LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vladimir Soloviev

(Соловьёв Владимир Сергеевич)

1853 – 1900

 

 

 

 

SAINT VLADIMIR ET L’ÉTAT CHRÉTIEN

 

 

 

 

1888

 

 

 

 

 


Article paru dans L’Univers, 4, 11 et 19 août 1888.

 

 

 

 

 


TABLE

 

 

 

I

II

III

 


Sous ce titre, M. Vladimir Soloviev, dont nos lecteurs connaissent les remar­quables travaux sur l’Idée Russe, inspirés par la pensée de l’union religieuse, veut bien nous faire part des réflexions que lui a suggérées la célébration récente, en Russie, du neuvième centenaire du christianisme en ce pays.

Nos lecteurs seront non moins heureux que nous de cette communication, dont nous voulons tout spécialement remercier l’éminent auteur de l’Idée Russe.

 

I

 

La Russie officielle vient de célébrer officiellement le neuvième centenaire du baptême de saint Vladimir. La haute bureaucratie de Pétersbourg, transportée pour un moment à Kiev, a fait de son mieux pour fêter dignement le grand anniversaire. Il faut lui rendre justice, il y a déjà un certain mérite, un instinct du vrai et du bien, dans le choix de l’événement qu’on a voulu glorifier. Et s’il y a aussi de l’inconséquence dans ce choix, c’est une inconséquence honorable. Puisqu’on vient de proclamer solennellement que l’absolutisme de l’État est le vrai fond et la substance même de la foi orthodoxe ainsi que de la vie historique du peuple russe, on pourrait rattacher le grand jubilé national à d’autres dates que l’année 988 et à d’autres personnages que saint Vladimir qui, il faut bien l’avouer, a très peu de rapports avec le système politique préconisé dans les discours de Kiev. Si c’est l’absolutisme du pouvoir séculier qui est le principe unique de notre existence nationale, ce principe a eu dans l’histoire russe des triomphes que personne ne saurait lui contester. N’a-t-il pas triomphé le jour où Jean IV étouffa, dans la personne du métropolite saint Philippe, la voix de la conscience chrétienne qui protestait contre l’arbitraire du pouvoir autocratique ? Mais ce ne fut pas sous l’énergumène Jean, ce fut un siècle plus tard, sous le très calme tsar Alexis Mikaïlovitch (père de Pierre le Grand), que l’absolutisme moscovite consomma son triomphe après la ruine simultanée de la liberté ecclésiastique — affirmée pour la dernière fois par le grand patriarche Nicon, — et de la liberté religieuse réclamée par les vieux-croyants qu’on brûla en masse pour leur attachement aux anciens rites. L’année 1681 vit mourir les deux adversaires les plus puissants de l’État absolu, ennemis mortels l’un de l’autre dans leur vie active, mais réunis sous l’oppression de l’État persécuteur, entraînés ensemble dans la chute de l’Église indépendante, dont ils étaient les deux pôles opposés : tandis que le patriarche Nicon, champion superbe du principe hiérarchique de l’autorité pontificale, succombait aux duretés et aux humiliations de l’exil, son ancien adversaire, le protopope Avvakoum, le chef hardi et turbulent des starovères, vrai représentant de la liberté religieuse du peuple russe, montait sur le bûcher dans la ville des tsars. S’il y a une date mémorable, une année faste dans l’histoire du césaro-papisme russe, c’est sûrement celle-ci. Cependant la bureaucratie de Saint-Pétersbourg a oublié en 1881 de marquer par une solennité quelconque le deuxième centenaire de ce grand triomphe auquel elle doit son existence actuelle. La vraie Russie chrétienne lui saura gré de cet oubli, ainsi que des efforts louables qu’elle vient de faire pour glorifier saint Vladimir.

Mais, après tout, on ne peut donner que ce que l’on a. Et malgré la présence des hommes d’État serbes, si connus d’ailleurs pour leur zèle religieux ; malgré les félicitations des prélats protestants de l’Angleterre ; même malgré les deux prêtres monophysites arrivés de l’Abyssinie, le jubilé de la Russie orthodoxe n’a été signalé par rien qui l’élevât au-dessus de ces solennités si nombreuses et si vulgaires de notre vulgaire époque. On n’a rien fait et on n’a rien dit à Kiev qui fût suggéré par la vérité universelle de la religion révélée, par les aspirations profondes de l’âme nationale, enfin par le souvenir fidèle de notre premier prince chrétien.

