LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Piotr Tchaadaïev
(Чаадаев Пётр Яковлевич)
1774 — 1856
LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES À UNE DAME
[1829-1830]
Des Lettres philosophiques de Piotr Tchaadaïev, écrites en français en 1829-1830, quatre furent publiées en 1862. Les quatre lettres ici publiées ne furent publiées qu’au XXe siècle. Elles s’intercalent entre les Lettres Ière et IIe des Lettres sur la philosophie de l’histoire.
Éditions Naouka, Moscou, 1991, p. 106-155.
TABLE
Si j’ai bien rendu mon idée l’autre jour, vous avez dû trouver que je suis loin de penser que ce sont seulement les lumières qui nous manquent. Il n’y en a point non plus profusion parmi nous, il est vrai, mais il faut nous résigner de nous passer pour le moment de ces vastes richesses intellectuelles que les siècles ont accumulées ailleurs entre les mains des hommes : nous avons autre chose à faire. D’ailleurs, en supposant que nous pourrions nous donner par l’étude et la réflexion les connaissances qui nous manquent encore, comment nous donnerons-nous ces puissantes traditions, cette vaste expérience, cette conscience profonde des temps accomplis, ces habitudes fortes de l’esprit, fruit d’un immense exercice de toutes les facultés de l’homme, qui constituent la nature morale des peuples de l’Europe et leur véritable supériorité ? Il ne s’agit donc pas à cette heure de chercher à agrandir le domaine de nos idées, mais de rectifier celles que nous possédons, de leur donner une direction nouvelle. Quant à vous, Madame, ce qu’il vous faut avant tout, c’est une sphère d’existence où les jeunes pensées que le hasard a introduites dans votre esprit, les besoins nouveaux que ces pensées ont donnés à votre cœur, les sentiments qu’elles ont fait éclore dans votre âme, trouvent une application réelle. C’est un monde à vous qu’il faut vous créer, puisque celui que vous habitez vous est devenu étranger.
Et premièrement, l’état de notre âme, quelque élévation que nous puissions lui donner, dépend nécessairement des choses qui nous entourent. Occupez-vous donc à bien comprendre ce que votre position dans le monde et dans votre famille vous permet de faire pour mettre en harmonie vos sentiments avec votre genre de vie, vos idées avec vos rapports domestiques, vos croyances avec celles des gens que vous voyez. Une foule de maux ne viennent que de ces dissonances entre ce qui se passe dans notre pensée intime et les assujettissements de la société. Vous dites que votre fortune ne vous permet pas de jouir d’une existence agréable dans la capitale. Eh bien ! vous possédez une campagne charmante : qui vous empêche d’y déposer vos dieux lares pour le reste de vos jours ? Heureuse nécessité qu’il ne tient qu’à vous de vous rendre aussi profitable que tout ce que la philosophie pourrait vous enseigner de plus intéressant. Faites que cet asile soit aussi attachant que possible ; occupez-vous à l’embellir, à l’orner ; mettez-y, si vous voulez, de la recherche, de la coquetterie : pourquoi pas ? Il ne s’agit point là d’un raffinement de la sensualité ; ce n’est point pour obtenir de vulgaires jouissances que vous vous donnerez tous ces soins ; c’est afin de pouvoir vous concentrer d’autant mieux dans votre vie intime. Ne dédaignez pas, je vous prie, ces détails matériels. Nous vivons dans un pays si dénué d’idéalité que, si nous ne nous entourons pas dans notre vie domestique d’un peu de poésie et de bon goût, nous courons risque de perdre tout sentiment délicat, toute idée d’art. C’est un des traits les plus frappants de notre singulière civilisation que la négligence des commodités et des agréments de la vie. À peine songeons-nous à nous abriter contre les intempéries des saisons, et cela dans un climat dont il est permis de douter sérieusement qu’il fût jamais destiné à être habité par des êtres raisonnables. Si nous avons eu jadis la maladresse de nous établir en ces climats brutaux, tâchons du moins aujourd’hui de nous y arranger de manière à nous en faire un peu oublier la rudesse.
Je me souviens que vous vous plaisiez beaucoup autrefois à la lecture de Platon. Voyez donc comme le plus idéal, le plus vaporeux des sages de l’antiquité est soigneux d’entourer les personnages de ses drames philosophiques des bonheurs de la vie. Tantôt vous les voyez se promener lentement sur les bords délicieux de l’Ilyssus ou dans les allées de cyprès de Gnosse ; tantôt ils vont chercher le frais ombrage d’un vieux platane ou le doux repos d’un gazon fleuri ; tantôt, laissant tomber la chaleur du jour, ils vont respirer l’air embaumé et la douce haleine d’une soirée attique ; ou enfin vous les voyez mollement étendus autour de la table du banquet, couronnés de fleurs et la coupe à la main : ce n’est ainsi qu’après les avoir bien établis sur la terre qu’il les emporte dans ces[1] régions superlunaires où il aime tant à planer[2]. Je pourrais vous faire voir encore dans les écrits des Pères les plus austères de l’Église, dans saint Jean Chrysostome, dans saint Grégoire de Nazianze, dans saint Basile même, des peintures délicieuses des retraites où ces grands hommes trouvèrent la paix et les hautes inspirations qui les rendirent les lumières de la foi. Ils ne croyaient point, ces saints personnages, déroger à leur dignité en donnant quelques soins à des choses qui, quoi que l’on fasse, remplissent une grande partie de la vie. Il y a un véritable cynisme dans cette indifférence pour les douceurs de la vie dont quelques-uns de nous se font un mérite. C’est une des choses qui retardent le plus, je crois, notre progrès que l’absence de toute idée d’art dans notre vie intime.
Je voudrais après cela que, dans cet asile que vous aurez embelli de votre mieux, vous vous arrangiez une existence parfaitement uniforme et méthodique. L’esprit d’ordre et de méthode nous manque à tous : corrigeons-nous de ce défaut. Il est inutile de répéter ce qui a été dit en faveur d’une vie bien réglée ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a que cet exercice perpétuel d’assujettissement à une règle constante qui puisse nous habituer à nous soumettre sans effort à la loi suprême de notre nature. Mais, pour suivre une règle quelconque avec exactitude, il faut que rien ne se mette en travers. Souvent on est jeté dès les premières heures du jour hors du cercle que l’on s’est tracé : alors toute la journée est faussée. Ainsi, rien de plus essentiel que les premières impressions que nous recevons, les premières idées qui s’offrent à nous lorsque nous recommençons à vivre après le simulacre de mort qui sépare nos journées. Ce sont ces impressions, ce sont ces idées qui déterminent ordinairement l’état de notre âme pour toute la journée. Tel jour a commencé par une tracasserie domestique, qui a fini par une faute irréparable. Habituez-vous donc à rendre les premières heures du jour aussi graves, aussi solennelles qu’il se peut ; faites monter l’âme aussitôt à toute la hauteur dont elle est capable ; tâchez de les passer dans une solitude complète, d’écarter tout ce qui peut vous toucher, vous distraire trop vivement : ainsi préparée, vous pourrez affronter sans crainte les fâcheuses influences qui viendront vous obséder après et qui autrement feraient de votre existence entière une lutte perpétuelle où le triomphe serait impossible. D’ailleurs, ce moment passé, on n’en retrouve plus pour s’isoler, pour se recueillir : la vie vous saisit avec toutes ses préoccupations de plaisirs et d’ennuis ; vous ne faites plus que rouler dans le cercle éternel des petitesses humaines. Ne laissons pas s’écouler sans en profiter la seule heure du jour où nous puissions être bien à nous-mêmes.
Je tiens beaucoup, je vous l’avoue, à cette nécessité de se concentrer et de se redresser journellement ; je suis assuré qu’il n’y a pas d’autre moyen de se garantir contre l’action envahissante des choses qui nous environnent : cela ne suffit pas cependant, comme vous le pensez bien. Il vous faut une idée qui s’épande sur toute la vie, que vous ayez toujours présente, qui vous serve de flambeau à toutes les heures du jour. Nous venons au monde avec un instinct vague du bien moral, mais nous ne saurions le concevoir pleinement que dans l’idée plus complète qui s’en développe en nous dans le cours de la vie. C’est à ce travail intérieur qu’il faut tout rapporter, c’est en regard de cela qu’il faut ordonner toute votre existence. Mais il faut que tout cela se passe dans le silence de votre cœur, car le monde n’a point de sympathies pour les choses profondes. Il détourne les yeux des grandes convictions ; la présence d’une idée grave le fatigue. À vous, il vous faut un sentiment vrai, une pensée sérieuse, qui ne balancent pas entre les diverses opinions des hommes, mais qui vous conduisent sûrement au but. N’enviez pas à la société ses bonheurs passionnés ; vous trouverez dans votre retraite des douceurs dont elle n’a point l’idée. Je n’en doute pas, quand vous serez habituée à l’atmosphère sereine de cette existence, vous regarderez tranquillement du sein de votre asile le monde s’agiter et s’enfuir devant vous, vous jouirez avec délices du silence de votre âme. En attendant, il faut vous donner les goûts, les habitudes, les affections de votre nouveau genre de vie. Il faut vous débarrasser de toutes les vaines curiosités qui gaspillent et mutilent la vie ; il faut surtout détruire ce penchant profond du cœur qui fait l’attrait de la nouveauté, l’intérêt de l’affaire du jour, qui produit la convoitise et l’attente incessantes du lendemain. Sans cela vous ne trouverez ni paix ni bien-être, mais rien que dégoûts et ennuis. Voulez-vous que le flot du monde vienne se briser auprès de votre demeure paisible ? Bannissez de votre âme toutes ces passions inquiètes suscitées par les événements de la société, toutes ces émotions nerveuses provoquées par les nouvelles du jour ; fermez voire porte à tous les bruits, à tous les retentissements du monde ; proscrivez même chez vous, si vous en avez le courage, toute cette frivole littérature qui n’est au fond que ce même bruit, mis par écrit. Il n’y a rien, selon moi, de si incompatible avec un régime intellectuel bien ordonné que l’avidité des lectures nouvelles. On ne voit que des gens devenus incapables d’une méditation sérieuse, d’un sentiment profond, que[3] parce qu’ils ne se nourrissaient que de ces productions du jour où l’on aborde tout sans rien approfondir, où l’on promet tout sans rien donner, où tout se colore d’une teinte douteuse ou fausse qui ne laisse dans l’esprit que vide et incertitude. Si vous voulez trouver du charme dans le genre de vie que vous aurez adopté, il faut que la nouveauté ne soit jamais auprès de vous un titre en aucune chose.
Il est certain que plus vous vous donnerez de goûts, de besoins en rapport avec ce genre de vie, mieux vous vous en trouverez ; plus vous ferez accorder le dehors avec le dedans, le visible avec l’invisible, plus vous vous rendrez douce la voie que vous aurez à parcourir. Mais il ne faut point non plus vous dissimuler les obstacles que vous aurez à rencontrer. Dans notre pays, il y en a plus sur cette route qu’on ne saurait le dire. Ce n’est point un chemin battu, où la roue de la vie roule dans l’ornière frayée, c’est un sentier où il faut se faire jour à travers les ronces et les épines, et parfois à travers la futaie. Dans les vieilles civilisations de l’Europe, tous les modes d’existence étant réalisés depuis longtemps, lorsque l’on s’y détermine à changer de vie, on n’a qu’à choisir le cadre nouveau où l’on veut se caser ; votre place y est préparée d’avance ; la distribution des rôles est faite ; pourvu que vous preniez le rôle qui vous appartient, les hommes et les choses vont d’eux-mêmes se grouper autour de vous : à vous d’en tirer le parti convenable. Mais chez nous c’est tout autre chose. Que de frais, que de fatigues avant que vous vous trouviez à votre aise dans votre nouvelle sphère ! Que de temps perdu, que de forces usées à s’orienter, à habituer les hommes à vous regarder sous votre nouvelle face, à faire taire le sot, à lasser la surprise ! Sait-on ici ce que c’est que la puissance de la pensée ? A-t-on jamais vu ici comment une grande conviction s’introduit dans l’esprit par quelque circonstance hors du cours ordinaire des choses, par quelque lumière imprévue, par quelque enseignement supérieur, se saisit de l’âme, renverse votre être tout entier et l’élance au-dessus de lui-même et de tout ce qui l’environne[4] ? Quelle vive conscience a jamais fait palpiter ici un cœur ? Quel homme s’est jamais voué ici au culte de la vérité ? Comment donc celui qui se livrerait avec chaleur à ses croyances ne trouverait-il pas, au milieu de cette foule que rien n’a jamais émue, entraves et contrariétés ? Il faut vous créer tout, Madame, jusqu’à l’air que vous devez respirer, jusqu’au sol que vous devez fouler. Cela est vrai littéralement. Ces esclaves qui vous servent, n’est-ce point là votre atmosphère ? Ces sillons que d’autres esclaves ont creusés à la sueur de leur front, n’est-ce point là la terre qui vous porte ? Et que de choses, que de misères renfermées dans ce seul mot d’esclave[5] ! Voilà le cercle magique où nous nous débattons tous, sans pouvoir en sortir ; voilà le fait odieux contre lequel tous nous nous brisons ; voilà ce qui rend vains chez nous les plus nobles efforts, les plus généreux élans ; voilà ce qui paralyse toutes nos volontés, ce qui souille toutes nos vertus. Chargée d’une coulpe fatale, quelle est l’âme si belle qui ne se dessèche sous ce fardeau insupportable ? Quel est l’homme si fort qui, toujours en contradiction avec lui-même, toujours pensant d’une façon et agissant d’une autre, ne finisse par se dégoûter de lui-même ! Me voilà ramené, sans y songer, à ma première thèse[6] : laissez-moi vous en dire un mot encore et je reviens à vous.
Cette plaie horrible qui nous ronge, où en est la cause ? D’où vient que le trait le plus frappant de la société chrétienne est justement celui dont le peuple russe se soit dépouillé au sein même du christianisme ? Pourquoi cet effet inverse de la religion parmi nous ? Je ne sais, mais il me semble que cela seul pourrait faire douter de l’orthodoxie dont nous nous parons. Vous savez qu’aucun des philosophes anciens ne s’était avisé d’imaginer une société sans esclaves, ni même de trouver rien à redire à l’esclavage. Aristote, que l’on peut regarder comme le représentant de tout ce qu’il y eut de sagesse au monde avant la venue du Christ, a posé en fait que les hommes naissaient les uns pour être libres, les autres pour porter les fers[7]. Vous savez encore qu’il n’y a pas d’incrédule si obstiné qui ne convienne que c’est au christianisme qu’est due l’abolition de la servitude en Europe. De plus, on sait que les premières émancipations furent des actes religieux se faisant devant l’autel et que, dans la plupart des chartes d’affranchissement, on trouve cette formule : pro redemptione animae, pour le salut de mon âme. Enfin, on sait que le clergé donna partout l’exemple, en libérant ses propres serfs, et que les pontifes romains provoquèrent les premiers, dans le monde soumis à leur autorité spirituelle, l’abolition de l’esclavage. Pourquoi donc le christianisme n’a-t-il pas eu les mêmes résultats parmi nous ? Pourquoi, au contraire, le peuple russe ne tomba-t-il dans l’esclavage qu’après qu’il fut devenu chrétien, nommément sous les règnes de Godounoff et de Chouiskoy[8] ? Que l’Église orthodoxe explique ce phénomène. Qu’elle dise pourquoi elle n’a point élevé sa voix maternelle contre cette détestable usurpation d’une partie de la nation sur l’autre. Et voyez, je vous prie, comme nous sommes obscurs, malgré notre puissance et toutes nos grandeurs ! Ces jours-ci encore, le Bosphore et l’Euphrate ont ouï tonner à la fois notre canon[9]. Cependant, l’histoire, qui à cette heure même démontre que l’abolition de l’esclavage est l’œuvre du christianisme, ne se doute pas seulement qu’un peuple chrétien de quarante millions est dans les fers ! C’est que les peuples ne figurent réellement dans le genre humain qu’en raison de leurs puissances intellectuelles, et que l’intérêt qu’ils inspirent est déterminé par l’action morale qu’ils exercent dans le monde, et non par le bruit qu’ils font. Revenons.
