LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

André Suarès

1868 — 1948

 

 

 

 

 

 

 

CENTENAIRE DE DOSTOÏEVSKI

 

 

 

 

 

 

1921

 

 

 

 

 

 

Texte publié dans Les Écrits nouveaux, vol. 9, janvier 1922.

 

 

 

 

 


 


Commémoration de Dostoïevski au Théâtre du Vieux Colombier, le 24 décembre 1921. Cette allocution a été lue par Jacques Copeau.

 

 

 

 

I

 

 

Nous sommes réunis pour honorer l’esprit. Les assemblées de ce genre sont les plus nobles et les plus amicales de toutes. J’imagine qu’elles sont ce que la religion implique de meilleur pour tous les hommes. S’émouvoir ensemble au souffle de quelques grandes idées, se dévouer avec amour à une haute discipline de l’intelligence, voilà l’essentiel du service noble dans son désintéressement durable et sa réelle pureté. Comme nous sommes libres, nous ne fondons pas un culte, qui est le plus sûr moyen de ne plus comprendre ni ce qu’on fait ni ce qu’on pense. Nous ne sommes pas ici pour adorer Dostoïevski, mais pour nous mieux connaître en lui, pour lui rendre grâces enfin d’avoir étendu notre pensée vivante et avoir ouvert un monde à notre sentiment.

L’esprit ne s’honore jamais mieux que dans les grands écrivains. L’art moyen est l’art d’écrire. La matière de notre art les contient toutes. L’écrivain ou le poète, — l’un n’étant qu’une forme de l’autre, — pense pour tous les artistes. L’art qui ne dure pas est un art sans poésie. Il n’y a pas de grand écrivain sans une riche connaissance de la vie et du monde. C’est pourquoi tout passe, tout s’altère et vieillit plus que les livres. Où est à présent la Russie ? Nulle part aussi vraie, aussi vivante, aussi puissante même que dans Dostoïevski. Dix volumes suppléent à un empire qui égalait le quart de la terre. Un grand esprit est une grande conscience. Et il n’y a pas eu dans le monde moderne de plus grande conscience que Dostoïevski. La Russie semble disparue dans un volcan, submergée sous un déluge de cendres. La Russie est-elle une nébuleuse, où se forme à force de douleurs une société à naître ? En tous cas, la Russie n’est pas Ivan le Terrible, ni Pierre le Grand, ni les Alexandre, ni la conquête du Caucase ou de la Pologne ou de l’Asie. Plus que jamais, la Russie est dans les vingt ou trente œuvres maîtresses qui portent témoignage pour elle. Avant tous les autres, dans les romans de Dostoïevski. N’est-ce pas le plus beau triomphe de l’esprit ? Un monde peut s’abîmer : il reste immortel par un livre.

 

 

II

 

En général, il n'y a pas lieu de fêter un homme pour le jour de sa naissance. Lui-même n’est pas souvent tenté d’en faire un jour de fête : l’admirable est qu’il en puisse être un pour les autres. Il nous appartient donc de célébrer le centenaire de Dostoïevski. Pour les hommes qui ont eu de vingt à trente ans autour de la première année de ce siècle, il n’est pas de maître plus ardent que Dostoïevski, ni plus présent, ni plus intime. Dans le roman, qui est le poème épique des temps modernes, il nous a paru sans égal, le seul qui nous plaçât au centre des passions par la connaissance de la passion même ; le seul qui fît en fonction de l’âme vivante et de ses émotions ce que Stendhal avait pu faire en fonction de l’esprit. Si nous avons été la génération la plus franchement européenne qu’il y ait sans doute jamais eue, on le doit à Dostoïevski et à la musique ; mais à Dostoïevski, je crois bien, encore plus qu’à Wagner et Beethoven, plus qu’à Ibsen et Tolstoï, plus qu’à notre Goethe même. Là encore Stendhal et Dostoïevski se tiennent : car tout français qu’on soit avec Stendhal, sans être européen on ne peut vraiment pas frayer avec lui.

 

 

III

 

Un tel homme est de ceux qui ont payé pour les autres.

Et d’abord, il convient de saluer en lui, avec beaucoup d’amour, toutes les douleurs qu’une telle âme endure. Ne vous figurez pas qu’une œuvre si puissante soit le fruit du bonheur : se fît-elle dans la joie, le travail eût-il son allégresse, elle naît dans la douleur ; et c’est de la douleur surmontée ou épousée virilement qu’elle est toute faite.

