que celle du Donets lui avait causé un refroidissement et fait perdre sa voix.

« Pourquoi ne vas-tu pas te baigner ? demanda Iégorouchka à Vassia.

— Comme ça… Je n’aime pas me baigner…, répondit celui-ci.

— Et pourquoi as-tu le menton enflé ?

— Ça me fait mal… Mon petit monsieur, je travaillais dans une fabrique d’allumettes, avant… Le médecin a dit que c’est ça qui m’a enflammé la mâchoire. Dans ce genre d’usine, l’air est vicié. En dehors de moi, trois autres gars ont eu la mâchoire qui gonflait, Chez l’un d’eux, elle s’est complètement putréfiée. »

Peu après, Stiopka revint avec une seine. D’être longtemps restés dans l’eau, Dymov et Kirioukha avaient bleui et s’étaient enroués, mais ils se mirent à pêcher avec frénésie. Ils commencèrent par un endroit où l’eau était profonde, du côté des roseaux ; Dymov avait de l’eau jusqu’au cou tandis que Kirioukha, plus petit, disparaissait complètement, s’étranglant et faisant des bulles, et Dymov, se cognant aux racines hérissées de piquants des roseaux, perdit l’équilibre et s’emmêla dans le filet, l’un et l’autre se débattant bruyamment, transformant la partie de pêche en jeu de gamins.

« C’est drôlement profond ! fit d’une voix sifflante Kirioukha. Impossible de prendre quoi que ce soit !

— Ne tire pas, que diable ! criait Dymov qui s’efforçait d’arranger la disposition de la seine. Maintiens-la à deux mains !

— Vous n’attraperez rien à cet endroit-là ! leur cria de la berge Panteleï. Vous faites seulement peur aux poissons, tas d’idiots ! Allez donc à gauche ! C’est moins profond, là-bas ! »

On vit une fois briller un poisson de taille respectable au-dessus du filet ; on poussa des cris en chœur, et Dymov flanqua un coup de poing à l’endroit où le poisson avait disparu, son visage exprimant tout de suite après le dépit.

« Hé ! s’écria Panteleï, tapant du pied. Vous avez raté une perche ! Elle a filé ! »

Prenant à gauche, Dymov et Kirioukha arrivèrent à un bas-fond où la pêche put vraiment commencer. Ils s’étaient écartés d’environ trois cents pas des chariots ; on les voyait s’efforcer de se rapprocher des roseaux sans faire de bruit, traînant le filet en eau plus profonde, s’efforçant de rabattre les poissons vers la seine en les effrayant à grands coups de poings dans l’eau et en agitant les roseaux. Ils marchèrent vers l’autre rive, y traînèrent encore le filet, puis revinrent, désappointés, vers les roseaux en levant haut les jambes. On n’entendait pas ce qu’ils se disaient. Ils avaient le dos brûlé par le soleil, les mouches les dévoraient et leur corps de bleui devint tout rouge. Derrière eux, un seau dans les mains, la chemise remontée sous les aisselles et retenue avec les dents, marchait Stiopka. À chaque prise, il levait en l’air un poisson étincelant au soleil et criait :

« Regardez-moi cette perche ! Nous en avons déjà pris cinq ! »

On les voyait tous les trois avec le filet, ralentis par la vase et luttant avec elle, jetant quelque chose dans le seau, rejetant autre chose ; parfois, ce qui avait été trouvé dans le filet passait de main en main, examiné avec curiosité puis rejeté aussi…

« Vous avez trouvé quoi ? » leur criait-on depuis la berge. 

Stiopka criait une réponse qu’on percevait mal. Le voilà qui sortait de l’eau et, tenant son seau à deux mains en oubliant de laisser flotter sa chemise, courait vers les chariots.

« Celui-ci est plein ! criait-il, hors d’haleine. Donnez m’en un autre ! »

Iégorouchka jeta un coup d’œil dans le seau : il était plein ; un jeune brochet sortait sa vilaine gueule de l’eau, des écrevisses et de menus poissons grouillant à côté de lui. Iégorouchka plongea la main au fond et agita l’eau ; le brochet se cacha derrière les écrevisses, une tanche et une perche prirent sa place en haut. Vassia vint regarder également. Ses yeux redevinrent liquides et son visage reprit l’expression caressante qu’il avait eue en contemplant le renard. Il retira du seau quelque chose qu’il porta à sa bouche et se mit à mâcher. Cela croustillait.

« Les amis, dit avec étonnement Stiopka, Vasska mange un goujon vivant ! Pouah !

— Pas un goujon, un barbillon, répondit paisiblement Vassia, mâchant toujours. »

Ayant extrait de sa bouche la queue du poisson, il la contempla puis la remit dans sa bouche. Tandis que Vassia mâchait et que ses dents faisaient toujours entendre de petits craquements, Iégorouchka eut l’impression de ne pas avoir devant lui une créature humaine. Le menton enflé de Vassia, ses yeux éteints, sa vision extraordinairement aiguë et la délectation avec laquelle il mâchait la queue de ce poisson le faisaient ressembler à un animal.

Iégorouchka ressentit de l’ennui, à rester à ses côtés. D’ailleurs la pêche était terminée. Il s’approcha des chariots, resta un moment songeur puis, s’ennuyant toujours, se traîna jusqu’au village. 

Peu après, il se trouvait déjà dans l’église et, s’appuyant de la tête contre quelqu’un dont le dos sentait le chanvre, il écoutait chanter le chœur. La messe touchait à sa fin. Iégorouchka n’entendait rien aux chansons d’église, elles le laissaient indifférent. Ayant prêté un peu l’oreille, il bâilla et se mit à observer les nuques et les dos. Il reconnut Éméliane à sa nuque rousse, encore humide du bain. La nuque était rasée en arc de cercle, un peu plus haut que nécessaire ; les tempes aussi étaient tondues trop haut et les oreilles rouges d’Éméliane pointaient comme deux bardanes, on aurait dit qu’elles ne se sentaient pas à leur place. À la vue de cette nuque et de ces oreilles, Iégorouchka se dit sans savoir pourquoi que, à coup sûr, Éméliane était très malheureux. Il se souvint de sa façon de mener un chœur invisible, de sa voix enrouée, de son air peureux à la baignade et ressentit pour lui une grande pitié. Il eut envie de lui adresser des paroles réconfortantes.

« Me voici ! » dit-il en lui attrapant la manche.

Les gens qui chantent dans un chœur en qualité de ténor ou de basse, et plus particulièrement ceux qui ont déjà eu l’occasion, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, d’être chef de chœur, ont coutume de regarder les garçons sévèrement, voire avec sauvagerie. Lorsqu’ils cessent d’être chanteurs, cette habitude leur reste. Se retournant vers Iégorouchka, Éméliane le regarda par en-dessous et lui dit :

« Tiens-toi bien à l’église ! »

Sur ce, Iégorouchka se faufila vers l’avant, se rapprochant de l’iconostase. Les gens qu’il y vit l’intéressèrent. À droite, sur un tapis, se tenaient en avant de tous une dame et un monsieur. Il y avait une chaise derrière eux deux. Le monsieur portait un complet de soie grège, restait figé comme un soldat rendant les honneurs et levait bien haut son menton bleui par le feu du rasoir. Avec son petit col montant, son menton bleuâtre, son début de calvitie et sa canne de jonc, il avait un air extrêmement digne. Un excédent de dignité lui faisait tendre le cou et le menton vers le haut si fortement qu’on pouvait redouter à chaque instant de voir sa tête se détacher et s’envoler. La dame, plus de première jeunesse, corpulente, en châle de soie blanche, penchait la tête de côté et avait l’air de quelqu’un venant de prêter de l’argent et protestant : « Ne me dites pas merci ! Je n’aime pas qu’on me remercie… » Les Ukrainiens formaient une muraille épaisse autour du tapis.

Iégorouchka s’approcha de l’iconostase, se collant presque contre les icônes locales. Devant chacune, il fit une génuflexion en s’inclinant jusqu’à terre, se retournant dans cette position pour regarder les gens, puis se relevant pour passer à la suivante. Effleurer du front le sol froid lui causait un vif plaisir. Lorsque le gardien sortit du sanctuaire avec de longs éteignoirs pour s’occuper des cierges, il se releva d’un bond et courut vers lui.

« On a déjà distribué le pain bénit ?

— Non, non…, murmura d’un air morose le veilleur. On ne le fait pas, là. »

La messe prit fin. Iégorouchka sortit sans se presser de l’église et se mit à se promener sur la place. Il avait déjà, dans sa vie, vu pas mal de villages, de places et de moujiks, si bien que tout ce qui lui tombait sous les yeux ne présentait strictement aucun intérêt pour lui. S’ennuyant toujours et désireux de tuer le temps d’une façon ou d’une autre, il entra dans une petite boutique à la large enseigne rouge vif au-dessus de la porte d’entrée. La boutique comprenait deux moitiés, spacieuses mais mal éclairées : l’une servait à la fois d’épicerie et de magasin de tissu, tandis que la deuxième abritait des tonneaux de goudron ainsi que des colliers de cheval accrochés au plafond ; cette dernière exhalait une bonne odeur de cuir et de goudron. Le sol du magasin était humide ; quelque libre-penseur à l’imagination fertile devait se charger de l’arroser, car il était recouvert d’arabesques et de signes cabalistiques. Au fond du magasin, le ventre appuyé au comptoir, se tenait un boutiquier gras au visage large décoré d’un rond de barbe, un Russe, visiblement. Il buvait du thé, un morceau de sucre dans la bouche, poussant un profond soupir à chaque gorgée. Son visage affichait une complète indifférence, mais chacun de ses soupirs laissait entendre : « Attends un peu, tu vas voir de quel bois je me chauffe ! »

« Donne-moi pour un kopeck de graines de tournesol ! » lui dit Iégorouchka.

Le boutiquier leva les sourcils, sortit de derrière le comptoir et versa dans la poche de Iégorouchka des graines pour un kopeck, une petite boîte à pommade vide lui servant à mesurer la quantité. Iégorouchka n’avait pas envie de s’en aller. Il examina longuement les boîtes de pain d’épices, réfléchit et demanda, en montrant celle des pains d’épices de Viazma[32], entamée par la rouille, depuis le temps :

« C’est combien ?

— Un kopeck les deux. »

Iégorouchka sortit de sa poche le pain d’épices que lui avait offert la Juive, la veille, et demanda :

« Et ceux-là, tu les vends combien ? »

Le boutiquier prit le pain d’épices, l’examina sous toutes les coutures et leva un sourcil.

« Ceux-là ? »

Puis il leva l’autre sourcil, médita un instant et répondit :

« Trois kopecks les deux… »

Il y eut un silence.

« Vous êtes le fils de qui ? s’enquit le boutiquier en se versant du thé d’une théière de cuivre rouge.

— Le neveu d’Ivan Ivanytch.

— Il y a plus d’un Ivan Ivanytch », soupira le boutiquier ; son regard, se portant au-delà de la tête de Iégorouchka, alla jusqu’à la porte, il se tut un moment et demanda :

« Vous voulez du thé ?

— S’il te plaît… », accepta Iégorouchka sans grand entrain, même si son thé du matin lui manquait beaucoup. 

Le boutiquier lui en versa un verre qu’il lui tendit avec un morceau de sucre tout grignoté sur les bords. Iégorouchka s’assit sur un pliant et se mit à boire. Il aurait voulu encore savoir combien coûtait la livre[33] de dragées et venait de commencer à poser la question, lorsqu’un client se présenta, et le patron, mettant de côté son verre, alla s’en occuper. Il conduisit le client vers l’autre moitié de la boutique, celle qui sentait le goudron, et eut avec lui une longue conversation. L’homme, visiblement, se montrait têtu au plus haut point et fermé aux autres opinions, il hochait sans cesse la tête en signe de désaccord et reculait vers la porte. Le patron parvint à le convaincre de quelque chose et se mit à lui verser de l’avoine dans un grand sac.

« C’est vraiment de l’avoine ? fit tristement le client. On dirait de la balle, c’est pour les poules… Ah, je vais aller chez Bondarenko ! »

Au retour de Iégorouchka, un petit feu de camp fumait au bord de la rivière. Les rouliers se préparaient à manger. En pleine fumée se tenait Stiopka, en train de touiller un chaudron avec une cuillère ébréchée. Un peu sur le côté, les yeux rougis par la fumée, Kirioukha et Vassia étaient assis, vidant et nettoyant les poissons. Devant eux s’étendait par terre le filet couvert de vase et d’algues, où l’on voyait briller les poissons et ramper les écrevisses.

Rentré un peu plus tôt de l’église, Éméliane était assis à côté de Panteleï, il agitait la main et chantait d’une voix à peine perceptible : « Nous chantons pour Toi… » Dymov vaquait du côté des chevaux.

Ayant fini leur épluchage, Kirioukha et Vassia mirent les poissons et les écrevisses vivantes dans le seau pour les rincer, puis les versèrent dans l’eau bouillante.

« Si on ajoutait du lard ? demanda Stiopka, ôtant l’écume avec sa cuillère.

— Pour quoi faire ? Le poisson va libérer sa saveur », répondit Kirioukha.  

Avant de retirer le chaudron du feu, Stiopka y versa trois poignées de millet et une cuillère de sel ; pour finir, il goûta le mélange, clappa des lèvres, lécha la cuillère et gloussa de contentement — on pouvait passer à table.

Tous, sauf Panteleï, s’assirent autour du chaudron, s’apprêtant à jouer de la cuillère.

« Dites donc ! Donnez une cuillère au petit gars ! dit avec sévérité Panteleï. Et du thé, je crois bien qu’il en veut aussi !

— C’est une nourriture pour moujik, ça ! soupira Kirioukha. 

— Quand on en a envie, c’est très sain, la nourriture pour moujik. »

On passa une cuillère à Iégorouchka. Il se mit à manger debout, les yeux plongés dans le chaudron comme dans une fosse. Une odeur de poisson humide en montait, une écaille de poisson venait sans cesse s’empêtrer dans la bouillie ; il n’y avait  pas moyen d’attraper les écrevisses à la cuillère, les convives les saisissaient carrément dans le chaudron à pleines mains ; Vassia, en particulier, s’en donnait à cœur joie, plongeant même ses manches dans le chaudron. Mais cette bouillie parut fort savoureuse à Iégorouchka et lui rappela la soupe à l’écrevisse que sa petite maman préparait, à la maison, les jours de carême. Assis à l’écart, Panteleï mâchait du pain.

« Pourquoi tu ne manges pas, grand-père ? lui demanda Éméliane.

— Je ne mange pas d’écrevisses… Pouah ! » fit le vieillard en se détournant. 

