LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Fyodor Sologoub
(Сологуб Фёдор Кузьмич)
1863 – 1927
LES OMBRES
(Тени)
1896
Traduction de Claire Ducreux, parue dans la Revue Bleue , série 4, tome 11, n°1, 1899.
Valodia Lovlev, pâle et chétif garçonnet d’une douzaine d’années, venait de rentrer du collège ; il attendait le dîner. Debout dans le salon, près du piano, il feuilletait le dernier numéro de la Niva[1], apporté le matin même par le facteur.
Une mince brochure, intercalée entre deux feuillets, s’échappa de ses mains et glissa à terre ; l’enfant la ramassa. C’était un simple prospectus sur papier gris, l’annonce d’un journal illustré. Le directeur du nouveau journal énumérait complaisamment ses futurs collaborateurs, — une cinquantaine de noms connus, — exposait le plan de l’entreprise, célébrant à la fois le mérite de l’ensemble et celui des diverses rubriques — très diverses vraiment ; il donnait enfin quelques spécimens des illustrations.
Distraitement, Valodia feuilleta le prospectus, ne s’attachant qu’aux minuscules dessins qui s’y trouvaient reproduits. Un front trop large dominait son pâle visage ; ses grands yeux avaient un regard de fatigue.
Tout à coup, ses grands yeux parurent s’agrandir encore : il était tombé sur une page qui, visiblement, l’intéressait. Du haut en bas de cette page dont le texte vantait l’une des rubriques du journal, dans la marge, une série de six petits dessins représentaient deux mains diversement jointes et dont les ombres, projetées sur un mur blanc, figuraient en noir d’étranges silhouettes : une tête de femme sous un grand chapeau bicorne, une tête d’âne, une tête de bœuf, un écureuil assis, deux autres motifs encore.
Valodia s’absorba, souriant, dans la contemplation de ces dessins. Ce jeu depuis longtemps lui était connu : lui-même il savait, en croisant les doigts d’une seule main, faire apparaître sur la muraille une tête de lièvre. Mais il y avait ici quelque chose de plus, quelque chose qu’il n’avait jamais vu encore : des figures plus compliquées, des figures pour les deux mains.
Valodia aurait bien voulu s’essayer à reproduire ces ombres ; mais, à la lumière diffuse de cette fin de jour d’automne, tout essai devait être inutile.
Il fallait prendre le prospectus et l’emporter ; aussi bien à quoi pouvait-il servir ?
À ce moment, Valodia entendit des pas dans la chambre voisine, et il reconnut la voix de sa mère. Il rougit sans savoir pourquoi ; puis, fourrant vivement le prospectus dans sa poche, il quitta le piano pour aller à la rencontre de sa mère qui, souriante, s’avançait vers lui. Leur ressemblance était frappante : c’étaient les mêmes grands yeux, le même joli visage pâle.
Comme d’habitude elle demanda :
— Rien de nouveau au collège, aujourd’hui ?
— Rien de nouveau, répondit Valodia d’un ton de mauvaise humeur.
Mais tout de suite il sentit la maussaderie de sa réponse, et il en eut honte. Il souriait doucement, s’efforçant de se rappeler ce qui s’était passé au collège ; et cet effort accrut son dépit.
— Prouginine a encore fait des siennes, commença-t-il. Prouginine était un maître que les élèves détestaient pour sa brutalité. Tu sais, Léontiev ? Il récitait sa leçon ; il s’est embrouillé. Alors Prouginine lui a crié : « Allons, en voilà assez ; asseyez-vous, stupide crétin ! »
— Et toutes ces gentillesses ne tombent pas dans des oreilles de sourds, dit Mme Lovlev en souriant.
— C’est un butor que ce Prouginine !
Valodia se tut un instant ; il poussa un long soupir et ajouta d’une voix dolente :
— Et puis ils se dépêchent tant, toujours !
— Qui ça, ils ? demanda la mère.
— Les maîtres, donc ! C’est à qui expédiera son programme le plus vite, pour repasser ensuite et préparer les examens. Si on leur demande une explication, ils vous traitent de carotteur qui veut faire traîner la classe exprès pour qu’il n’y ait pas d’interrogations.
— Mais vous pouvez leur poser des questions après la classe ?
