LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Anton Tchekhov

(Чехов Антон Павлович)

1860 – 1904

 

 

 

 

TÊTE À L’ÉVENT

(Попрыгунья)

 

 

 

1892

 

 

 

 

 


Traduction de L. Golschmann et E. Jaubert, parue dans La Revue de Paris, 1898.

 

 

 

 


 TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

 

 

 

 

I

Tous les amis et connaissances d’Olga Ivanovna étaient présents à sa noce.

— Regardez-le : n’est-ce pas qu’il y a « quelque chose » en lui ? — disait-elle à ses amis en leur désignant son mari d’un signe de tête, comme si elle voulait expliquer pourquoi elle épousait un homme simple, que rien jusqu’alors n’avait signalé à ses contemporains.

Son mari, Ossip Stépanovitch Dymov, était un médecin qui avait rang de conseiller titulaire. Il exerçait les fonctions de sous-directeur dans un hôpital, et celles de prosecteur dans un autre. Tous les jours, de neuf heures à midi. Ossip recevait des malades à sa clinique et les examinait ; ensuite il prenait le tramway pour se rendre à l’autre hôpital, où il pratiquait l’autopsie des malades qui venaient de mourir. Sa clientèle privée était presque nulle : à peine gagnait-il quelque cinq cents roubles par an. Et c’est là tout ce que l’on pouvait dire de lui.

Cependant les amis d’Olga Ivanovna et la jeune femme elle-même n’étaient pas des gens ordinaires. Chacun d’eux se distinguait par quelque chose de remarquable, chacun avait un nom plus ou moins répandu et comptait parmi les célébrités ou, s’il n’était pas encore célèbre, donnait au moins de grandes espérances pour l’avenir.

C’était d’abord un tragédien dont le talent énorme était consacré depuis longtemps, un homme intelligent, simple autant que distingué, un excellent « diseur », qui enseignait la diction à Olga Ivanovna ; — puis un chanteur de l’Opéra, un gros homme qui présageait à la jeune fille, si elle voulait travailler, si elle avait assez d’énergie, une belle carrière de cantatrice. — Puis toute une pléiade juvénile de peintres et, à sa tête, Riabovsky, à la fois paysagiste, animalier et « genriste », un jeune homme blond de vingt-cinq ans, très beau : Riabovsky obtenait toujours beaucoup de succès aux expositions, et son dernier tableau venait de se vendre cinq cents roubles ; il corrigeait les esquisses d’Olga et répétait volontiers qu’avec le temps il en sortirait peut-être « quelque chose ». Puis un violoncelliste, qui faisait « pleurer » son instrument, et qui déclarait tout net que, parmi toutes ses amies, Olga seule savait l’accompagner ; un écrivain, tout jeune, mais déjà connu, qui signait des nouvelles, des romans et des pièces. Qui encore ? Un gentilhomme, Vassili Vassiliévitch, — un vrai gentilhomme russe, amateur passionné d’illustrations et de vignettes, avec un goût particulier pour le style archaïque, pour les vieilles légendes, les chansons d’autrefois ; sur une feuille de papier, sur une assiette noircie à la fumée, il savait improviser des merveilles.

Parmi cette cohue de libres artistes, plus ou moins gâtés par la fortune, et qui songeaient à l’existence des médecins seulement lorsqu’ils étaient malades, Ossip faisait l’effet d’un étranger, d’un inconnu et il semblait tout petit, bien qu’il fût grand et carré des épaules. Il avait l’air de porter un habit qui ne lui appartenait pas, et sa barbiche rappelait celle d’un commis-voyageur. Cependant, s’il avait eu l’avantage d’être peintre ou écrivain, on aurait sûrement trouvé que sa barbe le faisait ressembler à Émile Zola.

Le tragédien affirmait à Olga Ivanovna qu’avec ses cheveux de lin et sa robe de noces elle évoquait l’image d’un jeune et svelte cerisier entièrement couvert de fleurs blanches et fraîches.

— Non, mais, écoutez-moi ! — lui disait la jeune femme en lui prenant le bras. — Comment cela s’est-il pu faire tout à coup ? Écoutez, écoutez un peu... Il faut vous dire que mon père s’est trouvé, pendant quelque temps, attaché au même hôpital que Dymov. Lorsque mon pauvre père tomba malade, lui, Dymov passa des jours et des nuits à son chevet. Pensez donc, quel dévouement !... Écoutez, Riabovsky ! Et vous, mon romancier, approchez donc, c’est très intéressant... Quel dévouement, quel intérêt sincère !... Moi non plus, je ne dormais pas, je veillais tout le temps mon père, et alors, bonsoir ! voilà mon gaillard pris ! Mon pauvre Dymov se coiffait pour de bon. La destinée a parfois de si bizarres fantaisies !... Eh bien, après la mort de mon père, il vint à la maison de temps à autre ; il me rencontra plusieurs fois dans la rue, et un beau soir, pan ! une déclaration... de but en blanc... Je pleurai toute la nuit, et moi-même je me sentis amoureuse folle... Et me voilà sa femme, comme vous le voyez... N’est-ce pas qu’il a quelque chose de fort, de puissant, quelque chose de l’ours ? En ce moment vous n’apercevez sa figure que de trois quarts, et puis elle est mal éclairée ; mais quand il se retournera vous allez voir son front. Que direz-vous de ce front-là, Riabovsky ?... Dymov, c’est de toi que nous parlons ! — cria-t-elle à son mari. — Viens donc ici. Tends à Riabovsky ta main loyale... C’est bien. Soyez amis.

Dymov tendit la main au jeune peintre en lui disant, avec un sourire bon et naïf :

— Enchanté !... J’avais un de mes condisciples à l’université qui s’appelait Riabovsky : ce n’est pas votre parent ?...

 

II

Ossip avait trente et un ans, Olga vingt-deux. Ils se mirent à mener ensemble une existence tout à fait charmante. La jeune femme décora tous les murs du salon avec ses propres études et celles d’autres artistes, encadrées ou sans cadres. Auprès du piano elle disposa, dans un poétique pêle-mêle, des ombrelles chinoises, des chevalets, des poignards, des bustes, des portraits, des chiffons multicolores. Une autre pièce fut tapissée d’images populaires ; dans un coin Olga mit une faux et un râteau, accrocha dans l’autre une faucille et deux chaussures de moujik, et elle eut une salle à manger décorée à la russe. Pour donner à la chambre à coucher l’apparence d’une crypte, elle tendit le plafond et les murs d’étoffe sombre : au-dessus du lit elle suspendit une lanterne vénitienne et à la porte elle plaça une statue avec une hallebarde à la main. Et tout le monde trouva délicieux le petit « chez-soi » du jeune ménage.

Chaque jour, en se levant, à onze heures, Olga jouait du piano, ou, s’il y avait un beau soleil, elle peignait à l’huile. Puis, à une heure, elle se rendait chez sa couturière. Les Dymov, n’étant pas riches, avaient tout juste ce qu’il fallait pour vivre ; Olga devait donc, pour se montrer constamment en toilette fraîche, imaginer sans cesse avec la couturière de nouveaux artifices ; et souvent, d’une vieille robe teinte et d’un rien — tulle, peluche ou dentelle — une vraie merveille sortait, quelque chose d’exquis, un rêve et non pas une robe !