Après ce que je vous ai dit du genre de vie que je voudrais vous voir adopter, vous pourriez peut-être vous figurer que je vous demande de vous livrer à une vie toute claustrale. Mais il ne s’agit que d’une existence sobre et réfléchie, qui n’a rien de commun avec la rigueur triste de la morale ascétique ; il ne s’agit que d’une manière de vivre qui ne diffère de celle de la foule que par une idée positive, un sentiment plein de conviction, auxquels on rapporte toutes ses autres idées, tous ses autres sentiments. Cette existence se combine fort bien avec les agréments légitimes de la vie ; elle les exige même, et la société des hommes en est une condition nécessaire. La solitude a ses dangers, on y trouve parfois d’étranges séductions. Concentré en lui-même, l’esprit se nourrit des vaines images qu’il se crée ; comme saint Antoine, on peuple son désert de fantômes, enfants de votre imagination, qui vous poursuivent de chez les hommes. Tandis que, si l’on cultive la pensée religieuse sans passion, sans violence, on conservera, même au milieu de tout le fracas du monde, cette attitude intérieure devant laquelle tous les enchantements, tous les étourdissements de la vie sont impuissants. C’est une certaine disposition de l’esprit, douce et facile, qu’il faut trouver, qui sache marier sans efforts à toutes les opérations de la raison, à toutes les émotions du cœur, l’idée du vrai et du bien. Il faut surtout chercher à se pénétrer des vérités révélées. La grande prérogative de ces vérités, c’est d’être accessibles à toute créature intelligente, de s’accommoder à toutes les formes de l’esprit. On y arrive de toutes les manières possibles, par la foi soumise et aveugle que les multitudes professent sans réflexion, par le savoir profond, par la piété naïve du cœur, par l’inspiration raisonnée de l’esprit, par la poésie exaltée de l’âme ; mais la voie la plus simple, c’est de nous reporter à ces moments, si fréquents dans la vie, où nous nous ressentons le plus de l’action du sentiment religieux sur notre âme, lorsqu’il nous semble que, privés de toute puissance propre, une force supérieure nous pousse vers le bien malgré nous, nous enlève de la terre et nous porte vers le ciel. C’est alors que, dans la conscience de notre impuissance, notre esprit s’ouvrira avec une volonté extraordinaire aux pensées du ciel, que les plus hautes vérités couleront naturellement dans notre cœur.
Il est impossible, en revenant fréquemment sur le principe de notre activité morale, sur les mobiles de nos pensées et nos actions, de ne pas voir qu’une grande partie de tout ce que nous faisons est déterminé par quelque chose qui ne nous appartient nullement ; c’est précisément ce qui se passe en nous de meilleur, de plus noble, de plus utile à nous-mêmes que nous ne produisons pas nous-mêmes ; tout le bien que nous faisons n’est que l’effet de la capacité que nous possédons de nous soumettre à l’action d’une force inconnue : le seul et véritable principe de notre propre activité, c’est l’idée de notre intérêt circonscrit dans la limite d’un temps donné, que nous appelons la vie ; ce principe n’est rien que l’instinct de notre conversation, que nous partageons avec tous les êtres animés, mais que nous modifions selon notre nature particulière. On a donc beau faire, quelque désintéressement que l’on mette dans ses sentiments et dans ses actions, c’est toujours cet intérêt, plus ou moins bien compris, plus ou moins éloigné, qui nous dirige. Quelque ardent désir que nous ayons d’agir en vue d’un bien général, ce bien abstrait, que nous nous figurons, ce n’est que celui que nous voulons à nous-mêmes ; nous ne parvenons jamais à nous effacer complètement ; nous nous comprenons toujours dans ce que nous désirons aux autres. Aussi la raison suprême, dans l’expression humaine de sa loi, condescendant à notre faible nature, n’a-t-elle pas ordonné autre chose, sinon de faire à autrui ce que nous voulons que l’on nous fasse, bien différente en cela, comme en tout le reste, de la morale des philosophes, qui prétend concevoir le bien absolu, c’est-à-dire le bien universel, comme s’il ne tenait qu’à nous de nous donner la notion de l’utilité générale, tandis que nous ne savons pas seulement ce qui est utile à nous-mêmes. Qu’est-ce que le bien absolu ? C’est la loi immuable en vertu de laquelle tout tend à sa fin : voilà tout ce que nous en savons. Mais si c’était l’idée de ce bien qui dût nous guider dans la vie, ne faudrait-il pas en savoir quelque chose de plus ? Nous agissons jusqu’à un certain point conformément à la loi générale, sans doute ; autrement nous aurions notre principe d’existence en nous-mêmes, ce qui est absurde ; mais nous agissons de la sorte sans savoir pourquoi : poussés par une puissance invisible, nous pouvons surprendre son action, l’étudier dans ses effets, nous identifier quelquefois avec elle ; mais déduire de tout cela la loi positive de notre nature morale, c’est ce qu’il nous est impossible de faire. Un sentiment vague, une idée sans corps, sans autorité, ce ne sera jamais que cela. Toute philosophie humaine est comprise dans cette terrible dérision du Dieu de l’ancien testament : Voici Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal[10].
Vous pressentez à cette heure, je pense, la nécessité d’une révélation. Voici, à mon avis, ce qui démontre cette nécessité. L’homme apprend à concevoir la loi physique en observant les phénomènes de la nature qui se succèdent devant ses yeux selon une loi uniforme et invariable. En recueillant les observations des générations antérieures, il arrive à un système de connaissances, que sa propre expérience confirme et que le grand instrument du calcul revêt de la forme immuable de la certitude mathématique. Quoique cet ordre de connaissances soit loin d’embrasser le système entier de la nature et de s’élever au principe universel des choses, il comprend néanmoins des connaissances parfaitement positives, parce qu’elles se rapportent à des êtres dont l’étendue et la durée peuvent être perçues par les sens ou prévues par des analogies certaines. En un mot, c’est ici le domaine de l’expérience ; et autant que l’expérience peut donner de certitude aux idées qu’elle introduit dans l’esprit, autant le monde physique peut nous être connu. Vous n’ignorez pas que cette certitude va jusqu’à nous faire prévoir certains phénomènes à des intervalles immenses de temps, et jusqu’à nous donner le pouvoir d’agir sur la matière inerte avec une puissance incroyable.
Voilà donc les moyens de connaissance certaine que possède l’homme. Si notre raison a, outre cela encore, une puissance de spontanéité, ou un principe d’activité interne, indépendante de la vision du monde matériel, toujours est-il qu’elle ne saurait exercer ses propres forces que sur les matériaux que lui fournit, dans l’ordre [matériel, l’observation ; mais à quoi, dans l’ordre] moral, l’homme appliquera-t-il ces moyens[11] ? Que faudrait-il qu’il observe pour découvrir la loi de l’ordre moral ? La nature intelligente, n’est-ce pas ? Mais la nature intelligente est-elle donc faite comme la nature matérielle ? N’est-elle pas libre ? Ne suit-elle pas la loi qu’elle s’impose à elle-même ? En étudiant l’intelligence dans ses effets extérieurs et intérieurs, qu’apprendrons-nous donc ? Qu’elle est libre, voilà tout. Et si, par hasard, nous arrivons une fois, dans cette étude, à quelque chose d’absolu, l’instant d’après le sentiment de notre liberté ne nous rejetterait-il pas derechef, et nécessairement, dans le même ordre d’idées d’où nous pensions être sortis tout à l’heure ? Ne nous retrouverions-nous pas, un moment après, à la même place ? Ce cercle est inévitable. Mais ce n’est pas tout. Supposons que nous nous élevions réellement à quelques vérités tellement démontrées que la raison fût tenue de les admettre absolument ; supposons que nous trouvions en effet quelques règles générales auxquelles il faudra que l’être intelligent se soumette nécessairement. Ces règles, ces vérités, ne se rapporteront qu’à une partie de la vie totale de l’homme, à sa vie terrestre ; elles n’auront donc rien de commun avec l’autre partie, qui nous est parfaitement inconnue et dont nulle analogie ne saurait nous découvrir le mystère. Comment seraient-elles donc les lois véritables de l’être intelligent, puisqu’elles ne regarderaient qu’une portion de son existence, un moment dans sa vie ? Que si les lois que nous recueillons de la sorte par l’expérience ne sauraient être que les lois d’un seul période du temps parcouru par la nature morale, comment seraient-elles donc les lois de cette nature ? Ne serait-ce pas la même chose que si l’on disait que, pour chaque âge de la vie, il existe une science médicale spéciale ; que pour traiter, par exemple, les maladies de l’enfance il est inutile de connaître les infirmités de l’âge mûr ; que pour prescrire le régime convenable à la jeunesse il n’est pas besoin de savoir celui qui convient à l’homme en général ; que l’état de notre santé n’est point déterminé par l’état de santé de chaque moment de notre vie ; que nous pouvons, enfin, nous livrer impunément à toutes sortes d’écarts et d’excès à certaines époques de notre existence, sans que le reste de nos jours s’en ressente ? Quelle idée auriez-vous, je vous prie, de l’homme qui prétendrait qu’il y a une morale pour la jeunesse, une autre pour l’âge mûr, une autre pour la vieillesse, et que, dans l’éducation, il ne s’agit nullement de l’enfant et du jeune homme ? Eh bien, c’est exactement ce que dit toute votre morale des philosophes. Elle nous apprend ce que nous avons à faire aujourd’hui ; de ce qui nous en arrivera demain elle ne se soucie guère. Qu’est-ce que la vie future, si ce n’est le lendemain de la vie actuelle ?
Concluons de tout cela que, la vie totale de l’être intelligent embrassant deux mondes dont l’un seulement nous est connu, et que, chaque instant de la vie étant indissolublement lié à toute la suite des moments dont elle se compose, il est évident qu’il nous est impossible de nous élever par nos propres forces à la connaissance d’une loi qui doit nécessairement se rapporter à l’un et à l’autre monde. Il faut donc que cette loi nous soit enseignée par une raison pour laquelle il n’y a qu’un monde, qu’un seul ordre de choses.
N’allez pas cependant vous imaginer que la morale des philosophes n’ait aucune valeur à nos yeux. Nous savons fort bien qu’elle contient de grandes et belles vérités, qui ont longtemps guidé les hommes et qui, à cette heure encore, parlent à leur cœur et à leur âme avec puissance ; mais nous savons aussi que ces vérités mêmes n’ont pas été imaginées par la raison humaine, mais lui ont été infusées à différentes époques de sa durée universelle. C’est là une de ces vérités primitives enseignées par la raison naturelle et que la raison révélée ne fait que consacrer par son autorité suprême. Honneur aux sages de la terre, mais gloire à Dieu seul ! L’homme n’a jamais marché qu’au flambeau de la lumière divine ; elle a toujours éclairé ses pas, mais il ne voyait pas le foyer d’où tombait le rayon lumineux sur sa route. Elle éclaire, dit l’écrivain sacré, tout homme venant au monde ; elle a toujours été dans le monde, mais le monde ne la voyait pas[12].
Les habitudes que le christianisme a introduites dans l’esprit humain nous portent à ne voir l’idée révélée que dans les deux grandes révélations de l’ancien et du nouveau testament, et nous font oublier la révélation primitive. Sans une notion claire de cette première communion de l’esprit de Dieu avec l’esprit de l’homme, il n’y a pas moyen de rien comprendre au christianisme. Le chrétien, ne trouvant pas alors dans ses propres doctrines de solution au grand problème de l’être moral, est réduit naturellement aux doctrines des philosophes. Or, les philosophes ne sauraient expliquer l’homme que par l’homme : ils le séparent ainsi de Dieu et le remplissent de l’idée de sa propre suffisance. On se figure ordinairement que le christianisme ne rend pas raison de tout ce qu’il nous importe de savoir ; on croit qu’il y a des vérités morales que la philosophie seule peut nous enseigner ; c’est une grande erreur. Il n’est point de science humaine capable de remplacer la science divine. Pour le chrétien, tout le mouvement de l’esprit humain n’est autre chose que le tableau de l’action continue de Dieu dans le monde ; l’étude des résultats de ce mouvement ne lui fournit que de nouvelles preuves à l’appui de ses croyances ; il ne voit dans les différents systèmes philosophiques, dans tous les efforts de l’homme, qu’un développement plus ou moins heureux des puissances intellectuelles du monde selon les différentes situations et les différents âges des sociétés ; mais le mystère de la destination de l’homme, il le découvre non dans l’inquiète et incertaine agitation de la raison humaine, mais dans les symboles et les types profonds légués à l’humanité par les doctrines dont l’origine se perd dans le sein de Dieu. S’il fouille dans les théories où la pensée terrestre s’est, tour à tour, formulée, c’est pour y chercher les traces, plus ou moins effacées, des premiers enseignements prodigués à l’homme par le Créateur lui-même, au jour où il le pétrissait de ses mains ; s’il médite sur l’histoire de l’esprit humain, c’est pour y trouver les lumières surnaturelles qui n’ont cessé d’illuminer la raison humaine à son insu, à travers tous les brouillards, toutes les ténèbres dont elle aime tant à s’entourer. Partout il reconnaît ces puissantes et ineffaçables idées tombées du ciel sur la terre, sans lesquelles l’humanité se serait abîmée, depuis longtemps dans sa liberté. Enfin, il sait que c’est encore à la faveur de ces mêmes idées que l’esprit humain put recueillir les lumières plus parfaites que Dieu daigna verser sur lui à une époque plus récente.
