LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Anton Tchekhov

(Чехов Антон Павлович)

1860 – 1904

 

 

 

 

LE MOINE NOIR

(Чёрный монах)

 

 

 

1894

 

 

 

 

 


Traduction de L. Golschmann et E. Jaubert, parue dans La Revue de Paris, 1897.

 

 

 

 


 TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

 

 

I

André Vassiliévitch Kovrine, agrégé de philosophie, était fatigué, il se sentait les nerfs un peu malades. Un médecin de ses amis lui conseilla, comme ils causaient devant un verre de madère, un séjour de quelques mois à la campagne.

Justement, Kovrine venait de recevoir une lettre par laquelle Tania Pessotzky l’invitait à venir passer quelque temps à Borissovka ; et il décida qu’un petit voyage lui ferait en effet le plus grand bien.

On était alors au mois d’avril. André se rendit tout d’abord à sa petite propriété de Kovrinka, où il demeura dans la solitude pendant trois semaines ; puis, au premier beau jour, il partit pour aller voir son ancien tuteur qui l’avait élevé, Pessotzky, un horticulteur bien connu en Russie. Une distance de quelque soixante-dix kilomètres séparait Kovrinka de Borissovka, où vivaient les Pessotzky, et ce lui fut un vrai plaisir d’accomplir ce court trajet dans une confortable voiture, par un chemin vert et fleuri.

La maison de Pessotzky était spacieuse. Une colonnade en ornait la façade, et deux lions de plâtre dont l’enduit s’écaillait par places flanquaient la porte d’entrée, où se tenait un laquais en habit noir. Un vieux parc, triste et sévère, dessiné à la française, s’étendait à un bon kilomètre de la maison jusqu’à la rivière ; il se terminait là par une berge abrupte où croissaient des pins dont les racines nues étaient pareilles à des pattes velues. Au-dessous luisait la surface morne de l’eau ; et des bécassines voletaient avec des cris plaintifs. Une telle mélancolie imprégnait ce paysage qu’il inspirait l’envie de composer des ballades.

En revanche, tout près de la villa, dans la cour et dans le verger qui, avec ses nombreuses pépinières, occupait un espace d’une trentaine d’hectares, tout respirait la gaieté, la joie de vivre, même par les temps les plus sombres. Nulle part ailleurs André n’avait vu des roses, des lis, des camélias aussi merveilleux, ni des tulipes aussi diverses de couleurs, depuis les blanches comme du lait jusqu’aux noires comme du charbon ; jamais il n’eût imaginé une telle opulence florale. Le printemps commençait à peine, et les vrais trésors du jardin étaient encore abrités dans les serres chaudes ; mais les plantes qu’on voyait fleurir le long des allées et dans les plates-bandes suffisaient pour transporter le promeneur dans un royaume de couleurs tendres, surtout aux heures matinales où chaque pétale étincelle de rosée.

Ce qui jadis, en son jeune âge, produisait sur Kovrine une impression presque féerique, c’était la partie décorative du jardin, ce que le propriétaire appelait lui-même, dédaigneusement, « des bagatelles ». Quelles formes bizarres n’y voyait-on pas, quelles monstruosités raffinées, quelles inversions de la nature ! Il y avait là des arbres à fruits écartelés contre les murs, un poirier pyramidal, des chênes et des tilleuls sphériques, un pommier épanoui comme une ombrelle, des arcades, des monogrammes, des candélabres, jusqu’au chiffre 1862 figuré avec des pruniers et qui marquait la date où Pessotzky avait commencé à s’occuper d’horticulture. Çà et là surgissaient de jeunes arbres jolis et sveltes, droits et robustes, et ce n’était qu’en les examinant de près que l’on reconnaissait en eux des groseilliers à grappes blanches ou rouges.

Mais ce qui, par-dessus tout, animait le jardin, ce qui lui donnait un aspect joyeux, c’était le mouvement continuel qui s’y remarquait. De l’aube à la nuit, des hommes armés de pelles, de brouettes et d’arrosoirs, se démenaient comme des fourmis autour des arbres, dans les allées, dans les plates-bandes...

Il était déjà dix heures du soir lorsque André arriva chez les Pessotzky. Il trouva mademoiselle Tania et son père, Yégor Sémionovitch, très inquiets l’un et l’autre : un ciel clair, étoilé, d’accord avec le thermomètre lui-même, annonçait une gelée pour le matin, et le jardinier en chef, Ivan Karlovitch, était parti pour la ville ; personne sur qui l’on pût compter pour prendre les précautions nécessaires.

Pendant le souper, la conversation ne roula que sur la gelée imminente. Il fut décidé que Tania ne se coucherait pas : à une heure du matin, elle ferait le tour du verger pour surveiller le travail des ouvriers. Son père devait se lever à trois heures.

Kovrine passa toute la soirée à causer avec Tania et, à minuit passé, il accompagna la jeune fille dans le jardin. Il faisait froid. Une forte odeur de brûlé remplissait déjà la cour. Dans le grand jardin fruitier, qui rapportait net à son propriétaire plusieurs milliers de roubles par an, une épaisse fumée s’étendait sur la terre et, enveloppant les arbres, devait les préserver de la gelée. Les arbres étaient disposés comme sur un damier : leurs lignes droites et régulières faisaient songer aux rangs d’une armée, et cet ordre géométrique, leur hauteur identique, la similitude absolue de leurs troncs et de leurs cimes, tout donnait à ce tableau quelque chose de monotone et même de fastidieux.

Kovrine et Tania parcoururent les rangées, parmi lesquelles s’étalaient des tas de paille et d’ordures. Çà et là des ouvriers erraient dans ce brouillard, semblables à des ombres. Les cerisiers, les pruniers, certaines espèces de pommiers étaient seuls en fleurs, mais tout le verger était comme noyé sous la fumée ; et ce ne fut qu’en arrivant auprès des pépinières que le jeune homme put enfin respirer librement.

— Déjà dans ma première enfance cette fumée me suffoquait, dit-il en haussant les épaules, et j’en suis encore à me demander comment elle peut garantir les arbres du froid.

— C’est qu’elle tient lieu des nuages, lorsqu’il n’y en a pas ! répondit la jeune fille.

— Et à quoi servent les nuages ?

— Mais, par un temps sombre et couvert, la gelée matinale n’est pas à redouter.

— Ah ! voilà donc !...

Il prit en riant la main de la jeune fille. Son visage, rosi par le froid, à l’expression réfléchie, aux sourcils fins et noirs, le col relevé de sa veste, qui l’empêchait de tourner la tête, sa silhouette gracile, jusqu’à sa robe relevée à cause de la rosée, — tout en elle attendrissait Kovrine.

— Mon Dieu, la voici déjà tout à fait grande ! fit-il. Lorsque j’ai quitté ce pays pour la dernière fois, il y a cinq ans, vous étiez encore une fillette. Je vous revois encore, maigre, les jambes longues, toujours sans chapeau, avec votre petite robe courte. Je vous taquinais sans cesse, en vous appelant : « le héron ». Comme le temps passe !...

— Je crois bien, cinq ans ! — dit Tania en poussant un soupir. Il a coulé, depuis, beaucoup d’eau sous le pont... Dites-moi, André, la main sur la conscience, — reprit-elle en s’animant — vous vous êtes bien déshabitué de notre compagnie, n’est-ce pas ? D’ailleurs, pourquoi vous le demander ? Vous êtes un homme, vous menez une vie à part, bien plus intéressante que la nôtre, vous êtes quelqu’un déjà... Quoi de plus naturel que de quitter les siens ? Car, André, quoi qu’il en soit, je veux croire que vous nous considérez comme les vôtres : nous en avons acquis le droit.

— C’est ce que je fais, Tania.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur, si vous voulez.

— Vous avez exprimé aujourd’hui votre surprise de voir chez nous autant de vos portraits. Mais vous savez bien que mon père vous adore. Il me semble parfois qu’il vous préfère à moi, à moi, sa fille. Il est fier de vous, André. Vous êtes un savant, un homme hors ligne, vous avez su vous créer une carrière brillante, et il est persuadé que vous devez ce résultat à ses leçons. Je ne cherche pas à lui ôter cette conviction : qu’il le pense, puisque cela lui fait plaisir.

Le jour commençait à poindre. De plus en plus nettes se dessinaient dans l’atmosphère les colonnes de fumée, les cimes des arbres. Des rossignols chantaient, les cris des cailles s’éveillaient dans la campagne.

— Il est temps d’aller se coucher, dit Tania. Et puis, il ne fait pas chaud !...

Elle prit le bras de Kovrine et continua :

— Merci tout de même, André, merci d’être venu. Nos relations ne sont pas très intéressantes et très nombreuses. Nous n’avons que le jardin, le jardin et... c’est tout. « Hauteur, demi-hauteur, reinette, canada, hybridation, oculation[1]... » tout le jour on n’entend que cela, ajouta-t-elle en riant. Toute notre vie est là, toute absolument. Croirez-vous que j’en sois arrivée à ce point de ne plus voir en songe que des pommes et des poires ? Tout cela, certes, est bon et utile, mais parfois le désir vous prend d’avoir autre chose, pour changer un peu. Jadis, je m’en souviens, quand vous nous arriviez pour les vacances, ou que vous veniez tout simplement passer quelques jours avec nous, la maison devenait tout à coup plus joyeuse, plus fraîche, comme si l’on avait débarrassé meubles et lustres de leurs housses. J’étais encore bien petite alors, mais je comprenais déjà...

Elle parla longtemps avec la même chaleur. Kovrine l’écoutait, et l’idée soudaine lui vint que dans le courant de l’été il pourrait s’attacher à cette frêle et babillarde créature, qu’il pourrait même finir par en tomber amoureux : dans les conditions où ils se trouvaient l’un et l’autre, quoi de plus facile et de plus naturel ! Cette pensée lui sembla tout à la fois drôle et attendrissante ; il se pencha vers ce visage doux et grave et murmura :


Oniéguine, je ne veux plus vous le taire,

Tatiana est ma bien-aimée...

