LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE BULGARE —
Zacharie Stoyanov
(Джендо
Стоянов
Джедев)
1850 – 1889
HRISTO BOTIOV : ESSAI BIOGRAPHIQUE
EN GUISE DE PRÉFACE
(Христо
Ботйов. Опит
за биография
— Вместо предисловие)
1888
Traduction
inédite de Mariana Chirova-Simmandree, 2021.
Hristo
Botiov[1],
notre héros, dont le nom sert également de titre au présent ouvrage, naquit et
fut prédestiné, par les caprices des éléments, à être un grand homme, un meneur
de foules, un chef et quelqu’un qui sût marquer son époque. Malheureux, il
l’était, mais sa ville natale l’était à plus forte raison, le peuple dont il
était le fils l’étant encore plus, ce qui était encore largement en deçà de la
vacuité et de la sécheresse de l’époque qui était la sienne. S’il eût été
Italien, il eût été sinon un Garibaldi ou un Mazzini, du moins leur bras droit.
S’il eût été Français, contemporain de la Révolution de Juillet ou de
Louis-Napoléon, alors la première barricade dans la ville de Paris eût porté le
nom de Botiov. Voire même, sait-on jamais ?… Il serait peut-être devenu
l’un des conseillers nocturnes aux Tuileries, l’un de ceux qui, la nuit du 1er
au 2 décembre, obligeaient de leur revolver l’aventurier pusillanime à vaincre
la peur et à persévérer dans le crime. Mais cette dernière hypothèse ne nous
paraît guère crédible ; nous ne nous y référâmes que comme à une
illustration commode et convenable de la nature fougueuse et impatiente, qui ne
se déciderait à de telles actions, contraires à elle-même et à son esprit, qu’à
défaut d’autres occupations.
Que l’on ne nous tienne
pas rigueur de certaines approximations, car nous n’avons pas affaire à un
homme qui aurait vécu une vie ordinaire, qui aurait été normal ne fût-ce qu’un
jour, qui se serait fait une place dans la société, qui savait où il passerait
la nuit et ce qu’il allait souper, et qui faisait preuve de
prévoyance quant au cours de son existence, du moins pour quelques années. Nous édifions
en jetant des fondations sur les mers déchaînées ; nous allons fonder
notre récit uniquement sur les faits et les actes, lesquels sont le reflet le
plus fidèle de l’âme et de la vie de tout un chacun. Par là, nous voulons dire
qu’il existe selon nous une étape décisive — et une seule — dans la vie et dans
la formation du caractère des hommes : si Hristo Botiov n’était pas né et
n’avait pas grandi dans la ville pittoresque de Kalofer où le Balkan bulgare,
véritable mémorial et personnification
de la volonté comme de la liberté, est le plus imposant, où, toutes proches,
les sources divines de la Toundja endormaient et réveillaient notre héros de
leur chant virginal et splendide, où la Vallée des Roses répandait
généreusement ses parfums, où la lumière éblouissante du soleil du matin
jaillissait entre les sommets voisins de la montagne de Sredna gora, plus
modeste que le Maragidik, où régnait enfin sur ces beautés naturelles un féroce
maître d’une autre religion, de mèche avec l’orgueilleux notable local — si
Hristo Botiov n’y était pas né, disons-nous, il eût pu devenir un tout autre
homme, lui qui partit tout jeune et fragile pour Odessa. Cette époque encore indéterminée
et équivoque en ce qui concerne les rapports entre les grands frères et les
frères minuscules était propice à la réussite. Si même des gens dotés de qualités
et d’aptitudes assez modestes parvenaient à décrocher en Russie des grades
militaires élevés ; si, par leurs millions et par leurs demeures
imposantes, les compatriotes de notre héros faisaient envie à l’aristocratie
russe, alors Hristo Botiov, doué comme il l’était, aurait facilement pu
sacrifier sur l’autel du négoce.
À l’époque, la
communauté bulgare d’Odessa avait pour leaders les riches commerçants installés
dans cette ville, comme Tochkovic et certains originaires de Kalofer ;
ceux-ci n’avaient aucune raison de ne pas soutenir Botiov, lequel vivait sous
leur contrôle et presque sous leur toit avec plusieurs jeunes dans la même
situation. Bien au contraire, ils essayèrent de garder auprès d’eux le fils du
professeur Botio, dont ils ne pouvaient ignorer les talents assortis d’un
esprit éveillé. Enfin, si Botiov n’avait pas embrassé la carrière de riche
commerçant ou celle de militaire haut gradé, du moins aurait-il pu profiter de
son séjour à Odessa pour devenir un simple licencié en droit, un diplômé en
philologie et en histoire ou bien dans une autre discipline, comme le firent
nombre de ses contemporains du même âge avant de retourner au pays. Mettons-le
enfin sur le même plan que Liouben Karavelov[2]
et disons qu’en menant une vie modeste, il aurait pu passer en Russie dix ans
et plus; il aurait pu se rendre à l’université de temps à autre, juste pour la
forme, lire et se faire une idée de tout ce qui était alors écrit et créé dans
la culture russe, se frayer un chemin jusqu’à la rédaction de quelques
périodiques russes ; avec la persévérance méthodique et la placidité
mortelle d’un homme de lettres, s’atteler à la préparation d’un recueil de
folklore bulgare — chants traditionnels, devinettes, proverbes, contes
populaires, etc. — qui lui eût permis de faire connaître au monde slave cultivé
sa patrie encore obscure et soumise ; se mettre à écrire ses propres
récits et nouvelles au contenu strictement militant, en ce sens que cette
nation se doit d’être libérée ; enfin, venir s’installer plus près des bords de
sa terre paternelle, pour s’y consacrer à une lutte systématique et permanente
qui était possible alors et qui, d’après les critères de l’époque, passait pour
utile. Et chacun doit reconnaître que Hristo Botiov était en mesure de faire
tout cela : d’être à la fois homme de lettres, poète, agitateur, révolutionnaire,
publiciste et journaliste.