En mangeant, la conversation allait bon train. De ces échanges, Iégorouchka comprit que tous ces gens nouvellement rencontrés avaient quelque chose en commun, en dépit des différences d’âges ou de caractère, une chose qui les rapprochait : ils avaient tous un passé glorieux et un présent misérable ; tous sans exception évoquaient leur passé avec enthousiasme et considéraient presque avec mépris leur présent. Le Russe aime le souvenir plus que la vie ; Iégorouchka ignorait ce fait jusqu’alors et, avant même la fin du repas, il s’était convaincu que siégeaient autour de lui des gens lésés et offensés par le destin. Panteleï racontait qu’autrefois, avant le chemin de fer, il avait accompagné des convois  à Moscou et à Nijni[34], gagnant tant d’argent qu’il n’arrivait pas à le dépenser. Et, à cette époque, il y avait de sacrés négociants ! Et les poissons ! Et comme tout était bon marché ! À présent, les voyages étaient plus courts, les marchands avares, le peuple appauvri, le pain était plus cher, la mesquinerie régnait, le monde se rétrécissait affreusement. Éméliane, quant à lui, disait qu’il avait servi comme chantre dans une usine de Lougantsk, qu’il possédait alors une voix remarquable et lisait parfaitement les notes, le voici devenu un moujik, vivant de la charité de son frère qui l’envoie accompagner ses chevaux et prélève la moitié de son salaire. Vassia travaillait jadis dans une fabrique d’allumettes ; Kirioukha était cocher chez des gens très bien, et passait pour le meilleur conducteur de troïka[35] du coin. Dymov, fils d’un moujik aisé, vivait comme un coq en pâte, oisif et ignorant la peine, mais à peine ses vingt ans sonnés que son inflexible père, voulant lui apprendre à travailler et redoutant qu’il ne tourne mal à rester à la maison, s’était mis à l’envoyer suivre les convois, comme un paysan-travailleur sans terre. Il n’y avait que Stiopka pour demeurer silencieux, mais l’expression de son visage dépourvu de moustache montrait clairement qu’il avait connu des temps incomparablement meilleurs…

Au souvenir de son père, Dymov cessa de manger et se renfrogna. Par en-dessous, il se mit à regarder les autres, et son regard s’arrêta sur Iégorouchka.

« Tu n’es pas chrétien ? Enlève ton chapeau ! dit-il avec grossièreté. Est-ce qu’on mange le chapeau sur la tête ? Et un barine[36], encore ! »

Iégorouchka enleva son chapeau sans dire un mot, mais la bouillie était devenue insipide et il n’entendit pas Panteleï et Vassia venir à son secours. Son cœur bouillonnait de haine contre le mauvais sujet, et il résolut de lui rendre son mal, quoi qu’il dût lui en coûter.

Le repas fini, ils se traînèrent vers les chariots et s’allongèrent à l’ombre.

« Grand-père, on va bientôt repartir ? demanda Iégorouchka à Panteleï.

— Quand Dieu le permettra… Pour le moment, il fait trop chaud… Seigneur, Ta volonté est reine… Étends-toi, mon petit gars ! »

Un ronflement s’éleva bientôt de dessous les chariots. Iégorouchka eut envie de retourner au village mais, se ravisant, il s’allongea avec un bâillement à côté du vieillard.

 

VI

Le convoi stationna toute la journée à côté de la rivière, et ne fit mouvement qu’au coucher du soleil.

Iégorouchka était de nouveau allongé sur son ballot de laine, le chariot grinçait doucement et se balançait, en bas marchait Panteleï, marquant le pas, se tapant sur les cuisses et marmonnant ; l’air de la steppe se remplissait de la même musique stridulante que la veille.

Étendu sur le dos, les mains croisées sous la nuque, Iégorouchka observait le ciel. Il regardait s’éteindre les lueurs d’incendie du crépuscule ; les anges gardiens, recouvrant l’horizon de leurs ailes dorées, se préparaient pour la nuit ; un heureux jour s’achevait, une nuit calme et bénéfique commençait, ils pouvaient bien rester tranquillement chez eux, au ciel… Iégorouchka voyait le ciel noircir peu à peu, l’obscurité descendre sur la terre, les étoiles s’allumer une à une.

Lorsqu’on regarde longuement le ciel, s’y enfonçant sans en détacher les yeux, alors un sentiment de solitude vient fusionner avec vos pensées et s’épancher dans votre âme. On commence à se sentir indiciblement seul, et tout ce qui était voisin, proche, s’éloigne et perd toute valeur. Les étoiles, accrochées au ciel depuis des millénaires, ce ciel lui-même, tellement incompréhensible, cette obscurité, ces éléments n’ayant qu’indifférence pour la brève existence humaine, lorsqu’on les scrute les yeux dans les yeux et que l’on s’efforce d’en saisir le sens, nous remplissent silencieusement d’angoisse ; cette solitude en appelle une autre, la solitude qui nous attend tous dans le tombeau, et la vie ne semble plus qu’épouvante et désespoir…

Iégorouchka repensait à sa grand-mère, qui dort à présent sous les cerisiers du cimetière ; il se souvint d’elle allongée dans son cercueil, deux pièces de cinq kopecks lui recouvrant les yeux, du couvercle apposé au cercueil, de sa descente au tombeau ; il avait encore dans l’oreille le son des mottes de terre tombant sur le couvercle du cercueil… Il se figura sa grand-mère dans l’étroite obscurité du cercueil, désarmée et abandonnée de tous. Son imagination lui dépeignait sa grand-mère se réveillant, ne comprenant pas où elle se trouve, frappant le couvercle, appelant au secours et, en fin de compte, retournant à la mort, épouvantée et à bout de forces. Il imagina morts sa petite maman, le père Christophe, la comtesse Dranitskaïa et Solomon. En dépit de tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’imaginer lui-même mort, loin de chez lui, faible et abandonné ; sa propre mort ne lui paraissait pas concevable, il ne mourrait jamais…

Or Panteleï, dont l’heure de mourir, elle, avait sonné, Panteleï, tout à ses pensées, les passait en revue.

« Ça ne fait rien… bonnes gens…, murmurait-il. On envoie étudier le petit gars, ensuite, on ne sait plus ce qu’il devient… À Slavianoserbsk, que je dis, il n’y a pas d’école supérieure, pas de quoi élever son esprit… Aucune, pour sûr… Et ce petit gars est très bien, pas à dire… Il grandira, il aidera son père. Toi, Iégori, pour le moment tu es un petit garçon, mais tu grandiras et tu feras vivre tes parents. C’est la volonté de Dieu… Ton père et ta mère respecteras… Moi aussi, j’avais des enfants, ils sont morts dans les flammes… Et mon épouse, et mes enfants… Pour sûr, notre isba a brûlé la nuit de l’Épiphanie… Moi, je n’y étais pas, j’étais parti à Orel. À Orel… La Maria s’était sauvée dehors, elle s’est souvenue que les enfants dormaient à la maison, elle est revenue et a péri dans les flammes, avec les enfants… Hé oui… Le lendemain, on n’a plus retrouvé que des os. »

Aux environs de minuit, Iégorouchka et les convoyeurs se retrouvèrent à nouveau assis autour d’un feu de camp. Le temps que les mauvaises herbes s’enflamment, Vassia et Kirioukha partirent chercher de l’eau dans un petit ravin ; ils disparurent dans l’obscurité, mais on continuait à entendre le tintement de leurs seaux et le son de leurs voix ; la combe ne devait pas être loin, du coup. La lueur du feu faisait par terre une grande tache vacillante ; en dépit de la lumière prodiguée par la lune, cette tache rouge rendait les ténèbres avoisinantes encore plus profondes. Les hommes avaient cette lueur dans les yeux, elle ne leur laissait voir qu’une fraction de la grande route ; seuls se devinaient les chariots avec les ballots et les chevaux, comme des monticules de forme indéfinissable. À vingt pas du foyer, à la limite de la route, là où commençaient les champs, se tenait, penchée de côté, une croix funéraire en bois. Iégorouchka eut le temps de remarquer, avant que le feu n’empêche de voir au loin, une deuxième croix, aussi ancienne et inclinée que la première, de l’autre côté de la large route.

De retour avec l’eau, Vassia et Kirioukha en remplirent un chaudron qu’ils installèrent sur le feu. Stiopka, sa cuillère ébréchée à la main, prit place dans la fumée auprès du chaudron et, observant l’eau d’un œil pensif, attendit que l’écume se montrât. Éméliane et Panteleï étaient assis côte à côte, silencieux tous les deux, plongés dans leurs pensées. Dymov était allongé à plat ventre, la tête reposant sur les poings, les yeux fixés sur le feu. L’ombre de Stiopka jouait sur lui, renvoyant dans l’obscurité son beau visage, pour le refaire surgir l’instant d’après… Vassia et Kirioukha traînaient un peu plus loin, rassemblant des herbes et des écorces pour nourrir le feu. Les mains dans les poches, Iégorouchka regardait celui-ci dévorer les herbes.

Tous se reposaient, rêvassant, leurs regards se perdant fugitivement du côté de la croix sur laquelle bondissaient des taches rouges. Une tombe isolée a toujours quelque chose de triste, c’est un appel au rêve poétique au plus haut point… D’elle émane un silence qu’on perçoit et qui fait ressentir la présence d’une âme, celle de l’inconnu gisant sous la croix. Se trouve-t-elle bien dans la steppe ? Ne languit-elle pas sous la lune ? La steppe elle-même, dans les parages, paraît triste, mélancolique, pensive, l’herbe s’attriste et le grillon retient son chant… Nul ne passe sans prêter attention à cette âme solitaire et sans se retourner vers cette tombe, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus visible, restée loin en arrière et happée par les ténèbres…

« Grand-père, qu’est-ce c’est que cette croix ? » demanda Iégorouchka.

Panteleï jeta un coup d’œil à la croix, puis à Dymov, avant de demander :

« Mikola, ce n’est pas ici que les faucheurs ont tué les marchands ? »

De mauvaise grâce, Dymov s’appuya sur un coude, regarda la route et répondit :

« Tout juste. »

Il y eut un silence. Kirioukha se mit à rouler l’herbe sèche et craquante en boules qu’il plaçait sous le chaudron. Le feu pétilla plus vivement ; Stiopka reçut une bouffée de fumée noire et l’ombre de la croix se promena sur la route, longeant rapidement les chariots.

« Oui, ils les ont tués…, dit à contre-cœur Dymov. Les marchands, un père et son fils, s’en allaient vendre des icônes. Ils se sont arrêtés pas loin d’ici, à l’auberge que tient maintenant Ignate Fomine. Le vieux a bu plus qu’il ne fallait et s’est mis à raconter, pour se vanter, qu’il avait plein d’argent. Les marchands, c’est connu, aiment bien se vanter, à Dieu ne plaise… Ils ne peuvent pas s’empêcher de faire admirer. Des faucheurs passaient justement la nuit à l’auberge. Alors, ils ont entendu l’autre se vanter, et ils ont compris de quoi il retournait.

— Ah, Seigneur… Sainte Vierge ! soupira Panteleï.

— Le lendemain, au point du jour, poursuivit Dymov, les marchands se mirent en route, et les faucheurs se mêlèrent à eux. « Faisons route ensemble, Votre Honneur. Ce sera plus gai, et aussi plus sûr, c’est un coin perdu, ici… » Pour ne pas esquinter les icônes, les marchands allaient doucement, ce qui faisait l’affaire des faucheurs…

Dymov s’agenouilla et s’étira.

« Oui, continua-t-il avec un bâillement, rien ne se passa jusqu’à ce que les marchands arrivent ici, et tout d’un coup les autres leur tombèrent dessus à coups de faux. Le fils, un gaillard, réussit à s’emparer d’une des faux et se mit aussi à jouer de l’instrument… Seulement, bien sûr, il eut le dessous, parce que les autres étaient sept ou huit. Ils ont tailladé les marchands au point que leurs corps n’étaient plus que des plaies ; pour finir, ils les ont emportés hors de la route, le père d’un côté et le fils de l’autre. En face de cette croix, de l’autre côté de la route, il y en a une deuxième… Se voit-elle encore ? Je ne sais pas… On ne distingue rien, d’ici.

— Elle est toujours là, dit Kirioukha.

— À ce qu’on dit, ils n’ont pas trouvé beaucoup d’argent, après ça.

— Assez peu, confirma Panteleï. Une centaine de roubles.

— Oui, et trois d’entre eux moururent ensuite, parce que le fils les avait blessés pour de bon… Ils se sont vidés de leur sang. À l’un, le jeune marchand avait tranché un bras, on dit qu’il a couru quatre verstes sans son bras, on l’a retrouvé sur une petite butte du côté de Kourikovoï. Accroupi, la tête sur les genoux, comme un qui médite, seulement, à mieux regarder, il était mort…

— On l’a trouvé en remontant la piste sanglante qu’il laissait… », dit Panteleï.

Tous regardèrent la croix, et le silence retomba. Venant sans doute du petit ravin, leur parvint le cri plaintif de l’oiseau : « Je dors ! Je dors ! Je dors ![37]… »

« Les mauvaises gens, ce n’est pas ça qui manque, fit Éméliane.

— Pour ça, non ! appuya Panteleï qui se rapprocha du feu avec une expression quasiment de frayeur. Il y en a beaucoup, poursuivit-il à mi-voix. Dans ma vie, j’en ai vu tant et plus… Des méchants… J’ai vu une quantité de saints et de justes, mais les pécheurs sont en nombre illimité… Sauve-nous et prends-nous en pitié, Reine des Cieux… Un jour, je me souviens, il y a de ça trente ans au moins, j’accompagnais un marchand de Morchansk. Un marchand renommé, important et riche… ce marchand… Homme très correct, d’ailleurs… Donc, nous étions en voyage, et nous nous sommes arrêtés pour la nuit dans une auberge. Mais en Russie, les auberges ne sont pas, comme ici, à la frontière[38]. Les cours d’auberge ont un toit, comme les entrepôts ou, disons, les hangars à fourrage, dans les bonnes exploitations, sauf que les hangars sont plus grands. Bref, une fois arrêtés, tout allait bien. Mon marchand avait sa petite chambre, moi j’étais avec les chevaux, au poil ! Donc, les amis, je fais ma prière, comme qui dirait avant de dormir, et je vais faire un petit tour dans la cour. Il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte. Je me suis un peu promené comme ça, jusqu’aux chariots, tiens, et là, je vois trembloter une lueur. Qu’est-ce donc ? Les patrons, pour moi, étaient couchés depuis un moment et, mis à part mon marchand et moi, il n’y avait personne à l’auberge… D’où venait cette lueur ? J’ai été pris du doute[39]… Me suis approché… de cette lueur… Seigneur, sauve-nous, aie pitié, Reine des Cieux ! Je vois à ras du sol une petite fenêtre grillagée… dans la maison… Je m’allonge par terre et je jette un coup d’œil ; j’en ai eu des sueurs froides… »    

Du mieux qu’il pouvait, sans faire de bruit, Kirioukha mit une touffe d’herbes dans le feu. Le vieillard attendit que les pétillements et les craquements diminuent pour reprendre son récit.