 

Lorsque tous deux rentrèrent enfin, Yégor Sémionovitch était déjà levé. Kovrine n’avait point sommeil : il se mit à causer avec le vieillard et le suivit dans le jardin. Pessotzky était grand et carré des épaules ; malgré sa corpulence et l’asthme dont il souffrait, il marchait si vite que l’on avait de la peine à le suivre. Excessivement affairé, il avait toujours l’air de se hâter ; sa physionomie semblait dire incessamment qu’il n’y avait pas une minute à perdre, — ou tout serait perdu !

— Singulier phénomène, mon ami ! — commença-t-il en s’arrêtant pour reprendre haleine. — Sur la surface de la terre il gèle, comme tu vois ; mais tu n’as qu’à relever un peu le thermomètre pour reconnaître qu’à la hauteur d’une toise il fait déjà chaud... D’où vient cela ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit Kovrine.

— On ne peut jamais tout savoir, c’est évident. Si vaste que soit l’esprit, impossible d’y loger tout. Il paraît d’ailleurs que la philosophie t’intéresse plus spécialement, n’est-ce pas ?

— Oui, j’enseigne la psychologie, mais je m’occupe de philosophie en général.

— Et cela ne t’ennuie pas ?

— Au contraire, cela me passionne dans la vie.

— Eh bien, tant mieux ! dit Yégor, en promenant sa main sur ses favoris d’un air pensif. — Tant mieux... J’en suis très content pour toi, mon garçon...

Mais soudain il tendit l’oreille, puis, la mine féroce, il s’élança et disparut derrière les arbres, dans un nuage de fumée.

— Qui est-ce qui a bien pu attacher son cheval à ce pommier ? — l’entendit-on crier tout à coup d’une voix navrante et désespérée. — Quel est le misérable, quel est le vaurien qui a osé... Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! voilà qu’ils me l’ont gâté, abîmé, perdu ! Oh ! mon pauvre jardin, c’en est fait de lui ! Mon Dieu !... Mon Dieu ! ..

Lorsqu’il rejoignit enfin Kovrine, il avait la figure décomposée, comme si quelqu’un venait de lui faire un affront.

— Impossible de vivre avec ces idiots ! cria-t-il presque en pleurant et les bras grands ouverts. — Cet imbécile d’Ivan, après avoir toute la nuit transporté du fumier, n’a-t-il pas fini par attacher son cheval à un de mes plus beaux arbres ?... Et il faut voir comme ce butor avait serré les guides, si bien que l’écorce en a crevé à trois endroits ! Qu’en dis-tu, hein ?... Je lui adresse la parole, et lui, il reste comme une bûche, en secouant les oreilles... Les pendre, — ce ne serait pas encore assez !

Un peu calmé, le bonhomme pressa Kovrine contre son cœur et l’embrassa tendrement sur les deux joues.

— Eh bien, tant mieux, tant mieux !... murmura-t-il comme s’il reprenait la causerie interrompue. Je suis très heureux de te voir chez moi... Je te remercie.

Après quoi il poursuivit, de son allure sautillante et avec le même air affairé, l’inspection de son jardin. Il montrait à son ancien élève toutes les orangeries, les serres chaudes, les potagers et enfin ses deux ruchers d’abeilles qu’il appelait lui-même « la merveille de notre siècle ».

Pendant qu’ils marchaient de la sorte, le soleil s’était levé ; il éclairait maintenant le jardin de sa vive et chaude lumière. En prévoyant une longue journée claire et joyeuse, Kovrine songea que le mois de mai commençait à peine et qu’il avait devant lui toute la saison d’été aussi claire, aussi joyeuse et aussi longue : tout a coup il sentit son cœur dilaté par un sentiment de jeune allégresse, le même sentiment qu’il éprouvait dans son enfance alors qu’il jouait par les allées de ce jardin. À son tour il s’approcha du vieillard et l’embrassa avec effusion.

Aussi émus l’un que l’autre, ils rentrèrent à la maison et se mirent à prendre leur thé, servi dans une fine tasse en vieille porcelaine avec de la crème et d’excellents petits pains sucrés ; — et ces mêmes détails rappelèrent de nouveau à Kovrine ses heures d’enfance. Les délicieux instants qu’il revivait là et les souvenirs du passé qui se réveillaient en lui se fondaient ensemble et il en avait l’âme pleine, pleine à déborder, mais cela même lui faisait du bien.

Il attendit que Tania fût levée, prit une tasse de café avec elle et, après une courte promenade, se retira dans sa chambre pour étudier. Il lisait avec une attention soutenue, en se formulant des remarques ; de temps à autre il levait les yeux pour jeter un coup d’œil au dehors par la fenêtre ouverte ou admirer les vases de fleurs fraîches, encore humides de rosée, qui décoraient la table ; puis il se replongeait dans son livre, et il lui semblait que chacun de ses nerfs vibrait, frémissait de bonheur.

II

Kovrine continuait à la campagne la même vie nerveuse et agitée qu’il menait dans la capitale. Il lisait et écrivait beaucoup, il étudiait l’italien, et quand il se promenait il se réjouissait par avance de se remettre au travail bientôt. Il dormait si peu, que chacun s’en étonnait ; si d’aventure il lui arrivait de s’assoupir une demi-heure dans la journée, il ne fermait pas l’œil de la nuit, et, après une longue insomnie, on le voyait joyeux et dispos comme si de rien n’était.

Il causait beaucoup, buvait du vin et fumait de bons cigares. Les Pessotzky recevaient souvent, presque tous les jours, les jeunes filles du voisinage qui chantaient et jouaient du piano avec Tania ; quelquefois se joignait à leur groupe un voisin, un jeune homme, qui maniait assez bien l’archet. Kovrine écoutait la musique et le chant avec une telle avidité, qu’il s’en pâmait, les yeux clos et la tête penchée.

Un soir, à l’heure du thé, il était sur le balcon et lisait. Au salon, Tania, qui avait un joli soprano, une de ses amies — un contre-alto — et le jeune violoniste étudiaient ensemble la fameuse sérénade de Braga. Kovrine faisait effort pour saisir le sens des paroles — qui étaient russes pourtant, — et ne parvenait pas à le pénétrer. Enfin, après avoir rejeté son livre et concentré son attention, il put comprendre : il s’agissait d’une jeune fille à l’imagination malade : elle entendait au jardin, par la nuit, des sons mystérieux, si beaux et si étranges, qu’elle croyait ouïr une harmonie céleste, inintelligible aux simples mortels. Les yeux de Kovrine commençaient à se fermer ; il se leva et, en proie à une faiblesse inexplicable, il fil quelques pas dans le salon et dans la pièce voisine. Lorsqu’on eut fini de chanter, il prit le bras de Tania et s’en fut avec elle sur le balcon.

— Depuis ce matin une légende me hante l’esprit, lui dit-il. Je ne me rappelle pas si je l’ai lue quelque part ou si je l’ai ouïe conter, mais c’est une légende des plus singulières et absolument insensée... D’abord, elle n’est pas très claire... Il y a mille ans de cela, un moine, vêtu de noir, traversait un désert, je ne sais où, en Syrie ou en Arabie... À quelques lieues de cet endroit, des pêcheurs virent un autre moine noir qui s’avançait lentement sur la surface du lac. Cet autre moine-là n’était qu’un mirage... Maintenant, tâchez d’oublier toutes les lois de l’optique, et puis écoutez ! Ce mirage en créa un second, lequel créa un troisième, et ainsi de suite à l’infini, de sorte que l’image du moine noir se propageait d’une couche atmosphérique à l’autre... On le voyait tour à tour en Afrique, en Espagne, aux Indes, dans l’extrême Nord... Enfin, il franchit les limites de l’atmosphère terrestre ; et à présent il erre par tout l’univers, sans jamais réussir à rencontrer un milieu atmosphérique propre à le dissiper. On l’aperçoit peut-être maintenant dans la planète Mars ou dans une étoile de la Croix-du-Sud... Mais, ma petite amie, voici l’essentiel, le nœud, pour ainsi dire, de la légende : juste mille ans après le passage du moine dans le désert, le mirage doit retomber dans l’atmosphère terrestre et se montrer aux hommes encore une fois. Et ce millier d’années toucherait à sa fin... D’après le sens de la légende, nous devons nous attendre à voir ce moine apparaître un de ces jours...

— Un drôle de mirage ! dit Tania, qui ne semblait point goûter cette merveilleuse histoire.

— Le plus étonnant, reprit Kovrine, c’est que je ne puis me rappeler d’où elle me vient. L’aurais-je lue, ou entendue ? Ou peut-être le vis-je en rêve, ce moine noir ? Je vous jure que je ne m’en souviens pas. Mais cette légende m’intéresse tout de même. J’y ai pensé toute la journée.

Après avoir quitté la jeune fille, qui s’en fut rejoindre ses hôtes, Kovrine, toujours songeur, fit le tour des parterres. Le soleil déclinait déjà. Les fleurs, qu’on venait d’arroser, exhalaient un parfum suave et irritant. De nouveau la musique résonna dans la villa Pessotzky ; les accords lointains du violon donnaient l’impression d’une voix humaine. En cherchant à se rappeler où il avait lu ou entendu la légende, Kovrine se dirigea lentement vers le parc et, sans qu’il s’en fût aperçu, il se trouva au bord de la rivière.

Par un sentier pratiqué dans la berge escarpée, il passa devant les racines à nu des pins et descendit jusqu’au bord de l’eau, où son apparition troubla les bécassines et fit partir un couple de canards. Les derniers rayons du couchant se jouaient sur les cimes des pins qui décoraient ce paysage mélancolique, alors que la surface de la rivière était déjà tout à fait ténébreuse. Par un petit pont qui reliait les deux rives, André passa de l’autre côté. Devant lui s’étendait maintenant un vaste champ de seigle vert. Pas une maison alentour, pas une âme vivante ; à voir cet interminable sentier, on eût pensé qu’il menait vers la contrée mystérieuse où le soleil s’était couché tout à l’heure, vers le lointain horizon où flamboyait splendide la pourpre du soir.

« Quel silence, quelle liberté ! Comme on est bien ici ! — songeait Kovrine en cheminant. Il me semble que tout l’univers me regarde, attendant que je le comprenne... »

Mais voilà que des ondes coururent sur les épis de seigle, et une brise légère effleura la tête nue de Kovrine. Au bout de quelques minutes, un nouveau coup de vent, déjà plus fort : le seigle se mit à bruire, et le murmure sourd des pins arriva aux oreilles du jeune homme.