Absolument stérile dans l’ordre de l’esprit et des idées, la bureaucratie de Saint-Pétersbourg a organisé une manifestation publique à son image et à sa ressemblance, une suite de cérémonies officielles faites pour rappeler plutôt la décadence byzantine que l’aurore d’une jeune nation. Nous tenons compte des bons sentiments dont on a voulu faire preuve à l’endroit de la religion chrétienne, même représentée par des reverends anglicans et par des sacrificateurs abyssins. Mais ces bons sentiments ne suffisent pas encore pour donner à nos bureaucrates le droit de s’affirmer avec pompe comme vrais représentants de la Russie tout entière. Ils ont tort de parler au nom du peuple russe quand ils n’ont rien à dire, quand ils ne veulent pas comprendre le passé de ce peuple et ne peuvent pas lui révéler son avenir. Du reste, s’ils pèchent par présomption et outrecuidance, ce péché comme tous les autres porte avec soi sa peine. Car plus une existence vide s’affirme, mieux on voit qu’elle est vide.

Deux personnages d’importance, deux hommes d’État russes d’une intelligence hors ligne, d’un patriotisme et d’une piété incontestables — le comte Ignatiev et M. Pobiédonostsev — ont exprimé publiquement leurs sentiments à propos du neuvième centenaire de la Russie chrétienne. S’ils ont tous deux complètement méconnu et étrangement défiguré le vrai sens du grand événement qu’ils ont voulu glorifier — ce n’est pas là une faute personnelle. Mais comme il y a selon la doctrine chrétienne une grâce d’état, il doit y avoir aussi une disgrâce d’état.

Le comte Ignatiev[1], président d’un comité panslaviste ou plutôt panrussite, a affirmé que saint Vladimir embrassa la religion chrétienne pour amener un jour tous les peuples slaves à parler le russe et à former une seule nation et un seul empire. M. Pobiédonostsev, chef bureaucratique d’une Église d’État, a proclamé que la conversion de saint Vladimir avait pour but définitif de fonder l’autocratie et le césaro-papisme de l’empire russe.

La disgrâce d’état est trop évidente ici pour que nous y insistions encore.

Mais puisque l’événement historique qui a créé la Russie chrétienne a été déjà apprécié au point de vue panslaviste et au point de vue césaro-papiste, il ne nous reste qu’à l’apprécier au point de vue chrétien. Cela a 1’avantage de coïncider avec le point de vue historique. Car il est historiquement certain que saint Vladimir, lors de sa conversion, ne pensait ni à russifier les peuples slaves, ni à couronner le césaro-papisme par l’institution sublime du procureur supérieur du Saint-Synode à Pétersbourg : en recevant le baptême et en invitant le peuple à suivre son exemple, il voulait seulement se faire chrétien et faire des Russes une nation chrétienne.

Et pour savoir comment le prince de Kiev entendait le christianisme, nous n’avons pas besoin de falsifier l’histoire et d’imputer les misères et les iniquités de l’époque actuelle à un passé qui ne les connaissait pas. Préservés de toute disgrâce d’état, rien ne nous empêche de nous adresser simplement au vieux chroniqueur Nestor, qui a vu dans son enfance les contemporains de saint Vladimir, et qui était mieux placé que les bureaucrates de nos jours pour comprendre les vrais sentiments du prince et de son peuple. Du reste, nous n’avons pas de choix à faire, car la chronique de Nestor est la seule source qui nous donne des détails sur le plus grand événement de notre histoire. Voyons donc ce que le moine des catacombes kiéviennes nous dit de saint Vladimir, de sa conversion et de son idéal chrétien.

 

II

 

La princesse Olga, — lisons-nous dans la vieille chronique russe, — baptisée à Constantinople vers 950, ne cessait d’exhorter son fils Sviatoslav[2], à suivre son exemple, en lui disant : « Mon fils, j’ai connu la sagesse, et je me réjouis : si tu la connaissais, tu te réjouirais. » Mais le farouche guerrier n’en voulait pas entendre parler et pour toute réponse s’écriait : « Comment, je recevrais une foi étrangère ! Mais ma droujina (compagnons d’armes) se moquerait de moi. »

Ainsi, dès le début de notre histoire, on voit apparaître comme principal obstacle au progrès véritable de la Russie ce nationalisme aveugle qui repousse sans examen tout ce qui est étranger.

Grâce à Dieu, l’opinion de Sviatoslav ne prévalut pas, et aujourd’hui nos patriotes officiels eux-mêmes, tout en partageant au fond de leur âme les idées du prince païen, sont amenés par les convenances à glorifier les sentiments tout opposés de saint Vladimir. Ils ne semblent pas même s’apercevoir qu’à leur point de vue nationaliste notre premier souverain chrétien a commis un crime énorme en abjurant la religion de ses pères et en rejetant les traditions nationales pour recevoir d’un peuple ennemi une foi étrangère et nouvelle. Du reste, s’ils avaient vécu de son temps, ils ne lui auraient pas fait une opposition sérieuse : le servilisme l’emporte sur le nationalisme, et de la part d’un prince on accepte même la vérité.