En quittant sa couturière, Olga, d’habitude, allait voir une actrice de ses connaissances, histoire d’apprendre les dernières nouvelles théâtrales et de se procurer, suivant l’occurrence. un billet pour la prochaine « première » ou pour une représentation à bénéfice. De là elle courait à l’atelier d’un artiste, à une exposition de tableaux, ou rendait visite à quelque personnage célèbre pour l’inviter ou simplement causer un brin. Et toujours on l’accueillait d’un air aimable, on lui assurait partout qu’elle était charmante, gentille, excessivement sympathique... Ceux qu’elle appelait illustres et grands la recevaient comme leur égale, et tous, à l’unanimité, lui prédisaient qu’avec ses dons, et son goût, et son intelligence, elle irait loin si elle savait s’astreindre à ne pas courir trop de lièvres à la fois. Olga touchait du piano, chantait, peignait à l’huile, modelait, jouait dans les comédies de salon, et non point de façon ordinaire, mais avec un vrai talent. Qu’il s’agît d’arranger des verres de couleur pour une illumination, de s’improviser une toilette ou de nouer la cravate à l’un de ses amis, elle s’en acquittait, souriante, avec une grâce et un goût exquis. Mais où elle se révélait supérieure, c’était dans sa façon de faire connaissance et de lier amitié avec les personnages illustres. À peine avait-on parlé de quelqu’un, Olga savait arriver à lui, devenir en un jour son « amie » et l’inviter chez elle. Toute relation nouvelle était pour elle une vraie fête. Elle adorait les hommes à la mode, elle en était fière, elle les voyait en songe chaque nuit, elle en avait comme une soif qu’elle n’arrivait jamais à désaltérer... Les uns s’en vont, qu’elle oublie ; d’autres les remplacent, mais elle s’y habitue bien vite, et, ne les trouvant plus à son goût, elle cherche avidement de nouveaux grands hommes ; toujours elle en découvre, toujours elle en cherche d’autres, sans répit, sans fin... Pourquoi ?

À cinq heures elle dînait chez elle avec son mari. La simplicité, le bon sens, la bonhomie d’Ossip l’attendrissaient et la charmaient. À tout moment elle s’élançait de sa place et, lui prenant la tête à pleines mains, la couvrait de baisers.

— Tu sais, Dymov, lui disait-elle, tu es un homme intelligent, un esprit distingué ; seulement, tu as un grave défaut : tu ne prends aucun intérêt à l’art ; tu n’apprécies pas la musique, ni la peinture.

— Je ne les comprends pas, répliquait-il avec douceur. Toute ma vie je me suis occupé de sciences naturelles et de médecine, et je n’ai guère eu le temps de m’intéresser à l’art.

— Mais c’est affreux, mon pauvre Dymov !

— Pourquoi donc ?... Mais tes amis n’ont aucune idée ni des sciences naturelles ni de la médecine, et tu ne songes cependant pas à leur en vouloir. Chacun son domaine. Je ne goûte pas les paysages et les opéras, mais je me dis : s’il y a des gens fort sensés qui vouent leur vie entière à ces choses-là, et d’autres non moins sensés qui les achètent à des prix fous, sans doute elles sont nécessaires. Je ne les comprends pas, mais ne pas comprendre n’est pas nier.

— Laisse-moi serrer ta main loyale.

Après le dîner, Olga Ivanovna se rendait chez des amis, ou au théâtre, ou au concert, et ne rentrait qu’après minuit, Et ainsi tous les jours.

Chaque mercredi, la jeune femme donnait une petite soirée. On n’y dansait pas, on n’y jouait jamais aux cartes : les divertissements artistiques les plus variés faisaient tous les frais de la fête. Le tragédien déclamait, le chanteur de l’Opéra chantait, les peintres agrémentaient d’esquisses les albums d’Olga, le violoncelliste jouait, — et la maîtresse de maison dessinait, modelait, chantait et accompagnait au piano. — Dans les intervalles entre la poésie, la musique et le chant, on causait littérature, théâtre, peinture. On ne voyait jamais de femmes aux soirées d’Olga : elle trouvait toutes les femmes, hormis les actrices et sa couturière, ennuyeuses et banales. À chaque sonnerie du timbre, la maîtresse de maison frissonnait et s’écriait d’un air triomphant :

— C’est lui !

Il va sans dire que « lui » était quelque nouvelle célébrité, invitée pour la première fois. Dymov n’était jamais au salon et personne, parmi les invités, ne songeait à son existence. Pourtant, juste au coup de minuit, la porte s’ouvrait, et le maître de la maison apparaissait ; en se frottant les mains il disait, avec un sourire naïf et doux :

— Messieurs, venez prendre quelque chose, je vous prie ! Chacun se dirigeait vers la salle à manger, où était déjà servi toujours le même repas : des huîtres, un morceau de jambon ou de veau froid, des sardines, du fromage, du caviar, des champignons, de l’eau-de-vie et deux carafes de vin.

— Oh ! mon cher maître d’hôtel ! — s’écriait Olga Ivanovna frappant des mains dans un transport de joie ; — mais tu es tout à fait charmant... Messieurs, regardez-moi ce front !... Allons, Dymov, tourne-toi, fais voir ton profil !... Regardez, messieurs : ne dirait-on pas la face d’un tigre avec une expression douce et gentille comme celle d’un chevreuil !... Oh ! mon chéri !...

Les convives mangeaient et, en regardant Ossip, ils se disaient en eux-mêmes :

« C’est vrai, quel charmant garçon ! »

Mais on l’oubliait bien vite et on recommençait à causer musique, littérature, théâtre, etc.

Les jeunes époux vivaient heureux,— quoique la troisième semaine de leur lune de miel ne se passât point sans quelque tristesse : Dymov, ayant contracté à son hôpital un érésipèle de la face, dut rester au lit pendant six jours et faire couper ras ses beaux cheveux noirs. Tout ce temps-là, sa femme demeura auprès de lui, en pleurant amèrement ; lorsqu’il se trouva mieux, elle noua un mouchoir blanc sur la tête nue d’Ossip, et se mit à dessiner d’après lui une étude : le Bédouin. Et tous les deux étaient contents et gais. Dymov reprit son service ; mais, au bout de quelques jours, un nouvel accident lui survint.

— Je n’ai pas de chance, maman ! — déclara-t-il à table. J’ai eu ce matin quatre autopsies à faire, et d’un coup je me suis coupé à deux phalanges. Je ne m’en suis aperçu qu’à la maison.

Olga Ivanovna eut peur. Il sourit, disant, pour la rassurer, que ce n’était rien, et qu’il lui arrivait souvent de se couper à la main en disséquant.

— Vois-tu, maman, je m’absorbe à tel point dans mon travail que j’en deviens distrait.

La jeune femme attendait avec une réelle angoisse les symptômes d’une contagion cadavérique, et chaque nuit elle priait Dieu ; mais rien ne se déclara. Et leur vie se remit à couler paisible, sans chagrin ni douleur. Beau était le présent et, pour le remplacer, le printemps s’approchait souriant de loin et promettant mille joies nouvelles. Un bonheur sans fin ! Pour les mois d’avril, de mai, de juin, villégiature quelque part, loin de la ville, en pleine campagne, promenades, parties de pêche, études, trilles de rossignols ; puis, de juillet jusqu’à l’automne, une excursion le long du Volga, organisée par les peintres et à laquelle devait prendre part la jeune femme, membre inamovible de la Société. Déjà Olga s’était confectionné deux costumes en toile écrue et procuré des couleurs, des pinceaux, de la toile et une palette neuve. Presque tous les jours, son ami Riabovsky venait voir si elle avait accompli des progrès en peinture. Lorsqu’elle montrait au jeune homme sa dernière esquisse, il fourrait ses mains dans ses poches profondes, serrait fortement les lèvres et disait en se gonflant :

— C’est ça... Mais pourquoi votre nuage crie-t-il ? la façon dont vous l’éclairez ne rappelle pas le soir... Le premier plan est à demi bâclé, voyez-vous, et puis... ce n’est pas ça... Comprenez-vous ?... Et votre chaumière, là, est tout à fait écrasée, elle m’a l’air de pousser des cris plaintifs... Ce coin-ci devrait encore être plus sombre... En somme, ce n’est pas trop mal... j’approuve.

Et, moins sa manière de parler semblait compréhensible, plus Olga Ivanovna le comprenait.

III

Le lundi de la Pentecôte, après dîner, Dymov, avec des petits gâteaux et quelques boîtes de conserves qu’il venait d’acheter, s’en fut rejoindre sa femme à la campagne.

Il ne l’avait pas vue depuis quinze jours et il commençait à languir. Pendant le trajet en chemin de fer, puis en cherchant la maisonnette au milieu du bois, il sentait la faim et la fatigue ; déjà il s’imaginait avec délices quelle joie il allait avoir à souper en tête à tête avec sa femme et à se coucher ensuite. Et il jetait par intervalles un joyeux coup d’œil sur le paquet : du caviar, du fromage et du saumon.