— Après la classe ! Mais c’est encore pis ! Ils sont bien trop pressés de rentrer chez eux ou d’aller faire leur cours au collège des filles. Et c’est tout le temps comme cela : à dix heures, géométrie ; à onze heures, grec.
— On n’a pas le temps de s’ennuyer !
— Ah ! non, pas plus qu’un écureuil en cage. Mais tu sais, maman, ce n’est pas drôle à la fin.
Mme Lovlev eut un léger sourire.
Après le dîner, Valodia s’en alla dans sa chambre, faire ses devoirs. Cette chambre est complètement à l’écart des autres, comme un vrai cabinet d’étude. Mme Lovlev veut que Valodia s’y trouve bien : rien n’y manque de ce qui constitue une garniture de bureau complète. Personne ne dérange Valodia quand il travaille ; sa mère elle-même n’entre pas à ces heures-là. Plus tard seulement, s’il le faut, elle vient l’aider.
Valodia était appliqué ; c’était ce qu’on appelle un enfant intelligent. Mais, ce soir-là, il ne faisait rien qui vaille. Obstinément les plus désagréables souvenirs lui repassaient par la tête. Il croyait entendre encore les plaisanteries des maîtres, blessantes ou brutales, dites sans malice peut-être, mais dont l’impression ne pouvait s’effacer de son âme d’enfant.
Justement les dernières classes avaient été assez mauvaises ; mécontents du travail des élèves, les maîtres avaient déclaré que « cela ne pouvait pas marcher comme ça ». Et il semblait que leur méchante humeur se communiquât à Valodia ; des pages de ses livres, des feuillets de ses cahiers, un souffle d’irritation sourde montait en lui.
Hâtivement il passait d’un devoir à l’autre, ne se fixant à aucun. Et cette précipitation désordonnée, absurde, inutile, et dont il devait prendre son parti, s’il ne voulait, à son tour, être traité de « stupide crétin », l’exaspérait. Il bâillait d’ennui, d’impatience, ne tenant pas en place, s’agitant nerveusement sur sa chaise.
Il savait pourtant que les devoirs devaient être faits, les leçons apprises, que c’était chose importante, que de cette chose-là son avenir dépendait ; et, consciencieusement, il reprenait la tâche ingrate.
D’un brusque mouvement il déposa sa plume : il avait fait une petite tache d’encre sur son cahier. L’ayant examinée avec attention, il décida qu’il pourrait la gratter avec son canif. Il fut tout heureux de la distraction.
Il n’y avait pas de canif sur la table. Machinalement Valodia mit la main à sa poche. Comme tous les gamins de son âge, il avait là un vrai magasin où s’assemblaient les objets les plus invraisemblables ; en même temps que son canif, il retira un cahier de papier qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Mais, avant même de l’avoir regardé, il se rappela la brochure des ombres, et cette découverte le remplit de joie.
Oui, c’était bien cela : c’était bien la petite brochure grise que, tout occupé de ses devoirs, il avait oubliée.
Lestement il sauta de sa chaise, disposa la lampe près du mur, jeta un coup d’œil inquiet sur la porte fermée — personne n’entrerait, au moins ? — puis, après avoir ouvert la brochure à la page connue, il s’ingénia, croisant les doigts de ses deux mains, à reproduire le premier dessin. L’ombre se profila, mais indistincte, informe ; il s’y prenait mal sans doute. Valodia déplaça la lampe, l’avançant d’abord puis la reculant ; patiemment, à plusieurs reprises, il modifia l’arrangement de ses doigts ; enfin, après de multiples essais, il vit apparaître sur le mur blanc la tête de femme au grand chapeau bicorne.
Valodia était enchanté. Il inclinait les mains, remuait légèrement les doigts ; et la petite tête saluait, souriait, faisait d’amusantes grimaces.
Il passa à la seconde figure, puis à la troisième. Aucune ne réussissait du premier coup ; mais toutes finirent, tant bien que mal, par lui donner le résultat cherché.
Une demi-heure s’écoula de la sorte. Valodia avait tout oublié, devoirs, collège, le monde entier...
Tout à coup, des pas bien connus se firent entendre derrière la porte. Valodia rougit, fourra la brochure dans sa poche, remit précipitamment la lampe à sa place, non sans avoir failli la renverser, et se coucha sur ses cahiers. Sa mère entra.