La foi étrangère au paganisme national, ce n’était pas la religion grecque : l’âme de saint Vladimir et de son peuple s’était ouverte au vrai christianisme universel. L’Orient chrétien concentré à Byzance garda à travers les siècles la vérité dogmatique et donna dans sa liturgie la plus belle expression au sentiment religieux. Mais le dogme et le culte, ce n’est pas le christianisme tout entier : il reste encore l’action sociale et politique de la vraie religion, l’organisation des forces collectives de la chrétienté pour régénérer le monde, — il reste encore l’Église militante. Mais ce côté si important du christianisme a été singulièrement méconnu par les chrétiens orientaux, surtout après la séparation des deux Églises.

L’idéal de la vie religieuse qui prédomina en Orient depuis cette époque était très incomplet et présentait des analogies frappantes avec les doctrines du paganisme oriental, avec le bouddhisme et le manichéisme. Les chrétiens byzantins savaient bien que le monde tout entier est dans le mal ; mais ils oubliaient que Jésus-Christ a vaincu le monde dans son principe et dans son centre, et que l’Église militante doit affirmer et appliquer cette victoire absolue dans toutes les sphères relatives de l’existence humaine. La piété byzantine ne visait que le salut de l’âme individuelle, elle n’admettait pas la régénération de la société, le salut du monde. Selon ces demi-chrétiens, la masse de l’humanité doit rester toujours dans le mal ; il est donc inutile de lutter pour la conquête du monde, il vaut mieux le quitter, il vaut mieux s’enfuir dans le désert, se faire moine et ermite ; le chrétien parfait c’est le solitaire, l’idéal de la vie chrétienne, du moins, autant qu’il peut être réalisé sur la terre, — c’est la sainte montagne d’Athos, où des milliers de moines depuis des siècles, séparés du monde et de tous les intérêts humains, s’adonnent sans partage à la prière et à la contemplation de la lumière incréée du Thabor. Ainsi, au lieu d’une Église militante, il n’y a eu en Orient qu’une Église désertante.

L’ascétisme est un élément indispensable de la vie religieuse ; mais réduite à cet élément unique l’Église perd sa force vitale et ne peut plus remplir sa mission dans le monde.

Les byzantins appliquèrent à leur façon la parole évangélique : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. À Dieu la formule du dogme orthodoxe, la splendeur des liturgies, le vide d’une contemplation abstraite. À César la vie active, tous les rapports humains, la société, l’histoire. Le royaume de Dieu est confiné au temple, à la cellule du cénobite, à la caverne de l’anachorète ; tout le reste, — et l’Église elle-même dès qu’elle sort du couvent, — tombe sous le pouvoir absolu et illimité du souverain séculier qui n’a personne au-dessus de lui sur la terre. Ainsi la conception exclusivement ascétique du christianisme amène nécessairement au césaro-papisme, à l’affirmation de l’État absolu qui absorbe la fonction sociale de l’Église et ne laisse à l’âme religieuse que la satisfaction personnelle d’une vertu solitaire et inactive. Il se fit dans l’Orient chrétien une séparation tranchée et complète du divin et de l’humain, et cependant leur union intime était l’essence même du christianisme.

 

Mais juste au moment où les Grecs raffinés rejetaient la perle évangélique du royaume de Dieu, elle était ramassée par un Russe à moitié sauvage. Il la trouva couverte de la poussière byzantine, et cette poussière est pieusement conservée jusqu’à nos jours par les théologiens russes, par les évêques qui servent l’État et par les bureaucrates laïques qui gouvernent l’Église. Quant à la perle elle-même, elle est restée cachée dans l’âme du peuple russe. Mais avant de l’y déposer, saint Vladimir la montra pure et splendide à ses contemporains comme une prophétie et un gage de nos destinées.

Pour Vladimir, la vraie religion n’était pas, comme pour les Byzantins, la négation de la nature et de la société humaine, mais leur régénération. Lui-même était d’ailleurs une preuve vivante de cette force positive du christianisme qui ne détruit pas la nature terrestre, mais la fait servir à la manifestation plus complète de la grâce divine.