« Je jette un coup d’œil, je vois une cave, très grande, sombre et sinistre… Sur un tonneau brûle une petite lanterne. Au beau milieu de la cave se tiennent une dizaine d’hommes en chemises rouges, les manches retroussées, en train d’aiguiser de longs couteaux… Hé là ! Nous sommes tombés sur des brigands… Que faire ? J’ai couru réveiller sans bruit mon marchand, et je lui ai dit : “Ne t’affole pas, marchand, mais nous sommes dans de sales draps… c’est un repaire de brigands, ici.” Le voilà qui change d’expression et qui demande : “Qu’allons-nous faire, Panteleï ? J’ai sur moi beaucoup d’argent, l’argent des orphelins… Je recommande mon âme à Dieu, qu’il dit, je n’ai pas peur de mourir, mais perdre l’argent des orphelins serait terrible…” Que faire, en effet ? Le portail est verrouillé, on pourrait se glisser sous la palissade, s’il y avait une, seulement, c’est une cour fermée, ici !… “Bon, je fais, marchand, il ne faut pas s’affoler, mais prier Dieu. Il ne laissera sans doute pas faire de tort à des orphelins. Reste ici, que je dis, sans sourciller, moi, pendant ce temps-là, je vais réfléchir…” D’accord… J’adresse une prière au Seigneur, et celui-ci m’indique comment faire… Je grimpe sur notre voiture et, tout doucement, sans faire aucun bruit, je déchire la paille du toit, je pratique une ouverture et je me glisse au-dehors. À l’extérieur… Ensuite, j’ai sauté du toit et j’ai cavalé à toutes jambes le long de la route. J’ai couru à en mourir… J’ai dû parcourir cinq verstes sans reprendre haleine, au bas mot… Dieu merci, je vois un village devant moi. J’ai couru à une isba, j’ai cogné au carreau. “Des orthodoxes comme vous, j’explique, ne permettront pas qu’on assassine de bons chrétiens…” J’ai réussi à persuader tout le monde… les moujiks se sont rassemblés, et nous voilà repartis ensemble… Qui avec des cordes, qui avec des gourdins ou des fourches… On a enfoncé le portail de l’auberge, et, tout de suite, direction la cave… Les brigands, quant à eux, avaient fini d’affûter leurs couteaux et se préparaient à égorger le marchand. Les moujiks s’en sont saisi, les ont ligotés et tous amenés à la maréchaussée. De contentement, mon marchand s’est fendu de trois billets de cent roubles, et il m’a donné cinq pièces d’or et m’a couché sur son testament. On raconte que des ossements humains furent retrouvés dans la cave, en grande quantité. Des os, oui… Ces gens-là dévalisaient les voyageurs, puis les enterraient pour ne pas laisser de traces… Ils furent plus tard remis au bourreau à Morchansk. »

Son récit terminé, Panteleï regarda ses auditeurs. Ceux-ci, silencieux, le regardaient. L’eau bouillait déjà, et Stiopka écumait le contenu du chaudron.

« Le lard est prêt ? lui chuchota Kirioukha.

— Une minute… »

Stiopka, sans quitter des yeux Panteleï, comme s’il redoutait que celui-ci ne raconte une autre histoire sans l’attendre, courut aux chariots ; il revint bien vite avec un petit bol en bois et se mit à y couper le lard en petits morceaux.

« Une autre fois, je voyageais encore avec un marchand…, reprit Panteleï, toujours à mi-voix et sans cligner des yeux. Autant que je m’en souvienne, il s’appelait Piotr Grigoritch. Un brave type… ce marchand… Pareil, nous nous avions fais halte dans une auberge… Lui dans sa chambrette, moi avec les chevaux… Le patron et la patronne paraissaient corrects, aimables, les employés aussi, rien à dire, mais moi, les amis, pour dormir, rien à faire, j’ai de l’appréhension ! J’ai comme un pressentiment, voilà. La barrière a beau être ouverte, il y a beau y avoir pas mal de monde, je ne suis pas dans mon assiette, comme si j’avais peur de quelque chose. Il y a belle lurette que tout le monde dort, il fait nuit noire, il faudra se lever tôt demain, et moi, dans ma tente, je n’arrive pas à fermer l’œil, une vraie hulotte. Seulement, voilà, les amis, que j’entends : toup ! toup ! toup !  Quelqu’un avance à pas de loup dans la tente. Je sors la tête pour jeter un coup d’œil — je vois une bonne femme en chemise, à moitié nue… — “Qu’est-ce qui t’amène, papillon ?” Elle est toute décomposée, elle me dit en tremblant : “Lève-toi, brave homme ! Un malheur… Les patrons veulent votre perte. Ils veulent tuer ton marchand. Je les ai entendus  chuchoter…” En vérité, mon pressentiment, je ne l’avais pas pour rien ! “Et toi, qui es-tu ?” je demande.  “Je suis la cuisinière…” Bon… Je quitte furtivement ma tente et rejoins mon marchand. Je le réveille et commence à lui expliquer : “Piotr Grigoritch, il y a quelque chose de louche… Ce n’est pas le moment de dormir, Votre Honneur, dépêche-toi de t’habiller, il vaut mieux filer sans demander son reste…” À peine commence-t-il à s’habiller que la porte s’ouvre, bonjour tout le monde… Sainte Vierge !  Le patron, la patronne et trois employés entrent dans la pièce… Donc, les employés aussi sont dans le coup… Le marchand a beaucoup d’argent, ils vont sûrement nous offrir de partager… Chacun d’eux a en main un long couteau… Chacun le sien… Le patron referme la porte à clé et nous dit : “Faites vos prières, les voyageurs… Si vous essayez de crier, nous ne vous laisserons même pas le temps de prier…” Et comment crier ? Nous avons la gorge nouée de peur… le marchand se met à pleurer et leur dit : “Orthodoxes ! Vous avez décidé de me tuer à cause de mon argent. Je ne suis sans doute pas le premier, ni le dernier ; plus d’un marchand s’est déjà fait égorger dans une auberge. Mais à quoi bon, frères orthodoxes, tuer aussi mon accompagnateur ? Pourquoi doit-il souffrir à cause de mon argent ?” Il parle d’une voix si plaintive ! Mais l’aubergiste lui répond : “Il nous dénoncera, si nous le laissons en vie. En tuer un ou en tuer deux, c’est du pareil au même. Tant pis… Faites vos prières, un point c’est tout !” Mon marchand et moi tombons à genoux côte à côte, en pleurs et en prières. Lui pense à ses enfants, moi, à cette époque, j’était encore jeune et j’avais envie de vivre… Nous regardons les icônes et prions avec une telle ferveur que j’en ai encore les larmes aux yeux… Et la femme de l’aubergiste de nous regarder, et de nous sortir, la bonne femme : “Vous voilà de braves gens, ne dites pas de mal de nous dans l’autre monde et ne demandez pas à Dieu de nous châtier, c’est la pauvreté qui nous force.” Et nous prions, et nous pleurons, et nous prions, et nous pleurons, et Dieu nous a entendus. Il a eu pitié de nous… Au moment où l’aubergiste attrapait le marchand par la barbe pour lui flanquer un coup de couteau dans le cou, on entendit des coups frappés à la fenêtre donnant sur la cour ! Les bras de l’aubergiste lui en sont tombés et tout le monde s’est retrouvé par terre. Ça frappait à la fenêtre et ça criait du dehors : “Tu es là, Piotr Grigoritch ? Prépare-toi, on part !” Le patron et la patronne se rendent compte qu’on est venu chercher le marchand, prennent peur et s’enfuient à toutes jambes… Nous nous précipitons dans la cour, nous attelons et nous filons…

— Et qui frappait à la fenêtre ? demanda Dymov.

— À la fenêtre ? Sans doute quelque saint homme, ou encore un ange. Parce qu’il n’y avait personne… En quittant la cour, pas âme qui vive dehors… Intervention divine ! »

Panteleï raconta encore autre chose, et l’on retrouvait les mêmes « longs couteaux » dans tous ses récits, qu’un même air de fiction rapprochait. Avait-il entendu quelqu’un d’autre raconter ces histoires, ou les avait-il lui-même composées dans un lointain passé pour ensuite, la mémoire affaiblie, mélanger le réel à l’imaginaire sans plus arriver à s’y reconnaître ? On ne le savait, mais, étrangement, lorsqu’il lui arrivait à présent, tout au long du trajet, de raconter quelque chose, il donnait une claire préférence aux inventions de son cru, sans jamais parler des épreuves qu’il avait réellement endurées. À ce moment, Iégorouchka prenait tout pour argent comptant, ajoutait foi à la moindre parole, mais, en y repensant par la suite, il trouva étrange qu’un homme ayant durant sa vie parcouru la Russie en tous sens, ayant vu et sachant tant de choses, qu’un homme dont les enfants avaient péri avec leur mère dans un incendie, qu’un tel homme dépréciât une vie aussi riche, au point, à chaque halte autour d’un feu de camp, de garder le silence ou de parler de choses qui n’avaient pas eu lieu.

En mangeant la kacha (6), tous se taisaient, repensant à ce qu’ils venaient d’entendre. La vie est aussi merveilleuse qu’effrayante, si bien qu’en Russie, n’importe quel récit, même enrichi de repaires de brigands, de longs couteaux et de miracles, évoque toujours à l’esprit de l’auditeur une réalité vécue, seule peut-être une personne de forte instruction ne s’en laissera pas conter, et encore n’en laissera-t-elle rien paraître. La croix au bord de la route, la masse sombre des ballots, la vaste plaine et le destin de ces gens rassemblés autour d’un feu de camp, tout cela était déjà suffisamment terrible et si merveilleux qu’une histoire fabuleuse perdait de son fantastique pour fusionner avec la vie.

Ils mangeaient tous à même le chaudron, Panteleï faisant seul bande à part, mangeant sa kacha dans un petit bol en bois. Sa cuillère différait de celle des autres, elle était en cyprès, avec une petite croix sur le manche. Iégorouchka, en l’observant, repensa au verre de veilleuse et demanda à voix basse à Stiopka :

« Pourquoi le grand-père reste-t-il à l’écart ?

— C’est un vieux-croyant », chuchotèrent en chœur Stiopka et Vassia, on aurait dit qu’ils évoquaient une faiblesse ou un vice caché.

Le silence régnait, tous restaient plongés dans leurs pensées. Après ces récits effrayants, le quotidien prosaïque n’attirait personne. Tout à coup, on vit Vassia se redresser, braquer ses yeux éteints dans une direction précise et dresser l’oreille.

« Que se passe-t-il ? lui demanda Dymov.

— Quelqu’un, répondit-il.

— Où ça ?

— Le voi-oilà ! On commence à le distinguer… »

Dans la direction indiquée par Vassia, on ne voyait que les ténèbres ; ils avaient beau prêter l’oreille, personne n’entendait de pas.

« Vient-il par la route ? demanda Dymov.

— Non, il marche dans l’herbe… Il vient par ici. »

Une minute s’écoula en silence.

« L’un des marchands enterrés ici vadrouillerait dans la steppe ? » hasarda Dymov.

Tous lorgnèrent la croix, échangèrent des regards, puis se mirent brusquement à rire,  honteux de leur propre peur.

« Pour quelle raison ? fit Panteleï. Seuls errent dans la nuit ceux dont la terre ne veut pas[40]. Or, les marchands, ce n’est pas leur cas… Les marchands ont ceint la couronne des martyrs… »

Mais voici que des pas se faisaient entendre. Des pas pressés.

« Il porte quelque chose », annonça Vassia.

On entendit bruire l’herbe et craquer les ronces sous les pas de l’arrivant, qu’on ne distinguait pas encore à la lueur du feu. Enfin, les pas se rapprochèrent, on entendit une toux ; comme si le rideau de lueur dansante cessait de leur barrer la vue, les rouliers eurent soudain devant les yeux un homme.

Était-ce la lueur furtive du feu, ou le fait que chacun voulait avant tout scruter le visage du nouveau venu, le plus étrange fut qu’ils n’aperçurent pas en premier son visage, ni ses habits, mais son sourire. Un sourire d’une bonté inhabituelle, un large et doux sourire, comme celui qui fleurit sur les lèvres de l’enfant réveillé, un de ces sourires contagieux qui appellent le sourire en retour. Lorsqu’ils purent mieux distinguer l’inconnu, ils avaient devant eux un homme d’environ trente ans, laid, sans rien de remarquable. C’était un Ukrainien de haute stature, aux longs membres comme au long nez ; tout paraissait long chez lui, à l’exception d’un cou trop court le faisant paraître un peu voûté. Avec sa chemise très blanche au col brodé, son pantalon blanc et des bottes neuves, il semblait fort élégant par rapport aux convoyeurs. Il portait une volumineuse chose blanche, quelque peu étrange au premier coup d’œil, et l’on voyait le long canon d’un fusil dépasser de son épaule.

Ayant jailli des ténèbres pour entrer dans le cercle de lumière, il s’arrêta, cloué sur place, les regardant de l’air de dire : « Visez un peu ce sourire que j’ai ! » Puis il s’approcha du feu et dit, dans un sourire plus lumineux encore :

« Bienvenue, les amis !

— Bienvenue ! » répondit Panteleï en leur nom à tous.

L’inconnu posa près du feu ce qu’il avait dans les mains — une outarde abattue — et les salua encore une fois.

Tout le monde s’approcha de l’outarde pour l’examiner.

« Bel oiseau ! Tu l’as tirée avec quoi ?

— Du gros calibre… Pour le petit plomb, on ne peut pas les approcher suffisamment… Achetez-la moi, les amis ! Je vous la laisserai pour vingt kopecks.

— À quoi veux-tu qu’elle nous serve ? Il faudrait la faire rôtir, cuite à l’eau, la viande sera bien trop dure…

— Ehhh, dommage ! À la grande ferme, on m’en donnerait cinquante, mais c’est loin, une quinzaine de verstes ! » 

L’inconnu s’assit et posa son fusil à ses côtés. Il avait l’air fatigué, à moitié endormi, il souriait, tout en clignant des yeux à cause du feu, pensant visiblement à quelque chose d’extrêmement agréable. On lui passa une cuillère. Il se mit à manger.

« Qui es-tu ? » s’enquit Dymov.

L’inconnu ne parut pas entendre la question : il ne répondit rien et ne regarda même pas Dymov. Il ne semblait pas non plus être sensible au goût de la kacha qu’il mâchait  mécaniquement, paresseusement, portant à sa bouche des cuillerées tantôt trop remplies tantôt vides. Il n’avait pas l’air ivre mais perdu dans ses pensées.

« Je te demande qui tu es, répéta Dymov.

— Moi ? fit l’inconnu en sortant de ses réflexions. Konstantin Zvonyk, de Rovny. C’est à quatre verstes d’ici. » 

Et, désireux de montrer tout de suite qu’il était un peu mieux qu’un simple moujik, il ajouta :

« Nous sommes apiculteurs et éleveurs de porcs.

— Tu vis chez ton père, ou tu es ton maître ?

— Je vis maintenant de mon côté, séparément. Ce mois-ci, au lendemain de la Saint-Pierre, je me suis marié. Me voilà un homme marié, à présent !… Depuis dix-huit jours.

— Très bien ! fit Panteleï… On peut avoir une femme… Avec la bénédiction de Dieu…

— Il a une jeune épouse chez lui, et le voici qui vadrouille dans la steppe, se mit à rire Kirioukha. Original ! » 

Konstantin parut se réveiller, comme piqué au vif par la remarque, se mit lui aussi à rire, puis devint tout rouge…

« Dieu du Ciel, elle n’est pas à la maison !  dit-il en retirant bien vite  la cuillère de sa bouche et en les enveloppant d’un regard où se lisait un étonnement joyeux.  Mais non ! Elle est partie chez sa mère pour deux jours ! Ma parole, elle est partie, c’est comme si je n’étais pas marié… »

Konstantin agita la main et hocha la tête ; il voulait se remettre à rêvasser, mais la joie illuminant son visage l’en empêchait. Absolument comme s’il ne savait pas quelle posture adopter, il changea de position, se mit à rire et agita de nouveau la main. Il avait un peu honte d’étaler ses agréables pensées devant des étrangers, tout en désirant de façon irrésistible faire partager sa joie.

« Elle est allée chez sa mère à Demidovo ! dit-il, tout rouge, en changent son fusil de place. Elle rentrera demain… Elle a dit qu’elle serait là pour le déjeuner.

— Alors tu t’ennuies ? demanda Dymov.