Étonné, il s’arrêta. Une grande colonne sombre, pareille à un tourbillon ou à un cyclone, se dressait de la terre jusqu’au ciel. Les contours n’en étaient point nettement dessinés, mais on voyait qu’elle ne demeurait pas en place, qu’elle avançait au contraire avec une vitesse prodigieuse, et précisément de de ce côté-ci, droit sur Kovrine. Plus elle se rapprochait, plus claire et moins grande elle devenait. André n’eut que le temps de se jeter hors du chemin, dans le seigle, pour faire place à la colonne...

Un moine en robe noire, à la tête blanche et aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa rapidement devant lui. Ses pieds nus ne touchaient pas la terre. Quand il se fut éloigné à une distance de quelques mètres, il se retourna et regarda Kovrine ; il lui fit un signe et lui adressa un sourire en même temps affable et malin. Mais quel visage pâle, infiniment pâle et décharné ! De nouveau il grandit, passa au-dessus de la rivière, se heurta doucement contre la berge abrupte et contre les pins, glissa entre les branches et s’évanouit dans l’espace comme un tourbillon de fumée.

— Voyez-vous cela !... murmura Kovrine ; — il y a donc une part de vérité dans la légende !...

Sans se donner la peine d’expliquer ce phénomène, satisfait d’avoir observé de si près et si bien, non seulement la robe noire du moine, mais encore sa figure et ses yeux, il revint à la maison, dans un délicieux émoi.

Il traversa le parc et le jardin : des hommes allaient et venaient ; la musique résonnait toujours dans la villa. Il était clair que lui seul avait vu passer le moine. Il avait envie de tout raconter à Tania et à son père ; mais il se dit qu’ils prendraient son récit pour une divagation et qu’ils s’en effrayeraient ; il valait donc mieux garder le silence. Très animé, il chanta, dansa, rit, pétilla de gaieté ; chacun lui trouvait une physionomie inspirée et radieuse, et des façons tout à fait séduisantes.

III

Après le souper, lorsque les invités furent partis, Kovrine se retira dans sa chambre et s’étendit sur le canapé : il avait envie de penser au moine. Mais une minute s’était à peine écoulée, que Tania survint.

— André, voulez-vous lire les articles de mon père ? dit-elle en lui tendant une liasse de brochures et d’épreuves. Il écrit fort bien.

— Ah ! par exemple !... — fit, en surgissant derrière sa fille, Yégor Sémionovitch avec un rire forcé.

Il semblait un peu gêné.

— Ne l’écoute pas, je t’en prie, et ne te donne pas la peine de lire cela... Tu le peux, d’ailleurs, si tu veux t’endormir : c’est un excellent narcotique.

— Moi. je trouve ces articles très bons, — répéta la jeune fille d’un air convaincu. — Lisez-les donc, et décidez mon père à écrire plus souvent. Il serait fort capable de rédiger un cours d’horticulture.

Yégor Sémionovitch devint tout rouge, et se mit à balbutier de ces phrases comme en débitent les auteurs confus. Enfin il céda.

— Dans ce cas, il faut que tu lises d’abord cet article de Gaucher et ces petites notices russes, — murmura-t-il en feuilletant les brochures de ses mains tremblantes, — sinon tu n’y comprendrais goutte. Avant de lire ma réfutation, il faut connaître ce que je réfute... Mais ce sont là de pures billevesées, et joliment fastidieuses... Et puis, il n’est, je crois, que temps de se coucher...

Tania sortit. Son père s’installa sur le canapé à côté de Kovrine et poussa un profond soupir.

— Oui, mon garçon, — commença-t-il après un court silence ;— voilà comment vont les choses, mon cher docteur. J’écris des articles, j’expose, je reçois des médailles... ce Pessotzky a des pommes grosses comme la tête ; Pessotzky a fait fortune avec son jardin... Bref, c’est un heureux mortel que ce Pessotzky... » Mais je me le demande : à quoi bon tout cela ? Il est vrai que le jardin est beau, un vrai modèle... Ce n’est pas un jardin, c’est un établissement, qui offre même une certaine importance au point de vue social, car il constitue, pour ainsi dire, le premier pas vers une ère nouvelle de la culture et de l’industrie nationales... Mais à quoi bon ?

— Les résultats sont trop évidents...

— Ce n’est pas cela que je veux dire. Je me demande simplement ce que deviendra le jardin, lorsque je serai mort. Quand je ne serai plus là, il ne restera pas seulement un mois dans le même état. Le vrai secret du succès, vois-tu, ce n’est pas la vaste superficie du jardin ni le grand nombre des ouvriers : c’est l’amour que j’ai pour mon art. Je l’aime plus que moi-même. Remarque un peu : c’est moi qui fais tout. Je travaille depuis le matin jusqu’au soir. Les greffes, l’émondage, les plantations, je fais tout de mes propres mains. Si l’on veut m’aider, j’en conçois de la jalousie et je m’irrite au point d’en devenir grossier. Tout le secret, c’est l’amour, c’est-à-dire l’œil vigilant du maître, son travail personnel, et le sentiment particulier que l’on éprouve quand l’on s’absente une heure pour aller voir un de ses amis, par exemple : si tranquille que l’on paraisse, on est comme une âme en peine ; on se demande tout le temps si rien d’extraordinaire n’est arrivé au jardin depuis qu’on l’a quitté... Mais quand je serai mort, qui est-ce qui veillera sur le jardin ? Qui est-ce qui fera la besogne ? Sera-ce le jardinier ? Seront-ce les ouvriers ?... Oui ?... Oh ! alors, voici ce que je te dirai, moi, mon cher ami : l’ennemi le plus redoutable dans notre art, ce n’est pas le lièvre, ni le ténébrion, ni le froid ; c’est le mercenaire, c’est l’étranger.

— Et Tania ? — demanda Kovrine en riant. — Il est impossible qu’elle soit plus à craindre qu’un lapin : elle aime et comprend cet art, elle.

— Oui, certes, elle aime l’art et le comprend. Si c’est elle, après ma mort, qui doit avoir le jardin, qui doit en être la maîtresse, il est certain qu’il ne restera plus rien à désirer. Mais si, à Dieu ne plaise ! elle se mariait ? — murmura Yégor Sémionovitch en jetant sur Kovrine un coup d’œil effaré. — Voilà le hic !... Une fois mariée, elle aura des enfants, et alors elle n’aura plus le loisir de songer aux arbres fruitiers. Il y a une chose que je crains par-dessus tout, c’est qu’elle n’épouse un gaillard qui, poussé par l’amour du lucre, loue mon jardin aux maraîchères : alors, tout s’en ira au diable dès la première année ! Dans notre métier, c’est un vrai fléau que ces bonnes femmes !

Yégor Sémionovitch poussa un soupir. Après un moment de silence il reprit :

— C’est peut-être de l’égoïsme, André, mais je te le dirai franchement : je ne veux pas que Tania se marie. J’ai peur ! Il y a ici un jeune homme qui vient souvent racler du violon ; je sais que Tania ne voudra jamais l’épouser, je le sais bien, et cependant je ne peux le voir en peinture ! Au total, mon ami, je suis un drôle de corps. Je l’avoue.

Pessotzky se leva et, tout ému, fit le tour de la chambre ; on voyait bien qu’il avait encore une chose à dire, la plus importante sans doute, mais qu’il n’arrivait point à se décider.

— Je t’aime beaucoup, et je veux te parler à cœur ouvert, — dit-il enfin en fourrant d’un geste décidé ses deux mains dans ses poches. — Vois-tu, il y a des questions délicates que j’ai coutume d’aborder en formulant tout net ma pensée, car je déteste ce qui ressemble à une réticence. Or, je te le déclare franchement, tu es le seul homme auquel je donnerais ma fille sans la moindre inquiétude. Tu es intelligent, tu as du cœur, tu ne voudrais pas laisser perdre ce que j’appelle mon œuvre. Et, ce qui est l’essentiel, je t’aime comme si tu étais mon fils... Je suis fier de toi. Si, d’aventure, les choses en étaient là, si vous vous conveniez, Tania et toi, et s’il en était sorti un « roman », eh bien ! j’en serais fort content, et même très heureux. Je te le dis tout simplement, à cœur ouvert, en honnête homme.

Kovrine ne put s’empêcher de sourire. En ouvrant la porte pour se retirer, le vieillard s’arrêta encore une fois sur le seuil :

— Si le hasard voulait que vous eussiez un fils, Tania et toi, je ferais de lui un horticulteur, moi ! — reprit-il après avoir réfléchi. — D’ailleurs, ce sont là des rêves... Bonne nuit !

Resté seul, Kovrine s’étendit commodément et se mit à parcourir les brochures, Une portait ce titre : « De la culture alternante » ; une autre : « Quelques mots à propos de la remarque de M. Z... sur le binage » ; une troisième : « Encore quelques mots sur l’oculation des pensées », et le reste à l’avenant. Mais quel ton péremptoire, quelle irritation, quelle véhémence peu naturelles !

Voilà une brochure au titre absolument anodin et n’étudiant rien autre chose que la manière de cultiver une des variétés du pommier russe. Et cependant l’auteur débute par « Audiatur altera pars » et conclut par « Sapienti sat » ; et, entre ces deux sentences, une source intarissable de railleries décochées « à l’ignorance savante de nos horticulteurs patentés, qui observent la nature sans quitter leurs chaires », ou bien « à un M. Gaucher, dont le succès n’est dû qu’à des profanes et à des dilettanti ». Combien tout cela est excessif, jusqu’au regret de ne plus pouvoir fustiger les paysans qui volent des fruits et abîment les arbres !

« Voilà certes un art sain et attrayant, mais, là non plus, les passions et le goût de la chicane ne chôment point, — songea Kovrine. — Il paraît que tout homme de pensée, si restreint soit le champ de son activité, a les nerfs à vif et la sensibilité suraiguë. C’est sans doute nécessaire... »

Et il se ressouvint de Tania, qui trouvait si intéressants les articles de son père.

