LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

André Suarès

1868 — 1948

 

 

 

 

 

 

DOSTOÏEVSKI

 

 

 

 

 

 

1911

 

 

 

 

 

 

Essai paru dans la Grande Revue, n° 4, n° 6, n° 7, 1911 (sous le titre « Le Grand Dostoïevski »), puis dans les Cahiers de la Quinzaine, XIIIe série, 8e cahier ; repris dans Trois hommes : Pascal, Ibsen, Dostoïevski, éditions de la Nouvelle Revue française, Paris, 1913.

 

 

 

 

 

 


 

Né à Moscou, le 12 octobre 1821. Mort à Pétersbourg, le 28 janvier 1881. Il perd sa mère en 1837, son père en 1839. Il étudie à Pétersbourg, dès 1837, avec son frère Michel. Il entre à l’École du Génie militaire, en 1841 ; il donne sa démission en 1844. Il vit dans la misère jusqu’en 1846, où il publie avec succès les Pauvres Gens. De 1847 à 1849, il donne sans succès plusieurs nouvelles et romans.

Il est impliqué dans l’affaire des Pétrachevtsy, arrêté en mars 1849, condamné à mort le 22 décembre 1849 ; commué en quatre ans de travaux forcés et à la déportation, il part pour la Sibérie, le 25 décembre 1849.

Il vit au bagne, de 1850 à 1854 ; il en sort le 2 mars 1854. Il est incorporé, comme simple soldat, dans un régiment sibérien ; il y sert deux ans ; et libéré en 1856, sans aucunes ressources, il se remet à écrire.

Il épouse la veuve d’un médecin militaire, femme malade et plus âgée que lui ; il adopte le fils de cette femme. Vie misérable à Semipalatinsk, 1857-1858. Après bien des démarches, il obtient de rentrer en Russie : d’abord, à Tver, 1858-1860 ; enfin, à Pétersbourg, où il est rendu à la liberté entière, sans conditions. Son épreuve et son exil ont duré douze ans. Dès cette époque, il a deux ou trois amis dévoués.

Il fonde une Revue avec son frère, 1861. Elle a du succès. Elle est résolument russe et nationaliste. Il publie Humiliés et Offensés, puis la Maison des Morts, 1861-62. Ces deux années sont les meilleures qu’il ait encore connues. Il a quelques ressources, et peut faire des voyages à l’étranger, 1862-63. Mais sa santé est de plus en plus mauvaise : atteint d’épilepsie, depuis 1849, les accès se multiplient lamentablement ; et sa femme ne cesse plus d’être malade. Enfin, il joue et perd au jeu tout ce qu’il a.

En 1863 triple désastre : sa femme et son frère meurent ; sa revue est supprimée, pour raison politique. Deux familles restent à sa charge, avec quinze mille roubles de dettes.

Trois années terribles, de 1864 à 1867. Il est seul à 45 ans, plus abattu chaque jour par l’épilepsie, accablé de soucis, traqué par les créanciers. Il publie alors Crime et Châtiment, 1865-66.

Le 15 février 1867, il épouse une jeune fille de 22 ans, Anna Grigorievna Svitkine. Il a eu quatre enfants, deux morts en bas âge, deux qui survivent.

De 1867 à 1871, il passe près de cinq ans à l’étranger, chassé de Russie par la terreur de la prison pour dettes. Le plus souvent il est à Dresde, où il aurait pu voir Ibsen et Wagner, qu’il semble ne pas avoir connus même de nom. Le reste du temps, il séjourne en Italie, en France, en Suisse et surtout à Genève, qu’il déteste.

Ces années peineuses et misérables sont pourtant capitales dans son œuvre. La revue de Katkov, le célèbre nationaliste orthodoxe, publie l’Idiot, en 1868 ; l’Éternel Mari, en 1870 ; les Possédés, en 1871-72.

En 1871, Dostoïevski rentre à Pétersbourg. Il n’en sort plus.

De 1875 à 1877, il édite une brochure périodique, dont il est le seul rédacteur, et qui fonde, soudain, sa gloire. Le Journal d’un Écrivain obtient un succès immense. Il fait plus pour Dostoïevski, cent fois, que tous ses chefs-d’œuvre ensemble. À 56 ans, il devient la voix de la Russie même. Il est l’écrivain national de son pays. En toute circonstance, il parle désormais pour la nation : à propos de Pouchkine ou de Nékrassov, au sujet de la guerre contre les Turcs, aux étudiants, aux juges. Il a pour lui le peuple et les lettrés.

En 1880, il donne les Frères Karamazov.

Il meurt le 28 janvier 1881. On lui fait des funérailles à la Victor Hugo. Quarante-deux députations suivent le convoi, et représentent toutes les classes de la société. Le cortège s’étend sur la longueur d’une lieue.

Quinze ans plus tard, Tolstoï condamnant tous les livres et les siens mêmes, n’excepte dans l’art moderne que les œuvres de Dostoïevski.


Jusqu’ici, je n’ai point nommé Dostoïevski.

Je n’ai jamais laissé voir le visage de Fédor Mikhaïlovitch dans mes clartés de midi, ni dans mes brumes. Je réservais ce nom et cette figure à quelque longue nuit de méditation où, faisant mes comptes avec la grandeur de vivre, et toute la souffrance qu’elle implique, il me faudrait comparer la somme a ce que je connais de plus fort et de plus ardent, sinon de plus pur.

Voici l’heure.

Cette nuit, j’ai vu l’arbre de ma peine sortir de mon cœur ; et, couché sur le dos, les yeux dans les étoiles d’hiver, chétif, lié à la mère, et tel que je serai dans le ventre éternel, renoué au nombril de la mort, je mesurais, avec le calme du vertige suprême, le jet de la tige douloureuse ; et je suivais du regard mon arbre dans toute sa croissance, depuis les racines du sein noir jusqu’aux glands des planètes et à ces capitules de lumière, qu’on dit aussi naïvement asters.

J’étais là, comme une écaille à l’écorce de la vie et de la terre.

Et pourtant, dans cette stupeur profonde, mon âme pleine d’amour était la sève même de l’arbre. Et j’ai parcouru toute la colonne de l’aubier vivant. Et toujours montant, dans mon silence, je palpitais au firmament entre telle et telle fleur céleste, ou pensée, ou sentiment.

Alors j’ai senti, dans la fière cohorte de ceux que j’aime le plus, comme l’explosion d’un salut ; ou bien, au milieu d’une joie déchirante, telle la rencontre, souriant, du mort le plus chéri, se levant pour me donner la main et me baiser au front, ce nom et cette présence admirables : Dostoïevski.

En lui, je veux me discerner moi-même. Il faut descendre dans ce précipice, au flanc de la montagne ; et il faudra remonter la pente, du fond le plus bas, jusqu’au sommet qui s’égale aux plus hautes cimes. Toute la noirceur des crimes, la folie des héros, l’infamie des actes, le monde porte ces masques ; et Dostoïevski n’en dissimule pas l’horreur. Mais il en est de ses laideurs et de ses ténèbres, comme des gueux, des pauvres, des petites gens dans Rembrandt : des rois, des saints et des grands-prêtres cachés sous les haillons.

Il faut pénétrer cette abondance terrible d’amour : c’est alors que le pur visage de la vie se découvre, une ardeur pour la beauté que rien ne lasse, un cœur aimant, un élan vers la lumière, une volonté qui tend sans relâche a la rédemption.

 

 


I

SUR SA VIE

 

 

Il est né en automne. Il est mort en hiver.

Il a vu le jour dans une chambre triste, au fond d’un hôpital où son père était médecin. Un soir de brouillard glacial il a rendu l’âme dans la saison noire. Il a beaucoup respiré la nuit polaire. De l’aube triste aux pleines ténèbres, il a toujours eu commerce avec l’ombre, et l’odeur des pauvres a toujours flotté autour de lui. L’hôpital de sa naissance était l’hospice des mendiants.

Le second de trois frères et quatre sœurs, il a perdu sa mère comme il avait quinze ans, et bientôt après, son père. Il est de ceux à qui les noirceurs de la vie ont été révélées de bonne heure.

Enfant, il a passé deux ou trois fois l’été à la campagne. Ses parents avaient un petit bien, à trente lieues de Moscou près de Toula, voisins de Tolstoï, après tout, dans ce pays immense. Toute sa vie, il a rêvé des champs, et il n’a vécu que dans les villes.

 

À l’hôpital Marie, c’était déjà la gêne. Une famille nombreuse, et plusieurs serfs domestiques, se pressaient dans un espace étroit : à dix ou douze, ils avaient deux chambres et une cuisine. On vivait là pauvrement, mais chaudement. Une pitié ardente était la flamme de la maison. Le père, grand lecteur des Écritures ; la mère, humble et maladive, toujours prête à l’oraison : tous les deux, d’une foi que ne trouble aucun soupçon de doute. C’est l’antique esprit de la plaine, entre Europe et Asie, les mœurs anciennes, la simplicité familière et la douceur d’Orient, avec la règle scrupuleuse des chrétiens. L’austérité n’a rien, ici, de la roideur propre aux puritains d’Angleterre ou aux piétistes du Nord. Ils sont moins durs, ces vieux Russes, qu’ils ne sont résignés. De violents éclats traversent leur silence. Ils ont cette faculté d’émotion, qui est si générale en Orient. Ils peuvent ne jamais rire ; mais ils pleurent ; ils savent pleurer, et n’en rougissent pas.

Le père de Dostoïevski était de cette petite noblesse qui sert dans les rangs infimes de l’armée et de l’État. Elle a joué, là-bas, le rôle de la bourgeoisie en France. Ces nobles sans fortune et de rang médiocre sont artilleurs dans l’armée, ou médecins, ou professeurs à la ville, ingénieurs, chimistes. Comme ils n’ont rien que le maigre salaire d’un métier ou d’un grade sans prestige, ils épousent les filles des marchands. Telle était la mère de Dostoïevski, docile, totalement soumise à son mari, la servante chrétienne de la famille, partagée entre le ménage, les couches, la prière et le soin des enfants.

Les sœurs plus jeunes, un peu à l’écart, les deux fils aînés, Fédor et son frère Michel, toujours ensemble, liés comme le pouce et l’index, sont voués aux mêmes études, et, jusqu’à vingt-cinq ans, ne se quittent pas.

Le jeune Dostoïevski est élevé dans l’intimité profonde de la famille, où le lien religieux fait un nœud si solide à tous les autres. Il est sensible à l’excès. Sombre et tendre, pensif et violent, d’humeur parfois exubérante, le plus souvent taciturne, en tout il est extrême. Comme tous ceux qui sentent avec passion, il se donne peu et se concentre en lui-même, incapable de se prêter et ne pouvant se donner que totalement. Affamé d’affection, il ne se lie pourtant pas. D’ailleurs, il semble avoir toujours été d’une santé chétive. Sinon malades, ils sont tous de corps inquiet, dans la famille.

Il ne nie pas qu’il n’ait eu un amour-propre sans limites. Son caractère maladif, sa complexion chagrine ne lui permettent pas de se plaire en société. Cependant, il aspire à l’amitié, en tous temps et de toutes ses forces.

Il n’a jamais été de loisir. Les peines moindres ne le quittent que pour faire place aux plus grandes douleurs. La maladie le hante sans relâche ; elle est toujours sur ses talons. Quand lui-même n’est pas malade, la maladie est encore dans la maison : elle lui tient sa mère, ou son frère, et plus tard sa femme. Avec les ans, ses soucis n’ont pas cessé de croître.

Dostoïevski est malheureux dans toutes ses affections. Je m’étonne de lui trouver moins d’orgueil que d’amour-propre. Tout l’orgueil est pour sa nation. Quant à l’amour-propre, il n’est point en lui de vanité, ni le signe qu’il se préfère à autrui ; mais, comme il ne connaît point le contentement de soi, il craint le jugement des autres : il redoute en eux la fausse note ; il pressent l’erreur à son endroit ; il devance l’injustice qui l’afflige. Sa défiance est toujours dans l’ordre du sentiment : enfin, il veut qu’on l’aime ! Le risque de n’être point aimé l’irrite ou l’indigne. C’est le seul homme qui ne soit pas plus petit, à mesure qu’on le voit plus susceptible.

Rien ne lui sied moins que les usages de la haute société. Ce n’est pas qu’il soit d’allures ni de mœurs populaires. La vulgarité lui est encore plus étrangère que la distinction naturelle à l’homme du monde. Il n’est bien vêtu et bien élevé que selon sa propre règle. L’effacement est la politesse, en société. Une âme originale, plus qu’au génie, fait crier au scandale. Si les gens du monde sont une monnaie d’or, pour qu’elle ait cours, il faut que la pièce ne soit plus neuve, que la frappe ait cessé d’être nette, que l’effigie ne se laisse pas reconnaître. D’or ou de plomb, un Dostoïevski ne souffre pas d’être effacé. Il peut avoir l’élégance de sa simplicité, dans la mise la plus simple ; mais il ne sait pas porter l’habit ; il n’est pas à l’aise dans les vêtements que la coutume impose, ou la mode : il y est déguisé. Il y a des hommes qui transparaissent, quoi qu’ils fassent, à travers tous les usages du monde : ils offrent le scandale de la nudité. Les usages ne sont faits que pour donner une enveloppe commune à l’animal commun. Tel héros de salon n’est lui-même que dans l’habit de tout le monde. Mais Dostoïevski ne peut vêtir l’habit de tout le monde sans paraître porter une défroque, et s’être glissé dans le vêtement d’autrui.

 

 

§

 

 

Plus il tâche à vivre en société, et moins il est sociable.

Plus il aspire à l’amour, moins il se croit digne d’être aimé. Il ne peut se faire à l’idée d’être tout pour les autres ; et moins d’être tout pour eux, il ne veut pourtant rien être. Voilà le tourment des cœurs passionnés.

Un besoin d’amour toujours déçu. Il pressent, il sait trop qu’il pèse cruellement à ceux qu’il aime.

 

Tout jeune homme encore, il ne dort pas, « à cause des pensées qui le torturent ». Les mots désespérés sont ses propos d’habitude : il souffre de la ville, il souffre de la solitude, il souffre de soi-même et des autres ; « Pétersbourg et ma vie m’ont paru affreux, déserts », dit-il un jour ; et il conclut : « Si ma vie avait dû s’arrêter en cet instant, je serais mort avec joie. » Il ne fait presque jamais ce qu’il veut, et telle est la maladie mortelle pour tout homme qui a une volonté, et une œuvre qu’il rêve d’accomplir. Est-ce la mauvaise fortune qui le rend malade ? Est-ce la maladie qui entrave sa fortune ? Dostoïevski est toujours empêché. Dès les vingt ans, la maladie et la misère se partagent cette vie, comme deux chiennes éternelles, lâchées par le maître des meutes infernales.

Avant le temps de sa grande révolution morale, le dégoût de ce qui l’entoure, la gêne, les transes nerveuses, les soucis le rendent presque fou. L’idée du suicide le hante. Il tourne à l’hypocondrie. Il est rongé d’insomnies. Plusieurs ont alors pensé qu’il dût perdre la raison. Il est avide de plaisir, mais le plaisir l’écorche vif ; la volupté le détraque, la jouissance l’atterre. S’il se prive, il souffre ; et il souffre encore plus quand il sort de privation. La ville ne lui vaut rien, et il est condamné à y vivre. « Pétersbourg est un enfer pour moi. »

 

La gêne et même la misère l’ont tourmenté sans répit. Le malheur l’accable, à tous les âges. Entre les deux extrémités de la douleur matérielle et de la douleur morale, il se débat dans une lutte perpétuelle.

Au début comme à la fin, il gémit : « Que m’importe la gloire, quand je travaille pour mon pain ? »

 

 

§

 

 

On dit parfois que la misère est bonne aux grandes âmes. Il parait qu’elle les fortifie. C’est l’idée de ceux qui n’ont jamais passé par cette damnation et cet ensevelissement. Ils ne savent pas tout ce que la misère a tué dans un homme : les forces qu’il a mises à gratter la terre pour en tirer son pain sont volées aux belles œuvres qu’il eût faites, s’il avait été de loisir. Le mal qu’il s’est donné pour tenir bon, les veilles, la colère, les angoisses qui épuisent, que d’heures, que d’années perdues ! La misère fortifie ? Oui, sans doute, quelquefois, et à quel prix ? On ne reste debout que sur le cadavre de la joie. Et la misère tue aussi. Tel a toujours été malade, pour mourir avant le temps, qui, bien portant, eût multiplié les chefs-d’œuvre ; et d’abord, il eût vécu. On oublie trop le plus bel et le plus sûr avantage, qui est, premièrement, de vivre.