— Allons prendre le thé, mon petit Valodia, dit-elle.
Valodia fit mine d’ouvrir son canif pour gratter la tache d’encre. Mme Lovlev lui posa tendrement les mains sur la tête ; alors Valodia jeta son canif et, tout rougissant encore, il se serra contre sa mère. Évidemment, elle n’avait rien remarqué. Valodia en fut bien aise ; il avait honte pourtant, il se sentait pris en faute.
Sur la table ronde, au milieu de la salle à manger, le samovar chante sa douce chanson familière. Sur la nappe blanche, sur les tentures sombres, la suspension répand comme une somnolence vague.
Pensive, Mme Lovlev incline sur la table son joli visage pâle. Valodia tient ses coudes sur la nappe et remue sa cuiller dans son verre. De petits filaments visqueux courent dans le thé ; d’imperceptibles bulles d’air montent à la surface. La petite cuiller d’argent tinte faiblement...
Mme Lovlev se verse une tasse de thé ; l’eau bouillante jaillit avec un bruit très doux...
Sur la soucoupe, sur la nappe, l’ombre de la petite cuiller, à peine distincte dans le thé, se projette nettement. Volodia l’examine avec attention : elle ne se confond pas avec les autres ombres produites par les petits filaments visqueux et les imperceptibles bulles d’air ; elle lui rappelle quelque chose, semble-t-il ; quoi ? il ne saurait le dire lui-même. Il la penche, la fait tourner, la fait glisser entre ses doigts ; l’ombre ne se précise en aucun objet connu.
— Et pourtant, pense-t-il, ce n’est pas avec les doigts seulement qu’on peut faire des ombres. On peut en faire avec tout ; il n’y a qu’à trouver la manière.
Et, dans son obstination, il suit sur les murs les ombres du samovar, des chaises, de la tête de sa mère, sur la table celles des tasses, des verres, des soucoupes, anxieux de trouver à ces ombres quelque ressemblance avec des objets connus. Sa mère lui parle ; il l’écoute à peine.
— Et Alexis Sitnikov ? demande-t-elle ; comment travaille-t-il maintenant ?
Valodia, à ce moment, considérait l’ombre du petit pot à lait. Il tressaillit.
— Un chat, s’écria-t-il.
— Mais tu dors tout à fait, Valodia, reprit sa mère étonnée. Quel chat ?
Valodia rougit.
— Je ne sais à quoi je pensais, fit-il. Pardonne-moi, petite mère, j’avais mal entendu.
Le lendemain soir, un peu avant l’heure du thé, Valodia se remit aux ombres. Il eut beau faire, étendre et disposer ses doigts en cent façons, il ne put réaliser celle qu’il cherchait.
Il était si absorbé qu’il n’entendit pas les pas de sa mère. Le grincement de la porte qui s’ouvrait le fit sursauter ; il glissa la brochure dans sa poche et se détourna du mur d’un air gêné. Mais sa mère avait vu le mouvement de ses mains ; une inquiétude traversa ses grands yeux.
— Que faisais-tu, Valodia ? Qu’as-tu caché ?
— Rien, rien du tout, bredouilla l’enfant, tout rouge et se dandinant gauchement sur ses jambes.
Mma Lovlev s’imagina que Valodia voulait fumer et qu’il cachait une cigarette.
— Valodia, lui dit-elle d’une voix effrayée, montre-moi tout de suite ce que tu as caché.
— Mais, maman, je t’assure...
— Vas-tu m’obliger à te fouiller ?
Valodia rougit plus fort et sortit la brochure de sa poche.
— Tiens ! dit-il, en la tendant à sa mère.
— Qu’est-ce que c’est que cela ?
— Eh bien, expliqua Valodia, ce sont de petits dessins, vois-tu ? et ici des ombres. J’essayais de les faire sur le mur, mais rien ne venait.
— Mais pourquoi te cachais-tu ? dit Mme Lovlev rassurée. Voyons un peu ces ombres, montre-les-moi.
Valodia n’osa pas désobéir.
— Celle-ci, c’est la tête d’un monsieur chauve ; celle-ci, une tête de lièvre.
— Et voilà comment tu fais tes devoirs ! dit Mme Lovlev.
— Oh ! maman, ça m’a pris si peu de temps.
