LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Albert Sorel

1842 – 1906

 

 

 

 

TOLSTOÏ HISTORIEN

Conférence faite à l'école des sciences politiques

 

 

 

1888

 

 

 

 

 


Lectures historiques, Paris, Plon, 1894 [Publication originale dans la Revue bleue, t. XV, 1888].

 

 

 


 

Tout historien, tout romancier, tout dramaturge, par cela seul qu’il expose des événements dans un certain ordre et présente des personnages dans une certaine relation les uns avec les autres, a une philosophie de l’histoire et une méthode : une philosophie de l’histoire, c’est-à-dire une conception de l’enchaînement des événements humains, et une méthode, c’est-à-dire un procédé pour disposer les faits qu’il a dégagés ou les combinaisons qu’il a imaginées. Chez Tolstoï, cette philosophie et cette méthode sont parfaitement conscientes et concertées.

Dans son roman la Guerre et la Paix, il embrasse l’histoire de la Russie, de 1804 à 1812[1]. C’est une œuvre colossale, dont le vrai héros est le peuple russe luttant contre les idées occidentales et contre l’Occident armé. « Somme de la Russie moderne », a dit M. de Vogué, où tout se meut, la cour, le gouvernement, les provinces, le peuple, les grands, l’armée, la politique, l’âme russe à tous les degrés, dans toutes les crises intimes et sociales, dans toutes les épreuves publiques et privées ; Comédie humaine incomparable, conçue d’une seule pensée et fondue d’un seul jet.

La guerre de 1812 a fourni à Tolstoï la plus large matière à développer et à appliquer ses vues sur l’histoire. Lorsqu’il considère cette guerre, — justement glorieuse à tous les Russes, éternellement douloureuse à tous les Français, — la disproportion qu’il aperçoit entre ces immenses événements et les causes contingentes que la plupart des historiens y assignent blesse en lui le penseur et l’homme :

« Le 12 juin, les armées de l’Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata. C’est-à-dire qu’à ce moment terrible eut lieu un événement en complet désaccord avec la raison et toutes les lois divines et humaines. Ces milliers d’êtres se livraient mutuellement aux crimes les plus odieux, meurtres, pillages, fraudes, trahisons, vols, incendies, fabrication de faux assignats ; tous les forfaits étaient à l’ordre du jour, et en si grand nombre que les annales judiciaires du monde entier n’auraient pu en fournir autant d’exemples pendant une longue suite de siècles. Et cependant ceux qui les commettaient ne se regardaient pas comme criminels. Où trouver les causes d’un fait aussi étrange que monstrueux ? Les historiens assurent naïvement qu’ils les ont trouvées dans l’insulte faite au duc d’Oldenbourg, dans la non-observation du blocus continental, dans l’ambition effrénée de Napoléon, dans la résistance de l’empereur Alexandre, dans les fautes de la diplomatie, etc., etc. Il aurait donc suffi, s’il fallait les en croire, que Metternich, Boumiantsof ou Talleyrand eussent rédigé... une note bien tournée... que Napoléon eût adressé à Alexandre un : « Monsieur mon frère, je renonce au duché d’Oldenbourg », pour que la guerre n’eût pas lieu. »

Tolstoï refuse d’admettre que ce « fait aussi étrange que monstrueux » provienne uniquement d’incidents diplomatiques et qu’une dépêche de chancellerie eût suffi pour l’empêcher. Il est amené ainsi à analyser et à discuter le grand problème de la guerre, qui est le problème de l’histoire, de l’humanité, de la politique.

Je suis frappé dès l’abord d’une rencontre, qui me semble n’avoir rien de fortuit, entre ses idées et celles d’un grand écrivain français — Français au même titre que Jean-Jacques Rousseau, par le génie du style — qui a été le contemporain des personnages dont Tolstoï raconte l’histoire : Joseph de Maistre. Il était en Russie aux temps héroïques de la Guerre et la Paix ; sa correspondance est un des documents les plus significatifs de l’esprit de l’époque. Il place en 1809 les fameux dialogues qu’il a publiés sous le titre de Soirées de Saint-Pétersbourg. Tolstoï me paraît familier avec la correspondance de de Maistre et pénétré de ses dialogues. Je pense surtout ici aux discours que tient, dans les Soirées, le sénateur russe, ce confident intime des conceptions les plus hasardées de l’auteur, cet interprète de ses pensées les plus aventurées et peut-être les plus chères, en qui il a placé, par prédilection, l’avenir et l’au delà de son esprit, par qui il se plaît à faire continuellement confondre devant Dieu la raison humaine, et avec elle la politique, la guerre et la science. Le fond des pensées de Tolstoï sur l’histoire est le fond même des pensées de Joseph de Maistre, de sorte que la philosophie de la Guerre et la Paix est encore de la couleur locale.

De Maistre, sans doute, est un théocrate, et je sais que Tolstoï a été nihiliste ; mais tous les deux sont des mystiques, et c’est ce qui les met d’accord, sinon sur la politique et l’avenir de l’humanité, au moins sur la façon de considérer le fond des choses, le mystère de la destinée humaine, l’abîme de l’homme et le néant de sa volonté.