Dans sa jeunesse païenne, Vladimir se signala par tous les vices et tous les crimes. Ambitieux et cruel il attaqua son frère aîné Yaropolk, le fit tuer et s’empara de ses domaines. Refusé par une princesse qu’il demandait en mariage, il l’épousa par force après avoir assassiné tous ses parents. Avec cela, dit le chroniqueur, il était insatiable de débauches. Idolâtre zélé, il offrait des sacrifices humains aux dieux indigènes. Quand il eut des doutes sur la puissance des idoles, il voulut se faire musulman, attiré surtout par le paradis de Mahomet avec ses houries ; mais il changea d’avis en apprenant que le Coran défend les boissons fortes. « Boire, dit-il, est une joie pour les Russes et nous ne pouvons vivre sans boire. »

Grand, intrépide dans le mal et l’erreur, allant toujours jusqu’au bout, Vladimir garda ce caractère dans sa conversion. Il ne se fit pas chrétien byzantin, c’est-à-dire chrétien à moitié. Il avait bien de quoi faire pénitence ; mais son repentir, si sincère et profond qu’il fût, ne le poussa pas à s’enfermer dans la solitude. Il accepta le christianisme dans sa totalité et fut pénétré dans tout son être par l’esprit moral et social de l’Évangile. Voici l’image naïve et fidèle de Vladimir chrétien, conservée dans la chronique de Nestor.

Après son baptême, Vladimir bâtit, dans la ville de Vasiliev, une église de la Transfiguration du Seigneur.

 

« Et il célébra une grande fête : il fit brasser trois cents mesures d’hydromel, appela les boïars, les posadniks et les anciens de toutes les villes, une grande multitude de peuples et distribua aux pauvres trois cents grivènes. La fête dura huit jours et il revint à Kiev le jour de l’Assomption de la sainte Mère de Dieu, et là il célébra une nouvelle fête, ayant convoqué un peuple innombrable. Voyant que son peuple était chrétien, il se réjouit dans son corps et dans son âme et célébra ces fêtes (de la Transfiguration et de l’Assomption) chaque année.

Or, il aimait les paroles de l’Écriture ; un jour, il entendit lire dans l’Évangile : « Bienheureux les miséricordieux, car ils trouveront la miséricorde » ; et ailleurs : « Vendez vos biens et donnez-les aux pauvres » ; et encore : « Ne gardez pas de trésors sur la terre, où la pourriture les détruit et où les voleurs les enlèvent ; mais recueillez des trésors dans le ciel, où ni la rouille ne les corrompt ni les voleurs ne les enlèvent » ; et David qui dit : « Heureux l’homme qui aime et qui donne. » Il entendit aussi Salomon, qui dit : « Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

Ayant entendu cela, il ordonna à tous les pauvres et à tous les misérables de venir au palais du prince et de prendre tout ce dont ils auraient besoin : à boire, à manger et des peaux de martre[3] du trésor du prince. Il donna encore l’ordre suivant, disant : « Les faibles et les malades ne peuvent venir jusqu’à mon palais ». Il donna donc l’ordre d’amener des voitures et d’y mettre du pain, de la viande, du poisson, des fruits divers, de l’hydromel dans des tonneaux et voulut qu’on promenât tout cela par la ville en s’informant où il y avait des malades ou des pauvres incapables de marcher; on donna à ces malheureux tout ce dont ils avaient besoin. »

 

Plein de sollicitude paternelle pour les petits et les pauvres, Vladimir traitait en vrais frères les hommes d’élite qui l’entouraient, ses conseillers et compagnons d’armes. L’égalité et la liberté la plus parfaite régnaient à la cour de Kiev. Malgré le nouveau lien qui rattacha la Russie au Bas-Empire, la « sacrée et divine majesté » du basileus byzantin n’a pas déteint sur le prince russe. Nestor a conservé une anecdote qui caractérise bien l’esprit tout humain de notre monarchie primitive. À l’un des festins copieux que Vladimir offrait tous les jours à sa droujina, après avoir largement bu les convives se mirent à murmurer contre le prince en disant : « On nous traite mal, nous mangeons avec des cuillers de bois et non d’argent. » Vladimir ayant entendu ces paroles ordonna de fondre pour toute sa droujina des cuillers d’argent, disant : « Avec de l’or et de l’argent je ne trouverai pas une droujina et avec ma droujina je trouverai de l’or et de l’argent. » Car Vladimir, continue le chroniqueur, aimait sa droujina. Il délibérait avec elle sur les affaires du gouvernement, sur les guerres à entreprendre, sur les institutions du pays.