Il n’en fit rien.
Botiov prit le chemin vers lequel le poussait sa nature fougueuse. À un moment
donné, au début de son séjour à Odessa, il ne put rester indifférent au nouveau
monde jusque-là inconnu qui se dévoilait à son âme sensible. Les grands chevaux
russes dont, enfant, il avait tant entendu parler dans la petite ville de
Kalofer, les fiers généraux que tout le monde montrait du doigt avec
respect ; il se laissa émerveiller par la splendeur de l’uniforme et séduire
par les belles perspectives qu’il semblait offrir ; tout ceci lui fit
oublier pour un temps les montagnes majestueuses qui furent ses amies
d’enfance, les ateliers bruyants des fabricants de ganse installés le long de
la rivière de Toundja, la maison du professeur son père, les ondulations de la
ronde sur la place publique, bref, la vie typiquement bulgare. Ce fut à cette
époque-là qu’un autre étudiant à Odessa nommé Stefan Zografski, rendant visite
à Botiov, à plusieurs reprises trouva notre héros dans une posture plutôt
bizarre : tout seul dans sa chambre, il avait attaché un oreiller à son
ventre pour paraître un homme grand et gonflé comme l’est par définition tout
général, il avait la tête haute et les mains sur les hanches, en un mot, on
voyait là un dictateur et un véritable chef d’armée en pleine revue des
troupes. Se donnant des airs orgueilleux, il arpentait la pièce, battait du
pied, commandait et distribuait les ordres à ses subalternes que devaient être les murs nus, les rares membres du
mobilier d’occasion et le vent. Une fois, Zografski surprit le jeune Hristo,
toujours son oreiller au ventre, dans un tel état d’exaltation que ce dernier
ne se rendit même pas compte de la présence de son visiteur et resta
complètement sourd aux questions que l’autre lui posait.
Cette
« maladie » du général nous paraîtra toute naturelle et
compréhensible du moment que nous avons une certaine connaissance de l’époque
où elle infecta l’âme de Botiov, c.-à-d. de 1862 à 1864. Évidemment, il vivait
dans son imagination des moments de triomphe et de gloire. Il devait se
représenter le sentiment de fierté que ses parents, ses concitoyens et lui-même
éprouveraient s’il faisait son apparition à Kalofer, à l’entrée de l’église ou
dans sa cour, ou encore à la ronde sur la place ; bien entendu, il serait muni
d’un sabre, d’épaulettes, d’un chapeau rouge à plumes etc. ; il se tiendrait
droit sur le dos d’une jument blanche, à la tête de ses hommes qui ne le
quitteraient pas des yeux en attendant ses ordres ; et il commanderait, il
poursuivrait les oppresseurs et leur livrerait maintes batailles sans oublier
de faire le bien ni de voler au secours des siens ! Ce genre d’idées et de
désirs, voyez-vous, étaient alors en vogue, et il eût été impossible qu’ils
laissassent indifférente l’âme sensible du jeune Hristo. Les gens de ma
génération ont souvent vu ce qui se passait à l’époque, lorsqu’un étudiant à
l’étranger retournait dans sa ville ou dans son village natal ; peu
importait l’établissement où il avait fait des études, ça pouvait être l’École
de médecine et de pharmaceutique à Bucarest, l’École supérieure de médecine à
Istanbul, l’École de commerce à Vienne, ou tout simplement un pensionnat où
l’on distribuait aux internes quelque chose qui, grâce à quelques boutons
jaunes et à un galon doré sur la casquette, ressemblait assez fort à un uniforme.
