LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE — ÉTUDES—
André Suarès
1868 — 1948
POUR COMPRENDRE DOSTOÏEVSKI
1925
Essai paru dans Sur la vie, Paris, Émile-Paul frères, 1925.
Plus nous allons, plus Dostoïevski grandit sur l’horizon de l’art et de la pensée. Il couvre les royaumes à venir de l’esprit. Là où le temps fait si vite un désert de ce qui parut la contrée la plus peuplée et la plus prospère ; là où ce qu’on a pris pour des sommets n’est bientôt plus que buttes de sable et dunes de boue desséchée, Dostoïevski s’élève presque seul et sa montagne emplit tout l’espace. Pour n’en donner qu’une preuve, toute la révolution russe est dans son roman des Possédés : Kirilov, quand il dit : « Je ne comprends pas comment on peut penser : « Dieu n’existe pas » et ne pas penser aussitôt : « Je suis Dieu », il parle pour tous les rebelles, pour tous ceux qui nient. Nous voici loin des snobs et du plus récent entre leurs dieux, ce prodige d’analyse dans le rien et la niaiserie : une foule de nigauds adore un grand esprit dans ce bavard inextinguible, sans matière et sans forme, qui ne travaille, comme une femme de chambre indécente, que dans le linge sale, l’office, la garde-robe, le monde le plus vide et le plus factice qu’on vit jamais. Rien de fort, rien de permanent, rien de vraiment humain.
Tout est humain dans Dostoïevski, au contraire. Le purement humain est l’échelle qu’il parcourt sans cesse, depuis la nature en sa plus obscure conscience, jusqu’à l’acte conscient du saint et du héros. Deux sortes d’hommes ne pourront jamais comprendre Dostoïevski en son fond : les gens de lettres vaniteux, qui sont la menue monnaie des satisfaits, non sans une pointe d’aigreur pédante ; les lâches, qui sont les cœurs impurs, même quand ils n’ont pas l’esprit dénué de tout courage. Sont forclos de Dostoïevski tous les médiocres, tous ceux qui ne sont pas achevés : il en est de toute sorte et de tout rang. Le talent peut même n’être pas étranger aux âmes défaillantes et aux êtres manqués. Ils sont comme une façade parfois d’une fort belle ordonnance, et qui ne mène nulle part ou seulement à des ruines, à des chambres sordides, à des salles vides ou garnies de meubles souillés.
Il est cruel que l’homme ne s’achève réellement que dans le tourment et dans la peine. Pour entendre Dostoïevski, il faut avoir beaucoup souffert : ou dans la chair, comme les malades et les pauvres ; ou dans l’âme, comme les offensés de tout genre, les victimes des passions, de la cité et des hommes. Enfin, les plus près de Dostoïevski, les grands souffrants de la connaissance ; ceux qui souffrent dans leur être éternel, tous ceux qui ont eu Dieu ou l’ont espéré, et qui l’ont renié ou perdu.
Stavroguine et le prince Muichkine, voilà les deux pôles de Dostoïevski, et tout son monde oscille de l’un à l’autre, comme lui-même. Raskolnikov, Ivan Karamazov, dix autres sont des Stavroguine plus ou moins accomplis. Sonia, Chatov, Aliocha sont les variantes de Muichkine. Dostoïevski en personne est tout l’un et tout l’autre, sans effort et même sans contradiction. Cependant un progrès continu mène l’œuvre et le poète de Stavroguine, qui se tue, au doux et fort Aliocha, qui assure profondément la joie de sa propre vie, en sauvant la vie de tout ce qui l’approche. Le dernier livre de Dostoïevski, les Karamazov, rassemble ces extrêmes. Mais déjà, la fin de Crime et Châtiment faisait pressentir dans Raskolnikov, ce héros meurtrier, le passage du rebelle sans lois au docile confident de Dieu.
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Or, ces deux hommes qui sont le même, l’un qui affirme et l’autre qui nie, dans quel monde se meuvent-ils ? Dans l’amour. D’ailleurs, toutes les amours sont dans la charité divine comme les rayons dans la sphère. Ils ne conçoivent pas la vie sans l’amour. Mais, dans le premier cas, ils le nient au nom du moi. Et par suite, ils en arrivent à nier le monde et eux-mêmes. En aimant, ils affirment l’homme et la nature, dans le second cas. Dieu est amour. Dieu connu et tout senti les sauve eux-mêmes en les rendant infini ment salutaires à tous les autres, comme lui. La vie, en Dostoïevski, est un combat capital entre l’amour et la puissance, les deux signes contraires de la même force, qui se sent divine quand elle aime, et qui se méconnaît quand elle n’aime pas. Telle est la grandeur de Dostoïevski : ses œuvres sont les Iliades de la connaissance, les poèmes de la guerre de Dieu et du moi. La Russie y palpite à jamais, dans son sang, toute nue.