Lorsqu’il eut enfin trouvé la maisonnette, le soleil allait déjà disparaître. La vieille bonne déclara que madame était sortie et qu’elle rentrerait bientôt sans doute. Le logis, d’un extérieur peu agréable, se composait uniquement de trois pièces au plafond bas, aux murs tapissés de papier blanc, au parquet inégal et crevassé. Dans l’une de ces pièces était placé un lit ; dans l’autre, pêle-mêle, traînaient sur toutes les chaises et sur les fenêtres, des toiles, des pinceaux, plusieurs pardessus et chapeaux d’hommes ; dans la dernière. Dymov trouva trois hommes inconnus, deux bruns avec de petites barbiches, un autre gros et rasé, un acteur évidemment. Le samovar bouillait sur la table.

— Vous désirez ?... — demanda l’acteur avec une voix de basse en examinant Dymov d’un air peu aimable. — C’est Olga Ivanovna que vous demandez à voir ? Attendez un moment, elle va revenir tout à l’heure.

Dymov prit une chaise et attendit. L’un des hommes bruns se versa une tasse de thé, puis, laissant tomber sur Ossip un regard endormi, lui demanda :

— Vous prendriez du thé peut-être ?...

Dymov avait faim et soif, mais, pour ne point se gâter l’appétit, il refusa. Bientôt résonnèrent des pas, un rire bien connus ; la porte s’ouvrit avec bruit et Olga Ivanovna, coiffée d’un chapeau à larges bords, une boîte à la main, s’élança dans la pièce. Tout de suite après elle entra, gai, le visage radieux, Riabovsky avec un pliant et un large parasol.

— Dymov ! — s’écria la jeune femme, dont la physionomie s’illumina de joie, — Dymov ! répéta-t-elle en appuyant sa tête et ses mains contre la poitrine de son mari. C’est toi ! Pourquoi demeures-tu si longtemps sans venir ? Pourquoi ? pourquoi ?...

— Mais quand veux-tu que je vienne, maman ? Je suis toujours pris, et aux heures où je suis libre, il n’y a justement pas de train.

— Que je suis heureuse de te voir ! Toute la nuit j’ai rêvé de toi, et j’avais peur que tu ne tombes malade. Ah ! si tu savais comme tu es gentil et comme tu es venu à propos ! Tu vas être mon sauveur ! Toi seul peux me sauver !... On célèbre ici, demain, une noce fort originale, — reprit-elle en arrangeant la cravate de son mari. — Le futur est un jeune télégraphiste, un certain Tchikildéïev ; un beau jeune homme, point sot, et puis, tu sais, il a dans sa figure quelque chose de fort, quelque chose de l’ours... On pourrait le faire poser pour un jeune Varègue. Ici tout le monde s’intéresse à lui. et nous autres, habitants de ces parages, nous lui avons tous promis d’assister à sa noce, en chœur. C’est un jeune homme pauvre, sans famille, et cela serait vraiment un péché de lui refuser quelque sympathie. Figure-toi ! demain, après la messe, le mariage, puis tout le monde se rend à pied au logis de la mariée... Tu vois cela d’ici : le bois, le chant des oiseaux, le soleil jouant sur l’herbe, et nous tous formant des taches bariolées sur le fond vert, — cela sera très, très original, tout à fait dans le goût des impressionnistes français... Mais que mettrai-je pour aller à l’église, mon pauvre Dymov ? — poursuivit-elle avec une moue larmoyante. — Je n’ai rien ici, absolument rien. Pas de robe, ni fleurs, ni gants, rien !... Tu me sauveras. Si tu es venu, c’est que le sort lui-même t’a désigné pour me tirer d’affaire... Tiens, mon chéri, voici les clefs ; tu vas retourner à la maison et tu chercheras dans mon antichambre ma robe rose. Tu la connais, c’est la première qui se trouve accrochée... Puis, dans cette même pièce, sur le parquet, dans un coin, tu verras deux cartons blancs ; tu ouvriras celui qui est dessus, et tu verras d’abord du tulle, et encore du tulle, et toute espèce de petits chiffons ; mais en bas. tout au fond, il y a des fleurs. Tu les prendras avec précaution ; seulement évite de les froisser, je choisirai moi-même... Et tu m’achèteras des gants.

— C’est bien, répondit Ossip. Je partirai demain et t’enverrai le tout.

— Comment, demain ?... — se récria Olga Ivanovna, et elle regarda son mari avec surprise. — Mais demain, comment arriveras-tu ? Le premier train part à neuf heures et le mariage est célébré à onze !... Non, mon ami, c’est aujourd’hui qu’il faut partir, aujourd’hui même ! Si tu ne peux revenir demain, tu m’enverras le tout par un commissionnaire... Eh bien, va... Tout à l’heure le train doit passer... Tâche de ne pas le manquer, mon âme.

— Bon !...

— Oh ! comme je regrette fort de te voir ainsi partir ! — soupira Olga Ivanovna ; et des larmes lui vinrent aux yeux — Et faut-il que je sois bête pour avoir donné ma parole au télégraphiste !

Dymov but rapidement un verre de thé, prit un craquelin et, toujours souriant de son doux sourire, il s’en revint à la gare. Quant au caviar, au fromage et au saumon, les deux hommes bruns et l’acteur les dévorèrent consciencieusement.

 

IV

Par une douce nuit de juillet, au clair de lune, Olga Ivanovna, sur le pont d’un bateau, contemplait tour à tour le fleuve et ses deux bords. Auprès d’elle se tenait Riabovsky, et le jeune homme lui disait que toutes les ombres noires, là, sur l’eau mobile, n’étaient point des ombres, mais un rêve, un songe ; que devant cette eau magique et chatoyante, ce firmament infini, ces rives mélancoliques, rappelant toute la vanité de la vie humaine et en même temps l’existence d’un monde supérieur, d’une allégresse éternelle, il serait bon de s’oublier, de s’effacer, de n’être plus qu’un souvenir. Le passé a déjà passé, il n’intéresse donc plus guère ; l’avenir n’est qu’un mot sans la moindre signification ; et cette nuit merveilleuse, peut-être la seule belle nuit de la vie, bientôt va finir elle-même, sombrer à jamais... Pourquoi vivre, alors ?

Olga Ivanovna écoute la voix de Riabovsky, écoute le silence de la nuit, et pense qu’elle est immortelle, que jamais elle ne cessera de vivre. Cette eau bleue d’un bleu de turquoise, qu’elle n’a jamais vue auparavant, ces rivages de songe, ces flottantes ombres noires, cette joie inexplicable qui lui remplit le cœur, — tout lui dit qu’elle est une grande artiste et que là-bas... loin, par delà ce beau clair de lune, dans l’espace illimité, l’attendent le succès, la gloire, les acclamations d’un peuple... Olga n’a qu’à regarder quelques minutes, les yeux fixes, dans l’infini lointain, pour voir une foule énorme, des lumières, pour entendre une musique solennelle, les cris d’enthousiasme... elle-même est en robe blanche, et des fleurs, des fleurs encore pleuvent sur elle de tous les côtés... Et la jeune femme songe aussi que près d’elle, tout près, appuyé contre le bord du bateau, se tient un homme vraiment grand, un génie, un de ceux qui sont élus par Dieu lui-même... Ce qu’il a créé jusqu’ici est beau, neuf, original, ce qu’un jour il créera, lorsque avec l’âge son talent acquerra toute son ampleur, sera extraordinaire, immense : on le devine à sa physionomie, à sa manière d’exprimer ses pensées, de considérer la nature. Il parle des ombres, des nuances nocturnes, des clartés lunaires, dans une langue spéciale, bien à lui, de sorte que l’auditeur se laisse, malgré soi, charmer par ce maître de la nature. Lui-même est beau, fort, original, et sa vie, si indépendante et si libre, si étrangère à toute vulgarité, ressemble à celle d’un oiseau.

— Il commence à faire un peu frais, dit la jeune femme. Et un frisson la secoua. Riabovsky l’enveloppa d’un manteau et murmura tristement :

— Je me sens tout entier en votre pouvoir. Je suis votre esclave. Pourquoi êtes-vous si ensorcelante aujourd’hui ?

Il ne détachait point ses yeux d’Olga, et ces yeux semblaient terribles, et elle avait peur de le regarder.