— Oui, oui, si peu de temps, je connais cela. Alors pourquoi rougis-tu, mon chéri ? Allons, calme-toi ; je sais que tu es un bon garçon et que tu feras tes devoirs tout de même.
Mme Lovlev passa ses doigts dans les cheveux courts de son fils. Tout rouge encore de confusion, Valodia se jeta en riant dans ses bras...
Elle sortit ; et longtemps Valodia demeura immobile, très penaud. On l’avait surpris à une occupation dont il se serait moqué tout le premier, si quelque camarade se fût trouvé à sa place.
Il se considérait lui-même comme un petit garçon sérieux, intelligent, et ce jeu, après tout, était bon tout au plus pour amuser des filles.
Il relégua la brochure aux ombres tout au fond du tiroir de sa table de travail ; et, de toute une semaine, il n’y jeta pas même les yeux. C’est à peine si le souvenir des ombres surgit à son esprit.
Une ou deux fois, peut-être, le soir, comme il passait d’un devoir à un autre, il lui arriva de sourire en se rappelant la tête de la femme au chapeau bicorne ; une autre fois encore, il ouvrit le tiroir pour en tirer la brochure ; mais sur l’heure il se rappela comme il avait été surpris par sa mère, et, rougissant de honte, il se remit au travail.
Valodia et sa mère habitaient, tout au bout d’un chef-lieu de gouvernement, une petite maison qui leur appartenait. Il y avait neuf ans déjà que Mme Lovlev était veuve. Bien qu’elle eût maintenant trente-cinq ans passés, elle s’était conservée jeune et jolie encore. Valodia l’aimait tendrement. Elle ne vivait que pour son fils, avait appris pour lui le grec et le latin, partageait ses joies comme ses peines. Nature douce et affectueuse, elle jetait sur le monde le regard un peu craintif de ses grands yeux brillants ; son beau visage était très pâle.
Ils n’avaient qu’une unique servante, Prascovie, veuve d’un ouvrier de la ville, très forte, un vrai gendarme, l’air revêche ; elle n’avait que quarante-cinq ans ; mais elle était maussade et silencieuse comme une centenaire.
Quand Valodia considérait son austère visage, immobile comme s’il eût été de pierre, il aurait bien voulu savoir où allaient ses pensées alors que, par les longs soirs d’hiver, assise dans sa cuisine, elle tricotait, agitant, d’un même mouvement de ses doigts osseux, les froides aiguilles d’acier, laissant échapper de ses lèvres sèches des paroles que nulle oreille ne percevait... Était-ce à son mari qu’elle pensait, à son mari l’ivrogne, ou à ses enfants morts en bas âge, ou à l’abandon de sa vieillesse solitaire ?...
Qu’il était triste ce visage de pierre, et sévère, désespérément !...
C’est un long soir d’automne. Dehors, pluie et vent.
La lampe brûle, indifférente, ennuyée.
Accoudé sur sa table, le corps penché vers la gauche, Valodia considère le mur blanc de la chambre, le store blanc de la fenêtre.
Il ne distingue même pas les fleurs pâles des tentures... Tout est blanc...
C’est à peine si l'abat-jour blanc intercepte les rayons de la lampe, laissant toute la partie supérieure de la chambre dans une sorte de demi-lumière.
Valodia élève en l’air sa main droite. Sur le mur, au-dessus de la ligne marquée par l’abat-jour, une forme très longue apparaît, à peine dessinée, indistincte...
Ombre d’ange qui s’envole dans les cieux loin de ce monde de perversité, loin de ce monde d’affliction ; ombre transparente aux larges ailes ouvertes, à la tête tristement inclinée sur la poitrine...
Cet ange n’emporte-t-il pas, dans ses mains délicates, on ne sait quel mystérieux trésor dont le monde n’a pas voulu ?...
Valodia respire avec peine. Paresseusement sa main retombe. Il détourne sur ses livres ses yeux pleins d’ennui.
C’est un long soir d’automne... Dans la chambre tout est blanc... Dehors la pluie tombe, le vent pleure...
Pour la seconde fois, Mme Lovlev a surpris Valodia à faire des ombres. Cette fois-là, c’était la tête de bœuf, très réussie vraiment : l’animal tendait le cou, semblait mugir.
Mme Lovlev prit fort mal la chose.
— C’est comme cela que tu travailles ! lui dit-elle d’un ton de reproche.