D’une taille assez exiguë, toujours pâle, et maigre à ce point qu’on voyait ses os, elle avait des yeux foncés, largement ouverts, pleins d’intelligence, qui semblaient toujours examiner ou chercher quelque chose. Elle marchait comme son père, à pas menus, et toujours d’un air pressé. Tania aimait fort à discuter et en parlant elle accompagnait chaque phrase de gestes expressifs. Elle était visiblement bien nerveuse, elle aussi !

Kovrine revint à sa lecture, mais il n’y comprit pas grand chose et il mit les brochures de côté.

Cette surexcitation qui le charmait tout à l’heure, quand il écoutait la musique et dansait la mazurka, lui était maintenant pénible, en éveillant dans son esprit une multitude de pensées à la fois. Il se leva et se promena dans la pièce, toujours songeant au moine noir. L’idée lui vint que, personne, hors lui, n’ayant vu l’étrange phénomène, il était donc bien malade pour en être tombé aux hallucinations. Cette idée l’effraya d’abord, mais pas beaucoup, ni longtemps.

« Puisque cela me fait du bien, sans faire du mal à personne, je n’ai pas à m’inquiéter de mes hallucinations », se dit-il.

Et de nouveau il fut heureux. Il s’étendit sur le canapé et se prit le front à deux mains, comme pour retenir l’allégresse qui remplissait tout son être sans qu’il en pénétrât la cause. Ensuite il se promena encore un peu dans la pièce et se mit à travailler. Mais les pensées qu’il trouvait dans ses livres ne le satisfaisaient point. Il appelait de ses vœux quelque chose de sublime, de gigantesque, d’immense. Au point du jour, il se déshabilla et se coucha bien à contre-cœur : il fallait tout de même dormir.

Lorsque Kovrine entendit les pas de Yégor Sémionovitch dans la maison, il sonna et pria le domestique de lui servir du vin. Il but avec plaisir quelques verres de bon vin rouge ; puis il ramena ses couvertures jusque par-dessus la tête, ses idées s’embrouillèrent et il s’assoupit.

IV

Pessotzky et sa fille se querellaient souvent, et ils se disaient alors toute sorte de choses désagréables.

Un matin, après une de ces discussions, Tania fondit en larmes et se retira dans sa chambre. Elle ne descendit ni pour le dîner, ni pour le thé du soir. Yégor Sémionovitch, qui d’abord se promenait d’un air grave et mécontent, comme s’il eût voulu prendre chacun à témoin que la justice et l’ordre lui importaient plus que toute autre chose, perdit bientôt sa belle assurance. La mine abattue, il errait dans le parc et on l’entendait répéter en soupirant : « Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... » À dîner, il ne put absolument rien manger. Enfin, se sentant coupable et tourmenté par le remords, le vieillard alla frapper à la porte fermée :

— Tania ! dis-moi, Tania ! appela-t-il doucement.

Mais de l’intérieur, une voix languissante, comme trempée de larmes, et ferme néanmoins, lui répondit :

— Laissez-moi tranquille, je vous en conjure.

L’humeur des maîtres se réfléchissait par toute la maison, jusque chez les ouvriers qui travaillaient au jardin. Kovrine qui, ce jour-là, s’absorbait dans un travail intéressant, finit, lui aussi, par se sentir mal à l’aise. Pour calmer un peu l’irritation générale, il résolut d’intervenir dans le conflit et, à la tombée du jour, il vint frapper à la porte de Tania. La jeune fille lui ouvrit :

— Oh ! oh ! que c’est honteux ! — commença-t-il sur le ton de la plaisanterie en voyant, à sa grande surprise, le visage rougi par les larmes et la mine désolée de la jeune fille. — Est-ce vraiment si sérieux ?

— Si vous saviez seulement comme il me tourmente ! — lui dit Tania ; et des larmes, de grosses larmes chaudes jaillirent de ses larges yeux. — Me voilà dans un bel état ! — poursuivit-elle en se tordant les mains. — Moi, je ne lui ai rien dit, rien du tout... J’ai insinué seulement qu’on n’avait pas besoin de garder tant d’ouvriers... puisqu’on peut trouver des travailleurs à la journée... Voilà plus d’une semaine que les jardiniers n’ont plus rien à faire... je n’ai dit que cela... rien que cela... Et lui, il s’est emporté, il m’a jeté à la face tant de choses blessantes... Pourquoi ?

— Assez, assez ! — dit Kovrine en rajustant avec sa main les cheveux de la jeune fille. — Vous vous êtes querellés, vous avez pleuré... assez maintenant. Voyons, il ne faut pas rester fâchée aussi longtemps, ce n’est pas bien... D’autant plus que, vous le savez bien, il vous aime infiniment...

— Il a... gâté ma vie, reprit Tania toujours en larmes. Je n’entends plus jamais que des injures... et des insultes. Il me considère comme étant de trop ici. Eh bien ! il a raison. Je vais partir dès demain... Je me ferai télégraphiste... soit !...

— Allons, allons, Tania ! Voyons, il ne faut pas sangloter de la sorte. Il ne faut pas, ma chérie... Tous les deux vous avez le sang chaud, vous vous emportez facilement, et vous avez tort l’un et l’autre. Allons, je vais vous réconcilier.

Kovrine parlait d’un ton câlin et persuasif. La jeune fille continuait à gémir, des frissons lui secouaient les épaules, et elle crispait ses mains comme si un grand malheur l’avait frappée.

La pitié que le jeune homme éprouvait pour elle était d’autant plus vive que, tout en jugeant futile la cause de sa peine, il savait bien qu’elle souffrait profondément. Il fallait si peu de chose pour rendre malheureuse toute une journée, toute sa vie peut-être, une créature aussi frêle !

Tandis qu’il s’efforçait de consoler Tania, Kovrine se disait qu’en dehors de cette jeune fille et de son père il lui serait impossible de trouver dans le monde entier des êtres qui le chérissent aussi tendrement.

Sans eux, lui, qui avait tout jeune perdu ses parents, n’aurait peut-être jamais su le prix d’une caresse désintéressée, de cet amour naïf qui ne raisonne point, de cette affection que l’on éprouve uniquement pour ses proches.

Et il sentait que les nerfs de cette femme frémissante et affligée attiraient ses propres nerfs à demi malades, comme l’aimant attire le fer... Il n’eût jamais aimé une femme bien portante, robuste, aux joues roses ; mais cette pauvre Tania, si faible et si pâle, lui plaisait positivement.

Et il prenait plaisir à lui caresser les cheveux, à lui presser les mains, à essuyer ses larmes... Enfin elle cessa de pleurer. Longtemps encore elle se plaignit de son père, de la vie pénible, insupportable qu’elle menait dans cette maison. Peu à peu, elle se prit à sourire, à déplorer en soupirant que le bon Dieu lui eût donné un si mauvais caractère ; finalement elle éclata de rire, se qualifia de pécore et quitta la chambre en courant.

Lorsqu’au bout de quelques minutes, Kovrine s’en fut dans le jardin, Yégor Sémionovitch et sa fille se promenaient côte à côte, comme si de rien n’était, en dévorant une tranche de pain bis avec du sel, car ils avaient grand’faim l’un et l’autre.

V

Très content d’avoir si bien rempli sa mission, Kovrine se dirigea vers le parc. Là, sur un banc, seul et rêvant à son aise, il perçut bientôt un bruit de voiture et des rires de femmes : c’étaient sûrement des visites. Lorsque les ombres du soir enveloppèrent les massifs, on entendit au loin des sons de violon et des voix qui chantaient ; cela le fit songer au moine noir. Où donc pouvait-elle être, maintenant, cette illusion optique ? Dans quel pays errait-elle à présent, et sur quelle planète ?

Mais à peine avait-il eu le temps de se remémorer la légende merveilleuse et de reproduire dans son imagination l’image sombre apparue dans le champ de seigle vert, que déjà, en face de lui, surgissait, de derrière un pin, et s’avançait à pas lents, sans produire le moindre bruit, un homme d’une taille moyenne, la tête découverte, les cheveux blancs, tout en noir et nu-pieds. Il ressemblait à un mendiant ; sur sa figure pâle comme la mort, des sourcils noirs se dessinaient avec netteté. En saluant de la tête, avec un air affable, ce mendiant ou ce passant marcha vers le banc, de son pas silencieux, et vint s’asseoir à côté de Kovrine, qui reconnut aussitôt le moine noir.

Tous les deux se regardèrent, Kovrine avec étonnement, le moine, ainsi que la première fois, avec une expression maligne, comme un homme qui garde son secret pour lui.

— Mais puisque tu es un mirage,— prononça Kovrine,— comment se fait-il donc que tu demeures là, immobile ? Cela ne s’accorde guère avec la légende.

— Qu’importe ? — répliqua le moine après un silence, d’une voix basse, et les yeux dans les yeux du jeune homme. La légende, le mirage et moi-même, tout cela n’est que le produit de ton imagination surexcitée. Je suis un fantôme.

— Alors, tu n’existes pas ? demanda Kovrine.

— C’est comme tu voudras, — dit le moine, et un faible sourire apparut sur ses lèvres. — Toujours est-il que je vis en ton imagination ; or, ton imagination est une partie de la nature : il s’ensuit que, moi aussi, j’existe dans la nature.

— Tu as une figure vieille, intelligente et combien expressive ! reprit Kovrine ; on dirait que tu as déjà en effet vécu plus de mille ans. Je ne savais pas que ma fantaisie pût créer des phénomènes pareils... Mais qu’as-tu donc à me contempler ainsi, avec ravissement ? Il paraît que je te plais ?

— Oui. Tu es l’un des rares humains que l’on appellerait à bon droit les élus. La cause que tu défends, c’est la vérité, l’éternelle vérité... Oui, tes pensées, et tes volontés, et ta science digne d’admiration, ta vie entière enfin, portent l’empreinte divine, céleste, car elles sont vouées à tout ce qui est Raison, à tout ce qui est Beauté, c’est-à-dire à tout ce qui est éternel.

— Tu dis : l’éternelle vérité... Mais les hommes peuvent-ils y atteindre, les hommes ont-ils vraiment besoin de l’éternelle vérité, — s’il n’y a pas de vie éternelle ?

— Il y en a une, répondit le moine.

— Tu crois donc à l’immortalité des hommes ?