Dostoïevski a mené une grande et terrible vie, dans la gêne, dans les dettes, dans la lutte et les passions ; au bagne, en prison, dans les ennuis de la famille, et parmi les gens de lettres ; dans la pire de toutes les misères, enfin, qui est la maladie. Plus il a souffert, moins il a déserté la beauté de vivre, cette passion de la vie qui, dans les grands cœurs, en est à vrai dire la seule joie réelle : on peut la leur disputer ; jusqu’à l’écœurement : on ne la leur ôte pas ; elle ne tarit jamais. Dans une suprême défaite, ils bénissent encore l’occasion de la victoire. Pour que la vie soit belle, pour qu’elle soit grande et bonne, il faut croire à la grandeur et à la beauté de vivre ; et on n’y peut bien croire qu’en soi-même. Dostoïevski en est un illustre exemple : jamais artiste n’a eu une idée plus belle de la vie et ne s’en est fait une plus belle image, au comble même de toutes les laideurs et de tous les maux. Dans LES POSSÉDÉS, on voit que le principe de la morale, pour Dostoïevski, est tout esthétique. De là, qu’il professe partout la religion de l’honneur : il met même une sorte supérieure d’honneur dans la fidélité de l’homme à l’amour de Dieu.

Pas un Russe n’a eu le sens du service noble à l’égard de Dostoïevski. Pour un poète, le service de l’art est le service le plus noble. L’idée de la beauté le gouverne absolument. Dostoïevski confesse partout cet amour de l’art qui, pour l’ordinaire, touche si peu l’intelligence russe, toujours tournée à la politique et à la morale. L’utopie sociale est la manie russe, à tous les degrés et à tous les âges. Une petite fille qui entre à l’Université, ne se donne pas six mois pour avoir son plan de réforme universelle ; et elle passa fanatiquement de sa poupée à la constitution du genre humain. Dostoïevski, lui, est bien au-dessus de ces dînettes. À peine, s’il répudie l’art pour l’art. Aux yeux de Fedor Mikhaïlovitch, l’art pour l’art, c’est l’art pour Dieu. Sa passion est de faire naître un amour divin dans tous les hommes par le moyen d’un beau poème. Ce Dostoïevski, si sombre en apparence, si déchiré, qu’on se figure dans le désespoir et la colère, puissant par son isolement même, est le moins misanthrope des poètes. Il est dévoré d’amour. Le plus souvent, il a vécu séparé du monde et sans liens avec les autres. Il déteste singulièrement ceux qui le touchent de plus près, les auteurs et les gens de lettres. Il l’avoue à deux reprises : il lui fallait être solidaire, pour aimer les hommes. Il était trop passionné pour se mêler à eux autrement qu’en esprit. Car la passion de Dostoïevski est la plus pressante de toutes : c’est la passion de la sainteté ; et la sainteté est le plus grand amour, étant l’amour de Dieu.

 

 

IV

 

Il est certain que la foi est un arrêt de l’intelligence, ou une abdication. En Dostoïevski, elle est une volonté de vivre, une affirmation d’être, que l’amour exige, qui implique le bien et qui justifie la vie.

Les grands sceptiques à la grecque et à la française sont le sol de l’intelligence. L’esprit ne lève que par eux. C’est seulement par eux que l’intelligence peut croître et qu'elle se renouvelle. La foi, si elle était générale, tous les hommes s’endormiraient dans une espèce de bonheur sans beauté, sans noblesse et sans goût, semblable au sommeil. Il est probable que les fourmis et les abeilles ont une foi absolue dans la matière dont leur ordre est fait et dont elles-mêmes sont faites.

La foi au Père, l’amour du Père pour tous les vivants, et à l’amour filial des hommes pour le Père, voilà le fond de Dostoïevski, et de tous les Russes, selon lui. Les Russes s’appellent, entre eux : les chrétiens orthodoxes. Au noyau de leur Évangile, il y a des frères en la vie, tous enfants du même père. Dostoïevski a besoin de cette foi pour accorder sa puissance propre, l’amour de la vie et l’amour du genre humain. Il ne faut pas oublier que Dostoïevski porte la grandeur et la force du moi jusqu’aux extrêmes limites. Dans le néant, chaque homme est un Dieu, ou le veut être, un dieu qui finit par être sans pitié pour les autres hommes. La logique de l’amour-propre le veut ainsi. Et cette logique de l’égoïsme est un conflit tragique avec la tendresse humaine, le plus précieux et le plus invincible de nos sentiments. Les jeunes gens sont les héros naturels de cette tragédie : ils sont à la fois les forces les plus égoïstes du monde, et les mieux faites à l’amour. À eux de découvrir l’universelle tendresse, soit qu’ils aiment, soit qu’ils se fassent aimer. Il n’y a guère que des jeunes gens dans les romans de Dostoïevski. Chaque roman de Dostoïevski est une quête de Dieu, une invention de l’amour, et sa victoire sur la volonté égoïste, un accomplissement de la puissance : car le jeune héros ne tend qu’à la toute-puissance : il ne l’atteint, par le crime ou par la passion, que pour l’abdiquer et s’accomplir lui-même dans ce sacrifice. Ceux qui n’y peuvent atteindre se tuent : ils se trouvent indignes de vivre ; ou plutôt, eussent-ils du génie, l’amour ne se reconnaît pas en eux, l’amour qui est le suprême génie de la vie. Ivan Karamazov est un de ces héros condamnés, comme Nicolas Stavroguine leur prince. Au contraire, le prince Muichkine, l’Innocent, l’Idiot selon le monde, a beau devenir fou : il est le héros accompli, le Parsifal de Dostoïevski. Sauveur et sauvé, Aliocha, le sacrifice ingénu, s'épanouit en innocent et parfait amour : plongez-le dans toutes les horreurs du destin : il rit, il console, il est le bonheur même.