Cet Ulysse fortuné devenait aussitôt le héros du jour et la cible de tous les regards
pleins de jalousie, sans distinction d’âge et de sexe. Et si par hasard il
portait une veste avec plusieurs galons à la manche droite, comme celles des
étudiants qui rentraient d’Istanbul ou de Bucarest, alors le général Boulanger
en personne devrait s’incliner devant une telle grandeur. Qui pourrait
rivaliser avec lui ? Même le sous-préfet turc, en compagnie de ses subordonnés,
considérait que, pour une raison mystérieuse, il était de son devoir d’inviter
l’illustre homme à prendre un café à ses côtés. Une fois, dans mon village de
Kotel, j’ai été témoin du retour d’un garçon qui avait fait des études à
l’École de médecine de Bucarest, chapeau rouge et galons à l’appui. Après la
messe, tous les habitants, les plus riches comme les plus pauvres, avec
l’ensemble du clergé local se sont arrêtés dans la cour de l’église pour saluer
ce personnage qui faisait l’honneur du village entier. Un autre exemple,
Kablechkov, devenu plus tard l’un des protagonistes de l’insurrection
d’avril 1876 : j’ai entendu dire que sur le chemin de retour d’Istanbul où
il étudiait à Koprivchtitsa chez sa famille, il ne manquait pas de faire un crochet
par les thermes du Hissar ; là, pendant quelques jours, il s’en donnait à
cœur joie en provoquant et en se bagarrant avec les crâneurs turcs qui, on le
sait, ne sortaient pas des bains publics durant tout l’été ; ils
dormaient, mangeaient et buvaient dedans. Comment un Bulgare aurait-il pu y
entrer ? À peine un malheureux ouvrait discrètement la porte que les
maîtres des lieux l’attrapaient par les bras et les jambes et le balançaient,
les vêtements sur le dos et la tête en bas, dans le bassin. Pendant que la
victime se démenait pour reprendre son souffle et appeler à l’aide, les Turcs
frappaient dans leurs mains et riaient à gorge déployée. Avec sa veste courte
et son chapeau à gland, Kablechkov faisait fuir ces faux durs parce que ceux-ci
craignaient et respectaient tout homme qui portait de tels signes de
dignité ! Ah, pauvres Turcs, comme ils étaient niais ! Ces
gasconnades quelque peu enfantines avaient alors un sens, voire une utilité,
car elles éveillaient en nos compatriotes un certain sentiment de fierté, elles
leur donnaient une idée positive du monde extérieur, elles leur suggéraient que
des temps nouveaux étaient venus, des temps où les Bulgares aussi porteraient
un sabre à leur ceinture.
Telle était l’époque
où Hristo Botiov, l’oreiller au ventre, jouait les généraux. Nous dirons plus
loin ce qui l’empêcha d’endosser l’uniforme pour de vrai. Pour l’instant, nous
nous contenterons de rappeler le fait qu’il était né à Kalofer, au pied du
Balkan dans toute sa majesté. Nous partageons l’opinion selon laquelle le
Balkan, du moins dans le passé épique de la Bulgarie, était le lieu magique où
vivait l’esprit de liberté, où l’idée que le pays avait jadis connu des temps
glorieux et mémorables triomphait de l’oubli, où l’héroïsme, l’insoumission et
la résistance étaient légendaires. L’aspect même de la montagne avec ses hêtres
à l’écorce crayeuse, ses sources fraîches et ses ombres épaisses, avec ses
coins inaccessibles où régnaient l’humidité et l’obscurité, avec ses grottes
cachées et ses sommets gigantesques, enfin, avec ses flancs vierges et
inviolables où les Turcs n’osaient pas s’aventurer — voilà ce qui donnait
de l’espoir aux habitants des alentours, c’est là qu’ils trouvaient refuge en
cas de danger imminent. Nous pouvons prouver ce que nous avançons. Prenons
d’abord les anciens chefs de haïdouks, dont les noms nous sont parvenus à travers
les siècles. Où étaient-ils nés ? Dans les villes sur le Danube peut-être,
à Roustchouk[3] la
monotone, à Vidin, Svichtov ou Silistra ? Ou bien dans la plaine, à Tatar
Pazardjik ou à Plovdiv ? Ou encore dans la ville plate de Tchirpan, et si
on passait dans le nord-est de la Bulgarie, à Razgrad, ouverte de plain-pied
sur la grande vallée danubienne, ou à Choumen, tapie entre les collines
dénudées ? Non, ils étaient tous nés dans les petits villes et villages
qui se succèdent, telles les perles d’un collier, d’un bout à l’autre de la
chaîne du Balkan, en contrebas : Kotel, Sliven, Chipka, Kalofer, Karlovo,
Koprivchtitsa, et ainsi de suite. Les anciens chefs comme Kara Tanas, Altan
Stoïan, le Kalatchlia, Kara Kolyo, Dontcho le Vatakh, Panaïot Hitov, Hadji
Dimitar, Stefan Karadja et beaucoup d’autres précurseurs de l’Éveil national
étanchaient leur soif d’eau de montagne parfumée à la feuille d’hêtre, et non
de l’eau malodorante d’un quelconque puits ou d’un marais. De même, le Balkan
vivifiant est le berceau des figures de proue du mouvement
indépendantiste : Rakovski, Levski, Liouben Karavelov, Benkovski,
Kablechkov et, enfin, notre héros.
Une autre circonstance
jouait en faveur des villes et villages susdits, leur permettant de résister à
l’assoupissement qu’entraîne une longue soumission et par là, de donner
naissance à un nombre considérable de haïdouks et de défenseurs de la cause
bulgare. Ces villes et villages étaient retirés, à l’écart des communications,
comme le sont aujourd’hui encore Koprivchtitsa et Kotel par exemple ; mais
le plus important, c’est qu’ils étaient des communes purement bulgares
jouissant d’un statut particulier et dotées d’un conseil municipal ; elles
avaient des églises, des écoles et des notables aisés et influents que l’on ne
pouvait guère voir ailleurs. À l’exception de Karlovo, elles ne comptaient
parmi leurs habitants ni Turcs ni Grecs ni autres éléments oppresseurs et démoralisants.