« Depuis que je pense, dit le sénateur russe des Soirées, je pense à la guerre ; ce terrible sujet s’empare de toute mon attention et jamais je ne l’ai assez approfondi. » C’est à propos de la guerre que de Maistre et Tolstoï traitent des causes dans l’histoire. Même curiosité chez l’un et chez l’autre, ou, pour mieux dire, même aspiration à connaître la cause première des choses ; même affirmation sur le caractère métaphysique de cette cause supérieure, absolue et inconcevable, qui ne révèle son gouvernement que par ses lois ; même renonciation à l’atteindre : de Maistre parce qu’il en adore le mystère, Tolstoï parce qu’il la juge impénétrable. Tolstoï croirait faire acte à la fois de superstition et d’impiété en introduisant la Providence dans son récit, selon les besoins de sa théorie ; en déterminant les desseins de cette Providence, en jugeant ses mesures ; en la faisant, arbitrairement, agir ici, s’abstenir là ; en la réduisant surtout au rôle de divinité de rhétorique, de Deus ex machinâ littéraire et de prétexte à antithèses. Ce n’est pas lui qui s’exposerait au reproche que Buffon adressait à certains écrivains de son temps de ne prêter à Dieu qu’autant d’idées qu’ils en avaient :

« On croit à la Providence en gros, disait Sainte-Beuve, on croit au règne du hasard ou de l’intrigue dans le détail. » Tolstoï, qui écarte la cause providentielle comme inaccessible, dédaigne comme trop commode la cause fortuite, la fortune, fée de l’histoire, que les historiens évoquent dans les conjonctures difficiles pour expliquer les événements qui les déroutent. Elle apparaît alors avec la même complaisance, mais avec la même efficacité aussi, que les véritables fées, celles des féeries ; son influence sur les événements historiques est à peu près la même que celle du talisman du prince Charmant sur le changement à vue que les machinistes opèrent dans la coulisse. Pour Tolstoï, le hasard n’est que l’inexpliqué. Par conséquent, jamais chez lui de ces feintes explications chères aux amateurs, aux curieux, aux gens du monde, le petit épisode inconnu, le verre d’eau renversé, qui décide les révolutions des cours et des empires ; mais point de génie non plus, point de volonté personnelle, dominatrice, agissante ; point de grands hommes, en un mot.

Tolstoï ne les admet pas et il donne, en passant, une raison préjudicielle qui le dispense d’en alléguer d’autres. « L’esprit russe, dit-il, ne reconnaît guère de grands hommes. » Je ne connais point l’esprit russe dont il est ici question ; je crois cependant qu’il y a de très bons esprits en Russie qui ont admis de très grands hommes ; il y en a même qui ont admis de très grandes femmes ; mais Tolstoï n’est pas de ces esprits-là : ni grands hommes ni grandes femmes, ni en Russie ni ailleurs, non, pas même Pierre le Grand ou la grande Catherine, au moins en tant que leur volonté a pu exercer une action décisive sur leur temps. « Les prétendus grands hommes, dit-il, ne sont que les étiquettes de l’histoire ; ils donnent leur nom aux événements sans même avoir, ce qu’ont du moins les étiquettes, le moindre lien avec le fait lui-même. » Il raille, et de très haut, les gens qui prétendent mener les choses, les diplomates surtout : il se les figure volontiers comme des bouchons flottant sur une mer que les vents agitent ou apaisent, et qui croient, parce qu’ils dansent à la surface, qu’ils déchaînent la tempête ou qu’ils ramènent le calme. Il est inépuisable en épigrammes pour les historiens fétichistes qui attribuent à ces marionnettes chamarrées ou couronnées une influence quelconque sur l’histoire. Il compare ces historiens aux sauvages qui s’imaginent que la figure sculptée sur la proue fait marcher le bateau.

Donc, point de grands hommes, surtout à la guerre. C’est là que Tolstoï développe son paradoxe favori et celui des Soirées de Saint-Pétersbourg. Je lis dans la septième soirée — c’est le Russe, le sénateur qui parle :

« Combien ceux qu’on regarde comme les auteurs immédiats des guerres sont entraînés par les circonstances ! Jamais l’homme n’est averti plus souvent et plus vivement qu’à la guerre de sa propre nullité et de l’inévitable puissance qui règle tout... C’est l’opinion qui perd les batailles et c’est l’opinion qui les gagne... »

Écoutons maintenant un des héros de Tolstoï, celui qui est comme une des figures de l’auteur, qui le représente, dans ses jugements sur l’histoire, la politique, la guerre, et le représente, d’ailleurs, sous les traits les plus nobles et les plus sympathiques, le prince André Bolkonsky :

« Les bons généraux que j’ai connus étaient bêtes et distraits, Bagration, par exemple, que Napoléon a cependant déclaré le meilleur de tous... Un bon capitaine n’a besoin ni d’être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires : tout au contraire. »

Son rôle est passif et fictif ; il n’est jamais dans les conditions où l’historien se place pour juger, après coup ; l’événement lui échappe dans son ensemble ; l’action se déroule au milieu de péripéties, de jeux d’intrigues qui ajoutent à la confusion des faits et des hommes. Voilà Tolstoï. Voici de Maistre :

« On nous dit gravement : — Comment ne savez-vous pas ce qui s’est passé dans ce combat, puisque vous y étiez ? — tandis que c’est précisément le contraire qu’on pourrait dire assez souvent. Celui qui est à la droite sait-il ce qui se passe à la gauche ? Sait-il seulement ce qui se passe à deux pas de lui ? Je me représente aisément une de ces scènes épouvantables : sur un vaste terrain couvert de tous les apprêts du carnage, au milieu du feu et des tourbillons de fumée ; étourdi, transporté par le retentissement des armes à feu, par des voix qui commandent, qui hurlent ou qui s’éteignent ; environné de mourants, de cadavres mutilés, possédé tour à tour par la crainte, par l’espérance, par la rage, par cinq ou six ivresses différentes, que devient l’homme ? Que voit-il ? Que sait-il, au bout de quelques heures ? Que peut-il sur lui et sur les autres ? Parmi cette foule de guerriers qui ont combattu tout le jour, il n’y en a souvent pas un seul, et pas même le général, qui sache où est le vainqueur. »

La bataille échappant au général en chef, de qui dépend-elle ? Le prince André répond, la veille de Borodino :

« La bataille est toujours gagnée par celui qui est fortement décidé à la gagner. Pourquoi avons-nous perdu celle d’Austerlitz ?... Nos pertes égalaient celles des Français ; mais nous avons cru trop tôt à notre défaite... Le succès ne dépend pas du général en chef, mais du premier soldat qui crie : « Nous sommes perdus ! » ou de celui qui crie : « Hourra ! »

La victoire, selon Tolstoï et le prince André, est l’effet d’innombrables et incommensurables forces individuelles qui ne sont jamais plus actives que pendant la bataille. Le mot moral du soldat vibre alors comme sous le coup d’une impulsion unique et solennelle ; tout dépend « de la minute terrible de cette hésitation morale qui décide du sort des batailles ».