La correspondance de Dostoïevski est un monument à la misère du génie, un long cri de désespoir. Lettres lamentables, en vérité : car on y entend l’éternelle lamentation d’un éternel mendiant. À vingt ans ou à quarante, et à cinquante comme à trente, c’est le même gémissement. Il pleure famine. Il appelle au secours. Il n’a plus de vêtement, il ne sait où trouver de quoi payer son terme. « Il s’agit de payer toutes mes dettes avec mon prochain roman. Si l’affaire ne réussit pas, il est possible que je me pende[1]. » Un quart de siècle ensuite, ayant femme et enfant, il crie : « Il m’a fallu engager mes pantalons pour me procurer deux thalers. Elle, ma femme, qui nourrit son enfant, elle va engager elle-même sa dernière jupe d’hiver, en laine ! Et pourtant, voilà deux jours qu il neige ici[2]. »

La dette a été son Tartare : il n’en est jamais sorti. Après Crime et Châtiment, déjà célèbre, il a dû fuir la Russie pour se soustraire à la prison. Il a erré six ans à l’étranger, sous le fouet de la dette. Exil, pour un homme comme Dostoïevski, peut-être plus dur que son temps de bagne en Sibérie.

Ce sont les dettes qui lui arrachent les aveux pitoyables dont ses lettres sont pleines. Elles le pressent ; elles l’épouvantent ; il ne fait pas un mouvement qu’il n’en sente la gêne aux entournures, pas un geste qui ne les envenime. La dette est toujours là, pour l’empêcher de satisfaire aux plus humbles besoins qui le tiraillent. Dans sa correspondance, il n’est question que de roubles, de prêts, d’avances, de gages. « Je rendrai tant ; j’aurai tant ; il me faut tant. » Voilà le nœud de ses convulsions. « Je vous supplie ! Pour l’amour du ciel ! Au nom du Christ ! Pour l’amour de Dieu ! » Il y a des lettres où ce cri du mendiant revient jusqu’à neuf fois[3]. À tout instant, il se prosterne, atterré par la peine : « Je suis au désespoir. Je suis perdu. » On tremble de sa propre impatience ; on a les nerfs tendus d’attendre avec lui. « Au nom du ciel, répondez-moi ! Une réponse immédiate, pour l’amour de Dieu ! » c’est la prière qu’il répète dix fois, cent fois, mille fois, à toutes les pages.

Et la misère des misères n’est pas de jeûner, ni de manger son pain sec au chevet d’une femme malade. Il peut y avoir pis : qu’il faille gagner ce pain de chaque jour avec son âme, quand on est plein d’œuvres qui n’ont point cours. La plus noire infortune n’est pas de souffrir, tant qu’on peut suffire à la souffrance ; mais d’être dans les chaînes, quand il faut vivre en Tantale, séparé de son art par la maladie et tous les vils soucis de la vie quotidienne : ils font la vie d’autant plus abjecte qu’elle devait être plus grande. « Comment puis-je écrire, tandis que je meurs de faim[4] ? » demande le malheureux ; « et là-dessus, qu’exigent-ils de moi ? ils exigent de l’art, de la pureté poétique, sans effort, sans délire ; ils me donnent Tourguenev, Gontcharov et Tolstoï pour modèles ! Qu’ils voient donc la condition, moi, où je travaille ! » Et, pour conclure : « Toute ma vie, j’ai dû travailler pour de l’argent ; et toute ma vie j’ai continuellement été dans le besoin, à présent plus que jamais[5]. »

 

Voilà bien le cri de toute une vie. Voilà Dostoïevski entre la maladie, la misère et le deuil, pendant trente ans. Il lui faut toucher au tombeau pour avoir enfin quelque relâche. Les cinq dernières années, où il rencontre la gloire et une sorte d’aisance, sont la place au soleil, qui sépare de la fosse celui qui fait halte. Pour venir jusque-là, un chemin affreux dans les orties et les tourments. Et, une fois sur la terrasse, qu’elle est vite traversée ! La main nocturne, dont le ciel infini est la paume, tient l’homme aux épaules et le pousse dans le dos. Encore un pas, et la place dorée tombe à pic dans une marge de nuit, étroite hélas comme un corps d’homme ramené au cocon, mais d’une profondeur insondable.

Ni Tolstoï, ni Tourguenev, ni les autres fameux Russes n’ont connu le sort du pauvre et du malade. Je ne parle pas de l’homme humilié : car Dostoïevski, s’il a dévoré les colères et la rage de l’artiste méconnu, n’a jamais été sensible à la honte du bagne. Un bagne politique, à la russe, est un lieu plein d’honneur. Et d’ailleurs les criminels même, là-bas, acceptant la peine en conscience, ne sont point honteux de leur crime, puisqu’ils l’expient. Pouchkine, Tolstoï, Tourguenev, tant d’autres, ce sont de riches seigneurs, libres de leur temps, en possession de la fortune et de ce bien sans prix : une santé robuste. Ils obéissent à leur fonction créatrice, et rien ne la combat. Le bonheur du poète est là même et non ailleurs.

Dostoïevski n’est pas de loisir. Dostoïevski n’est pas plus libre que la Russie, sa mère. Il est dans les larmes ; il est dans les prisons ; il est dans les chaînes. On le mène, comme elle, à la potence. On ne lui fait grâce que de la vie. Il échappe au gibet ; mais on le réserve à la suite infinie des supplices. Or, il ne s’y dérobe pas. Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se prononcer pour l’usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix de l’exercice puissant que le mal propose à notre âme, celui qu’on nous fait et celui que nous sommes tentés de faire. Pour lui et pour toute sa race, il embrasse le parti de l’amour souffrant, lequel, selon moi, est le seul amour, étant le seul qui accepte l’épreuve du sacrifice. Et, dans l’horreur de tout ce qui l’entoure, pour lui-même et pour son peuple, Dostoïevski souscrit à la beauté de vivre.

D’ensemble, c’est une vie hideuse que celle-ci. À peine si l’on peut en supporter l’idée ; mais que l’on considère la vie apparente de Dostoïevski comme le moyen de sa vie intérieure : toutes les duretés de la fortune, les injures du malheur, autant de coutres et de socs qui servent, tranchants, au labour de la beauté cachée, et que seul le déchirement du sein devait rendre visible.

Voilà comme en Dostoïevski s’opère la révélation de tout un monde. Tel il est, telle la Russie. De toute nécessité il lui fallait être condamné à mort et qu’il allât au bagne avec elle. Dostoïevski a créé pour nous la Russie mystique, la Russie cruelle et chrétienne, le peuple de la mission, entre l’Europe et l’Asie, qui porte à l’ennui du crépuscule occidental le feu et l’âme divine de l’Orient. Quel roi, quel politique ou quel conquérant a plus grandement agi pour sa race ? C’est dans Dostoïevski, enfin, que la Russie, cessant d’être cosaque, se manifeste une réserve pour l’avenir, une ressource pour le genre humain.

 

 

II

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De taille moyenne, il était petit pour un Russe. Nerveux et saccadé, il y avait de l’inquiétude en tous ses gestes, une sorte d’attente fébrile. Ou bien, l’action lasse, l’allure lente, il semblait abattu et comme enseveli. Un homme agité ou défait, toujours en frisson, ou en sueur, toujours en peine. Je sens son odeur de peau fiévreuse et mouillée. Mécontent, il paraissait vieux et malade. Et, soudain, le contentement lui rendait l’air de la jeunesse.

On ne pouvait rien remarquer en lui, quand on avait vu sa tête. De tout son corps, Dostoïevski n’était que l’homme d’une tête. Il l’avait grosse, vaste, forte en tous sens : chaque trait violent, puissant, rude même ; et l’expression totale, pourtant, pleine de douceur et de finesse.

Le cheveu rare et pâle, couleur de cendre ; sinon chauve, dépouillé sur les tempes, et le front très nu, de bonne heure. Ce front n’en paraît que plus grand, haut et large, à deux fortes bosses au-dessus du pli qui le divise, entre les sourcils. Jeune homme, il a dû ressembler au prince Muichkine, qu’il a seulement lavé de toute chair, et décharné jusqu’à le rendre exsangue. La barbe est pauvre, irrégulière, longue d’ailleurs, roussâtre, à reflets gris.

Il a de grandes oreilles, hautes et épaisses, plus longues que le nez. Des poches sous les yeux, et deux fossés de rides, un double ravin des narines aux lèvres. Toute la face est large et maigre, avec de gros plis. À la joue droite, s’arrondit une verrue bien populaire.

Et voici les yeux, qui sont toute la vie. Clairs, pâles, de vieille ardoise, assez reculés dans l’orbite meurtrie, ils sont étroitement bridés du haut, et cousus par la paupière supérieure au sourcil.

Ils sont pleins de tristesse voilée, où perce une pointe de feu, le grain noir de la prunelle, qui tantôt s’éteint dans la rêverie, tantôt luit en vrille. Sous les sourcils froncés, quel regard admirable ! Présent, et à l’affût, mais non pas de ce que voit le monde : il cherche la profondeur ; il guette l’homme intérieur ; il plonge au-dedans ; il dépasse l’apparence, Il ne tient pas à rien cacher de lui-même, ni ses sentiments, ni ses idées. Avec une attention passionnée, il se donne. Il offre à toutes peines toute la douleur dont il dispose. La souffrance est toujours présente. Dostoïevski est le grand cœur, que je trouve sain malgré tout, parce que la grandeur, selon moi, est la seule santé.

Regard d’un terrible sérieux, et presque dur, tant il surveille, sombre, le moment de bondir sur sa proie. Mais une immense tristesse y réside. Une tristesse religieuse, et quasi populaire : la tristesse de la misère, la tristesse du charpentier qui essaie les bois de la vie, qui fait voler tous les copeaux de la conscience, et qui entasse la sciure pour boire le sang répandu. Voilà l’homme de douleur, s’il en fut un. Et il est bon, même s’il est injuste : ses lèvres le disent, excellentes, épaisses, obstinées et généreuses. La contrariété lui tordait la bouche, d’un mauvais sourire ; et la satisfaction du cœur y ramenait une gravité nourrie d’innocence.

 

La douleur est derrière tous les traits de cet homme.

Pour saisissant qu’il soit, son aspect me séduit moins par ce qu’il montre de l’homme, que par ce qu’il en cache. Le visage de Dostoïevski est un masque, s’il rit. Mais au repos des muscles, quand il médite, le visage de Dostoïevski est le reflet, surgi dans l’ombre, d’un autre visage tourné au dedans. Caractère étrange, d’une intensité rare : l’homme visible est le spectre de l’homme intérieur.

De là, que tout est douleur sur cette figure : le grand front, aussi haut que vaste ; la ride entre les deux sourcils ; les petits yeux aigus et couverts, qui s’enfoncent sous la brume des peines, enchâssés au cercle des larmes ; et la bouche entr’ouverte, comme les enfants dans les sanglots : tout est profondeur douloureuse au fantôme de la face. Chaque trait est une ligne qu’il faut suivre, pour passer de la chair jusqu’à l’âme, et pour s’enfoncer dans le secret ou dans les repaires de l’homme intérieur.

 

La sensibilité d’un tel homme est sublime.

Ce que Stendhal est à l’intelligence pure, et à la mécanique de l’automate, Dostoïevski l’est à l’ordre et à la fatalité des sentiments.

Stendhal atteint au fond des passions par l’analyse de leurs effets, et des actes. Dostoïevski touche au plus secret des esprits par l’analyse des sentiments et des impressions qui les déterminent. Dostoïevski est le prodige de l’analyse sentimentale ; et il est le plus grand inventeur que l’on sache en cet ordre. Avec des moyens opposés, ils ont la même puissance ; mais de Dostoïevski à Stendhal, il y a la même différence qu’entre la géométrie de Pascal et l’analyse de Lagrange. Pascal voulait résoudre tout problème par la considération visible des figures. Ainsi Stendhal : tout comprendre. La mathématique moderne veut approcher l’essence du nombre par la détermination de l’élément intérieur, et par le fin discernement du symbole. Ainsi Dostoïevski : tout pénétrer.

Stendhal et Dostoïevski sont dans les passions ; et rien ne les intéresse, rien ne les retient que d’y être. Stendhal les montre, comme un sculpteur qui modèle ses formes. Dostoïevski les anime, et vit en elles comme un autre Pygmalion. Stendhal tient tous les fils du drame, et il s’en amuse quelques fois. Dostoïevski ne joue même pas le drame des passions : il est sur la croix avec elles.

Entre les plus intenses, homme insatiable de sentir l’homme vivant. Dostoïevski, sensible à toute vie, et aux bêtes, d’un cœur si juste, malgré tout, revient toujours à l’homme. C’est le fond de l’homme qui l’occupe d’un souci constant. Tout est en fonction de l’homme pour lui, et même toute la nature.

C’est en vertu de ce sentiment insondable, du moins je l’éprouve ainsi, que Dostoïevski, ayant découvert la croix et Jésus-Christ, n’a jamais pu voir la vie que sur la croix et en Jésus-Christ. Étant au bagne, une femme pieuse, qui visitait les prisons, lui fit don de l’Évangile. Le vrai Dostoïevski date de ce moment. Il avait, de tout temps, beaucoup lu la Bible ; mais il n’avait pas laissé son âme interpréter la lettre. Le cœur est le truchement qui révèle un texte divin.

L’art de Dostoïevski est une peinture directe de l’intuition. Voilà pourquoi tout, chez lui, étant si vrai, semble du rêve. Il faut y consentir, pour bien l’entendre ; et cet accord ne se fait pas du premier coup, ni même du second.

 

 

III

SUR SON ART

 

 

Dès le début, il sait où est sa force. Et même s’il ne le montre pas encore dans ses œuvres, il pressent quelle sorte de génie il y fera plus tard paraître.

Je suis original, dit-il à peu près, en ce que mon moyen est l’analyse, non la synthèse. Je vais au dedans ; et examinant les atomes, je m’enquiers du tout.

 

 

§

 

 

Il a toujours répugné aux sciences, comme vaines.

Son éducation, après tout, fut très littéraire. De bonne heure, il sut le français et l’allemand. Les petits Dostoïevski ont eu un précepteur de français, nommé Souchard. Dans la pauvre maison de son père, Dostoïevski a pris le goût de la lecture. Il l’avait, comme on doit l’avoir : à la passion. Sa plus dure privation, au bagne, fut de ne pas lire. Étudiant ou banni, dans sa prison, en Sibérie, de mansarde en mansarde, il a toujours des livres avec lui : la Bible, Shakespeare, Schiller, Racine, Dante, Pouchkine. Quand il ne demande pas de l’argent à ses amis, il implore qu’on lui envoie des livres.

Il est très nourri d’œuvres françaises. Elles lui ont tenu lieu de l’antique. Le français est son grec et son latin. Il avale tout, d’un égal appétit, Voltaire et Balzac, Eugène Sue et Racine. Jeune homme, sa lecture est immense. Quant aux Russes, il n’en ignore rien. Toute sa vie, il est curieux de ses émules ; il est avide de tout ce qu’ils publient : il réclame sans cesse les romans de Tourguenev, de Gontcharow et de Tolstoï ; il suit les auteurs de tout ordre, et même les critiques. Seuls, à ses yeux, Pouchkine et Gogol, ont du génie ; à Tolstoï, il le refuse. D’ailleurs, l’exemple de Gogol, mort fou, le hante.

On fait souvent de Dostoïevski une espèce de barbare inculte, qui ne doit rien qu’à lui-même. Rien n’est si faux. Idée bonne aux maîtres d’école et aux sergents de lettres : ils y flattent leur propre barbarie, pour la tirer du rang. Et, pour qu’on soit sensible à leur originalité, ils trouvent du barbare en toute âme originale. Le barbare ne sait même pas parler : il bégaye. Dostoïevski est un homme de longue culture, tant par la race que par l’éducation. Il n’a jamais été en friche. Ce fils de la petite noblesse a reçu la nourriture noble. Il ne s’est pas mis, sur le tard, à apprendre. Loin de là, on l’a instruit dès le berceau. Pauvre ou non, c’est ce qui distingue la petite noblesse des bourgeois et des marchands russes. Le père Dostoïevski n’est pas seulement un homme austère, uniquement occupé d’idées religieuses : il lit, lui aussi ; il a servi dans les camps ; il a fait la guerre contre Napoléon. Il voit au-delà de son quartier, de la ville, et même de la Russie.