De plus, elles voisinaient avec le Balkan, imposant et plein de poésie, et nous
avons déjà dit qu’il était considéré comme une sorte d’Éden purement bulgare.
Des vieillards originaires du village de Chipka témoignent n’avoir jamais vu,
ni eux ni leurs aïeuls, un Turc souiller la montagne, mais que tous les ans
elle abritait des Bulgares rebelles. Les bandits turcs contrôlaient les routes
des plaines, les forêts et les taillis aux abords des villages ; la
journée ils vaquaient à leurs tâches, la nuit ils retournaient à leur point de
rassemblement.
Quand ils pleuraient
le sort de leur patrie et se souvenaient des beautés de leurs villes natales
Koprivchtitsa et Kalofer, tous les trois — Rakovski, Liouben Karavelov et
Botiov — évoquaient d’abord les montagnes, les rivières et le reste du
splendide paysage balkanique où ils avaient vu le jour et eu leurs premières
impressions. Lorsque Karavelov se mettait à parler de Koprivchtitsa, ou lorsque
Rakovski décrivait successivement la fameuse source près de Kotel, les berges
sombres et humides de Razboïna et la grotte de Nirets, ce n’était pas de
l’encre qui coulait de leur plume, mais des larmes… « C’était la ville de
Kalofer, dit Botiov lui-même dans son article Exemples de justice turque
publié dans le premier numéro du journal Douma[4].
De tristes souvenirs se sont emparés de moi dès que, depuis le sommet de la
colline, j’ai vu les belles maisons et églises, et les eaux limpides de la
Toundja serpentant entre elles. C’est ici, me suis-je dit, qu’est ma bien-aimée,
c’est ici que je retrouverai mes frères haïdouks : les cinq ou six mois
passés en leur compagnie restent à ce jour l’apothéose de ma vie, lorsque j’ai
découvert l’âme même de Kalofer, cette « ville d’or » qui a fait
naître en moi un amour ardent mort très tôt, et une haine profonde qui ne me
quittera plus jusqu’à la tombe… C’est à Kalofer que j’ai connu le riche notable
et le paysan pauvre, le maître turc et le peuple bulgare… » Mais voyons,
qu’auraient donc décrit tous ces gens, par quel lien résistant à la force
centrifuge de l’imagination aurait-t-il tenu leur âme si, enfants, ils avaient
connu les eaux boueuses du Danube, le pittoresque bigarré de Varna ou
l’uniformité ennuyeuse de Pleven ? Quand Hadji Dimitar s’apprêtait à
passer en Bulgarie depuis la Roumanie, avant même d’approcher la frontière, il
ne parlait que de sa chère Aglikina poliana près de la ville de Sliven. C’est à
cette clairière, ordonnait-il à ses frères d’armes, que devrait se rendre celui
qui s’égarerait et perdrait les autres, c’est là que la compagnie déciderait
que faire par la suite.
Ainsi, parmi les
raisons pour lesquelles Botiov n’embrassa ni la carrière militaire ni une
quelconque profession à peu près déterminée — des raisons que nous allons
exposer en temps
utile — il y a donc ceci : son âme poétique était profondément imprégnée
de souvenirs et d’images du Balkan enchanteur aux environs de sa ville natale.
Il vivait de ces paysages, il trouvait en eux un réconfort et une source
d’exaltation aux moments difficiles des jours sans pain, enfin, c’est là qu’il
alla mourir. D’aucuns diront : n’y a-t-il que Botiov qui soit né au pied
du Balkan, qui ait goûté l’eau de la Toundja et qui se soit endormi au bruit de
son courant rapide ? Non, c’est vrai, mais il ne s’agit pas ici des êtres
mortels communs qui sont légion sur terre, qui naissent, vivent et meurent
comme tous les animaux avec cette différence qu’ils sont doués de parole ;
et où qu’ils naissent, où qu’ils vivent, que ce soit dans la montagne ou dans
les marécages, ces êtres-là restent sourds et aveugles au vaste royaume qui les
entoure, préoccupés qu’ils sont de pourvoir à leur subsistance et à la myriade
de petits besoins que celle-ci implique, ce qui est aussi propre à tous les
animaux. Ici, il s’agit de Hristo Botiov : le poète, l’impétueux génie
sans pareil non seulement à Kalofer, mais aussi dans toute la Bulgarie. Le même
qui, pauvre comme Job, sans feu ni lieu, s’écria du fond des tavernes
nauséabondes de l’exil :
Mon cœur est
lourd ! Versez du vin !
Que je m’enivre, que
j’oublie :
Est-ce la gloire ou
l’infamie ?
Qu’en savez-vous
donc, imbéciles ?[5]
Au
nombre de ces imbéciles sont tous les
bienheureux d’ici-bas : les riches et honorables propriétaires terriens,
les gros commerçants, les évêques fastueux, les rois et les princes. Botiov qui
n’avait qu’une veste usée jusqu’à la corde et ne mangeait qu’un jour sur deux,
se considérait comme comblé, intelligent et heureux ! Il s’accordait ce
privilège car, en œuvrant pour la cause de ses frères pauvres et relégués, en
pensant jour et nuit à la libération de sa patrie asservie, en connaissant
d’une manière dont seuls les poètes ont le secret les beautés naturelles de sa
terre natale avec ses montagnes, rivières, champs et vallées, et avec les
esclaves qui la peuplaient, en se rapportant enfin au milieu étranger et indifférent
autour de lui, il se sentait profondément satisfait, il pensait être un grand
homme. Et il avait raison. Ce que le simple mortel, tout au long de sa vie,
touche et voit comme un objet inerte sans finalité aucune est pour une nature
extraordinaire et poétique la vie même, un motif de lutte continuelle et une
source d’énergie inépuisable. Arrêtons donc une fois pour toutes de mesurer les
personnes comme Hristo Botiov à l’aune des simples mortels.