Du reste, après sa conversion, Vladimir n’entreprenait en général que des guerres défensives contre les nomades touraniens qui faisaient des incursions continuelles dans le pays. « Et il vécut en paix avec les souverains voisins, avec Boleslav de Pologne, avec Etienne de Hongrie, avec Oldrich de Bohême ; et il y avait entre eux paix et amitié ». Voici enfin un dernier trait qui complète l’image du monarque vraiment russe et vraiment chrétien : « Vladimir vivait dans la crainte de Dieu ; cependant le nombre des brigands augmentait, et les évêques dirent à Vladimir : le nombre des brigands augmente, pourquoi ne les mets-tu pas à mort ? Il leur dit : J’ai peur de pécher ! »

Nous n’examinons pas ici si Vladimir se trompait dans cette application particulière des préceptes évangéliques. Ce qu’il nous importe de constater, c’est qu’il voulait appliquer la morale chrétienne à toutes les questions de l’ordre social et politique. Il ne voulait pas être chrétien dans sa vie privée seulement, il voulait l’être aussi comme chef d’État, dans son gouvernement intérieur ainsi que dans les rapports internationaux avec le reste de la chrétienté. La règle suprême de sa politique n’était ni le maintien de son pouvoir, ni l’intérêt ou l’amour-propre national, mais la justice, la charité et la paix.

Vladimir affirma en principe l’État chrétien et il légua sa réalisation à l’histoire russe. Après lui, son fils Jaroslav et le petit-fils de celui-ci, Vladimir Monomaque, furent de vrais princes chrétiens. Mais, malgré leurs efforts, la Russie Kiévienne, déchirée par les luttes fratricides dans la maison de Rurik, fut impuissante à remplir sa mission. L’invasion des Tartares et la translation du centre national dans le Nord donnèrent une nouvelle direction à notre développement politique. L’État chrétien ébauché à Kiev fut remplacé par le despotisme tartaro-byzantin de Moscou et par l’absolutisme teuton de Saint-Pétersbourg.

Quelle est donc la cause générale de cette grande déviation historique ? Pourquoi le germe d’un christianisme social et politique, déposé dans le sol russe il y a 900 ans, n’a-t-il pas pu prendre racine ? Pourquoi a-t-il si vite cédé aux influences malfaisantes ? Quelle puissance ou quelle fatalité a remplacé pour la Russie chrétienne l’idéal de saint Vladimir par l’idéal de Nabuchodonosor ?

 

III

 

Dieu s’est fait homme dans la personne du Messie juif au moment où l’homme se faisait dieu dans la personne du César romain. Jésus-Christ n’a pas attaqué César et ne lui a pas disputé son pouvoir ; mais il a déclaré la vérité sur lui. Il a dit que César n’était pas Dieu et que le pouvoir césarien était en dehors du royaume de Dieu. Rendre à César la monnaie qu’il fait battre et à Dieu tout le reste, c’était ce qu’on appelle aujourd’hui la séparation de l’Église et de l’État, séparation nécessaire tant que César est païen, impossible dès qu’il devient chrétien. Un chrétien, qu’il soit roi ou empereur, ne peut pas rester en dehors du Royaume de Dieu et opposer son pouvoir à celui de Dieu. Le commandement suprême : Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, est nécessairement obligatoire pour César lui-même, s’il est chrétien. Lui aussi doit rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est-à-dire avant tout le pouvoir souverain et absolu sur la terre ; car pour bien comprendre la parole sur César adressée par le Seigneur à ses ennemis avant sa passion, il faut la compléter par cette autre parole plus solennelle qu’après sa résurrection Il dit à ses disciples, aux représentants de son Église : « Tout pouvoir m’est donné dans les cieux et sur la terre. » (Matth. XXVIII, 18.) Voilà un texte formel et décisif et qu’on ne saurait en bonne conscience interpréter de deux manières. Ceux qui croient vraiment à la parole du Christ n’admettront jamais un État séparé du Royaume de Dieu, un pouvoir temporel absolument indépendant et souverain. Il n’y a qu’un seul pouvoir sur la terre, et ce pouvoir n’appartient pas à César mais à Jésus-Christ. Si la parole à propos de la monnaie a déjà ôté à César sa divinité, cette nouvelle parole lui ôte son autocratie. S’il veut régner sur la terre il ne le peut plus de son propre chef, il doit se faire le délégué de Celui à qui tout pouvoir est donné sur la terre. Mais comment pourrait-il obtenir cette délégation ?

En révélant à l’humanité le Royaume de Dieu, qui n’est pas de ce monde, Jésus-Christ a pourvu à tous les moyens nécessaires pour réaliser ce Royaume dans le monde. Ayant annoncé dans sa prière pontificale l’unité parfaite de tous comme la fin de son œuvre, le Seigneur a voulu donner à cette œuvre une base réelle et organique en fondant son Église visible et en lui préposant, pour sauvegarder son unité, un chef unique dans la personne de saint Pierre. S’il y a dans les évangiles une délégation de pouvoir, c’est celle-ci. Aucune puissance temporelle n’a reçu de Jésus-Christ une sanction ou une promesse quelconque. Jésus-Christ n’a fondé que l’Église, et Il l’a fondée sur le pouvoir monarchique de Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église. »

L’État chrétien doit donc dépendre de l’Église fondée par le Christ, et l’Église elle-même dépend du chef que le Christ lui a donné. C’est en définitive par Pierre que le César chrétien doit participer à la royauté du Christ. Il ne peut posséder aucun pouvoir sans celui qui a reçu la plénitude de tous les pouvoirs, il ne peut régner sans celui qui a les clefs du Royaume. Pour être chrétien l’État doit être soumis à l’Église du Christ ; mais pour que cette soumission ne soit pas fictive, l’Église doit être indépendante de l’État, elle doit avoir un centre d’unité en dehors de l’État et au-dessus de lui, elle doit être en vérité l’Église universelle.