— Mon Dieu oui, mais que faire ? Il n’y a pas longtemps que nous nous sommes mariés, et la voilà qui part… Et quoi ? C’est une sacrée luronne, que Dieu me punisse ! Une bonne, excellente personne, aimant rire et chanter, une vraie fée ! En sa présence, je suis comme étourdi, et sans elle, je suis perdu, j’erre dans la steppe comme un idiot. Depuis le déjeuner, que je vadrouille, c’est à désespérer. »

Il se frotta les yeux, regarda le feu et se mit à rire.

« Bref, tu es amoureux…, dit Panteleï.

— J’ai chez moi, reprit Konstantin sans l’écouter, une si bonne, si excellente maîtresse de maison qu’on pourrait fouiller toute la région sans en trouver une qui la vaille, chez les gens de simple condition. Elle est partie… Alors que je lui manque, j’en suis sû-ûr ! Je connais l’oiseau ! Elle a dit qu’elle rentrerait demain pour le déjeuner… vous parlez d’une histoire ! cria presque Konstantin, d’une voix soudain plus aiguë et s’asseyant autrement, à présent je lui manque et elle m’aime, alors qu’auparavant, elle ne voulait pas de moi !

— Mange donc ! lui dit Kirioukha.

— Elle ne voulait pas se marier avec moi ! poursuivit Konstantin sans rien écouter. Trois ans, je me suis battu avec elle ! Je l’ai rencontrée à la foire de Kalatchik, j’en suis tombé amoureux à en crever, un coup à se pendre… Moi à Rovny, elle à Demidovo, une distance de vingt-cinq verstes entre nous, et je ne peux rien faire. Je lui envoie des marieurs[41], elle répond : “Non !” Sacré oiseau ! Et je lui fais parvenir ceci et cela, des boucles d’oreille, des pains d’épices, quelques kilos de miel — “Non !” Attends un peu. C’est vrai que, si l’on réfléchit, je ne la vaux pas. Elle est jeune, belle, pleine de feu, moi je suis vieux, j’aurai bientôt trente ans et, pour ce qui est de la beauté : la barbe en éventail raide, le visage tout bosselé. En quoi pourrais-je l’égaler ? Nous autres, nous sommes tout sauf riches, alors qu’eux, les Vakhramenki, sont des gens aisés. Ils ont trois paires de bœufs et emploient deux personnes. J’en suis tombé amoureux, les amis, à en perdre la boule… J’en perds le sommeil, l’appétit, un brouillard complet dans ma tête, à l’aide, Seigneur ! Je voudrais la voir, mais elle est à Demidovo… Et que croyez-vous ? Châtie-moi, Seigneur, si je mens, j’allais trois fois par semaine à pied jusque là pour la voir. Je ne travaillais plus ! J’en perdais la raison au point de vouloir trouver un emploi à Demidovo pour me rapprocher d’elle. Une vraie torture ! Ma mère a fait venir la guérisseuse, mon père s’est mis à me frapper plus d’une fois. Bref, je me suis langui trois années durant, avant de décider une fois pour toutes : que je sois trois fois maudit, je partirai à la ville me faire cocher… Tout ça n’était pas mon destin ! Le jour de ma fête, je me suis rendu à Demidovo pour la voir une dernière fois… »

Il rejeta la tête en arrière et partit d’un rire joyeux et léger, à croire qu’il venait d’embobiner quelqu’un.

« Je l’aperçois au bord de la rivière avec des gars, reprit-il. Je me suis fâché… Je l’ai prise à part,  une heure durant, peut-être bien, et j’ai trouvé les mots… Elle m’a aimé ! Elle avait refusé pendant trois ans, et m’aimait à présent pour ces mots-là !

— Quels mots, au juste ? demanda Dymov.

— Quels mots ? Je ne sais même plus… Rien de spécial ! Comme de l’eau s’écoulant d’une  gouttière, sans interruption : ta-ta-ta-ta ! À présent, je ne dis plus rien de tel… Bref, elle  m’a épousé… Là, elle est partie chez sa mère, cette pie, et moi, en son absence, j’erre dans la steppe. Rester chez moi, pas possible. C’est plus fort que moi ! »

Konstantin déplia gauchement ses jambes, s’étendit par terre, la tête appuyée sur les mains, se leva, se rassit. Tout le monde, à présent, comprenait parfaitement que c’était un homme amoureux et heureux, un bonheur le torturant un peu ; son sourire, ses yeux et chacun de ses gestes exprimaient un bonheur qui devenait fatigant. Il ne trouvait sa place nulle part, ne savait quelle pose prendre ni que faire pour ne pas succomber sous l’excès de son bonheur. Ayant épanché son âme devant des étrangers, il réussit à s’asseoir plus commodément et, contemplant le feu, se mit à rêver.

Le spectacle de cet homme heureux creusa un vide dans l’âme des rouliers, tous se mirent aussi à désirer le bonheur et se prirent à rêver. Dymov se leva, s’approcha sans bruit du feu et, à sa démarche, à voir bouger ses épaules, on devinait sa peine et son ennui. Il resta debout un moment, jeta un coup d’œil à Konstantin et s’assit. 

Le feu s’éteignait. Sa lueur ne dansait déjà plus, sa tache rouge s’étrécissait, s’affaiblissait… Plus le feu se mourait, plus s’imposait le clair de lune.  On distinguait déjà la route dans toute sa largeur, les ballots de laine, les brancards, les chevaux occupés à mâcher ; de l’autre côté de la route, se dessinait confusément la seconde croix…

Dymov, appuyant sa joue sur sa paume, entonna à mi-voix une chanson plaintive. Konstantin eut un sourire ensommeillé et reprit en sourdine la chanson. Ils chantèrent ensemble quelques instants et se turent… Éméliane se secoua, remua un peu les coudes et agita les doigts.

« Les amis, implora-t-il, allez, chantons un cantique ! »

Il avait les larmes aux yeux.

« Les amis ! reprit-il, la main posée sur le cœur. Allez, un cantique !

— Je n’en connais pas », dit Konstantin.

Tous refusèrent ; Éméliane se mit à chanter tout seul. Il agitait les deux mains, rejetait la tête en arrière, il ouvrit la bouche, dont ne sortit que le sifflement de sa respiration. Il chantait avec les mains, la tête, les yeux et même avec sa protubérance, chantait passionnément et douloureusement, et plus il tendait sa poitrine pour en faire jaillir au moins une note, plus n’en sortait qu’un souffle rauque…

L’ennui les gagna tous, Iégorouchka comme les autres. Il s’en alla vers son chariot, grimpa sur un ballot et s’étendit. Il se mit à regarder le ciel en pensant au bienheureux Konstantin et à son épouse. Pourquoi les gens se mariaient-ils ?  À quoi servaient les femmes, sur terre ? Iégorouchka n’avait que des réponses vagues à ces questions et se disait que, sûrement, c’était bien pour un homme d’avoir en permanence à ses côtés une femme jolie, joyeuse et douce. Lui revint par mégarde le souvenir de la comtesse Dranitskaïa et il pensa que la vie devait être bien agréable avec une telle femme ; il se marierait sans doute avec plaisir avec elle, n’était la gêne ressentie. Il se rappela ses sourcils, ses prunelles, sa calèche, la pendule avec le cavalier… la nuit tiède et calme se penchait pour lui dire quelque chose à l’oreille, il avait l’impression de voir cette belle femme se pencher sur lui, le regarder en souriant, s’apprêtant à l’embrasser…

Du feu il ne subsistait à présent que deux petits yeux rouges s’amenuisant toujours. Les convoyeurs et Konstantin restaient assis devant, formes sombres et immobiles qu’on aurait dit en plus grand nombre.  Chacune des deux croix se détachait et, très loin en suivant la route, brillait une petite lueur — sans doute que là-bas aussi, quelqu’un faisait cuire de la kacha.

«  Notre petite mère la Russie est le mei-eilleur pays du monde ! » entonna soudain à pleins poumons Kirioukha, qui s’étrangla et se tut. L’écho de la steppe attrapa au vol cette niaiserie, qui roula lourdement dans la plaine.

« Il est temps de partir ! dit Panteleï. Debout, les gars. »

Tandis qu’on attelait, Konstantin marchait de long en large à côté du convoi en s’extasiant sur son épouse.

« Adieu, les amis ! leur cria-t-il lorsque s’ébranla le convoi. Merci de votre hospitalité ! Je vais aller vers l’autre feu. C’est plus fort que moi ! »

Et il eut tôt fait de disparaître dans les ténèbres, on l’entendit qui marchait en direction de la lueur, afin de faire part à d’autres étrangers de son bonheur.

Le lendemain, lorsque Iégorouchka se réveilla, l’aube pointait à peine ; le soleil ne s’était pas encore levé. Le convoi était arrêté. Un homme en casquette blanche et en costume de tissu gris bon marché, montant un petit étalon cosaque et se tenant auprès du chariot de tête, discutait avec Dymov et Kirioukha. À deux verstes en avant du convoi, on voyait miroiter la blancheur de longs entrepôts assez bas et de maisonnettes au toit de briques, sans cour ni arbres autour d’elles.

« Grand-père, quel est ce village ? demanda Iégorouchka.

— Ça, mon garçon, c’est une bourgade d’Arméniens, répondit Panteleï. Ce sont les petits Arméniens qui vivent ici. Ça peut aller, ces gens-là…  ces petits Arméniens. »

L’homme en gris, sa conversation avec Dymov et Kirioukha terminée, arrêta son cheval et se mit à regarder les entrepôts.

« Tu parles d’une histoire ! soupira Panteleï, lui aussi regardant les entrepôts et se recroquevillant dans la fraîcheur matinale. Il a envoyé un gars chercher une paperasse dans un entrepôt, et l’autre ne revient pas… Il faudrait envoyer Stiopka !

— Qui est-ce, grand-père ? demanda Iégorouchka.

— Varlamov. »

Mon Dieu ! Iégorouchka se releva d’un bond, s’agenouilla et observa la casquette blanche. Il était difficile de reconnaître le mystérieux, l’insaisissable Varlamov, celui que tout le monde cherchait, celui qui était toujours à « tourner dans les parages » et qu’on disait beaucoup plus riche que la comtesse Dranitskaïa, dans cet homme grisâtre de petite taille, chaussé de grandes bottes, montant un petit cheval sans charme et discutant avec de simples moujiks à l’aube, à l’heure où les honnêtes gens dorment. 

« Rien à dire, c’est un brave homme…, disait Panteleï, les yeux toujours fixés sur les entrepôts. Un monsieur important, que Dieu lui accorde la santé… Sémione Alexandrytch Varlamov, qu’il s’appelle… Les gens comme lui sont les piliers du monde. Pour sûr… Le coq n’a pas encore chanté qu’il est déjà sur pied… Là où un autre serait en train de dormir ou de caqueter chez lui avec des invités, et patati et patata, lui, il passe ses journées dans la steppe… Il tourne… Pas le genre à baisser les bras… Que non ! Un sacré bonhomme… »

Varlamov ne détachait pas les yeux de l’entrepôt et disait quelque chose ; le petit étalon ne tenait pas en place.

« Sémione Alexandrytch, s’écria Panteleï en ôtant son chapeau, veuillez envoyer Stiopka ! Éméliane, crie-lui d’envoyer Stiopka !

Mais à cet instant, on vit un cavalier se détacher de l’entrepôt. Penché fortement de côté et agitant un fouet au-dessus de sa tête, comme s’il jouait les djiguites[42] et voulait étonner tout le monde par sa hardiesse de cavalier, il vola comme un oiseau vers le convoi.

« Ce doit être un de ses dresseurs de chevaux, fit Pantelei. Il en a une bonne centaine. »

Arrivé à la hauteur du chariot de tête, le cavalier arrêta son cheval et, sa chapka à la main, tendit une sorte de carnet à Varlamov. Celui-ci en sortit quelques papiers qu’il parcourut des yeux, puis s’écria :

« Et la note d’ Ivantchouk ? »

Le cavalier reprit le carnet, examina les papiers et haussa les épaules ; il se mit à expliquer quelque chose, sûrement pour se justifier, et demanda l’autorisation de repartir à l’entrepôt. L’étalon remua, comme si Varlamov se faisait plus lourd. Celui-ci s’anima également.

« Fiche-moi le camp ! » cria-t-il, levant, dans sa colère, son fouet au-dessus du cavalier.

Puis il tourna bride et, tout en examinant les feuillets du carnet, remonta le convoi au pas. Lorsqu’il arriva au chariot de queue, Iégorouchka tendit toute son attention pour bien l’observer. Varlamov était déjà vieux. Son visage, portant une petite barbe argentée, était très simple, typiquement russe, un visage très hâlé, rouge, humide de la rosée du matin et parcouru de petites veines bleues ; on y retrouvait cette expression âpre, la sécheresse du monde des affaires qu’on voyait sur le visage d’Ivan Ivanytch, cet acharnement au travail. Et pourtant, quelle différence avec Ivan Ivanytch ! À côté de la fameuse sécheresse, se lisait toujours chez l’oncle Kouzmitchov le souci anxieux, la peur de ne pas rejoindre à temps Varlamov, de laisser passer une vente à un bon prix ; une telle inquiétude, propre aux petites gens dépendant d’autrui, ne se montrait nullement chez Varlamov, ni sur sa figure, ni dans toute sa silhouette. Celui-ci fixait les prix, n’était à la recherche de personne et ne dépendait de personne ; même si son apparence physique était très ordinaire, tout montrait, jusque dans sa façon de tenir son fouet, qu’il connaissait sa force et avait l’habitude de régner sur la steppe.

Passant à hauteur de Iégorouchka, il ne lui accorda pas un coup d’œil ; l’étalon seul le gratifia de son attention, le regardant de ses grands yeux stupides et indifférents. Panteleï s’inclina devant Varlamov ; celui-ci le remarqua et, sans lever les yeux de ses paperasses, grasseya :

« Bonjougd, le vieux ! »

La petite conversation de Varlamov avec le cavalier, ainsi que le fouet agité au-dessus de sa tête, avaient visiblement produit une impression pesante sur tout le convoi. Tous affichaient des mines graves. Le cavalier, démonté par la colère de l’important personnage, demeurait près du chariot de tête, sa chapka à la main,  la bride abaissée, silencieux, comme s’il ne pouvait croire à tant de malchance, dès l’aube.

« Voilà un rude vieillard…, marmonna Panteleï. Dommage qu’il soit aussi dur ! Tout de même, c’est un brave homme… Il ne se fâche pas pour rien… Rien à dire… »

Ayant fini d’examiner les feuillets, Varlamov fourra le carnet dans sa poche ; comme s’il avait compris les pensées de son maître, l’étalon se secoua de lui-même sans attendre d’ordre, et partit au galop sur la grande route.

 

VII

La nuit suivante, les convoyeurs firent encore halte pour préparer la kacha. Cette fois-là, d’emblée, tous se mirent à ressentir une sorte de mélancolie indéfinissable. On étouffait ; tout le monde buvait abondamment, sans parvenir à étancher sa soif. La lune se leva, une lune rougeâtre et renfrognée, comme souffrante ; les étoiles aussi clignotaient de mauvaise grâce, l’obscurité se faisait lourde, les lointains ternes. La nature languissait, attendant on ne savait quoi.

Auprès du feu ne régnait plus l’animation de la veille, les conversations s’étiolaient. L’ennui dominait, les hommes parlaient sans entrain, à contrecœur. Panteleï ne faisait que soupirer, se plaindre de ses jambes qui lui faisaient mal et tenir de grands discours sur la mort, cette effrontée.