 

 

V

 

Il y a cent ans, pour les critiques bornés et le commun des auteurs, les grands Allemands, musiciens ou poètes, étaient obscurs, bizarres, impossibles à comprendre. Goethe n’échappait même pas à ce reproche, ni Beethoven, dieu classique aujourd’hui. Le SECOND FAUST a paru inintelligible, comme la Philosophie de Kant, comme les Quatuors de Beethoven, comme un peu plus tard Wagner. Puis, vient le tour d’Ibsen.

À présent, l’obscurité, les ténèbres, les héros sans raison et les âmes absurdes qu’on ne peut saisir et qui ne valent guère la peine d’être saisis, ce sont les Slaves. Nous n’y devons rien comprendre, parce que les critiques bornés n’y comprennent rien. Et, en fait, ils nous bornent à leur néant qu’ils appellent génie latin, clarté française et tout ce qui s’en suit. À la vérité, Dostoïevski n’est pas plus obscur que Wagner, Goethe et Shakespeare. Pas plus obscur en somme que la vie, le destin, et tous les horizons de la conscience. Dans les œuvres de ces grands artistes, le problème de l’homme est posé à l'occasion de ses idées et de ses passions. Comme Hamlet, comme Tristan, comme tous les héros du Nord, les jeunes gens de Dostoïevski ont rencontré le Sphinx et ne vivent que pour lui répondre : il leur faut débrouiller l’énigme du destin : qu’est-ce que l’homme ? et qu’est-ce que le monde ? pour quoi la vie ? et pour quoi la mort ? Le tourment métaphysique ou religieux est la source de toute profondeur, dans le royaume de la pensée et dans l’empire des formes. Il n’est pas vrai que le génie de la France, uniquement réaliste et léger, s’en désintéresse ni qu’une telle angoisse lui soit étrangère. Le sourire de Montaigne n’est si profond, qu’à force de disputer avec tous les Œdipes sur la route de Thèbes ; mais il dispute sans cris. Pascal tout entier tourne autour de cette énigme. Chateaubriand en est hanté, sans avoir d’ailleurs, et de bien loin, pour l'affronter, une force égale à son inquiétude. Stendhal y fait la réponse magnifique des passions toujours dans la lutte et de l’énergie continuelle dans l’action : il étouffe dans l’ardeur de vivre le doute sur la vie. Le même abîme sollicite Flaubert, et Baudelaire s’y précipite. Quant à nous, formés par l’esprit européen et dans la musique, nous ne valons, depuis vingt ou trente ans, que par notre attachement à ces régions profondes et par le séjour, les yeux toujours ouverts, que nous ne craignons pas d’y faire, au prix de notre repos et au risque de n’être jamais compris. Cette verticale est la troisième dimension de l’esprit : si les Latins l’ignorent, s’ils ne s’en soucient pas, tant pis pour eux. Au tournant métaphysique, on peut répondre par la moquerie ou par la négation de tout ce qui n’est pas le fait. Du moins faut-il entendre la question. Elle n'est obscure que pour les esprits sans perspective, ou si puérils qu’ils ne se distinguent pas encore du sol qui les porte.

Dans Dostoïevski, il y va toujours de la vie, du sens qu’elle peut avoir, de la fin qu’on lui donne, du bien et du mal, bref de Dieu et de l’homme, l’un déterminant l’autre. Les recherches de cet ordre font toute la conscience humaine. La poésie éternelle en est nourrie. Si de telles questions sont obscures, si les caractères où elles s’agitent sont ténébreux, il faut convenir que l’obscurité est ce qu’il y a de plus beau ou de plus aigu au monde, et que rien n’a plus d’intérêt en art que les ténèbres.