« Rappelez-vous, dit le sénateur des Soirées, ce jeune militaire qui vous peignait un jour, dans une de ses lettres, ce moment solennel où, sans savoir pourquoi, une armée se sent portée en avant comme si elle glissait sur un plan incliné.

Tous deux d’ailleurs, le Russe et le Savoisien, ont la passion des comparaisons scientifiques et des formules. « Un corps, dit de Maistre, qui a plus de masse qu’un autre a plus de mouvement, sans doute, si les vitesses sont égales ; mais il est égal d’avoir 3 de masse et 2 de vitesse ou 3 de vitesse et 2 de masse. » Voilà pourquoi un seul Horace, ayant plus d’action avec moins de masse, tue trois Curiaces qui ont plus de masse et moins d’action. Et maintenant Tolstoï : « La force — la quantité de mouvement — est le produit de la masse multipliée par la vitesse... Dans la guerre, la force des troupes est aussi le produit des masses multipliées par un facteur qui est un x. X c’est l’esprit des troupes. »

Où chercher cet x qui est toute l’explication de la guerre ? Oh ! pas dans les documents. Les documents sont l’œuvre décevante de témoins fallacieux. Chacun tire à soi dans le récit qu’il fait, et plus il a été mêlé aux événements, moins il est exact et digne de foi, car il raconte les choses, non comme elles se sont passées, mais comme il aurait voulu qu’elles arrivassent.

Il faut, dit Tolstoï, renoncer à considérer les faits particuliers et isolés : « leur ensemble seul peut donner une explication plausible ». Il faut déplacer le point de vue : l’homme n’est pas plus le centre de l’humanité que la terre n’est le centre du monde. Il faut considérer l’histoire dans un système où tout se balance, se soutient et se contient. Cette gravitation universelle de l’humanité, Tolstoï la définit la concordance des causes et la coïncidence des volontés. Tout y obéit.

Mais c’est une expression abstraite, et Tolstoï n’est pas homme à s’en contenter ; il veut une expression vivante, et il la cherche dans les mouvements intimes des âmes populaires, dans les infiniment petits qui composent les masses et qui les meuvent sourdement. C’est une révolution dans l’histoire classique, et ce serait une révolution très nouvelle, si Michelet n’avait pas existé[2].

Tolstoï applique ce système à l’histoire de 1812. Ce n’est, selon lui, ni Napoléon, ni son génie, ni son rhume de cerveau, ni la neige qui ont fait l’événement de la Moskowa et déterminé ensuite la retraite des Français. La cause réelle est que le peuple russe voulait son salut avec plus d’énergie que le peuple français ne voulait la perte des Russes, et que le salut de la Russie, dans ces conditions, était plus conforme à la force des choses. Voilà pourquoi, dans cette campagne, tout tourne, du côté des Russes comme de celui des Français, à la confusion des faiseurs de plans et des soi-disant génies qui prétendent régenter la nature ; tout va à l’inverse de leurs prévisions.

Cette théorie paraît assez paradoxale au premier abord, et cependant quand on y réfléchit il y a maints événements de l’histoire qui s’expliquent de la sorte, et qui ne s’expliquent qu’ainsi. Un, entre autres, qui nous touche de très près et dont le souvenir nous est tout aussi précieux que celui de 1812 l’est aux Russes, offrirait la plus belle occasion de développer le système de Tolstoï : c’est la retraite des Prussiens en 1792. Si jamais campagne s’est expliquée par des causes générales et profondes, c’est celle-là ; si jamais il y eut une bataille gagnée par l’opinion, c’est celle de Valmy, et elle a cette supériorité sur toutes les autres grandes journées militaires qu’elle a coûté infiniment moins de sang.

Mais c’est assez sur les doctrines. Tolstoï est avant tout un artiste. Voyons-le à l’œuvre. Son art procède de sa théorie. Dans ses descriptions de batailles, le général en chef n’est rien ou presque rien. Le héros, c’est la foule populaire des soldats. Il excelle à la montrer en mouvement, à y introduire le lecteur, à la faire défiler devant lui, à mêler cette masse dans l’action et l’action dans cette masse. Il excelle à peindre les armées en marche, le détail de ces grands mouvements qui ne sont confus que de près, mais qui de loin prennent leurs proportions, leur ordre, et deviennent réguliers, comme les grands mouvements de la nature.

Je citerai, en exemple, l’admirable description de l’armée russe en 1805 défilant sur le pont avant la bataille d’Hollabrünn, la même armée, en 1812, marchant dans le soleil, le passage du Niémen par les Français, et les fanfaronnades des lanciers polonais qui se noient pour obtenir un applaudissement de Napoléon. Personne n’a mieux su faire parler la foule ; personne n’a montré, comme Tolstoï, pointant à travers les occupations banales, les préoccupations personnelles de chacun, avancement, rivalités, passions, intrigues, — l’anxiété de ce terrible au delà de la bataille, et l’instinct profond qui va décider de l’affaire. Rappelez-vous le récit de la matinée d’Austerlitz, la confusion dans le brouillard, l’impression de la défaite qui monte de proche en proche chez les Russes et qui fait qu’ils se retirent devant les Français.