— Oh ! maman, je ne faisais que commencer, répondit timidement Valodia.
— Si au moins tu attendais d’être en récréation, continua Mme Lovlev. Voyons, tu n’es plus un enfant. N’as-tu pas honte de perdre ton temps à de pareilles niaiseries ?
— Petite mère, je ne le ferai plus.
— Et tu t’abîmes les yeux.
— Je ne le ferai plus, je t’assure.
Valodia n’eût pas demandé mieux que de tenir sa promesse ; mais comment résister à la tentation ? Ces ombres, il les aimait ; et parfois, quand il peinait à quelque devoir ennuyeux, un désir lui venait, irrésistible, de reprendre le jeu défendu.
Certains soirs il s’y oubliait des heures entières, négligeant devoirs et leçons ; il lui fallait ensuite, pour regagner le temps perdu, prendre sur son sommeil.
Il était parvenu à inventer des figures nouvelles. Ces figures, elles vivaient sur la muraille ; et parfois il lui semblait qu’elles lui parlaient.
Valodia avait toujours été un enfant rêveur.
C’est la nuit. Dans la chambre, l’obscurité est profonde. Valodia est couché, mais il ne dort pas. Étendu sur le dos, il regarde au plafond.
Un homme passe dans la rue avec une lanterne. Voilà son ombre sur le plafond, au milieu des taches de lumière rouge projetées par la lanterne. La lanterne tremble aux mains du passant ; l’ombre se balance, inégale, vacillante.
Valodia a peur ; une angoisse l’étreint. Brusquement, il tire sa couverture sur sa tête, et, tremblant, il se couche sur le côté droit ; il songe...
Il a chaud ; il est bien. De douces rêveries le bercent, rêveries naïves, les mêmes qui, le soir, le visitent dans son lit avant qu’il ne s’endorme.
Souvent, quand il se couche, il est pris de terreurs folles ; il lui semble qu’il est redevenu tout petit, très faible. Il se cache dans ses oreillers. Un besoin de tendresse naît en lui, de douces caresses... Oh ! comme il voudrait alors embrasser sa mère, et se serrer contre elle, tout près, tout près...
C’est un gris crépuscule qui s’épaissit. Les ombres se fondent. Valodia est triste.
Mais voici qu’on apporte la lampe... La lumière se répand sur le drap vert de la table. De jolies ombres très vagues glissent sur le mur.
Valodia s’anime ; un afflux de joie monte jusqu’à son cœur. Vite, il tire la brochure de sa cachette.
Le bœuf mugit... La femme au grand chapeau bicorne éclate d’un rire sonore... Comme ils sont méchants, les gros yeux ronds du monsieur chauve !...
Et puis d’autres ombres encore, de celles qu’il a trouvées tout seul.
La steppe. Un mendiant chemine, la besace à l’épaule. N’entendez-vous pas sa chanson de route, traînante, si plaintive ?...
Valodia sourit, et son sourire est triste.
— Valodia, c’est la troisième fois que je te surprends avec cette brochure. Qu’est-ce que cela signifie, de passer ainsi des soirées entières à jouer avec ses doigts ?
Valodia, comme un coupable pris en faute, reste debout près de la table ; il tourne et retourne la brochure dans ses doigts moites et brûlants.
— Donne-la-moi, lui dit sa mère.
Valodia obéit. Mme Lovlev prend la brochure et sort sans rien dire. Valodia s’assied devant ses cahiers.
Il s’en veut à lui-même d’avoir fait de la peine à sa mère ; il lui en veut à elle de lui avoir pris la brochure ; et il se sent humilié d’en être arrivé là. Il est irrité contre sa mère, et cette irritation lui fait mal ; il a honte de cette irritation et il ne peut la vaincre ; et ce sentiment de honte l’exaspère encore davantage.
— Eh bien, tant pis ! pense-t-il. Je m’en passerai, de la brochure !
Il sait depuis longtemps toutes les figures par cœur ; s’il se sert encore des images, c’est pour être plus sûr ; mais il pourra s’en passer.
Mme Lovlev a emporté la brochure dans sa chambre. Elle la tient ouverte et réfléchit.