Ce tournant est d’ailleurs propre aux plus beaux jeunes gens ; et il n'est point de génie, en eux, à moins de ce tournant. Seul, il approfondit la vie jusqu’à la conscience, et la conscience jusqu’à l’amour. La religion ne sert qu’à combler cet abîme dans les cœurs dociles. La terrible guerre d’hier n’a pas eu d’effet plus puissant, peut-être, que d’initier à ce tournant une foule d’hommes qui n’eussent jamais eu le soupçon, si la douleur ne les eût mis en présence de l’énigme, et ne leur eût révélé la face du destin. Les plus humbles ont eu de la sorte leurs instants de génie. J’ai idée que plusieurs de ceux-là sont des lecteurs de Dostoïevski, et qu’ils ne parlent pas de son obscurité, mais de ses lumières plutôt, de ses clartés intenses dans les chaudes ténèbres.

 

 

VI

 

Dostoïevski semble, d’abord, le plus pessimiste des hommes. Nulle apparence n’est plus fausse. D’ailleurs, on fait la même erreur sur quelques hommes profonds : on prend leur douleur de vivre pour une condamnation de la vie ; et ils sont au contraire possédés par un incroyable amour de vivre. Flaubert est le vrai pessimiste : il n’aime pas le monde ; il n’espère rien ; il est bon, et sa bonté est inutile ; pour lui, la vérité est vaine autant que triste, car elle est une possession du rien. Loin de détester le néant, il y aspire. Et même si la nature le ravit à la misère humaine, les hommes, leur sottise et leur méchanceté lui gâtent la nature. Aux antipodes de Flaubert, Dostoïevski n’aime dans la nature que la mère commune de tous les hommes. Il n’aspire pas à la nullitude et à l’oubli ; mais au salut. La bêtise universelle n’est pas le pôle où, pour lui, tous les méridiens se rencontrent ; mais l’amour, où coïncident tous les grands cercles de la pensée et de l’action. Il pleure, parce qu’il est, de tous les hommes, celui qui croit le plus au bonheur et qui le veut davantage. Un tel pessimiste ne l’est que d’esprit : il est optimiste de cœur jusqu’à l’extase. Car, pour vouloir être sauvé à tout prix, il n’est tel que d’avoir le sentiment qu’on peut être perdu. Ceux qui se résignent au néant et à leur propre perte sont ceux-là seuls qui n’en ont pas une idée assez présente. Plus on a de vie et plus on exige d’elle, fût-on toujours déçu.

Voilà pourquoi les romans les plus sombres de Dostoïevski laissent une impression si radieuse et si douce : au bout du tunnel et de la mine, le grand ciel libre est ouvert ; et la lumière nous attend à la sortie des ténèbres. La raison n’est peut-être pas convaincue ni satisfaite ; mais le cœur est comblé. Jusque dans les POSSÉDÉS, œuvre terrible et qu’on pourrait croire désespérée : dans ce chef-d’œuvre incomparable, la dernière révolution est décrite ; Lénine est peint trait pour trait ; le soviet même est préfiguré : la faillite de tout tremblement de terre social est éclatante. Jamais livre n’a été plus profond ni plus prophétique. Il devrait être d’une tristesse mortelle, puisque tous les héros y sont vaincus, et qu’ils tombent tous dans la mort, qu’ils soient criminels ou victimes : mais Dostoïevski fait sentir si fortement pour quoi ils succombent, sans jamais l’expliquer, il montre si clairement que l’amour méconnu chasse fatalement de la vie ceux qui le méconnaissent, qu’au milieu de tous ces morts et de toutes ces ruines, on ne voit que l’amour vivant.

 

 

VII

 