J’ai dit bataille ; j’ai eu tort. C’est un terme impropre dans la guerre de Tolstoï. Dans cette guerre, il n’y a pas de batailles. La bataille suppose un plan et de l’ordre ; Tolstoï prétend qu’il n’y en a pas. Ses batailles sont une série d’épisodes reliés par un artifice littéraire : un officier qui porte des ordres et qui traverse les lignes de l’armée, un héros du roman qui est mêlé par hasard au combat, et qui cherche la bataille, sa bataille, comme André Bolkonsky à Hollabrünn et à Austerlitz, comme Besoukhof à Borodino. Mais toujours chez lui, et c’est sa supériorité sur tous les autres conteurs et chroniqueurs de batailles, on découvre derrière ces épisodes de premier plan, qui sont peints avec le relief et la certitude de détails d’un tableau de Meissonier, le grand fond, le fond mouvant, formidable et orageux, le panorama populaire, la foule vivante, émue et pathétique.

Comparez son récit de la prise de la grande Redoute, le 7 septembre, à Borodino, avec le récit célèbre de Mérimée, l’enlèvement de la redoute de Cheverino, le 5 septembre au soir, deux jours auparavant. Quel mouvement chez Mérimée, mais quel mouvement sec et dur ! rien de cette pitié de la guerre, tout humaine et toute populaire, dont Tolstoï ne se départ jamais. L’impression qui subsiste du récit de Mérimée, impression voulue, est celle de la brutalité et de la confusion de l’action militaire. Rapprochez, surtout, de la bataille d’Austerlitz de Tolstoï le chapitre de Waterloo, au commencement de la Chartreuse de Parme ; comparez, en particulier, les émotions de Fabrice à celles du jeune Rostof. Quelle différence morale entre les deux personnages et les deux conceptions de la guerre ! Chez Fabrice, rien que le panache, la pure curiosité de la gloire. Après que nous avons traversé avec lui une série d’épisodes savamment décousus, nous concluons malgré nous : Quoi ! ce n’était que cela, Waterloo ? ce n’était que cela, Napoléon ? Quand nous suivons Rostof à Austerlitz, nous avons avec lui le sentiment poignant d’une immense déception nationale, nous partageons ses émotions, et je ne sais quoi d’intime se trouble en nous quand nous le voyons atteindre, au milieu de la défaite, ce tsar pour qui il donnerait sa vie et qu’il ne peut approcher sans fondre en larmes.

Passons aux procédés. Nous avons, pour cette étude, d’assez grandes facilités. Tolstoï s’est beaucoup servi des historiens français, de Thiers en particulier, qu’il traite un peu en fournisseur. Tolstoï est purement narratif, mais il apporte un art absolument supérieur à découper des scènes dans un récit historique, à faire mouvoir, parler, penser, les gens dont l’historien se borne, en général, à exposer les actes. Prenez par exemple le récit du conseil de guerre tenu par Koutousof, la veille d’Austerlitz ; ce récit est donné par Thiers d’après les mémoires inédits de Langeron (Thiers, VI, p. 301, note). Voyez comme Tolstoï illustre ce récit, le met en scène et le colore. Tolstoï tire à lui, il est romancier, c’est son droit : trop d’historiens en ont usé de la sorte, sans avoir ni le même talent ni la même excuse. Voici une anecdote significative, Tolstoï (II, 393) l’emprunte à Thiers (XIV, 289) ; mais il la présente d’une façon toute différente. Il s’agit, chez Thiers, d’un Cosaque que Napoléon fait parler et qui est confondu en apprenant qu’il a parlé avec l’empereur. Chez Tolstoï, le Cosaque se transforme : c’est lui qui se moque de Napoléon. On a abusé, en France, dans le roman et au théâtre, de la vivandière qui gagne les batailles et du gamin de Paris qui fait la leçon aux rois et aux ministres. Tolstoï retourne ici le procédé, et la leçon ne laisse pas d’être piquante. Ce Cosaque est une des personnifications de l’homme du peuple, du moujik, le coryphée du drame dans Tolstoï. C’est le bataillon de la Moselle en sabots de la Guerre et la Paix. Tolstoï en parle comme nos chroniqueurs révolutionnaires parlent des sans-culottes, chasseurs de rois, et de leurs piques :

« Les Français avaient beau se plaindre de ce que les Russes ne se conformaient pas aux règles de la guerre ; les officiers supérieurs de l’armée russe avaient beau rougir de cette manière de se défendre une trique à la main, et souhaiter de se mettre en position pour se battre selon toutes les règles, en quarte, en tierce, et faire un habile assaut d’armes, — la trique du moujik s’était levée, dans sa force terrible et majestueuse, et, sans se soucier du bon goût ni des règles, avec une simplicité stupide, mais efficace, frappant indistinctement, se relevait et s’abattait sans relâche sur l’ennemi, jusqu’à ce que l’armée des envahisseurs eût péri. »

Avec ce système, les généraux russes ne sont que des porte-drapeaux et tout leur art est de laisser faire la force des choses et celle du peuple[3]. Bagration à Hollabrünn emploie toute son adresse « à faire croire que ses intentions personnelles sont en parfait accord avec ce qui est en réalité un simple effet des circonstances ». De même, les agents politiques : Rostopchine, à Moscou, s’imagine être l’auteur de l’incendie. Il n’apparaît que comme une sorte de marionnette macabre sur un théâtre sinistre. Fanatique, cruel et incompréhensible, parce que, au fond, il ne comprend rien.

