LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE BULGARE

 

 

Zacharie Stoyanov

(Джендо Стоянов Джедев)

1850 – 1889

 

 

 

 

NOTES SUR LES INSURRECTIONS BULGARES
PRÉFACE

(Записки по българските въстания — Предисловие)

 

 

 

1884

 

 

 

 

 

Traduction inédite d’Athanase Popov, 2017.

 

 

 

 

 

 

 


Né en 1850 au village de Medven, près de Burgas, Zaharij Stojanov est décédé le 2 septembre 1889 à l’Hôtel de Suez à Paris, les circonstances de sa mort n’ayant jamais été entièrement élucidées.

Homme d’État, journaliste et écrivain prolifique, il est l’auteur d’une oeuvre en partie non rééditée, voire de quelques œuvres inédites. Aucun projet d’édition critique ni d’édition de ses œuvres complètes n’a encore vu le jour.

Peu connu en dehors de la Bulgarie en raison de l’absence de traductions (seules les Notes sur les insurrections bulgares ont été traduites en allemand, en anglais — traduction partielle — et en hongrois), il est en partie méconnu même en Bulgarie car son œuvre continue à déranger. Longtemps, il fut considéré, à tort, comme un bon journaliste et un historien amateur, mais comme un mauvais écrivain. Ce n’est que vers la fin du vingtième siècle que la critique a commencé à le redécouvrir en tant que créateur authentique et unique en son genre, capable de mélanger tous les styles d’écriture pour constituer le sien propre, qui ne s’inspire de rien ni de personne, contrairement à la majorité des auteurs bulgarophones, qui ne parviennent pas à dépasser l’imitation.

Zaharij Stojanov est un génie à l’état pur qui a réussi à créer sa propre légende de son vivant, en faisant croire qu’il était inculte et illettré, alors qu’il était en réalité un fin lettré seulement en partie autodidacte (il aurait fréquenté une école secondaire, élément de sa biographie qu’il a délibérément occulté), ainsi qu’un bon francophone. Il a surtout réussi à créer, pour la première fois dans la littérature bulgare, un univers littéraire qui n’emprunte rien aux courants étrangers, mais pourrait au contraire les inspirer.

Les Notes sur les insurrections bulgares, ainsi que les textes biographiques que Zaharij Stojanov consacra à des personnages de son temps, ont directement inspiré des œuvres classiques de la littérature bulgare, parmi lesquelles le recueil L’épopée des oubliés et le roman Sous le joug d’Ivan Vazov, de même que le poème épique Chant de sang, qui valut à Penčo Slavejkov une nomination pour le Prix Nobel de littérature.

 

A. P.


 

Chaque nation a un passé qui lui est propre, que les générations qui suivent mettent du zèle à étudier. Si l’on entreprend la tâche d’écrire l’Histoire de la nation bulgare depuis qu’elle s’est retrouvée sous le joug turc, et ce jusqu’à sa libération, quel peut bien être l’événement qui devrait y occuper une place centrale ? Selon nous : les insurrections bulgares, surtout celle d’avril 1876, par laquelle nous nous efforçâmes de briser les chaînes de la servitude. Or, savoir quelles furent les caractéristiques de ces insurrections, qui les dirigea, le point de savoir si ce furent des mouvements exclusivement nationaux, ou bien des mouvements impulsés par quelque puissance étrangère, — pour autant que l’on sache, nul n’a su le dire avec la précision idoine, tant et si bien que bon nombre de gens y voient un secret bien gardé. Selon les uns, les insurrections auraient été préparées par les agents des comités panslaves ; selon les autres, les Bulgares, en tant que nation obéissante, constituée d’agriculteurs, seraient parfaitement incapables d’organiser quelque insurrection que ce fût, et auraient partant été attaqués par les bandes de bachibouzouks sans aucune raison apparente. Selon d’autres encore, quelques jeunes gens insensés se seraient réunis à l’insu de la nation pour essayer de faire germer la révolte dans le chef de celle-ci, contre son gré... Bien entendu, les auteurs malveillants de ces publications mensongères, pour la plupart des étrangers et ennemis jurés de la nation bulgare, dissimulent à dessein les véritables causes des mouvements insurrectionnels de notre nation. Ce qui est pis encore, c’est que bon nombre de nos propres hommes d’État et diplomates, qui eussent dû se montrer révérencieux au premier chef envers les insurrections bulgares, font au contraire des pieds et des mains pour recouvrir ce trésor national du voile de l’obscurité. Notre liberté actuelle est due à un certain nombre de martyrs : des héros bulgares qui furent nos frères, qui laissèrent pourrir leurs os très loin dans des geôles en Asie, qui expirèrent après un passage à tabac et à cause du chagrin qu’ils endurèrent sur la route, pieds et mains enchaînés avec de lourdes chaînes, qui rendirent l’âme sur la potence au milieu d’outrages et profanations, qui se donnèrent la mort, qui abrégèrent les souffrances de leurs propres frères, de leurs propres enfants et vice-versa. Nous avons des héros qui justifient notre fierté nationale, tel un L. Karavelov, un Levski, un Hadži Dimităr, un Stefan Karadža, un Botev, un Benkovski, un Volov, un Kableškov et bien d’autres encore ; mais peu d’entre eux sont connus, très peu de leurs saintes dépouilles ont été identifiées, rien n’a été fait pour immortaliser leur mémoire après la libération de leur patrie, pour laquelle ils se sacrifièrent.