— Je vous aime follement, — lui disait-il, les lèvres tout près de sa joue. Un mot de vous, et je ne vivrai plus... j’abandonnerai l’art, soupirait-il, extraordinairement ému. — Aimez-moi, aimez-moi...

— Ne me parlez pas ainsi, — répondit la jeune femme en fermant les yeux ; — j’ai peur. Et Dymov ?

— Quel Dymov ? Pourquoi Dymov ? Que m’importe un Dymov ?... Le Volga, la beauté, mon amour, mon bonheur, cela seul existe, et non pas Dymov... Oh ! mais je ne sais plus rien... Je ne veux rien savoir du passé... donnez-moi seulement le présent.

Le cœur d’Olga battit plus fort. Elle voulut songer à son mari ; mais tout son mariage, Dymov, leurs petites soirées, tout lui semblait si infime, si nul et inutile, et puis si loin, si loin !... Qu’est-ce que ce Dymov, en effet ? Pourquoi Dymov ? Que lui importe ce Dymov ? Est-il vraiment certain qu’il existe dans la nature, et n’est-ce pas un songe ?...

« Lui, cet homme simple et si terre à terre, doit s’estimer déjà heureux du bonheur qu’il a reçu, — raisonnait-elle en cachant son visage de ses mains. — Que l’on m’accuse là-bas, que l’on me condamne, peu m’importe... Moi, en dépit du monde, je me perdrai tout à l’heure, oui, je me perdrai, comme cela, brusquement... Il faut goûter à tout dans la vie... Mon Dieu, que c’est pénible et que c’est délicieux !... »

— Eh bien ?... quoi ?... — balbutiait l’artiste, en l’entourant de son bras et couvrant de baisers les mains dont elle, mollement, repoussait son étreinte. Tu m’aimes ?... Oui ?... oui ?... Oh ! quelle nuit ! quelle adorable nuit !...

— Oui, quelle belle nuit ! fit-elle.

Maintenant, elle regardait le jeune homme bien en face, dans ses yeux où brillaient des larmes ; puis, ayant jeté un coup d’œil autour d’elle, Olga l’étreignit fortement et le baisa sur la bouche...

— Tout à l’heure nous serons à Kinechma ! dit quelqu’un tout haut à l’autre bout du pont.

Un bruit de pas lourds. C’était le garçon du restaurant qui passait.

— Écoutez, lui dit la jeune femme — qui riait et pleurait à la fois de bonheur, — voulez-vous nous servir à souper ?

Le peintre, pâle d’émoi, se laissa tomber sur un banc, jeta sur Olga Ivanovna un regard plein de reconnaissance et d’adoration, puis, fermant les veux, il dit avec un sourire langoureux :

— Je suis las.

Et il appuya sa tête contre le bord du bateau.

 

V

Le 2 septembre fut une journée douce et tranquille. mais un peu voilée. Dans la matinée, le Volga, devant la maison, se couvrit d’un brouillard léger et à neuf heures une pluie fine commença, qui sembla interminable.

Au petit déjeuner, Riabovsky déclarait à Olga Ivanovna que la peinture est le plus fastidieux et le plus ingrat des arts, que lui, Riabovsky, n’était pas un artiste, que des idiots seuls pouvaient lui trouver quelque talent ; tout à coup, il saisit un couteau et lacéra la meilleure de ses études. Après le thé, il demeurait à la fenêtre et, sombre comme la nuit, il contemplait le Volga. Le fleuve n’avait plus son éclat de naguère ; la surface en était maintenant terne, mate et froide. Tout, dans les alentours, annonçait l’approche du triste et fastidieux automne. On eût dit que la nature, comme une bonne ménagère, avait enlevé au Volga ses beaux tapis de verdure, et les magnifiques parures de diamants que formaient, réfléchis dans ses flots, les rayons lumineux du soleil et ses lointains bleus et transparents, tout ce que le fleuve étalait de grâce et de splendeur, pour l’enfermer jusqu’au printemps prochain ; et les corbeaux qui volaient au-dessus du Volga semblaient le taquiner en criant :

— Te voilà nu ! Te voilà nu !

Riabovsky écoutait leurs croassements et songeait que lui-même, déjà usé, avait perdu son talent, que tout au monde était relatif, conventionnel, stupide par surcroît, et qu’il avait eu bien tort de se lier avec cette femme... Bref, il était ce jour-là d’une humeur exécrable et s’ennuyait prodigieusement.

Olga Ivanovna se tenait assise au bord de son lit, dans l’alcôve, et caressant de ses doigts ses beaux cheveux de lin, elle se transportait par la pensée dans son petit salon, dans sa chambre à coucher, dans le cabinet de son mari ; elle se voyait tour à tour au théâtre, chez sa couturière et ses illustres amis. Que faisaient-ils à cette heure ? Songeaient-ils à elle ? La saison avait déjà commencé ; il serait grand temps pour elle de songer à ses petites soirées artistiques. Et Dymov ? Le cher homme ! Avec quelle douceur, quelle naïveté enfantine il se plaignait de son absence et la rappelait vers lui dans ses lettres ! Ossip, tous les mois, lui envoyait soixante-quinze roubles, et, apprenant d’Olga Ivanovna qu’elle en avait emprunté cent aux artistes, vite il avait expédié cette somme aussi. Quel homme bon et généreux ! Ce voyage commençait à fatiguer Olga Ivanovna ; elle s’ennuyait, voulait quitter au plus tôt ces moujiks, ce relent d’humidité qui la poursuivait, échapper à cette sensation pénible de saleté physique dont elle souffrait sans répit, dans les isbas où elle s’arrêtait, comme dans ses pérégrinations de village en village. Si, du moins, Riabovsky n’avait pas donné à ses compagnons sa parole de rester avec eux jusqu’au 20 septembre, on aurait pu s’en retourner le jour même. Quel bonheur !...

— Mon Dieu — gémit enfin le jeune homme — quand le beau temps va-t-il donc revenir ?... Je ne puis cependant pas continuer mon effet de soleil sans un peu de soleil !...

— Mais tu as commencé une autre étude, un effet de nuages, — lui dit Olga Ivanovna sortant de son alcôve. — Te rappelles-tu ?... avec un bois à gauche, un troupeau de vaches et des oies à droite... qui t’empêche de l’achever maintenant ?

— Ah ! oui ! l’achever !... — répliqua le peintre avec une grimace. — Vous me croyez donc assez bête pour ne plus savoir ce que j’ai à faire ?

— Comme tu me traites, mon ami, depuis quelque temps ! dit la jeune femme en soupirant.

Eh bien, tant pis !

Le visage d’Olga Ivanovna fut secoué d’un frisson ; elle s’en alla dans un coin et se mit à pleurer.

— Allons, bon ! Il ne manquait plus que cela, des larmes ! Finissez donc ! J’ai peut-être mille raisons de pleurer et pourtant je ne pleure pas, moi !

— Mille raisons ! — répéta la jeune femme en sanglotant. — La raison la plus grave, c’est que vous en avez maintenant assez de moi... Oui, — reprit-elle, et ses sanglots redoublèrent. — Soyons francs, je vois bien que vous rougissez de notre amour. Vous désireriez le cacher à vos camarades, bien que cela soit impossible et qu’ils sachent tout depuis longtemps.

— Olga, je ne vous demande qu’une chose, — dit Riabovsky d’un ton suppliant et la main sur le cœur, — rien qu’une seule chose : ne me tourmentez pas ! C’est tout ce que je désire de vous !

— Mais jurez-moi que vous m’aimez toujours !

— C’est une torture ! — fit le jeune homme entre ses dents, avec un geste désespéré. — Je finirai par me jeter à l’eau ou perdre la raison. Laissez-moi donc tranquille !

— Eh bien, tuez-moi, alors ! cria Olga Ivanovna. Tuez-moi !

Elle se remit à fondre en larmes et se réfugia dans l’alcôve. Les gouttes de pluie crépitaient sur le toit recouvert de chaume. Riabovsky prit sa tête à deux mains. arpenta la pièce, puis, d’un geste résolu, il mit son chapeau, jeta son fusil sur l’épaule et sortit.