Ainsi,
il naquit en Bulgarie asservie dans une famille d’esclaves. Quelle position
dans cette société-là aurait-elle pu convenir à sa nature hors du commun ?
Celle du professeur, pour enseigner aux enfants l’alphabet et la grammaire, et
peut-être pour chanter à l’église le dimanche ? Quand le lecteur aura pris
connaissance de la vie de Botiov, il jugera par lui-même si le bouc donne du
lait. Le père étant professeur, le fils sensible avait maintes occasions de
voir et de comprendre ce que signifiait alors ce métier : dépendre du
conseil municipal, être convoqué à la mairie chaque fois qu’un conseiller en
avait envie, devoir satisfaire aux caprices de quelques notables chantres de
psaumes. Et puis, s’enfermer dans un milieu aussi limité — professeur ? —
eût été pour Hristo Botiov un acte suicidaire. Ou bien devenir commerçant pour
tenir un livre de comptes comportant deux rubriques seulement : recettes
et dépenses ? Est-ce que ça vaut la peine d’en parler ? Ou, à
l’instar d’un Liouben Karavelov, devenir homme de lettres pour s’enfermer modestement
dans un cabinet plein de livres et de manuscrits ? Un tel choix demandait
de la patience, de la persévérance, un mode de vie sain et un travail
technique ; des choses qui, très certainement, répugnaient à notre héros.
Quant à la carrière militaire dont il s’engoua pour un temps, elle l’eût
conduit droit dans le piège car dès le premier jour de son engagement, il eût
été envoyé au mitard. Devenir officier de l’armée russe, endosser l’uniforme et
accepter les lourdes responsabilités qu’il impose en Russie, se faire claustrer
dans les casernes, prêter serment au tsar, etc., etc. Et la Bulgarie ? Et
la ville de Kalofer avec ses montagnes ? Comment pourrait-on les oublier,
comment pourrait-on fondre ces pensées dans la vie de régiment quand l’une est
poudre, et l’autre feu ?
Pour
Botiov, la vie en Bulgarie était impossible, la paix ailleurs inconcevable. Il
voyait tout en noir, tout devait être détruit et annihilé. Sa situation
rappelait celle d’un homme qui se trouve soudain dans un pays où, faute de
langue commune, il ne comprend pas les habitants et eux ne le comprennent pas,
où on considère le soleil comme un fléau, où tout se fait à l’encontre de la
nature humaine. Botiov décida de prendre le chemin que lui montraient son
cœur et son âme. Il alla se joindre à ceux que le peuple entier ou presque
tenait pour la racaille de la société bulgare, prêt à partager leurs joies et
leurs peines. C’est eux qu’il jugea fiables ; il était persuadé que c’est
avec eux qu’il pourrait œuvrer pour la cause nationale, que c’est eux qui
comprendraient le mieux ses idéaux. Ces gens-là étaient, pour une raison ou une
autre, tous mécontents de l’ordre établi et des idées dominantes en Bulgarie,
et c’est cette attitude qui importait à notre héros : l’insatisfaction, la
contestation souvent spontanée, le renoncement à la vie tranquille et aisée, le
choix de vivre du jour au jour, la tendance à détruire par haine et désir de
vengeance. Ces gens-là étaient les haïdouks, les exilés sans feu ni lieu et les
crève-la-faim qui dormaient çà et là dans les coins et s’entassaient dans les
tavernes les plus sordides. Botiov les admirait, il s’enthousiasmait pour eux,
surtout pour les haïdouks, ces oiseaux légendaires du Balkan, à qui il vouait
un véritable culte. Aussi se mit-il en tête de devenir lui-même haïdouk, et le
voilà annonçant poétiquement cette décision à sa mère :
Ô ma mère, ne pleure pas!
Oui, ton fils est un haïdouk,
Un haïdouk, un insurgé!
Malheureuse, je t’ai laissée
T’endeuiller de ton premier-né.