 

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En 1885, un document officiel émanant du gouvernement russe[4] déclarait que l’Église orientale avait renoncé à son pouvoir et l’avait remis entre les mains du czar. Aucun représentant de l’Église officielle n’a protesté contre une telle assertion[5], et toutes les manifestations ultérieures de notre clergé ne peuvent que la confirmer. D’ailleurs, la proclamation césaro-papiste des bureaucrates pétersbourgeois n’était que l’aveu formel d’un fait accompli. On ne pourrait nier que l’Église orientale a vraiment abdiqué son pouvoir en faveur du gouvernement séculier, on se demande seulement si elle avait le droit de le faire et si, après l’avoir fait, elle pouvait encore se glorifier du nom de Celui à qui tous les pouvoirs ont été donnés dans les cieux et sur la terre. On aura beau tourmenter les textes évangéliques relatifs aux pouvoirs éternels que Jésus-Christ a légués à son Église, on n’y trouvera jamais le droit de se démettre de ces pouvoirs entre les mains d’une puissance temporelle. Il faudrait qu’une telle puissance, pour remplacer l’Église dans sa mission terrestre, eût reçu au moins les mêmes promesses de stabilité.

Nous ne croyons pas que nos hiérarques aient renoncé volontairement et de propos délibéré à leur pouvoir ecclésiastique. Mais si l’Église orientale a été forcée par les circonstances de perdre ce qui lui appartenait de droit divin, il est évident que les portes de l’enfer ont prévalu contre elle, et que par conséquent elle n’est pas, par elle-même, l’Église inébranlable fondée par le Christ.

Nous ne voulons pas non plus rendre le gouvernement séculier responsable de la situation anormale de l’Église vis-à-vis de l’État. Ce dernier a eu raison de maintenir son indépendance et sa suprématie contre un pouvoir spirituel qui ne représentait qu’une Église particulière et nationale séparée de la grande communauté chrétienne. En affirmant que l’État doit se soumettre à l’Église, on ne peut entendre que l’Église une, indivisible et universelle vraiment fondée par le Christ.

Le gouvernement d’une Église nationale n’est par lui-même qu’une institution historique et purement humaine. Mais le chef de l’État est le vrai représentant de la nation comme telle, et une hiérarchie qui veut être nationale et rien que nationale doit, bon gré, mal gré, reconnaître le prince laïque comme son souverain absolu. La sphère de l’existence nationale ne peut avoir en elle-même qu’un seul et unique centre, qui est le chef de l’État. L’épiscopat d’une Église particulière ne peut, par rapport à l’État, prétendre à la souveraineté du pouvoir apostolique qu’en rattachant réellement la nation donnée au royaume universel ou international du Christ. Une Église nationale, si elle ne veut pas se soumettre à l’absolutisme de l’État, c’est-à-dire cesser d’être Église et devenir un département de l’administration civile, doit nécessairement avoir un appui réel en dehors de l’État et de la nation ; attachée à celle-ci par des liens naturels et historiques, elle doit, en même temps, appartenir en sa qualité d’Église à un cercle social plus vaste, ayant un centre indépendant et une organisation universelle dont l’Église locale ne peut être qu’un organe particulier.

Les chefs de l’Église russe ne pouvaient pas, pour résister à l’absolutisme absorbant de l’État, s’appuyer sur leur métropole religieuse, qui n’était elle-même qu’une Église nationale depuis longtemps assujettie au pouvoir séculier. Ce n’est pas la liberté ecclésiastique, c’est le césaro-papisme qui nous est venu de Byzance, où ce principe antichrétien se développa sans obstacles après la séparation des Églises. La hiérarchie grecque, en rejetant elle-même le puissant appui qu’elle trouvait auparavant dans le centre indépendant de l’Église Universelle, se vit abandonnée complètement à la merci de l’État. Avant le schisme, chaque fois que les empereurs grecs se mêlaient du spirituel et menaçaient la liberté de l’Église, les représentants de celle-ci, — soit saint Jean Chrysostome, soit saint Flavien, soit saint Maxime le Confesseur, soit saint Théodore le Studite, soit le patriarche saint Ignace, — se tournaient vers le centre international de la chrétienté, recouraient à l’autorité du Souverain Pontife, et trouvaient à Rome un refuge inexpugnable et un appui inébranlable pour leur cause. L’Église grecque, dans ces temps-là, était et se sentait être une partie vivante de l’Église Universelle, intimement liée au grand tout par le centre commun de l’unité — la chaire apostolique de Pierre. Ces rapports de dépendance envers un successeur des apôtres suprêmes, envers un prêtre de Dieu, ces rapports purement spirituels, légitimes et pleins de dignité, furent remplacés par un assujettissement mondain, illégal et humiliant à de simples laïques et à des infidèles.