Gœthe n’aimait pas qu’on parlât de composition : il trouvait ce mot grossier pour désigner le travail de l'esprit. Je suis du même sentiment. Composer veut dire placer une phrase à côté d’une autre, ou une idée, une expression : c’est un mot de maçon et non pas un terme d’architecte. Il ne peint que la partie matérielle de l’art. L’artiste ne compose pas : il organise. Et organiser, c’est jouer de l’orgue. Bach ne compose pas un de ses sublimes préludes, en mettant une note à côté d’une note : ce sont elles toutes qui se rangent, sur un plan supérieur et nécessaire, à l’appel d’un sentiment préalable que l’intelligence conduit. Les critiques et les auteurs pour qui Dostoïevski compose mal sont peut-être ceux qui se servent sans scrupule de ce mot épais. Ils marquent la différence entre eux et Dostoïevski, et lui rendent ainsi un suprême hommage. Ces auteurs-là ne composent que par le dehors : ils entassent les chapitres sur les chapitres, suivant un ordre sec, visible et rigoureux, où tout est jointoyé, tant bien que mal, par les faits. Le jeu de Dostoïevski vient de plus loin ; sa musique est autrement essentielle, d’une bien plus riche et plus rare harmonie. Tout est voulu, ici, par la suite des passions. Rien ne paraît à la surface de l’action que par la fatalité des caractères. Le conflit des sentiments, toutes les causes secrètes qu’on ne doit pas exprimer, parce qu’en général elles nous échappent, mais qui se croisent en nous et qui sont la trame de la vie. Chez Dostoïevski, comme dans la vie même, les hasards ne sont que les causes invisibles et qui restent inconnues de ceux mêmes qu’elles déterminent. L’ordonnance n'est plus un ordre composé : elle est une organisation. La plupart des auteurs, ceux d’abord qui reprochent à Dostoïevski sa composition confuse, sont les esclaves des événements ; ils le sont donc de leurs ficelles : qu’on prenne leurs meilleurs livres : on peut y déplacer tout ce qu’on veut ; et sinon une page, mettre un chapitre avant un ou deux autres : on ne sera même pas dérouté. Je défie qu’on intervertisse une page dans L’IDIOT, LES KARAMAZOV, LES POSSÉDÉS ou CRIME ET CHÂTIMENT : là, tout est nécessaire et organique comme dans un acte de TRISTAN : le désordre de Dostoïevski est un ordre symphonique. Tel est l’art de ce grand homme que, souvent, ce qu’on lit au milieu du volume explique soudain et justifie totalement, comme un coup de lumière, tout ce qu’on avait à peine entrevu dans la première partie de l’œuvre. Ainsi les hommes et les femmes que nous croyons le mieux connaître, ne nous sont parfois révélés, dans le propre passé qui nous est commun, que par un mot, un geste imprévu de la passion qui nous éclaire sur tout le reste. L’IDIOT est le type du livre organique. BOUVARD ET PÉCUCHET ou L’ÉDUCATION SENTIMENTALE, en bien et en mal est le type du livre composé.

 

 

VIII

 

Rien n’est si ridicule que le reproche de la barbarie aux grands poètes qui ne sont pas d’Athènes, de Paris ou de Rome.

À la vérité, le nom de barbare n’est qu’une injure politique, comme celui de métèque le plus souvent. Les esprits injurieux se font applaudir ; mais ils ne sont pas prudents : ils n’ont ni horizon ni avenir. Ils ne se doutent pas que l’homme de Reims, il y a huit cents ans, était un barbare pour l’homme d’Arles ou de Marseille ; et qu’aujourd’hui même, le Corse et le Basque, le Breton, l’Alsacien ou le Niçois est un métèque pour l’homme de Château-Thierry. Barbare donc, la profondeur ; barbares, les plus admirables découvertes dans le fond des passions et dans les plus secrets mouvements de la volonté humaine ; barbares Hamlet ou Ivan Karamazov, Faust et Prospéro, Parsifal ou le Prince Muichkine. Que de barbares ! Sans doute, et ceux qui le disent sont des sots. La sottise des gens à doctrine passe toutes les autres ; et je tiens qu’une intelligence étroite, que borne la vanité égoïste, est plus inintelligente que la bêtise même. Un sot savant est sot plus qu’un autre. D’ailleurs il y a une vanité enragée à la racine de tout fanatique, et les doctrines absolues trempent dans un amour-propre sans pitié. Ces cris éternels, ces clameurs de Haro au métèque et au barbare, diffament l’esprit français. Ce grossier vacarme couvre les voix discrètes et si pures qui, de tout temps, ont exprimé le sentiment de la France et sa merveilleuse intelligence de l’étranger. Car, où que ce soit en Europe, qui a compris, qui a aimé Pascal, Molière, Rabelais, La Fontaine, Voltaire, Stendhal, Baudelaire, Flaubert, tant d’autres écrivains, comme en France on a compris, exalté, adoré même Shakespeare et Dante, Goethe et Cervantès, Beethoven et Wagner, Tolstoï et Dostoïevski ? L’étranger n’est pas juste, pour la France, en ne prêtant l’oreille qu’à l'anathème des nigauds. Les sots étroits sont frères en tous cas. Ceux de Paris excusent ceux de Berlin, de Moscou et de Rome qui ne voient dans Racine que de l’eau claire, et que perversité morale dans la magnifique vérité de l’art français. Tel est le privilège de la France, dans l’art et dans les lettres, depuis mille ans : elle a donné une forme idéale à cette intelligence héroïque qui ne recule devant rien, qui veut tout voir et tout dire, et qui ose tout peindre après avoir osé tout connaître. Ce courage est le plus rare de tous. Les Grecs seuls l’avaient eu, et quelques Romains qui, d’ailleurs, n’étaient pas de Rome. Rien n’égale la virilité française de l’esprit, si ce n’est la virilité russe du sentiment. L’alliance des deux peuples est inébranlable sur cet indestructible fondement.