Le héros par prédilection de Tolstoï et de la Russie, c’est Koutousof : — Nez aquilin, figure rebondie, un seul œil, vague presque toujours, expression ennuyée, mouvements lourds, lents, d’homme épuisé et somnolent, lisant des romans de madame de Genlis la veille des combats ; ne connaissant que deux moyens, le temps et la patience ; ne livrant bataille que malgré lui, mais observant « la marche inévitable des faits » ; comprenant qu’ils sont plus forts que lui ; faisant abstraction de sa personne ; se fondant dans son peuple et son armée ; incarnation du patriotisme populaire inconscient et profond. Il laisse arriver la bataille et, dans la bataille, chacun faire pour le mieux. Dans la retraite, il comprend que, s’il attaque les Français, il les forcera de se réunir, et il les abandonne à leurs passions, au pillage, au désordre, à l’horreur du froid, à l’abîme de neige. Tout son art se borne à consacrer des faits accomplis, à ne pas entraver la marche des choses, à résister aux imprudents qui ne la comprennent pas. Mais qu’il est touchant dans son mélange de piété, de ruse et de naïveté[4] ! On lui annonce que Napoléon a quitté Moscou, événement qu’il prévoyait, qu’il attendait, mais dont il n’était pas sûr ; il se retourne vers le mur de l’izba où étaient les images : « Seigneur Dieu, mon Créateur ! tu as exaucé ma prière, dit-il d’une voix tremblante, en joignant les mains. La Russie est sauvée ! — Et il fondit en larmes ! » Expression russe et toute militaire de l’admirable parole française : Je le pansai, Dieu le guérit.

Cette conception du héros contribue à rendre Tolstoï très sévère aux Français. Il l’est incontestablement. Il l’est aussi, sans aucun doute, et plus encore aux Allemands ; il professe pour eux, en toute occasion, un dédain colossal ; il les traite en précepteurs, en pédants de chancellerie, en cuistres d’état-major ; il les relègue à l’office de l’histoire. Mais ce repoussoir ne nous relève guère. Il y a, parmi les personnages qui figurent dans le roman de Tolstoï, de grands admirateurs de la France, des Français et de Bonaparte ; ils sont toujours réfutés et confondus, surtout par les faits. Tolstoï nous montre à Moscou un certain Ramballe qui n’est guère sympathique, mais qui n’est pas indifférent à étudier, pour voir de quelle façon notre auteur se représente le Français de convention. C’est un fils d’émigré, officier de l’Empire, sceptique débauché, vantard, bête avec des bons mots, perverti et bon enfant, mélange du marquis de Mascarille et de Gaudissart, de l’aventurier et du commis voyageur...

Ne nous arrêtons pas aux figurants et aux épisodes, tenons-nous en aux caractères historiques et aux grands faits. Le principal, c’est la retraite. Tolstoï en fait une peinture effroyable, humiliante, la plus navrante pour un Français. C’est la déroute pillarde et précipitée, la fuite honteuse d’une bande de brigands pris dans le feu, puis dans le froid, n’ayant qu’une idée : courir le plus vite possible ou se faire ramasser par les Cosaques. L’avidité les avait poussés vers Moscou, la panique les repousse vers Paris. Tolstoï leur reproche leurs capitulations ; il leur oppose la constance des Russes. Il répète à satiété la comparaison de « la bête fauve frappée à mort ». La colère et la vengeance, conclut-il, disparaissent devant l’agonie dans la neige : il ne reste qu’un fond de pitié et beaucoup de mépris[5]. Il y a là une grande injustice. Je n’opposerai à cette description que deux lignes d’un grand témoin, bien connu de Tolstoï, qui voyait dans la cause russe la cause de Dieu, qui n’aimait ni les Français de la Révolution ni leur empereur : « Ce que les Français ont souffert dans cette campagne ne peut s’exprimer, écrit Joseph de Maistre. Ce qui est étonnant, c’est l’inébranlable fidélité de ces gens-là. »

Le mépris de Tolstoï se répand surtout sur les chefs. Il a sur eux une page horrible :

« Tous se sauvaient sans savoir où ni pourquoi ; Napoléon, avec son génie, le savait encore moins que les autres, car lui seul se sauvait sans avoir reçu de qui que ce fût l’ordre de fuir. Au milieu de la déroute, lui et les siens conservent leurs anciennes habitudes : ils écrivent des ordres, des rapports ; ils se donnent mutuellement des titres... Mais ces ordres n’existent que sur le papier, personne ne les exécutera, parce qu’ils ne sont plus exécutables. Napoléon et sa famille peuvent continuer à s’appeler entre eux majesté, altesse et cousin ; ils n’en sentent pas moins qu’ils sont des misérables qui ont fait beaucoup de mal et que l’expiation a commencé pour eux. Et, tout en se donnant l’air de penser à l’armée, ils ne songent qu’à leur propre peau, faisant chacun tous ses efforts pour sauver sa propre petite personne. »

Nos héros « prétendus », héros de mascarade et de théâtre de foire, selon Tolstoï, défilent honteux, misérables, dépenaillés et défigurés. « Davout, autrement dit le duc d’Eckmühl... » Davout la vaillance, la loyauté même, un terrible prévôt, sans doute, mais un terrible soldat, un grand organisateur, grand homme de guerre et citoyen très sensé, Davout devient une sorte de méchant major prussien à lunettes, « ne sachant témoigner son dévouement à son maître que par des actes de cruauté... genre d’hommes aussi nécessaires dans les rouages de l’administration que les loups dans l’économie de la nature ». Murat ! Tolstoï ne paraît l’avoir considéré que dans ce portrait, assez bigarré d’ailleurs, de Thiers : « Murat, brillant d’ardeur et de broderies, revêtu d’une tunique de velours vert, portant une toque à plumes, des bottes jaunes, ridicule... » Thiers ajoute : « si l’héroïsme pouvait l’être ». Tolstoï n’ajoute rien, et il ne reste de Murat qu’une sorte de Tartarin empanaché. Ney enfin, le Ney de l’épopée, le Ney des coups de fusil à l’arrière-garde, le sacrifié de la grande armée, celui qui sauva l’honneur de la retraite, le Ney héroïque et simple, sans peur et sans reproche, de Ségur, de Fézensac, de Marbot, n’est plus que « le soi-disant duc d’Elchingen », un fuyard cauteleux dont toute la prétendue grandeur d’âme consiste « à force de détours... à traverser une forêt de nuit » et à se sauver « après avoir abandonné les neuf dixièmes de son armée ».