Au noyau de Dostoïevski et de ses héros, qui sont tous des jeunes gens, il y a le moi, l’individu. Nul n’a le sentiment plus absolu de la personne humaine. Nul, en ce sens, n’est plus artiste. L’art, c’est le moi. La religion, c’est le moi divin. Dostoïevski est le plus religieux des poètes. Dante l’est moins que lui, étant plus théologien et plus politique. Il est l’opposé de Tolstoï et des bouddhistes : il ne veut jamais anéantir l’individu ; il a donc horreur de tout anéantissement. Il aspire à réaliser l’individu homme, à l’accomplir dans l’individu parfait qui est Dieu.
Il pense de l’homme comme il juge des peuples : une personne originale, à ses yeux, n’est pas assez elle-même si elle ne tend à vaincre toutes les autres, pour les former sur sa propre excellence. Lui en donner le droit n’est pas assez dire : elle le tient de Dieu même, comme un dépôt merveilleux. Voilà en quel sens Dostoïevski a été panslaviste : dans le monde moderne, seule la Russie lui semble avoir un Dieu. Car Dieu est un idéal vivant, qui est créateur de vies à l’infini, avec les plus belles raisons de vivre. Mieux encore : tout ce qu’il crée, cet idéal le sauve, la vie ne valant pas la peine qu’on vive, si le salut ne l’achève et ne la couronne. Quand un Dieu n’a plus ce pouvoir, il a fait son temps ; il n’est plus qu’une idole. Ainsi le Dieu des Juifs, le Dieu de Rome et de l’Occident.
On a pu reprocher justement à Dostoïevski son orgueil russe et son aigreur, le mépris même qu’il réserve au reste du monde. Dans son action et dans ses livres, dans ses lettres et ses héros, Dostoïevski éclate d’orgueil ; mais il est aussi patient que passionné, aussi ardemment humble que terriblement orgueilleux. Même acharné, cet orgueil n’est qu’apparent. La vanité n’y entre pas, ni l’air avantageux des fats, ni la vanterie qui fait le plus clair de l’amour-propre national, dans la plupart des gens. Pour Dostoïevski, si la Russie est le seul peuple déifère, comme il dit, elle doit en payer le redoutable privilège par la soumission et la souffrance. Il s’agit pour elle de servir le genre humain, comme ont fait avant elle la France, Rome et la Grèce. Le peuple russe est la dernière ressource de l’Europe : depuis que l’Europe est athée, elle est perdue. Être athée, selon Dostoïevski, c’est avoir abdiqué la foi en soi-même, ne plus être digne de croire à son œuvre ni à soi.
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Dostoïevski est toujours jeune : il ne peint que les jeunes gens ; il n’a de héros que les jeunes hommes et les jeunes filles. Qu’est-ce que la jeunesse, sinon l’ivresse d’être soi-même et l’orgueil de la vie ? Double illusion, que presque tous les hommes perdent avant d’avoir trente ans.
Orgueil du moi, humilité de la conscience : ces contraires s’accordent dans les natures puissantes. Le cœur, confident de l’esprit, s’illimite ; et l’esprit, enfin illuminé par le cœur, sort de la raideur et de la gangue logique. La conscience à la Dostoïevski est une connaissance de l’univers, où l’esprit a pris tout son volume et la dimension de l’amour.
L’orgueil le plus haut rencontre toujours l’humilité la plus profonde. Ainsi aux montagnes les plus élevées de la terre répondent les plus grands fonds de l’océan. C’est faute d’orgueil qu’on n’est point humble. L’humilité seule et passive ne mène pas si loin. Le grand orgueil est pur de toute vanité. Il ne conteste pas ; il ne se mesure guère. L’orgueil que je dis est bien plus que le sentiment d’une nature supérieure ; il n’est pas seulement la conscience d’une grande force : il en est le rythme. C’est le mouvement ingénu d’une puissance originale. Le moi a son ingénuité. L’individu se connaît pour être lui-même, et sinon seul de son espèce, tel que personne enfin ne saurait être autant que lui tout ce qu’il est. Il faut donc qu’il soit lui-même et, pour s’accomplir, qu’il le soit le plus possible. Dans le jeune homme qui, par vocation de l’âge, croit avoir la certitude du succès, ce sentiment a toutes les exigences de la force, toutes les violences et tous les dehors de l’égoïsme. L’espérance du jeune homme est une mainmise sur la victoire : il la dévore en avance d’hoirie. Rien ne borne à ses yeux le droit de l’individu puissant à vaincre dans la plénitude cruelle de son excellence et de sa vertu originale. Il tient que tout lui est permis : non par méchanceté, mais plutôt par vertu jaillissante, par mission fatale de s’accomplir, jet d’être et nécessité de croître.