Il faut chercher Dostoïevski où il est : au centre de la pléiade qui a fait la gloire de l’esprit russe. Il a deux ans de moins que Tourguenev, et sept ans de plus que Tolstoï. Il est donc à mi-chemin de Tolstoï et de Gogol. Tous, ils sont nés sous le règne mystique d’Alexandre, et ont grandi dans les ténèbres et le silence de Nicolas. Leurs pères, à tous, sont les hommes de 1812, qui ont délivré la patrie, et qui ont imposé la Russie temporelle à l’Europe. La Russie ne retrouvera sans doute plus des pères et des fils comme ceux-là. Ils sont nobles, au sens de l’élite : ils sont le choix de la nature, et ils y répondent généreusement. Être généreux, c’est toute la noblesse. Bref, ils sont de bonne race. Ardents à l’œuvre, ils croient à ce qu’ils font ; ils se donnent, d’une âme libérale ; ils ont l’illusion d’être nécessaires à leur temps, à leur pays, à tous les hommes : à soi-même.

D’ailleurs, Tourguenev excepté, ils sont âpres, durs et cruels les uns pour les autres. Dostoïevski ne peut se lier solidement avec personne. La bonté qu’ont eue, d’abord, pour lui, Biélinski, Tourguenev et quelques autres, ne leur sert bientôt à rien, ni à lui. Comme il arrive si souvent, c’est un Dostoïevski à leur ressemblance qu’ils aimaient dans l’auteur des Pauvres Gens ; et le vrai Dostoïevski les dépite. Celui-là leur en veut de ne pas assez faire, après ce qu’ils ont fait pour l’autre. Son cœur est humble, à la fois, devant l’amour et despote : il est profondément avide. Il se brouille avec tous les gens de lettres qu’il approche. Règle : pas un artiste de génie n’aura jamais la paix avec les gens de lettres, ni ne voudra la faire. Dostoïevski ne peut pas garder un ami. Il exige trop de l’amitié, sans doute.

Humeur mélancolique ! Aimer trop ceux qu’on aime. On s’en fait une trop belle idée. Il voudrait, ce cœur passionné, qu’on vécût pour lui seul, je le crains : car il serait capable de vivre pour ceux qu’il préfère.

 

 

§

 

 

Il a le respect et l’amour de son art.

Au comble du chagrin, livré seul à lui-même, pourvu qu’il ne souffre que de soi, il va loin. Est-il ainsi, ou l’imaginé-je ? Dans son amour de l’art, aussi, il connaît les extrémités : la maladie, qui opprime l’âme ; et le refus de rien faire pour le public contre son propre génie. Aux yeux de l’artiste, le public est un mal nécessaire : il faut le vaincre, et rien de plus.

Il adore l’état de création. Mais écrire le tue. Car il est aux gages du besoin ; il a beau tenir bon, et protester qu’il n’écrira pas sur commande, il vit de sa plume ; il est serf des engagements qu’il doit prendre. De là, qu’il est le moins égal des grands écrivains : il donne un chef-d’œuvre après un roman confus ; et le chef-d’œuvre est suivi d’un livre médiocre[6].

 

 

§

 

 

Il semble bâiller d’ennui, lui-même, en certaines de ses œuvres. Elles sont d’une longueur, d’une recherche, d’une subtilité insupportables. Elles sentent la folie. L’analyse y fait penser au délire, au scrupule, et le détail intérieur à la manie de l’infiniment petit. L’incohérence de Dostoïevski est piteuse, quand il ne trouve pas son ordre. Elle ricane, elle grimace. Quel sourire contraint ! Alors Dostoïevski va d’un pas terriblement lent ; il est obscur, diffus, ennuyeux comme une cave. Ses œuvres manquées, on dirait les fragments, les traits, les notes sans choix d’une œuvre qui n’a pas obtenu la grâce de l’unité. Plus l’analyse est curieuse, plus l’unité est nécessaire. Il en est de tous les détails et de tous les éléments intérieurs comme d’un corps chimique : tous les atomes y étant, il faut l’étincelle qui les assemble et qui les groupe : il faut que le cristal rencontre sa forme.

 

 

§

 

 

Dostoïevski est d’un prodigieux désordre, quand il ne réussit pas à trouver son ordre.

Mais son ordre est un prodige, quand il l’atteint.

Rien n’y trahit la symétrie, ni ce qu’on appelle la composition, d’un mot grossier qui peint l’œuvre grossière. Dans l’ordre de Dostoïevski, tout est organes, et relations d’organes. Tout est produit par la nécessité intérieure. Ici, la vie des faits est bien l’image, sur les murailles de la caverne, l’image et l’ombre de la vie intérieure, au grand feu du foyer invisible. Ainsi, les chefs-d’œuvre de Dostoïevski sont plongés dans le rêve : et ils ont seuls le caractère du rêve, comme ceux de Shakspeare, et parfois d’Ibsen.

L’ordre d’une œuvre comme Crime et Châtiment est inouï. J’en ferai quelque jour l’analyse. Je me contente de dire que ce drame admirable se passe tout entier, actes sur actes, dans la conscience de Raskolnikov. Les deux longs volumes ne contiennent que la suite des sentiments, des visions et des pensées créées par l’imagination du héros, et que sa conscience déroule. Ils n’enferment qu’un très petit nombre d’heures ; mais chaque instant de ces heures est totalement épuisé de son essence pensive et de son action, de ses échos et de ses contre-coups. Une telle œuvre, quand on l’a saisie, semble la merveille longtemps souhaitée par l’esprit : l’art est enfin le rêve de la vie, qui elle-même est un rêve.

 

 

§

 

 

Dostoïevski est riche en mots inoubliables, qui montent des abîmes. Ce sont des paroles sans faste et sans éloquence ; mais comme une crique d’eau profonde, entre deux rochers, elles mirent, dans la profondeur pure de la mer, l’immense ciel du soir, avec ses nuages et les premières étoiles.

À un malheureux, gangrené de phtisie et d’envie, qui va mourir avant d’avoir eu vingt ans, le prince Muichkine, ouvrant la porte, dit : « Passez le premier, et pardonnez-nous notre bonheur[7]. » — « Pourquoi avez-vous tout détruit en vous ? crie la jeune fille passionnée au prince innocent ; pourquoi n’avez-vous pas d’orgueil[8] ? » — Et lui, de dire, insensible à toutes vanités et à sa perte même : « Qu’est-ce que ma peine et mon mal, si je suis en état d’être heureux[9] ? »

Raskolnikov assassin à la sainte prostituée : « Toi aussi, tu t’es mise au-dessus de la règle : tu as détruit une vie, la tienne : cela revient au même[10]. » — Et encore : « J’ai voulu oser : j’ai tué. Et c’est moi que j’ai tué[11]. » — Ou ces traits dignes de l’oraison : « Le Christ est avec les bêtes avant d’être avec nous[12]. » — « Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable[13]. »

 

 

§

 

 

Dostoïevski a la conscience de Pétersbourg.

Il est l’âme de ces hivers polaires, où le jour est une agonie de la nuit ; et de ces étés, où la nuit est encore le jour, un crépuscule songeur, pensif et adorable comme le regard d’une amante insensée.

J’ai vécu avec lui dans la ville ardente et morne, où les ivrognes et les mystiques se donnent le bras, où de funèbres hypocrites baisent aux lèvres des rebelles candides ; où la pire corruption, qui est triste, engraisse de son fumier l’innocence subtile ; où la luxure est un raisin à pépins de remords, et où les vierges ont une odeur qui tente le péché.

 

 

§

 

 

Un monde à part.

Dans l’œuvre de Dostoïevski, il y a une société complète, à savoir une société religieuse. Car tous les portetotems de la terre n’y feront rien, et leur étymologie moins encore : pour l’homme, la religion, quelle qu’elle soit, c’est le lien. Dostoïevski ne rompt pas le faisceau. Il serre le nœud de la cité : tout y entre, du plus humble artisan au maître d’hommes altier. Chez lui, non pas des rangs et des titres, la hiérarchie est de la vertu vivante et des caractères. Il a ses voleurs et ses boucs, ses assassins pareils à des conquérants, ses lâches, ses vils coquins et ses bouffons énormes, comme il a ses princes, ses vierges, ses saintes héroïques et ses saints. Il est riche de toute élite et de toute plèbe. La condition sociale n’y est presque pour rien. Que ce génie m’est intime ! Que ce sens de la valeur me touche !

C’est le monde de la conscience profonde. Les passions y paraissent frénétiques, parce qu’elles résistent à être nues ; convulsives, parce qu’elles sont peu à peu dépouillées de tout ce qui les habille. Dostoïevski sait bien que la simplicité n’est pas dans les objets ; mais seulement dans l’œil qui les examine. La vie la plus simple est en soi un prodige de complexe. La simplicité n’est que le sommeil de l’apparence.

Un monde, où les sentiments sont portés au dernier degré de l’acuité et de l’ardeur, semble l’enfer de la souffrance et le paradis des fous. Là, où tout est intense, tout est excès. La règle ordinaire est abolie. L’ordre commun est l’ordre moyen. Et le moyen est l’espace du médiocre.

La mesure, telle quelle, est un élément de la vie ordinaire. La mesure, en art, paraît la vérité, comme la moyenne des statistiques. La mesure varie avec les grandeurs que l’on compare. Elle n’est pas la même pour les hôtes de l’Olympe et pour les captifs de l’Érèbe ; ni surtout pour ceux-là et pour les petites âmes de métier, dont la conscience vit en boutique. Âmes de métier, elles font nombre, comme les fourmis. Elles nourrissent les moyennes. Mais, à le bien prendre, la moyenne est fausse comme toute statistique morale. Car, chiffres et mesure ne révèlent que le monde de la quantité. La qualité est la règle suprême, ainsi que le lieu de tous les sentiments et de tous les actes en relation avec la conscience.

 

 

§

 

 

Le monde de la profonde conscience fait figure du rêve ; et même de la folie, quand il arrive, avec Dostoïevski, que les êtres vivants épient l’écho de leur propre chant, pour y donner un écho plus lointain encore ; quand ils font l’analyse de leurs passions, eux-mêmes, et qu’enfin ils ont conscience de leur conscience.

Dans Stendhal, cette merveilleuse analyse étant tout intellectuelle, même si le héros se prête l’oreille, on voit toujours, derrière lui, le plus intelligent des hommes qui est là, et qui écoute. Tout est clair ; tout est ordre ; tout est esprit. Chez Dostoïevski, ce sont les passions qui se passionnent et se dévorent à se poursuivre elles-mêmes, à se contempler et à se ressentir. Tout prend, dès lors, le caractère du rêve, ou de la folie. Mais ce monde de folie est la sphère d’une réalité suprême. La folie est le rêve d’un seul. La raison est sans doute la folie de tous. Ici, la grandeur de Dostoïevski se fait connaître : il est dans le rêve de la conscience, comme Shakespeare même, et Shakespeare seul, avec le seul Rembrandt. Tels sont les sommets de la conscience et de l’analyse, pareils aux plus hautes montagnes de la terre, en ce qu’ils bordent, comme elles, le rivage des plus grandes profondeurs. Sommets qui ne cachent pas deux ou trois autres cimes, entre lesquelles Dostoïevski.

 

 

§

 

 

Nulle puissance plus proche de la vie. Les grands rêveurs sont les grands vivants. Où ils semblent s’éloigner le plus de la vie, ils y touchent encore de plus près que les autres.

Tout est intérieur. Ce n’est même pas la pensée qui crée le monde, en le figurant. C’est l’émotion qui suscite toute vie, en la rendant sensible au cœur. Le monde n’est même plus l’image d’un esprit. L’univers est la création de l’intuition.

L’émotion créatrice est la seule et véritable connaissance. Comme elle naît à soi-même, elle fait naître les objets. Et tout est son rêve, comme elle se rêve. Le cœur est le moyen, et il est le lieu.

Voilà le nouvel art. Voilà, du moins l’art que je veux, celui que je cherche et celui que notre effort prépare, si le ciel y consent. L’art intérieur, qui manifeste toutes les splendeurs de la nature et de l’action, en les absorbant toutes : du dedans au dehors. Et tout ce qui est du dehors même, est au dedans.

Tel est cet art dont les prophètes me sont si chers dans le passé, et qui furent toujours si rares. Mais parce qu’ils furent en vérité, ils sont.

Je dirai plus, pour être compris de ceux qui sont déjà de l’ère nouvelle, et pour ne l’être pas des autres. Ce qui était le propre de la musique, jusqu’ici, sans le vouloir même, nous le faisons passer, selon les moyens de la pensée, et du langage, dans la poésie. Ils croiront qu’il s’agit d’harmonie imitative, de timbres et de sonnailles dans les mots, d’allitérations et d’autres fadaises ; toutes habiletés de métier, qui doivent toujours s’effacer de l’art, quand elles y entrent ; et qui ne cessent d’être vaines qu’à la condition de n’en pas être vain. C’est une autre musique et moins vulgaire que je pense, dont l’harmonie matérielle n’est que l’enveloppe. Plonger toutes les idées dans l’amour, et en donner l’émotion, non plus la notion telle quelle, voilà la musique que je veux dire. En un tel art, nous voulons que tout soit émotion, et que la preuve sera réduite à rien. Or, plus l’émotion est reine, plus il faut que l’art, son roi, s’en rende maître.

Le rythme de l’amour mène tout. L’intelligence est la charrue, non pas le grain ni la moisson. Ni l’éloquence, ni l’idée évidente ne sont le pain qui nourrit. Ce n’est plus la recherche ni la peinture de l’objet qui nous sollicite : mais l’évocation de sa forme et de toute la grâce qu’il recèle, de la magie enfin qui y est incluse, pour nous faire croire à la vie. Il faut que l’art nous séduise à la vie.

On ne croit à la vie qu’en ce qu’on aime, et dans le rêve de ce qu’on aime.

 

 

IV

PASSIONS ET MOMENTS

 

 

Son art ne vient pas de son mal. Mais il y a de son mal dans son art. Et puisque ce mal sacré n’a point tué l’art dans le malade, l’artiste s’en aide pour étendre son art. De mille épileptiques, il en est un seul qui ne soit pas imbécile ; mais celui-là a des lueurs que la santé ne connaît pas. C’est le miracle de l’esprit, qu’il peut faire son bien de la maladie même. Je ne me lasserai pas de parler pour l’esprit. Et spiritus adjuvat infirmitatem nostram, dit l’Apôtre. Il souffle où il veut ; et même dans le patient, que ces chiens de savants voudraient mettre à l’asile.

Malade donc, donnant parfois l’idée d’un fou, toujours bizarre, d’une humeur extrême, sujet à la tristesse et à la mélancolie comme à une passion ; tombant du rire strident, et d’ailleurs le plus rare, à la plus noire rêverie ; l’homme le moins sain, si la santé est cet état d’heureux équilibre où, ni le corps ne se plaint à l’âme, ni l’âme ne se plaint de tout le mal que le corps peut faire à l’esprit : Dostoïevski, tout de même, n’a été atteint d’épilepsie qu’en prison et au bagne. Il avait trente ans, alors, et trente années durant, qu’il lui restait à vivre, il s’est courbé sous la main dure qui atterre. Était-ce la véritable épilepsie, ou quelqu’une des formes nerveuses qui l’imitent ? En tout cas, les accès n’étaient point rares : il en a eu jusques à trois et quatre dans le mois ; parfois même, tous les jours.

Dostoïevski a vécu dans le mal sacré. Et ce mal lui a révélé la terreur sacrée, qu’il appelait terreur mystérieuse. Ce n’est pas seulement l’aura de la crise, ce souffle qui balaie le monde de la vision et de l’objet, pour en faire un tourbillon total, en giration autour d’une idée fixe. J’y reconnais le mouvement magique de la contemplation, le train de l’extase, cette révolution qui emporte l’homme tout entier dans l’effroi de la vision qui lui est promise, qu’il redoute et désire, de tout son être, dans le même moment. L’amour au comble obéit à la même incantation : l’amour qui, toujours, va au delà de son objet, et, dans l’homme, toujours au delà de la femme la plus aimée.