Pour qu’on ne me taxe pas de partialité au sujet des insurrections bulgares, je m’empresse d’avouer que je suis pleinement conscient, comme tout un chacun, du revers de la médaille de nos insurrections, je sais que si on les examine avec un œil critique, on trouvera la plupart d’entre elles surfaites, initiées par des meneurs dénués de sens pratique, mal pensées, mais à qui la faute ? J’ai dit qu’elles sont la page la plus lumineuse de notre Histoire récente ; nous n’avons pas de passé plus glorieux que celui-ci qui nous caractérise en tant que nation. En outre, il y a aussi une autre circonstance qu’on ne doit pas perdre de vue lorsqu’il est question de mouvements nationaux spontanés, de l’objectif et de l’intention individuelles de certaines parties prenantes. Les gens retiennent non pas tant les conséquences qui devaient découler de telle ou telle cause commune, initiée par un ou plusieurs protagonistes, mais bien plutôt l’objectif sacré et la motivation désintéressée desdits protagonistes. C’est cela qui nous importe. Nous pourrions dresser la liste de moult héros qui, comme je l’ai dit, se donnèrent la mort, abrégèrent les souffrances de leurs propres femmes et enfants, se sacrifièrent entièrement pour atteindre un but et suivre une idée. Quels furent-ils, ce but et cette idée ? — La libération de la Bulgarie du joug turc. Excusez du peu. « Eux, les rebelles, c’était des têtes brûlées, des étourdis, des gredins parasites » et tutti quanti, disent encore quelques représentants de la confrérie des bien-pensants. Soit, mais c’étaient des anges honnêtes et vertueux, de purs esprits, tels que la Bulgarie n’en verra probablement plus jamais de semblables. Qui plus est, on aimerait défier ces adeptes du bon sens bien-pensants afin qu’ils relatent ne serait-ce qu’un événement sans importance de leur vie publique (de notable, de commerçant ou de savant), lequel s’apparente un tant soit peu à un sacrifice, à de l’héroïsme. L’on ne saurait que concéder qu’eux, voyez-vous, c’était des gens ayant le sens pratique, qu’ils savaient ce qu’il leur en coûtait, qu’ils devaient trimer nuit et jour afin de pouvoir laisser quelque bien à leur progéniture, que c’étaient de bons chrétiens ; mais tout cela n’était qu’artifice permettant de s’en mettre plein la panse en toutes circonstances, à quelques menues exceptions près. Il serait déplacé d’accuser les militants de notre insurrection. S’ils ne purent accomplir quelque chose de plus sérieux, c’est à la nation bulgare qu’il convient d’en imputer la faute, car elle ne fut pas à la hauteur pour saisir l’occasion ; le temps pour elle d’accorder tout son prix à la liberté n’était pas encore advenu. D’aucuns objecteront sans doute que puisqu’il en fut ainsi, on n’eût sans doute pas dû fomenter la moindre insurrection ; on eût dû attendre que « l’instruction » accomplît son œuvre. L’on répondra qu’il y eut bien d’autres égarés par leur patriotisme sans bornes que les militants de notre insurrection, de façon à ne pas parvenir à anticiper l’avenir. Où que l’on se tourne, le passé des autres nations démontre qu’elles aussi ont eu leurs Levski, Benkovski et tutti quanti, qui s’imaginaient pouvoir terrasser quelque tyran avec un geste de la main. Des gens comme Napoléon, qui tyrannisa toute l’Europe, qui donnait des ordres à plusieurs de ses confrères monarques, bien qu’il ne ressemblât guère ni à Levski ni à Benkovski, ne fit-il pas son entrée solennelle en France avec 30-40 vagabonds éméchés, avec comme objectif de conquérir le royaume ? S’il en est ainsi, que pouvait-on attendre de la part de nos rebelles, qui n’ont ni lu le Mémorial de Sainte Hélène, ni n’ont écrit de Маnuel d’Artillerie, ni des Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie ? Cromwell formulait une insigne vérité en disant que dans les grands coups d’État, ceux qui allaient le plus loin étaient ceux qui, au départ, ne savaient point où ils allaient. Il ne dépend point des gens qui n’ont pas de plan préétabli, clair et précis, des gens qui sont des organes vivants dévoués corps et âme aux événements qui se déroulent sous leurs yeux, de pouvoir prendre le dessus et de surmonter les obstacles.