Étendu sur le ventre, Dymov se taisait et mâchonnait un brin d’herbe séchée ; il affichait un air fatigué, mécontent et dégoûté, comme si le brin mâchonné sentait mauvais… Vassia avait mal à la mâchoire et le faisait savoir, annonçant en outre du mauvais temps ; Éméliane ne remuait plus les mains, il restait assis sans bouger, regardant le feu d’un air sombre. Iégorouchka aussi, se languissait. Il se lassait de cette avancée si lente, et la fournaise du jour lui avait donné mal à la tête. 

Lorsque la kacha fut prête, Dymov, pour se distraire, se mit à chercher noise à ses camarades.

« Voilà la verrue[43] qui s’installe,  et que je me dépêche de tremper le premier ma cuillère ! dit-il en regardant avec animosité Éméliane. En voilà un goinfre ! Surtout, s’asseoir le premier devant le chaudron. Il a été chanteur, alors il se prend pour un seigneur ! Des chanteurs comme ça, il y en a plein qui mendient au bord de la route !

— Qu’as-tu à t’en prendre à moi ? demanda Éméliane avec, à son tour, une lueur de colère dans l’œil.

— J’ai que tu n’as pas à foncer sur le chaudron avant tout le monde. Tu te prends pour qui ?

— Tu es un imbécile, voilà tout », dit Éméliane d’une voix sifflante.

Sachant de longue date comment se terminent en général de telles conversations, Panteleï et Vassia intervinrent et s’efforcèrent de convaincre Dymov de ne pas lâcher d’injures inutiles.

« Un chantre…, ricana d’un ton méprisant cette tête brûlée de Dymov qui ne se calmait pas. Des chantres comme ça, on en trouve partout. Suffit de s’asseoir à l’entrée d’une église et de chanter : “La charité, pour l’amour du Christ !” Tu parles ! »

Éméliane gardait le silence. Ce qui ne fit qu’irriter Dymov. Il jeta un nouveau regard haineux à l’ancien chantre et déclara :

« Des gens comme toi, on les ignore, autrement, je te montrerais ce qu’il en est.

— Qu’as-tu à me chercher, mazepa[44] ? éclata Éméliane. Je t’ai fait quelque chose ?

— Comment tu m’as appelé ? demanda Dymov, se redressant, les yeux injectés de sang.  Hein ? Mazepa ? C’est ça ? Très bien ! Va donc la chercher !

Il arracha des mains d’Éméliane la cuillère, qu’il envoya au loin. Kirioukha, Vassia et Stiopka bondirent et coururent à sa recherche, tandis qu’Éméliane braquait des yeux suppliants et interrogateurs sur Panteleï. Le visage soudain rabougri, grimaçant, clignant des yeux, l’ex-chantre se mit à pleurer comme un enfant.

Iégorouchka, qui détestait déjà depuis un bon moment Dymov, sentit brusquement l’air devenir irrespirable et la chaleur du feu lui brûler le visage ; il eut envie de s’enfuir dans les ténèbres vers le convoi, mais les yeux remplis de méchanceté et d’ennui de l’énergumène l’attiraient comme un aimant. Dans le désir passionné de lui dire quelque chose de suprêmement offensant, il marcha sur Dymov et lui sortit d’une voix que la colère étranglait :

« Tu es le pire, ici ! Je ne peux pas te sentir ! »

À la suite de quoi, il aurait mieux valu s’enfuir en direction des chariots, mais il était comme cloué sur place et poursuivit :

« Tu brûleras en enfer ! Je vais me plaindre à Ivan Ivanytch ! Je t’interdis d’offenser Éméliane !

— Il faut dire “s’il te plaît !”, se mit à rire Dymov. En voilà un petit cochon, on lui presserait le nez qu’il en sortirait du lait, et monsieur donne des ordres. Et si je te tirais les oreilles ? »

Iégorouchka n’arrivait plus à respirer ; il frissonna soudain  des pieds à la tête — ce qui ne lui était jamais arrivé —, tapa du pied et se mit à crier d’une voix perçante :

« Battez-le ! Battez-le ! »

Il se retrouva en larmes, en éprouva de la honte et, chancelant, s’enfuit vers le convoi. Il ignorait l’impression que son cri avait produite. Étendu sur un ballot, en pleurs, ses mains agrippant ses genoux, il chuchotait :

« Maman ! Maman ! »

Tout lui semblait à présent inhumain et effroyable, et ces gens, et les ombres entourant le feu, et les ballots sombres, et l’éclair brillant à chaque minute dans le lointain. L’épouvante le prenait, il se demandait avec désespoir comment il avait bien pu se retrouver en terre inconnue, en compagnie de ces effrayants moujiks. Son oncle, le père Christophore, Deniska, où sont-ils donc, à présent ? Pourquoi mettent-ils tant de temps à arriver ? L’auraient-ils oublié ? À cette pensée qu’on l’avait oublié et qu’il était livré aux caprices du sort, il était transi et terrifié au point qu’il eut plus d’une fois envie de sauter du ballot et de remonter à toutes jambes la route, sans un regard en arrière, mais il fut arrêté par le souvenir des deux croix sinistres qui, dans l’obscurité, l’attendraient inévitablement, et aussi par un nouvel éclair scintillant au loin… Chuchoter : “Maman ! Maman !” lui procurait quelque apaisement, c’était bien tout…

Les convoyeurs aussi devaient être à bout. Après la fuite de Iégorouchka, ils restèrent silencieux un long moment, puis se mirent à discuter à mi-voix et par allusions de quelque chose qui arrivait, et qu’il fallait mieux lever le camp pour éviter cette chose… Finissant de dîner en vitesse, ils éteignirent le feu et attelèrent en silence. Leur précipitation et leurs phrases entrecoupées indiquaient qu’ils s’attendaient à quelque malheur.

Avant le départ, Dymov s’approcha de Panteleï pour lui demander :

« C’est quoi, son nom ?

— Iégori… », répondit Panteleï.

Dymov posa une jambe sur une roue, saisit la corde enserrant le ballot et grimpa. Iégorouchka aperçut son visage et ses boucles. Ce visage était blême, grave et fatigué, la méchanceté l’avait déserté.

« Iora[45] ! dit-il à voix basse. Vas-y, frappe-moi ! »

Iégorouchka le regarda avec étonnement ; il y eut un éclair.

« Mais oui, frappe-moi ! » répéta Dymov.

Et, sans attendre que Iégorouchka lui tape dessus, ni entamer la conversation avec lui, il sauta à bas du chariot en disant :

« La barbe ! »

Puis, se dandinant, roulant les épaules, il remonta lentement le convoi en répétant, d’une voix mi plaintive mi fâchée :

« Non mais, quelle barbe ! Seigneur ! Éméliane, ne te vexe pas, dit-il en passant à côté de lui. Nous sommes des hommes finis, nous vivons comme des bêtes ! »

Un éclair brilla sur la droite, suivi d’un autre tout de suite après dans le lointain, comme le reflet du premier dans un miroir.

« Attrape, Iégori ! cria Panteleï, tendant quelque chose d’en bas.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Iégorouchka.

— Une toile ! On va avoir un peu de pluie, faudra te couvrir. »

Le ciel, au loin, était devenu tout noir et clignait de l’œil par éclairs de plus en plus fréquents. La masse noire, comme pesante, s’inclinait vers la droite.

« On va avoir de l’orage, grand-père ? demanda Iégorouchka.

— Ah, j’ai mal aux pieds, ils sont gelés ! » se plaignait Panteleï d’une voix chantante, tapant du pied sans l’entendre.

Sur la gauche, quelqu’un frotta une allumette monstrueuse, faisant paraître furtivement une bande livide et phosphorique qui s’éteignit aussitôt. Très loin, on se mit à marcher sur une toiture en fer. Sans doute marchait-on pieds nus, car le fer rendait un son étouffé. 

« Qu’est-ce que c’est couvert ! » s’écria Kirioukha.

À mi-chemin entre les lointains et le côté droit du ciel scintilla un éclair si brillant qu’une partie de la steppe s’en trouva illuminée, ainsi que le bord de la masse noire, en hauteur. L’effrayant nuage compact se mouvait lentement ; à sa lisière pendaient des lambeaux sombres ; des deux côtés de l’horizon, se pressant les uns les autres, s’accumulaient de semblables lambeaux. Cet aspect déchiré, comme ébouriffé, donnait au nuage une allure d’ivrogne turbulent. Le tonnerre résonna non plus sourdement, mais avec netteté. Iégorouchka fit plusieurs signes de croix et se dépêcha de passer son manteau.

« Quelle barbe ! leur parvint de l’avant du convoi le cri de Dymov, d’une voix où perçait à nouveau l’exaspération. Mais quelle barbe ! »

Le vent se leva soudain, avec une telle force qu’il faillit arracher à Iégorouchka la toile et son baluchon. Comme animée, la toile partit de tous les côtés, claquant contre le ballot et cinglant Iégorouchka au visage. Le vent fila dans la steppe en sifflant, se mit à tourbillonner en désordre, soulevant les herbes avec un tel bruit qu’il couvrait et le tonnerre et le grincement des roues. Il s’échappait du nuage noir, amenant avec lui des nuages de poussière ainsi que l’odeur de la pluie et de la terre humide. La lune se chargea d’un voile plus crasseux encore, les étoiles se renfrognèrent davantage, on vit courir au bord de la route, à contresens, des nuages de poussière poursuivis par leur ombre. Il semblait bien à présent que les tourbillons, emportant dans leur ronde la poussière, l’herbe et les plumes arrachées à la terre, montaient jusqu’au ciel et que juste sous les nuées noires volaient  les panicauts, à coup sûr fort effrayés ! Mais on ne voyait rien à travers la poussière aveuglante, que seule perçait la brillante lueur des éclairs.

Se disant que la pluie allait tomber d’un instant à l’autre, Iégorouchka se mit à genoux et s’abrita sous la grosse toile.

« Pantele-eï ! cria quelqu’un de l’avant. Enn…pannn…

— Je n’entends rien ! répondit d’une voix forte et chantante Panteleï.

— En…pa…anne… »

Il y eut un fort coup de tonnerre qui roula de droite à gauche, puis revint en arrière mourir à l’avant du convoi.

« Saint, Saint, Saint, le Seigneur, Dieu de l’univers[46], chuchota Iégorouchka en faisant le signe de la croix. Tu remplis le Ciel et la Terre de Ta gloire… »

La masse noire, là-haut, ouvrit la gueule et cracha une lueur blême ; un autre coup de tonnerre suivit aussitôt ; à peine s’apaisait-il que scintilla un éclair si énorme qu’à travers une fente de la toile, Iégorouchka distingua toute la route très loin, avec tous les rouliers, et jusqu’au gilet de Kirioukha. Les sombres lambeaux, à gauche, étaient en pleine ascension et l’un d’eux, informe et brouillon, une sorte de patte avec des doigts visibles, s’étirait en direction de la lune. Iégorouchka résolut de fermer les yeux fortement, de ne plus faire attention à rien et d’attendre que tout finisse.

Il ne pleuvait toujours pas. Dans l’espoir que le nuage allait peut-être passer son chemin, Iégorouchka sortit la tête de dessous la toile pour jeter un coup d’œil. L’obscurité était effrayante. Il ne distingua ni Panteleï, ni le ballot, il ne se voyait pas lui-même ; les ténèbres recouvrant le chariot avaient aussi englouti la lune, sur laquelle il voulut jeter un regard en coin. Trouant cette obscurité, la blancheur des éclairs devenait plus éclatante, elle aveuglait au point de faire mal aux yeux. 

« Panteleï ! » appela-t-il.

Pas de réponse. Mais voici que le vent, tentant une dernière fois d’arracher la toile, s’enfuyait plus loin. Un son calme et régulier se fit entendre. Une grosse goutte froide s’écrasa sur le genou de Iégorouchka, une autre lui glissa sur la main. S’apercevant que ses genoux n’étaient pas protégés, il entreprit de disposer autrement la grosse toile mais, juste à ce moment, quelque chose se répandit bruyamment sur la route, puis sur les brancards et le ballot. Et cette chose se mit à bavarder avec la toile comme si toutes les deux se comprenaient très bien, en un joyeux et répugnant caquetage de pies.

Iégorouchka était agenouillé, ou plutôt se tenait à croupetons. Lorsque la pluie s’abattit sur la toile, il se pencha en avant pour abriter ses genoux, tout de suite mouillés. Il y parvint mais, aussitôt après, une déplaisante humidité se fit sentir avec netteté par derrière, sur ses cuisses et ses mollets. Il reprit sa pose précédente, exposant ses genoux à la pluie et se demandant comment s’en sortir, que faire de cette toile qu’il ne distinguait pas dans l’obscurité. Mais il avait déjà les bras mouillés, l’eau s’infiltrait par ses manches et son col, il avait froid dans le dos. Et il prit le parti de ne rien faire et d’attendre sans bouger que tout cela finisse.

« Saint, Saint, Saint… », murmurait-il.

Soudain, avec un effroyable craquement assourdissant, le ciel se déchira juste au-dessus de sa tête ; il se courba et retint son souffle, s’attendant à en recevoir les débris sur sa nuque et son dos. Ouvrant les yeux par mégarde, il vit éclater à cinq reprises une lueur âpre et aveuglante qui illumina ses doigts, ses manches humides, les filets d’eau ruisselant de la toile et courant sur le ballot, puis se déversant sur la terre. Un nouveau coup de tonnerre retentit, énorme, terrifiant. Puis le ciel cessa de hurler, délivrant des rafales de crépitements secs comme des craquements de bois mort.

« Trrakh ! takh, takh ! takh !  martelait nettement le tonnerre roulant dans le ciel, hésitant sur la direction et s’en allant vers la tête du convoi, ou bien loin en arrière, toujours en une saccade de coups haineux, trra !… » 

Les premiers éclairs avaient juste été effrayants, mais ce tonnerre leur donnait un aspect sinistre. Leur maléfique lueur se jouait des paupières fermées et tout votre corps en tremblait de froid. Comment leur échapper ? Iégorouchka décida de se retourner de l’autre côté. Il se mit précautionneusement à quatre pattes, comme s’il craignait qu’on observât son manège, et, ses mains glissant sur le ballot humide, se retourna.

« Trakh ! takh ! takh ! au-dessus de lui, puis, retombant  pour exploser sous le chariot : rrra ! »

Ses yeux se rouvrant à nouveau malgré lui, Iégorouchka eut la vision d’un nouveau danger : derrière le chariot marchaient trois géants armés de longues piques. Un éclair fit briller la pointe de leurs piques et jeta une vive clarté sur leurs silhouettes : des gens d’une taille colossale, à la démarche lourde, baissant la tête, les traits contractés. Ils semblaient tristes, abattus, plongés dans leurs méditations. Peut-être n’avaient-ils pas de mauvaises intentions en suivant ainsi le convoi, toutefois, leur proximité ne laissait pas d’inquiéter.

Iégorouchka se retourna bien vite vers l’avant et, tremblant de tous ses membres, s’écria :

« Panteleï ! Grand-père !

— Trakh ! takh ! takh ! » lui répondit le ciel.

Il ouvrit les yeux pour essayer de voir les convoyeurs. À deux endroits brilla un éclair qui éclaira loin toute la route, le convoi et les hommes.  De petits ruisseaux dévalaient la route, des bulles d’air jaillissaient. Panteleï marchait à côté du chariot, son haut chapeau et ses épaules abrités d’une petite toile ; son visage n’exprimait ni peur ni inquiétude, comme si le tonnerre l’avait rendu sourd, et aveugle les éclairs. 

« Grand-père, les géants ! » lui cria Iégorouchka en pleurs.