Ne pleure pas, mère, maudis
La persécution des Turcs
Qui nous a chassés, nous les jeunes,
Vers la triste terre étrangère
Où nous errons sans feu ni lieu,
Privés d’amour, privés de tout.[6]
Ce que Botev fit en
1870, Liouben Karavelov, homme de lettres beaucoup plus paisible, l’avait déjà
fait entre 1862 et 1865, lors de ses études à Moscou. Ses nouvelles et récits,
et plus tard ses poèmes, n’étaient rien d’autre qu’une idéalisation des chefs
rebelles et des haïdouks de l’époque. Quant au défunt Rakovski, il était corps
et âme haïdouk. Par amour pour ces fauteurs de troubles dans l’État turc, ce
dernier était allé passer un été dans leur royaume, le Balkan du côté de
Kotel ; là, il leur rédigeait, comme s’ils étaient ses disciples, des
textes de lois, de serments et de prières. Plusieurs diront que c’était là une
aventure et un compromis particulièrement fâcheux. En effet ; mais du
point de vue d’un gouvernement, l’œuvre, l’entreprise même n’était au fond
qu’une aventure. S’exiler en terre étrangère pour entamer une lutte contre un
vieil empire, perturber la vie de millions d’êtres humains sans leur en avoir demandé
l’autorisation et, pour reprendre ici le mot des conservateurs, s’associer avec
quelques gueux dans ce but :
n’est-ce pas une aventure ? Le caractère spécifique de l’époque, des
circonstances et de l’œuvre appelait des hommes spécifiques. Où celui qui
levait l’étendard sanglant du feu et de la destruction devait-il chercher des
alliés afin de pouvoir réaliser ses grandes idées, fruits d’une grande passion ?
Parmi les artisans ? Parmi les petits commerçants de bon sens, ou parmi
les faiseurs de profits sur deux continents ? Évidemment non, mais parmi
ceux dont nous avons parlé plus haut. À cette époque-là, les plus grands
idéalistes en Bulgarie étaient justement les haïdouks et les exilés déshérités.
Ils étaient les premiers à protester contre la mainmise du pouvoir étranger sur
leur patrie ; ayant la tête chaude et l’humeur extrême, ils avaient conçu
avant tous l’idée de venir à bout du maître asiatique par leurs propres moyens.
Pour les jeunes révolutionnaires qui publiaient dans les pages des journaux Svoboda[7],
Nezavissimost[8]
et Zname[9],
les vieux chefs de haïdouks du Balkan étaient de véritables patriarches.
Ceux-ci racontaient volontiers des histoires où les festins autour d’un méchoui
à la montagne suivaient les attaques éclairs qui auraient fait fuir les
capitaines de l’armée turque comme le rapace fait fuir le menu gibier ;
c’est dans ces récits que Rakovski, Karavelov et enfin Botiov puisaient de la
force morale, du courage et de l’espoir. Les vieux chefs étaient les aigles qui
leur apportaient tous les ans de l’air frais des sommets du Balkan promis et
sacré en leur redonnant, même en terre étrangère, des forces et des espérances
d’un avenir plein de grandeur.
Nous pouvons aussi
éclaircir ce point par quelques comparaisons judicieuses. En temps normal, sous
un gouvernement entièrement issu de la volonté du peuple, respectueux de la
liberté et fondé sur des lois, un agitateur avide de poste ministériel qui se
propose, sans aucune raison valable, de faire tomber le pouvoir en place,
rassemble autour de lui une bande d’ivrognes des plus déchus, puis il tient
devant eux un discours véhément dont le sens se réduit à ceci : réussir,
c’est pousser le mensonge à outrance. Allons donc, comment devait alors
procéder un pauvre émigré à l’étranger, qui se proposait de faire tomber un
empire, de rompre des chaînes et de libérer un peuple de la tyrannie ? Je
crois que c’est assez clair. Tout autres eussent été les moyens, les hommes et
pour ainsi dire le matériau, si le temps avait appelé Botiov et ses compagnons
de lutte non pas à détruire, mais à édifier. Imaginez par exemple qu’après la
libération de la Bulgarie, Botiov eût toujours été en vie et qu’il se soit vu confier
la tâche de former, bon gré mal gré, un cabinet pour mettre en place le nouveau
gouvernement de l’État. Tout le monde sera d’accord : à ce stade
hypothétique de son activité politique, il ne se serait pas derechef tourné
vers ses haïdouks et exilés préférés qui, ayant déjà apporté leur contribution
à la cause, n’avaient plus aucun rôle à jouer.
Nous nous rappelons
ici les vociférations que poussent aujourd’hui les blancs-becs sortis du moule
soi-disant nouveau ; l’écume aux lèvres, ils s’acharnent à montrer qu’il
n’y aurait, dans les rangs des partis bulgares existant depuis la Libération,
pas un seul homme dans la lignée politique de Karavelov et Botiov, pas un seul
qui tienne leur étendard à la main et leurs idéaux de révolution et de destruction
à cœur. Cet état des choses serait fort regrettable selon eux, les
modernes ; et tandis qu’ils s’en plaignent, nous les plaignons davantage
en les regardant se fatiguer pour rien. Karavelov et Botiov étaient des
révolutionnaires opposés à l’État turc. Mais qui porterait la main sur la principauté
de Bulgarie fraîchement instituée et sur son gouvernement populaire ? —
Les crétins et les pourris !
Au cours de notre
travail sur le présent essai, nous nous sommes référé aux sources
suivantes :
Premièrement, les
journaux Douma, Boudilnik[10] et Zname
dont Botiov fut le rédacteur en chef, ainsi que ses poèmes et le reste de ses
œuvres littéraires. Quoi qu’il eût écrit, quel que fût son mode d’expression,
il mit toute son âme dans chaque mot, dans chaque sanglot, dans chaque éclat de
rire. Les futurs biographes et historiens pour qui l’époque où il vécut sera
définitivement révolue pourront, à la lecture d’un seul de ses poèmes,
déterminer aussi bien le caractère de l’auteur que les trais spécifiques de son
temps.