Mal sacré, mal de terre, comme on dit au village, perte du sens. Perte de soi, dans une étrange prescience, et même dans une divine possession d’autrui.

Aura quaedam frigida, un composé de sensations et de mouvement. Une haleine mystérieuse se met à ourdir une toile, qui sépare l’âme de tout ce qui l’entoure, sans pourtant l’en priver : un tissu complexe de passion et de possession, un abîme pour le sens propre, une obscure révélation d’univers.

Si l’on veut à tout prix que ce soit un mal, je l’appelle la maladie du trépied. C’est l’état des voyants, la condition même de la présence mystique. Car, ne croyez pas que cet oubli de l’étendue soit une absence, ni que les objets disparaissent parce qu’ils ne comptent plus un à un. Mais, au contraire, tout y prend sa juste place, et les formes de l’univers s’assemblent autour du seul point fixe. Voilà saint Paul, quand la parole attendue fond sur lui avec le soleil, au chemin de Damas ; et il entend, il voit, il sent, il est engendré par ce qu’il engendre ; il s’ouvre tout entier à la conception de son Dieu, que le feu darde sur son âme, et dont elle le pénètre comme à la pointe d’un glaive rougi à blanc.

Ce tourbillon emporte le sens même du mouvement, parce qu’il souffle sur le temps comme un grand vent sur la fleur de pissenlit. L’excès de la vitesse aplanit la totalité du temps : tout est profondeur, sous la pellicule éclatante d’un éternel et redoutable apaisement. Là, tout s’explique : et là, tout est conçu comme expliqué. L’homme n’est plus rien que sa passion parfaite, cette connaissance qui passe de bien loin la perfection du désir. Il n’est plus rien de soi, parce qu’il est la conscience de son monde. Il est sa propre fin, il en est pénétré, et il la pénètre. Il n’est plus le misérable volant de l’énergie qui l’anime ; il se fond dans cette énergie même, il en est le noyau, le centre stable et l’explosion universelle.

Les témoins de l’extase comptent par minutes et par secondes, ce que le sujet sacré ne saurait pas compter, sans l’anéantir avec soi-même. Mahomet disait qu’en un de ces instants, il déplaçait les montagnes et empilait les siècles, pour en faire la coupe unique où il buvait. Dostoïevski a pratiqué ces excès. Il en avait l’angoisse. Crainte qui se double d’une terreur mystique, dans l’ordinaire de la vie : non pas seulement parce qu’on attend le retour de l’extase ; mais parce que l’âme qui a visité la profondeur ne peut plus vivre que dans les grands fonds : elle y plonge tous les objets de la vie, toutes les pensées et tous les actes. La profondeur est sans repentance comme elle est sans pardon. Qui a senti une présence éternelle, ne veut rien connaître qu’en fonction de l’éternité. Et, tel il y aspire, tel il s’obstine à rêver, si on lui dit qu’il rêve.

 

 

§

 

 

Je compare la marche de l’épileptique vers la crise, au mouvement de Dostoïevski vers la profondeur.

Jamais sa pensée ne bégaie, quoiqu’il semble : elle dénombre, elle palpe l’infiniment petit ; atome après atome, elle essaie l’analyse, comme les antennes de l’insecte explorent le pollen grain à grain. On croirait qu’il hésite, parce qu’il va et vient, et qu’il titube dans le labyrinthe ; mais il ne perd jamais de vue le caractère : il en est ivre, plutôt ; il en saisit, il en goûte, il en pompe tous les aspects, et les dégorge.

Il faut qu’il débrouille le nœud des sensations et des mouvements obscurs, qui font le corps du sentiment dans les ténèbres. Il cherche tous les fils, un à un : il les tient, à la fin ; mais toujours, il va de l’un à l’autre, en se dirigeant vers le bulbe de la racine. Un infaillible instinct lui sert de guide.

Sa ligne paraît incertaine et lente : c’est la courbe vivante, faite de petites droites en nombre infini. C’est pourquoi Dostoïevski ne conte point : raconter, c’est tout de même déduire. Le dialogue seul, ou le colloque, peut rendre tous les moments, les incidents et les inflexions de la courbe intérieure. Les grandes œuvres de Dostoïevski se font elles-mêmes dans notre esprit, à mesure que nous les incarnons à notre rêve. Elles naissent de toutes les touches et de toutes les nuances qu’elles peignent en nous. On ne comprend Dostoïevski, chacun qu’à raison de sa propre vie intérieure. Jamais poète ne donna moins à l’entendement seul et à la simple notion. Ses chefs-d’œuvre sont des moments, que le dialogue épuise, en épuisant totalement les caractères : moments choisis, d’ailleurs, où toute une vie fait masse, à peine reliés les uns aux autres par un brin de récit.

La descente de Dostoïevski dans les émotions inconnues tient du calcul et de la découverte. Elle est toute en pressentiments, en essais, en allusions, en prodromes, les uns prochains, les autres qui se perdent dans un éloignement immense, mais dont l’approche est certaine, dès qu’ils ont paru poindre à l’horizon de la conscience. Et le ciel de l’inquiétude règne au-dessus de la forêt.

L’insomnie y erre avec ces bonds lassés qui la jettent, parfois, dans les trous d’un sommeil accablant. Là se forme le rêve, où le moi, de plus en plus aigu, recule de plus en plus dans l’ombre, pour soi-même. Alors, ce moi souffrant est comme le point d’ardeur sacrifiée, le sommet qui projette tout le cône de la vision ; et l’univers entier de l’émotion entre dans les secteurs de la lumière. Pour bien lire Dostoïevski, il faudrait se souvenir de ce qu’on ne connaît pas encore : la passion fait ainsi, qui, dès la première vue, pressent dans l’objet aimé tout ce qu’elle en ignore ; et mille traits, qui échappent d’abord, entrent pourtant dans l’âme qui butine et qui mire l’objet de sa passion. De tous les poètes, Dostoïevski est celui que je peux le plus et toujours mieux relire.

Il se peut que la maladie ait préparé Dostoïevski à ces états les plus rares de l’intuition, où l’élément pensant et l’élément sensible naissent l’un de l’autre, où l’on touche dans le sentiment la pensée à l’état naissant, où le sentiment se lève, comme l’aube douloureuse, dans le chaos nocturne des sensations.

 

D’abord, l’absence de soi.

Puis, la descente en convulsions dans l’abîme.

Or, chaque sentiment est un abîme pour l’âme. Mais, entre tous, l’amour.

Qu’appellera-t-on l’âme, sinon l’organe de la connaissance ? Je garde ce nom décrié au seul objet qui jamais ne me lasse.

De la sorte, le cœur est rétabli dans sa prérogative. Il a le privilège du prince, que sa déchéance même ne saurait prescrire.

La véritable connaissance fonde le monde de la charité, et elle seule. On ne saurait rien connaître à moins d’aimer. Et ce n’est pas connaître que de savoir et n’aimer point.

La vie entière est cette femme voilée, que l’homme cherche, dont il fait son épouse, et cognovit eam, l’ayant aimée.

Voilà cette pâleur, ce tremblement qui précède l’embrassement de l’époux. Et sa crainte, peut-être, et son dégoût. Voilà l’homme voué à la connaissance : il est d’abord cadavre à soi-même. Sa chair éclate en rébellion, et se dissocie d’avec lui : elle se fait discorde. Elle bave, elle se vide, elle vomit ; elle s’étrangle, elle se souille ; elle veut fuir l’esclavage qu’elle pressent. Elle ne veut pas se perdre dans le voyage des ténèbres ardentes. Et, parce qu’elle résiste, elle est abandonnée.

Ô terreur ! Elle est laissée là, comme une guenille vile, par l’âme au seuil de la connaissance. Elle est là, comme une peau de rat, crevé de la peste, dans une rue de Chine ; et la foule est autour, le peuple des hommes ou le peuple des vers.

Et quand la chair retrouve l’esprit, qu’il daigne rentrer en elle, et la combler de sa présence — ô Dieu, je te recouvre ! — la serve conscience hésite : elle va lentement, par le dédale ; elle vacille, comme épuisée ; elle tâte les murs de la prison ; elle compte les pierres, et les mousses, et les araignées, et les insectes hideux, et les larves dans les fentes. Elle reconnaît son chemin, en ne négligeant pas un signe, en renouvelant les plus humbles démarches par l’ingénuité des pas qu’elle tente : elle découvre, comme si elle venait de naître, ce qu’elle a connu et pratiqué naguère, mais dont elle a perdu le souvenir.

Et telle est aussi l’allure de Dostoïevski, quand il explore un sentiment ou les raisons d’un acte. Pareil à la main invisible et souveraine, dont le tact allume la vie, il suscite ce qu’il retrouve ; à mesure qu’il en énumère les éléments, il les anime et il les organise. La grande création des caractères est un dénombrement de l’âme par un créateur en passion.

Ils sont redoutables, ces moments qui ont le goût et le sens de l’éternel. Et il est fatal qu’une sorte de mort suive un instant de vie divine. Il faut au moins payer d’une mort temporaire ce vol au delà du temps. Il faut perdre connaissance, pour racheter la terrible faveur d’avoir eu, un moment, la toute connaissance.

Au fond, il n’est pas vrai qu’on puisse tenir l’équilibre entre la chair et l’esprit. Toujours l’un des deux l’emporte. Dans tous les grands poètes, la matière est vaincue. Plus ils aiment la chair, plus ils la craignent. Ou bien, ils s’en défient. En vérité, qu’est-ce donc qu’un art qui n’est pas idéaliste ? Mais qu’est-ce même qu’une pensée ?

 

 

§

 

 

Comme il est en amour, voilà le grand secret de l’homme, et que l’artiste cache le plus. Ce secret connu fait connaître le reste du caractère. Je ne pense pas seulement à l’amour de l’artiste pour son Dieu et pour son art ; mais à son amour de la femme, à toutes ces pensées de la chair, que la conscience ignore et que le cœur nourrit, sans toujours les nommer, dans un espace de mystère. Et souvent, le secret de l’homme n’est pas dans ce qu’il livre de soi à l’objet de son amour, mus beaucoup plus en tout ce qu’il réserve, en ce qu’il dissimule, qu’il ne laisse jamais voir et ne confie à personne.

De livre en livre, Dostoïevski fait un ménage bizarre avec les femmes. Quelles noces tristes et ardentes que les siennes ! Je cherche en lui la clé de ses chefs-d’œuvre. Sa vie n’a pas osé tout ce que ses œuvres accomplissent. Ses œuvres n’ont plus d’obscurité, quand on les éclaire de sa vie.

Il avait fait un mariage étrange, en Sibérie, avec la veuve d’un médecin, une femme malheureuse et déjà un peu vieillie : mariage comme on en voit dans ses romans, noces de la compassion et du délire, un mélange de pleurs, d’hystérie, de souffrances et de remords. Dostoïevski et ses héros se marient comme on choisit la plus longue torture en tous les genres de supplices. Il s’agit de prendre la croix, et souvent sans espoir.

Le désir n’y est qu’un attrait de plus au sacrifice. La chair, même faible, ne cherche pas son plaisir, mais son épreuve et sa tristesse.

L’âme se donne sans joie, non pas comme à une promesse de bonheur, mais à une sorte de misère déchirante, à une fatalité de son choix. Ce serait peu si, n’espérant pas le bonheur pour soi-même, on gardait l’illusion de le donner à un autre que soi. Mais il n’en va pas ainsi. Les mariages de Dostoïevski achèvent une infortune qui n’eût pas été complète, si les amants ne se mariaient pas, mais qui les eût menés à la folie, s’ils n’avaient pas résolu d’accomplir leur malheur. Car telle en est la fin : les mariages de Dostoïevski sont des malheurs accomplis. Au fond, il est contre la chair jusque là, que rien ne lui doit réussir, ni ce qu’elle obtient, ni ce qu’elle eût tant souffert de ne pas obtenir. Elle n’atteint que sa misère. Et c’est tout ce qu’elle mérite.

 

Il a, pour les femmes, une tendresse brûlante et douloureuse. On dirait qu’il a besoin de souffrir par elles, et qu’ayant horreur de les faire souffrir, il n’ignore pourtant pas qu’il leur sera toujours une occasion de souffrance.

Un désir d’elles comme infini, et une crainte d’y toucher, une terreur d’y satisfaire. Une peur d’elles toutes est en lui, et c’est par là surtout qu’elles l’attirent. Il ne pouvait sans doute pas se passer de la présence féminine ; et sans pouvoir faire, en rien, le bonheur d’une femme, il lui fallait rêver qu’une femme fit le sien.

Son premier mariage est affreux : il pue la laideur et le taudis. C’est un amour grabataire. Là, Dostoïevski a voulu son propre sacrifice. Il a cherché un châtiment ; il a expié un péché que je sens, que je vois, et que je ne veux pas dire.

Plus tard, à peine veuf de cette veuve, il prend pour femme une jeune fille. Il a la passion des jeunes filles, et nul n’a su jusqu’où. Il est de ceux pour qui l’innocence et la prime jeunesse sont la fleur dans la fleur, la mandarine dans l’orange, et l’amour de l’amour.

Le prince Muichkine est, en amour, Dostoïevski lui-même. Il aspire à la volupté la plus fine des femmes, à ce sourire entre chair et cœur, qui est le charme des jeunes filles ; il songe aussi, avec elles, aux douceurs des amants, si des enfants pouvaient l’être, s’ils pouvaient donner des caresses délicieuses, ou si les amants en pouvaient recevoir d’innocentes.

 

Je considère avec terreur la vie d’une femme avec un tel homme, et la vie d’un tel homme avec toute femme, quelle qu’elle fût. Il ne peut lui céder que son ombre charnelle, avec toutes les misères qui y sont appendues, comme autant de membres blessés à travers des haillons. Pour le reste, il garde un éternel silence. Il ne le rompt que pour se ruer en transports de peine et de passion. Peine ou passion, elles ne comprennent guère que celle qui les concerne.

De tels hommes, leur joie est toujours muette, tant elle compte peu. La douleur seule est éloquente.

Il faut qu’une femme souffre avec lui. Il le faut, dis-je ; parce qu’il sait que telle est sa vocation, si elle est vraiment femme. Il faut qu’elle souffre ; et il faut, lui, qu’il souffre de la faire souffrir. Ainsi se reconnaissent les sexes, et ils s’aiment à la fin. L’amour est inné à cette pratique. Sans quoi, le plaisir égoïste masque tout.

Quelle patience, dans une femme, pour supporter la souffrance qui naît d’un tel homme ! La patience d’une femme est sa force. Sa bonté, sa vertu. Quel courage, en elle, pour garder sa foi à la vie ! Pour lui, si elle l’aime, il faut qu’elle y ait foi, l’eût-elle perdue pour elle-même. Elle ne peut pas trahir la volonté d’un tel homme ; elle ne peut pas oublier l’enseignement unique de son œuvre : que la foi dans la vie, coûte que coûte, est mère inépuisable de toute beauté.

Il est dur d’être femme. Mieux la vaut être pourtant, qu’une de ces grosses prostituées qui font des livres, entre Paris et Nice, avec leur haine de l’homme, en se léchant elles-mêmes dans un miroir. Et parce qu’elles sont l’ignominie de l’amour propre, elles se croient des artistes. Non pas à Laïs grattant ses boutons, mais à elles, est dû le châtiment de tremper, l’éternité durant, dans la fange de leurs ulcères et la crème de leurs excréments, les grâces qu’elles se sont trouvées, et les hideux plaisirs qu’elles y goûtèrent[14].

 

 

§

 

 

Parce qu’il les a vu souffrir, et qu’il a fait souffrir les femmes, tout en souhaitant avec passion de les élever et de les guérir, Dostoïevski les connaît mieux qu’un autre.

Il les voit tantôt cruelles comme le reproche de la chair, tantôt plus douces que le lait nourricier dans la bouche, mais toujours toutes folles : folles d’égoïsme, ou folles de se donner, folles de tuer l’homme, ou folles de s’immoler à lui.

Il connaît leur passion unique, cette attente éternelle où elles s’agitent : elles sont là, toujours la même Ève endormie, qui attend que le doigt de son Dieu lui communique l’étincelle, et l’appelle à la vie.

Et dans cette éternelle attente, il devine toujours leur éternelle déception, leur désespoir éternel : il faut vivre pour elles ! Elles peuvent donner la vie, mais non l’avoir ! Il faut leur souffler le feu, qui est toute la vie de l’âme ; il ne faut jamais laisser tomber cette flamme immortelle et fragile. Et comme il est fatal qu’on ne la puisse pas toujours nourrir pour elles, il faut qu’elles lamentent la duperie du don total qu’elles ont voulu faire d’elles-mêmes à l’homme et à l’amour.