Aussi, nos insurrections méritent d’être décrites et étudiées, de même que leurs héros les plus connus, et c’est l’objectif que je me suis assigné, pour faire œuvre de pionnier. L’insurrection que j’ai étudiée le plus, c’est celle de Panagjurište, non seulement parce que c’est à son sujet que mes renseignements sont le plus fiables, mais aussi parce que c’est celle où la nation s’est le plus impliquée, et que ses organisateurs, qu’on appelait des apôtres, à savoir Volov, Benkovski, Ikonomov et Kableškov, se donnèrent la mort — chose qui ne se produisit dans aucun autre district. Ce que je raconte à propos du district de Panagjurište, quant aux préparatifs, peut être transposé aux autres districts, dans des proportions plus limitées bien entendu. Je me suis efforcé de viser la précision et la véracité, sans travestir la réalité et sans la moindre exagération à propos de tel ou tel fait. Je ne m’en suis tenu à aucune règle rigide, à aucun argument d’autorité : seule la sainte vérité aura été mon étendard. C’est précisément pour cette raison que la description de plusieurs de mes héros, de même que certains tableaux recopiés à partir du vécu, paraissent assez rudes, pour ne pas dire repoussants, sans qu’il n’y ait de ma faute, car tout est de la faute de la vie des Bulgares — c’est elle qui a rendu possibles de telles scènes et de tels personnages. J’ai complètement renoncé à glorifier et à styliser ces événements-là, car si à la place de Vorčo le voïvode ou Ivan le Charretier, j’avais mis des squelettes enamourés, des amants abrutis ou de pédants savants qui gémissent et citassent Goethe et Heine dans leurs conversations, mon livre eût été tout simplement privé de touche bulgare, en dépit du fait qu’il a été écrit dans notre langue. Je sais comment m’y prendre pour obtenir cet ennoblissement-là, mais je m’en suis bien gardé[1]

Les aimables lecteurs ne manqueront pas d’observer qu’il rentre bien peu, dans la liste de mes héros, de têtes savantes, de commerçants en vue ou de rupins influents, et qu’elle fait au contraire une large part aux gens de peu, au peuple d’en bas. Les premiers en sont absents précisément parce que l’œuvre que je décris leur est étrangère. À dire vrai, aujourd’hui, alors qu’il n’y a plus ni potence, ni prison turque, ni yatagan de bachibouzouk qui attendent les patriotes, quand vient le temps de se faire mousser, aucun patriote authentique ne peut ouvrir la bouche pour exposer son mérite devant les faux patriotes d’aujourd’hui. Il ne faut pas les écouter, car, voyez-vous, il se peut fort bien que les patriotes d’aujourd’hui aient un peu de mérite, qui avec une pétition, qui avec un discours astucieux et convaincant devant le pacha, qui avec des vers patriotiques, etc. ; mais n’oubliez pas que je décris des gens derrière le dos desquels les premiers se cachaient du mieux qu’ils pouvaient. Peu de mes héros véritables patriotes sont encore en vie pour que la postérité puisse voir ce que c’est qu’un véritable « patriote ». Aujourd’hui, l’époque n’est plus au patriotisme, mais bien au petit négoce. Pas plus qu’à l’époque turque, je ne saurais dénombrer ne serait-ce que cinq personnes de condition aisée ou bien instruites, qui eussent clamé bien haut, qui eussent entraîné les simples mortels et qui eussent dit : « Je suis comme je suis et c’est ce que je crois… ». Je sais en revanche certaines choses plus vilaines encore à propos de cette sorte de gens instruits de la haute, je remets une centaine de faits quant à leurs comportement et agissements, que ce soit du temps des Turcs ou bien maintenant, mais si je m’y appesantissais, si j’énumérais ces faits un à un, je forcerais plus d’un de ces cœurs nobles et charitables à se mordre la langue.