— Oui, assurément. Vous autres, vous avez devant vous un avenir sublime, un avenir resplendissant. Et plus nombreux seront les hommes pareils à toi, plus tôt cet avenir sera réalisé. Sans vous, qui défendez les principes suprêmes, qui vivez en pleine connaissance de cause, nulle serait l’humanité : réduite à se développer graduellement, selon l’ordre des choses, elle attendrait encore longtemps la fin de son histoire terrestre. Mais vous, les élus, vous avancerez de mille et mille années l’avènement de la race humaine au royaume de l’éternelle vérité ; c’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu, c’est par vous qu’elle descend sur les hommes.

— Et quel est le but de la vie éternelle ? demanda Kovrine.

— Mais celui que se propose toute vie : le bonheur. Le vrai bonheur est dans le savoir ; or, la vie éternelle offrira d’innombrables, d’inépuisables sources de savoir, et c’est ainsi qu’il faut comprendre cette parole : « Il y a plusieurs maisons dans la maison de mon Père. »

— Si tu savais quel délice j’éprouve à t’écouter ! — dit Kovrine en se frottant les mains de satisfaction.

— J’en suis ravi.

— Mais je sais bien : lorsque tu seras parti, le désir de connaître ce que tu es me tourmentera sans répit. Tu es une apparition, une hallucination... C’est donc que j’ai l’esprit malade, que je n’ai plus ma raison, quoi ?

— Admettons-le. Eh bien, qu’est-ce qu’il y a d’effrayant ? Tu es malade parce que tu t’es surmené ; cela signifie, en d’autres termes, que tu as sacrifié ta jeunesse à l’idée, et que peut-être l’heure est proche où tu lui sacrifieras ta vie. Conçois-tu quelque chose de plus désirable ? C’est justement à quoi aspirent tous les esprits supérieurs.

— Mais si je me sais atteint d’une maladie mentale, puis-je désormais croire en moi-même ?

— Et sais-tu si tous les génies, auxquels le monde croit, n’avaient pas de visions ? Des savants ont bien affirmé que le génie est une forme de la folie... Écoute, mon ami : les hommes ordinaires sont les seuls qui jouissent toujours d’une santé normale. Tous ces raisonnements sur notre siècle névrosé, sur le surmenage, sur la dégénérescence, etc., ne peuvent agiter sérieusement que ceux-là qui bornent la vie au seul moment présent, c’est-à-dire les êtres médiocres.

— Cependant les Romains disaient : mens sana in corpore sano.

— Tout n’est pas vrai dans les adages des Romains et des Grecs. L’exaltation, l’extase, tout ce qui, dans tous les temps, distingua des êtres ordinaires les prophètes, les poètes, les martyrs d’une idée, tout cela trouble les fonctions animales de l’homme, c’est-à-dire sa santé physique. Je te le répète encore une fois : si tu veux jouir d’une santé normale, tu n’as qu’à te joindre au troupeau.

— N’est-ce pas étrange ? tu me dis là des choses à quoi je songe bien souvent moi-même, — répondit Kovrine. — C’est à croire que tu m’as épié, que tu as surpris mes plus secrètes pensées... Mais parlons un peu d’autre chose : que veux-tu dire par la vérité éternelle ?

Le moine ne répondit point. Kovrine le regarda ; mais il ne pouvait déjà plus distinguer sa figure : les traits en devenaient de plus en plus nébuleux et peu à peu s’effaçaient. Puis la tête et les bras du moine s’évanouirent ; son corps se confondit avec le bois du banc, et il disparut entièrement dans le crépuscule du soir.

— L’hallucination est finie ! dit Kovrine : c’est dommage !

Tout joyeux il se dirigea vers la maison. Le peu que le moine lui avait dit ne flattait pas seulement son amour-propre : toute son âme en vibrait dans ses fibres les plus intimes. Être l’un des élus, aspirer à la vie éternelle, compter parmi ceux qui avanceraient de mille et mille années l’avènement de l’humanité au royaume de Dieu, c’est-à-dire qui épargneraient à la race humaine mille et mille années de luttes, de souffrances et d’erreurs ; tout sacrifier à l’idée, jeunesse, vigueur, santé ; prêt à mourir pour le bien commun, — quel sort heureux et sublime !

Tout son passé pur, chaste, laborieux lui revint en mémoire ; il se rappela tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il enseignait aux autres, et il estima que les paroles du fantôme n’avaient rien d’exagéré.

En traversant le parc, il aperçut Tania qui venait à sa rencontre.

— Vous voilà ! s’écria-t-elle. Et nous qui vous cherchons partout... Mais qu’avez-vous donc ? — lui demanda la jeune fille d’un air surpris, en voyant son visage extatique et ses yeux pleins de larmes. Que vous êtes donc étrange, André !

— Je suis ravi, ma chère Tania, — dit Kovrine en mettant les mains sur les épaules de la jeune fille. — Je suis plus que ravi, je suis heureux ! Tania, vous êtes une personne adorable !... Ma douce Tania, que je suis heureux !

Il lui baisa les mains avec chaleur et poursuivit :

— Je viens de vivre des moments d’allégresse, des instants merveilleux et divins. Mais je ne saurais vous les décrire, car vous ne me croiriez pas ou vous me croiriez fou. Parlons plutôt de vous, ma chère, ma bonne Tania : je vous aime et je me suis fait une douce accoutumance de vous aimer. Vous avoir tout près de moi, vous voir dix fois par jour, m’est devenu un besoin. Je n’imagine même pas comment je pourrai me passer de vous lorsque je ne serai plus là.

— Allons donc ! fit Tania en riant. — Vous nous oublierez au bout de quelques jours. Nous ne sommes que des pauvres gens ordinaires, tandis que vous êtes un grand homme.

— Mais non... Parlons sérieusement, répondit Kovrine. Je vous emmènerai, Tania. Oui ? Voulez-vous partir avec moi ? Voulez-vous devenir mienne ?

— Mais voyons !... dit la jeune fille.

Et elle voulut rire encore, mais elle ne le put ; des taches rouges apparurent sur son visage et sa respiration se précipita. D’un pas rapide, elle se dirigea, non vers la maison, mais vers le fond du parc.

— Je n’y songeais pas... je n’y songeais pas !... disait-elle en se tordant les mains désespérément.

Kovrine la suivait, avec la même physionomie radieuse. Il disait :

— Je veux un amour qui me captive tout entier : cet amour, Tania, vous seule pouvez me l’offrir. Je suis heureux, pleinement heureux !

Elle était comme pétrifiée ; à la voir ainsi pliée en deux, le visage crispé, on eût dit qu’elle avait tout à coup vieilli de plusieurs années ; mais il la trouvait belle et il ne pouvait s’empêcher d’exprimer sa pensée tout haut :

— Comme elle est adorable !...

VI

Quand il apprit de Kovrine que le « roman » était ébauché, et qu’il finirait même par un mariage, Pessotzky arpenta la pièce à grands pas, en s’efforçant de maîtriser son émotion. Ses mains tremblèrent, son cou se gonfla, devint livide ; enfin il ordonna d’atteler le char à bancs et s’en alla faire une course. Au coup de fouet dont il cingla son cheval, à la manière dont il enfonça brusquement son chapeau sur les sourcils, Tania comprit l’état de son âme.

Dans les serres, les pêches et les prunes étaient déjà mûres ; l’emballage et l’envoi de ces fruits tendres et délicats exigeaient beaucoup d’attention, de travail et de soins. La saison étant chaude et sèche à l’extrême, il fallait arroser tous les arbres en particulier ; de plus, cette sécheresse favorisait la multiplication des chenilles, que les jardiniers, Pessotzky et Tania elle-même écrasaient tout bonnement avec les doigts, à la grande horreur de Kovrine. Il fallait aussi recevoir les commandes, correspondre avec les clients. Et juste au plus fort de la besogne, alors qu’il n’y avait pas un moment à perdre, survinrent les travaux des champs, qui prirent la moitié des tâcherons, jusqu’alors occupés au jardin. Yégor Sémionovitch ne dérageait point : hâlé par le soleil, épuisé de fatigue, il courait sans cesse du jardin aux champs, criait qu’on le déchirait en pièces et qu’il finirait par se brûler la cervelle.

Les soins du trousseau, le bruit des ciseaux et des machines à coudre, la fumée produite par les fers à repasser, les caprices de la couturière, — une dame fort nerveuse et prétentieuse. — augmentaient encore le remue-ménage. En outre, des visiteurs arrivaient chaque jour, qu’il fallait recevoir et parfois même garder pour la nuit.

Et dire que tout ce tumulte se débrouillait sans que personne eût même l’air de s’en apercevoir ! Tania était comme si vraiment cet amour et ce bonheur l’avaient prise à l’improviste, et pourtant, depuis sa quatorzième année, elle était presque sûre, sans bien s’en rendre compte, que Kovrine n’en épouserait pas une autre qu’elle-même. Maintenant, elle était surprise, et n’en croyait pas son propre témoignage... Il y avait des moments où, ne se sentant plus de joie, elle aurait voulu s’envoler vers le ciel et y prier Dieu ; il y en avait d’autres où, — émue à la pensée qu’il lui faudrait, au mois d’août, quitter la maison et abandonner son père, ou malheureuse de se trouver si nulle, si peu digne d’un grand esprit comme Kovrine, — elle s’enfermait pendant des heures et s’abîmait les yeux à force de pleurer...

Des visites survenaient : l’âme de Tania frémissait de joie et d’orgueil à l’aspect de son fiancé, qu’elle trouvait le plus beau des hommes. Toutes les femmes lui semblaient éprises de lui, envieuses de son bonheur à elle, et elle s’imaginait avoir dompté l’univers entier. Mais que son André sourit à quelque jeune fille, et il n’en fallait pas davantage à Tania pour se sauver chez elle, tremblante de jalousie et sanglotante...

Ces impressions nouvelles finirent par la dominer entièrement ; si bien que, tout en secondant son père dans sa besogne, elle ne remarquait ni les pêches, ni les chenilles, ni les ouvriers, indifférente même à la course des heures.