Loin donc de chercher à s’approprier toutes les imaginations écloses dans le cerveau humain, il ne songe qu’à mieux concevoir les voies [de] Dieu dans la vie universelle de l’humanité. Il n’est ardent [que] de la tradition céleste : ce que les hommes ont fait pour la défigurer ne lui est que d’un intérêt secondaire. De cette manière il arrive nécessairement à comprendre qu’il existe une règle certaine à l’aide de laquelle on peut découvrir, au milieu de l’océan des opinions humaines, le vaisseau du salut qui suit invariablement l’étoile placée au firmament pour lui servir de guide : étoile toujours brillante, que nul nuage jamais ne voila, visible à tous les yeux, dans tous les climats, et qui se tient jour et nuit au-dessus de nos têtes. Et si, une fois, il lui est démontré que toute l’économie de l’univers moral est le résultat d’une admirable combinaison des notions primitives, jetées par Dieu même dans notre âme, et de l’action de notre raison sur ces idées, il lui sera évident aussi que la conservation de ces éléments, leur transmission d’âge en âge, de génération en génération, ont dû être réglées par quelques lois spéciales, et qu’il y a certainement quelques signes visibles auxquels on peut reconnaître, entre tous les sanctuaires répandus sur la terre, celui de l’arche sainte qui contient le dépôt sacré de la vérité.
Avant, Madame, que le monde fût mûr pour recevoir les nouvelles lumières qui devaient un jour s’épandre sur lui, pendant que l’éducation du genre humain s’achevait par le développement de toutes ses forces propres, un sentiment vague mais profond faisait entrevoir de temps à autre, à quelques hommes élus, la trace lumineuse de l’astre de vérité parcourant son orbite. Ainsi Pythagore, Socrate, Zoroastre, Platon surtout, avaient eu des lueurs ineffables, et leurs fronts resplendirent d’un reflet extraordinaire. Leurs regards, tournés vers le point d’où devait monter le nouveau soleil, en avaient en quelque sorte entrevu l’aurore. Mais ils ne purent s’élever à la connaissance des véritables caractères de la vérité absolue parce que, depuis que l’homme s’était dénaturé, elle n’avait nulle part apparu dans tout son éclat, et que l’on ne pouvait la reconnaître à travers les ombres qui la couvraient. Mais dans la nouvelle économie, si l’homme méconnaît encore ces caractères, ce n’est plus que par l’effet d’un aveuglement volontaire ; s’il se détourne de la bonne voie, ce n’est que par un abandon coupable au principe ténébreux laissé dans son cœur dans la seule vue de rendre plus efficace son acquiescement à la vérité.
Vous prévoyez sans doute, Madame, à quoi tend tout ce raisonnement : les conséquences qui en découlent se présentent d’elles-mêmes à l’esprit. Ce sont ces conséquences qui vont nous occuper prochainement : vous les saisirez sans peine, j’en suis sûr. Nous n’aurons plus, d’ailleurs, à nous interrompre par des digressions comme celles que nous avons rencontrées cette fois, et nous pourrons causer avec plus de suite et de méthode. Bonjour, Madame.
Absorpta est mors ad victoriam[13]
La méditation religieuse nous a conduit au raisonnement philosophique, et le raisonnement philosophique nous a ramené à l’idée religieuse. Revenons maintenant au point de vue philosophique : nous ne l’avons pas épuisé. Lorsque l’on veut traiter la question religieuse par le pur raisonnement, elle ne fait que compléter la question philosophique. D’ailleurs, quelque vive que soit la croyance, il est bon que l’esprit sache s’appuyer des forces qu’il trouve en lui-même. Il est des âmes dans lesquelles il faut absolument que la foi puisse au besoin évoquer les convictions de la raison. Je crois que vous êtes précisément dans ce cas. Vous avez été trop familiarisée avec la philosophie de l’école, votre religion date de trop peu de temps, vos habitudes sont trop loin de cette vie intérieure où la simple piété se nourrit et se contente d’elle-même, pour que vous puissiez vous guider par le sentiment seul. Votre cœur ne saurait se passer de réfléchir. Le sentiment recèle de grandes clartés, sans doute, le cœur a de grandes puissances ; mais les choses du sentiment ne nous sont présentes que tant qu’elles nous émeuvent, et l’émotion ne peut durer continuellement. Au contraire, ce que nous avons acquis par le raisonnement est à nous à toutes les heures du jour. Dans quelque disposition de l’âme que nous nous trouvions, l’idée réfléchie ne nous quitte jamais, tandis que l’idée sentie nous échappe sans cesse, et se modifie à chaque instant selon que notre cœur bat plus ou moins rapidement. Et puis, on ne prend pas tel cœur que l’on veut ; celui que l’on s’est trouvé une fois, on le garde : au lieu que notre raison, nous sommes toujours à la faire.
Vous dites que vous êtes naturellement disposée à la vie religieuse. J’y ai souvent réfléchi. Je ne le crois pas.
Un sentiment vague provoqué par la circonstance, une velléité rêveuse de l’imagination, voilà ce que vous prenez pour le besoin de votre nature. Ce n’est pas ainsi, ce n’est point avec cette ardeur inquiète que l’on se livre à sa vocation, alors qu’on la découvre dans la vie ; on accepte alors sa destinée avec une sécurité parfaite, avec une conviction toute tranquille. Certainement, on peut, on doit se refaire : l’assurance de cette possibilité, le sentiment de ce devoir sont articles de foi pour le chrétien, la plus importante de ses croyances. Le christianisme ne roule tout entier que sur le principe de la régénération possible et nécessaire de notre être, et c’est à cela que doivent tendre tous nos efforts. Mais, en attendant que nous soyons arrivés à ressentir notre vieille nature se dissoudre en nous, et l’homme nouveau, l’homme fait par le Christ, poindre en nous, il ne faut rien négliger pour hâter le moment de cette heureuse révolution, qui ne peut d’ailleurs nous arriver qu’autant que nous aurons fait tout ce qui est en nous pour la produire. Du reste, vous le savez, il ne s’agit pas ici d’explorer le domaine entier de la philosophie : notre tâche est plus humble que cela ; nous avons plutôt à rechercher ce qui ne se trouve pas que ce qui se trouve dans la philosophie. J’espère que cela ne surpassera pas nos forces. Pour un esprit religieux c’est la seule manière de concevoir et d’utiliser la science humaine ; mais encore faut-il savoir ce qui en est de cette science, et ne rien laisser, autant que faire se peut, en arrière de ses croyances.
C’est Montaigne qui l’a dit : l’obéir est le propre office d’une âme raisonnable, recognoissant un celeste supérieur et bienfacteur[14]. Vous savez qu’il ne passe pas pour un esprit crédule ; prenons donc aujourd’hui cette pensée du sceptique pour notre texte : il est bon parfois de tirer ses auxiliaires du camp de l’ennemi ; cela diminue d’autant ses forces.
Et d’abord, il n’y a de raison que la raison soumise, cela est parfaitement vrai ; mais cela n’est pas tout. Voyez, l’homme fait-il autre chose, sa vie durant, que de chercher à se soumettre à quelque chose ? Premièrement il trouve en lui-même une puissance qu’il reconnaît être différente de celle qui détermine le mouvement qui se passe hors de lui : il se sent vivre ; en même temps il éprouve que cette puissance n’est point illimitée : il sent son propre néant ; après cela il s’aperçoit que la puissance extérieure le domine, et qu’il faut s’y soumettre : c’est là toute sa vie. Du moment où il a l’usage de sa raison, ces deux notions, l’une d’un pouvoir intérieur et imparfait, l’autre d’un pouvoir extérieur et parfait, viennent se placer d’elles-mêmes dans son intelligence. Et, quoique ces deux notions ne nous arrivent point claires et précises, comme celles qui nous sont suggérées par nos sens ou transmises par la communication avec nos semblables, toutes nos idées de bien, de devoir, de vertu, de loi, ainsi que toutes les idées opposées, ne nous viennent que de ce besoin que nous ressentons de nous subordonner à ce qui ne provient pas de notre nature éphémère, des agitations de notre volonté mobile, des entraînements de nos désirs inquiets. Toute notre activité n’est que l’effet d’une force qui nous pousse à nous placer dans l’ordre général, dans celui de la dépendance. Que nous consentions, que nous résistions à cette force, n’importe, nous sommes toujours sous son empire. Nous n’avons donc autre chose à faire que de chercher à nous rendre le meilleur compte possible de son action sur nous et, une fois que nous en avons découvert quelque chose, de nous y livrer avec foi et confiance ; car cette force qui agit sur nous à notre insu, c’est celle qui ne se trompe jamais, c’est celle qui fait marcher l’univers à sa destinée. Ainsi la grande question de la vie, quelle est-elle ? La voici : que faut-il faire pour découvrir l’action de la puissance souveraine sur notre être ?
Tel nous concevons le principe du monde intellectuel, et tel, vous le voyez, il correspond parfaitement à celui du monde physique. Mais l’un de ces principes nous apparaît comme une force irrésistible, à laquelle tout se soumet inévitablement, tandis que l’autre ne nous semble qu’un pouvoir en combinaison avec notre propre pouvoir, et, en quelque sorte, modifiable par lui. C’est là l’aspect logique imposé au monde par notre raison artificielle. Mais cette raison artificielle que nous avons substituée volontairement à la portion de raison universelle qui nous fut départie dans l’origine, cette mauvaise raison qui renverse si souvent les objets à notre vue et nous les montre tout autres qu’ils ne le sont en effet, ne nous cache pas cependant l’ordre absolu des choses au point que nous ne puissions y voir le fait de la passivité précédant celui de [la] liberté, et la loi que nous nous faisons nous-mêmes dérivant de la loi générale du monde. Elle ne nous empêche donc nullement, en acceptant la liberté comme réalité donnée, de reconnaître dans la passivité la réalité réelle de l’ordre moral tout comme de l’ordre physique. Toutes les forces de l’esprit, tous ses moyens de connaissance ne lui sauraient donc venir, en effet, que de sa docilité. Il n’est puissant qu’à force d’être soumis. Il ne s’agit pour la raison humaine que de savoir à quoi elle doit se soumettre. Sitôt que l’on se soustrait à cette règle suprême de toute activité intellectuelle et morale, on se précipite à l’instant dans le vice du raisonnement ou dans celui de la volonté. Démontrer donc cette règle d’abord, puis faire voir d’où nous luit la lumière qui doit nous guider dans la vie, voilà toute la mission de la bonne philosophie.
D’où vient, par exemple, qu’en aucun de ses procédés l’esprit ne s’élève si haut que dans le calcul ? Qu’est-ce que le calcul ? Manipulation intellectuelle, travail mécanique de la raison, où la volonté raisonnante n’entre pour rien. D’où vient la puissance prodigieuse de l’analyse en mathématiques ? C’est que c’est un emploi de la raison parfaitement subordonné à une règle donnée. Pourquoi la grande efficacité de l’observation en physique ? C’est qu’elle fait violence au penchant naturel de l’esprit humain ; c’est qu’elle le soumet à une marche diamétralement opposée à son allure habituelle ; c’est qu’elle le place en face de la nature dans l’humble posture qui lui appartient*[15]. Comment la philosophie naturelle est-elle parvenue à sa grande certitude ? En réduisant la raison à une activité toute passive, toute négative. Et que fait enfin la belle logique, qui a donné à cette philosophie une si énorme puissance ? Elle enchaîne la raison, elle la courbe au joug universel d’obédience, et la rend aussi aveugle et soumise que la nature elle-même, objet de son étude. La seule route, dit Bacon, ouverte à l’homme pour régner sur la nature est la même qui conduit au royaume des cieux : on n’y entre que sous l’humble personnage d’un enfant*[16].
Ensuite l’analyse logique, qu’est-ce autre chose encore sinon une violence que l’esprit se fait à lui-même ? Laissez faire votre raison, elle n’opérera que par synthèse. Nous ne pouvons procéder par voie analytique qu’en travaillant sur nous-mêmes avec un effort extraordinaire : nous retombons toujours dans la voie naturelle, dans la synthèse. Aussi, c’est par la synthèse que l’esprit humain a commencé, c’est la synthèse qui caractérise la science des anciens. Mais toute naturelle, toute légitime qu’est la synthèse, et plus légitime bien souvent que l’analyse, il est certain pourtant que ce n’est qu’au procédé de la soumission, à l’analyse, qu’appartiennent les énergies les plus efficaces de la pensée. De l’autre côté, si l’on y regarde bien, l’on trouve que nos plus grandes découvertes dans les sciences naturelles ne sont jamais que pures intuitions parfaitement spontanées : c’est-à-dire qu’elles ne viennent que d’un principe synthétique. Or, remarquez que l’intuition, bien qu’elle appartienne essentiellement à la raison humaine et qu’elle en soit un des instruments les plus actifs, il nous est impossible de nous en rendre compte comme de nos autres facultés. C’est que nous ne la possédons pas purement et simplement comme les autres, c’est qu’il y a en elle quelque chose d’une intelligence supérieure, c’est qu’elle n’est destinée qu’à refléter cette autre intelligence dans la nôtre. Et voilà précisément ce qui fait que nous lui devons nos lumières les plus belles.
Il est donc clair que la raison humaine n’est point conduite à ses connaissances les plus positives par un pouvoir proprement interne, mais qu’il faut que son mouvement lui soit toujours imprimé du dehors. Le véritable principe de notre puissance intellectuelle n’est donc au fond qu’une sorte d’abnégation logique, identique avec l’abnégation morale et procédant de la même loi.
Du reste, la nature ne s’offre pas à nous uniquement comme matière d’expérience et de connaissance, mais encore comme règle de raisonnement. Tout phénomène naturel est un syllogisme qui a sa majeure, sa mineure, sa conséquence. C’est donc la nature elle-même qui impose à l’esprit la méthode qu’il doit suivre pour apprendre à la connaître ; notre raison ne fait donc là que se soumettre à une loi qui s’offre à elle dans le mouvement même des choses. Ainsi, quand les anciens, les Stoïciens, par exemple, qui eurent de si magnifiques pressentiments, parlaient d’imiter la nature, de lui obéir, de se conformer à elle, plus rapprochés que nous de l’origine des choses et n’ayant pas encore, comme nous, brisé le monde, ils ne faisaient que proclamer ce principe primitif de la nature intelligente, à savoir que nul pouvoir, nulle règle ne nous vient de nous-mêmes.