J’avoue avoir traité certaines questions de façon par trop superficielle, et n’avoir point éclairci ni étudié de nombreux faits, mais je n’eusse pu remédier à ces erreurs que si je me fusse rendu personnellement sur place. Je n’ai pas été avare en temps passé à l’ouvrage et je n’ai pas craint les incommodités ; seules des raisons indépendantes de ma volonté, et qui avaient leur importance, ont entravé mon travail. Je veux vous parler des moyens financiers, dont on ne saurait se passer. Je me suis tourné à plusieurs reprises vers le gouvernement de la principauté de Bulgarie, lequel m’opposa un refus catégorique sans motifs ni explications. Dans le même temps, Messieurs les ministres décidaient allègrement de répartir les deniers publics de la façon qui suit : 3 000 leva de rente annuelle pour un nommé hadji Mehmedali ; 17 000 leva pour qu’un serveur allemand puisse se faire construire une villa ; 42 000 leva chacun pour les officiers russes Lesovoj, Logvenov, Polzikov et Molsolov. Hadji Mehmedali a touché de l’argent pour n’avoir pas rompu la paix du temps des bachibouzouks, c’est-à-dire qu’il s’est abstenu d’égorger et de faire pendre, pour ne se contenter que d’attiser la discorde tout en se tenant en retrait... Comme vous pouvez le voir, mes chers lecteurs, le patriotisme n’est que du vent ; il n’a existé que du temps de l’État turc, alors qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de faire la différence entre l’espion et celui qui aime sa patrie ; la palme du vainqueur revient toujours à l’espion. Ceux qui allèrent jusqu’au suicide pour le bonheur des autres s’avéreront n’avoir été que des têtes brûlées. Ah, quelle illusion ! Qu’ils se fassent piétiner aujourd’hui dans la rue comme des clochards, afin qu’ils reviennent à la raison… J’essayai de me procurer les renseignements nécessaires par l’intermédiaire de mes amis et connaissances, mais je me retrouvai, ici aussi, dos au mur, et tous ceux qui suivront mon exemple se retrouveront dans la même situation. Personne, parmi ceux qui se sont engagés dans cette voie, ne s’y est pris avec objectivité, d’un point de vue général. Ils commencent tous de la même façon : « Quand je reçus des nouvelles, quand l’étincelle nationale alluma mon cœur », etc. Afin de flatter leur propre ego, la plupart de nos insurgés sont prêts à passer sous silence ou à réinterpréter des éléments factuels de la plus haute importance, surtout si ces insurgés sont éduqués, des instituteurs par exemple, ou bien des membres du clergé ou des gens qui font des chichis. Je possède pas moins d’une centaine de lettres où l’on m’appelle patriote, vétéran de guerre, etc. Tout cela ne me sert qu’à me remémorer les noms et prénoms de ces gens-là. Je conseillerai en conséquence aux futurs chercheurs sur les mouvements insurrectionnels bulgares, lorsqu’ils voudront réunir des renseignements, de s’adresser de préférence aux gens simples et illettrés, car c’est en eux qu’ils trouveront des sources exactes et de bonne foi. Il n’y a rien de pire que de demander des renseignements aux parents et à la famille d’un des illustres acteurs de l’Insurrection : dès qu’on les questionne sur le passé du défunt, leurs joues sont couvertes de larmes qui coulent à flots (de larmes spéculatives et hypocrites, cela s’entend), de telle sorte qu’il faut savoir se montrer très patient. Pour que leur fils ou leur parent gagne l’estime de la nation, bien souvent ils n’hésitent pas à écrire l’épopée de ses faits et gestes. Je suis également tombé sur des êtres singuliers, qui avaient entre les mains des documents historiques inestimables relatant notre geste nationale. « Nous ne sommes pas en mesure de vous les donner, nous disaient-ils, nous préférons les garder pour les laisser en héritage à nos enfants et petits-enfants ! ».

C’est surtout la première partie de mon livre qui est un peu monotone, car elle ne relate point d’exploits héroïques tels que des combats au couteau ou des coups de fusils. Mais la seconde partie aura de quoi plaire aux lecteurs. J’ai élagué moult faits et détails non vérifiés et sans importance, néanmoins j’en ai suffisamment laissé, car j’estime ne pas être en mesure de toujours distinguer le principal de l’accessoire : j’expose donc les différents éléments, afin que le lecteur impartial puisse effectuer sa propre analyse. Ce qui paraît insignifiant aux yeux d’un témoin des faits peut s’avérer précieux pour un tiers.

Bon nombre d’amis me recommandèrent d’être bref afin de ne point m’écarter des faits et des événements au sens strict, mais je me suis dit que ce n’était ni un rapport, ni un compte-rendu statistique que j’écrivais. Qui plus est, je connais le goût de l’essentiel de mon audience : les faits bruts, sans relief, parsemés de dates et de chiffres, n’attirent pas beaucoup de lecteurs, mais seulement les savants de cabinet, or ce n’est pas pour eux que j’écris. À quoi bon me priver de railler, de faire un clin d’œil aux personnages excentriques, aux courageux vétérans, aux traîtres, etc., quand l’occasion se présente, ce qu’un auteur qui n’a pas été témoin des faits ne saurait se permettre ? Mes lecteurs, qui n’en sont encore qu’aux balbutiements de la lecture, ne sont pas en mesure de se contenter des faits bruts à l’instar des Américains et des Anglais, ce dont on peut trouver la preuve dans leurs écrits journalistiques, dépouillés de doctrinarisme et de tonalité polémique depuis belle lurette. Mes lecteurs ne sont pas en droit d’exiger de ma part de l’objectivité stricte et du détachement complet. Si Condorcet dit que l’Histoire impartiale d’une nation ne saurait être écrite que par un étranger désintéressé, cette vérité peut s’appliquer a fortiori aux témoins de notre Histoire, qui non seulement ont été des parties prenantes, mais sont de surcroît sous l’emprise d’élans patriotiques, et ont pour finir dégusté chacun une centaine de coups de gourdin pour leur engagement et leurs convictions. Est-on en droit d’exiger du détachement de la part de telles personnes ? Qui plus est, n’oubliez pas, chers lecteurs, l’époque et les circonstances (1881-1883) où ce livre fut écrit. C’est surtout lorsque j’ai décrit les actes d’un traître infâme que j’ai violé les règles de la bienséance ; quand j’en viens à parler de Batak, de Peruštica, etc., quand j’introduis les lecteurs dans les temples ensanglantés de ces deux patelins marqués par l’Histoire, il faut cesser de demander des justifications au narrateur. Les mots de « mécréant », « barbare », « bête sauvage », « monstre sanguinaire », etc., qui paraissent malséants y compris pour mes propres oreilles, commencèrent à fuser spontanément. Au demeurant, j’espère être pardonné pour cette brutalité car je peux faire valoir de nombreuses circonstances atténuantes.