Au delà même de la culture et des mœurs, la véritable civilisation consiste dans la conscience : conscience de soi, conscience des autres, et relations des deux.

S’il est une définition de la barbarie, c’est que le barbare ne se connaît point et ne se soucie pas de se connaître. Jamais le barbare ne doute. L’homme qui abonde en lui-même, sans avoir conscience réellement de soi, tel est le barbare en dernier ressort. De là qu’il est sans style.

À cet égard, qui est moins barbare que Dostoïevski ? De tous les artistes, il est au contraire celui qui a été le plus loin dans la connaissance. On ne peut lui comparer que Stendhal. La conscience morale multiplie en Dostoïevski les dons, les moyens et les conquêtes de la conscience psychologiques. Et c’est une conscience chrétienne.

Il est bien clair que Dostoïevski ne sépare pas la Russie de l’Évangile. Être chrétien, pour lui, c’est n’être plus barbare. S’il n’était pas chrétien, l’homme de Moscou serait un homme de l’Asie. Athée, il croit en vain être un homme de l’Occident : il n’en est que le singe, une ombre, un esprit vide. Le Russe n’est un Européen véritable, qu’à la condition d’être chrétien : il est alors chargé, selon Dostoïevski, de révéler la grande Europe à venir, la chrétienté future, aux peuples de l’Occident, qui en ont perdu la notion vivante.

La culture du sentiment doit précéder celle de l’intelligence. Elle la prépare, comme on prépare la terre avant les semailles. Là où l’homme n’a pas reçu la culture du sentiment, les idées lèvent aux hasards : elles donnent aussi bien l’épi nourricier que le maïs en ergots, pleins de poison. La religion cultive le sentiment dans la friche humaine. L’homme russe de la terre est une force inculte ; il a l’âme instable, comme il est nomade d’instinct : pour le fixer, il faut que le sentiment chrétien le pénètre, et lui fasse prendre racine dans la conscience. Dostoïevski est formel sur ce point. Même en Occident, les Barbares ont dû passer par l’Église pour dépouiller la barbarie première. Combien plus l’Évangile n’est-il pas nécessaire à la masse russe, aveugle, violente et lourde ? On ne fait pas un style d’art en un jour : encore moins un style de la vie. Dostoïevski voit, dans l’idée chrétienne du Père, l’idée russe par excellence, pour la raison qu’elle est seule capable de donner conscience à tous les Russes de leur qualité de frères, frères entre eux et frères avec tous les hommes. En ce sens, Dostoïevski répétait sans cesse qu’un athée n’est pas russe, qu’un vrai Russe ne peut pas être athée : il croyait fort justement que les faux athées pullulent, et que les vrais athées sont rares. Il ne s’agit pas ici de religion ni d’Église : il s’agit de culture. La raison ne suffit pas aux enfants : elle n’est institutrice et souveraine qu’aux hommes amendés et déjà bien ameublis. Fût-ce en Occident, la raison n’a toute son efficacité que dans les hommes dégrossis depuis des siècles : ceux-là peuvent être athées en religion, qui sont chrétiens de sentiment. Seule, l’intelligence civilise ; mais rien ne s’improvise moins que l’esprit. On ne fait point passer un sauvage de ses onomatopées à la théorie des nombres et à la lecture de Shakespeare ou de Montaigne. En d’autres termes, Dostoïevski ne croit pas qu’à la nature seule : la nature toute crue c’est Caliban. D’ailleurs, on ne peut rien sans la nature : Prospéro le sait bien : il n’anéantit pas Caliban : il le corrige. Les peuples de l’Occident sont lavés de leur calibanie originelle : encore ne faudrait-il pas trop s’y fier : ils ont du moins incorporé l’Évangile depuis deux mille ans. Prospéro a besoin de cette magie, pour agir sur Caliban. Pour lui-même, le cycle est achevé : il est tout conscience. Dans ses chefs-d’œuvre, on discerne le dilemme que Dostoïevski propose à la Russie, comme à toute la multitude humaine, moins le petit nombre des individus qui ont pris possession de la conscience : ou Dieu, ou une raison parfaite. Pour Dostoïevski, la conscience moins Dieu, c’est le néant et une puissance destructrice. Il lui faut Dieu, pour sauver la conscience : Dieu, c’est-à-dire l’amour. Le divin fait totalement défaut à Flaubert : les bourgeois de Flaubert sont plus dénués que les forçats de Dostoïevski. Entre les deux poètes, il n’est pas de plus réelle différence. Chez le Russe, l’amour toujours présent ennoblit et illumine toutes les ténèbres. Manque d’amour, les plus belles formes s’affaissent dans l’œuvre du grand Normand, et toute pensée est assombrie. Les romans de Flaubert conduisent tous à un puits d’ennui, d’amertume et de dégoût. Ils donnent sur le vide infini, sur la mort sans beauté, sans consolation, sans recours ; sur un miroir glacé de non-sens et de dérision éternelle. La vie s’y vomit, comme Emma Bovary elle-même. 