Quant au principe qui nous fait agir, et qui n’est autre chose que le désir de notre bien, le genre humain, où en serait-il si l’idée de ce bien n’était qu’une invention de notre raison ? Chaque siècle, chaque peuple, n’en aurait-il pas une idée à lui ? Comment l’humanité en masse avancerait-elle dans son progrès indéfini s’il n’y avait dans le cœur de l’homme une notion universelle du bien, commune à tous les temps, à tous les lieux, et par conséquent non point de la création de l’homme ? Qu’est-ce qui produit la moralité de nos actions ? N’est-ce pas le sentiment impératif qui nous ordonne de tous soumettre à la loi, de respecter la vérité ? Mais la loi n’est loi que parce qu’elle ne vient pas de nous ; la vérité n’est la vérité que parce que nous ne l’avons pas imaginée. Que s’il arrive que nous prenons pour règle de conduite ce que nous n’aurions pas dû prendre pour telle, c’est que nous ne sommes pas assez forts pour soustraire notre jugement à l’influence de nos penchants ; ce sont nos penchants qui nous dictent alors la loi que nous suivons, mais c’est que dans cette loi nous croyons reconnaître la loi générale du monde. Il y a des hommes sans doute qui semblent se conformer tout naturellement à tous les préceptes de la morale ; tels sont plusieurs de caractères éminents que nous admirons dans l’histoire. Mais c’est que le sentiment du devoir ne s’est point développé, en ces âmes privilégiées, par la pensée, mais par ces moyens cachés qui dirigent les hommes à leur insu, par ces grands enseignements que l’on trouve dans la vie sans les chercher, plus puissants que notre pensée personnelle et qui font la pensée générale des hommes : tantôt un exemple qui frappe fortement l’esprit, tantôt un concours heureux de choses qui s’empare de vous et vous élance au-dessus de vous-mêmes, tantôt un arrangement favorable de toute la vie qui vous fait ce que vous n’auriez pas été sans cela : leçons vivantes des temps, singulièrement dispensées à certains individus selon une loi à nous inconnue ; et si une psychologie vulgaire ne tient guère compte de tous ces ressorts mystérieux du mouvement intellectuel, une psychologie plus profonde, qui considère l’hérédité de l’humaine pensée comme le premier élément de la nature intelligente, y trouve une solution à la plupart de ses problèmes. Toujours donc est-il que, lorsque l’héroïsme de la vertu ou l’inspiration du génie ne sont point la pensée de l’individu, ils sont la pensée des âges écoulés. Que nous ayons donc réfléchi ou non, quelqu’un a réfléchi pour nous avant que nous fussions au monde ; au fond de chaque acte moral, si spontané qu’il soit, si isolé qu’il soit, il y a donc nécessairement sentiment de devoir, partant, soumission.
Or, voyons, qu’arriverait-il si l’homme pouvait se rendre tellement soumis qu’il se dépouillât entièrement de sa liberté ? Il est clair[17], d’après ce que nous venons de dire, que ce serait là le dernier degré de la perfection humaine. Chaque mouvement de son âme ne serait-il pas produit alors par le même principe qui produit tous les autres mouvements du monde ? Au lieu donc d’être séparé de la nature, comme il l’est maintenant, ne se confondrait-il pas avec elle ? À la place du sentiment de sa volonté propre, qui le soustrait à l’ordre général, qui fait de lui un être à part, ne se trouverait-il pas celui de la volonté universelle, ou, ce qui est la même chose, le sentiment intime, la conscience profonde de son rapport réel avec la création entière ? Au lieu donc de cette idée individuelle et solitaire, dont il est rempli à cette heure, de cette personnalité qui l’isole de tout ce qui l’environne et voile toutes choses devant ses yeux, et qui n’est rien moins que la condition nécessaire de sa nature particulière, mais uniquement l’effet de sa séparation violente de la nature générale, en abdiquant le funeste moi actuel, ne recouvrerait-il pas l’idée, la vaste personnalité et toute la puissance de la pure intelligence dans sa liaison native avec le reste des choses ? Et alors, serait-ce encore de cette vie étroite, de cette vie mesquine qui le force à tout attirer vers lui, à ne rien voir qu’à travers le prisme de sa raison factice, qu’il se sentirait vivre ? Non, sans doute ; mais de la vie que Dieu même lui avait faite, le jour où il le tira du néant. C’est cette vie primitive que l’exercice tout entier de nos facultés est destiné à retrouver. Un beau génie a dit autrefois que l’homme avait souvenance d’une vie meilleure : grande idée qui ne fut point jetée en vain sur la terre[18] ; mais ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il fallait dire, et voilà la portée à laquelle ni ce beau génie ni nul autre à cet âge de la pensée humaine n’a pu atteindre, c’est que cette existence perdue, cette existence plus belle, il ne tient qu’à nous de la retrouver, et cela sans sortir de ce monde.
Le temps et l’espace, voilà les limites de la vie humaine telle qu’elle est faite maintenant. Mais, premièrement, qui m’empêche de me dérober aux étreintes étouffantes du temps ? D’où me vient l’idée du temps ? De la mémoire des choses écoulées. Mais qu’est-ce que le souvenir ? Rien qu’un acte de la volonté : la preuve, c’est que l’on n’a jamais plus de souvenirs que l’on en veut avoir ; autrement toute la suite des événements qui se sont succédé dans le cours de ma vie serait toujours présente à ma mémoire, se presserait toujours dans ma tête ; loin de là, je n’accueille, dans les moments mêmes où je laisse flotter le plus librement ma pensée, que les réminiscences qui coïncident avec l’état actuel de mon âme, avec le sentiment qui m’émeut, avec l’idée qui m’occupe. Nous nous faisons des images du passé précisément comme nous nous en faisons de l’avenir. Pourquoi donc ne pourrais-je pas repousser le fantôme du passé qui se tient immobile derrière moi, tout comme je puis anéantir, si je le veux, la vision mouvante de l’avenir qui plane devant moi, et m’enlever à ce moment intermédiaire, appelé le présent, si court qu’il n’est plus à l’instant même où je prononce le mot qui l’exprime ? Tous les temps, nous les faisons nous-mêmes, voilà ce qu’il y a de certain : Dieu n’a point fait le temps, il a permis à l’homme de le faire. Mais alors, où serait le temps ? Cette funeste pensée, le temps, qui m’obsède et me resserre de toutes parts, ne s’évanouirait-elle pas entière de mon esprit ? Cette imaginaire réalité du temps, qui me domine et m’écrase si cruellement, ne se dissiperait-elle pas complètement ? Plus de terme à mon existence, plus d’obstacle à la vue de l’infini ; mon regard plonge dans l’éternité ; l’horizon terrestre a disparu ; la voûte des cieux ne vient plus se joindre à la terre au bout de l’immense campagne qui se déroule devant mes yeux ; je me perçois en cette durée illimitée, non divisée en jours, en heures, en instants fugitifs, mais une à jamais, où il n’y a plus de mouvement, plus de changement, où toutes les individualités se sont perdues les unes dans les autres, où durent enfin les choses éternelles. Toutes les fois que notre esprit sait se dégager des entraves qu’il s’est forgées lui-même, il conçoit cette espèce de temps tout aussi bien que celui où il demeure à présent. Pourquoi s’élance-t-il sans cesse hors de la succession immédiate des choses que mesurent les battements monotones du balancier ? Pourquoi se jette-t-il sans cesse dans cet autre monde où la voix fatale de l’horloge ne se fait plus entendre ? C’est que l’infini est l’atmosphère naturelle de la pensée ; c’est que c’est là le seul temps vrai, et que l’autre n’est que celui que nous nous créons nous-mêmes, je ne sais pourquoi.
Quant à l’espace, la pensée ne réside pas dans l’espace, tout le monde sait cela : elle accepte logiquement les conditions du monde tangible, mais elle n’habite pas ce monde. Quelque réalité que l’on suppose donc à l’espace, ce n’est qu’un fait en dehors de la pensée, et qui n’a rien à faire à l’être même de l’esprit : forme inévitable, si vous voulez, mais rien que forme, sous laquelle nous apparaît le monde extérieur. Ainsi, encore moins que le temps, l’espace ne saurait enfermer l’existence nouvelle dont il s’agit ici.
Voilà cette vie supérieure vers laquelle l’homme doit tendre ; vie de perfection, de certitude, de clarté, de connaissance infinie, mais, avant tout, de soumission parfaite ; vie qu’il posséda naguère, mais qui lui est promise encore. Et savez-vous ce qu’elle est, cette vie ? C’est le Ciel : il n’y a point d’autre ciel que celui-là. Il nous est permis d’y entrer dès à présent, n’en doutons pas. Ce n’est rien que la complète rénovation de notre nature, dans l’ordre donné, le dernier terme du labeur de l’être intelligent, la destinée finale de l’esprit dans le monde. Chacun de nous est-il appelé à remplir cette immense carrière, chacun de nous touchera-t-il au but glorieux qui la termine, je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que le point définitif de notre progrès ne saurait être autre qu’une fusion complète de notre nature avec la nature universelle, car ce n’est que de cette manière que notre esprit peut s’élever à la perfection des choses qui sont l’énoncé même de l’intelligence suprême*[19].
Mais en attendant que nous soyons arrivés au terme de notre pèlerinage, avant que cette grande combinaison de notre être avec l’être universel se soit accomplie, ne pouvons-nous pas nous confondre du moins avec le monde intellectuel ? N’avons-nous pas en nous le pouvoir de nous identifier indéfiniment avec les êtres qui nous ressemblent ? N’avons-nous pas la faculté de nous appliquer leurs besoins, leurs intérêts, de nous approprier leurs sentiments, et cela au point de ne plus vivre que pour eux, de ne plus sentir que par eux ? Assurément. Sympathie, amour, charité, de quelque nom que vous appeliez cette capacité singulière que nous possédons de nous confondre avec ce qui se passe autour de nous, il est certain qu’elle est inhérente à notre nature. Nous pouvons, si nous le voulons, si bien nous mêler avec le monde moral qu’il n’y arrive rien, pourvu que nous en ayons connaissance, que nous ne le ressentions comme une chose qui adviendrait à nous-mêmes ; bien plus : il ne faut pas même que les événements du monde nous préoccupent extraordinairement ; la seule idée générale, mais profonde, des affaires des hommes, la seule conscience intime de notre lien réel avec l’humanité, suffit pour faire battre notre cœur aux destinées de tout le genre humain, à faire accorder chacune de nos pensées, chacune de nos actions avec les pensées et les actions de tous les hommes, dans un concert harmonique. En cultivant cette éminente propriété de notre nature, en la développant de plus en plus en notre âme, nous arriverons à des sommités d’où le reste de la route que nous avons à parcourir se découvrira à nous tout entier ; et bienheureux les mortels qui, une fois arrivés là, sauront se tenir à cette hauteur, sans retomber dans les basses régions d’où ils sont partis ! Jusque-là notre existence n’était qu’une oscillation perpétuelle entre la vie et la mort, une agonie prolongée ; dès ce moment la vie véritable a commencé, dès ce moment il ne tient plus qu’à nous de cheminer dans les voies du vrai et du bien, car dès ce moment la loi du monde moral n’est plus pour nous un mystère impénétrable.
Mais les choses se passent-elles ainsi par le monde. Bien s’en faut. Cette loi de la nature intelligente, qui ne saurait nous apparaître dans la vie que si tard et si voilée, vous voyez qu’il ne s’agit point de l’imaginer, pas plus que la loi physique. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’avoir l’âme ouverte à cette connaissance alors qu’elle viendra s’offrir à notre idée. Dans le cours ordinaire des choses, dans la préoccupation journalière de notre esprit, dans le sommeil habituel de notre âme, la loi morale se manifeste à nous bien moins clairement que la loi physique : elle règne sur nous souverainement, il est vrai, elle ordonne chacune de nos actions, chaque fait de notre raison et, en nous laissant par une combinaison merveilleuse, par un miracle perpétuel, la conscience de notre propre activité, elle nous impose une solidarité effrayante pour chaque chose que nous faisons, pour chaque pulsation de notre cœur, pour chacun même de ces pensers fugitifs qui ne font qu’effleurer en courant notre cerveau ; mais, malgré cela, elle se dérobe à notre intelligence dans des ombres profondes. Qu’arrive-t-il ? À défaut de connaître le vrai principe dont il est l’agent, sans le savoir, l’homme se fait sa propre loi ; et cette loi qu’il se prescrit ainsi de son propre chef, c’est ce qu’il appelle la loi morale, autrement sagesse, souverain bien, loi tout court, que sais-je*[20] ? Et c’est à cette œuvre fragile de ses mains, qu’il est le maître de briser sitôt que fantaisie lui en prendra, et qu’aussi brise-t-il à chaque instant du jour, qu’il attribue en son aveuglement tout le positif, tout l’absolu, tout l’immuable de la véritable loi de son être, principe caché dont évidemment il ne saurait connaître autre chose, au moyen de sa seule raison, que l’inévitable nécessité, rien de plus.
Du reste, bien que la loi morale existe hors de nous, tout comme la loi physique, et indépendamment de notre connaissance, il y a une différence essentielle entre ces deux lois. Des multitudes innombrables ont vécu et vivent encore sans nulle idée des forces matérielles qui meuvent le monde de la nature ; Dieu voulut que la raison de l’homme découvrît tout cela elle-même, et peu à peu. Mais quelque dégradé que soit l’être intelligent, si bornées que soient ses facultés, il ne saurait être totalement dépourvu d’une certaine connaissance du principe qui le fait agir. La délibération, le jugement supposent nécessairement la notion du bien et du mal ; ôtez à l’homme cette notion, il ne délibérera pas, il ne jugera pas, ce ne sera plus un être raisonnable : Dieu n’a donc pu nous laisser vivre un seul instant sans elle ; c’est ainsi qu’il nous fit. Et cette imparfaite idée, déposée en notre âme d’une manière incompréhensible, c’est elle qui fait tout l’homme intellectuel. Vous venez de voir ce que l’on pourrait tirer de cette idée si l’on parvenait à la retrouver dans sa pureté native, telle qu’elle nous fut donnée primitivement ; mais il faut voir ce que l’on peut faire en ne cherchant absolument que dans notre propre nature le principe de tous nos savoirs.
Sakolniky. 1er juin[21].
La volonté n’est qu’une manière de penser. Que l’on s’imagine la volonté comme finie ou comme infinie, toujours faut-il reconnaître une cause qui la détermine à agir : elle ne doit donc être envisagée que comme un principe nécessaire et non comme un principe libre.
SPINOZA. De Anima[22]
Nous avons vu que tout phénomène naturel peut être envisagé comme un syllogisme : mais il peut l’être encore comme un chiffre. Ou l’on fait chiffrer la nature et on la regarde faire, c’est l’observation ; ou l’on chiffre en abstraction, c’est le calcul ; ou bien l’on prend pour unités les quantités que l’on trouve dans la nature et on calcule avec ; alors on applique le calcul à l’observation, et on complète la science. C’est là tout le cercle de la connaissance positive. Il faut seulement savoir qu’il n’y a point de quantités proprement dites dans la nature : s’il y en avait, une résultante analytique équivaudrait à un Fiat du Créateur, car il ne manquerait rien à sa certitude parfaite, donc à sa toute-puissance*[23]. L’impuissance c’est l’erreur ; au-dessus de la vérité parfaite il n’y a rien. Il n’est de valeurs réelles, c’est-à-dire d’unités absolues, que dans notre esprit ; dans l’univers il n’y a que des apparences numériques. Ces apparences sous lesquelles la matérialité s’offre à nos regards, ce sont elles qui nous donnent les idées des nombres : voilà la base de la conception mathématique. L’expression numérique des choses n’est donc qu’un mécanisme idéologique que nous construisons de ces données fournies par la nature. Nous les transformons d’abord en abstractions ; nous les concevons ensuite comme valeurs ; après quoi nous en faisons ce que nous voulons. La certitude mathématique a donc aussi sa limite : gardons-nous bien de perdre cela de vue.