Chers lecteurs, mettez-vous donc à la place d’un homme qui fut en contact avec les militants pour la liberté des Bulgares, qui fut témoin de leurs souffrances de martyrs, et vous comprendrez qu’il lui est impossible de parler aujourd’hui en langage noble, en gardant de la hauteur. Est-il possible que le témoin des faits, qui que ce fût, ne s’enflamme et ne s’inquiète quand la sœur de Stefan Karadža tend la main pour demander l’aumône ? Comment l’homme sensible pouvait-il s’empêcher d’éprouver de la pitié quand le vieux père d’Angel Kănčev expira dans la rue, pour ensuite être enterré sans service funèbre ? Quand ses deux sœurs croupissent dans un bordel boueux, pieds nus et affamées ? Puis-je m’aventurer à dire quelque chose de plus délicat encore ? Je conçois que vous allez vous offusquer quelque peu, mais ne vous effrayez pas. La sœur cadette dudit Angel Kănčev, une fille de 15-16 ans, se trouvait loger, en l’an 1880, chez une maquerelle tsigane, propriétaire d’une maison de passe ; sa sœur aînée est toujours en train de se lamenter sur son sort quelque part en Valachie... Dites-moi, comment peut-on s’empêcher de jurer quand les sépultures de Levski, Benkovski, Volov, Ikonomov, Kočo, etc., sont toutes envahies de mauvaises herbes (la tombe de ce dernier se trouvant en plein milieu d’un vignoble), comme si la nation pour laquelle ils se sont sacrifiés était passée à l’islam ? Mais si ce n’était que ça ! Partout où l’on donne de la tête, le sceau de l’infamie est mis à nu. Matevski, ce même Matevski, le camarade de Levski, organisateur des « associations pour la gymnastique », à qui la Bulgarie du Sud doit son existence, nous assistâmes à son enterrement. Deux personnes, une écuelle pour l’aumône à la main, passaient d’échoppe en échoppe pour obtenir une obole par-ci, par-là, pour ses funérailles. Sur cette écuelle pour l’aumône, les éléments qui nous étaient hostiles apportaient eux aussi leur contribution, ceux-là même contre lesquels le de cujus menait une lutte sans merci. Tu parles d’une fierté nationale... Pendant ce temps, tous les journaux bulgares pleuraient la perte d’un musicien étranger, qui n’avait été attiré par notre pays que par l’amour des pièces sonnantes et trébuchantes. Tout un chacun pleurait sa perte et exprimait l’avis suivant lequel il fallait venir en aide à sa famille avec les deniers publics... Toujours à la même époque, les colonnes des journaux étaient noircies par la biographie d’un autre étranger mièvre et doucereux à l’occasion de ses noces d’argent. Pas un mot au sujet de Matevski. Dans les quartiers miséreux de la même ville, tout n’était que querelles, des bagarres entre députés, des noms d’oiseaux fusaient entre ces derniers à propos de la construction d’on ne sait trop quel monument funéraire élevé là aussi au-dessus des tombes des étrangers. Las, quand ce peuple parviendra-t-il à se soucier un tant soit peu de ses propres problèmes ?

Il ne s’est pas passé longtemps depuis l’époque où il était possible de faire la différence entre le patriote et le traître et espion, mais, malheureusement, il est aujourd’hui trop difficile de se prononcer d’emblée. Nombreux sont ceux qui errent dans le brouillard en se demandant : « Qui est-ce ? » — « Celui qui a une maison en marbre blanc, celui qui parle aux consuls et respire les effluves de leur thé », répondent les journaleux flagorneurs. Tout le monde comprend que pour parvenir à briser ces conceptions et fondements creux, il faut une hache à double tranchant, sans rhétorique et phrases choisies. « J’étais hors de moi pendant deux jours, nous disait un ami qui a été envoyé deux fois au bagne, quand j’ai lu dans les journaux quelque chose à propos du débat suivant qui avait eu lieu à l’Assemblée nationale bulgare en 1882 : on ne sait trop quel slave, lorsqu’il entendit dire que le gouvernement bulgare était prêt à tout pour attirer des étrangers influents, fit parvenir une demande à ladite Assemblée, en expliquant que comme il avait pris à bord des navires allemands, jusqu’à Rusčuk, environ 65 rebelles du temps de l’empire turc, il demandait à en être dédommagé par l’Assemblée patriotique. On demanda à Georgi Gerov, député de Rusčuk, si cela était vrai, et celui-ci répondit : « Oui ! Je suis au courant que ce patriote slave a sauvé du gibet bon nombre des nôtres ! » (?)... Mais où êtes-vous, les nôtres ?! Sortez de vos tombes pour voir contre qui il faut vous défendre aujourd’hui ! Seigneur ! Quelle tache indélébile sur les saintes cendres funéraires ! Il faut que je vous dise également que Georgi Gerov servait son café Midhat paşa, mais ce n’est pas tout... il s’appelait autrefois Georgi Midhatpašov. Quand les rebelles bulgares s’enfuyaient, ce même Georgi, vêtu d’une veste selon la mode turque et le cou rasé comme un Turc, allumait son chibouk d’ambre à son terrifiant maître. Mais je l’ai dit : les patriotes d’aujourd’hui sont en tous points semblables à Georgi Midhatpašov...