En voilà bien assez sur la barbarie de notre Fédor Mikhaïlovitch. Encore un mot pourtant. Il n’est jamais barbare celui à qui l’on doit une grande œuvre de l’esprit, féconde pour l’âme et pleine de lumière. Pour se débarbariser, il n’est tel que de créer une œuvre belle. Et pour barbariser, au contraire, qu’on s’en fie au bas clergé de l’art classique, et de la mesure : ils se vantent d’être les époux légitimes des Muses ; et par eux les Muses n’accouchent que d’ouvrages mort-nés. Parlât-il au nom de Racine, le critique pédant est le vrai barbare, le barbare en trois lettres, le nul ou le sot, comme on voudra. Le métèque est celui qui écrit mal dans la langue de son pays ; le barbare, celui qui ne la parle pas· Et le mot barbare n’a jamais eu d’autre sens pour les Grecs, qui l’inventèrent.

 

 

IX

 

Avec Dostoïevski, nous devons aller contre un certain nombre d’idées à la mode. Non pas que ces idées ne méritent point notre crédit ou notre audience ; mais parce qu’elles ne les méritent pas seules. Comme Dostoïevski, nous sommes d’un moment où rien de l’homme ne doit être méprisé ni omis. Nous ne voulons pas mettre toutes les forces de l’esprit et tous les sentiments sur le même plan ; mais nous n’entendons pas nous priver d’aucun ; s’il faut s’appauvrir, du moins que ce ne soit pas volontairement.

Mesure et démesure, excès et règle juste, raison et démence, maladie et santé, tous ces mots-là n’ont presque pas de sens en art et en poésie. Chaque grand poète a son œuvre et sa règle, qui répondent à sa propre nature. Un puissant esprit porte en soi sa mesure : son œuvre se justifie selon lui, et non selon la médiocrité de ceux qu’elle dépasse et qui la jugent. Une grande âme peut tout admettre et tout pardonner. Un cœur de peu ne vit que de partialité. Dostoïevski a cette grandeur : il ne se prive de rien dans l’âme vivante : il ne juge pas, il ne condamne point. Il laisse faire la vie. À elle de faire l’ordre, et d’animer la forme. Il sait que le mal est une fonction du bien ; et qu’il peut y avoir beaucoup de bien dans le mal même. Il n’enseigne pas ; il ne professe rien. Il ne raconte pas les passions et les caractères : il les fait paraître et s’expliquer eux-mêmes. Il répond ainsi à la remarque de Gœthe : les anciens nous livrent les objets et les êtres, tandis que les modernes les définissent. Les Anciens créent la forêt ; les modernes herborisent. Les Anciens nous donnent les êtres vivants ; les modernes des squelettes ou des traités d’anatomie. Au compte de Gœthe, Dostoïevski serait un Ancien, en d’autres termes un classique.

La vraie doctrine de la vie, en art, est là et non ailleurs : elle n’est pas du tout dans la caricature que des esprits singes veulent en faire, quand ils feignent d’entendre par la vie une immolation de la vertu pensante à la vertu sensible, un triomphe animal de la sensibilité sans frein sur l’intelligence. Pure singerie, dont la grimace outrée se ressent, non pas des écrivains qu’elle veut peindre, mais des singes qui font le portrait. Où est une forte conscience, là est aussi la raison. Il faut beaucoup plus d’intelligence et d’une espèce bien plus rare, pour donner le sentiment profond de la vie que pour en faire l’analyse. Une scène d’OTHELLO m’en dit plus sur la jalousie que trente volumes de commentaires en Sorbonne par les docteurs en psychologie et en médecine. L’analyse est toujours pauvre, sèche et fragmentaire, quoi qu’on fasse. Si les MAXIMES de La Rochefoucauld sont un ouvrage incomparable et qui va prodigieusement loin dans l’homme, c’est que chaque ligne est une espèce de tableau vivant pour l’esprit : on y surprend le souffle et l’aveu de La Rochefoucauld lui-même : chaque maxime est un chapitre de son expérience, toute une confession réduite à un titre.