Deuxièmement, ses
propres récits transmis par ses nombreux amis. C’est à eux qu’il racontait tout
son passé et ses mésaventures. Les amis en question connaissaient non seulement
sa vie, mais aussi celle d’autres personnages parmi ses proches, surtout de
gens originaires de Kalofer. Notre héros avait l’habitude, et même la passion,
d’être le seul à parler chaque fois qu’il se trouvait en cercle amical. Ses
camarades devaient bientôt reconnaître que ce droit lui revenait naturellement
car dès qu’il prenait la parole pour raconter, l’assistance se taisait et
écoutait comme sous l’effet d’un enchantement. Botiov avait le don de rendre
captivant tout sujet, même le plus trivial. L’hiver passé dans le moulin
abandonné près de Bucarest, les brèves périodes d’enseignement à Kalofer, Zadounaïka
et Ismaïl, les aventures à Brǎila et à Galati, etc. : autant de
moments de sa vie que plusieurs connaissaient dans le moindre détail.
Troisièmement, la
correspondance entretenue par le Comité révolutionnaire central entre 1874 et
1876, c.-à-d. pendant les années d’activité de Botiov. Grâce à D. Gorov, décédé
depuis, grâce aussi à D. Hr. Popov, I. Drassov, R. Raïkovic, N. Obretenov et
autres, nous avons en notre possession les originaux de ces documents. Les lettres
écrites par Botiov lui-même — à peu près une quinzaine — nous
ont été particulièrement utiles. Sa correspondance, comme sa poésie, nous fait
connaître la personnalité de l’auteur, l’époque où il vécut et les idéaux
auxquels il aspira. Ces lettres-là sont loin d’être ordinaires ou remplies de
phrases creuses mais à effet. Un cœur y bat, une grande âme s’y dévoile.
Quatrièmement, pour
établir la suite des événements et, par là, un ordre chronologique dans le
passé de notre héros, nous nous sommes surtout servi des mémoires (non publiés)
de Mr. K. Toulechkov, un ami de Botiov, qui partagea avec ce dernier maintes
épreuves. Nous en avons comblé les lacunes à l’aide des témoignages des
parents, des frères, de l’épouse et des autres membres de la famille.
En décrivant Botiov
le poète et Botiov le chef rebelle, nous avons prêté une attention particulière
à l’expédition qu’il entreprit avec ses 185 compagnons d’armes, traversant les
frontières de l’Empire ottoman pour accomplir en Bulgarie son œuvre sacrée.
Cette marche à la mort est à notre avis sa propriété exclusive. Quiconque en
décrit le déroulement, doit également décrire la personnalité de Botiov, et
vice versa. D’autant plus que jusqu’à présent, nul n’a fait ni l’un ni l’autre.
En nous en chargeant, nous avons recueilli les propos de plus d’une dizaine de
ses camarades; enfin, nous avons visité la région qui l’a vu combattre et
mourir.
Il nous a semblé
pertinent de joindre à la biographie de Botiov l’ensemble de ses œuvres
littéraires, qui sont si rares que nous avons eu beaucoup de peine à nous les
procurer et à les réunir ici. Nous n’avons opté pour ce format économique qu’en
raison de leur nombre très limité lequel ne saurait justifier une édition à
part entière ; même si c’était le cas, le recueil tiendrait plus d’une
simple brochure que d’un livre, avec tous les risques de déchirement et de
perte de pages ; alors que jointes à la biographie, ces œuvres seront
préservées à jamais. L’annexe comporte aussi quelques articles qui furent
publiés dans les journaux Douma et Zname ; au point de vue
de leur contenu, ces articles ne sont plus d’actualité, mais en tant que textes
écrits par Botiov, aujourd’hui encore ils révèlent la force de sa plume et
présentent un intérêt certain pour le lecteur. En outre, ils font partie de ces
éléments qui mettent en lumière le caractère et les convictions politiques du
poète-chef rebelle.
En nous acquittant
de notre tâche difficile sinon de biographe, du moins de simple collecteur de
faits et documents, par crainte de nous voir accuser de partialité, et
peut-être de mauvaise foi, nous n’avons pas passé sous silence certains actes
de Botiov, que les moralistes et les petits commerçants de bon sens auront le
droit de blâmer. Il est question des atteintes à la propriété d’autrui. Nous
les rapportons ici avec la ferme conviction que la personne comme les faits et
gestes de Botev ont rajouté au livre des vraies vertus des pages si sublimes et
inaccessibles pour le reste des humains que le poids de ces actes s’en trouve naturellement
annulé, tant en ce qui concerne leur auteur qu’en ce qui concerne la fin et
l’époque. Nous les rapportons ici parce que sans eux, le lecteur ne pourrait
pas se faire une idée complète de la vie et des aspirations de notre héros.
C’est ainsi selon nous, et les gens neutres seront de notre avis ; quant à
ceux-là qui ont une âme de tartufe, même si Botiov n’avait fait rien d’autre
que dire des prières, s’agissant précisément de lui — un homme qui a écrit des
poèmes comme La Lutte et Ma Prière —, de toute façon ils
l’auraient vu d’un mauvais œil. Mais nous n’écrivons pas à l’intention des
tartufes.