Mais le grand-père n’entendait rien. Un peu plus loin, c’était Éméliane qui marchait. Il s’était couvert des pieds à la tête d’une grande toile qui lui donnait à présent la forme d’un triangle. Vassia, sans aucune protection, allait de son pas mécanique habituel, levant bien haut la jambe et sans plier le genou. Sous la lueur fantomatique de l’éclair, le convoi semblait immobile, les rouliers se figeaient, Vassia restait la jambe en l’air…

Iégorouchka appela le grand-père une fois encore. N’obtenant pas de réponse, il se rassit sans bouger davantage, n’espérant plus que tout cela aurait une fin. Il était persuadé que le tonnerre allait l’abattre d’un instant à l’autre, qu’en ouvrant les yeux par inadvertance, il reverrait les terribles géants. Il ne se signait plus, n’appelait plus le grand-père et ne pensait plus à sa mère, le froid l’engourdissait, ainsi que la certitude que cet orage ne finirait jamais.

Mais, tout à coup, des voix résonnèrent.

« Iégori, tu dors, ou quoi ? c’était Panteleï qui, d’en bas, l’apostrophait. Descends ! Il est devenu sourd, ce garnement !…

— Tu parles d’un orage ! » fit une voix de basse inconnue, avec un cri comme après un bon verre de vodka.

Iégorouchka ouvrit les yeux. En bas du chariot se tenaient Panteleï, le triangulaire Éméliane et les géants. Ces derniers avaient beaucoup perdu de leur taille et, en les examinant, il reconnut en eux de simples moujiks portant en bandoulière non des piques, mais des fourches en fer. Entre Panteleï et le triangle que formait Éméliane pointait la lueur de la fenêtre d’une isba plutôt basse. Ainsi, le convoi s’était arrêté dans un bourg. Iégorouchka rejeta sa toile, saisit son baluchon et glissa bien vite au bas du chariot. À présent, le tonnerre pouvait bien crépiter encore, et les éclairs zébrer le ciel, à proximité de ces voix humaines et de la lumière sortant de cette fenêtre, il ne ressentait plus de peur.

« Un bon orage, rien à dire…, marmottait Panteleï. Dieu soit loué… J’ai les pieds un peu flasques à cause de la pluie, trois fois rien… Tu es descendu, Iégori ? Bien, va dans l’isba… Ça va aller…

— Saint, Saint, Saint…, fit d’une voix sifflante Éméliane. Ça tonnait sans arrêt… Vous êtes d’ici ? demanda-t-il aux géants.

— Non, de Glinov… On est de Glinov… Nous travaillons chez les Plater.

— Vous faites le battage, non ?

— Un peu de tout. Pour l’instant, on moissonne le blé. Pour ce qui est du battage, y a longtemps qu’on n’avait pas vu un tel orage ! »

Iégorouchka entra dans l’isba. Il fut accueilli par une vieille maigre et voûtée, au menton pointu. Elle portait une chandelle de suif, clignait des yeux et soupirait profondément.

« Dieu nous a envoyé un de ces orages ! fit-elle. Et les nôtres passent la nuit dans la steppe, ils doivent souffrir, mes pauvres chéris ! Déshabille-toi, mon petit père, déshabille-toi… »

Tremblant de froid, plein de répulsion et tout recroquevillé, Iégorouchka ôta son manteau que l’eau avait entièrement traversé, puis il écarta ses bras et ses jambes au maximum, restant ainsi longtemps immobile. Le moindre mouvement provoquait en lui une déplaisante sensation de froid et d’humidité. Les manches et le dos de sa chemise étaient mouillés, sa culotte lui collait aux jambes, l’eau dégoulinait de sa tête…

« Eh ben, mon petit bonhomme, tu vas pas rester comme ça, les jambes écartées ? dit la vieille. Va donc t’asseoir ! »

Les jambes toujours écartées, Iégorouchka s’approcha de la table et s’assit sur un banc, à côté d’une tête. La tête bougea un peu, relâcha par le nez un filet d’air, mâchonna quelque chose et se rasséréna. Le long du banc, un monticule recouvert d’une touloupe[47] prolongeait la tête. C’était une femme qui dormait.

La vieille, soupirant toujours, sortit de la pièce pour revenir bientôt avec un melon et une pastèque. 

« Mange, mon petit père ! C’est tout ce que j’ai à t’offrir…, dit-elle en bâillant, ensuite de quoi elle farfouilla dans un tiroir et un sortit un couteau long et pointu, ressemblant beaucoup à ceux avec lesquels les brigands, dans les auberges, égorgent les marchands. Mange, mon petit père ! »

Iégorouchka, comme tremblant de fièvre, mangea une tranche de melon avec du pain noir, puis une tranche de pastèque, et il eut encore plus froid.

« Les nôtres passent la nuit dans la steppe…, soupirait pendant ce temps la vieille. Ô, Passion du Christ… Faudrait mettre une petite bougie devant l’icône, mais je ne sais pas où Stépanide a pu la fourrer. Mange, mon petit père, mange… »

Elle bâilla et, de la main droite, se gratta le dos du côté gauche.

« Doit bien être deux heures, maintenant, fit-elle. Sera bientôt l’heure de se lever. Les nôtres passent la nuit dans la steppe… À coup sûr, ils sont tous complètement trempés…

— Grand-mère, dit Iégorouchka, j’ai sommeil.

— Étends-toi, mon petit père, étends-toi…, dit la vieille, moitié bâillant moitié soupirant.  Seigneur Jésus-Christ ! J’étais moi-même en train de dormir et voilà que j’ai entendu quelqu’un frapper. Je me suis réveillée, je regarde un peu, voilà que c’est un orage que Dieu nous a envoyé… Faudrait mettre une bougie, mais je ne l’ai pas trouvée. »

En parlant toute seule, elle retira du banc comme des chiffons, sans doute son lit, ôta d’un clou non loin du poêle deux touloupes et se mit à les étaler pour Iégorouchka.

« Il ne s’arrête pas, cet orage, bredouilla-t-elle. Pourrait bien allumer un incendie… Les nôtres passent la nuit dans la steppe… Couche-toi, mon petit père, dors… Que le Christ te protège, mon petit… Je laisse le melon, des fois que tu te réveilles, tu pourras en manger. »

Les soupirs et les bâillements de la vieille, la respiration régulière de la femme endormie, l’isba plongée dans les ténèbres et le bruit que faisait la pluie au dehors, tout incitait au sommeil. Iégorouchka n’avait pas envie de se déshabiller en présence de la vieille. Il se déchaussa seulement, s’allongea et se recouvrit de l’une des touloupes.

« Il s’est couché, le petit gars ? fit quelques instants plus tard la voix de Panteleï.

— Ça y est ! répondit la vieille en chuchotant. Par la Passion du Christ ! Ça tonne, ça tonne, on n’en voit pas la fin…

— Ça va bientôt passer…, chuinta Panteleï en s’asseyant. C’est déjà moins fort… Les gars se sont répartis dans les isbas, mais y en a deux qui sont restés avec les chevaux… S’agirait pas qu’on nous barbote les chevaux… Bon, je me pose un petit peu, ensuite j’irai prendre la relève… Pas qu’on nous les barbote… »

Panteleï et la vieille étaient assis juste à côté des pieds de Iégorouchka et conversaient, l’un chuintant, l’autre chuchotant en s’interrompant pour bâiller et soupirer. Mais Iégorouchka n’arrivait pas du tout à se réchauffer. Bien que la lourde et chaude touloupe fût étendue sur lui, il grelottait, bras et jambes secoués de tremblements convulsifs… Il se déshabilla sous la touloupe, sans résultat. Les frissons ne faisaient que se renforcer.

Panteleï s’en fut prendre la relève, puis revint, Iégorouchka ne dormait toujours pas et grelottait de plus belle. Un poids écrasait sa tête et sa poitrine, l’oppressait sans qu’il sût si c’était le chuchotement des deux vieillards ou la lourde odeur de peau de mouton. La pastèque et le melon lui avaient laissé dans la bouche un désagréable goût de métal. De surcroît, les puces le dévoraient.

« Grand-père, j’ai froid ! dit-il d’une voix qu’il ne reconnut pas lui-même. 

— Dors, mon petit, dors… », soupira la vieille.

Dressé sur ses jambes grêles, Tit s’approcha du lit en agitant les mains, puis il enfla jusqu’à atteindre le plafond et se transforma en moulin. Le père Christophore, habillé non plus comme dans la britchka, mais revêtu de ses habits de cérémonie, un goupillon à la main, fit le tour du moulin en l’aspergeant d’eau bénite, et le moulin cessa de remuer les bras. Comprenant qu’il délirait, Iégorouchka ouvrit les yeux.

« Grand-père ! appela-t-il. J’ai soif ! »

Personne ne lui répondit. Il avait chaud, de façon insupportable, et ne se sentait pas bien d’être allongé. Il se leva, s’habilla et sortit au dehors. L’aube pointait. Le ciel était couvert, mais la pluie avait cessé. Frissonnant, emmitouflé dans son manteau humide, il traversa une cour boueuse, tendant l’oreille aux moindres bruits ; une petite étable s’offrit à sa vue, avec sa petite porte en jonc entr’ouverte. Il regarda à l’intérieur, y entra et s’assit dans un coin sombre sur un tas de fumier séché.

Les idées se mêlaient dans sa tête, il avait la bouche sèche et remplie de ce répugnant goût métallique. Il regarda son chapeau, y redressa la plume de paon et se souvint du jour où il l’avait acheté avec petite maman. Fourrant la main dans sa poche, il en retira comme une boule de mastic, collante et brune. Qu’est-ce que cela faisait dans sa poche ? Il réfléchit, renifla la chose : cela sentait le miel. Ah oui, c’est le pain d’épices de la Juive ! Gorgé d’eau, qu’il est, le pauvre !

Iégorouchka examina son manteau. Ce manteau était gris, avec de gros boutons en os, cousus comme ceux d’une redingote. Chez lui, ce vêtement récent et coûteux n’était pas accroché dans l’entrée, mais dans la chambre, suspendu à côté des robes de petite maman ; il ne le portait que les grands jours. En le regardant, il éprouva de la pitié en se rappelant que le manteau et lui étaient tous les deux abandonnés au bon vouloir du destin, qu’ils ne reverraient plus leur maison, et il se mit à sangloter si fort qu’il faillit tomber du tas de fumier. 

Un grand chien blanc, tout mouillé par la pluie, avec des touffes de poils semblables à des papillotes sur le museau, pénétra dans l’étable et dévisagea Iégorouchka avec curiosité. Il se demandait visiblement s’il convenait ou non d’aboyer. Aboyer ne lui paraissant pas nécessaire, le chien s’approcha prudemment de Iégorouchka, dévora le mastic-pain d’épices et s’en alla.

« Voilà les gens de Varlamov ! » cria quelqu’un au dehors.

Ayant pleuré toutes les larmes de son corps, Iégorouchka sortit de l’étable et, contournant une flaque, se traîna dehors. Les chariots étaient juste devant la barrière. Les rouliers tout mouillés, les pieds crottés, l’air avachi et ensommeillé, tels des mouches d’automne, déambulaient le long des chariots ou étaient assis sur les brancards.

« Grand-père, j’ai froid ! dit-il en frissonnant et en enfouissant ses mains dans ses manches.

— Va, nous serons bientôt arrivés, fit Panteleï en bâillant. Ça va passer, tu te réchaufferas. »

Le convoi s’ébranla fort tôt, car il ne faisait pas trop chaud. Iégorouchka, allongé sur son ballot de laine, grelottait de froid, en dépit du soleil qui fit bientôt son apparition dans le ciel, séchant les habits, le ballot et le sol. En fermant les yeux, il vit de nouveau surgir Tit et le moulin. Se sentant lourdement nauséeux, il banda ses forces pour repousser ces images, mais ce fut le fier-à-bras Dymov qui se rua sur lui en poussant un rugissement, les yeux injectés de sang et les poings brandis, puis se lamentant : « Quelle barbe ! ». Voilà que passait Varlamov sur son étalon cosaque, qu’arrivait Konstantin, tout réjoui, avec son sourire et son outarde. Et tous ces gens lui pesaient, ils étaient insupportables et d’un tel ennui !

Une autre fois — c’était déjà presque le soir —, il leva la tête pour demander à boire. Le convoi s’était arrêté sur un grand pont au-dessus d’une large rivière. En contrebas, au-dessus de l’eau,  on apercevait à travers une fumée noire un vapeur remorquant une péniche. Au-delà de la rivière, devant eux, chatoyait une énorme montagne avec sur elle, disséminées, des maisons et des églises ; au pied de cette montagne, à côté de wagons de marchandises, s’élançait une locomotive…

Iégorouchka n’avait jamais vu de vapeurs auparavant, pas plus que de locomotives ou de grandes rivières. En les contemplant, il ne ressentit ni effroi ni étonnement ; son visage ne refléta même aucune sorte de curiosité. Il éprouva seulement une nausée et se dépêcha de s’avancer au bord du ballot. Il vomit. Observant la scène, Panteleï  hocha la tête et s’exclama :

« Il est tombé malade, notre petit gars ! dit-il. Il a dû prendre froid au ventre… ce petit gars… En terre étrangère… Une vraie pitié ! »

  

 VIII

Le convoi s’était arrêté près du quai, dans une grande hôtellerie commerciale[48]. En se glissant au bas du chariot, Iégorouchka entendit une voix bien connue. Quelqu’un l’aidait à descendre et disait :

« Nous, nous sommes arrivés hier soir… Nous vous avons attendus toute la journée. On aurait voulu vous rattraper hier, mais ça ne s’est pas fait, nous suivions une autre route. Eh ben, il est drôlement chiffonné, ton petit paletot ! Tu vas te faire gronder par ton petit oncle ! »

Iégorouchka regarda de plus près le visage de marbre de son interlocuteur et se souvint que c’était Deniska.

« Ton petit oncle et le père Christophore sont dans leur chambre, reprit Deniska, ils prennent le thé. Allons-y ! »

Et il conduisit Iégorouchka dans un grand pavillon à un étage, très sombre, semblable à l’hôtel-Dieu de N… Traversant un vestibule, montant un escalier enténébré, longeant un long couloir étroit, Iégorouchka et Deniska parvinrent à une chambrette dans laquelle, effectivement, Ivan Ivanytch et le père Christophore étaient assis à une table et buvaient du thé. À la vue du garçon, les deux vieillards manifestèrent de la surprise et de la joie.

« A-ha, Iégor Nikola-aitch !  chantonna le père Christophore. Monsieur Lomonossov !

— Ah, nobles gens ! fit Kouzmitchov. Bienvenue. »

Iégorouchka ôta son manteau, baisa la main de son oncle et celle du père Christophore et s’assit à la table.

« Alors, comment s’est passé ce voyage, puer bone[49] ? commença à l’abreuver de questions le père Christophore avec son habituel sourire radieux, tout en lui versant du thé. Je parie que tu t’es ennuyé ? Rester sur un chariot ou tiré par des bœufs, que le Seigneur m’épargne cela ! On avance, on avance, que Dieu me pardonne, on regarde devant soi, et la steppe s’étend uniformément, toujours la même : on n’en voit pas le bout ! Appeler ça voyager, c’est du dénigrement. Pourquoi ne bois-tu pas ton thé ? Bois donc ! Nous, pendant que tu te traînais avec le convoi, nous avons tout arrangé. Dieu soit loué ! Nous avons vendu la laine à Tchérépakhine à un prix avantageux, nous avons fait une bonne affaire. »

En revoyant les siens pour la première fois, Iégorouchka ressentait le besoin impérieux de se plaindre. Sans écouter le père Christophore, il réfléchissait : par quoi commencer, et de quoi se plaindre en particulier ? Mais la voix du père Christophore, qui lui semblait désagréablement perçante, l’empêchait de se concentrer et brouillait ses pensées. Sans rester même cinq minutes assis, il se leva de table et alla s’étendre sur un divan.