Il est certain que, dans l’application aux phénomènes de la nature, la science des nombres satisfait pleinement au raisonnement empirique ainsi qu’au besoin matériel de l’homme ; mais il s’en faut que, dans l’ordre abstrait, elle contente de même l’exigence de certitude que ressent l’esprit. Une raison géométrique fixe, immuable, telle que la conçoivent la plupart des géomètres, est chose aussi niaise qu’impie. S’il y avait certitude complète en mathématiques, le nombre serait quelque chose de réel. Ainsi l’entendaient par exemple les Pythagoriciens, les Cabalistes et autres gens de même espèce, qui attribuaient aux nombres toutes sortes de vertus, et qui y trouvaient le principe et la substance de tous les êtres. Ils étaient parfaitement conséquents : ils concevaient la nature comme composée de valeurs numériques, et ils ne se souciaient guère d’autre chose. Mais nous autres qui voyons dans la nature autre chose encore que des chiffres, nous qui croyons sérieusement à Dieu, lorsque nous nous avisons d’armer la main du Créateur d’un compas, nous sommes absurdes ; nous oublions que mesure et limite sont la même chose ; que l’infini est le premier attribut de la divinité, celui qui fait pour ainsi dire toute sa divinité ; qu’en faisant de l’Être suprême un géomètre nous lui enlevons sa nature éternelle et le ravalons à notre niveau[24]. Mais les idées païennes nous dominent encore à notre insu : voilà ce qui fait que nous tombons dans ces sortes d’erreurs. Il n’est point vrai que le nombre soit dans la pensée divine ; les créations découlent de Dieu, comme les eaux du torrent, sans mesure et sans fin ; mais il faut à l’homme un point de contact entre son intelligence bornée et l’infinie intelligence de Dieu, séparées entre elles par l’immensité : c’est pour cela qu’il aime tant à emprisonner la puissance divine dans les proportions de sa propre nature. Et voilà aussi le véritable anthropomorphisme, plus mauvais mille fois que celui de ces cœurs simples qui, en leur ardeur de s’approcher de Dieu, et faute de pouvoir se figurer un individu moral autrement fait que celui dont ils ont la conscience, réduisent la divinité à un être semblable à eux-mêmes. Les philosophes ne font pas mieux, au fait. « Ils attribuent à Dieu, dit un grand penseur qui s’y connaissait bien, une raison pareille à celle qu’ils possèdent eux-mêmes. Pourquoi ? Parce qu’ils ne savent rien dans leur propre nature de plus parfait que leur raison. Or, la raison divine étant la cause de tout, et celle de l’homme n’étant qu’un effet, que peut-il y avoir de commun entre ces deux raisons ? Tout au plus, dit-il, ce qu’il y a de commun entre la constellation du Chien qui brille au firmament et le chien qui court dans la rue, le nom seul*[25] ».
Vous voyez que tout le positif des sciences que nous appelons exactes vient de ce que les objets dont elles s’occupent sont des quantités, c’est-à-dire des choses limitées. Il est naturel que l’esprit, pouvant embrasser ces objets complètement, arrive dans leur connaissance à sa plus grande certitude. Mais vous voyez aussi que, malgré tout ce que nous avons de part directe dans la production de ces vérités, nous ne les tirons point pourtant de notre propre fonds. Les premières idées qui nous les suggèrent nous sont donc données hors de nous. La conséquence logique qui ressort donc tout d’abord de la nature même de ces connaissances les plus susceptibles de certitude que nous puissions avoir, c’est qu’elles ne se rapportent qu’à quelque chose de borné, qu’elles n’originent pas immédiatement dans notre cerveau, que nous n’exerçons nos facultés, dans cet ordre d’idées, que sur le fini, et que nous n’y inventons rien. Que si donc nous voulons appliquer à nos autres connaissances la règle qui s’offre à nous de là, que trouvons-nous ? Que la forme absolue de l’objet connu, quel qu’il soit, doit être nécessairement celle d’une chose finie ; que son lieu, dans la sphère intellectuelle, doit être en dehors de nous. Telles sont les conditions naturelles de la certitude. Or, où en sommes-nous d’après cela vis-à-vis des choses intellectuelles ? Premièrement, où est la limite des données fournies à la psychologie et à la morale ? Point de limite. Secondement, où le fait moral se passe-t-il ? En nous-mêmes. Ainsi, la méthode que suit l’esprit dans l’ordre des idées positives, peut-il en faire usage dans cet autre ordre ? Impossible. Et alors comment arriver à l’évidence ? Pour ma part, je n’en sais rien. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce raisonnement, tout simple qu’il soit, la philosophie ne l’a jamais fait. Jamais elle n’a voulu poser nettement cette distinction essentielle entre les deux sphères de la connaissance humaine ; toujours elle a confondu le fini avec l’infini, le visible avec l’invisible, ce qui tombe sous les sens avec ce qui n’y tombe pas. Et si parfois elle a changé de langage, dans le fond de sa pensée elle n’a jamais douté un instant que l’on ne pût connaître le monde moral, tout comme le monde physique, en l’étudiant l’instrument à la main, en calculant, en mesurant les dimensions intellectuelles comme les matérielles, en expérimentant sur l’être intelligent comme sur l’être inanimé. Étrange paresse de l’esprit humain ! Pour se débarrasser du labeur qu’exige l’intelligence claire du monde supérieur, il dénature ce monde, il se dénature lui-même, et puis va toujours son chemin, comme si de rien n’était. Nous verrons pourquoi il agit de la sorte.
Il ne faut pas s’imaginer non plus que dans les sciences naturelles tout n’est qu’observation et expérience. Un des secrets de leurs belles méthodes, c’est que l’on n’y observe que ce qui peut être véritablement objet d’observation. Principe négatif, si vous voulez, mais plus puissant, plus fécond que le principe positif même. C’est à ce principe que la chimie nouvelle doit son progrès ; c’est ce principe qui fait dans la physique générale cette horreur de la métaphysique, devenue depuis Newton sa principale règle et le fond de sa méthode. Or, que veut dire cela ? Rien autre chose sinon que la perfection de ces sciences, toutes leurs puissances, viennent de ce qu’elles savent se circonscrire parfaitement dans le cercle légitime, voilà tout. Quant au procédé même de l’observation, quel est-il ? Que faisons-nous lorsque nous observons le mouvement des astres sur la voûte des cieux, ou celui des forces vitales dans l’être organisé ; lorsque nous étudions les puissances qui meuvent les corps, ou celles qui agitent les molécules intégrantes dont ils sont formés ; lorsque nous traitons chimie, astronomie, physiologie ? Nous concluons de ce qui a été à ce qui va être, nous lions les faits qui se suivent immédiatement dans la nature, et nous en déduisons le résultat prochain. C’est là l’orbe obligé de la méthode expérimentale. Mais, dans l’ordre moral, connaissez-vous quelque chose qui se fasse en vertu d’une loi constante, irrévocable, qui donnerait lieu à conclure de même manière d’un fait à un autre fait, et préjuger ainsi avec certitude de la chose postérieure par la chose antérieure ? Rien de tel. Tout ne s’y fait, au contraire, qu’en vertu de volontés libres, divergentes, qui ne reconnaissent de règle que leur caprice ; tout y est l’effet du vouloir et de la liberté de l’homme. La méthode expérimentale à quoi y servirait-elle donc ? À rien du tout.
Telle est la leçon que nous donne la marche naturelle de l’esprit humain dans la sphère de connaissance où il lui est donné d’atteindre à ses plus hautes certitudes. Passons à l’enseignement qui ressort de cette connaissance même.
Les sciences positives ont été cultivées de tout temps, comme de raison ; mais vous savez que ce n’est que depuis un siècle qu’elles se sont élevées tout à coup à la portée où nous les voyons aujourd’hui. Telles qu’elles sont faites maintenant, trois choses leur imprimèrent l’essor qui les porta si rapidement à cette hauteur : l’analyse, créée par Descartes, l’observation, par Bacon, la géométrie céleste, par Newton. L’analyse, circonscrite entièrement dans l’ordre mathématique, ne nous regarde pas ; remarquez seulement qu’elle a fait entrer dans les sciences morales un élément de rigueur fausse qui a nui prodigieusement à leurs progrès. La manière nouvelle de traiter les sciences naturelles, conçue par Bacon, est de la plus haute importance pour toute la philosophie, car c’est elle qui lui a donné cette tendance empirique qui fit si longtemps tout le caractère de la pensée moderne. Mais, dans l’étude que nous faisons, c’est la loi en vertu de laquelle tous les corps gravitent vers un centre commun qui nous intéresse spécialement, c’est donc cette loi qui doit nous occuper.
Il semble d’abord que la gravité universelle absorbe en elle toutes les forces de la nature : elle n’est point cependant la force unique de la nature ; et c’est précisément pour cela que la loi à laquelle elle obéit est si profonde dans notre point de vue. L’attraction toute seule non seulement n’explique pas le monde, mais elle n’explique rien du tout : à elle seule elle ne ferait de toute la matérialité qu’une masse informe et inerte. Tout mouvement dans la nature est le produit de deux puissances sollicitant le mobile dans deux directions différentes, et c’est surtout dans le mouvement cosmique que ce principe se voit le plus clairement. Mais, les astronomes ayant une fois reconnu que les corps célestes sont assujettis à la loi de la pesanteur, et les effets de cette loi pouvant être évalués avec précision, tout le système du monde est devenu un problème de géométrie, et c’est sous le seul nom d’Attraction ou de Gravité universelle que l’on conçoit aujourd’hui, par une espèce de fiction mathématique, la loi la plus générale de la nature. Cette autre force sans laquelle la pesanteur ne servirait de rien, c’est l’Impulsion initiale, ou la Projection. Voici donc les deux puissances motrices de la nature : la Gravité et la Projection. Dans l’idée nette de l’action simultanée de ces deux puissances, telle que la science nous la donne, est contenue toute la doctrine du Parallélisme des deux mondes : il ne s’agit à cette heure que de l’assimiler à la combinaison des deux puissances que nous avons précédemment reconnues dans l’ordre intellectuel, l’une dont nous avons la conscience, notre libre arbitre, notre vouloir, l’autre qui nous domine à notre insu, l’action d’un pouvoir extérieur sur notre être, et de voir ce qui en résultera*[26].
Nous connaissons l’Attraction dans une infinité de ses effets : elle se produit devant nos yeux perpétuellement ; nous la mesurons ; nous en avons une connaissance parfaitement certaine. Ceci, comme vous voyez, correspond à merveille à l’idée que nous avons de notre propre pouvoir. De l’Impulsion, nous ne connaissons que sa nécessité absolue, de même que nous n’en connaissons pas davantage de l’action divine sur notre âme. Cependant nous sommes tout aussi convaincus de l’une de ces forces que de l’autre. Ainsi, dans les deux cas, connaissance nette et précise d’une chose, connaissance vague et obscure de l’autre, certitude parfaite pour toutes les deux. Telle est l’application immédiate de cette façon de se figurer l’ordre matériel du monde, et vous voyez qu’elle s’offre tout naturellement à l’esprit. Mais il faut encore considérer que l’analyse astronomique étend la loi de notre système solaire à tous les systèmes sidéraux qui remplissent les espaces du ciel ; que la théorie moléculaire en fait la cause de la formation même des corps ; et que nous sommes parfaitement autorisés à regarder la loi de notre système comme une condition universelle de toute la création, ou peu s’en faut : alors ce point de vue devient d’une portée immense.
D’ailleurs, toutes les lignes que nous traçons entre les différents êtres, toutes les distinctions imaginaires que nous établissons entre eux, pour notre commodité, et selon notre bon plaisir, tout cela n’est-il pas absolument nul à l’égard du principe créateur ? N’avons-nous pas, quoi que nous fassions, le sentiment intime d’une réalité supérieure à l’apparente réalité qui nous environne ? Et cette autre réalité n’est-elle pas la seule véritablement réelle, la réalité objective, qui embrasse l’être tout entier et nous confond nous-mêmes dans l’unité générale ? Là s’abîment donc toutes les différences, toutes les limites que pose l’esprit en raison de son imperfection et de la borne de sa nature ; et dès lors il n’y a plus dans toute l’infinité des choses qu’un seul fait unique et universel. En effet, le sentiment intime de notre propre nature, tout autant que la vue de l’univers, ne saurait nous faire concevoir l’être créé autrement que dans un état de motion continuelle. Voilà le fait universel. L’idée du mouvement doit donc naturellement précéder en philosophie toute autre idée. Mais cette idée, c’est à la géométrie qu’il faut la demander, car ce n’est que là qu’on la trouve dépouillée de toute métaphysique arbitraire, ce n’est que dans le mouvement linéaire que nous pouvons recueillir la notion absolue de tout mouvement quelconque. Eh bien ! Le géomètre ne saurait se figurer d’autre mouvement qu’un mouvement communiqué. Il est donc obligé de poser, avant tout, que la chose mue est inerte de soi, et que tout mouvement est l’effet d’une impulsion imprimée du dehors. Dans la plus haute abstraction, tout comme dans la nature, nous sommes donc toujours ramenés à une action extérieure et primitive, sans égard à l’objet considéré. L’idée d’une action distincte de tout pouvoir, de toute cause se trouvant dans la chose même en laquelle s’opère le mouvement, est donc logiquement inséparable de l’idée même du mouvement. Et voilà aussi pourquoi l’esprit humain a tant de peine à se débarrasser de cette vieille erreur que toutes ses idées lui viennent par les sens. C’est tout simple : il n’y a rien au monde dont nous soyons plus portés à douter que de notre propre pouvoir ; ce qu’il y a donc de positivement absurde dans le système sensualiste, c’est seulement qu’il attribue à la chose matérielle une action immédiate sur la chose immatérielle, faisant ainsi choquer les corps avec les intelligences, au lieu de mettre en contact choses de même nature, comme dans l’ordre physique, c’est-à-dire intelligences avec intelligences. Enfin, comprenons-le bien : dans l’idée pure du mouvement, la matérialité ne signifie absolument rien ; toute la différence entre le mouvement matériel et le mouvement moral consiste en ce que les éléments de l’un sont l’espace et le temps, tandis que le temps seul est l’élément de l’autre ; or, il est évident que la seule idée du temps suffit pour nous donner celle du mouvement. La loi du mouvement est donc la loi de l’universalité des choses, et ce que nous avons dit du mouvement physique s’applique parfaitement au mouvement intellectuel ou moral.
Que faut-il conclure de tout cela ? Qu’il n’y a nulle difficulté à concevoir le propre procédé de l’homme comme un principe occasionnel, comme une puissance qui n’agit qu’en vertu de sa combinaison avec une autre puissance supérieure, de même manière que la force d’attraction n’agit qu’en se combinant avec la force de projection. C’est là où nous en voulions venir.