Il en était presque de même pour son père. Yégor Sémionovitch travaillait du matin au soir, toujours affairé, toujours grondant ; mais c’était comme dans une ivresse de songe. Depuis quelque temps, il y avait deux hommes en lui : l’un, le véritable Yégor Sémionovitch, qui, en écoutant le rapport du jardinier en chef sur quelques dégâts, s’indignait et s’arrachait les cheveux ; l’autre, un faux Yégor Sémionovitch, qui, brusquement, interrompait ce même jardinier au milieu de la conversation la plus sérieuse et, mettant la main sur l’épaule du bonhomme, balbutiait :

— On a beau dire, le sang est toujours le sang. Sa mère était une femme admirable, la plus intelligente, la plus noble du monde. C’était un vrai délice de contempler son angélique visage, si doux et si lumineux. Elle dessinait à merveille, composait des poèmes, parlait cinq langues, et quelle voix splendide !... La pauvrette mourut poitrinaire, que Dieu garde son âme !...

Le faux Yégor Sémionovitch poussait un soupir et, après un silence, continuait :

— Lorsqu’il était petit, qu’il demeurait chez moi, il avait, lui aussi, une figure d’ange, si pure et si douce ! Aujourd’hui encore il a le regard, la voix, les gestes délicats et gracieux de sa défunte mère !... Et quel esprit ! Il nous étonnait toujours par son intelligence éveillée. Aussi bien ne passe-t-on point docteur comme cela ! Ce n’est pas peu de chose !... Et puis, dans dix ans d’ici, tu verras, Ivan Karlovitch, ce que ce garçon-là va devenir ! Il ne sera plus à notre portée !

Ici, le véritable Yégor Sémionovitch, se rappelant soudain les dégâts signalés par le jardinier, prenait une mine furieuse et criait en s’arrachant les cheveux :

— Oh ! les maudits, qui m’ont tout abîmé, gâché, bouleversé ! voilà mon jardin perdu ! absolument perdu !

Et Kovrine ? Il travaillait toujours avec la même ardeur et sans remarquer l’agitation qui régnait dans la maison. L’amour avait jeté de l’huile sur le feu qui le dévorait : après chacune de ses entrevues avec Tania, il s’en allait heureux, extasié, dans sa chambre, et, de la même passion avec laquelle il venait d’embrasser la jeune fille en l’assurant de son amour, il se plongeait dans son livre ou dans son manuscrit. Ce que le moine noir lui avait révélé des élus, de l’éternelle vérité, du merveilleux avenir promis à l’humanité, allumait dans son âme la conscience et l’orgueil de sa propre grandeur.

Une ou deux fois par semaine, il revoyait le moine noir dans le parc ou ailleurs, et chaque fois ils causaient longuement ; mais cela ne l’effrayait nullement ; bien au contraire, il en était charmé, car il était maintenant persuadé que des visions semblables n’apparaissent qu’aux hommes élus, hors ligne, à ceux-là seuls que passionne l’idée.

Un soir, le moine se manifesta pendant le dîner et s’assit près de la fenêtre, dans la salle à manger. Kovrine en fut ravi, et tout de suite il dirigea la causerie sur des matières capables d’intéresser le moine ; l’hôte noir écoutait en hochant la tête avec un air affable. Tania et Yégor Sémionovitch prêtaient l’oreille et souriaient, sans se douter que le jeune homme adressait ainsi la parole à un fantôme de son imagination.

La semaine de l’Assomption arriva, puis le jour du mariage qui, sur le désir formel de Yégor Sémionovitch, fut célébré de la manière la plus bruyante, c’est-à-dire par une noce plantureuse qui dura deux jours. Rien que les mets et les boissons coûtèrent plus de trois mille roubles ; mais grâce à la mauvaise musique, aux toasts multipliés, au bruit que faisaient les domestiques affairés dans les salons trop étroits pour une assemblée si nombreuse, nul ne savoura les vins rares, ni les desserts de choix qu’on avait commandés à Moscou.

VII

Par une longue nuit d’hiver, Kovrine lisait dans son lit un roman français. La pauvre Tania, qui tous les soirs avait la migraine, à cause de la vie mondaine dont elle n’avait pas encore l’habitude, s’était endormie depuis longtemps ; elle rêvait, et parfois elle prononçait des paroles incohérentes.

Trois heures sonnèrent. Kovrine souffla la bougie ; mais longtemps encore il demeura, les yeux fermés, sans pouvoir s’endormir ; il attribuait son insomnie à la chaleur qu’il faisait dans la chambre à coucher, et au bruit des paroles que Tania ne cessait pas de prononcer. Il était déjà plus de quatre heures lorsqu’il ralluma la bougie : il aperçut le moine noir installé près de son lit, dans un fauteuil.

— Bonjour, lui dit le moine.

Et il lui demanda, après un court silence :

— À quoi penses-tu en ce moment ?

— Je pense à la gloire, lui dit Kovrine. Dans le roman français que je viens de lire, un jeune savant se consume de chagrin parce qu’il ne peut arriver à la gloire. Je ne comprends pas ce chagrin-là.

— C’est parce que tu es intelligent. Tu considères la gloire comme un jouet qui ne t’amuse guère ; aussi te laisse-t-elle indifférent.

— Oui, cela est vrai.

— La célébrité ne te sourit point. Quel plaisir ou quel profit trouves-tu à ce que ton nom soit gravé sur un monument funéraire, puisque le temps effacera infailliblement cette inscription ? Et puis, vous êtes vraiment trop nombreux pour que la faible mémoire des hommes puisse conserver tous vos noms.

— C’est évident, acquiesça Kovrine. Et puis, à quoi cela servirait-il de les conserver ?... Mais parlons plutôt d’autre chose. Du bonheur, par exemple ; qu’est-ce que le bonheur ?

Lorsque cinq heures sonnèrent, André, assis au bord du lit, les pieds sur la carpette, disait au moine :

— Aux temps antiques, il y avait une fois un homme si heureux en toutes choses, qu’il finit par s’épouvanter de son bonheur ; pour apaiser les dieux souverains, dont il craignait la jalousie, il leur sacrifia sa bague, qu’il aimait beaucoup. Tu connais l’histoire, n’est-ce pas ?... — Eh bien, moi aussi, comme Polycrate, je commence à m’effrayer de mon bonheur. N’est-il point singulier que, du matin au soir, je n’éprouve que de la joie, une joie sans mélange et sans bornes ? Je ne connais plus la tristesse, le chagrin ou l’ennui. Tu vois, je ne dors pas, l’insomnie tient mes paupières ouvertes, et cependant je ne m’ennuie jamais. Je n’y comprends plus rien.

— Mais pourquoi donc ? — fit le moine d’un ton surpris. — Est-ce que la joie est un sentiment surnaturel ? Est-ce qu’elle ne devrait pas constituer l’état normal de l’homme ? Plus l’homme est développé intellectuellement et moralement, plus il est libre, et plus grande est sa joie de vivre. Socrate, Diogène et Marc-Aurèle étaient joyeux. Et l’apôtre nous dit, lui aussi : « Soyez joyeux. » Eh bien, réjouis-toi et savoure ton bonheur !

— Et si tout à coup les dieux s’irritaient contre moi ? dit Kovrine. S’ils s’avisaient de me retirer mon bien-être, de m’infliger le froid et la faim, pourrais-je m’estimer heureux ?

... Tania s’était réveillée, et maintenant elle considérait son mari avec épouvante. Il parlait tout haut, s’adressant au fauteuil et gesticulant. Ses yeux brillaient et sa physionomie avait quelque chose d’étrange.

— André, à qui parles-tu ? — lui demanda-t-elle en lui saisissant la main, qu’il avait tendue vers le moine. — André, voyons, à qui parles-tu ?

— Comment ! à qui ? — balbutia Kovrine tout confus. — Mais à lui !... Le voilà qui est assis, reprit-il en désignant le moine noir.

— Il n’y a personne ici... absolument personne... Tu es malade, mon André !

Tania entourait son mari de ses bras, elle se pressait contre lui, et, comme pour le protéger contre ses visions, lui couvrait les yeux avec ses mains.

— Tu es malade ! — répéta la jeune femme qui sanglotait et tremblait de tout son corps. Pardonne-moi, mon chéri, mon adoré, mais je m’étais aperçue déjà depuis longtemps que tu avais l’esprit dérangé... Tu as le cerveau malade, mon André !...

Kovrine tremblait aussi. Il porta encore une fois ses regards vers le fauteuil, maintenant vide ; soudain il ressentit une grande faiblesse dans les jambes et dans les bras, et ; tout effrayé, il commença de se vêtir.

— Ce n’est rien, Tania, ce n’est rien... murmura-t-il. Il est vrai que je suis un peu indisposé... le moment est venu de l’avouer.

— Il y a longtemps que papa et moi nous l’avions remarqué, — dit-elle en faisant un effort pour retenir ses larmes. — Tu te parles toujours à toi-même, tu souris parfois d’un sourire si singulier... et puis, tu ne dors jamais... Ô mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous ! s’écria la jeune femme toute bouleversée d’horreur... — Mais n’aie pas peur, mon cher André, ajouta-t-elle ; pour l’amour de Dieu, n’aie pas peur...

En la regardant, Kovrine comprit ce que son état offrait d’inquiétant, il comprit ce que signifiaient le moine noir et ses entretiens avec lui. Maintenant, il voyait clairement qu’il était fou.

Tous les deux s’habillèrent sans savoir pourquoi et se rendirent au salon : elle marchait la première, Kovrine la suivait. Là, ils trouvèrent Yégor Sémionovitch, qui était justement chez eux pour quelques jours : éveillé par les sanglots de Tania, il avait revêtu sa robe de chambre, et il attendait, la bougie à la main.

— N’aie pas peur, mon ami, — répétait la jeune femme en claquant des dents. — Ce n’est rien, papa, cela va passer... tout cela va passer...

Kovrine était si ému qu’il ne pouvait parler. Il voulait dire à son beau-père, d’un ton plaisant : « Félicitez-moi, il paraît que me voilà devenu fou... » ; mais il put à peine remuer les lèvres, et sa pensée ne s’exprima que par une espèce de sourire amer.

À neuf heures du matin, on lui mit un manteau, une fourrure, on l’enveloppa d’un châle et on l’emmena chez le docteur. Son traitement commença.