D’habitude, on publie les mémoires ou souvenirs personnels après avoir laissé passer un peu de temps, lorsque les contemporains et les personnes que l’on mentionne dans le livre ne sont plus en vie. Je m’inscris en faux par rapport à cette règle, qui a été établie Dieu sait pourquoi dans les différentes littératures européennes. À suivre cette règle, quoi qu’un contemporain des faits puisse écrire, passé un certain temps, quand les personnes concernées ne seront plus en vie, ce sera pris pour argent comptant, car il n’y aura plus personne pour réfuter ce qui aura été écrit. Voilà pourquoi je me dépêchai pour sortir les présents mémoires, afin que l’ensemble des parties prenantes et témoins des faits pussent confirmer ou infirmer leur véracité. À cette fin, je n’ai point omis de mentionner de nombreux noms propres, lesquels servent entre autres à contrôler les événements que j’expose. Si je me suis trompé quelque part, si l’impartialité stricte a cédé la place à des considérations personnelles (la chose est fort possible), la centaine de personnes ou plus qui ont leur place dans mon livre me  cloueront au pilori, et ce ne sera que justice.

J’ose croire que le présent livre incitera bon nombre de nos activistes au cours de nos derniers mouvements nationaux à mettre par écrit tout ce qu’ils en savent, car ce n’est que de cette manière que l’on pourra éclairer un grand nombre d’événements oubliés. Quelle richesse, quelle matière pour les historiens et les poètes, les dramaturges et les romanciers l’on eût découvert si nos anciens militants : Slavejkov, Mihajlovski, Krăstovič, Čomakov, le père Bogorov, Gerov, L. l’Exarque, Danov et Gruev, etc., eussent décrit de la façon la plus simple leurs activités, que ce fût à propos de la question ecclésiastique ou à propos de la renaissance de nos belles-lettres et de notre système éducatif. Quelle richesse... Sans parler de nos honorables compatriotes Rakovski, Makariopolski, Knjažeski, Karavelov, etc. En même temps que leurs restes, on a enterré plusieurs années d’Histoire de la nation bulgare ! « Sous chaque pierre, on trouve un morceau d’Histoire du monde, dit Heine. Chaque être humain renferme en lui un univers qui naît et meurt en même temps que lui, l’histoire de chaque existence représente à elle seule un intérêt ». Il n’y a pas lieu de douter que, d’ici quelques années, des historiographes et spécialistes seront grassement rémunérés pour tout retrouver et tout décrire, mais leur travail ne sera d’aucune utilité. Quel sera le prix, au jour d’aujourd’hui, de l’Histoire des kărdžali et de leurs chefs, si tant est qu’elle voyait le jour — chacun peut se l’imaginer, du moins ceux qui chérissent un tant soit peu le passé de leur patrie. Les insurrections auront la même valeur, voire une valeur des centaines de fois plus grande, pour les générations futures : une page lumineuse de l’Histoire récente, ainsi que je l’ai dit.

Il n’y a pas de doute qu’à l’instar de nos autres préoccupations, nos propres mouvements nationaux intéresseront d’abord les spéculateurs étrangers. Ils ne manqueront pas de se présenter avec des recommandations consulaires et le gouvernement de notre patrie, pour ne pas briser l’élan du pays ami, leur sourira à tout bout de champ. Pour commencer, une circulaire sera prise à l’intention des autorités administratives, leur enjoignant, à l’arrivée de tels ou tels nobles, professeurs ou dames sympathique, de leur apporter toute sorte de soutien afin qu’ils puissent remplir leurs nobles objectifs. J’étais témoin lorsqu’un de ces savants protégés sillonnait notre patrie accompagné d’un convoi de gendarmes, de maires et de gardes champêtres, qu’il semblait rémunérer, alors que dans le même temps, un autre de nos modestes travailleurs, qui connaît la Bulgarie avec toutes ses modestes cabanes, risquait d’être jeté en pâture aux loups affamés dans les défilés balkaniques !... Il n’a qu’à s’en prendre à lui-même ! N’est-il pas né bulgare ? Nous sommes de drôles de gens, nous autres Bulgares. L’étranger bulgarophile sillonnera le pays dans tous les sens (seulement là où le chemin de fer et la route peuvent l’amener, notez bien), il rencontrera les notables fanfarons, les chefs et maires intéressés, comme cela se faisait du temps des Turcs avec les administrateurs et les évêques, il posera des questions à droite et à gauche, et pour le reste : vivent les bibliothèques et les statistiques officielles. « Notre cher hôte » intitulera son livre Voyage dans les terres slaves, La nouvelle Bulgarie ou Trois mois en Bulgarie, qu’il remplira de mensonges et de faits imaginaires, rédigés de manière tendancieuse dans l’intérêt du parti et de l’association qui a dépêché le voyageur de son pays. Alors que nos corbeaux à nous, qui croient que les « secrets » de notre culture nationale ne nous sont pas accessibles à nous-mêmes, il est impossible de les étudier tant qu’on n’a pas le titre de professeur des universités — ils meurent de joie et avalent goulûment les comprimés préparés pour un autre estomac... Que ceux qui ne me croient pas sur parole ouvrent les livres de C. Robert, de Mackenzie et Irby, du défunt MacGahan, de l’épouse et de la fille du consul (pseudonyme), etc., etc. Ces livres contiennent de telles balivernes sur la nation bulgare, que si les noms des auteurs inscrits en couverture n’étaient pas précédés de Lady ou de von, mais qu’il s’agissait d’un prénommé Petko ou d’un prénommé Ivan, il y a belle lurette que nos Petko ou Ivan nationaux se seraient fait tirer les oreilles et on leur aurait demandé : « Pourquoi nous mentez-vous ? ». Mais les von et les Lady y sont-ils pour quelque chose ? C’est notre servilité qui y est pour quelque chose, cette servilité qu’on voit à l’œuvre devant tous les monocles dorés. Je serais en mesure de lister les noms de moult savants étrangers, qui sont passés de l’ethnographie et de l’historiographie à l’espionnage, mais mieux vaut ne pas rouvrir les plaies déjà refermées...