On croira peut-être qu’il n’y a point de place dans ce système pour la philosophie du moi. Ce serait une erreur. Elle s’arrange au contraire fort bien avec ce système ; seulement elle y est réduite à sa juste valeur, voilà tout. De ce que nous venons de dire de la double action qui régit les mondes, il ne résulte en aucune façon que notre propre activité soit nulle : il est donc fort utile de méditer le pouvoir que nous possédons et de chercher à nous en rendre le meilleur compte possible. L’homme est poussé incessamment par une puissance dont il n’a point le sentiment, c’est vrai ; mais c’est au moyen de la connaissance que cette action extérieure s’exerce sur lui ; ainsi, de quelque manière que me vienne l’idée que je trouve dans ma tête, c’est parce que je la connais, cette idée, que je l’y trouve. Or, connaître c’est agir. J’agis donc véritablement et sans cesse, en même temps que je suis dominé par quelque chose de plus puissant que moi, je connais. Un fait ne détruit pas l’autre ; ils se suivent sans se nier ; l’un m’est tout aussi bien démontré que l’autre. Que si l’on me demande comment cette action agit sur moi du dehors, c’est une tout autre question ; et vous sentez bien que ce n’est point ici le moment de la traiter : à une philosophie haute à y répondre. La raison commune n’a pas autre chose à faire qu’à montrer l’action extérieure, et à la poser comme l’une de ses croyances fondamentales : le reste ne la regarde pas. Mais qui ne sait comment les pensées étrangères s’introduisent dans notre intelligence ? comment nous nous soumettons aux avis, aux opinions des autres ? Quel est l’homme réfléchissant qui ne conçoive fort bien le mécanisme d’une raison subordonnée à une autre raison, et qui néanmoins conserve tout son pouvoir, toutes ses facultés ? Il est donc certain que le grand problème du libre arbitre, tout abstrus qu’il soit, n’offrirait guère de difficulté si l’on savait seulement se bien pénétrer de l’idée que la nature de l’être intelligent ne consiste que dans la connaissance, et que, tant que l’être intelligent connaît, il ne perd rien de sa nature, n’importe de quelle manière lui vienne la connaissance.
Le fait est que l’école écossaise[27], qui a si longtemps régenté le monde philosophique, a déplacé toutes les questions de l’Idéologie[28]. Vous savez qu’elle prétend donner l’origine de chaque pensée humaine et tout expliquer en montrant le fil qui lie la perception actuelle à la perception précédente. Une fois arrivés à l’origine d’un certain nombre d’idées au moyen de leur association, on a conclu que tout ce qui se passe dans notre intelligence est produit par ce principe-là, et dès lors on n’a plus voulu tenir compte de rien autre chose. On s’est donc figuré que tout se réduit au fait de conscience, et sur ce fait s’est élevée la psychologie empirique. Mais, je vous le demande, y a-t-il rien au monde dont nous ayons plus le sentiment que de la production incessante d’idées dans notre cerveau, à laquelle nous n’avons nulle sorte de part ? Y a-t-il une chose dont nous soyons plus assurés que de ce travail continu de notre intelligence, qui se fait sans que nous y soyons absolument pour rien ? Du reste, le problème n’en serait pas plus résolu si l’on était même parvenu à ramener toutes nos idées à un seul faisceau d’idées dont la source nous fût parfaitement connue. Il ne se passe rien sans doute dans nos esprits qui ne soit en rapport d’une manière ou d’une autre avec ce qui s’y est passé précédemment ; mais il ne s’ensuit nullement que chaque mutation de ma pensée, chaque forme qu’elle prend tour à tour, se produise par mon propre pouvoir : il y a donc là lieu encore à une immense action parfaitement distincte de la mienne. La théorie empirique ne fait donc tout au plus que constater certains phénomènes de notre nature ; quant au phénomène général, elle n’en rend pas compte du tout.
Enfin l’action propre de l’homme n’est véritablement telle qu’alors qu’elle est conforme à la loi. Toutes les fois que nous agissons contrairement à la loi, ce n’est plus nous-mêmes qui nous déterminons, ce sont les choses autour de nous qui nous déterminent. Quand nous nous abandonnons à ces influences étrangères, quand nous sortons de la loi, nous nous anéantissons. Mais, dans notre soumission au pouvoir divin, nous n’avons jamais la conscience parfaite de ce pouvoir ; il ne saurait donc jamais empiéter sur notre liberté. Notre liberté ne consiste donc qu’en ce que nous n’avons pas le sentiment de notre dépendance : il n’en faut pas davantage pour que nous nous considérions comme parfaitement libres, et comme solidaires de chaque idée que nous pensons. Malheureusement ce n’est pas ainsi que l’homme conçoit sa liberté : il se croit libre, dit Job, comme le petit de l’âne sauvage[29].
Oui, je suis libre, comment en douterais-je ? Au moment où j’écris ces lignes, ne sais-je pas que je suis le maître de ne pas les écrire ? Si une providence a irrévocablement ordonné de moi, qu’importe si son pouvoir ne m’est point sensible ? Mais une idée vient s’associer à celle de ma liberté, une idée effrayante, la terrible, l’inexorable conséquence, l’abus de ma liberté et le mal qui en est la suite. Supposons qu’une seule molécule de la matière vint à s’imprimer une fois un mouvement volontaire ; que, par exemple, au lieu de tendre vers le centre de son système, elle déviât de la moindre chose du rayon où elle est située. Qu’arriverait-il ? Toute l’économie du monde ne se troublerait-elle pas aussitôt ? Chaque atome dans les infinis espaces ne se trouverait-il pas déplacé ? Plus que cela, tous les corps ne s’entrechoqueraient-ils pas à l’aventure et ne s’entre-détruiraient-ils pas ? Eh bien, concevez-vous que c’est là ce que chacun de nous fait à chaque instant du jour ? Nous ne faisons pas autre chose que nous imprimer des mouvements volontaires, et à chaque fois nous ébranlons l’univers entier ; et ce ne sont point seulement nos mouvements extérieurs qui causent cet épouvantable ravage au sein de la création, c’est chaque pulsation de notre âme, chacune de nos pensées les plus intimes. Tel est le spectacle que nous offrons à l’Être suprême. D’où vient qu’il le souffre ? D’où vient qu’il ne balaye pas de l’espace ce monde de créatures révoltées ? Chose encore plus étrange, pourquoi leur avoir donné ce pouvoir formidable ? Il l’a voulu ainsi. Faisons, a-t-il dit, l’homme à notre image et à notre ressemblance[30]. Cette image de Dieu, cette ressemblance avec lui, c’est notre liberté. Mais, créatures si singulièrement faites, nous sommes faits aussi de manière à ce que nous sachions que nous résistons à notre Créateur. Comment donc douter que, s’il a voulu nous revêtir de cette étonnante puissance qui semble contredire tout l’ordre du monde, il n’ait voulu aussi la régler et nous éclairer sur l’usage que nous devons en faire ? Toute l’humanité, d’abord, personnifiée dans celui qui contenait en lui toutes les générations futures, a entendu la parole de Dieu ; ensuite Dieu daigna éclairer quelques hommes choisis, afin qu’ils conservassent la vérité sur la terre ; enfin il a jugé digne l’un d’entre nous d’être investi de toute son autorité, d’être initié à tous ses secrets, tellement qu’il ne fut qu’un avec lui, et il l’a chargé de nous faire connaître tout ce qu’il nous est possible de savoir du mystère divin. Voilà ce que nous apprend la doctrine sacrée. Mais notre raison ne nous dit-elle pas la même chose ? Si Dieu ne nous instruisait, le monde, nous-mêmes, rien pourrait-il subsister un instant ? Tout ne retomberait-il pas aussitôt dans le chaos ? Oui, certes ; et dès que notre raison ne s’aveugle point par sa trompeuse confiance en elle-même, dès qu’elle ne s’abîme pas tout entière en son orgueil, elle nous dit précisément ce que nous dit la foi, à savoir que Dieu a dû nécessairement instruire et conduire l’homme du premier jour de sa création, qu’il n’a jamais cessé de l’instruire et de le conduire, qu’il ne cessera jamais de le faire jusqu’à la consommation des siècles.
Sakolniky. 30 juin.
Much of the soul they talk, but all awry
MILTON[31]
Vous voyez que tout nous ramène à ce principe absolu que la raison de l’homme ne saurait se donner une loi à elle-même, pas plus qu’elle n’en saurait donner une à toute autre chose créée. Comme la loi de la nature physique, la loi de la nature morale nous est donc donnée une fois pour toutes : si nous trouvons l’une toute faite, il n’y a nulle raison que nous ne trouvions l’autre toute faite aussi. Mais telle[32] la lumière de ces soleils qui roulent en d’autres cieux, mais dont le rayon nous parvient pourtant quoique affaibli, telle la lumière de la loi morale nous luit aussi d’une région lointaine et ignorée : à nous d’avoir l’œil ouvert pour la recevoir alors qu’elle vient à briller devant nous. Vous avez vu que nous sommes arrivés à ces résultats par des inductions logiques qui nous ont fait découvrir certaines identités entre l’ordre matériel et l’ordre intellectuel. La psychologie de l’école part à peu près du même point, mais elle n’arrive pas aux mêmes conséquences. Elle ne prend à la science de la nature que l’observation, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins applicable à l’objet de son étude. Au lieu donc de s’élever à la véritable unité des choses, elle ne fait que confondre ce qui doit demeurer éternellement séparé ; au lieu de trouver la loi, elle trouve le chaos. Sans doute il existe une unité absolue dans l’ensemble des êtres ; et c’est précisément ce que nous-mêmes nous cherchons à démontrer de notre mieux ; il y a plus : c’est là le credo de toute saine philosophie. Mais cette unité, c’est l’unité objective, complètement en dehors de la réalité sensible ; fait immense sans doute, qui répand une lumière ineffable sur le grand Tout, qui donne la logique des causes et des fins, mais qui n’a rien de commun avec cette espèce de panthéisme que professent la plupart des philosophes de nos jours, doctrine funeste qui colore aujourd’hui de sa teinte fausse tous les systèmes philosophiques, qui fait qu’il n’y a plus aujourd’hui de système quelconque qui, malgré ses belles promesses de spiritualisme, ne finisse par traiter le fait spirituel exactement comme s’il avait affaire au fait matériel.
L’esprit par sa nature tend à l’unité : mais malheureusement on n’a pas encore bien compris en quoi consiste l’unité réelle des choses. Pour vous en convaincre, voyez comment la généralité des esprits conçoit la durée de l’âme. Un Dieu éternel et une âme éternelle comme lui, un infini absolu et un autre infini absolu en présence de celui-là, est-ce chose possible ? L’infini absolu n’est-ce point la perfection absolue ? Comment donc y aurait-il deux êtres éternels, deux êtres parfaits l’un en face de l’autre ? Mais voici le fait. Comme il n’y a nul motif légitime d’admettre, dans l’être formé d’intelligence et de matière, l’anéantissement simultané des deux natures qui le composent, il était naturel que l’esprit humain en vint à l’idée de la survivance de l’une de ces natures à l’autre. Mais c’est à quoi il fallait s’en tenir. Que je vive cent mille ans après ce moment que j’appelle la mort, et qui n’est rien qu’un phénomène physique n’ayant rien à faire à mon être intellectuel, il y a loin encore de là à l’éternité. Et, comme toutes les idées instinctives de l’homme, l’idée de l’immortalité de l’âme fut simple et raisonnable d’abord ; mais, une fois tombée sur le sol trop fécond de l’Orient, elle y grandit démesurément et, toujours grandissant, elle arriva un jour à ce dogme impie qui confond la créature avec le Créateur, qui rompt la ligne qui les sépare à tout jamais, qui accable l’esprit du poids immense d’un avenir sans terme, et qui mêle et brouille tout. Après cela, en s’introduisant dans le christianisme à la suite de maintes choses qu’il hérita des païens, elle se donna tout l’appui de cette puissance nouvelle, et c’est ainsi qu’elle parvint à subjuguer complètement le cœur humain. Personne n’ignore cependant que la religion chrétienne considère la vie éternelle comme la récompense d’une vie parfaitement sainte ; si donc il faut mériter la vie éternelle, il est clair qu’il ne faut pas l’avoir possédée auparavant ; si la vie éternelle n’est que le prix d’une vie parfaite, comment se trouverait-elle au bout d’une existence passée dans le péché ? Chose étonnante ! Éclairé par la plus haute des lumières, l’esprit humain ne peut, malgré cela, se saisir de la vérité complète : toujours il oscille entre le vrai et le faux. Il faut le dire, toute philosophie se renferme nécessairement dans un certain cercle fatal, d’où il lui est impossible de sortir. En morale, c’est toujours une loi qu’elle se prescrit elle-même d’abord, et à laquelle ensuite elle se met à obéir on ne sait ni comment ni pourquoi ; en métaphysique, c’est toujours un principe qu’elle pose premièrement, et dont elle fait découler ensuite tout un monde de choses de sa création. C’est donc toujours une pétition de principe ; mais elle est inévitable : autrement, qu’aurait la raison à faire dans tout cela ? Rien du tout, cela est évident.
Voici, par exemple, comment procède la philosophie la plus positive, la plus rigoureuse de notre temps[33]. Elle commence par poser en fait que, notre raison étant l’instrument donné de la connaissance, c’est notre raison qu’il faut avant tout apprendre à connaître : sans cela, dit-elle, pas moyen d’en faire un usage convenable. Après cela elle se mit à disséquer, à dépecer cette raison de son mieux. Or, ce travail préliminaire, ce travail indispensable, cette anatomie de l’intelligence, avec quoi le fait-elle ? N’est-ce pas avec cette même raison ? Ainsi, réduite dans sa toute première et sa plus importante opération à un outil dont elle ne sait pas encore se servir, d’après son propre aveu, comment fera-t-elle pour arriver à la connaissance qu’elle recherche ? On ne le conçoit pas. Mais ce n’est pas tout. Plus sûre de son fait que toutes les philosophies qui l’ont précédée, elle déclare qu’il faut traiter l’esprit absolument comme les objets extérieurs. Le même œil donc avec lequel vous voyez le monde, vous fera voir aussi votre propre être ; comme vous posez le monde devant vous, de même vous pouvez vous poser vous-mêmes devant vous ; comme vous méditez sur le monde, comme vous expérimentez sur le monde, méditez, expérimentez sur votre propre être. La loi d’identité étant commune à la nature et à l’intelligence, vous pouvez opérer de même manière sur l’une et sur l’autre : si vous concluez d’une série de phénomènes identiques, dans l’ordre matériel, à un phénomène général, qui vous empêche de conclure de même façon, dans l’ordre intellectuel, d’une suite de faits semblables à un fait universel ? Comme le fait physique vous est connu d’avance, vous pouvez prévoir le fait moral avec la même certitude : il n’y qu’à agir en psychologie comme on agit en physique. Telle est la philosophie empirique. Heureusement cette philosophie n’est plus aujourd’hui que la pensée individuelle de quelques esprits paresseux qui s’obstinent encore à demeurer dans leurs vieilles ornières.