Il a donc soupçonné leur ardeur cruelle, ces rancunes glacées qui menacent le foyer de la tendresse et du désir. Il a laissé comme une ébauche de cette âme sensuelle, de ces pudeurs perverses, de cette luxure innocente et virginale, qui tremblent dans le sentiment des jeunes filles, et que les fureurs de la femme coupable attisent comme un inextinguible regret.

Tout est passif en elles. Leur sacrifice a parfois la violence d’un appel égoïste à la violence qu’elles repoussent. Elles mettent, à être prises, une espèce de brûlante complaisance, pour en faire plus tard un reproche sans pitié. Elles sont bien, dans leurs parfums acides, la fleur qui exige le pollen, et qui réclame d’être fécondée, tandis qu’elle a l’illusion de s’y résigner seulement. Elles sont aussi le fruit qui espère le soleil pour mûrir ; et qui veut maudire la maturité, dont sa pulpe est avide.

Attendre, toujours attendre ! pour n’être jamais exaucée ! Telle est la femme.

 

 

§

 

 

Il est plus d’un homme, ce Dostoïevski : et d’autant plus, qu’il est plus Dostoïevski. Plus d’un homme, et plus d’une femme.

Tous ces hommes, en lui, et toutes ces femmes, sont chacun totalement soi-même ; et pour un temps, sans lien aux autres. Le moi se multiplie de la sorte. L’homme, qui a reçu ce don fatal, porte naturellement dans la vie et dans ses œuvres les formes du rêve.

Dostoïevski, si divers et si un, conçoit l’amour avec deux ou trois femmes, ou plusieurs : car y a en lui deux ou trois ou plusieurs hommes pour toute femme qu’il aime. Soit qu’il la désire en sa chair, soit qu’il voue en elle un culte à quelque rare idole ou à la vierge. Profusion de l’amour, partage qui répond à un besoin puissant et mystérieux. Il lui faut l’âme, avec la chair ; avec la joie, il lui faut les larmes. Et dans l’ardeur de la femme en fruit, il lui faut aussi la jeunesse, la fleur ou l’enfance même.

Il n’est pas loin d’admettre deux ou trois hommes pour la même femme, parce qu’il les trouve en lui ; et tous les trois, en lui, ont besoin de la femme qu’il aime. C’est de ce fond obscur que se lèvent les héros étranges de ses livres : à tous ensemble, dans le même amour, ils n’en font qu’un, qui est lui, Dostoïevski. De là, cette patiente analyse, qui ne considère une face du caractère qu’en fonction des autres faces. De là, enfin, l’accord dans la vie, et surtout dans l’extrême amour, de ce qui est contrariété inintelligible pour l’esprit.

 

Le désir de cet homme pour la jeune fille tremble, comme un œillet de feu dans un parterre d’épis et de lourdes corolles. La passion de l’innocence, l’élan vers la forme virginale, cette essence d’ardeur, si puissante et si subtile, qu’une goutte répandue en parfume tout autre amour, et se révèle jusque dans l’amour le plus infâme, jamais Dostoïevski n’y résiste. D’ailleurs, la jeune fille n’est qu’en nous.

Selon moi, il cherche la vierge en toute femme ; il ne peut aimer qu’elle. Cette prédilection l’emporte ; elle le ravit au troisième ciel, ou elle le fait descendre jusqu’à cette fureur vernale, où la convoitise de l’homme s’adresse à l’enfance. Il y va, non par vice, mais par vertu de passion pèlerine. Ô que je ferai peu comprendre cet excès aux serfs du brutal appétit.

Dans l’homme insatiable d’amour, une passion palpite, qui domine sur tous les désirs : d’avoir un amour, où toutes les amours se confondent et s’enlacent. Il est femme et il est homme ; il est amant et il est père ; il est de chair pour son âme en folie ; il est tout âme pour le délire de sa chair. Et il veut l’innocence, parce qu’entre toutes les essences de l’amour, elle est irréparable. Il me souvient de Wagner, qui penche, avec un zèle du même ordre, à multiplier l’amour des amants par la parenté, et qui ne s’arrête pas aux degrés défendus. L’amant est le frère de son amante. Siegfried est presque le fils de sa bien-aimée, et pensant à elle, toujours il pense à sa mère. Kundry vole un baiser filial aux lèvres de Parsifal pantelant.

 

On me dirait de Dostoïevski qu’il a fait ménage avec une petite fille, je n’en aurais point de surprise. Et j’en suis sûr, si laissant ici le plan des faits visibles, j’entr’ouvre les annales de l’homme secret.

Ne croyez pas qu’on soit plus sensuel, à mesure qu’on est plus passionné. Il peut arriver que la fureur des sens croisse avec la passion. Mais l’imagination passionnée est sujette aussi à une sorte de charnalité idéale. Rien ne transpire de ses ivresses ; et l’ardeur sensuelle s’épuise à chercher la difficulté. Qu’est-ce souvent, que l’artiste, surtout dans l’art des caractères, sinon une imagination amoureuse des formes, jusqu’à l’oubli de toute règle ?

Dostoïevski est bigame, pour le moins. Je ne parle que des intentions. La passion rencontre rarement son objet ; encore moins trouve-t-on les deux ou trois femmes qu’on désire dans la même.

La pitié pour la femme qu’on aime moins qu’on n’est aimé est une terrible passion. Elle mène, parfois, à la mort plus sûrement que l’autre. Ainsi, l’ardeur du sacrifice de soi passe infiniment l’ardeur que l’on met à se sacrifier les autres.

Il les voudrait toutes les deux : l’une pour lui, et lui pour l’autre encore. Taciturne secret que Dostoïevski confesse : se donner à la femme qui nous aime et qui attend de nous son salut ; et prendre la femme que nous aimons, dont nous attendons la joie ; celle que la passion fait vivre et celle qui la tue. N’est-ce point, au soir ténébreux de l’Idiot, les deux hommes, le mari et l’amant, la victime et le bourreau, que l’on voit veiller la même femme, qui fut double et qui est morte, victime elle aussi et bourelle ? À la fin, la joie qu’on exige et le salut qu’on dispense se confondent dans l’insondable peine.

 

 

§

 

 

Quelle est donc cette recherche de la douleur, dans le sentiment qui promet le plus de félicité à l’homme, selon la nature ? N’en est-ce pas, plutôt, la fatalité dans la conscience ? Plus on y pense, plus il semble que l’homme et la femme ne sont pas faits pour la vie commune. La passion, plus ou moins longue, n’est point un état de durée. La passion, comme le drame, vit de combat et se dénoue par la mort.

Pourtant, l’homme et la femme, plus ils s’aiment, plus il leur est fatal de vivre ensemble et confondus. Au génie de l’espèce, qui ne s’inquiète que du moment, se substitue le génie de la tendresse, qui prétend accorder les éléments contraires, et faire un état durable d’un état passager. Une telle violence à la nature ne va pas sans douleur. Et je dis qu’elle est nécessaire. L’amour humain se distingue, par là, de l’amour naturel aux autres créatures, et même à la plupart des hommes, si l’on en juge à tant de misérables couples.

Pour qu’un homme et une femme se puissent souffrir, il faut qu’ils souffrent l’un de l’autre. C’est la loi. Je parle de l’homme accompli en conscience.

L’accord ne vient que du sacrifice. Celui qui aime le plus, souffre le plus. À l’ordinaire, la femme reçoit la part douloureuse ; et souvent, elle choisit d’en jouer le rôle. Mais le meilleur homme ne le lui laisse pas.

En amour, le cœur est trop avili, s’il ne souffre. La souffrance seule nous rétablit dans notre dignité d’homme. Quel est l’amant profond qu’Amour n’abaisse pas au pardon des pires offenses ? Il faut grandement souffrir de la femme, pour rester digne de soi dans l’amour qu’on lui consent, et même dans l’amour qu’elle nous accorde.

Et ce n’est pas assez des natures qui s’opposent, dans l’homme et dans la femme. Quand les cœurs sont complices, c’est le destin qui ne l’est pas. La misère, la maladie, le deuil, tout ce qui menace chaque homme sous un masque fatal, dans l’amour se démasque, et, entre amants, pour l’un prend visage de l’autre.

 

L’amour est ce qui nous sépare le plus des Anciens.

Notre passion n’est si ardente et si pleine, que pour faire en nous l’union des deux mondes : le cœur chrétien habite la chair païenne ; et la chair païenne hante le cœur chrétien.

C’est notre amour qui nous démontre que nous ne diviserons pas un monde en nous de l’autre, sans nous réduire de la totalité.

Le mystère de l’amour est celui de la douleur même. Je ne crois que les amours souffrantes. La douleur n’est pas la maladie : la douleur est un enrichissement. Psyché n’aurait pas perdu son Dieu, si elle l’avait réveillé dans l’insomnie de la peine, et non dans le sommeil du plaisir. Moins la douleur, l’amour n’est que l’ombre de lui-même.

Les Anciens ignoraient la douleur, puisqu’ils croyaient la vaincre. Et nous, nous devons la sauver.

La douleur n’est point le lieu de notre désir, mais celui de notre certitude. Les Anciens sont trop charnels. Je ne prétends pas que nous devions faire élection de la douleur. Tant s’en faut, qu’on doit tout faire pour s’en tirer. Mais il faut la connaître. L’homme véritable n’est pas le maître de sa douleur, ni le fuyard, ni l’esclave : il en doit être le sauveur.

Sur la passion chrétienne qui a tant donné d’échos et de profondeur à la vie, c’est à nous d’élever une vie nouvelle. La grandeur seule en fera la joie. Car, où est la vie, est aussi la joie, même dans les supplices. Vivre, c’est avoir joie, à quelque prix que ce soit. Ni la grandeur, ni la beauté ne sont valables sans souffrance. Ainsi l’homme ne va plus sans une tristesse intérieure, qui donne du prix à tout ce qu’il sent comme la rosée des larmes à un merveilleux visage.

On ne saurait se vanter, ni de ramener l’homme à un âge qu’il n’a plus, ni d’abolir en lui aucune des puissances que le passé y a mises, et qui lui étaient nécessaires, puisqu’il se les est données. La douleur est une auguste puissance.

Au lieu de rien détruire, il faut tout accomplir en nous, et y tout achever.

La passion chrétienne, s’il fallait la justifier, je dirais qu’elle a créé l’amour, par le prix infini que la douleur y attache. L’art est un excès du même ordre, si on le compare au jeu. L’amour n’est qu’une flamme jeune, qui brille et qui se consume, chez les Anciens. Notre amour est un feu qui dure, et qui exige de durer, un brasier qui ranime ses flammes à mesure qu’il les dévore, une ardeur qui nourrit toute la vie. L’Amour des Anciens n’est que l’enveloppe du nôtre : aux sens est ajouté le cœur.

 

 

V

LA PROFONDEUR RUSSE

 

 

Passions du fond caché, lames de fond : le plus souvent, elles dorment ; mais il arrive, soulevées, qu’elles emportent les rives de la paix commune.

Vous ne savez pas jusqu’où peut aller l’amour de la vie dans les êtres profonds, nés pour la souffrance, et qu’elle y attache. Il les porte à tous les excès, que vous appelez des crimes, selon votre droit. Ni les Juifs charnels, ni les Yankees ne pourront jamais l’entendre : ils sont trop asservis à leurs idoles : les Juifs, dans leur esclavage des biens terrestres, et selon leur inclination à en jouir commodément ; les Yankees, dans leur brutal mensonge d’automates, à deux ressorts d’agitation vaine et de vaine morale. Donner sa vie, et même prendre la vie des autres, sans en peser exactement la valeur aux poids de la raison, de l’agrément et du succès, voilà l’honneur mystique. Dostoïevski, qui a toutes les sortes d’honneur, hormis celui de vanité, sent l’honneur mystique au même degré qu’un saint apôtre.

L’amour de l’amour fera, d’un homme à la Dostoïevski, le bourreau d’une femme et le jouet d’une autre. Mais, pour toutes les deux, il n’aura que des caresses dans l’âme, et toutes de son sang.

La passion de l’innocence le poussera, peut-être, à vivre en amant avec une petite fille. Non pour la corrompre, que le ciel en soit témoin ! pour approcher sa fraîche pureté et s’y purifier soi-même ; pour la connaître : on ne connaît que dans la possession, et toute possession touche au crime, hélas ; pour l’accroître de ses propres larmes, cette adorable innocence. Enfin, pour y retrouver la sienne.

Jamais assez de bonheur ! Jamais assez de joie ! Et toujours dans la tendresse. Et le rire dans les larmes. Car où est-il le bonheur, sinon dans la folie de tout ce qu’il nous coûte ? L’âme souffrante est seule égale à cet insatiable appétit. Et elle n’est point, si d’abord elle ne soupire.

A-t-il des regrets et des remords, Dostoïevski, lui qui va si loin dans l’art cruel de se connaître ? Il s’en donne toute l’apparence. Mais remords est un gros mot, qui cache et qu’il devrait définir. Dostoïevski a le désespoir de ne jamais atteindre ce plein de la passion qu’il poursuit. Suave désespoir, déception terrible, espace du désaveu, déserts de l’entier délaissement de soi-même. L’unique passion est, en somme, la passion de la plénitude.

Un artiste créateur voudrait presque participer, de moment en moment, à la création universelle. C’est pourquoi il se déteste, en vain, lui-même à l’infini : il ne se méprise pas. Il peut, au contraire, mépriser beaucoup les autres : et sans jamais les détester, pourtant. Il est, en lui, une ardeur éternelle pour le noyau du fruit. Tous les crimes pourront hanter son âme : elle ne saurait rien perdre de sa pure volonté, qui est de ne pas nuire, ni de sa primitive convoitise, qui est l’innocence, après tout. Elle n’aspire qu’à saisir l’objet vivant, à l’adorer en lui-même, à le posséder jusqu’à le détruire. Enfin, je dirai qu’elle veut le tuer, cet objet d’amour, pour le recréer ensuite aux dépens de sa propre vie.

 

Dostoïevski n’est pas du tout Rousseau étalant ses misères, et bravant à mesure qu’il dit : « Vous êtes plus misérables que moi ; et je vaux mieux que vous, du moins en ce que je vous montre que je ne vaux rien. »

Pour lui, Dostoïevski, il vaut un grand prix ; et tous valent le leur. Il touche le fond, qui est la valeur même de la vie, comme au-dessous des océans, pourvu qu’on jette assez la sonde, c’est toujours la solidité immuable de la terre ; et toutes les mers ne sont qu’une robe de rosée sur l’écorce.

Dostoïevski ne réprouve que la méchanceté sans amour. Le désir lui est sacré, pour peu qu’il porte flamme : le désir même impur. Pour lui, il n’y a rien de médiocre en soi : parce qu’en lui, même les forfaits de la chair, tout est cœur et âme, ou, du moins, en recèle. Rien n’est vil, à ses yeux, sur la terre, que les peuples et les hommes sans âme. Verser dans tous les péchés, au besoin, pour être capable de les tous expier, les eût-on même caressés, dans le brasier que le cœur alimente. Où est l’amour, là est la vie, encore un coup. Où est la vie, là est le bien. Voilà pourquoi il est si bon d’expier l’erreur incluse au crime : tout châtiment est injuste, et l’œuvre du démon dans celui qui l’inflige. Juste et salutaire, dans le coupable qui l’accepte : car son cœur le réclame. Ou avoir la force de se punir soi-même ou être puni. La vie, perdue dans la faute, se retrouve dans l’expiation. Le crime égare le cœur, et n’a peut-être pas d’autre horreur que cet égarement.

Dostoïevski a souvent paru méchant homme, et il a passé pour envieux. Un être trop aigu semble toujours méchant. La force blesse. Le regard qui pénètre les cœurs est un poignard pour eux : on lui en veut de la piqûre, fût-il de la pointe la plus fine, et quand il l’émousserait dans l’effusion des plus tendres larmes. Les hommes refusent d’être devinés. Encore moins acceptent-ils qu’on les révèle à eux-mêmes. On ne les dépouille pas sans leur faire violence ; et ils gémissent de se reconnaître. Dostoïevski ne ménage rien. Le mensonge, qui est au fond de la nature humaine, l’irrite jusqu’à la rage. Il est celui qui se mesure avec tout vainqueur selon le monde, quel qu’il soit ; et il le frappe, il l’atterre, il l’écorche vif. Il condamne tous ceux qui osent porter condamnation sur la créature. Il ne juge que les juges.