Il ne s’agit pas ici d’un accident historique, mais de la logique des choses, qui enlève nécessairement à toute Église purement nationale son indépendance et sa dignité, et la met sous le joug plus ou moins pesant, mais toujours déshonorant, du pouvoir temporel.

Dans tous les pays où il n’y a que des églises nationales, le gouvernement séculier (qu’il soit autocratique ou constitutionnel), jouit de la plénitude absolue de tous les pouvoirs, et l’institution ecclésiastique ne figure que comme un ministère spécial dépendant de l’administration générale de l’État. L’État national est ici un corps réel et complet, existant en soi et pour soi, et l’Église n’est qu’une partie, ou pour mieux dire un certain côté de cet organisme social, — partie ou côté absolument subordonné au tout politique et n’existant pour soi que dans l’abstraction.

Cette servitude de l’Église est incompatible avec sa dignité spirituelle, avec son origine divine, avec sa mission universelle. D’un autre côté le raisonnement démontre, et l’histoire confirme, que la coexistence prolongée de deux pouvoirs et de deux gouvernements également indépendants et souverains, bornés à la même région territoriale, dans les limites d’un seul État national, est absolument impossible. Une telle dyarchie amène nécessairement un antagonisme qui ne peut aboutir qu’à un triomphe complet du gouvernement séculier, car c’est lui qui représente réellement la nation, tandis que l’Église, par sa nature même, n’est pas une institution nationale et n’en peut devenir une qu’en perdant sa vraie raison d’être.

 

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Saint Vladimir, qui « se réjouissait dans son âme et dans son corps en voyant son peuple devenu chrétien », qui voulait être le père de ses sujets et le frère de ses égaux, a bien compris l’idée du royaume de Dieu, qui est, selon l’Apôtre, « la justice, la paix et la réjouissance dans l’Esprit-Saint » (Rom. XIV, 17.) Mais pour réaliser le royaume de Dieu dans la vie sociale et politique, pour créer un État vraiment chrétien, la Russie devait se soumettre à l’ordre établi par le Christ, entrer dans la voie qu’il a ouverte. Cet ordre et cette voie — c’est la monarchie ecclésiastique. Pour être chrétien, un État national doit recevoir sa sanction d’un pouvoir spirituel vraiment universel et existant de droit divin.

L’État chrétien est un État qui, dans la mesure de ses moyens, applique le principe religieux et moral du christianisme à tous les rapports de la vie publique. Il est le principal instrument par lequel la religion chrétienne doit accomplir son œuvre sociale. Et cette œuvre étant essentiellement universelle, l’État chrétien ne peut pas se borner aux intérêts égoïstes et exclusifs d’une nation isolée, mais doit employer les forces nationales dont il dispose au service de la chrétienté entière. Mais les intérêts de la chrétienté ne sont pas confiés immédiatement à l’État national ; il doit donc, pour les servir, se subordonner à l’institution internationale qui représente vraiment l’universalité chrétienne, c’est-à-dire à l’Église catholique. Le chef de l’État chrétien doit être un fils de l’Église. Mais pour qu’il le soit effectivement, l’Église doit avoir un pouvoir indépendant et supérieur à celui de l’État. Avec la meilleure volonté du monde, le monarque séculier ne peut pas être véritablement le fils d’une Église dont il est en même temps le chef et qu’il gouverne par ses employés.

Si l’État national s’affirme comme un corps social complet et se suffisant à lui-même, il ne peut plus faire partie comme membre vivant du corps universel du Christ. Et s’il est en dehors de ce corps, il n’est plus un État chrétien, il ne fait que renouveler le césarisme païen.

L’Église en Russie, privée de tout point d’appui, de tout centre d’unité en dehors de l’État national, a fini nécessairement par être asservie au pouvoir séculier, et ce dernier, n’ayant plus rien au-dessus de lui sur la terre, n’ayant personne de qui il aurait pu recevoir une sanction religieuse, une délégation partielle des pouvoirs du Christ, a non moins nécessairement abouti à l’absolutisme antichrétien.