Une lumière nouvelle pointe déjà à travers nos obscurités, et tout ce qui se passe aujourd’hui dans la région philosophique, jusqu’à cet Éclectisme si bénévole, si officieux qu’il semble n’aspirer qu’à s’effacer lui-même[34], tout concourt à nous ramener dans de meilleures voies. Parmi les sagesses du jour, il en est une surtout qu’il faut distinguer des autres. C’est une espèce de Platonisme subtil, création récente de la profonde et rêveuse Germanie ; c’est un Idéalisme transcendant[35], tout plein d’une haute poésie rationnelle, et qui a fait déjà branler sur sa base l’antique édifice des superstitions philosophiques. Mais il ne vit encore que dans les sphères éthérées où l’on a de la peine à respirer. À le voir planer dans son atmosphère diaphane, tantôt éclairé par je ne sais quelle lumière douce et suave, tantôt s’éclipser dans un crépuscule douteux ou sombre, on dirait un de ces mirages fantastiques qui flottent parfois au ciel du midi et disparaissent l’instant d’après sans laisser de trace ni dans les airs ni dans le souvenir. Espérons que cette belle et grandiose pensée descendra bientôt dans la région habitable : alors nous la saluerons de nos plus vives sympathies. En attendant, laissons-la poursuivre sa course vagabonde, et nous, continuons la route plus sûre que nous nous sommes tracée.
Que si donc nous avons conçu le mouvement du monde moral comme étant l’effet d’une impulsion primitive tout comme celui du monde physique[36], ne suit-il pas de là que ces deux mouvements, dans leur continuité, sont soumis aussi aux mêmes lois, et que par conséquent tous les phénomènes de l’intelligence ne sont que le résultat de cette analogie ? De même donc que le choc des corps continue dans la nature cette première impulsion communiquée à la matière, c’est le choc des intelligences qui continue le mouvement de l’esprit ; de même que chaque chose dans la nature est liée à tout ce qui la précède et à tout ce qui la suit, chaque individu humain et chaque pensée humaine sont liés à tous les êtres humains et à toutes les pensées humaines qui les ont précédés et qui les suivront ; comme la nature est une, toute la suite des hommes, selon l’expression pittoresque de Pascal, est un seul homme qui existe toujours[37], et chacun de nous participe directement à l’œuvre intellectuelle qui se consomme à travers les siècles. Enfin, de même qu’un certain travail plastique et perpétuel des éléments matériels ou des atomes, c’est-à-dire la génération des êtres physiques, constitue la nature matérielle, de même un travail semblable des éléments intellectuels ou des idées, c’est-à-dire la génération des esprits, constitue[38] la nature intelligente ; et de même que je conçois toute la matière tangible comme un seul tout, je dois concevoir aussi l’ensemble des intelligences comme une seule et unique intelligence.
Le principal véhicule de la procréation des esprits est, comme de raison, la parole : sans elle on ne saurait s’imaginer ni l’origine de l’intelligence dans l’individu ni son développement dans le genre humain. Mais la parole seule ne suffit pas pour produire le grand phénomène de l’intelligence universelle ; il s’en faut qu’elle fasse toute la communication entre les hommes, et par conséquent qu’elle comprenne toute l’action intellectuelle s’exerçant dans le monde. Mille liens invisibles unissent les pensées d’un être raisonnable à celles d’un autre ; nos pensées les plus intimes trouvent toutes sortes de moyens de se reproduire au-dehors ; en se répandant, en se croisant, elles se confondent, se combinent, passent d’un esprit à l’autre, germent, fructifient, et finalement engendrent la raison générale. Une idée quelquefois en se manifestant ne semble causer aucune impression sur les objets environnants ; cependant le mouvement a été communiqué, le choc a eu lieu ; en son temps elle trouvera une pensée affine qu’elle ébranlera par son attouchement, et alors vous la verrez reparaître au jour et produire quelque surprenant effet dans le monde intellectuel. Vous connaissez cette expérience de physique : on suspend plusieurs boules sur un fil horizontal ; on écarte la première ; c’est la dernière qui part, les intermédiaires restant en repos. Voilà comment l’idée se transmet à travers les cerveaux des hommes*[39]. Que de pensées grandes et belles, parties de je ne sais où, ont envahi des multitudes et des générations sans nombre ! Que de hautes vérités vivent, agissent, règnent ou brillent parmi nous, puissances formidables ou lumières éclatantes, sans que l’on sache ni d’où elles sont venues ni comment elles ont parcouru les temps et les espaces. « La nature, dit quelque part Cicéron, a disposé la face humaine pour représenter les sentiments cachés de notre cœur : quelque affection que nous éprouvions, nos yeux la rendent toujours[40]. » Cela est parfaitement vrai ; tout dans l’être intelligent traduit sa pensée intime : l’homme tout entier se communique à son semblable, et ainsi s’engendrent les intelligences. Car l’intelligence ne se produit pas plus miraculeusement qu’autre chose : c’est une génération comme une autre. Une seule et même loi préside à toute production de quelque nature qu’elle soit ; rien ne s’engendre que par le contact ou la fusion des êtres ; nulle force, nul pouvoir n’agit d’une manière isolée. Il faut seulement remarquer que le fait même de la génération se passe dans une certaine région soustraite à notre perception directe. Ainsi, comme dans le monde physique où vous voyez les effets des différentes puissances de la nature telles que l’attraction, l’assimilation, l’affinité, etc., mais où vous arrivez en dernier résultat à un fait insaisissable, à l’acte qui confère la vie physique, de même dans le monde intelligent on voit bien les effets des différentes puissances humaines, mais en définitive on arrive à une chose qui sort du domaine de notre perception immédiate, à l’acte qui confère la vie intellectuelle.
Quant à cette intelligence universelle qui répond à la matière universelle, au sein de laquelle s’opèrent les phénomènes moraux comme les phénomènes physiques s’opèrent au sein de la matérialité, c’est tout simplement la somme de toutes les idées qui vivent dans le souvenir humain. Il faut que l’idée traverse un certain nombre de générations pour devenir le patrimoine de l’humanité : en d’autres termes, l’idée ne tombe dans le domaine de la raison générale qu’à l’état de tradition. Mais il ne s’agit point ici des traditions seules que l’histoire et la science fournissent à l’esprit humain, et qui ne font qu’une partie du souvenir universel. Il en est qui ne furent jamais ni récitées devant les peuples assemblés, ni chantées par des rhapsodes ; qui ne furent jamais tracées ni sur la colonne ni sur le parchemin ; dont les dates ne furent jamais vérifiées par le calcul et par le cours des astres ; que la critique ne pesa jamais dans sa balance partiale ; mais qu’une main inconnue dépose dans l’intérieur des âmes, que le premier sourire de la mère, la première caresse du père apportent au cœur nouveau-né. Voilà les souvenirs puissants dans lesquels se résume l’expérience des âges : chaque individu les recueille avec l’air qu’il respire. C’est le milieu dans lequel s’accomplissent toutes les merveilles de l’intelligence. Sans doute cette expérience cachée des temps n’arrive point complète à chaque fraction humaine ; mais elle forme la substance intellectuelle de l’univers, elle coule dans le sang des races humaines, elle s’incorpore avec leur fibre, enfin elle continue ces autres traditions plus mystérieuses encore, sans origine sur la terre, qui ont servi de point de départ à toutes les sociétés. C’est un fait connu que, dans la tribu la plus isolée du grand mouvement du monde, on trouve toujours un certain nombre de notions plus ou moins nettes sur l’Être suprême, sur le bien et le mal, sur le juste et l’injuste : sans ces notions, elle n’aurait pas pu subsister, pas plus que sans les aliments grossiers que lui fournissent le sol qu’elle foule, les arbres qui l’abritent. D’où lui viennent-elles ? Personne ne le sait : des traditions, voilà tout ; il n’y a pas moyen de remonter à leur origine : les enfants les ont apprises de leurs pères et mères, c’est là toute leur généalogie. Ensuite les siècles viennent descendre sur ces idées primitives, l’expérience s’accumule sur elles, la science s’édifie sur elles, l’esprit humain grandit sur cette base invisible, et voilà comment on arrive par la voie du fait au même point où nous a conduit le raisonnement, à cette impulsion initiale sans laquelle, nous l’avons vu, rien ne bougerait dans la nature, et qui est tout aussi nécessaire ici que là.
Et dites-moi, je vous prie, concevez-vous un être intelligent sans nulle idée quelconque ? Concevez-vous dans l’homme une raison avant qu’il en ait fait usage ? Pouvez-vous vous imaginer quelque chose, dans la tête d’un enfant, d’antérieur à ce qui lui a été enseigné par ceux qui assistèrent à son entrée dans la vie ? On a vu des enfants ramassés parmi les bêtes de la forêt, dont ils partageaient les mœurs, recouvrer ensuite leurs facultés mentales ; mais ces enfants n’avaient pas été abandonnés dès les premiers jours de leur existence. Le petit de l’animal le plus robuste périrait infailliblement s’il était délaissé par la femelle aussitôt que mis bas ; l’homme, de tous les animaux le plus faible, ne pouvant se passer d’allaitement pendant six ou sept mois, dont le crâne n’est pas même ossifié plusieurs jours après sa naissance, à plus forte raison ne saurait traverser la première époque de la vie s’il ne trouve les bras d’une mère pour le recueillir. Ces enfants ont donc reçu le germe intellectuel avant qu’ils fussent enlevés à leurs parents. Qu’un homme se fût trouvé, du moment où ses yeux s’ouvrirent à la lumière, séparé des auteurs de ses jours et de tout être humain ; qu’il n’eût pas aperçu une seule fois le regard de son semblable ni entendu un seul son de sa voix, et qu’il eût ainsi vécu jusqu’à l’âge de raison, je vous garantis qu’entre ce mammifère-là et les autres que le naturaliste place dans le même genre, il n’y aurait différence aucune. Y a-t-il rien de plus absurde que de considérer chaque individu humain comme recommençant son espèce ainsi que la brute ! Voilà pourtant l’hypothèse qui sert de base à tout l’édifice idéologique. On suppose que cette petite créature informe, que le cordon ombilical tient encore nouée aux entrailles de la mère, est un être intelligent. Mais d’où le sait-on ? Est-ce à ce trépignement galvanique qui l’agite que vous avez reconnu le don céleste qui lui fut départi ? Est-ce dans ce regard stupide, dans ces larmes, dans ces cris perçants que vous avez découvert l’être fait à l’image de Dieu ? Aura-t-il jamais, je vous le demande, une idée qui ne lui sera venue du petit nombre de notions que sa mère, sa nourrice ou toute autre créature humaine aura fait entrer dans son cerveau aux premiers jours de son existence ? Le premier homme ne fut pas un enfant criard, mais un homme tout fait ; il pouvait donc fort bien ressembler à Dieu, et lui ressemblait en effet ; mais certes ce n’est pas l’embryon humain qui est fait à l’image de Dieu. Ce qui constitue la véritable nature de l’homme, c’est que de tous les êtres c’est le seul qui peut recevoir une instruction infinie : là est sa grandeur, là est sa supériorité sur toute chose créée. Mais, pour qu’il s’élève à la condition d’être intelligent, il faut qu’un rayon de la raison suprême illumine son front. Le jour où l’homme fut créé, Dieu lui parla, et l’homme l’écoutait et l’entendait : telle est la vraie genèse de la raison humaine ; jamais la psychologie n’en trouvera de plus profonde. Ensuite il perdit en partie la faculté d’ouïr la voix de Dieu, et ce fut l’effet naturel du don de liberté illimitée qu’il avait obtenu : mais il ne perdit pas la mémoire des premières paroles divines qui retentirent à son oreille. C’est donc cette même parole de Dieu, adressée au premier homme et qui, transmise d’âge en âge, frappe l’enfant au berceau, qui l’introduit dans le monde des intelligences et en fait un être pensant. Le même procédé dont Dieu se servit pour tirer l’homme du néant est donc encore celui dont il fait usage aujourd’hui pour créer chaque nouvelle intelligence. C’est toujours Dieu qui parle à l’homme, par l’intermédiaire de ses semblables. L’idée de l’être humain venant au monde avec une intelligence toute faite n’a donc, vous le voyez, aucune base ni dans l’expérience ni dans l’abstraction. La grande loi de l’action constante et directe d’un principe suprême ne fait donc que se reproduire dans la vie générale de l’homme comme elle se reproduit dans toute la création. Là c’est une force contenue dans une quantité, ici c’est un principe contenu dans une tradition ; mais toujours le même fait d’une action extérieure s’exerçant sur l’être quel qu’il soit, instantanément d’abord, puis d’une manière continue et permanente.
On a beau se replier sur soi-même, on a beau creuser dans les plus secrètes profondeurs de son cœur, jamais on n’y trouvera autre chose que la pensée que nous avons héritée de ceux qui nous précédèrent sur la terre. Cet entendement que l’on décomposera, que l’on mettra en pièces, ce ne sera jamais que celui de toutes les générations qui se sont succédé depuis le premier homme jusqu’à nous ; et lorsque nous méditons sur les facultés de notre esprit, nous ne faisons que nous servir, tant bien que mal, de cette même raison universelle pour observer la portion que nous en avons recueillie dans le cours de notre existence personnelle. Qu’est-ce qu’une faculté de l’âme ? Une idée, une idée que nous trouvons toute faite dans notre esprit, sans savoir comment elle y est venue, et qui en provoque une autre. Mais l’idée première, d’où voulez-vous qu’elle nous arrive si ce n’est de cet océan d’idées dans lequel nous nageons ? Privés du contact des autres intelligences, nous brouterions l’herbe au lieu de spéculer sur notre nature. Si l’on ne veut pas que la pensée de l’homme soit la pensée du genre humain, il n’y a pas moyen de concevoir ce qu’elle est. Tout autant que le reste du monde créé, rien ne se peut concevoir dans le monde intellectuel de parfaitement isolé, de subsistant par soi-même. Enfin, s’il est vrai que, dans la réalité suprême ou objective, la raison de l’homme n’est que la reproduction perpétuelle de la pensée de Dieu, il est certain aussi que sa raison actuelle ou sa raison subjective n’est que la raison qu’il s’est faite lui-même en vertu de son libre arbitre. Il est vrai que l’école ne fait nul cas de tout cela : pour elle il n’est qu’une seule et unique raison ; pour elle l’homme donné, c’est l’homme tel qu’il est sorti des mains du Créateur ; créé libre, il n’a pas mésusé de sa liberté ; être volontaire, il est resté le même, comme la chose inerte obéissant à une force irrésistible ; les erreurs innombrables, les grossières superstitions qu’il a enfantées, les crimes dont il s’est souillé, rien de tout cela n’a laissé de trace dans son esprit : le voici tel qu’il fut au jour où le souffle divin anima son moule terrestre, aussi pur, aussi chaste qu’avant[41] que nulle chose encore n’eût entaché sa jeune nature ; pour l’école l’homme est toujours le même ; il a été le même en tout temps, il est le même en tous lieux ; tels nous sommes, tels nous devons être ; et cet amas d’idées incomplètes, fantasques, incohérentes, que nous appelons l’esprit humain, selon elle c’est là la pure intelligence : la céleste émanation écoulée de Dieu même ; rien ne l’a altérée, rien n’y a touché. Voilà la sagesse humaine.