Une fois seule, Olga Ivanovna demeura longtemps à pleurer. D’abord elle songea comme il serait bon de s’empoisonner, pour que Riabovsky la trouvât morte à son retour ; puis elle se revit mentalement chez elle, dans le salon, ou dans le cabinet de son mari, assise, immobile auprès d’Ossip, heureuse du calme et de la propreté qui l’entourait ; puis au théâtre, écoutant Masini dans Cavalleria rusticana. Et de nouveau le regret de la « civilisation », de la capitale bruyante et animée, des hommes célèbres lui serra le cœur. Une bonne femme entra et attisa le poêle pour mettre le dîner sur le feu. Une odeur âcre de brûlé remplissait la maison, une fumée bleuâtre embuait l’air. Les artistes allaient et venaient, tous chaussés de bottes boueuses et le visage mouillé par l’averse ; ils regardaient les études et se disaient, pour se consoler, que le Volga, même par ce mauvais temps, avait son charme particulier. La petite pendule accrochée au mur ne cessait point de faire « tic-tac, tic-tac... » Les mouches, éprouvées déjà par le froid, se rassemblaient dans un coin, sous les saintes icones ; et l’on entendait sous les bancs, dans les portefeuilles bourrés de croquis, les blattes se démener bruyamment...

Le soir tombait déjà, Olga était seule, quand Riabovsky revint. Il jeta son chapeau sur la table ; pâle, épuisé, il s étendit sur un banc, avec ses bottes sales, et ferma les yeux.

— Je suis fourbu, déclara-t-il en s’efforçant de relever les paupières.

Pour lui complaire et pour lui montrer qu’elle n’était plus fâchée, Olga Ivanovna s’approcha de Riabovsky, l’embrassa doucement sans rien dire et voulut passer un peigne dans ses cheveux blonds afin d’en réparer le désordre.

— Qu’est-ce que c’est ? — fit-il en tressaillant comme si quelque chose de froid venait de le toucher. — Qu’est-ce que c’est ? Laissez-moi tranquille, je vous en prie.

Il écarta la jeune femme d’un geste et se recula. Elle crut deviner sur la physionomie de l’artiste le dépit et le dégoût. À ce moment, la bonne femme apportait, en marchant avec précaution, une assiette remplie de soupe aux choux, et Olga remarqua fort bien que les gros doigts de la paysanne trempaient dans le potage. Et cette femme sale, au ventre serré d’une ceinture, et ce potage que Riabovsky s’était mis à manger avidement, et cette bicoque, et toute cette existence, qu’elle trouvait si belle au début à cause de sa rustique simplicité, de son désordre poétique, lui semblait maintenant horrible, hideuse. Une rancœur soudaine l’envahit :

— Il faut nous séparer pour quelque temps, — déclara-t-elle — sinon, à force de nous ennuyer ici, nous finirons par nous brouiller à jamais. J’en ai assez. Je pars aujourd’hui même.

— Et comment ?... À cheval sur un bâton, ou quoi ?

— Nous sommes jeudi : le bateau arrive donc à neuf heures et demie.

— Ah ! oui, c’est vrai... Eh bien, tu peux, en effet, partir, — acquiesça Riabovsky d’une voix plus douce, en essuyant sa bouche avec un torchon en guise de serviette. — C’est vrai, tu n’as rien à faire ici qu’à t’ennuyer : te retenir serait de l’égoïsme. Pars maintenant ; après le 20, on se reverra.

Olga se mit à faire sa malle, joyeusement, et toute rouge de plaisir. Elle se demandait si vraiment elle pourrait bientôt lire dans son petit salon, dormir dans sa chambre à coucher, dîner à une table ornée d’une nappe blanche... Elle eut soudain le cœur soulagé ; même elle n’en voulait plus au peintre.

— Je te laisse mes couleurs et mes pinceaux, mon Riaboucha, — lui dit-elle, redevenue câline ; — s’il t’en reste, cher, tu me le rendras ensuite. Seulement, ne va pas flâner ici en mon absence, travaille bien et ne t’ennuie pas. Tu es gentil, mon Riaboucha !...

Vers neuf heures du soir, le peintre, après l’avoir embrassée à la maison pour ne pas l’embrasser, à ce qu’elle comprit, en présence des camarades, sur le bateau, reconduisit la jeune femme jusqu’à l’embarcadère. Au bout de quelques minutes, le bateau survint et l’emmena. Trois jours après, elle rentrait chez elle. Sans prendre le temps d’enlever son chapeau et sa pèlerine, elle passa, vivement émue, dans le salon, et de là dans la salle à manger. Dymov, sans redingote, le gilet déboutonné, venait de se mettre à table, et il affilait son couteau sur la fourchette : devant lui, sur une assiette, une gelinotte rôtie. Avant d’arriver à la maison, Olga Ivanovna s’était persuadée qu’elle devait tout cacher à son mari et qu’elle aurait assez de courage et d’habileté pour le faire ; quand elle vit le franc et bienheureux sourire d’Ossip, et ses yeux tout brillants de joie, elle sentit que dissimuler une chose pareille à cet homme serait aussi lâche, aussi répugnant, et aussi contraire à sa nature que de calomnier, de voler ou de tuer ; elle prit la résolution de lui révéler tout. Après les premières effusions, elle se mit à genoux et se cacha la figure.

— Quoi donc ? qu’y a-t-il, maman ? fil-il avec tendresse. Tu as eu de l’ennui, quoi ?...

Elle releva son visage, rouge de honte, et le considéra d’un air coupable et suppliant ; mais la peur et la confusion l’empêchèrent de lui confesser la vérité.

— Ce n’est rien... murmura-t-elle.

— Asseyons-nous d’abord, — lui dit son mari en la relevant et en la faisant asseoir à table à son côté. — Là... Mange un peu. C’est que tu dois avoir faim, ma pauvrette !

Elle respirait avidement l’air de son « chez soi », et savourait la gelinotte, pendant qu’Ossip la couvait d’un regard attendri et riait, le cœur joyeux.

 

VI

Vers le milieu de l’hiver, Dymov commença visiblement à se douter qu’on le trompait. Comme s’il avait un poids sur la conscience, il ne pouvait plus regarder sa femme en face ; il n’avait plus son large sourire joyeux quand il la revoyait, et, pour demeurer le moins possible en tête à tête avec elle, souvent il amenait à dîner un de ses collègues, Korostelev : un petit bonhomme à la figure un peu chiffonnée, aux cheveux ras, si timide qu’en parlant à Olga Ivanovna il déboutonnait chaque fois son veston, puis le reboutonnait, et finalement tortillait sa moustache droite. À peine attablés, nos deux médecins causaient de phénomènes très intéressants : ils disaient que, dans les cas où le diaphragme se relève très haut, les palpitations du cœur sont à redouter, ou que, dans ces derniers temps, on avait souvent l’occasion d’observer des polynévrites ; ou bien Dymov racontait que, la veille, en pratiquant l’autopsie d’un sujet dont le diagnostic portait « anémie pernicieuse », il avait constaté un cancer du pancréas. Et il semblait que les deux hommes parlaient médecine seulement pour donner à Olga Ivanovna le moyen de se taire, c’est-à-dire de ne point mentir. Après le dîner, Korostelev s’installait au piano, et Dymov lui disait en poussant un soupir :

— Eh bien ! mon ami, joue-moi quelque chose de bien triste.

Relevant les épaules, écartant largement ses doigts, Korostelev essayait le clavier, puis commençait à chanter avec une voix de ténor :

 

Je voudrais voir un coin sur la terre

Où le paysan russe ne gémisse pas[1].

 

Alors Dymov soupirait de nouveau, appuyait sa tête contre son poing et devenait soucieux.