« Ça alors ! s’étonna le père Christophore. Et le thé ? »

Tout à ses réflexions — de quoi se plaindre, au juste ? —, Iégorouchka appuya son front contre le dossier du divan, et partit d’un seul coup en sanglots.

« Ça alors ! répéta le père Christophore, qui se leva et alla vers le divan. Que se passe-t-il, Guéorgui ? Pourquoi pleures-tu ?

— Je… je suis malade ! fit Iégorouchka.

— Malade ? répéta le père Christophore, décontenancé. Ah, ce n’est pas bien, mon ami… Est-ce qu’on tombe malade en voyage ? Hé bien, mon petit ami ? »

Il posa la main sur la tête de Iégorouchka, lui tapota la joue et déclara :

« Oui, sa tête est brûlante… Tu auras sans doute pris froid, ou alors, c’est quelque chose que tu as mangé… Demande à Dieu de t’aider.

— Il faut lui donner de la quinine…, fit, embarrassé, Ivan Ivanytch.

— Non, il faudrait plutôt qu’il avale un truc bouillant… Guéorgui, une petite soupe, ça te dit ? Hein ?

— N… non…, répondit Iégorouchka.

— Tu as de la fièvre, c’est ça ?

— J’ai eu de la fièvre, mais maintenant… maintenant j’ai très chaud. J’ai mal partout… »

Ivan Ivanytch s’approcha du divan, toucha délicatement la tête de Iégorouchka, eut une exclamation et, troublé, revint à la table.

« Bon, déshabille-toi et couche-toi, dit  le père Christophore, il faut que tu dormes tout ton soûl. »

Il aida Iégorouchka à se déshabiller, lui donna un oreiller, le recouvrit d’une couverture et, par-dessus, du manteau d’Ivan Ivanytch, puis regagna la table sur la pointe des pieds et se rassit. Iégorouchka ferma les yeux et se retrouva tout de suite, non plus dans la chambre, mais sur la grande route, devant le feu de camp ; Éméliane faisait des moulinets, tandis que Dymov, les yeux injectés de sang, était à plat ventre et lorgnait Iégorouchka d’un air goguenard.

« Tapez-lui dessus ! Tapez-lui dessus ! cria Iégorouchka.

— Il délire…, fit à mi-voix le père Christophore.

— Quel tintouin !  soupira Ivan Ivanytch.

— Il faudra le frictionner avec de l’huile vinaigrée. Avec l’aide de Dieu, demain, ça ira mieux. »

Pour se défaire de ses pénibles rêves, Iégorouchka ouvrit les yeux et se mit à regarder la lumière d’une lampe. Le père Christophore et Ivan Ivanytch avaient fini leur thé et s’entretenaient de quelque chose en chuchotant. Le premier avait un sourire d’homme heureux et, visiblement, était pénétré de l’idée qu’il avait tiré un bon parti de sa laine ; ce qui le réjouissait particulièrement dans ce succès était qu’il se voyait déjà, une fois rentré chez lui, rassembler sa vaste famille en clignant malicieusement de l’œil et en riant d’un bon rire ; pour commencer, il raconterait des bobards et dirait qu’il avait vendu la laine en-dessous de son prix, puis il tendrait à son gendre Mikhaïl un portefeuille bourré de billets de banque, en lui disant : « Tiens, attrape ! C’est comme ça, le commerce ! » Kouzmitchov, lui, n’avait pas l’air content. Son visage semblait, comme auparavant, soucieux et tendu par la sécheresse du monde des affaires. 

« Ehh, si j’avais su que Tcherepakhine proposerait ce prix-là, disait-il à mi-voix, je n’en aurais pas, chez moi, vendu trois cents pouds[50]  à Makarov ! Flûte, alors ! Mais comment savoir que le prix avait monté, ici ?

Un homme en chemise blanche vint emporter le samovar, alluma la veilleuse dans l’encoignure, devant l’icône. Le père Christophore lui dit quelque chose à l’oreille ; l’autre prit l’air mystérieux d’un conspirateur — voui, voui —, sortit et revint peu après glisser un vase de nuit sous le divan. Ivan Ivanytch installa sa couche par terre, bâilla plusieurs fois, fit avec indolence ses prières et s’étendit.

« Demain, je pense aller à la cathédrale…, fit le père Christophore. Je connais l’adjoint de l’évêque. Il faudrait aller voir l’évêque, après la messe, mais il paraît qu’il est malade. »

Avec un bâillement, il éteignit la lampe. Il ne restait que la lueur de la veilleuse.

« On dit qu’il ne reçoit pas, poursuivit le père Christophe en se déshabillant. Je vais donc repartir sans l’avoir rencontré. »

Il ôta son caftan et Iégorouchka eut de nouveau à côté de lui Robinson Crusoé. Robinson mélangea quelque chose dans une soucoupe, s’approcha de Iégorouchka et chuchota :

« Tu dors, Lomonossov ? Relève-toi ! Je vais te frictionner avec de l’huile vinaigrée. Cela te fera du bien, il ne te restera plus qu’à prier Dieu. »

Iégorouchka s’assit sur le divan. Le père Christophore lui enleva sa chemise et, recroquevillé, respirant par à-coups comme si c’était lui qu’on chatouillait, se mit à frictionner le torse de Iégorouchka.

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…, chuchotait-il. Mets-toi à plat ventre !… Comme ça, oui. Tu iras mieux demain, mais à l’avenir ne pèche pas ! Vous avez sûrement eu de l’orage, en chemin ?

— Oui.

— Il ne manquerait plus que tu tombes malade ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Il ne manquerait plus que tu tombes malade ! »

La friction terminée, le père Christophore lui remit sa chemise, le recouvrit avec la couverture et le manteau, le bénit d’un signe de croix et s’écarta. Iégorouchka le vit ensuite faire ses prières. Le vieillard connaissait sans doute par cœur une foule de prières, car il resta longtemps à chuchoter devant l’icône. Il bénit ensuite les fenêtres, la porte, Iégorouchka et Ivan Ivanytch, et s’allongea sans oreiller sur un petit sofa, se recouvrant de son caftan. La pendule sonna dix heures dans le couloir. Iégorouchka se dit que le matin était encore loin et, angoissé, colla son front au dossier du divan, s’abandonnant à ses visions brumeuses et oppressantes. Mais le matin fut là bien plus vite qu’il ne l’avait imaginé.

Il avait l’impression qu’il venait de se coucher et de poser son front contre le dossier du divan, mais lorsqu’il ouvrit les yeux, les rayons obliques du soleil s’étiraient déjà, entrant par les deux fenêtres, sur le sol de la petite chambre. Le père Christophore et Ivan Ivanytch s’étaient absentés. La chambre avait été faite, elle était lumineuse, douillette et l’on y sentait l’odeur du père Christophore, un éternel mélange de cyprès et de bleuet — chez lui, il fabriquait à partir de bleuets des goupillons ainsi que des ornements pour les armoires à images saintes, si bien qu’il était complètement imprégné de ce parfum. Iégorouchka contempla son oreiller, les rayons entrant de biais, ses bottes qui avaient été nettoyées et cirées et s’alignaient à côté du divan, et il se mit à rire. Il lui paraissait surprenant de ne pas être sur son ballot de laine, que l’humidité ait disparu et qu’au plafond ne se montre aucun éclair, que nul tonnerre n’y résonne.

Il sauta à bas du divan et se mit à s’habiller. Il se sentait parfaitement bien ; ne subsistait, de son état maladif de la veille, qu’une légère faiblesse dans les jambes et au cou. L’huile vinaigrée avait donc été bénéfique. Il se souvint du bateau à vapeur, de la locomotive et de la grande rivière qu’il avait confusément aperçus la veille et se dépêcha de finir de s’habiller pour filer sur le quai examiner tout cela. Alors que, une fois lavé, il enfilait sa chemise d’andrinople, la clé tourna dans la serrure et le père Christophe se montra sur le seuil avec son haut-de-forme, sa crosse et sa soutane de soie brune par-dessus son caftan de grosse toile. Tout sourire, illuminé (les vieillards venant de sortir d’une église sont toujours resplendissants), il déposa sur la table un pain bénit et un paquet, fit une courte prière et déclara :

« Dieu nous a envoyé sa grâce ! Eh bien, comment te sens-tu ?

— Mieux, répondit Iégorouchka en lui embrassant la main.

— Dieu soit loué… Je rentre de la messe… Je suis allé voir ma connaissance, l’adjoint de l’évêque. Il m’a invité à prendre le thé chez lui, mais je n’y suis pas allé. Je n’aime pas aller chez les gens de trop bon matin. Que Dieu les garde ! »

Il enleva sa soutane, déplissa ses habits sur le devant et, sans hâte, défit le paquet. Iégorouchka eut devant lui une boîte de caviar grenu, du dos d’esturgeon séché et du pain français.

« Oui, je passais à côté d’un étal de poisson frais, j’ai pris ça, dit le père Christophore. Certes, en semaine, d’ordinaire on ne festoie pas, mais je me suis dit que, comme nous avions un malade, c’était pardonnable. Voilà du bon caviar d’esturgeon… »

L’homme en chemise blanche apporta un samovar et un plateau chargé de vaisselle.

« Mange, fit le père Christophore en tendant à Iégorouchka une tartine sur laquelle il avait étalé du caviar. À présent, mange et détends-toi, le temps de l’étude viendra. Prends garde d’étudier attentivement, avec application, pour que ce ne soit pas en vain. Apprends par cœur ce qui doit l’être, mais exprime-toi avec tes propres mots lorsqu’il s’agira de dire ce que tu penses au fond de toi. Efforce-toi, de plus, d’étudier toutes les sciences. Il y a des gens qui connaissent à la perfection les mathématiques et ignorent tout de Piotr Moguila[51], d’autres connaissent ce dernier et sont absolument secs à propos de la lune. Non, il te faut étudier de façon à pouvoir tout comprendre ! Le latin, le français, l’allemand… la géographie, bien entendu, l’histoire, la théologie, la philosophie, les mathématiques… C’est seulement après avoir tout étudié en prenant ton temps, pieusement, avec zèle, que tu pourras commencer à travailler. Tu pourras emprunter n’importe quel chemin une fois que tu sauras tout. Étudie et remplis-toi de la grâce divine, et le Seigneur t’indiquera ta voie : devenir médecin, juge, ingénieur… »

Le père Christophore étala un peu de caviar sur un petit bout de pain, le mit dans sa bouche et dit :

« L’apôtre Paul a dit : n’étudiez pas de choses étrangères. Bien sûr, s’il s’agit de nécromancie et autres inepties, comme de convoquer les esprits depuis l’au-delà, à l’instar de Saül, étudier ce genre de sciences qui ne sont utiles à personne, mieux vaut s’en abstenir. Il ne faut assimiler que ce qui a reçu la bénédiction de Dieu. Adapte-toi… Les saints apôtres parlaient toutes les langues — il te faut donc apprendre les langues ;  Vassili le Grand[52] a étudié les mathématiques et la philosophie : fais-en de même ; saint Nestor[53] a étudié l’histoire et a rédigé des chroniques : suis son exemple. Prends exemple sur les saints… »

Il avala une gorgée de thé depuis sa soucoupe, s’essuya les lèvres et hocha la tête.

« Bien ! fit-il. Je suis de la vieille école, j’ai beaucoup oublié mais je ne vis pas comme les autres. Sans aucune comparaison. Ainsi, en société, pendant un repas ou lors d’une réunion, on prononce quelques mots en latin ou l’on s’exprime à propos d’histoire ou de philosophie, cela plaît à tout le monde et à soi-même… Ou encore, lorsque le tribunal de district se réunit pour assermenter quelqu’un ; tous les autres prêtres montrent de l’embarras, alors que moi, je suis à tu et à toi avec les juges, les procureurs et les avocats : je dis quelque chose de savant, je bois le thé avec eux, je ris, je m’informe sur ce que j’ignore… Et ça leur plaît. Voilà, mon ami… L’étude, c’est la lumière, l’ignorance, c’est l’obscurité. Étudie ! C’est une charge, bien entendu : à l’heure actuelle, cela revient cher… Ta petite maman est veuve, elle vit de sa pension, mais bien sûr… »

Le père Christophore jeta un coup d’œil effrayé en direction de la porte et reprit dans un murmure :

« Ivan Ivanytch vous aidera. Il ne t’abandonnera pas. Il n’a pas d’enfant et il te donnera un coup de main, sois tranquille. »

Son visage devint grave et il prononça, à voix encore plus basse :

« Mais toi, attention, Guéorgui, Dieu te préserve, n’oublie ni ta mère ni Ivan Ivanytch. Respecter ta mère est un commandement, quant à Ivan Ivanytch, c’est ton bienfaiteur et il remplace ton père. Si jamais, une fois devenu savant, tu te mettais, à Dieu ne plaise, à te lasser des gens, à les mépriser sous prétexte qu’ils en savent moins long que toi, malheur, malheur à toi ! »

Le père Christophore leva la main en l’air et répéta tout doucement :

« Malheur à toi ! »

Le père Christophore discourait tant et plus, s’écoutant un peu parler, comme on dit ; il aurait bien poursuivi jusqu’au déjeuner, mais la porte s’ouvrit et laissa entrer Ivan Ivanytch. Celui-ci les salua brièvement, s’assit à la table et se mit à boire du thé à gorgées rapides.

« Hé bien, j’en ai terminé avec toutes mes affaires, dit-il. Je rentrerais bien aujourd’hui, mais il y a encore un souci avec Iégorouchka. Il faut le caser quelque part. Ma sœur avait dit qu’elle avait une amie ici, Nastassia Petrovna, elle pourrait le prendre chez elle, peut-être. »

Fouillant dans son portefeuille, il en tira une lettre froissée et se mit à lire :

« “À Nastassia Petrovna Toskounova, chez elle, Petite-Rue-Basse”. Va falloir se mettre à la chercher. C’est du tintouin ! »

Tout de suite après le thé, Ivan Ivanytch et Iégorouchka sortirent de l’hôtellerie. 

« C’est du tintouin ! marmonnait l’oncle. Tu t’es attaché à moi comme une bardane et maintenant, Dieu sait où je t’expédie ! Pour vous autres, l’étude élève l’esprit, et moi, elle me cause des tourments à votre sujet… »

Alors qu’ils traversaient la cour, les chariots et les convoyeurs n’étaient déjà plus là, ils étaient partis tôt le matin à l’embarcadère. Dans un coin reculé de la cour stationnait, peu visible, la vieille britchka ; juste à côté, les bais mangeaient de l’avoine.

« Adieu, la britchka ! » pensa Iégorouchka.

Ils durent d’abord suivre un long moment un boulevard en côte, à flanc de montagne, puis traverser la grand’place du marché ; Ivan Ivanytch demanda à un sergent de ville comment rejoindre la Petite-Rue-Basse.