Ce qui n’est pas vrai dans la nature ne l’est pas davantage en art. Dans la nature, la maladie n’existe pas : elle n’est qu’une activité solitaire, égoïste et sans lien à l’ensemble du corps où elle se développe. L’œuvre de Dostoïevski n’est pas morbide, car elle vit immortellement : je ne sache pas de signe qui marque la santé à l’égal de celui-là. Un poète malsain, qui produit des œuvres et des types doués d’une vie éternelle a la plus belle santé du monde, fût-il épileptique. Et un auteur plein de santé qui ne lâche que des avortons, ou des livres mort-nés, est un malheureux destiné à l’hôpital des incurables, dans l’ordre de l’esprit. La vérité vraie, c’est que Dostoïevski ne répond pas à ce fantôme de la simplicité, qu’on agite devant nous, comme si le complexe était le compliqué. La simplicité est la grâce de la belle expression et de la belle forme. On peut dire des niaiseries avec complication, et donner une expression simple aux pensées les plus rares et aux sentiments les plus complexes. L’homme moderne n’est pas simple : il n’est plus un enfant. Rien n’est simple en nous, dès que nous avons pris conscience et que nous nous préoccupons des autres. La charité dans l’ordre du cœur a fait notre complexité dans l’ordre de l’esprit. Les enfants, les bêtes, les sauvages sont simples : chacun d’eux ne pense et ne sent qu’une seule chose à la fois, qui n’est jamais que lui. Montaigne, Shakespeare, Stendhal ne sont pas simples, ni Dostoïevski. Notre âme est d’une complexité toujours croissante : parce que des mondes opposés s’y rencontrent, sans se combattre, sans se nuire, mais plutôt en se multipliant les uns par les autres, à mesure que nous en avons une plus forte conscience.

 

 

X

 

On ne saurait parler de Dostoïevski sans parler de la Russie qui lui fut si chère. Pour finir, je dirai un mot de ce grand peuple, qui nous doit être plus précieux dans sa grande infortune. Quelle que soit l’issue de sa tragédie, quelle que soit notre opinion sur sa politique, nous devons avoir foi au peuple russe et lui faire crédit. Nous le devons, pour obéir à Dostoïevski et aux autres grands hommes de la terre russe. Même s’ils se sont trompés sur la Russie, la Russie ne s’est pas trompée en nous les donnant. Que reste-t-il de l'énorme empire qui couvrait un tiers du méridien terrestre ? Tolstoï et Tourguénieff, Gogol et Moussorgski, Pouchkine et le premier de tous Dostoïevski. Il est un trait commun entre ces héros et la : nation russe : ils sont vrais ; ils sont sincères ; et ils osent l’être. Ils ne craignent même pas, souvent, d’être cyniques. Par là, nous en Occident et eux en Orient, nous tenons de plus près qu’on ne peut croire et nous ressemblons fortement, en dépit de toutes les différences : des frères qui auraient la même mère, qui est une vive humanité, et des pères ennemis, ici l’esprit de l’art, qui mesure, qui choisit, qui discerne ; là-bas, l’esprit mystique, une foi qui ne rêve que d’égalité, qui confond tout et qui né se possède pas encore. Mais enfin la Russie, qui a tant souffert depuis mille ans, est capable d’enfanter dans la douleur. Elle travaille pour le genre humain ; elle fait dans son propre sang ces expériences humaines que la France, la Grèce et Sion seules ont tentées jusqu’ici. Dostoïevski avait horreur de Caliban ; mais il ne pensait pas que Caliban dût toujours marcher à quatre pattes. Le propre de Dostoïevski est de ne rien condamner. Il répugne à toute violence, et se confie à tout amour. En vérité, celui qui veut que le bien soit ; celui-là fait que le bien finit par être. Dans Caliban, il n’y a pas que la négation de Prospéro : Caliban a pour la fille du prince, qui est sa pensée et sa grâce mêmes, une convoitise bestiale ; qui pourra devenir le moyen de son élévation.

Voilà comment le plus russe des Russes nous invite à comprendre la Russie et à n’en pas désespérer. Ni la race, ni la nation, ni les lieux ne font les grands esprits et les grands poètes. Ils sont d’abord ce qu’ils sont par eux-mêmes, en vertu du don qu’ils ont reçu, où le plus pur du genre humain se reconnaît. La grandeur d’âme est la commune race des grands hommes, et la patrie des grands poètes est premièrement la poésie. Le génie et la pensée du genre humain se font peu à peu de la sorte, dans le sens le plus universel. Les grandes âmes sont un peuple entre les peuples, le seul qui dure et qui soit juste, et où finira peut-être par entrer tout le genre humain, après tant de délires absurdes, de haine, de rage et de misères. L’œuvre du génie est une œuvre d’intelligence et d’amour. Il n’y aura pas eu, dans l’ordre de l’esprit, un maître d’œuvre plus puissant que notre admirable et grand Dostoïevski.

 

ANDRÉ SUARÈS.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mai 2021.

 

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