Fait pour la solitude, ou pour tout un peuple, mais non pour se plier au goût de quelques-uns, qu’il veuille plaire ou qu’il veuille blesser, il ne se contient jamais. Ses pleurs sont aussi prompts, que son éclat de rire bref et toujours étonné. C’est lui que j’entends dans le salon des Épantchine, quand le Prince Innocent, dévoré de sympathie, effraie tous ses amis, exaspère sa fiancée, et court avec une telle allégresse à sa mort sociale.

Il pouvait être exquis ou cynique, par un désir égal d’être soi-même, de plaire à qui lui plaisait, et de déplaire à qui ne lui aurait plu jamais. Et comme il traitait les gens tête à tête, le public est traité par ses livres.

Piqué d’amour-propre, dans l’extrême ivresse de ses sentiments, plutôt que dans l’orgueil de ses pensées, il se portait à cet excès qui offense le plus les autres : qui est, eux présents, de les oublier. Ou bien, s’il pouvait croire à leur sympathie, il les associait à sa passion, il se les y incorporait, il les baignait dans le torrent de sa ferveur. Perdant toute retenue, avec un sens raffiné pourtant de la mesure sentimentale, il ne prétendait pas convaincre, mais faire aimer l’objet de son amour ; et, sans doute, il y mettait d’autant plus de caresse ou de violence, qu’un tel désir enveloppe la convoitise que l’on a de tout amour. Alors, il précipite les paroles, il lève les vannes, il lâche les écluses de sa raison passionnée. Il est hagard. Il fait peur. Cet homme, au cœur désespéré d’amour, a les bonds et les griffes du chat tigre. Il en avait aussi les doux miaulements, les tendresses morbides et le velours. Ha, quel don des larmes, des saintes larmes ! Quel élan aux pleurs ! Comme il ouvre la source intarissable, la fontaine aux affligés, qui sont, dans le désert, tous les pèlerins du cœur, que la soif tourmente entre l’aridité du ciel et la sécheresse des sables !

 

 

§

 

 

La force du style emporte tout. Mais la profondeur du sentiment enferme tout, et le style même.

Avoir les mêmes larmes ! ne serait-ce pas le dernier mot de l’art ? Les cœurs musiciens sauront m’entendre.

Je dirai que la dureté de Dostoïevski à l’égard des étrangers et des Juifs est une raison de style : Ils n’ont pas les mêmes larmes. Il déteste tous les peuples de l’Ouest ; il se moque de l’Occident. Forcé de vivre en Suisse, en France ou en Allemagne, il étouffe. Tout lui est vide, quand il quitte la Russie. Il se venge sur les étrangers du dégoût et de l’ennui, qu’il respire avec eux. Mais il est capable, à Pétersbourg ou à Moscou, de leur rendre justice. Il les veut employer au bien de la Russie, à la condition qu’ils s’y prêtent. Or, ils s’y refusent, et même ils haïssent les larmes russes, bien loin de mêler leurs pleurs aux pleurs de ce grand visage.

Voilà comment tout finit, chez Dostoïevski, par la condamnation des Juifs. Au lieu d’être Juifs en Russie, que ne sont-ils Russes en Judaïe ? Mais ils ne seraient plus. Entre Dostoïevski et les Juifs, il y a la même querelle qu’entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Le second abroge l’autre, puisqu’il l’accomplit. Le mort enté sur le vivant corrompt le vivant.

 

 

§

 

 

Enfin, Dostoïevski est joueur. Et d’autant plus, qu’il perd toujours.

Pourquoi joue-t-il ? Dans l’homme malheureux, qui est deux fois passionné, le jeu prend toute sa force. On joue pour jouer, et l’on joue pour gagner.

J’ai souvent dit que la loterie, ou le coup de dés, me semble le plus honnête moyen de faire fortune. Pour ceux, il va de soi, qui n’ont point le génie à faire fortune. Et il est vrai qu’ils ne la font pas. La morale est donc satisfaite.

Ceux qui ne croient pas au sort n’ont jamais regardé la vie. Le hasard est le nom public de la fatalité. Le jeu est la consultation populaire du destin. Œdipe joue sur la route de Thèbes. Oreste naît joué. Les Anciens, grands connaisseurs de l’action, n’ont pas de doute là-dessus. Ils en viennent jusqu’à tricher avec la chance, pour garder un atout contre la série noire : tel est le sage Polycrate de Samos, lequel fait en vain une part au malheur : comme il est juste, sa réserve ne le protège point. Le destin n’entend pas qu’on le flatte. Il punit l’un pour son humilité, et l’autre pour son insolence.

Dostoïevski, inquiet en tout, devait avoir l’âme au jeu. Il jouait ses six derniers roubles, comme on sème dans les champs d’Eldorado, pour en récolter dix mille, payer toutes ses dettes et sortir de la gêne. Persuadé que le gain est toujours possible, pourvu que le destin y consente : il ne faut qu’un instant d’oubli, après tout ; il suffit que la male fortune regarde ailleurs, un clin d’œil, et l’on gagne. Bien pensé, et d’autant mieux que la sueur d’effroi fait encore la part de la mauvaise chance.

Celui qui perd toujours n’a pas de raison pour ne pas toujours tenter l’aventure. L’orgueil le veut ainsi, et le sens du juste. Dans le joueur d’un certain ordre, il y a un homme passionné de justice. Toujours perdre l’irrite. En principe, on ne doit pas perdre plus souvent que l’on ne gagne. La foi s’en mêle, et l’on s’obstine. Cet amour-propre n’est pas ridicule, parce qu’il est fondé sur un culte ingénu de la vie. L’homme malheureux joue pour sortir du malheur ; mais il joue encore pour forcer le bonheur qui le fuit. Le jeu est une interrogation de la fortune. Et plus elle refuse de répondre, plus on l’interroge.

Si je gagnais toujours, je voudrais jouer pour perdre. Comme il est plus ordinaire de toujours perdre, on joue pour gagner, ce soir ou demain, ou la semaine prochaine, ou quelque jour, enfin. Je gage, en jouant, que Dostoïevski priait.

 

 

§

 

 

Qu’il manque de dignité avec noblesse ! Qu’il s’élève bien au-dessus des usages ! Comme il en tient justement compte, en n’en tenant pas compte, en faisant fi de ce qu’on attend de lui ! Quel profond honneur le dispense de satisfaire à l’honneur selon le monde, cette suite infinie de petites bassesses, que recouvre un masque d’impudence banale, peint aux couleurs d’une politesse propre à tout usage[15] !

L’honneur, dans la société moderne, n’est qu’une façade d’argent sur un palais où il n’y a plus rien, ni salles, ni meubles, ni chambre des époux : l’incendie a passé par là, et la maison est vide même du secret nuptial. Dostoïevski n’a point de part à cet honneur des salons et des capitales.

Dostoïevski ne se cache pas pour pleurer. Il ne rougit pas de mendier. Il ne donne pas tant de valeur à l’argent. Il n’a pas tant de respect pour l’or, ni pour celui qu’il n’a pas, ni pour celui des autres. Il ne cède rien de son Dieu ; il ne trahit jamais ce que son Dieu exige de lui ; et voilà le véritable honneur. La Yancaille a peut-être le sien, après tout : le dollar et le bain froid.

Mais plutôt, Dostoïevski subit l’avanie que la turque fortune fait sans cesse à la misère. Sa constance est héroïque : pour servir son Dieu, il est le plus humble des hommes. Il consent à prier, à solliciter, à recevoir l’aumône. Comme il ne se dérobe à aucune charge, il ne recule devant aucune humiliation. Lui, qui avait tant d’orgueil, et beaucoup d’amour-propre, cette peau enflammée de l’orgueil malade, il se met à genoux, en chemise, autant de fois qu’il faut. Il supplie, il baise la main qui donne. Et pourtant, donner à un tel homme, c’est toujours lui donner le fouet. Il le reçoit avec douceur ; il accepte toute sorte de bienfaits sanglants.

Il faudrait être bien bas pour le lui reprocher. Il a l’amour de la perfection : telle est la main qui le courbe. Travaillé par tant de maux, il sacrifie sa dignité selon le monde à sa mission selon l’esprit. Il ne serait pas le plus russe des Russes, s’il ne croyait à sa mission. Plus il accepte, moins il reçoit pour lui. Il s’inquiète d’être toujours en retard avec ses éditeurs ; mais il n’a pas honte d’être toujours en dette avec ses amis. Et s’il en souffre, il y trouve une occasion de servir encore.

C’est qu’il n’arrive jamais à se satisfaire. Celui qu’on prend pour un Barbare, aime la perfection comme un artiste de France ou d’Athènes. Il se laisse abaisser aux yeux de tout le monde ; mais il ne saurait trahir l’œuvre qu’il porte.

Par là, il me rappelle Wagner, une fois de plus. Et certes, en des arts si opposés, d’une matière si diverse et d’une forme si contraire, Wagner et Dostoïevski se touchent de plus près que pas deux autres. L’analyse de Wagner et celle de Dostoïevski procèdent du même fond. Les mêmes mouvements intérieurs, qui se combinent, s’enlacent, se nouent et se dénouent, la même volonté du cœur, ici et là, enveloppent un sentiment unique. Elles vivent d’émotion, et, en deux ordres différents, elles tendent à produire une émotion semblable.

 

 

§

 

 

Les arbres ne sont pas de la même essence. Les feuillages diffèrent ; et les branches se dirigent vers des horizons contraires ; mais les racines sont communes.

Je reconnais Wagner même au rire de Dostoïevski. Wagner n’a ri qu’une fois ; et sa joie, non pas sa gaîté, trempe dans l’émotion. Il n’y a pas l’ombre de gaîté dans le grand Russe. Pour moi, le comique énorme et douloureux de Dostoïevski me touche le plus. Lébédev, Marméladov, le père Karamazov, tant d’autres, figures étonnantes, d’une plénitude incomparable, à la Falstaff. Elle vient de l’amour, comme le reste. Ils s’aiment, ces bouffons ! ils s’aiment à fond, comme des monstres ou des enfants. Et ils aiment la vie, comme des saints. On peut donc les aimer, jusque dans le mépris qu’ils inspirent. À la vérité, Dostoïevski est un des croyants magnifiques à la beauté de ce monde, qui seraient capables de guérir les esprits fins de tout mépris, si l’on pouvait guérir la petitesse d’être petite, et la morale d’être étroite. Criminels ou ridicules, Dostoïevski est pour ses héros, comme il est pour tout ce qu’il anime. La vie, il n’a pas d’autre parti. Voilà la source d’un comique sans second, à mon goût : il n’est pas destructeur ; il est purgé de toute ironie. Il est net de tout blâme, même dans l’invective.

Marméladov, Lébédev, et toute la bande, tendres coquins, et chers cyniques, bouffons de la vie elle-même qui se contemple, dans les pleurs autant que dans le rire. Parce que Dostoïevski ne nie rien, même quand il détruit, ses bouffons affirment tout un monde qui n’a pas réussi, — mais qui, tout de même, a continué sa croissance dans la honte, le péché, la coquinerie, la crapule et les remords. Ils portent leur excuse avec eux ; et bien plus, leur privilège légitime. Ils sont sûrs, à la fois, de leur indignité et du droit qu’elle a, elle aussi, à vivre : je dirai même de sa prérogative en ce monde et dans l’autre ; car ils souffrent, ces luxurieux et ces ivrognes, soit qu’ils subissent les plus sales misères, soit qu’on les méprise et les haïsse. Quelle différence de Lébédev et Marméladov à Bouvard et Pécuchet, ces caricatures immortelles ! Ceux-là, on ne peut même pas les mépriser. Ils font d’abord rire, puis ricaner ; à la fin, leur comique est pareil à la chatouille interminable de la pensée : on crève d’ennui et d’énervement, à ce rire. Ils sont abstraits et mornes. Ils figurent la Science, et ses travaux à perpétuité. Marméladov et Lébédev sont si hommes, qu’ils sont justifiés. Dostoïevski dirait qu’il y a un Lébédev et un Marméladov en chaque père de famille, pour peu qu’il eût à vivre dans les conditions où ceux-là ont vécu. Ils ne sont pas dans la mort, ni impitoyablement condamnés, comme les deux secrétaires perpétuels de Flaubert, automates de l’universelle dérision.

 

 

§

 

 

Il est contre l’Occident, dans la mesure où l’on s’arme de l’Occident contre la Russie.

Jamais Dostoïevski n’a pu donner de gages à quelque parti que ce fût, pas même au sien : celui de la terre et des vivants. La volonté de nier lui est toujours étrangère. Il affirme en niant. La haine n’est pas en lui. Il n’est même pas antisémite. Il est contre les Juifs au même titre qu’il combat tous ceux qui nient le Christ et la Russie.

Comme il est libre, en dédaignant toute liberté politique ! Il sait que la liberté n’est pas dans le vote. Car, sont-ce pas les esclaves qui votent ? Qu’il soit libre de tout parti, je le sens à la force de sa fibre première : l’art, la politique, la religion, en Dostoïevski, tout sort de la même cellule : l’humble orgueil d’être le confident de la vie universelle, et de se confondre avec elle, indéfiniment.

Il faut qu’un homme en vaille bien la peine, pour qu’il se donne à l’univers. Ou quel don ferait-il ? Qu’il tombe du plus haut, ou qu’il s’agenouille d’abord, s’il se couche enfin sur le corps de la terre, comme il le doit, c’est pour rendre à cette mère tous ses baisers et toutes ses larmes, un grand amour et une grande joie. Tout donner enfin n’est pas assez, si l’on ne donne beaucoup.

Dostoïevski exalte le moi pour en faire à la vie un sacrifice digne d’elle. Tout de même, il porte au plus haut point sa race et sa patrie pour en offrir le miracle au genre humain. Il n’est pas aigrement l’homme de la Russie contre l’Europe. Mais il ne veut pas que l’Europe soit appelée par la Russie même à corrompre la Russie, à la déformer et à la détruire. Qui absorbe, détruit. Il faut se nourrir de la pensée étrangère, mais ne pas se laisser digérer par elle.

L’amour du sol et de la race n’invite pas Dostoïevski à l’isolement. C’est un amour qui aime et se prodigue, non pas une possession jalouse qui thésaurise. Il n’écarte rien, il ne repousse que la confusion. Plus la Russie sera russe, plus l’Europe sera l’Europe, et plus en sera noblement accrue la vie du genre humain.

Amour du sol sans petitesse ni rancune. La terre est d’un seul tenant. Droit à la terre, pour qui baise et qui aime la terre. Sans doute, on tient d’abord au coin de terre qui nous tient. Mais pour Dostoïevski, les morts ne gouvernent pas les vivants : jamais Dostoïevski ne remue ce poison mortel ; jamais il ne convoque les morts, fût-ce dans leurs vertus. C’est à la générosité des vivants qu’il en appelle, et à leur grand amour qui fait vivre les morts. Dostoïevski est bien trop fort pour s’enfermer dans un cimetière. Nous ne vivons pas dans un charnier, mais dans une pépinière au soleil, bénie de nos larmes. Il ne s’agit pas d’enterrer la vie, mais de la renouveler. L’œuvre de l’homme n’est pas de cultiver les germes d’un sépulcre, mais de rajeunir la terre, et le sépulcre même, en y semant des cultures nouvelles, avec piété.

Point d’avarice, ni de ressentiment acide. Dostoïevski ne craint pas que l’Europe lui dévore la Russie ; mais il s’oppose à ce qu’on jette la Russie comme un os à l’Europe. En tout ordre, à tous les degrés, Dostoïevski annonce le devoir d’être soi-même le plus possible, pour être plus homme. À ce prix seulement, l’humanité sera meilleure et plus belle. La race enfin n’est, à ses yeux, qu’un moyen de parvenir à l’humanité supérieure.

 

Ce que l’Occident connaît par la mesure, le Russe le devine par le sentiment. L’Occident énumère et calcule : il est nombre et géométrie. Le Russe évoque et pressent : il est mouvement intérieur et musique.