L’esprit de l’homme a pourtant toujours éprouvé le besoin de se reconstruire d’après un type idéal. Il n’a fait autre chose, jusqu’au moment où parut le christianisme, que travailler à ce type qui lui échappait toujours et qu’il recommençait toujours : c’était la grande affaire de l’antiquité. Et l’homme était naturellement réduit alors à le chercher en soi-même. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que de nos jours encore le philosophe s’obstine parfois, en présence des hautes instructions offertes par le christianisme, à demeurer dans le cercle où l’antiquité était confinée ; qu’il ne songe pas à s’enquérir ailleurs que dans la nature humaine d’un exemplaire de l’intelligence parfaite ; à le demander, par exemple, à la doctrine sublime destinée à conserver parmi les hommes les plus antiques traditions du monde, à ce livre admirable qui porte si bien le cachet de la raison absolue, c’est-à-dire de cette raison même qu’il cherche et qu’il ne trouve pas. Pour peu que vous méditiez de bonne foi le système révélé, vous serez frappé de la grande formule de perfection intellectuelle qui le domine tout entier ; vous verrez que toutes les intelligences éminentes que vous y rencontrez ne sont que des fractions d’une seule et vaste intelligence qui remplit et pénètre ce monde où le passé, le présent et l’avenir ne font qu’un seul tout indivisible ; vous sentirez que chaque chose y tend à vous faire comprendre la nature d’une raison qui n’est point soumise aux conditions du temps et de l’espace, et que l’homme posséda naguère, qu’il perdit, qu’il retrouvera un jour, et qui nous fut montrée dans la personne du Christ. Remarquez que sur ce point le spiritualisme philosophique ne diffère en rien du système opposé ; car, que l’on prenne l’entendement humain pour table rase et que l’on s’en tienne au vieil adage de l’école sensualiste : rien dans la raison qui ne soit d’abord dans les sens, ou qu’on le suppose agissant par sa propre puissance, et que l’on répète avec Descartes : je bouche tous mes sens et je vis[42], ce sera toujours la raison que nous nous trouvons aujourd’hui, non la raison qui nous fut octroyée dans l’origine ; ce ne sera donc jamais le véritable principe spirituel que l’on analysera, mais ce principe dénaturé, mutilé, vicié par la volonté de l’homme.
Du reste, de tous les systèmes connus, celui qui, pour se rendre compte du phénomène intellectuel, s’efforce de construire de bonne foi une intelligence absolument abstraite, une nature simplement intelligente, sans remonter à la source même du principe spirituel, est assurément le plus profond et le plus fécond en résultats[43]. Mais comme c’est toujours l’homme donné qui lui fournit les matériaux dont il construit son modèle, il se trouve que c’est encore la raison artificielle qu’il nous montre, et non la raison primitive. Le penseur profond, auteur de cette philosophie, n’a point vu qu’il ne s’agissait point de se représenter une intelligence qui n’eût de volonté que pour rechercher et évoquer l’intelligence suprême ; mais qui, ainsi que tout ce qui existe, eût un mode de mouvement parfaitement légitime, et dont le pouvoir ne consistât qu’en une tendance infinie à se confondre avec cette autre intelligence. S’il était parti de là, il serait certainement arrivé à l’idée d’une raison véritablement pure parce qu’elle ne serait qu’un reflet de la raison absolue ; et l’analyse de cette raison l’aurait conduit indubitablement à des conséquences d’une portée immense ; de plus, il ne serait point tombé dans la mauvaise doctrine de l’autonomie de l’esprit humain, je ne sais quelle loi impérative gisante dans notre raison même, qui lui donne le pouvoir de s’élever par son propre élan à toute sa perfection possible ; enfin, une philosophie plus arrogante encore, la philosophie de l’omnipotence du moi humain, ne lui aurait point dû le jour[44]. Toutefois, justice doit lui être rendue ; son œuvre, telle qu’elle est, mérite tous nos respects. C’est à la marche qu’il imprima à la science philosophique que nous devons tout ce qu’il y a aujourd’hui de saines idées par le monde ; et nous-mêmes, nous ne sommes qu’une conséquence logique de son idée. Il posa d’une main sûre les limites de la raison humaine ; il lui fit voir qu’elle était réduite à accepter ses deux plus profondes convictions, sans pouvoir se les démontrer, à savoir l’existence de Dieu et la durée indéfinie de son propre être ; il nous apprit qu’il existait une logique suprême qui n’est point de notre façon, mais qui nous est imposée malgré nous, et qu’il est un monde, différent et contemporain de celui dans lequel nous nous agitons, que notre raison est tenue de reconnaître sous peine de tomber dans le néant, et que c’est de là que nous devons tirer toutes nos connaissances pour les appliquer ensuite au monde réel. Mais après cela il faut aussi convenir qu’il n’avait de mission que pour frayer à la philosophie une route nouvelle et que, s’il a bien mérité de l’esprit humain, c’est pour lui avoir fait rebrousser chemin.
Voici donc en somme ce qui résulte de l’étude que nous venons de faire. Tout ce qui existe dans le monde des idées ne vient que d’un certain nombre de notions traditives qui n’appartiennent pas plus à l’individu intellectuel que les forces de la nature n’appartiennent à l’individu physique. Archétypes de Platon, Idées innées de Descartes, A priori de Kant, tous ces éléments divers de la pensée, que force fut à tous les penseurs profonds de reconnaître comme précédant toute espèce d’opération de l’âme, comme antérieurs à toute expérience, à toute action propre de l’esprit, tous ces germes préexistants de l’intelligence sans lesquels l’homme ne serait qu’un mammifère bipède ou bimane, ni plus ni moins, malgré la grande ouverture de son angle facial, malgré le volume de son organe encéphalique, malgré sa station verticale, etc., se résument dans les idées qui nous viennent des intelligences qui nous précédèrent dans la vie, et de celles qui furent chargées de nous faire entrer dans notre existence personnelle. Infuses miraculeusement dans l’esprit du premier être humain au jour de sa création, par la même main qui projeta la planète sur son orbite elliptique, qui imprima le mouvement à la matière inerte, qui donna la vie à l’être organisé, ce sont ces idées-là qui communiquèrent à l’intelligence le mouvement qui lui est propre, et poussèrent l’homme dans le cercle immense qu’il est destiné à parcourir. En se reproduisant par le contact mutuel des esprits, et d’après un principe mystérieux qui perpétue dans l’intelligence créée l’action de l’intelligence suprême, elles font durer la nature intellectuelle de la même manière qu’un contact semblable et un principe analogue font durer la nature matérielle. Ainsi se continue l’impulsion initiale en toutes choses ; ainsi elle se résout définitivement en une providence constante et directe, s’exerçant sur toute l’universalité des êtres.
Cela posé, l’étude qui nous reste à faire est simple : nous n’avons plus qu’à rechercher la marche de ces traditions à travers l’histoire du genre humain, afin de voir comment et où l’idée primitivement déposée dans le cœur de l’homme s’est conservée entière et pure.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 avril 2019.
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[1] Le manuscrit dit : « ses ». Erreur plus que probable du copiste, puisque la traduction russe en regard signifie : « ces ».
[2] Cf. PLATON, Phèdre et Le Banquet.
[3] Ce « que » maladroit est à comprendre, selon la version russe en regard dans le manuscrit, comme signifiant seulement.
[4] Le manuscrit français-russe Pypino (ou Jikharev) s’interrompt ici. On trouvera dans CHAKHOVSKOÏ (p. 19) le fac-similé du dernier feuillet français. Ce feuillet porte encore deux phrases détachées, séparées par des traits transversaux. Les voici : « Inviter... à fonder un prix pour la découverte d’une idée, née en Russie ». Et plus loin : « Que l’on me dise ce que le juste milieu a fait ou peut faire éclore ? Voilà toute la question ».
Le manuscrit français Dachkov, qui fournit toute la suite de cette lettre, commence au milieu de la phrase précédente. On lit : « supérieure se saisit de l’âme, renverse votre être tout entier et l’élève au-dessus de lui-même et de tout ce qui l’environne ? » On trouvera dans CHAKHOVSKOÏ (p. 20). le fac-similé de ce premier feuillet Dachkov.
[5] CHAKHOVSKOÏ rappelle ici le mot de Griboiédov : « Je hais le mot esclave ».
[6] Exprimée dans la Lettre première.
[7] ARISTOTE. Politique, livre I, chap. 4-6.
[8] Boris Godounov (régent de 1587 à 1598, tsar de 1598 à 1606) et Vassili Chouïski (tsar de 1606 à 1610). C’est sous leur règne que le sort des paysans empira.
[9] Allusion au blocus du Bosphore par la flotte russe et à la prise d’Erzeroum au printemps de 1829.
[10] Genèse 3, 22.
[11] Le passage entre crochets est une conjecture destinée à rendre intelligible une phrase dans laquelle, manifestement, quelques mots ont été omis par le copiste.
[12] Cf. Jean 1, 9.
[13] « La mort a été engloutie dans la victoire », 1 Corinthiens 15, 54 (La Vulgate dit : in victoria). Reprise d’Isaïe 25, 8.
[14] MONTAIGNE. Essais, livre II, chap. XII / Éd. Villey, P., 1922, t. II, p. 213.
[15] * Pourquoi les Anciens ne savaient-ils pas observer ? Parce qu’ils n’étaient pas chrétiens. [Les notes précédées d’un astérisque sont de Tchaadaïev lui-même. (Note de la BRS)]
[16] * Novum Organum (ch. 68)
[17] Le manuscrit dit : « et il est clair ».
[18] Allusion à Platon.
[19] * Il faut remarquer ici deux choses : premièrement, que l’on n’a pas voulu dire que le Ciel est tout entier dans cette vie, mais seulement qu’il commence dès cette vie, attendu que la mort n’existe plus du jour où elle fut vaincue par le Sauveur ; secondement, qu’il ne s’agit point ici, comme de raison, d’une fusion matérielle dans le temps et dans l’espace, mais d’une fusion dans l’idée et dans le principe.
[20] * Voyez les Anciens.
[21] 1830, selon la remarque de CHAKHOVSKOÏ (p. 68, note 13).
[22] Il n’existe pas d’ouvrage de Spinoza intitulé De anima. Mais on trouve un texte équivalent dans la première partie de l’Éthique (proposition 32), dont Tchaadaev utilisait une version allemande (cf. CHAKHOVSKOÏ, p. 68, note 2, et le fac-similé allemand en regard).
[23] * Ce ne serait plus alors la foi qui transporterait les montagnes, ce serait l’algèbre.
[24] Allusion à la maçonnerie, selon la remarque de KOYRE, p. 65.
[25] * SPINOZA (Éthique, p. 1, proposition 17, schol.).
[26] * Il est certain que les applications de la loi découverte par Newton sont immenses dans l’ordre des choses tangibles, et qu'elles deviendront de jour en jour plus nombreuses encore ; mais il ne faut pas oublier que la loi de la chute des graves a été trouvée par Galilée, et celle du mouvement planétaire par Kepler. Newton n’eut donc que l’heureuse inspiration de lier l’une de ces lois à l’autre. Tout ce qui regarde d'ailleurs cette célèbre découverte est important. Un illustre géomètre, par exemple, regrettait que nous ignorions certaines formules dont Newton s’est servi dans son travail. C’était fort bien : nul doute que la science n’eût infiniment gagné à retrouver ces talismans du génie. Mais peut-on croire sérieusement que tout le secret du génie de Newton, toutes ses puissances ne se révèlent qu’en ses procédés mathématiques ? Ne savons-nous pas qu’il y avait encore autre chose, dans cette haute intelligence, que la capacité du calcul ? Je vous le demande. Jamais pensée de la proportion de celle dont il s’agit ici vint-elle à une raison impie ? Jamais vérité de cette grandeur fut-elle donnée au monde par un esprit incrédule ? Et comment s’imaginer que, lorsque Newton, fuyant l’épidémie qui ravageait Londres, se réfugiait à Cambridge et que, là, la loi de la matérialité venait à luire à son esprit et le voile de la nature se déchirait devant lui [[Le manuscrit porte « venant à luire » et « se déchirant », mais notre correction, grammaticalement nécessaire, s’autorise aussi de la version russe de cette lettre, conservée dans la collection Dachkov. — CHAKHOVSKOÏ, dont la traduction va dans le même sens, fait en outre remarquer l’inexactitude du déplacement prêté à Newton.]], il n’y avait que chiffres en son âme pieuse ? Chose singulière ! Il est encore des gens par le monde qui ne sauraient comprimer un sourire de pitié quand ils songent à Newton commentant l’Apocalypse. On ne voit pas que c’est le Newton tel qu’il a été, le génie aussi soumis que vaste, aussi humble que puissant, qui a seul pu faire les grandes découvertes dont se glorifie l’humaine espèce entière, et jamais l'homme présomptueux que l’on voudrait qu’il fût. Encore une fois, où donc a-t-on vu, je ne dis pas l’athée, mais l’esprit seulement froid à la religion, reculer comme lui la science au-delà des bornes qui semblaient lui être prescrites ?
[27] Tchaadaev se référera à l'École écossaise à deux reprises dans la Lettre V. CHAKHOVSKOÏ (p. 70, note 20) signale l’existence, dans la bibliothèque de Tchaadaev, des œuvres de Thomas Reid (1710-1796) et de Dugald Stewart (1753-1828).
[28] École française issue de Condillac.
[29] Job 11, 12 selon la Vulgate.
[30] Genèse, 1, 26.
[31] John MILTON, Paradise regained, livre IV, v. 313 : « Ils parlent beaucoup de l'âme, mais tout de travers ». Le texte vise les insuffisances de la philosophie païenne.
[32] Le manuscrit dit : « telle que ».
[33] Allusion à l’École écossaise, déjà mentionnée dans la Lettre IV.
[34] La Lettre VI, également, formulera des réserves à l’égard de Cousin.
[35] Allusion à Schelling. Selon Falk, mieux avisé sur ce point que CHAKHOVSKOÏ, « idéalisme transcendant » est plus large que « idéalisme transcendantal » et donc vise toute la philosophie de Schelling. Heinrich FALK, Das Weltbild Peter J. Tschaadajews..., p. 115, note 3.
[36] Dans la Lettre IV.
[37] PASCAL utilise cette expression, en un tout autre contexte, dans un fragment du Traité sur le vide (éd. Brunschvicg, 1946, p. 80) : « De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Tchaadaev l’utilisera de nouveau dans sa Lettre VII. Ici le manuscrit ne souligne que toute la suite des hommes.
[38] Le manuscrit dit : « continue », CHAKHOVSKOÏ, lui aussi, a cru devoir rétablir : constitue.
[39] * On sait que la fameuse démonstration de l’existence de Dieu attribuée à Descartes fut inventée par saint Anselme au XIe siècle. Elle était restée enfouie dans un coin de l’esprit humain depuis tantôt cinq cents ans quand Descartes vint et la livra à la philosophie. [[Affirmation bien rapide : l’argument « ontologique » est un des lieux communs de la scolastique.]]
[40] CICÉRON, De legibus, I, chap. IX, 26-27.
[41] Le manuscrit dit : « alors ».
[42] Cf. Méditations métaphysiques, Troisième Méditation.
[43] Allusion à Kant.
[44] Allusion à Fichte.