C’est que, depuis quelque temps, Olga Ivanovna se conduisait de la manière la plus imprudente. Chaque matin, elle se réveillait d’une humeur exécrable, avec idée qu’elle n’aimait plus Riabovsky, et que tout, grâce à Dieu, était bien fini. Mais après avoir bu son café, la jeune femme commençait à raisonner ; alors elle se disait que Riabovsky lui avait coûté son mari et qu’ainsi elle était maintenant privée tout à la fois et de son mari et de Riabovsky. Puis elle se rappelait ce que ses amis disaient du nouveau tableau que Riabovsky préparait pour l’Exposition : quelque chose d’extraordinaire, moitié genre, moitié paysage, qui provoquerait l’enthousiasme de tous les visiteurs ; elle songeait que ce chef-d’œuvre, elle en était l’inspiratrice, et que son influence avait grandement développé le talent de Riabovsky. Or cette influence était si favorable, si capitale, que l’artiste serait tout simplement un homme perdu si Olga l’abandonnait maintenant. Elle se rappelait aussi comment, la dernière fois, il était venu la voir avec une cravate fraîche et une jaquette neuve, gris moucheté, comment il avait demandé à sa maîtresse, d’un air langoureux : « Suis-je beau ? » Et, en effet, avec ses jolies boucles blondes et ses yeux bleus, il était fort élégant et vraiment beau, ou peut-être lui avait-il seulement semblé tel ; et il s’était montré fort aimable.

Après avoir ainsi rappelé ses souvenirs et réfléchi un peu. Olga Ivanovna s’occupait de sa toilette, puis, très émue, elle se dirigeait vers l’atelier de Riabovsky. Elle trouvait le peintre joyeux, ravi de son tableau, qui était vraiment d’une belle venue ; il sautait, il faisait mille folies et répondait par des calembredaines aux questions les plus sérieuses. Olga Ivanovna était jalouse du tableau, qu’elle haïssait, mais, par égard pour son ami, elle demeurait devant cette œuvre cinq minutes sans rien dire, puis elle soupirait comme on soupire à la vue d’une chose sainte :

— Franchement, tu n’as rien créé de pareil encore. Tu sais, mon ami, cela fait même peur.

Après quoi, elle suppliait Riabovsky de l’aimer toujours, de ne jamais la délaisser, d’avoir pitié pour elle, si misérable, si abandonnée. Elle pleurait, embrassait les mains de Riabovsky, lui répétait : « Jure-moi que tu m’aimes ! » lui démontrait que sans l’« influence » de sa maîtresse il serait un homme perdu. Enfin, ayant chassé la bonne humeur de l’artiste, et quelque peu humiliée elle-même, Olga s’en allait chez sa couturière ou chez une actrice de ses amies pour chercher un billet de théâtre.

Quand, par hasard, elle ne trouvait pas Riabovsky dans son atelier, la jeune femme laissait un petit mot pour lui jurer qu’elle s’empoisonnerait s’il ne venait pas la voir le jour même. Pris de peur, il accourait, demeurait à dîner. Sans le moindre égard pour la présence du mari, l’artiste criblait d’impertinences Olga Ivanovna qui lui rendait la monnaie de sa pièce. Tous les deux sentaient qu’ils se gênaient l’un l’autre, qu’ils étaient l’un pour l’autre l’ennemi, le tyran : ils s’en montraient furieux et, dans leur colère, ils ne s’apercevaient pas qu’ils dépassaient les bornes et que le petit Korostelev lui-même comprenait tout. Après le dîner, Riabovsky s’empressait de prendre congé.

— Où allez-vous ? — lui demandait la jeune femme dans le vestibule, avec un regard presque haineux.

Grimaçant et clignant des yeux, il nommait une dame de leur connaissance, et on voyait bien que c’était pour se moquer d’elle et pour la contrarier. Olga se retirait dans sa chambre à coucher, se jetait sur son lit ; excitée par sa fureur jalouse, elle mordait son oreiller, puis finissait par éclater en sanglots. Dymov laissait Korostelev au salon et, confus, perdant la tête lui-même, il arrivait dans la chambre de sa femme et lui disait avec douceur :

— Voyons, maman, ne pleure pas si haut... À quoi bon ? Il vaut mieux se taire de ces choses-là... Il ne faut pas laisser voir aux autres... Ce qui est fait ne peut plus se défaire...

Ne sachant plus comment calmer sa rage, qui lui donnait même la migraine, et croyant que tout n’était pas encore perdu, elle se débarbouillait, poudrait son visage, rouge d’avoir pleuré, puis courait chez la dame en question. N’y trouvant point Riabovsky, elle courait chez une autre, puis chez une autre encore... Au début, elle était honteuse d’aller ainsi de porte en porte ; mais elle ne tarda point à s’y habituer, si bien qu’il lui arrivait souvent de faire ainsi le tour de ses amies dans une seule soirée, afin de surprendre son amant, et tout le monde s’en apercevait.

Une fois, elle dit au jeune homme en parlant de son mari :

— Cet homme-là m’écrase de sa générosité !

Cette phrase lui plut tellement à elle-même, que, voyant les artistes au courant de la situation, elle ne manquait jamais de leur dire, à propos d’Ossip, avec un geste convaincu :

— Voilà un homme dont la générosité m’écrase !

D’ailleurs, Olga n’avait rien changé à son train de maison. Tous les mercredis, comme l’année précédente, elle donnait des soirées artistiques. Le tragédien déclamait, les peintres dessinaient, le violoncelliste jouait, le chanteur chantait ; juste au coup de minuit, la porte menant à la salle à manger s’ouvrait, et Dymov annonçait avec son bon sourire habituel :

— Messieurs, venez prendre quelque chose, je vous prie !

Comme l’année précédente, Olga Ivanovna se tenait toujours à l’affût des grands hommes, toujours elle en découvrait, s’en lassait, en cherchait de nouveaux. Comme l’année précédente, elle rentrait fort tard ; seulement, cette année, elle ne trouvait plus son mari au lit ; Dymov restait chaque soir dans son cabinet, où il semblait occupé à quelque travail. Il se couchait vers trois heures du matin, et à huit heures il était debout.

Une fois, comme Olga s’habillait devant sa glace pour aller au théâtre, Ossip entra dans la pièce en habit et en cravate blanche. Il souriait de son bon sourire doux et regardait sa femme bien en face comme autrefois. Son visage était radieux.

— Je viens de soutenir ma thèse d’agrégation, — déclara-t-il en s’asseyant et en se frottant le genou.

— Eh bien, as-tu passé ?

— Ah, oui ! — répliqua-t-il, riant et tendant le cou pour voir dans la glace la figure de sa femme, qui avait continué de lui tourner le dos et d’arranger sa coiffure. — Ah, mais oui ! — répéta Dymov. — Et sais-tu ? il est fort possible que l’on m’offre la chaire de pathologie générale. Il y a quelque chose comme cela dans l’air.

On voyait, à sa physionomie heureuse et rayonnante, que, si Olga eût bien voulu partager avec lui son triomphe, sa joie, Ossip lui aurait tout pardonné, le présent et l’avenir, il aurait oublié tout. Mais elle ne comprenait pas ce que c’était que l’agrégation et la pathologie générale ; de plus, elle craignait de se mettre un peu en retard pour le théâtre : c’est pourquoi elle ne dit rien.

Dymov resta là deux minutes ; puis il se leva et sortit en souriant d’un air coupable...

 

VII

Ce fut une journée d’angoisse.

Dymov souffrait d’une atroce douleur à la tête. Le matin, il n’avait pu ni prendre son thé ni se rendre à son hôpital ; il demeurait tout le temps allongé sur le divan turc, dans son cabinet. À une heure, Olga Ivanovna s’en fut, comme d’habitude, chez Riabovsky, afin de lui montrer son étude : Nature morte, et de lui demander pourquoi il n’était pas venu la veille. Elle-même trouvait que son étude ne valait rien ; elle ne l’avait faite qu’afin d’avoir un prétexte de plus pour aller voir le peintre.

Elle entra chez lui sans avoir sonné. Dans le vestibule, en ôtant ses caoutchoucs, elle crut ouïr un léger bruit, comme le froufrou d’une jupe, qui venait de l’atelier. Elle s’empressa de jeter un regard à l’intérieur ; mais elle ne vit que le bas d’une robe, apparu un moment et disparu bien vite derrière le grand tableau sur chevalet entièrement voilé d’un rideau noir. Il n’y avait plus aucun doute : c’était une femme qui se cachait. Combien de fois Olga elle-même avait trouvé un refuge derrière ce tableau ! Riabovsky, visiblement troublé, eut l’air très étonné de cette visite ; il tendit les deux mains à Olga et, avec un sourire forcé, lui dit :

— Ah ! c’est vous ! charmé de vous voir. Qu’annoncez-vous de bon ?

Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes. Elle avait honte, elle souffrait horriblement, et jamais, pour rien au monde, elle ne se fût décidée à parler en présence d’une femme étrangère, d’une rivale, qui, à ce moment, derrière le tableau, devait se moquer d’elle.

— Je vous apporte une étude, — murmura-t-elle timidement, d’une voix à peine perceptible, et ses lèvres tremblèrent : — Nature morte.

— Ah ! une étude ?

L’artiste prit l’étude ; puis, tout en l’examinant, il passa, comme sans le faire exprès, dans la pièce voisine. Olga le suivait d’un air soumis.

— Nature morte... de la meilleure sorte, — fredonnait le peintre en s’amusant à chercher des rimes, — voilà ce que j’apporte...

Dans l’atelier, des pas glissèrent, puis le froufrou d’une robe. Donc, elle était partie. Olga eut envie de crier, d’injurier le peintre, de lui jeter quelque chose de lourd à la tête ; mais elle ne voyait plus rien à travers ses larmes, elle était littéralement écrasée par la honte, elle éprouvait un sentiment bizarre, comme si elle n’était plus Olga Ivanovna, mais une pauvre petite mouche...

— Que je suis fatigué ! dit Riabovsky de son air langoureux, en regardant l’étude et en secouant la tête comme pour lutter contre le sommeil. — C’est gentil, certes, mais voilà : aujourd’hui, hier, l’année dernière, c’est toujours la même étude, et dans un mois, ce sera la même étude encore... Comment ne vous en lassez-vous point ? Moi, si j’étais à votre place, j’aurais depuis longtemps renoncé à la peinture et je me serais occupé sérieusement de musique ou d’autre chose... puisque vous êtes plutôt musicienne que peintre... Ah ! mais je suis joliment fatigué, moi !... Je vais dire qu’on nous serve du thé... n’est-ce pas ?

Il quitta la pièce et Olga l’entendit qui donnait un ordre à son domestique. Pour ne pas lui dire adieu, pour éviter une explication, mais surtout pour ne point fondre en larmes, vivement, avant que Riabovsky fût revenu, elle courut au vestibule, remit ses caoutchoucs et s’élança au dehors.

Une fois dans la rue, Olga respira librement et soudain elle sentit qu’elle était pour jamais débarrassée de ce Riabovsky et de la peinture, et de cette honte qui l’avait si fort oppressée dans l’atelier. C’était fini.

Elle s’en fut chez sa couturière, puis chez Barnay[2], arrivé de la veille à Saint-Pétersbourg, puis dans un magasin de musique ; tout le temps, elle se disait qu’elle écrirait à Riabovsky une lettre froide, cinglante, hautaine ; et elle se représentait le bonheur qu’elle goûterait à faire, au printemps ou l’été prochain, un voyage en Crimée avec Dymov : là elle se dégagerait définitivement du passé, là elle commencerait une existence nouvelle...

Rentrée chez elle, à une heure avancée de la soirée, elle courut au salon, sans changer de toilette, et se mit à rédiger aussitôt sa lettre à son amant. Ah ! il avait prétendu qu’elle n’était pas du tout peintre ! Eh bien, elle écrirait à cet homme qu’il peignait tous les ans la même chose et disait tous les jours la même chose, qu’il piétinait sur place, que jamais il ne s’élèverait plus haut... Elle voulait aussi lui écrire qu’il devait beaucoup à son influence à elle, et que si en ce moment il agissait d’une manière déloyale, c’était que cette influence était paralysée par des personnes équivoques dans le genre de celle qui se dissimulait derrière le rideau...

— Maman ! — appela Dymov de son cabinet, sans ouvrir la porte. — Maman !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— N’entre pas, maman ; approche-toi seulement de la porte. Écoute... Avant-hier j’ai attrapé la diphtérie à l’hôpital, et maintenant... je ne suis pas bien. Il faut que tu envoies tout de suite chercher Korostelev...

Olga nommait toujours son mari par son nom de famille comme tous les hommes de ses amis ; son petit nom, Ossip, ne lui plaisait pas, premièrement parce qu’il rappelait à l’esprit le valet de la fameuse pièce de Gogol, et puis elle trouvait ce prénom par trop banal. Mais, à cette heure, elle s’écria :

— Ossip, quoi donc ?... c’est impossible !

— Envoie chercher, vite !... Je me sens mal ! — fit Dymov derrière la porte.

On l’entendit retourner à son divan et se coucher.

— Vite ! — répéta une fois encore sa voix enrouée.

« Mais alors, qu’est-ce donc ? — pensa Olga terrifiée. — Mais c’est dangereux !... »

Sans bien savoir pourquoi, elle prit la bougie et passa dans sa chambre à coucher ; là, comme elle se demandait ce qu’elle avait à faire, elle se vit tout à coup dans la glace. Avec son visage pâle, effrayé, dans sa jaquette à larges manches, son gilet à volants jaunes et sa jupe rayée, elle se trouva laide, répugnante à cette heure. Soudain une pitié douloureuse la prit de ce Dymov, de son amour infini pour elle, et même de ce lit abandonné, où il ne couchait plus depuis longtemps ; elle se ressouvint tout à coup de son sourire bon et résigné. Elle se mit à pleurer amèrement, puis écrivit à Korostelev une lettre suppliante. Il était deux heures du matin.

 

VIII

Le lendemain, à huit heures, quand Olga Ivanovna sortit de sa chambre, la tête lourde, mal coiffée, l’air coupable, le visage fatigué par l’insomnie, elle vit passer devant elle un monsieur à barbe noire, sans doute un médecin. L’odeur exhalée des médicaments flottait par la maison. Au seuil du cabinet se tenait Korostelev, tiraillant sa moustache.

— Pardon, je ne vous laisserai pas entrer chez lui, — dit-il à Olga d’un air sombre. — C’est contagieux. Et puis cela serait inutile : il est en délire.

— C’est donc la véritable diphtérie qu’il a ? demanda doucement la jeune femme.

— Ceux qui s’exposent volontairement au péril, on devrait les poursuivre en justice, au fond, — murmura Korostelev sans répondre à la question d’Olga. — Savez-vous comment il a pris la maladie ? C’est mardi qu’il a, au moyen d’une canule, aspiré les pellicules diphtériques d’un jeune malade. Et pourquoi ?... C’est absurde... Comme cela, sans raison...

— Est-ce dangereux ? très dangereux ? interrogea Olga.

— Oui, l’on dit que c’est une forme très complexe. Il faudrait faire venir Chrec...

Dans la journée vinrent un petit monsieur roux, avec un accent juif, puis un grand ébouriffé qui avait l’air d’un archidiacre, puis un autre encore, tout jeune, très gros, le visage rouge, avec des lunettes. C’étaient les docteurs qui se relayaient auprès de leur collègue. Korostelev, après ses heures de garde, ne s’en allait pas et rôdait comme une ombre dans toute la maison. La bonne servait le thé aux médecins et courait constamment chez le pharmacien. Il n’y avait personne pour faire l’appartement. Un silence morne pesait.

Olga demeurait dans sa chambre à coucher ; elle pensait que Dieu la punissait pour avoir trompé son mari. Un être silencieux, résigné, incompris, faible par douceur, impersonnel par excès de bonté, souffrait là-bas, sur le divan, sans proférer une seule plainte. Mais s’il parlait, fût-ce dans le délire, tous ces docteurs à son chevet apprendraient que la diphtérie n’était pas la cause unique de son mal. Ils n’auraient qu’à interroger Korostelev ; lui savait tout, et ce n’est pas sans raison qu’il jetait sur la femme de son ami des regards accusateurs : ils semblaient dire, ces regards, qu’elle était la vraie coupable ; la diphtérie n’était que sa complice. Olga ne se rappelait plus ni le clair de lune sur le Volga, ni la déclaration d’amour, ni la vie poétique dans les isbas des paysans... Elle ne se ressouvenait que d’une chose, c’est que, par caprice, par fantaisie, elle s’était salie d’une boue gluante que rien ne pouvait plus effacer...