Bien des péchés, bien des crimes s’ensuivent. Ce puissant orgueil sent alors que la victoire égoïste ne le satisfait pas ; et bientôt il lui faut le comprendre. Ô l’amère clarté, la dure lumière. Il découvre son erreur, et la laideur l’en épouvante, ou même l’infirmité. Il s’aperçoit, plus ou moins, qu’il a oublié ou tué Dieu en lui ; et même s’il a péché par amour, c’est l’amour qu’il a outragé et qu’il a méconnu vilainement.
Le retour de cet orgueil sur lui-même est ce que j’appelle l’humilité. Non pas du tout une lâche soumission aux menaces d’autrui, aux sévices, aux injustices de la vie, et aux injures des hommes. L’humilité de Dostoïevski n’a rien, absolument, de cette humeur basse. Tout au plus n’a-t-elle un peu de ce caractère que dans les hommes les plus simples et les plus près de l’enfant, là où le moi n’est pas formé, où l’individu existe à peine. Mais dans les forts, dans les hommes à grande conscience, l’humilité est tout bonnement le sentiment de l’amour universel, et la profonde révérence que la vie la plus puissante fait à toute vie, même la plus pécheresse, même la plus misérable ; la conscience enfin que le plus grand individu prend de toutes les consciences vivantes, même les plus imparfaites, mais qui ont toujours assez de perfection pour souffrir, pour pleurer et mourir.
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Humble dans l’exacte mesure où il peut être orgueilleux, aussi passionné dans le service de l’amour qu’il l’avait été dans la tyrannie, le grand individu de Dostoïevski et Dostoïevski lui-même sont, par dessus tout, les héros du courage. Rien n’est courageux comme eux. Tous, même les plus doux, même les plus tendres, ils sont les plus vaillants des hommes. Tant il y a de bravoure en eux, jusque dans les plus jeunes femmes, il faut toujours qu’ils bravent. Ils semblent nés pour le défi. Muichkine ne craint rien, comme Stavroguine. Malade, tombant d’épilepsie, il a le cœur hardi et le front tranquille d’un athlète. Raskolnikov est téméraire à lutter contre tout un bagne en révolte. L’enfantin Aliocha Karamazov n’est pas moins courageux que son frère qui a le cœur d’un lion, cet Ivan en qui l’on voit bien que les plus beaux démons sont nés archanges. Voilà pourquoi Stavroguine peut se laisser frapper, par un demi moujik, d’un soufflet qui lui arrache la joue : parce qu’il est capable de l’étrangler sur place, il peut souffrir l’injure ; sinon il n’en aurait pas le droit. Et il met ses deux mains derrière son dos, pour n’être pas tenté de déchaîner sa force.
On ne retient la foudre que si on l’a. Le cœur bas est le contraire de l’humble à la Dostoïevski ; le lâche est le contraire de l’esprit qui comprend et qui aime. Il faut être amant passionné pour avoir le droit d’être chaste. Le giton et l’eunuque n’y sont pas admis, quoi qu’ils disent et quoi qu’ils fassent.
Chez Dostoïevski, l’orgueil et l’individu sont les moyens quasi nécessaires de la grandeur et de l’amour. Ils n’en sont jamais la fin, si peu que ce puisse être. Pour Dostoïevski, la laideur est la pire imperfection, sinon le plus cruel péché. La laideur morale est le propre visage des médiocres. Nul artiste ne fait fi comme lui de la médiocrité. L’œuvre de Dostoïevski est un évangile de la grandeur pour atteindre à l’amour et de l’amour pour assurer le salut de la grandeur.
Nul, peut-être, n’a jamais eu le culte de l’honneur à l’égal de Dostoïevski. Il n’en craint même pas les excès romantiques. Toutefois, au contraire de l’honneur castillan selon le monde, l’honneur de Dostoïevski est selon Dieu, tout intérieur. De la sorte, sans qu’on y prenne garde, il a concilié, mieux que personne, l’idéal chrétien et la volonté païenne. De là, qu’il nous est si intime et si proche. Par là aussi, il touche à Stendhal autant qu’il s’y oppose. Dostoïevski est le Stendhal du nouveau monde, ouvert à la conscience par le sentiment.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 11 novembre 2021.
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