Nous savons maintenant quelle puissance et quelle fatalité a empêché jusqu’à présent la Russie de réaliser l’idéal de l’État chrétien que lui a légué saint Vladimir : c’est la puissance et la fatalité de l’isolement national qui a imposé à notre Église la servitude et à notre État le despotisme césaro-papiste. Si l’on accorde qu’au point de vue historique cet isolement a été dans son temps utile à la Russie, en donnant plus de liberté au développement naturel de ses forces nationales, il faut admettre dans tous les cas que la croissance du peuple russe a atteint aujourd’hui son terme. C’est un corps social de 110 millions d’âmes, jouissant des droits civils depuis 1861. Le temps est venu pour cette force nationale immense d’entrer avec liberté et conscience dans le corps universel du Christ.

Il lui faut pour cela renoncer à deux choses qui ne sont qu’une seule au fond : l’asservissement de l’Église nationale et l’absolutisme de l’État. Nous croyons que la Russie y renoncera, et nous avons sur quoi appuyer cette croyance. Il y a de 12 à 15 millions de Russes dont les ancêtres au dix-septième siècle, pénétrés de la vraie idée de l’Église (quoique ne pouvant pas par ignorance lui donner une application pratique), se sont révoltés contre l’Église officielle de l’État moscovite. Le parti le plus conséquent et le plus nombreux de ces dissidents a admirablement exprimé le fond même de notre question nationale en déclarant que l’État césaro-papiste et l’Église officielle qui est son instrument représentent le règne de l’antéchrist.

Une pareil jugement (outré dans la forme, mais parfaitement juste quant au fond) porté par des paysans très ignorants et soustraits à toute influence étrangère, ne prouve-t-il pas que l’âme du peuple russe n’a pas été entièrement envahie par la statolâtrie byzantine, et que l’idole restaurée de la monarchie païenne n’a pas pu triompher sur la religion de saint Vladimir !

La protestation religieuse du dix-septième siècle a été suivie par la réforme de Pierre le Grand, qui a donné à la Russie la science et tous les moyens du développement intellectuel. Il s’agit pour nous d’appliquer ces moyens d’une culture plus avancée à résoudre la grande question ecclésiastique, que nos dissidents populaires ont agitée sans succès il y a deux siècles. Ce n’était pas la bonne volonté, c’était la science qui leur manquait. Nous avons la science, nous pouvons l’avoir du moins, mais aurons-nous assez de bonne volonté ?

Si nous faisons notre devoir, on verra la raison d’être de la Russie et on comprendra ses destinées historiques : un germe vivant de l’État chrétien à l’origine ; puis pendant de longs siècles l’œuvre pénible de la préparation matérielle, de la croissance physique, la création d’un État puissant et centralisé ; puis le grand problème de l’Église profondément senti et agité avec violence, mais ne pouvant recevoir sa vraie solution faute de culture intellectuelle. Et pour suppléer à ce défaut, l’œuvre providentielle du grand réformateur qui fait passer l’esprit national par l’école de la science européenne. Et maintenant, enfin, au sortir de cette école, la Russie forte et intelligente appelée à confirmer le baptême qu’elle a reçu il y a neuf siècles, en renonçant de son plein gré au mauvais principe de l’égoïsme et de l’isolement national, en se déclarant ce qu’elle doit être et ce qu’elle est au fond de son âme — une partie vivante et indivisible de la grande unité universelle.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 août 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Le discours du comte Ignatiev ne fut pas prononcé à Kiev, mais à Saint-Pétersbourg, le 23 mai, dans une séance solennelle de la société slave.

[2] Sviatoslav, père de saint Vladimir, était fils d’Igor et petit-fils de Rurik, le premier prince Scandinave appelé en 862 par les slaves de Novgorod pour régner sur son pays. Après la mort de Rurik, son parent Oleg (Olaf), qui gouverna pendant la minorité d’Igor, se porta vers le midi et fixa à Kiev la résidence des princes russes. — Sviatoslav avait deux fils d’une femme grecque et un troisième né d’une esclave indigène. Celui-ci fut saint Vladimir.

[3] Les peaux de martre remplaçaient souvent la monnaie dans ce temps-là.

[4] Règles des examens d’État pour la faculté de droit.

[5] Il ne se trouva en Russie qu’un seul écrivain – laïque et sans aucune position officielle – qui ait critiqué le document en question. Cette critique, n’ayant été autorisée ni soutenue par aucun dignitaire de l’Église russe, n’exprimait que les sentiments personnels de l’auteur et ne faisait que mieux ressortir par son isolement l’état déplorable de la religion en Russie.