Mais Davout, Murat, Ney, ne sont encore pour Tolstoï que les avant-derniers des hommes. Il y a toujours quelqu’un qui, pour lui, est le dernier : c’est Napoléon.

Ah ! que nous découvrons bien ici la différence du génie des deux races ! Pour nous autres Français, avec notre éducation classique et le cadre de tragédie dont nous entourons toute notre histoire, il nous faut une action ordonnée, des rôles déterminés, des caractères, des volontés, des tyrans, des héros, toujours des hommes au premier plan. Nous avons une certaine difficulté à admettre qu’Homère n’a jamais existé. On nous impatiente quand on nous affirme que le recueil connu sous le nom d’œuvres de Shakespeare se compose de fascicules dépareillés d’un magasin théâtral anonyme.

Nous admirons Richelieu pour avoir mérité qu’on dît de lui : « Il eut les intentions de toutes les choses qu’il fit. » Et nous admirons Mignet pour avoir dit cela de Richelieu. Aux yeux de Tolstoï, cela ne grandirait ni Richelieu ni son historien. Nous voyons ainsi l’histoire, parce que nous voyons ainsi la politique : Frédéric, Pitt et Cobourg, Bismarck, pour nous, dans tous les temps, c’est toujours un homme qui voit tout, qui est dans tout, qui mène tout, qui possède le grand secret et qui tient tous les fils. Nous concevons ainsi le roman historique et le drame : le héros en est toujours un personnage, plus ou moins fictif, qui décide toutes les affaires, d’Artagnan, de Marsay, Vautrin, le grand aventurier qui mène la politique, 1’ « homme fort » qui exploite le monde. La volonté est, pour Balzac, le moteur universel de l’histoire et de la société. Il disait volontiers : « Je veux, donc je suis. » Louis Lambert, le Pascal de la Comédie humaine, compose un Traité de la volonté. Pour lui, la volonté, c’est le génie même, et Napoléon en est, à ses yeux, l’expression souveraine.

C’est l’antipode de Tolstoï, et c’est pourquoi ses opinions sur Napoléon nous déconcertent. On y voit, a dit un très pénétrant critique, se déployer tout le nihilisme de l’auteur. On y voit surtout, me permettrai-je d’ajouter, l’excès de sa doctrine qui s’y corrige elle-même dans une péremptoire réfutation par l’absurde. Je comprends qu’on exalte Napoléon, je comprends qu’on l’exècre, je comprends que l’on passe alternativement de l’un à l’autre de ces sentiments, sans pouvoir s’arrêter à aucun des deux ; je comprends tous les jugements, sauf la négation, et je m’explique toutes les épithètes appliquées à l’empereur, sauf celle d’insignifiant. C’est pourtant où Tolstoï en vient, amené par ses passions et par la logique de son paradoxe : « Cet homme sans principes, sans habitudes, sans traditions, sans nom,... par un concours de circonstances étranges et fortuites... se faufile » dans l’histoire de France. Il arrive, dans sa première campagne d’Italie, « par l’ignorance de son entourage, la faiblesse et la nullité de ses rivaux », « sa sincérité dans le mensonge, sa brillante et présomptueuse étroitesse d’esprit », « son effronterie puérile » ; « l’excellente composition de l’armée d’Italie » ; le peu d’envie de se battre des Autrichiens, et... l’abstention des troupes russes, « ces troupes qui auraient eu le pouvoir d’anéantir sa gloire, et qui, par toutes sortes de combinaisons diplomatiques, ne mettent pas le pied en Europe tant qu’il est là ».

Cette dernière proposition dépasse vraiment trop la mesure. Tolstoï connaît à merveille l’histoire de ce temps-là, et il ne l’oublie que quand il lui convient ; or il lui convient d’oublier ici quelque chose. Tout le monde sait que si Napoléon n’a pas rencontré Souvorof avant d’aller en Égypte, c’est que Souvorof n’était pas encore venu ; mais tout le monde sait encore que, s’il ne l’a pas rencontré après son retour d’Égypte, c’est principalement parce que Souvorof était reparti et que Masséna s’était chargé de le congédier à Zurich. Du reste, il les a rencontrées ailleurs, ces troupes qui auraient eu le pouvoir d’anéantir sa gloire, et quelque mal qu’elles lui aient donné pour la conserver devant elles, il l’a conservée cependant, avec la nôtre, à Austerlitz, à Eylau, à Friedland.

Mais Tolstoï n’attribue à ces événements apparents qu’une importance superficielle. Ce n’est pas lui qui perdra son temps à développer solennellement l’aphorisme prud’homesque : « Si Napoléon était resté lieutenant d’artillerie, il serait mort sur le trône. » Il dit : Napoléon n’a jamais été que le lieutenant Bonaparte, et le lieutenant Bonaparte n’a jamais été qu’une apparence de personnage, une nullité méconnue, un fantôme à effrayer les Autrichiens, un épouvantail à Allemands. Voilà Mallet du Pan avec « son petit bamboche à cheveux éparpillés, bâtard de Mandrin[6] », le marquis de la Seiglière, ce pyrrhonien à ailes de pigeon, et l’introuvable Loriquet lui-même, ce nihiliste de petit séminaire, déconcertés et dépassés. Victor Hugo, si l’histoire s’était passée comme Tolstoï la raconte, aurait été privé de sa plus célèbre antithèse et n’aurait jamais pu écrire Napoléon le Petit, faute de Napoléon le Grand.

Les historiens, dit Tolstoï, même des historiens russes, « chose étrange et terrible à dire », s’y sont mépris et admirent. Il les réprouve. Quant aux Français et aux Allemands, il les récuse : les Allemands ont vanté Napoléon pour expliquer leurs capitulations ; les Français se glorifient en lui. Napoléon a toujours été le même ; il a toujours été aussi nul, aussi inconscient, depuis le commencement de sa carrière jusqu’à la fin. Dans la grande entreprise et la grande catastrophe de 1812, « son action personnelle n’avait pas plus d’influence que l’action personnelle de chaque soldat, et elle se bornait à concorder avec les lois dont le fait était le résultat ».