Nous devons prévenir
nos lecteurs trop enthousiastes de s’abstenir de suivre l’exemple de Botiov
soit dans la pratique du cambriolage, soit dans la haine de tout ce qui annonce
le contentement et la satiété, soit dans l’abandon à répétition des études et
dans son mode de vie extravagant. Qu’on ne dise pas : il n’a pas terminé
l’école, il dédaignait tout, et pourtant il est devenu poète, chef et grand
homme. Ce serait un jeu des plus dangereux. Ne nous mesurons pas à lui : il est
du nombre des gens extraordinaires que la Bulgarie voit rarement naître. Si, en
tant qu’homme ordinaire, certaines qualités lui faisaient défaut, il en était
compensé de talent et de dons par une nature d’habitude extrêmement avare de ce
genre d’avantages. Les hommes comme Botiov, avec des idéaux et des sentiments
comme les siens, ne comparaissent pas devant le même tribunal que le commun des
mortels. Leurs juges sont l’Histoire et la postérité. Il n’y a pas de
comparaison possible entre notre temps et l’époque à laquelle Botiov vécut et
agit ; alors, il était à lui seul roi, loi, volonté générale, prêt et
budget, bref, tout. Cinq millions d’êtres humains appelés rayas bulgares, muets
et enchaînés, traînaient une vie de bétail. La conscience de leurs souffrances
dans les fers d’esclave d’une part et, de l’autre, la pensée de leur
avenir mettaient la grande âme de notre héros dans un état proche de la folie.
Pour ne pas prendre d’embonpoint, pour ne pas avoir d’argent ou quelques autres
richesses à sa disposition, c.-à-d. pour éviter tout sentiment de satisfaction
que procure une bonne situation, il dormait avec les chiens dans les moulins
abandonnés ; pendant plusieurs jours, il restait sans manger ; il
aidait les déshérités sans s’aider lui-même. Il cherchait un moyen si terrible
et radical qu’il pût anéantir tous les tyrans qui faisaient souffrir les peuples,
et spécialement celui qui opprimait le sien. Se comparer à de tels hommes est
ridicule, et les blâmer est honteux, parce que, voyez-vous, au nom de leur
grande fin et pour le bien des millions, un jour ils auraient pris la moitié à
quelqu’un qui avait mille pièces dans la poche, ne lui laissant que l’autre
moitié.
Enfin, nous avons
rempli la fonction d’un simple narrateur de faits et d’événements. Voici le
plan et le but du présent livre ; nous invitons les futures critiques à
limiter leur tir à cette seule cible. Dans l’exposition des faits, le rapport
des événements et la description de l’époque, nous nous sommes efforcé de
garder un maximum de véracité, d’impartialité et de bonne foi. Le reste ne
dépend pas de nous. De même, nous n’avons aucune prétention de nous prononcer,
en bon critique de l’histoire, sur la valeur des faits exposés. Si, lors d’une
caractérisation par exemple, des impressions et des raisonnements personnels se
sont glissés çà et là dans notre récit, cela s’est produit de façon involontaire ;
à aucun moment nous n’avons pensé à nous ériger en juge. Il est possible que
sous l’influence de divers événements passés et récents, nous nous trompions
sur plusieurs points, mais nos erreurs ne peuvent nullement décider de la voix
toute-puissante de l’Histoire. Notre voix à nous autres contemporains est trop
faible pour avoir un tel effet. C’est uniquement à elle, l’Histoire, de dire
quelle sera la place de Hristo Botiov parmi les écrivains, poètes, patriotes et
révolutionnaires bulgares ; quelle fut et sera l’importance de son rôle
dans le mouvement de notre renaissance politique et morale.
Pour notre part,
nous serons largement satisfait d’entendre le public reconnaître que Botiov fut
l’un de nos hommes d’action, qui méritait une biographie, et que nous avons été
le premier à nous en charger et à réunir quelques documents qui puissent du
moins servir de base aux biographes plus dignes que nous.
Roussé,
le 7 août 1888.
_______
Texte établi par la Bibliothèque
russe et slave ; déposé
sur le site de la Bibliothèque le 20
octobre 2021.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent
être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en
conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention,
en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que
des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Botiov est le nom
original ; aujourd’hui, on le dit et écrit Botev. (N.d.T.)
[2] Écrivain, poète,
encyclopédiste et journaliste (1834-1879), l’un des acteurs éminents de l’Éveil
national. Militant pour la libération du pays, il prend part au mouvement
révolutionnaire bulgare ; élu à la tête du Comité central à Bucarest en
1869, il démissionne en 1873, après l’arrestation et la mise à mort de la
figure de proue de l’organisation, Vassil Levski. (N.d.T.)
[3] Aujourd’hui, la ville
de Roussé. (N.d.T.)
[4] Parole. (N.d.T.)
[5] Dans la Taverne, traduit du bulgare par P. Éluard, https://www.slovo.bg/old/f/fr/botev/taverne.htm
(N.d.T.)
[6] Adieux 1868,
traduit du bulgare par P. Éluard, https://www.slovo.bg/old/f/fr/botev/adieux.htm
(N.d.T.)
[7] Liberté. (N.d.T.)
[8] Indépendance. (N.d.T.)
[9] Étendard. (N.d.T.)
[10] Réveil. (N.d.T.)