En ce qui concerne les activités de certains insurgés, je suis allé un peu plus loin en m’intéressant à certains détails de leur vie privée. L’unique objectif que j’ai poursuivi en le faisant aura été de prouver, dans la mesure du possible, avec plus de faits et de détails, quelle sorte d’hommes nos insurgés auront été, quelles épreuves ils ont dû traverser avant de renoncer au Code des bonnes pratiques du commerce et des artisans pour lui préférer la vie d’insurgé qui allait les conduire à la potence. Je trouve cela nécessaire pour tout un ensemble de raisons. Premièrement, chacun se rendra compte que ce ne sont point les rupins et les savants qui aspirent au bien national, et que l’on peut tout aussi bien œuvrer en vue du bien-être de son prochain et de ses semblables sans diplôme ni passé glorieux. Deuxièmement, la richesse, tout comme le diplôme, constituent une protection de la personne, mais ils n’en asservissent pas moins cette dernière, car elle commence à ne se préoccuper que de son bien-être propre et tend à faire respecter l’ordre établi. Quant à la biographie sommaire d’un insurgé quel qu’il soit, celle-ci peut être adaptée, à quelques minuscules détails près, à celle de tous les autres. Levski fut tailleur, serviteur, puis diacre ; Benkovski fut pareillement tailleur, marchand de bestiaux, manœuvre ; Kolju Gančev, Kočo Čistemenski, Hristo Ivanov, Georgi Ikonomov, Nikola Obretenov, etc., furent cordonniers, apprentis tailleurs, cotonniers, etc. Voilà pourquoi j’ai dépeint la vie des bergers et tailleurs. Je me suis apesanti sur la description des détours faits par les apôtres, sur les voyages des troupes bulgares et la fuite des insurgés. J’ai emprunté cette forme en me fondant sur les deux arguments que voici : а) la Bulgarie, au cours des 500 années de son existence, n’a connu, comme je l’ai dit, qu’une seule époque insurrectionnelle et il y a fort à douter qu’il puisse en avoir d’autres à l’avenir ; et b) quand l’aventurier délicat, muni de quelques passeports dorés, de lettres de recommandation, etc., décrit le pays de la fenêtre du train, dépeint en couleurs sombres la glissade du cheval de sa calèche, comment le charretier se saoulait, comment le maître de la maison où ils s’étaient arrêtés ne s’était pas montré poli et n’avait pas mis beaucoup de beurre dans les oeufs, etc. — alors dites-moi si je n’ai pas raison de décrire les rêves mêmes de ceux qui ne sont plus de ce monde, qui ont voyagé non pas pour se changer d’air, mais pour le bien et la liberté des autres, de la Bulgarie ? Ce n’est bien sûr pas à moi de déterminer le degré de vraisemblance que renferment mes informations.

Pour ce qui est de la langue, je n’ai suivi qu’une seule règle : faire en sorte que tout le monde comprenne mon propos, y compris les gens les plus simples. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de juger si j’ai réussi. Je ne me suis point efforcé de respecter la place des jers ; il est loisible aux spécialistes de les remettre à la bonne place. L’objet de mon propos est tel que près d’une centaine de faits et d’événements ne sont connus que de moi, par conséquent si l’on rencontre par-ci par-là des erreurs grossières, j’ose espérer que les lecteurs sauront faire preuve d’indulgence. Il en irait tout autrement si j’étais en train d’écrire une grammaire, une histoire de la Bulgarie ou bien un livre pour enfants, autant d’ouvrages qui ne seraient accessibles qu’à une centaine de personnes.