La loi de la coïncidence des causes et celle de la coïncidence des volontés, qui l’avaient poussé en avant et soutenu pendant la première partie de sa carrière, le poussent en arrière pendant la seconde. Son prétendu génie s’évanouit, et l’on ne trouve plus qu’une « incapacité et une vilenie dont l’histoire jusqu’ici ne nous a pas donné d’exemple ». Tel « est l’obscurcissement de l’intelligence et de la conscience de cet homme » ! il ne comprend rien ; il n’a jamais compris « la portée réelle des actes qu’il commettait en opposition aux règles éternelles du vrai et du bien ». « Ce vil instrument de l’histoire n’a jamais nulle part, pas même en exil, montré de la dignité humaine. » Il finit comme il devait finir, comme « un bandit hors la loi » : histrion démasqué par la Providence et qui ne mérite plus que la pitié et le dégoût.

Voilà l’abus du système et du procédé. Tolstoï a beau dire ; la première partie de la carrière de Napoléon le gêne et l’embarrasse. Mais il est un artiste, il est un si grand artiste que l’imaginatif chez lui corrige le penseur, au contraire de la plupart des hommes d’imagination, qui ont besoin de la raison pour corriger leur fantaisie. Les grands motifs de l’épopée napoléonienne le tentent, il s’en empare au passage, et le poète écarte pour un moment le philosophe. Considérez son Napoléon au matin d’Austerlitz (II, p. 341), description digne d’être comparée à celle de Philippe de Ségur ! Relisez surtout les pages sur Borodino (III, p. 61, 76), l’étonnement de l’Empereur devant cette bataille qui lui échappe, et la tragique mélancolie de ses réflexions du soir.

C’est que les faits restent nos maîtres en histoire. Les grands hommes sont de grands faits. Les critiques de la postérité contesteront peut-être la personnalité de Tolstoï. J’y crois, comme j’admire son ouvrage.

Les idées de Tolstoï sont recouvertes d’un vêtement très neuf, séduisant, exquis, très russe, très à la mode aussi, mais ce vêtement ne doit pas nous abuser sur l’originalité du fond. J’ai montré quels rapports étroits il y avait entre les idées de Tolstoï sur la guerre et celles de Joseph de Maistre. Les vues de Tolstoï sur les grands hommes et sur les causes en histoire ne sont en définitive que le développement, très hyperbolique, des maximes de Montesquieu. On est tenté de sourire à ce rapprochement entre cet historien très français et ce romancier très russe. Ils partent, j’en conviens, de points très éloignés. Mais peu importe d’où l’on vient, pourvu qu’on se rencontre. Montesquieu était en son temps très admiré des Russes. S’il vivait aujourd’hui, je me plais à croire qu’il serait ravi des romans de Tourguénef et qu’il admirerait, avec un peu d’étonnement peut-être, mais qu’il admirerait Tolstoï. Je ne crois pas, par exemple, qu’il irait jusqu’à Crime et châtiment. Il était avant tout homme de bon sens, citoyen et magistrat, et quelque chose là dedans l’aurait inquiété... Or il nous a montré dans les grands hommes les grands instruments de l’histoire ; il a établi que, si César n’était pas venu, un autre aurait pris la place de César. Il a écrit cette phrase, qui résume toute sa philosophie : « Si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers. » Qu’est-ce que cette allure principale, sinon ce que Tolstoï appelle, sous une forme plus abstraite et plus abstruse, la « coïncidence des causes » et la « coïncidence des volontés » ?

L’humanité, dans l’histoire, se meut comme la mer qui avance et recule par ondes successives et accumulées, mais d’un seul flux et d’un seul reflux, toujours imperturbables, si bien que les tempêtes, même les plus violentes, ne l’avancent ou ne la retardent, ne l’élèvent ou ne l’abaissent qu’à peine, ne la troublent qu’à la surface et ne la contrarient que sur les bords. Mais ces bords, s’ils sont des grèves plates, apaisent les eaux qui s’y étalent ; s’ils sont hérissés de récifs ou de falaises, ils irritent les flots qui s’y heurtent. Le marin le sait et se conduit en conséquence. Tolstoï a rajeuni, à sa manière, la comparaison classique du pilote :

« On comprend que, tant que dure le calme, le pilote qui, de son frêle esquif, indique au lourd vaisseau de l’État la route qu’il doit suivre, croit, en le voyant s’avancer, que ce sont ses efforts personnels qui poussent l’immense bâtiment. Mais qu’une tempête s’élève, que les vagues entraînent le vaisseau, l’illusion n’est plus possible : le bâtiment suit seul sa marche majestueuse, et le pilote, qui, tout à l’heure encore, était le représentant de la toute-puissance, devient un être faible et inutile. »

Au milieu même de la tempête, la construction du navire, la perfection de la machine, la solidité de la coque, sa docilité au gouvernail, l’art d’orienter les voiles, la connaissance des courants, le sang-froid du capitaine, l’obéissance et l’adresse de l’équipage, le coup de barre décisif qui fait traverser la passe ou jette sur l’écueil, toutes ces circonstances sont essentielles et elles dépendent toutes de l’intelligence, de la science et de la volonté humaines.

Dans l’infinie complexité des causes, ce sont des causes aussi, la volonté, le caractère, le génie. Si l’avènement de César résulte de toute l’histoire romaine, le caractère de César a influé, à son tour, sur cette histoire. La personne de l’homme que l’opinion publique, dans les crises graves des États, appelle à diriger les destinées des nations, n’est pas indifférente. Si cet homme est le désintéressement, le dévouement, la foi, la piété, il laisse le pays se sauver lui-même et s’appelle Koutousof ; mais, s’il subordonne l’exécution de sa tâche à un calcul de politique égoïste, s’il est sceptique et ambitieux, il laisse tomber de ses mains l’arme qu’on lui avait confiée, il laisse le pays périr ; il est la trahison, il est le désastre ; il ne se nomme plus Koutousof, il se nomme Bazaine. Laisser faire et laisser passer ! laisser faire les intrigants et laisser passer les ennemis, ce sont des maximes funestes à la guerre[7].