« Oh ! comme j’ai menti ! — se disait-elle en songeant à son amour de névrosée pour le peintre. — Oh ! maudite que je suis ! »

À quatre heures, elle dîna seule en face de Korostelev. Il ne mangeait rien et buvait seulement du vin rouge en gardant son air sombre. Elle ne mangeait pas non plus. Tantôt, priant Dieu, elle faisait mentalement le vœu d’aimer Dymov encore, lorsqu’il serait guéri, et de lui être une épouse fidèle désormais. Tantôt, s’oubliant, elle regardait Korostelev et pensait :

« Quel ennui... toute la vie être un homme ordinaire, inconnu, et, par surcroît de malchance, avoir une figure si chiffonnée, des manières si communes !... »

Ou bien, il semblait à Olga Ivanovna que Dieu allait tout à l’heure la châtier de n’avoir pas encore mis une seule fois le pied dans le cabinet de son mari, par sa peur de la contagion... Et une douleur sourde l’oppressait, la sensation bien nette que sa vie était perdue, irréparablement...

Après le dîner, la nuit vint. Olga, traversant le salon, aperçut Korostelev endormi sur un canapé, la tête contre l’un des coussins aux broderies d’or. « Khy-pphua... — ronflait le petit bonhomme, — Khy-pphua...»

Et les médecins qui allaient et venaient par la maison ne remarquaient point ce désordre. Cet insolite spectacle d’un étranger qui ronflait au salon, et ces études accrochées aux murs, et cet arrangement bizarre, — jusqu’à cette maîtresse de maison décoiffée, en peignoir, — rien n’attirait maintenant l’attention. Un des médecins ayant ri par hasard à propos de quelque chose, son rire, en un pareil moment, résonna d’une manière si étrange que cela fit peur.

Lorsque, un instant plus tard, Olga repassa dans le salon, Korostelev ne dormait plus ; il était maintenant assis et fumait.

— C’est la diphtérie de la cavité nasale, fit-il à voix basse. Déjà... le cœur ne fonctionne plus très bien. Les choses vont mal, au fond...

— Envoyez donc chercher Chrec, suggéra Olga.

— Il est déjà venu. C’est lui, justement, qui a découvert la nature du mal. Mais, bah ! qu’est-ce que ce Chrec ? Rien du tout, au fond. Il s’appelle Chrec, et moi je m’appelle Korostelev : voilà toute la différence !

Les heures se traînaient, interminables. Olga s’était couchée tout habillée sur son lit, qu’on n’avait pas encore fait, dans une espèce de cauchemar. Il semblait à la jeune femme que la maison entière, du haut en bas, étouffait sous un énorme bloc de fer, et qu’il eût suffi de l’enlever, ce bloc, pour soulager, ranimer chacun. Elle revint à elle et comprit que ce n’était point un bloc de fer, mais la diphtérie d’Ossip.

— Nature morte... apporte... — pensait-elle, en s’oubliant de nouveau... — Et Chrec ?... Chrec, grec... Et où sont donc en ce moment tous mes amis ? Ont-ils vent de notre malheur ?... Oh ! mon Dieu, sauvez-nous... Venez à notre secours !... Chrec, grec...

Encore ce bloc de fer... Et le temps est si long, si long !... Et pourtant la pendule en bas sonnait souvent. Le timbre ne cessait de retentir : c’étaient les médecins qui arrivaient... La bonne entra, portant sur un plateau un verre vide. Elle demanda :

— Madame, voulez-vous que je fasse votre lit ?

Ne recevant pas de réponse, elle s’en fut. De nouveau, la pendule sonnait en bas. Olga rêvait d’une pluie sur le Volga ; puis quelqu’un vint dans la chambre à coucher, un étranger sans doute. Elle sauta vivement du lit et reconnut Korostelev.

— Quelle heure est-il ? interrogea-t-elle.

— Trois heures environ.

— Eh bien ?...

— Eh bien, quoi ?... Je suis venu vous dire... il se meurt.

Il fut secoué d’un sanglot, et, s’asseyant sur le lit, près de la jeune femme, il essuya ses larmes avec sa manche. Elle ne comprit pas tout de suite le vrai sens de ses paroles ; mais soudain elle eut froid dans tout le corps et se mit à faire lentement le signe de la croix.

— Il se meurt ! — répéta Korostelev d’une voix grêle ; et de nouveau il sanglota. — Il se meurt, parce qu’il s’est volontairement sacrifié... Quelle perte pour la science ! — fit-il avec amertume. — Si nous le comparons avec nous tous, Dymov était vraiment un esprit hors ligne, un grand homme ! Que n’espérions-nous pas de lui ! — continua-t-il en se tordant les mains. — Oh ! mon Dieu, quel savant il serait devenu !... on n’en trouvera plus un pareil !... Oh ! Dymov, Osska[3] Dymov, qu’as-tu fait ?... Oh ! mon Dieu, mon Dieu !...

Korostelev cacha son visage dans ses deux mains et secoua la tête avec désespoir.

— Et quelle force morale ! — reprit-il comme s’acharnant de plus en plus contre quelqu’un. — La belle âme, tendre, affectueuse, pure comme une glace transparente... À la science il avait sacrifié sa vie entière, et c’est pour la science encore qu’il meurt !... Il travaillait comme un bœuf, jour et nuit, et personne au monde ne le ménageait ; ce jeune savant, ce futur professeur devait courir la clientèle et faire des traductions la nuit, afin de paver ces maudits... chiffons !

Korostelev attacha sur Olga des yeux pleins de haine, et saisit de ses deux mains le drap de lit qu’il tira fortement, comme s’il était la cause du malheur.

— Lui-même ne se ménageait pas et les autres ne le ménageaient pas non plus... Mais à quoi bon parler, au fond ?...

— Oui, c’était véritablement un homme rare ! dit quelqu’un d’une voix de basse dans le salon.

Olga Ivanovna se rappela toute sa vie avec Dymov, du premier jusqu’au dernier jour, dans les moindres détails ; et elle reconnut soudain que c’était vraiment un homme rare, extraordinaire, et, comparé à tous ceux qu’elle connaissait, un homme vraiment grand. Puis, elle se ressouvint combien il avait toujours été considéré par feu son père, à elle, et par tous ses collègues, elle comprit que tous voyaient en lui une future gloire. Les murs, le plafond, la haute lampe et le tapis, tout ce qui l’entourait se mit alors à la regarder avec une grimace railleuse, comme pour lui dire :

— Et toi, malheureuse ! tu l’as ignoré, méconnu !

Elle s’élança hors de sa chambre en pleurant, passa comme une trombe devant un inconnu assis au salon et courut dans le cabinet de son mari. Ossip était couché sur le divan turc ; une couverture lui cachait le bas du corps. Son visage avait beaucoup changé : maigri étonnamment, il offrait une teinte gris jaunâtre qu’on ne voit jamais chez un homme vivant, et ce n’était qu’à ses noirs sourcils et à son doux sourire familier que l’on pouvait reconnaître Dymov. Olga Ivanovna, d’un mouvement rapide, lui tâta la poitrine, le front et les mains. La poitrine était chaude encore, mais le front et les mains étaient d’un froid désagréable. Et les yeux à moitié ouverts se fixaient non point sur Olga Ivanovna, mais sur la couverture.

— Dymov ! — cria-t-elle, — Dymov !

Elle voulait lui dire que tout cela était une erreur, un malentendu, que tout n’était pas à jamais fini, que la vie pouvait encore être belle et heureuse, qu’il était, lui, un homme extraordinaire et grand, et que désormais elle passerait le temps à le chérir, à le vénérer, à ressentir en sa présence une peur auguste...

— Dymov ! — appelait-elle en le secouant par l’épaule, et se refusant à croire qu’il ne se réveillerait plus jamais. — Dymov !... Voyons, Dymov !...

Et pendant ce temps-là, Korostelev, dans le salon, disait à la bonne :

— Mais qu’est-ce que vous avez à demander ? Allez à la première église et priez le suisse de vous dire où demeurent les veilleuses. Elles viendront laver le corps et feront tout ce qu’il faut...

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 17 janvier 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Nékrassov.

[2] Ludovic Barnay, célèbre tragédien allemand.

[3] Diminutif d’Ossip.