VIII

L’été revint, et le médecin ordonna la campagne. Kovrine était guéri maintenant ; il ne voyait plus le moine noir, et il avait seulement besoin de réparer ses forces physiques. Il vivait chez son beau-père, buvait beaucoup de lait, travaillait à peine deux heures par jour, ne prenait point de vin et ne fumait pas.

Le 19 juillet, veille de la Saint-Élie, on célébra, selon l’usage, les vêpres à la maison. Lorsque le diacre tendit l’encensoir au prêtre, et que dans la vaste demeure un parfum s’exhala qui rappelait le cimetière, Kovrine en éprouva quelque malaise, et il s’en fut dans le jardin. Sans même jeter un coup d’œil sur les fleurs splendides qui l’entouraient, il se promena un peu et se reposa sur un banc ; puis il s’engagea dans le parc et poussa jusqu’à la rivière. Il descendit la berge et s’arrêta songeur, au bord de l’eau. Les pins mélancoliques aux racines velues qui, l’année précédente, l’avaient vu si jeune et si gai dans ce même endroit, ne chuchotaient plus ; ils demeuraient immobiles et muets, ils semblaient ne plus le reconnaître. Et de fait, ses beaux cheveux étaient maintenant coupés ras, sa démarche était lente, son visage plus gras et moins coloré que l’année précédente.

Il traversa la passerelle et se trouva sur l’autre bord de la rivière. Là où, un an auparavant, les seigles ondulaient, des gerbes d’avoine gisaient fauchées. Le soleil avait disparu, et l’horizon s’embrasait d’une large bande de pourpre annonçant du vent pour le lendemain... Tout se taisait. Les yeux dirigés sur le point d’où le moine noir avait surgi pour la première fois, Kovrine resta pendant vingt minutes immobile, jusqu’à ce que la rougeur du couchant se fût assombrie...

Lorsqu’il rentra, de sa démarche lente, avec un air soucieux, l’office était déjà fini. Yégor Sémionovitch et sa fille, assis sur les marches de la véranda, prenaient leur thé du soir. Ils causaient ; mais, en apercevant Kovrine, ils se turent aussitôt, et il n’eut pas de peine à deviner qu’ils parlaient de lui.

— Il est temps, je crois, que tu boives ton lait, — dit la jeune femme à son mari.

— Non, il n’est pas temps,— répondit-il en s’asseyant sur la dernière marche. — Bois-le toi-même. Je n’en veux pas.

Tania échangea un regard inquiet avec son père, et, d’une voix timide, reprit :

— Mais puisque, tu le remarques toi-même, le lait te fait du bien.

— Ah, oui ! beaucoup de bien, en effet ! — répartit Kovrine avec un sourire ironique. Je vous félicite : depuis vendredi, mon poids s’est augmenté encore d’une livre entière.

Il se pressa la tête entre ses deux mains et s’écria d’une voix qui frémissait d’angoisse :

— Pourquoi, pourquoi vous êtes-vous avisé de me guérir ? Les potions de bromure, l’oisiveté, les bains chauds, la surveillance continue, la peur lâche de boire une gorgée de plus, de faire un pas de trop... tout cela finira par me rendre idiot. J’étais fou, j’avais la manie de la grandeur ; mais, en revanche, toujours content, j’avais du courage, j’étais heureux, intéressant, original. Maintenant je suis devenu sage, raisonnable, mais à quoi cela me sert-il, puisque me voici comme tout le monde ? Je ne suis qu’un être médiocre, et je m’ennuie de vivre... Oh ! comme vous avez été cruels envers moi ! J’avais des hallucinations, mais qui cela dérangeait-il ? je vous le demande, à qui cela pouvait-il nuire ?

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! — fit Yégor Sémionovitch en soupirant.

— Eh bien , ne m’écoutez pas !

Depuis quelque temps, la présence de n’importe qui, et surtout de Yégor Sémionovitch, irritait Kovrine. Il répondait à son beau-père sur un ton sec, froid, presque grossier, et ses yeux, quand ils s’arrêtaient sur lui, exprimaient l’ironie et même la haine. Yégor Sémionovitch se mettait alors à toussoter d’un air confus, bien qu’il ne se sentît aucunement coupable.

Impuissante à deviner pourquoi les relations jadis si cordiales entre les deux hommes avaient changé de nature, Tania se pressait contre son père et, troublée, tâchait de lire dans ses yeux le mot de l’énigme ; elle voulait comprendre, et ne le pouvait. La seule chose qui lui apparût clairement, c’était que ces relations de jour en jour se gâtaient, que son père avait bien vieilli dans ces derniers temps, et que son mari était devenu capricieux, querelleur et bien moins intéressant.

Elle n’avait plus le cœur ni à rire, ni à chanter ; elle touchait à peine aux aliments, et elle passait des nuits entières sans fermer l’œil, dans la perpétuelle appréhension de quelque épouvantable catastrophe. Elle finit par s’épuiser tellement, qu’elle demeura une fois sans connaissance durant plusieurs heures.

Tantôt, pendant que le prêtre officiait, elle avait cru voir pleurer son père, et maintenant qu’ils se trouvaient tous les trois réunis sous la véranda, elle ne pouvait s’empêcher d’y penser.

— Que Bouddha, Mahomet, Shakespeare ont dû s’estimer heureux de n’avoir ni parents ni médecins obstinés à les guérir de l’extase et de l’inspiration ! — poursuivit Kovrine. — Si Mahomet avait pris tous les jours du bromure pour calmer ses nerfs, s’il n’eût travaillé que deux heures par jour et bu que du lait, il est certain que cet homme remarquable n’aurait laissé derrière lui guère plus de vestiges que son lévrier. Les soins des médecins et des bons parents n’aboutiront qu’à abrutir l’humanité. Alors tout homme médiocre passera pour un génie, et c’en sera fait de la civilisation... Si vous saviez comme je vous suis reconnaissant de vos bons soins ! — conclut-il avec dépit.

Et pour ne point se laisser entraîner à dire quelque chose de plus amer, il se leva brusquement et rentra dans la maison.

On n’entendait pas le moindre bruit. Du jardin, par les fenêtres ouvertes, pénétrait le parfum de la belle-de-nuit. Dans la salle vaste et sombre, la lune dessinait des taches claires sur le piano et sur le parquet. Kovrine se rappela les instants d’allégresse qu’il avait goûtés ici même, l’été dernier, à la clarté de la lune et au parfum de la belle-de-nuit.

Pour ranimer encore en lui cette sensation d’allégresse, il se dirigea vivement vers son cabinet de travail, alluma un bon cigare et pria le domestique de lui apporter du vin. Mais le cigare avait un goût nauséabond, André en eut la bouche amère ; et le vin n’était plus lui-même aussi bon que l’année d’avant.

Et puis, comme il en avait perdu l’habitude, pour avoir fumé un cigare et bu un peu de vin, il eut des vertiges et des battements de cœur, et il dut prendre une dose de bromure.

Avant de se coucher, Tania dit à son mari :

— Mon père t’adore. Tu lui en veux, je ne sais pourquoi, et cela le tue. Regarde-le seulement : il vieillit à vue d’œil. Je t’en supplie, André, je t’en conjure, par la mémoire de ton père, par mon repos, sois plus aimable envers lui.

— Je ne le puis, ni ne le veux.

— Mais pourquoi ? — demanda la jeune femme avec angoisse — Dis-moi seulement pourquoi !

— Parce qu’il ne m’est pas sympathique, voilà tout, — répondit Kovrine en haussant les épaules. — Mais n’en parlons plus, puisque c’est ton père.

— Je ne peux pas comprendre ! gémit Tania. Quelque chose d’inconcevable, d’effroyable se passe chez nous. Tu es tout à fait changé, tu n’es plus le même... Toi, l’homme supérieur, intelligent, tu t’irrites à tout propos, tu prends souci de choses que tu devrais même ignorer... Quelquefois tu t’agites pour si peu que j’en demeure stupéfaite, et je finis par me demander si c’est bien toi ou un autre... Allons, ne te fâche pas, ne te fâche pas, reprit-elle en lui embrassant les mains, dans un effroi d’avoir dit ces paroles. Tu es intelligent, tu es bon et généreux. Tu seras plus juste à l’égard de mon père ; il est si bon !

— Il n’est pas bon, mais débonnaire. Un temps fut où les oncles de vaudeville, dans le genre de ton père, tous fort hospitaliers et quelque peu originaux, avec leurs faces repues et bénévoles, m’amusaient et me faisaient rire, au théâtre ou dans la vie : à présent, ils me dégoûtent. Ils sont égoïstes jusqu’à la moelle des os. Ce qui me répugne le plus en eux, c’est leur mine rassasiée, leur optimisme purement stomacal, ou plutôt leur optimisme de porc à l’engrais.

Tania s’assit au bord du lit et appuya sa tête sur l’oreiller.

— C’est un véritable supplice ! — fit-elle ; et, à l’air dont elle parlait, on voyait qu’elle était bien lasse et qu’elle avait de la peine à s’exprimer. — Depuis le commencement de l’hiver, pas un seul moment de repos... Mais c’est affreux !... Mon Dieu, que je souffre !...

— Certes, je suis un monstre, et vous êtes, n’est-ce pas ? de petits saints, ton père et toi ; c’est l’évidence même ! répartit Kovrine.

Tania trouva le visage de son mari laid et désagréable. La haine et le sarcasme qui s’y peignaient n’étaient point pour l’embellir. Depuis longtemps, d’ailleurs, elle avait observé qu’il ne se ressemblait plus à lui-même. On eût dit que sa figure avait changé depuis qu’on lui avait coupé les cheveux. Elle eut envie de lui adresser quelque parole blessante, mais elle rougit de ce mauvais sentiment et quitta la chambre à coucher.

IX

Kovrine fut nommé professeur à la Faculté. Sa leçon d’ouverture fut fixée au 2 décembre, et cette date fut affichée sur les murs de la Faculté. Mais ce jour-là il fit savoir à l’inspecteur des étudiants qu’il ne commencerait pas son cours, étant malade.

Il crachait souvent le sang, mais il avait, deux ou trois fois par mois, de véritables hémorragies ; alors il devenait très faible et tombait dans une espèce de somnolence. Il ne s’en effrayait pas trop, car il savait que sa mère avait assez longtemps vécu avec la maladie dont il souffrait ; et puis les médecins lui assuraient que son état n’avait rien d’inquiétant, et qu’il devait seulement se soigner : éviter les émotions, mener une vie régulière et parler le moins possible.