Cela posé et ce tempérament apporté aux idées de Tolstoï, il reste après tout, ce qui est bien à lui et ce qui est incomparable, son génie, sa lumière, son grand cœur. Il reste les nobles conseils qu’il donne et qu’il n’a jamais été plus opportun de méditer qu’en nos temps. Il reste sa grande pitié de la misère humaine, de la pire des misères, de la guerre, qu’il veut, avec Bolkonsky, féroce pour la rendre plus courte et épouvantable pour la rendre plus rare. Il y loue et il y relève la vertu la plus difficile et la plus nécessaire, la résignation dans le dévouement obscur : « Que sont, se dit le soldat, les souffrances et la mort d’un vermisseau tel que moi à côté de ces souffrances et de ces morts innombrables[8] ? »

Et Tolstoï ajoute, nous montrant à l’œuvre les héros ignorés et opposant la simplicité de leur vertu à la gloriole, à l’ambition, à la passion même chevaleresque de la gloire :

« Vous devinez que le sentiment qui les fait agir n’est pas celui que vous avez éprouvé, mesquin, vaniteux, mais un autre, plus puissant... Ce n’est pas pour une croix, pour un grade ; ce n’est pas forcé par des menaces qu’on se soumet à des conditions d’existence aussi épouvantables : il faut qu’il y ait un autre mobile plus élevé. Ce mobile gît dans un sentiment qui se manifeste rarement, qui se cache avec pudeur, mais qui est profondément enraciné dans le cœur de tout Russe... »

Ajoutons, sans crainte qu’il nous démente, dans le cœur de tout homme digne d’être appelé citoyen d’une grande cité — l’amour de la patrie.

C’est ici que paraît toute la grandeur de la théorie de Tolstoï sur la force cachée qui gagne les batailles. Et cette force-là, il n’y a aucun abaissement de raison ou de cœur à la célébrer, c’est la force d’âme ; elle ne prime pas le droit, elle en procède. Il est bon de réhabiliter les infiniment petits de la guerre, de réhabiliter la chair à canon en un siècle de démocratie et de science où les deux puissances du temps — les passions nationales et le génie des machines — se préparent à en faire de si épouvantables boucheries. Il serait réconfortant de penser que dans ces chocs formidables qui, réellement celle fois, par l’étendue du champ de bataille, par l’éloignement des combattants, par la portée incommensurable des armes, échapperont à toute direction personnelle, dépasseront les limites de l’œil de l’homme et celles de son intelligence, la victoire serait du côté où sera la foi dans la justice. « Vaincre, c’est avancer », disait un homme qui se connaissait en victoire. Mais qui avancera ? On aimerait à répondre avec l’inspirateur même de la pensée de Tolstoï, Joseph de Maistre : « C’est celui dont la conscience et la contenance feront reculer l’autre. »

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 novembre 2012.

 

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[1] La Guerre et la Paix, roman historique, traduit par une Russe. Pétersbourg, imprimerie Trenké ; Paris, Hachette, 1879, 3 vol. — Physiologie de la guerre, Napoléon et la campagne de Russie, traduit par Michel Delines ; Paris, Westhausser, 1888.

[2] Voir ci-dessus, l'étude sur Bossuet. [« Bossuet, historien de la Réforme », Lectures historiques]

[3] « La Russie conservera longtemps les traces sublimes de l'épopée de Sébastopol dont le peuple russe a été le héros. » Scènes du siège de Sébastopol, à la suite des Cosaques. Paris, Hachette, 1886.

[4] « ... Les principaux éléments dont se compose la force du Russe, la simplicité et l'obstination. » Id., ibid.

[5] Je me suis rappelé, en lisant ces pages de Tolstoï, une anecdote que j'ai entendu conter dans ma jeunesse. Un officier français, emmené par des Cosaques qui l'avaient dépouillé, nu, épuisé, mourant de froid, de faim, de fièvre, est reconnu par un officier russe qui l'avait, au temps de la paix, rencontré dans le monde. « Rendez-moi un service, dit le Français ; tuez-moi. » Le Russe lui brûla la cervelle.

[6] Correspondance publiée par M. André Michel, t. IV, p. 128. Paris, Plon, 1884. Lettre du 11 août 1796. Il s'agit donc du vainqueur de Montenotte, Mondovi, Lodi.

[7] « ... Il ne possédait en aucune manière l'énergie du commandement ; il ne savait pas dire : Je veux, et se faire obéir. Donner un ordre net et précis était de sa part une chose impossible. Je crois aussi bien fermement que, quoi qu'il fît, il sentait dans son for intérieur que la situation et les événements étaient au-dessus de ses forces. N'ayant pas su arrêter un plan de conduite,... il tâtonnait, et voulait ne rien compromettre en attendant que les événements lui ouvrissent des horizons dont il espérait, au moyen d'expédients plus ou moins équivoques, parvenir à dégager, sinon son armée, au moins sa personnalité et ses intérêts... Faute de mieux, il s'est abandonné au hasard, dernière ressource de ceux qui ne comptent pas sur eux-mêmes. Mais que l'on suppose un instant le commandant en chef de l'armée du Rhin doué de l'énergie puissante et patriotique des grandes âmes,... il eût certainement enflammé de cette pensée si grande et si simple : marcher droit au but, son armée entière,... et fortement résolu à vaincre à tout prix, j'ai la conviction qu'il aurait vaincu. » Souvenirs du général Jarras, p. 132.

[8] Scènes du siège de Sébastopol, Hachette, 1886, à la suite de : Les Cosaques.