L’Occident ouvre les yeux sur le monde ; il voit et il compare. Le Russe à la Dostoïevski regarde au dedans. Si le Russe ferme les yeux, ce n’est pas pour voir davantage, sans doute : c’est pour mieux entendre les profonds murmures de la vie, dans l’ombre où les images se définissent, les objets si l’on veut. Le rythme est la première figure ; et, au sein des ténèbres, c’est de la mélodie que naissent les formes, prodige obscur.

Telle est la raison pourquoi le Russe ne vaut rien, s’il n’aime. Il ne critique pas : il nie. Il ne doute pas : il détruit. Il n’est pas athée : il est prêtre du néant.

 

 

§

 

 

Avant quarante-deux ans, Dostoïevski n’a rien produit qui vaille. Toutes ses grandes œuvres sont de l’âge plein, entre quarante et soixante ans, où il est mort. Les autres Russes sont plus précoces : Pouchkine, Lermontov et Gogol ont peu vécu, mais d’une vie ardente. Féodor Mikhaïlovitch n’était pas de ces jeunes gens.

La Russie ne s’est reconnue en Dostoïevski, que peu de temps avant de le perdre. Il a été le héros de sa nation, l’homme qui pense, le cœur qui bat pour toute la race ; mais il ne le fut que cinq ou six ans avant de mourir. Il lui fallut toucher à cette extrémité encore, pour prendre le rang auguste que Tolstoï lui-même n’a pas obtenu.

Pendant près d’un demi-siècle, Tolstoï a pu passer pour le plus grand artiste de son pays. Mais pendant quelques saisons, Dostoïevski a été l’homme de la Russie, celui qui aime et qui hait, qui pense, qui veut et qui parle pour tous, l’aîné vénérable de la maison, le guide entre tous les frères.

Il est l’homme de la douleur : est-ce là son seul titre ? On aurait bien tort de le croire. J’ai compris la douleur russe dans Dostoïevski : elle n’est pas seulement féconde : elle a la force active qui purifie. La joie russe n’a aucune vertu. Les peuples jeunes ont toujours assez de joie, puisqu’ils veulent vivre. La joie que vous cherchez vous déprime.

 

Pour en venir à ce règne douloureux, il fallait que la vie de Dostoïevski fût tout ce qu’elle a été en effet. Il fallait qu’il tombât dans l’erreur politique, qu’on le prît pour un rebelle, lui qui l’était si peu, qu’on le condamnât à mort, et qu’il croupît au bagne.

Personne ne doit plus à ses souffrances que Dostoïevski. Personne ne doit plus à ses erreurs. En personne, la faute ne fut plus féconde. Là, il s’est fait cette vue incomparable du revers qu’il applique aux sentiments des hommes. Il lit les deux côtés de la page, et la face visible ne lui est qu’un moyen de mieux connaître l’autre.

L’erreur d’une grande âme n’est jamais que dans l’action : la volonté ni le cœur n’errent point, étant toujours fidèles à la grandeur qui les anime. On ne se trompe que sur la route à suivre. Quand on revient sur ses pas, on possède tout l’horizon et toutes les perspectives, qu’on n’eût peut-être jamais bien vus sans cette erreur-là. Elle est la racine commune de la peine et de la puissance.

 

L’œuvre qui fit la fortune de Dostoïevski jeune homme[16], et celles qui vinrent ensuite jusqu’à la catastrophe du bagne, me semblent d’une invention médiocre et d’un très faible prix. Elles sentent la crasse sentimentale des galetas. Elles sont geignardes et larmoyantes. Le peu de gaîté qu’elles ont grimace. Elles annonçaient le Gogol des mansardes, s’il peut y avoir un Gogol moins la force et le style. Le trait est forcé, le dessin sans beauté, les ombres épaisses. Elles ressemblent aux tableaux d’un peintre oublié, Tassaert, qui pleurnichait lourdement dans les taudis, de grabat en grabat. Subtiles enfin, mais sans profondeur. Or, la profondeur du sentiment corrige seule la subtilité qu’elle implique ; seule, la profondeur de l’analyse suppose l’extrême complexité et la justifie. Ce double don, qui devait porter Dostoïevski à une hauteur où personne ne le dépasse, ne se fait sentir dans les premières œuvres que par l’embarras de l’action et la contorsion des caractères.

 

Au début comme à la fin, Dostoïevski ne peint que des jeunes gens, et quelquefois des vieillards. Là encore, c’est la Russie même, qui n’est pas mûre, toujours trop verte ou trop avancée ; elle a ses adolescents pourris et de vieilles gens à l’âme plus fraîche que l’enfance. Souvent là-bas, les jeunes femmes portent un cœur de cadavre, plein de vermine et de cendres, sous une chair en fleur. La Russie vit dans l’excès : en tout, jusqu’ici, elle ignore l’entre deux.

Dostoïevski lui-même et ses livres sont au centre de ce monde inconnu. Lui et ses livres sont les grandes œuvres de l’âge mûr. C’est l’homme dans toute sa force, qui possède la jeunesse : les jeunes gens ne connaissent pas les jeunes gens. Dostoïevski est cet homme, celui qui ne fait tort ni de la réalité au rêve, ni du rêve à la réalité, qui peut seul comprendre toute la profondeur de la vie.

Peu importent ses erreurs de fait, les premières et les dernières, celles qui l’ont mené au bagne, et celles qui le feraient prendre pour un conseil des Cent Hommes Noirs. Peu importe que la Troisième Section soit la face cachée et le bras visible de l’Évangile dans l’horrible empire. Peu importe Son Excellence Pot-de-vin, les princes qui volent les fonds de la Croix-Rouge aux malades et aux blessés, ou le règne des Allemands, forcenés policiers, qui gouvernent au nom du Christ et de la race slave. Toutes les erreurs de fait n’empêchent pas de croire à la Russie que Dostoïevski nous incarne. Elle n’est pas seulement en lui ; mais il nous la révèle, il achève tout ce qu’on en voit dans Pouchkine et dans Gogol, dans Tourguenev et Tolstoï.

Il faut qu’il y ait un peuple russe dans les langes. Il faut que ces esclaves politiques soient admirables de liberté morale. Il faut que ces brutes, dans l’enfer de l’ivrognerie et des massacres, soient tout de même riches d’une conscience qui n’a plus d’égale en Europe. Il faut que ce peuple, capable de tout parfois, comme les enfants cruels, et qui dort, le reste du temps, dans une affreuse impuissance, il faut pourtant qu’il soit le seul peuple d’Europe qui ait encore un Dieu.

La Russie, même folle, même lâche, même noyée dans le sang et dans l’eau-de-vie sans parfum, la Russie ne vit pas pour l’argent, ni pour la haine, ni pour la balance du commerce, ni pour les triomphes ignominieux de la violence. La Russie vit pour rendre une conscience religieuse au genre humain : elle a, malgré tout, le cœur fraternel à tous les hommes, même au milieu des boucheries et des vomissements où la jette son hystérie.

 

Dostoïevski était né pour la douleur, et pour s’élever dans la douleur, au-dessus de tout l’égoïsme et de toute la misère morale, où la douleur enferme généralement les natures médiocres.

Il lui fallait la maladie, les tortures du cœur, l’angoisse de l’esprit, la présence de la mort pour conquérir ce que j’appelle l’appétit et la santé d’une vie universelle. Un peu plus, c’eût été trop : il faut pouvoir respirer, pour vivre. Mais un peu moins, il fût resté, comme tant d’autres, à mi-chemin de l’ascension sainte et terrible. Ce n’est pas à un moindre prix que l’on prend à soi toute souffrance et tout supplice. On ne gravit sûrement la montagne que sur des échelons sanglants.

Surtout, il lui fallait le bagne et l’enfer des crimes[17], pour se purger à fond d’un amour-propre qui fut toujours féroce, et d’une naturelle jalousie. Mais bien plus encore, cette damnation devait lui révéler les grands fonds de l’âme humaine, où nul n’est descendu plus avant, Shakspeare et Wagner exceptés. Là, il connut que le crime a ses vertus, et qu’il peut être plein de la vertu même ; que la qualité d’homme ne se prescrit jamais ; que le cœur présente tout grief et toute excuse ; que la sécheresse de l’âme est le seul péché, si même il en est un ; que la faute est partout, qu’elle a toujours une dispense, qu’elle obtient remise, pourvu qu’elle consente un peu à l’expiation ; et la souffrance vaut le consentement, quand la rebelle le refuse ; que l’amour est le salut de tous et de chacun ; que la rédemption est le prix du sang ; que le châtiment, horrible en ceux qui osent châtier, est nécessaire à tout coupable, pour rassurer en lui l’orgueil de son destin et la dignité de l’homme : Car toute vie, avant d’être à son terme de beauté, toute vie est une expiation que l’amour nous propose, et qui doit être expiée.

Voilà où Dostoïevski a saisi l’âme de son peuple, et de tous les peuples, et de ceux même qui l’ont tuée. Il a pesé que les premiers selon le rang sont souvent les derniers selon la vie ; et les derniers selon le monde, les premiers suivant l’âme cachée du monde. Là, il apprit à se mettre au-dessus de toute apparence. Là, il s’est fait à vivre en profondeur : car toute l’œuvre de Dostoïevski est une vie dans la profondeur et dans la vérité secrète, qui est l’unique vérité, sans doute. Là, il s’est établi inébranlablement au-dessus de tous les préjugés ; et ceux de la raison n’ont pas tenu devant lui plus que ceux de la morale et de la politique.

Le grand Dostoïevski a montré, le premier, que la fin de la vie est la vie même. Mais il a été plus loin : il a connu, profondément, que la vie elle-même est une forme vide sans le cœur qui l’anime, et ainsi que l’amour est la fin de cette fin unique. Qu’est-ce donc, sinon que l’homme est fait pour se toujours passer soi-même ? L’homme n’est point une figure achevée, mais un élan à la forme parfaite, un essai continuel à l’homme. Je trouve cette vertu héroïque dans Dostoïevski, et cette grandeur intérieure.

 

 

§

 

 

L’intuition est une vue du cœur dans les ténèbres. La nuit extérieure s’illumine de l’éclair jailli du dedans. C’est là que rien ne se formule, et tout s’éclaire : là où la vie prend forme, où les mobiles se condensent, où se détermine l’action.

L’intuition est bien le luminaire de la profondeur. Elle est la conscience amoureuse de ce qui est, au fond de ce qui paraît être. Elle est ce qui demeure en ce qui devient, et qu’elle porte. Elle est vraiment l’instinct de la connaissance, et son amour.

En Dostoïevski, je finis par tout référer à l’intuition. Dostoïevski a conscience de son intuition, et tel est son miracle. Il faut le lire en musicien.

 

La chasteté n’est que le signe le plus visible des âmes pures. La pureté suprême est l’innocence de la bonté : l’horreur de faire le mal. Dostoïevski n’hésite pas à produire des prostituées plus chastes et des assassins plus purs, à l’en croire, que les honnêtes gens : c’est qu’ils aiment ; et que le crime, en eux, n’est pas le mal qui dure, mais l’erreur, la folie et la misère du moment. Jamais il ne dit avec emphase que la prostituée ou le criminel valent mieux que l’honnête femme et le juge. Mais la prostituée qu’il défend est une victime : il montre en elle, non pas l’excellence de son infamie, mais l’excellence de la douleur que l’infamie lui coûte. Et enfin, toute créature qui se donne avec passion est victime, quel que soit son bourreau, son complice ou son idole.

Nulle trace, en cet homme admirable, de morgue vertueuse. Nul ne s’est moins juché sur les échasses du devoir et de la morale. À la profondeur où il sait chercher les origines, il trouve, en soi, la semence et l’excuse de tous les péchés. Et le crime des crimes, qui est la cruauté, il en débrouille aussi les racines, avec un saint effroi : il touche, il voit que la cruauté et la luxure se tiennent comme deux sœurs monstrueuses, unies par le même os de désir. Plus il les déteste, plus il en épouse la connaissance. Dostoïevski n’a pas proprement pitié du mal : à moins que le châtiment ne soit plus pitoyable à la faute, que la rémission. Mais sa compassion est merveilleuse pour la peine, ou publique ou cachée, que le péché exige. Pitié qui n’est point vague ni fumeuse ; elle ne comporte aucune faiblesse, elle ne tient pas au larmoiement : elle est la vertu humaine par éminence, la vertu des vertus, la charité sans quoi tout reste mort et vide.

L’amour véritable est là, où celui qui aime s’oublie soi-même et se confond entièrement dans l’objet aimé. Larmes de la compassion, vous faites une honte éternelle aux baisers sans pitié.

Le plus haut point de la vertu est toujours de se vaincre, et d’embrasser parfaitement l’objet : lui être le cœur et l’âme qu’il a si peu, ou qu’il n’a point.

Cette conquête est d’une autre grandeur et d’une autre fécondité, que la domination telle quelle. S’emparer d’autrui et du monde, misère près de la puissance qu’il faut pour leur donner la vie et les sauver.

 

Voilà le magnifique courage de la vision, que seuls les Russes ont eu avec nos Français. Ils ne font pas un pauvre choix dans les passions humaines : ils les considèrent toutes. Ils ne feignent point de croire que les amants n’ont point de lèvres. La profondeur du sentiment russe, et la puissance de l’esprit français : les deux ailes à l’essor de la nouvelle connaissance.

Il n’est pas de profondeur sans un rêve fervent de l’éternel. La profondeur est sous-jacente au sentiment, et non à l’intelligence. La profondeur est le privilège de l’âme religieuse, et de cette âme seulement. Il n’y a pas de vérité religieuse. Mais le sentiment religieux a sa connaissance. Quelle intelligence forte ne cherche pas une relation de soi à l’univers ? Mais ce n’est rien d’en avoir l’idée : elle n’est qu’un chiffre. Il faut en avoir le sentiment. Et telle est l’âme religieuse. Après bien des routes et des chutes cruelles, l’âme religieuse se fixe dans l’amour : là est son lieu, et sa conquête ; là, sa force et la vocation de sa puissance ; là serait son repos, s’il en existait un. Dostoïevski n’a pas manqué la couronne promise à l’amour errant. Il est entré au port de la recherche idéale.

La réalité ! font-ils ; la réalité ! Hé, oui ! Nous savons, nous aussi, qu’il n’y a point d’arbre sans le sol qui le porte, sans fumier ou sans terre. Mais s’il ne quittait jamais le sol, s’il n’était pas ce qui s’évade du fumier et ce qui sort de la terre, l’arbre ne serait pas l’arbre ; et sa racine même pourrirait.

Les grands Français ont toute la force dans l’esprit. La plupart, ils n’ont pas la profondeur, qui est si naturelle aux âmes religieuses. Ils ne l’ont plus, du moins. Car, ils l’eurent, ceux qui ont dressé les cathédrales sous le ciel. Le grand Flaubert m’y fait penser, ce prince de néant. Il est sec, et il sème les cendres. De là, les sables et les salins cuisants de son œuvre : toutes les lignes sont belles, et l’on y respire à peine, dans un vent d’éternel ennui. Flaubert est un génie mortuaire. S’il a du cœur, comme je crois, il n’en a pas pour la vie. Et tout ce qu’il en a, d’ailleurs, il l’étouffe : il tâche à être sans amour, comme le monde de son intelligence ; et il y réussit.

L’amour de Dieu, ou la charité que je veux dire, quel nom qu’on y donne, implique toutes les autres amours. C’est l’amour de Dieu que Dostoïevski respire. Et le peuple russe avec lui. On doit avoir foi au peuple russe, sur la foi de Dostoïevski.

Dostoïevski, victime des puissances, parle pour les puissances : la tyrannie, la police, l’église, les riches. À ses yeux, tout le mal qu’elles peuvent faire, est compensé, de bien loin, par l’action qu’elles ont sur l’âme humaine : elles en provoquent l’excellence, en y prodiguant la douleur. S’il finit par les défendre, ces puissances mortelles, j’y vois un triomphe de l’affirmation. Dostoïevski connaît son peuple par soi-même. Toute révolte de la race déchaîne son instinct d’aveugle destruction et d’anéantissement. Le joug, qui lui fléchit la tête jusqu’à terre, la garde étroitement de l’anarchie. La tête russe nie. Sa liberté tourne aussitôt en négation affreuse. La race des Russes obéit et souffre avec excellence. Elle se rebelle et se fait justice avec infamie. Cette race ne peut aller à la perfection que par les voies de la douleur. En un mot, elle ne veut choisir qu’entre la foi mystique et le néant, entre l’amour de Dieu et la haine de la vie.