Je prie instamment tous nos compatriotes dont je mentionne les noms dans mon livre et que j’ai injustement attaqués, sans doute sur le fondement de renseignements inexacts, de me pardonner. Lourde est la responsabilité de celui qui s’en tient à la vérité. Je remercie de tout cœur Mrs. P. Goranov, Panayotov, Hristo Ivanov, D. Ahmakov, Iv. Vorčo, Kr. Samohodov, Hr. Blagoev, Nikola Obretenov, S. Zaimov, Kr. Stefanov, F. Štarbanov et bien d’autres, à qui je dois moult renseignements.

C’est enfin vers vous, compagnons d’infortune, que je me tourne. C’est pour vous que j’ai œuvré à l’écriture du présent livre, pour vous montrer que les plus ardents combattants et défenseurs de notre patrie étaient non point des rupins orgueilleux, ni des savants qui pètent plus haut que leur cul, mais qu’ils faisaient partie de vos compagnons d’infortune, sans être plus instruits que vous ! Qu’il me suffise de vous rappeler les noms de Levski, Benkovski, Kočo Čistemenski, les frères Žekov, le père Ivan le charretier, Ivan Vorčo, etc., tous des artisans et des travailleurs. Ce sont eux qui ont redoré le blason de la Bulgarie et qui ont pris la défense de notre gloire déshonorée ; ce sont eux qui ont fait parler des Bulgares aux quatre coins du monde ; ce sont eux qui ont méprisé tout ce qui leur appartenait pour relever la tête fièrement et sans crainte face au puissant tyran, à propos duquel nos têtes savantes nous assuraient qu’il ne fallait point le contrarier et dont il fallait essayer d’attendrir coûte que coûte le regard. Tout cela, ils lont fait non pas parce qu’ils pouvaient se targuer d’être allés à Paris pour s’affûter l’esprit, mais bien parce que c’étaient d’honnêtes gens à la volonté de fer, au caractère imperturbable, qui aimaient ardemment leur patrie (quel rôle plus noble tout un chacun peut-il être amené à jouer ?) ; or, ces quelques qualités, chacun d’entre nous peut les avoir pour autant qu’il le désire. Que ces lumières de la nation vous servent d’exemple. Ne craignez point les chapeaux hauts de forme des savants, ni les demeures somptueuses des rupins. N’écoutez pas ces cinglés qui vous traitent d’ignorants jour après jour, qui vous disent de vous occuper de vos outils agricoles et de vous taire quand ce sont Messieurs les têtes savantes qui vous parlent. C’est de la poudre aux yeux. On compte sur les doigts d’une seule main les savants qui donneraient leur chemise pour votre bien ; ne les vénérez pas quand ils vous disent qu’ils sont allés se sacrifier. Ils se sont sacrifiés, certes, mais non pas pour vous, mais bien pour leur petit négoce, dont lexistence suppose que vous soyez spoliés. Souvenez-vous, y avait-il naguère, lorsque votre cou attendait d’être tranché, quelque homme savant ou fortuné pour vous venir en aide en mettant à contribution son savoir et sa richesse, peut-on trouver quelque part la tombe d’un de ces soi-disant bienfaiteurs sur le champ d’honneur ? En ces temps-là, ces derniers se terraient dans leurs souricières ; mais quand le soleil s’est enfin levé pour nous autres, quand ce fut notre âge d’or, quand le tintement des couteaux et des baïonnettes fut remplacé par des roubles blancs et des pièces d’or, alors nos foyers ont été envahis par les grands chapeaux des ci-devant inconnus pseudo-patriotes. « Ôtez-vous de notre vue : vous êtes des nigauds et des ignorants», nous disaient-ils, alors même que sans vous, tout nigauds que vous fussiez, leurs petites personnes trimeraient encore au service de différents maîtres en Valachie et en Moldavie pour vingt boisseaux de maïs par an... Or, ce n’est pas là le seul fait que je connaisse. Lorsque la lutte reprit, et que l’on essaya de t’opprimer une deuxième fois, en sus de tes autres souffrances, non pas avec le yatagan turc, mais bien avec la croix chrétienne, lorsque cette nouvelle lutte exigeait non pas de la vaillance face au sifflement des balles fatidiques, mais bien des visages imperturbables qui ne rougissent pas même face aux insultes ; enfin lorsque ce n’était pas de la détermination qui était requise, mais bien de la lâcheté et de la mauvaise foi, qui entra en scène ? Qui applaudit le nouveau tyran ? Les têtes savantes et les rupins corrompus par l’argent. En avant, donc, mes frères ! N’ayez pas honte de vos lacunes. N’allez pas dire que l’instruction est néfaste. Dieu nous en garde ! Bien entendu que ce sont les têtes savantes qui ont affranchi l’Humanité de la tyrannie ; sauf qu’il est à déplorer que de telles têtes savantes ne se sont pas encore manifestées chez nous. Si Dieu veut bien nous en pourvoir…     

 

Plovdiv, ce 22 janvier 1884.

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 29 juin 2017.

 

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[1] Cet aveu dément clairement l’idée reçue que Zaharij Stojanov n’avait reçu qu’une éducation rudimentaire et que ses références culturelles étaient lacunaires (N.d.T.).