Au mois de janvier, la première leçon fut encore ajournée pour la même cause, et, en février, il était déjà trop tard pour commencer le cours. Il fallut donc en différer l’ouverture jusqu’à l’année suivante.

André vivait alors, non plus avec Tania, mais avec une autre femme qui avait deux ans de plus que lui, et qui le soignait comme on soigne un enfant. Il était maintenant d’une humeur paisible et docile ; et lorsque Varvara Nikolaïevna — c’était le nom de sa compagne — proposa de l’emmener en Crimée, il ne s’y refusa point, bien qu’il eût le pressentiment que ce voyage n’aboutirait à rien de bon.

Ils arrivèrent à Sébastopol dans la soirée et descendirent dans un hôtel afin d’y passer la nuit et de repartir le lendemain pour Yalta. Tous les deux étaient fatigués de la route. Varvara Nikolaïevna, après avoir pris son thé, se coucha, et s’endormit aussitôt. Mais André ne se mit pas encore au lit. Avant son départ de Saint-Pétersbourg, il avait reçu de Tania une lettre qu’il n’avait pas eu jusqu’ici le courage de lire. Elle était là, dans sa poche, et cette pensée l’agitait beaucoup.

Au fond, il considérait son mariage avec Tania comme une erreur, et il était fort content de s’en être séparé une fois pour toutes. Le souvenir de cette femme, qui avait fini par se transformer en un vrai squelette où tout semblait mort, excepté ses grands yeux intelligents, — ce souvenir n’évoquait en lui qu’un sentiment de pitié et de dépit contre lui-même.

L’écriture de l’adresse lui rappela combien il s’était montré cruel et injuste, environ deux années auparavant, et comme il déchargeait alors sur d’innocentes créatures son humeur noire, son ennui solitaire, son dégoût de la vie. André se souvint, à ce propos, d’avoir une fois déchiré en petits morceaux sa thèse et tous les articles qu’il avait écrits durant sa maladie ; il les lançait par la fenêtre, et les fins carrés de papier, emportés par le vent, s’accrochaient aux arbres et aux fleurs. À chaque ligne, il trouvait des prétentions injustifiées, des témérités étourdies, et une véritable folie ambitieuse. Il lui semblait lire comme une description de ses défauts, et cependant, lorsque le dernier cahier avait volé en morceaux par la fenêtre, il en avait conçu de l’humeur ; très contrarié, il avait couru auprès de sa femme et il lui avait jeté alors bien des paroles injurieuses.

Mon Dieu, comme il l’avait tourmentée ! Une fois, pour la faire souffrir, il lui déclara que son père avait joué un rôle fort peu honorable dans leur roman, puisqu’il lui avait offert sa fille en mariage. Yégor Sémionovitch, qui l’avait par hasard entendu sans le vouloir, accourut dans leur chambre ; son désespoir était si grand, qu’il ne put articuler une parole ; il piétinait sur place et proférait des sons incohérents, comme s’il eût perdu l’usage de la langue. Et Tania, poussant un cri, tomba en défaillance. C’était simplement infâme.

Tout cela lui revenait en mémoire tandis qu’il examinait l’écriture bien connue. Kovrine s’en fut au balcon ; le temps était serein et doux, et l’on sentait la proximité de la mer. La baie, merveilleuse, réfléchissait les rayons de la lune et les innombrables lumières des fenêtres. C’était comme une fusion, délicate et agréable aux yeux, du bleu et du vert : ici, la couleur de l’eau rappelait celle du vitriol ; ailleurs, c’était le clair de lune condensé qui semblait remplir les profondeurs de la baie, et non plus l’eau de la mer. Mais quelle harmonie dans les nuances, quelle sensation à la fois suave et sublime !

Au rez-de-chaussée, les fenêtres situées sous le balcon devaient se trouver ouvertes, car on entendait nettement des voix de femmes et des rires. Il y avait sans doute une soirée.

Kovrine fit un effort et décacheta la lettre. Il entra dans sa chambre et lut ceci :

 

« Mon père vient de mourir. C’est à toi que je dois ce malheur, c’est toi qui l’as tué. Notre jardin va être perdu, les étrangers y commandent déjà : c’est là précisément ce que redoutait mon pauvre père. Cela aussi, je te le dois. Je te hais de toutes mes forces : puisses-tu périr le plus tôt possible !... Oh ! comme je souffre ! Une douleur insupportable brûle mon cœur... Sois maudit. Je t’ai aimé, je t’ai pris pour un homme supérieur, pour un génie, — et tu n’étais qu’un fou... »

 

André ne put en lire davantage ; il déchira la lettre et la jeta par terre. Une inquiétude mêlée d’effroi l’envahit. Au fond de l’alcôve dormait Varvara Nikolaïevna que l’on entendait respirer ; du rez-de-chaussée montaient les voix féminines et les éclats de rire ; mais Kovrine éprouvait l’impression d’être seul dans tout l’hôtel. Il était mal à l’aise à cause de cette lettre dans laquelle la pauvre, la douloureuse Tania le maudissait, lui souhaitait la mort... Et sans cesse il jetait les yeux sur la porte, comme s’il eût craint de voir la puissance inconnue, qui en moins de deux ans avait ravagé sa vie et la vie des siens, entrer brusquement dans la chambre et le dominer de nouveau.

Quand ses nerfs commençaient à se détraquer, il savait par expérience qu’un seul moyen pouvait les calmer : le travail, la concentration des pensées.

Il tira de son portefeuille rouge un projet de compilation qu’il avait apporté pour le cas où la vie en Crimée lui paraîtrait insupportable sans une occupation.

Il s’assit devant la table, se plongea dans le travail, et aussitôt il lui sembla qu’il allait recouvrer son humeur égale et tranquille. Ce projet de compilation reporta même son esprit sur la vanité de ce monde en général.

Il estima que la vie fait payer trop cher le peu de biens, souvent médiocres, qu’elle donne à l’homme.

Par exemple, pour devenir professeur à la Faculté vers la quarantaine, pour conquérir l’avantage d’exposer dans un langage lourd et ennuyeux des idées fort communes, Kovrine avait dû travailler nuit et jour pendant quinze ans, traverser une crise morale très pénible, commettre une foule de sottises et d’injustices qu’il eût bien voulu oublier.

Il comprenait maintenant qu’il était un esprit ordinaire, rien de plus ; et il n’en souffrait même pas, jugeant que chacun doit se contenter de ce qu’il est.

Le travail l’aurait peut-être calmé tout à fait, mais la lettre déchirée blanchissait toujours sur le parquet, ce qui l’empêchait de rassembler ses idées.

Il se leva, en ramassa les morceaux et les lança par la fenêtre ; mais une brise vint à souffler de la mer et rejeta les bouts de papier en les éparpillant sur l’appui de la croisée... De nouveau il ressentit cette inquiétude mêlée d’effroi, l’impression qu’il n’y avait plus dans l’hôtel âme qui vive, hors lui seul... Il revint au balcon... La baie le regardait de ses yeux où chatoyaient toutes les nuances du prisme, et semblait l’attirer vers elle. Il faisait en effet une chaleur suffocante, et André n’eût pas été fâché de prendre un bain.

Soudain les accords d’un violon résonnèrent sous le balcon, et deux fraîches voix de femme se mirent à chanter. Ce qu’elles chantaient, Kovrine le reconnut. Il s’agissait d’une jeune fille à l’imagination malade, qui pensait ouïr dans la nuit des sons mystérieux, une harmonie céleste, inintelligible aux simples mortels...

La respiration lui manqua ; son cœur se serra de tristesse ; mais, au même instant, une joie merveilleuse, dont il avait depuis longtemps oublié l’exquise ivresse, illumina tout son être.

Une grande colonne sombre, pareille à une trombe, apparut au delà de la baie. Avec une rapidité inconcevable, elle traversait l’espace et, de plus en plus dense, de plus en plus sombre, elle se dirigeait vers l’hôtel. André n’eut que le temps de s’écarter pour lui faire place... Le moine à la tête nue et blanche, aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa devant lui et s’arrêta au milieu de la chambre.

— Pourquoi as-tu manqué de confiance en moi ? — fit-il sur un ton de reproche, en considérant Kovrine avec douceur. — Si tu m’avais cru, alors que tu étais un génie, tu aurais vécu ces deux années d’une façon moins triste et moins grossière.

Kovrine se sentait déjà redevenir un élu, un génie. Il se rappelait tous ses entretiens avec le moine noir ; il voulait parler, mais le sang lui coulait par la bouche et dégouttait sur sa poitrine. Ne sachant que faire, il s’essuyait seulement, d’un geste machinal, en sorte qu’il eut ses manchettes souillées de sang. Il voulut appeler Varvara Nikolaïevna, qui dormait au fond de l’alcôve ; il fit un effort et prononça :

— Tania !

Il s’était affaissé par terre ; en essayant de se relever sur les mains, il appela de nouveau :

— Tania !

Il invoquait sa femme, le grand jardin avec ses magnifiques fleurs mouillées de rosée ; il invoquait le parc, les pins aux racines velues, le champ de seigle ; il invoquait son merveilleux savoir, et l’orgueil, la joie de sa jeunesse ; il invoquait la vie, qui était si belle, si belle !... Il voyait, sur le parquet, une large mare de sang, et sa faiblesse était déjà si grande, qu’il ne pouvait plus articuler une seule parole ; mais une allégresse inexprimable, infinie, l’envahissait tout entier.

Au rez-de-chaussée, sous le balcon, les chants résonnaient toujours, et le moine noir lui murmurait à l’oreille qu’il était un génie, et qu’il allait mourir, uniquement parce que son faible corps humain avait rompu l’équilibre de ses éléments et ne pouvait plus servir d’enveloppe à l’âme d’un génie...

Lorsque Varvara Nikolaïevna se réveilla, Kovrine était mort ; son visage gardait le sourire de la béatitude.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en octobre 2008 et sur le site de la Bibliothèque le 17 avril 2011.

 

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[1] Terme d’horticulture : greffe en écusson.