 

 

§

 

 

Dostoïevski, maître en toutes passions, et tenant toutes les clés de l’abîme, ferme les portes du néant. Tenté de toutes négations, il ne détruit rien et il affirme. En Dostoïevski, j’admire un Nietzsche racheté.

Je ne crois pas aux Prométhées qui perdent la tête sur le rocher. Mon Prométhée fait peur à Jupiter même, qui s’imagine de l’avoir bien cloué. Je ne ferai pas crédit à des dieux, qui finissent à quatre pattes, dans un asile. Et si la foudre me frappe, dussé-je tenir bon contre elle, le ciel me soit témoin que je ne me serai pas vanté.

Tout ce qui est mort et négation dans les philosophes, Dostoïevski l’a surpassé ; mais telle est sa grandeur, qu’il monte d’un degré encore. Il porte à la rédemption l’accablement de nos fatalités. Si je l’ai peint comme il est, je ne sais ; mais jamais, il me semble, on ne mesura mieux la distance qui sépare la mortelle théorie de l’œuvre vivante, et le penseur sans amour du véritable artiste.

 

 

 

 

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Encore un pas.

Je dirai de Nietzsche et des Anciens qu’ils peuvent suffire au monde de l’intelligence. Mais ils ne pénètrent pas d’un pouce dans le monde du cœur. Ils restent sur le seuil. Et plus ils s’imaginent de faire la loi à l’intérieur de la maison, plus ils l’ignorent. De là, sans doute, la misérable jactance de Nietzsche, qui excède tout ce qu’on peut permettre à l’orgueil de l’esprit ; car c’est l’esprit même qui y entre en décadence, et qui marque les degrés de sa chute par des cris. Il ne faut pas que l’orgueil de l’esprit sente la paralysie générale. L’intelligence qui se vante ne trouvera pas d’excuse dans l’abaissement de la folie ; mais au contraire, la fin de cette intelligence porte jugement sur toutes les œuvres de sa croissance ; et, quoi qu’on fasse, plus elle a tout réduit à elle seule, plus elle subit la condamnation de son propre dédain.

Ce que Schopenhauer est à Spinosa, les grands témoins de la vie le seront toujours à Nietzsche. Et ce sont les grands artistes : les confidents de l’amour. J’en sais plus d’un. Mais Dostoïevski est le premier de tous, dans le temps : il a prévenu toutes les insolences de Nietzsche. Wagner aussi était là. Il n’y a pas si loin de l’Idiot à Parsifal sublime.

Toute philosophie, d’ailleurs, qui n’est pas un simple jeu de la logique, prend forme dans une œuvre d’art. Il faut sortir de la cage à l’écureuil. Une pensée vivante sur la vie n’a pas d’autre expression qu’un chef-d’œuvre. Les livres de Nietzsche sont des essais au chef-d’œuvre ; mais cet Apollon est toujours dans la cage ; il fait le dieu, en vrai Phébus d’Université, à bésicles d’or ; tout de même, son char est une chaire, et son Pégase une rosse allemande harnachée de lexiques in-folio.

Nietzsche peut servir de guide à l’Enfant Prodigue dans ses routes de jeune homme. Nietzsche est une bonne méthode pour la rébellion. Et, comme à la façon des docteurs, il est ivre de ses principes et tout aveugle sur la vie, il despotise. Par là, il apprend la discipline à ceux qui n’ont point de règle intérieure. De même il satisfait l’instinct de l’art dans les demi-artistes.

Wagner vieillard, qui avait passé par toute négation, ne pouvait que lever les épaules, aux jours de Parsifal, devant ce corybante infatué qui, impuissant à toute création et incapable même de plaisir, lançait contre le monde de l’amour ses vieilles idoles de pierre, son Bacchus, son Apollon, et son trépied. Il nous faut de nouveaux dieux pour posséder la vie. Mais les dieux morts ne ressuscitent pas. Wagner savait que Parsifal est vivant ; et si, pour l’offrir au monde, il fallait tourner le dos à un professeur d’orgie logique, il tournait le dos à Nietzsche.

Dostoïevski en eût fait autant, avec le même droit. Dostoïevski est l’homme de la vie, mais non pas seulement dans les livres. Parce qu’il est l’homme de la vie, son monde est le monde de la force, uniquement. Encore les Anciens sont-ils les maîtres de l’action, tandis que Nietzsche est insupportablement l’homme du cabinet et des livres. Par lui-même, il ne sait rien de la vie, rien de l’action, rien des passions ; et il donne des lois aux passions et à la vie. Je ne m’étonne pas qu’il soit le prophète des professeurs et le dieu des femmes sourdes qui tranchent de la bonne ou de la mauvaise musique. Les plus rebelles, et qui se flattent de l’être, sont, la plupart, des esprits nés disciples.

Que Nietzsche tienne donc lieu des Anciens et de la vie héroïque aux gens qui ne savent pas lire. Et s’ils n’ont pas compris les Grecs, ni les Italiens du Moyen Âge, ni Pascal, ni Stendhal, ni la Révolution, qu’ils lisent Nietzsche, lequel leur fait, de toute cette grandeur, un manuel avec toute la commodité grossière que ce format comporte.

On doit s’arrêter à Nietzsche. Mais on n’est que la moitié d’un homme, si l’on s’y fixe. Il n’est bon qu’aux femmes de lettres et aux jeunes gens.

Raskolnikov et tous les jeunes héros de Dostoïevski savent par eux-mêmes tout ce que Nietzsche pourrait leur apprendre. Mais Dostoïevski ne les déifie pas dans cette demi-connaissance. Il ne veut pas qu’ils se tiennent à cet étage grossier de l’énergie. Il les porte à l’étage supérieur, qui est le palier proprement humain de la charité. Quant au surhumain, c’est un bon mot pour les amateurs d’éloquence. À mes oreilles, il a le son répugnant de l’emphase. Il n’y a rien de plus humain que d’être homme. L’homme est rare sur le marché de Jupiter. Et rien de surhumain n’a de sens qu’à la mesure de l’homme. Sois pleinement homme, si tu veux passer l’homme. Telle est la grande, l’unique vérité.

 

 

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L’intuition est le lieu de toutes les intelligences.

 

 

§

 

 

Il n’est rien dans Nietzsche, qui ne soit dans Dostoïevski. Mais tandis que tout est négation, dans Nietzsche, même ce qu’il affirme, — et lui, d’abord, le malheureux, — toutes les négations, que la douleur de vivre arrache à Dostoïevski, se résolvent dans une affirmation invincible : de la douleur, l’amour conclut, en lui, à la beauté de la vie. Ce n’est pas le : Oui ! de la volonté ou de l’orgueil, ce oui glacé qui est le soleil polaire des stoïques ; mais l’amour qui, en portant la vie, l’affirme.

Un tel arbre donne les fruits de toute douceur. J’en ai ployé les branches, et je les veux réunir dans la rosée qui les trempe depuis l’offrande de l’aube jusqu’au sacrifice du crépuscule, et même dans l’ardeur de midi.

Dostoïevski pleure avec délices, et ses amis pleurent bien souvent comme lui. Je dirai, pour moi aussi, le mystère des larmes. Dostoïevski connaît la merveilleuse humilité des bonnes larmes. Et certes, il est en elle un grand secret.

 

 

§

 

 

Larmes de la tendresse, pluie qui espère et qui renouvelle la forêt humaine, vous êtes la source ouverte aux cœurs pleins d’amour. Et partout où l’on frappe ce tendre rocher, l’ondée s’épanche ; et elle n’est jamais tarie, cette eau amoureuse. Quel orgueil vient de plus haut ? Or, elle ne fond pas sur les feuilles : elle se donne et les pénètre. Et parce qu’elle se penche vers la prairie, on la dédaigne de s’abaisser. Mais tant elle a de pieuse complaisance, que nulle offense ne l’atteint, et qu’elle sourit au mépris même.

Baiser la terre avec transports, dans la joie ou dans la douleur, dans l’ivresse du bien ou dans l’aveu du crime, baiser la terre en pleurant, s’y renouer, y remplir au griffon du sang le cœur qui se vide et s’altère, voilà le culte où Dostoïevski convie ses enfants. Et ces pleurs sont riches d’un bonheur ineffable : ils ont la vie, qui est la seule joie et toute joie.

Adore la vie : ton baiser à la terre, d’où tu viens et où tu vas, et tes larmes confessent ton adoration. Prends patience du mal, à ce rite, et prends-y conscience de tout bien.

Ton cœur déborde. Il te quitte. Il va à toute cette vie qui l’appelle. Et où irait-on qu’à la vie ?

Ainsi tes pleurs ont la joie, toute celle que tu attends, en celle que tu donnes. Ils ont la joie excessive de toi-même qui te quittes. Ce n’est pas que tu te regrettes : c’est que tu te délivres. Jusqu’à ce baiser pleurant, quel abîme tu te fus à toi-même, et quel désert aux dunes de souf­france universelle, infinie, perpét­uel­le­ment renouve­lée, égale comme le vide. Et souffrir pour rien, il n’est pas d’autre damnation. L’enfer est la souffrance dans le vide. Couché contre la terre, tu es le mort béni de la mort volontaire, qui est toute vie : en te quittant, tu ressuscites. Ce départ sans retour est le véritable amour, chère âme.

 

 

 

§

 

 

Ce n’est pas cet amour de tête, qui crie : Vivre ! Vivre ! avec la bouche affreuse d’un mort. C’est la mélodie du cœur qui se retrouve, et qui répond à toute la nature : me voici ! me voici ! Il chante la vie, il en est l’éternelle modulation jusque dans la mort : parce qu’il l’a, parce qu’il la porte, parce qu’il la donne. Et que donnerait-on, réellement, qu’on ne prit de soi et sur soi ? Quel don ferai-je, si je ne me dépouille ? Voilà l’orgueil de l’amour, et son humilité sublime.

En vérité, l’orgueil qui se vante et qui s’estime, l’orgueil de l’esprit qui se compare est une espèce d’humilité un peu basse, à mon sens. Qui se compare, s’abaisse. Ainsi l’orgueil de l’esprit.

Mais l’amour qui s’humilie dans les dons innombrables qu’il sait faire, dans toutes les merveilles qu’il suffit à créer, en s’oubliant soi-même, en s’y mettant jusques à s’effacer, ce prodige d’humilité est une grandeur céleste. Et tout l’orgueil des esprits n’égalera jamais, à un infini près, cette humilité divine.

Celui qui se donne sans mesure, celui-là possède.

Celui-là qui est tout humble au cœur de toute vie, celui-là crée son objet ; et il ne se soucie pas de connaître sa gloire. La superbe est sèche. L’orgueil de l’esprit ne discerne que soi : comme un mort qui se tâte dans le sépulcre.

L’amour adore dans les larmes. Tel est le son de Dostoïevski. Voilà cette voix rauque et si douce, l’énergie de cette âme infatigable, et ses brûlantes langueurs, ses abandons si tendres. Infatigable à souffrir et à vouloir laver l’or des souffrances, pour en séparer le trésor de la joie : à la constance de cet orpailleur, à celle-ci, quelle énergie s’égale ?

Ô saintes, bonnes larmes, routes de l’effusion, sentes profondes de la tendresse, c’est vous, très douces larmes, qui parlez seules d’amour, et de cet amour qui fait vivre en créant. Et dans l’embrassement même des amants, ce sont les plus pures et les plus chaudes larmes du sang qui parlent pour la vie, qui la communiquent et la transmettent, venant de si loin ! Et souvent ils ne comprennent pas la parole qu’ils prononcent, et ils en sont ennoblis, même quand ils l’avilissent.

L’amant baise sa bien-aimée et pleure son sang en elle, comme l’homme enivré de Dieu baise la terre avec de grandes larmes. La terre reçoit ces pleurs ; et l’amante en garde avec jalousie l’offrande pécheresse ou la libation sans péché.

Si l’esprit s’abaisse, ici, ou si la chair est exaltée, qui le mesurera ? Servir avec amour est toujours un triomphe. L’humilité de la femme et de la terre doit s’offrir en exemple à tout service. Et je veux bien que la vie trouve son compte à l’humiliation de l’homme. Je ne parle jamais que pour la vie ; et je ne vois de bel orgueil qu’en tout ce qui l’augmente et la rehausse.

Amour de la vie, c’est mal dit encore. La vie n’est pas si grande ni si forte que l’amour. Elle en attend la parfaite beauté, dont notre désir s’est fait une promesse. Plus que l’amour de la vie, la vie d’amour : tel est le fond de Dostoïevski. À l’amour, de faire naître et de sauver la vie. Les meilleurs ne vivent que pour servir ce dessein. Et le plus pur amour est le plus amour.

 

Ô Fédor Mikhaïlovitch, si ardent, si aigu et si humble, vous êtes profond et vrai entre les grands. Vous allez au delà de tous autres, sans doute. Car enfin, où j’en suis venu, il n’est de vérité que dans la profondeur. Pour prendre toute notre hauteur, il nous est nécessaire de mouiller dans les abîmes. Tout est de manque, à défaut de la profondeur. Et, au total, il y a fausseté où il y a manque.

Voilà donc le point où la haine n’est plus rien qu’une racine torse entre toutes les autres : et si elle a la forme du serpent ou du ver, ce n’est point pour faire horreur, ce n’est pas pour qu’on l’écrase, mais pour se confondre avec les veines nourricières. Voici le point où tout est idéal, à force d’être vrai ; où le rêve de l’âme absorbe toute la matière, comme une matrice seconde, mais de résurrection. Ici, la pensée est acte ; le fait est idée ; ici, l’acte et l’idée sont tout amour. Tout trempe dans la compassion de la vie pour elle-même, et dans la certitude du salut, que le cœur exige d’un amour créateur.

Où tout est amour, tout est vie ! Par delà le néant de tous les objets éphémères, c’est là-dessus enfin que notre foi ou notre espoir se fonde. Dostoïevski, si je ne me trompe, et moi-même à mon rang, nous sommes l’antidote de la tyrannie rationnelle, des philosophes, et de tout poison inhumain : Dostoïevski, le cœur le plus profond, la plus grande conscience du monde moderne.

 

1910

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mars 2019.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Lettre du 24 mars 1845, Correspondance de Dostoïevski, traduite par Bienstock.

[2] Lettre du 16/28 octobre 1869.

[3] Lettres de juillet 1856.

[4] Lettre d’octobre 1869.

[5] Lettre du 26 février/10 mars 1870.

[6] Après Crime et Châtiment, le Joueur, 1866 et 1867 ; l’Éternel Mari après l’Idiot, 1868 et 1870.

[7] L’Idiot, IV, 5 ; III, 2 ; IV, 7.

[8] Ibid., IV, 5 ; III, 2 ; IV, 7.

[9] Ibid., IV, 5 ; III, 2 ; IV, 7.

[10] Crime et Châtiment, IV, 4 ; V, 4.

[11] Ibid., IV, 4 ; V, 4.

[12] Frères Karamazov, XI, 6.

[13] Ibid., XI, 6.

[14] Di quella sozza scapigliata fante,

Che là si graffia con l’unghie merdose,

Ed or s’accoscia, ora è in piede stante.

Inf. XVIII, 44.

[15] Triomphe de cet honneur chez les Anglo-Saxons. Là, pour un homme, la gloire est de vivre en masque. Ils se rendent maîtres de toutes leurs émotions, disent-ils. Mais, la plupart, ils n’en ont pas. Et celles qu’ils ont, il les montrent fort bien : le mépris des autres, la dureté des cœurs, la hargne brutale de l’esprit puritain, la haine des mœurs libres ; et cette terre promise des gentilshommes étale ses grappes d’ivrognes : parce qu’en effet elle en a.

Ils se lavent avec soin, chaque jour, des pieds à la tête ; et, Bible en main, ils méprisent atrocement les pauvres. Ils ont tous le même savon ; ils sont bien vêtus, à la même mode. Pas une tache sur les habits ; pas un grain de poussière à la maison. Mais du foin dans la tête, et du galet sous le sein gauche. Ils disent toujours la vérité ; mais tout leur être ment, dès ce ventre de leur mère, qu’il est défendu de nommer.

[16] Les Pauvres Gens, 1846 ; le Double, les Nuits blanches, etc., 1847 à 1849.

[17] Et moi aussi, j’ai mon enfer, le bagne des auteurs, des critiques et des faux artistes, où je purge, dans un coin d’ombre, la colère de ma solitude et le vieil amour de la gloire.