« Oh là là ! fit avec un sourire malicieux le sergent de ville. C’est bien plus loin, vers le pâturage ! »

En chemin, venaient à leur rencontre des fiacres, mais se balader en fiacre était une faiblesse que l’oncle ne se permettait qu’exceptionnellement, les jours de grande fête. Iégorouchka et lui marchèrent longuement en suivant des rues pavées, puis des rues non pavées, mais encore pourvues de trottoirs, et aboutirent en fin de compte à des rues sans pavés ni trottoirs. Lorsque, à force de marcher et de demander leur chemin, ils arrivèrent Petite-Rue-Basse, ils étaient tous les deux rouges et en nage, ôtant leur chapeau et essuyant leur sueur.

« Je vous demande pardon, dit Ivan Ivanytch en s’adressant à un petit vieux assis près de la porte d’un petit magasin, savez-vous où est la maison de Nastassia Petrovna Toskounova ?

— Il n’y a aucune Toskounova ici, répondit le petit vieux après un instant de réflexion. Timochenko, peut-être ?

— Non non, Toskounova…

— Désolé, ce n’est pas par ici… »

Ivan Ivanytch haussa les épaules et se traîna un peu plus loin. 

« Pas la peine de chercher ! lui cria le vieillard dans son dos. Si je vous dis que c’est pas ici, c’est pas ici !

— Dis donc, ma petite mère — cette fois, Ivan Ivanytch s’adressait à une vieille vendeuse de poires et de graines de tournesol repliant, au coin de la rue, son éventaire —, tu peux m’indiquer la maison de Nastassia Petrovna Toskounova ? » 

La vieille le regarda avec étonnement et se mit à rire.

« Hé, ça fait belle lurette que Nastassia Petrovna n’y vit plus ! fit-elle. Seigneur, ça fait bien déjà sept ou huit ans qu’elle a marié sa fille et légué sa maison à son gendre ! C’est le gendre qui vit là, maintenant. »

Et ses yeux disaient clairement : « Faut-il être bête pour ne pas savoir ça ! »

« Et où vit-elle, à présent ?  demanda Ivan Ivanytch.

— Seigneur ! s’étonna la vieille, levant les bras au ciel. Cela fait longtemps qu’elle vit en appartement ! Déjà sept ou huit ans qu’elle a légué sa maison à son gendre. Vous, alors ! »

Elle s’attendait sans doute à ce qu’Ivan Ivanytch s’étonne à son tour, y aille de son : « Ce n’est pas possible ! », mais il se contenta de lui demander :

« Et cet appartement, où est-il ? »

La vendeuse ambulante retroussa ses manches et, indiquant la direction de son bras nu, se mit à crier d’une petite voix perçante :

« Allez tout droit, encore tout droit, toujours tout droit… En passant devant une maisonnette rouge, vous verrez un passage sur la gauche. Suivez-le et ce sera le troisième portail sur la droite… »

Ivan Ivanytch et Iégorouchka parvinrent à la maisonnette rouge, prirent à gauche et, dans le passage, s’approchèrent du troisième portail sur la droite. Des deux côtés de ce très vieux portail s’étirait une palissade grise avec de  grosses fentes ; sur la droite, la palissade penchait fortement en avant, menaçant de tomber, tandis que du côté gauche, elle penchait en arrière dans la cour, le portail restant droit et hésitant, quant à lui, sur la conduite à tenir : valait-il mieux s’écrouler en avant ou basculer en arrière ? Ivan Ivanytch entrouvrit un portillon et ils aperçurent une grande cour envahie de mauvaises herbes et de bardanes. À une centaine de pas du portail on voyait une petite maison au toit rouge et aux murs verts. Une grosse femme, les manches retroussées et le tabler relevé, se tenait au milieu de la cour et versait quelque chose par terre, en criant d’une petite voix aussi perçante que celle de la marchande :

« Tsyp !… tsyp ! tsyp ! »

Assis derrière elle, un chien roux aux oreilles pointues qui, à la vue des nouveaux venus, accourut au portillon et lança des aboiements de ténor — les chiens au pelage roux aboient toujours ainsi. 

« Vous cherchez qui ? leur lança la femme, s’abritant les yeux du soleil avec la main.

— Bonjour ! lui cria en retour Ivan Ivanytch, repoussant le chien roux avec sa canne. Dites-moi, je vous prie, c’est bien ici qu’habite Nastassia Petrovna Toskounova ? 

_ Ici même ! Qu’est-ce que vous lui voulez ? »

Ivan Ivanytch s’approcha d’elle avec Iégorouchka. Elle les examina d’un œil soupçonneux en répétant :

« Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Je m’adresse peut-être à Nastassia Petrovna ?

— C’est bien moi !

— Enchanté… Voyez-vous, je vous transmets les salutations de votre vieille amie Olga Ivanovna Kniazeva. Voici son jeune fils. Peut-être vous souvenez-vous de moi, je suis Ivan Ivanytch, son frère… Vous êtes vous-mêmes de notre bonne ville de N… Vous y êtes née et vous y êtes mariée… »

Il y eut un silence. D’un air stupide, la grosse femme dévisageait Ivan Ivanytch comme si elle n’en croyait rien ou n’y comprenait rien, puis, toute rouge d’émotion, les larmes lui montant aux yeux, elle leva les bras au ciel, laissant échapper de son tablier l’avoine qui se répandit par terre.

« Olga Ivanovna ! glapit-elle, toute émue, la respiration lourde. Mon petit pigeon à moi ! Ah, mes amis, qu’est-ce que j’ai à rester là comme une idiote ? Alors, c’est toi, mon petit ange… »

Elle étreignit Iégorouchka, mouillant son visage de ses larmes, et se mit résolument à pleurer.

« Seigneur ! dit-elle en se tordant les mains. Le petit d’Olietchka[54] ! Quelle joie ! C’est le portrait de sa mère ! Le portrait craché ! Mais que faites-vous encore dans la cour ? Allons chez moi, je vous en prie ! »

Tout en pleurs, hors d’haleine et parlant en marchant, elle gagna en hâte son logis, suivie de ses hôtes.

« C’est le bazar chez moi ! fit-elle en les faisant entrer dans une petite salle étouffante toute garnie d’icônes et de pots de fleurs. Ah, Sainte Vierge ! Vassilissa, ouvre au moins les volets ! Mon petit ange !  Ma petite beauté ignorée ! C’est que je ne savais pas qu’Olietchka avait un petit ! »

Lorsqu’elle se fut calmée et un peu habituée à ses hôtes, Ivan Ivanytch la pria d’avoir avec lui une discussion en tête-à-tête. Iégorouchka s’en fut dans une autre pièce ; il y avait là une machine à coudre, un sansonnet dans une cage, et partout autant d’icônes et de fleurs que dans la salle. Auprès de la machine à coudre, immobile, se tenait une petite fille au teint halé et aux joues pleines comme celles de Tit, dans une petite robe d’indienne toute propre. Sans cligner des yeux, elle observait Iégorouchka d’un air très gêné. Il la regarda en silence et lui demanda :

« Comment tu t’appelles ? »

Les lèvres de la fillette tremblèrent, elle fit mine de se mettre à pleurer et répondit à voix basse :

« Atka… »

Ce qui signifiait : Katka[55].

« Il restera chez vous, chuchotait Ivan Ivanytch dans la salle, faites-nous cette faveur, et nous vous paierons dix roubles chaque mois. C’est un garçon très gentil, tranquille…

— Je ne sais pas quoi vous dire, Ivan Ivanytch ! soupirait d’un air pleurnichard Nastassia Petrovna. Dix roubles, c’est très bien, mais ça me fait peur, de prendre l’enfant d’une autre ! Imaginez qu’il tombe malade, ou bien… »

Lorsqu’on rappela Iégorouchka dans la salle, Ivan Ivanytch avait déjà son chapeau en main et se préparait à partir.

« Entendu ? Donc, maintenant, il reste chez vous, disait-il. Adieu ! Tu restes, Iégor ! dit-il en s’adressant à son neveu. Sois sage et obéis à Nastassia Petrovna… Adieu ! Je passerai encore demain. »

Et il s’en fut. Nastassia Petrovna étreignit une nouvelle fois Iégorouchka, le traitant de petit ange, puis, éplorée, commença à mettre le couvert. Trois minutes plus tard, il était assis à ses côtés et mangeait une soupe aux choux grasse et brûlante, tout en répondant à un déluge de questions.

Et, vers le soir, il se retrouva de nouveau assis à cette table, la tête appuyée sur sa main, en train d’écouter Nastassia Petrovna. Avec tantôt des rires, tantôt des larmes, elle parlait de sa mère à lui, du temps de leur jeunesse, de son mariage à elle, de ses propres enfants… Dans le poêle, un grillon chantait, et le bec de la lampe émettait un très léger bourdonnement. La maîtresse de maison parlait à mi-voix, faisant tomber sans arrêt son dé à coudre, et Katia, sa petite-fille, partait à sa recherche sous la table en y restant à chaque fois un long moment, examinant sans doute les pieds de Iégorouchka. Et celui-ci, tout somnolent, écoutait en regardant attentivement le visage de la vieille femme, rayé de larmes et nanti d’une verrue poilue… Comme tout cela était triste ! On l’installa à dormir sur un coffre, en lui précisant que, s’il avait faim cette nuit-là, il n’aurait qu’à sortir dans le petit couloir et prendre, sur le rebord de la fenêtre, un morceau de poulet qui était recouvert d’une assiette.

Le lendemain matin, Ivan Ivanytch et le père Christophore vinrent faire leurs adieux. Nastassia Petrovna, toute contente, s’apprêtait à amener le samovar, mais Ivan Ivanytch, d’un air très pressé, refusa de la main et déclara :

« Nous n’avons le temps ni pour le thé ni pour le sucre ! Nous partons à l’instant. »

Avant de se séparer, ils s’assirent tous et restèrent silencieux quelques instants[56]. Nastassia Petrovna poussa un profond soupir et, de ses yeux emplis de larmes, regarda les icônes. 

« Hé bien, commença Ivan Ivanytch en se levant, tu vas donc rester ici… »

La dureté de l’homme d’affaires s’effaça soudain de son visage, il rougit légèrement, eut un sourire triste et dit :

« Dis voir, étudie bien… N’oublie pas ta mère et obéis à Nastassia Petrovna… Si tu étudies bien, Iégor, je m’occuperai de toi. »

Tournant le dos à Iégorouchka, il sortit son porte-monnaie de sa poche, fouilla longuement dedans pour y trouver une pièce de dix kopecks qu’il lui donna. Le père Christophore soupira et, sans hâte, bénit Iégorouchka.

« Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint… Fais tes études, dit-il. Prends de la peine, mon ami… Souviens-toi de moi si je meurs entre-temps. Tiens, voici également dix kopecks de ma part… »

Iégorouchka lui baisa la main et se mit à pleurer. Il sentait bien qu’il ne reverrait jamais ce vieil homme.

« Nastassia Petrovna, j’ai déjà déposé une demande d’inscription au lycée, déclara Ivan Ivanytch d’une voix funèbre, comme s’il y avait un mort dans la salle. Amenez-le le sept août pour l’examen d’entrée. Allons, adieu ! Que Dieu vous protège ! Adieu, Iégor !

— Buvez tout de même une tasse de thé ! » gémit Nastassia Petrovna.

À travers les larmes qui lui recouvraient les yeux, Iégorouchka ne vit pas partir son oncle et le père Christophore. Quand il se rua à la fenêtre, il n’y avait plus personne dans la cour, juste le chien roux revenu rapidement du portail, il venait d’aboyer et manifestait la satisfaction du devoir accompli. Sans savoir dans quel but, Iégorouchka se précipita au dehors. Au moment où il sortit dans le petit passage, Ivan Ivanytch et le père Christophore, agitant l’un sa canne à bout ferré et l’autre sa crosse, tournaient déjà le coin de la rue. Il sentit qu’avec eux disparaissait pour toujours, comme une fumée se dissipe, toute sa vie passée ; accablé, il se laissa tomber sur un banc, accueillant avec des larmes amères la vie nouvelle et inconnue qui commençait pour lui…

Que serait cette vie ?

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 28 septembre 2017.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Une britchka est une sorte de petite diligence, plus solide qu’une calèche.

[2] Abréviation pour Ivanovitch, fils d’Ivan.

[3] Diminutif de Denis.

[4] Iégorka, Iégorouchka : diminutif du prénom Iégor. Le grand-père paternel de Tchékhov s’appelait ainsi.

[5] C’est le « tchin » (table des rangs) de Pierre le Grand.

[6] Le koulitch, brioche traditionnelle de Pâques.

[7] Savant russe du xviiie siècle, universellement connu en Russie.

[8] Anciens monuments chamaniques laissés dans la steppe par les Mongols, semble-t-il. 

[9] Il s’agit d’Alexandre I er, le vainqueur de Napoléon.

[10] Environ deux mètres.

[11] Regroupement de psaumes dans la liturgie orthodoxe.

[12] En français dans le texte.

[13] Moïse, fils de Moïse.

[14] Salomon.

[15] Armoiries de la Russie.

[16] Popesse, femme du pope, chez les orthodoxes.

[17] Âge très avancé, dans la Russie de l’époque… comme dans celle d’aujourd’hui, surtout pour un homme.

[18] Gabriel.

[19] Il est employé par l’Assemblée provinciale.

[20] Pour empêcher les démons d’entrer par sa bouche…

[21] La verste mesure un peu plus d’un kilomètre.

[22] La déciatine mesure un peu plus d’un hectare.

[23] La comtesse est d’ascendance polonaise.

[24] « Je dors » se dit en russe сплю, qui se prononce : spliou.

[25] La sagène fait un peu plus de deux mètres.

[26] Figures du folklore mythologique russe.

[27] Iégor est une variante de Georges. Fête le 23 avril dans l’ancien calendrier.

[28] Remplace « Zakharovitch », fils de Zakhar.

[29] Sainte Barbara, ou encore Sainte Barbe. 

[30] À l’église.

[31] Lois de l’hospitalité…

[32] Ville de Russie aux pains d’épices renommés, au xixe siècle.

[33] La livre russe pèse un peu plus de 400 grammes.

[34] Nijni Novgorod, qui s’est appelée Gorki du temps de l’URSS.

[35] Attelage de trois chevaux. 

[36] Maître, propriétaire, bourgeois.

[37] C’est le cri du « spliouk », voir la note 4 du chapitre IV.

[38] Nous sommes dans le sud-est de l’Ukraine, alors sous domination russe.

[39] Panteleï écorche les mots.

[40] Les criminels.

[41] Personnes chargées de demander la main de quelqu’un pour un tiers. 

[42] Cavalier d’élite, cosaque ou caucasien.

[43] Éméliane a une tubérosité sous l’œil.

[44] Allusion au chef de guerre Ivan Mazepa, hetman des Cosaques d’Ukraine, personnage historique ayant inspiré Pouchkine (dans le poème « Poltava ») et, au début des années 1880, Tchaïkovski.

[45] Iora est l’un des nombreux diminutifs de Iégorouchka.

[46] Début du Sanctus

[47] Manteau en peau de mouton, la laine à l’intérieur.

[48] Sorte de complexe pour marchands non-résidents, comprenant hôtels et entrepôts pour leurs marchandises, emplacements pour les chariots, etc.

[49] Cher enfant.

[50] Le poud fait un peu plus de seize kilos. Il s’agit toujours de laine, ici.

[51] Pierre Movila, métropolite de Kiev, dans la première moitié du xviie siècle.

[52] Basile de Césarée.

[53] Il s’agit de saint Nestor de Kiev, mort en 1114.

[54] Diminutif affectueux d’Olga.

[55] Surdiminutif de Ekaterina (Catherine), via Katia.

[56] Tradition russe : on médite en silence avant de partir.