— Mais que peut-il donc y avoir là de si attrayant ? se demande-t-elle. C’est un enfant intelligent, une excellente nature. Comment a-t-il pu se laisser prendre à ces niaiseries ? Car ce sont des niaiseries, et pas autre chose ! Et pourtant, si ?...
Une peur inexplicable naissait en elle, une sorte de défiance hostile de ces petits dessins noirs.
Elle se leva, alluma une bougie et, la brochure grise à la main, s’approcha du mur. Une angoisse l’arrêta..
— Non, c’est trop fort, à la fin ! J’en aurai le cœur net ! Et, de la première à la dernière, elle reproduisit les ombres figurées dans la brochure.
Patiente, attentive, obstinée, elle croisait les mains, disposait les doigts, recommençant jusqu’à ce qu’elle obtint l’image désirée. La peur vague, qu’elle s’efforçait de dominer, croissait en elle, la grisait. Ses mains tremblaient ; terrifiée par les mystères de la vie, sa pensée courait au-devant des douleurs certaines...
Tout à coup, elle entendit les pas de son fils ; elle tressaillit, cacha la brochure et souffla la bougie.
Valodia entra ; mais il s’arrêta près de la porte, gêné par le regard sévère que sa mère, debout devant le mur, l’air égaré, avait jeté sur lui.
— Que veux-tu ? lui demanda-t-elle d’une voix mal assurée.
Valodia crut comprendre ; mais bien vite il chassa de son esprit cette absurde supposition, et c’est du ton le plus naturel qu’il répondit à sa mère.
Valodia sorti, Mme Lovlev, plusieurs fois, traversa la pièce de long en large. Elle remarqua que son ombre la suivait sur le plancher, et, chose étrange, pour la première fois de sa vie, elle en ressentit une gêne. L’idée que son ombre était là, toujours présente, ne quittait plus son esprit ; et cette idée lui faisait peur ; et cette ombre, qui partout la suivait, elle s’efforçait de ne la point voir.
Mais l’ombre se glissait derrière elle, semblait la narguer. Elle essaya de penser à autre chose ; peine perdue.
Brusquement, elle s’arrêta, pâle, égarée.
— Eh bien, oui, c’est mon ombre ; eh bien ! après, après ? s’écria-t-elle tout haut, frappant du pied avec impatience.
Mais au même instant, elle sentit ce qu’il y avait de ridicule à crier ainsi, à frapper du pied. Elle se calma.
Elle s’approcha de la glace : son beau visage était plus pâle encore que de coutume, et ses lèvres tremblaient d’une colère apeurée.
— C’est nerveux, pensa-t-elle. Si je ne prends pas le dessus, je me détraquerai complètement...
Le soir vient ; Valodia est plongé dans ses rêveries.
— Allons faire une petite promenade, lui dit sa mère.
Mais, dans la rue aussi, partout, il y a des ombres, — les ombres du soir, mystérieuses, insaisissables ; elles parlent, ces ombres, murmurant des choses familières, et si tristes, si tristes !
Dans le ciel brumeux, quelques étoiles apparaissent, mais combien lointaines, combien étrangères à Valodia et aux ombres qui l’entourent ! Valodia veut faire plaisir à sa mère : il songe aux étoiles, — aux étoiles dont la lumière douce ne produit point d’ombre.
— Maman, dit-il, sans remarquer qu’il coupe la parole à sa mère, — comme c’est dommage qu’on ne puisse pas monter jusqu’aux étoiles !
— Oh ! il ne faut pas le regretter, répond-elle. Nous ne sommes bien que sur la terre ; là-haut, là-haut, sait-on ce que ce serait ?
— Et comme elles éclairent peu ! Mais c’est tant mieux !
— Pourquoi, mon enfant ?
— Si elles éclairaient davantage, elles aussi, elles feraient des ombres.
— Ah ! Valodia, mais tu ne penses donc plus qu’aux ombres ?
— Maman, maman, je ne l’ai pas fait exprès, répond Valodia d’une voix de repentir.
Valodia ne demanderait pas mieux que de bien travailler ; il sait que sa paresse fera de la peine à sa mère. Mais tout l’effort de son imagination ne va qu’à entasser, le soir, sur sa table d’écolier, le plus d’objets possible, tous ceux qui lui tombent sous la main, à les disposer en cent façons, pour obtenir des ombres nouvelles, des ombres capricieuses ; et quand, sur le mur blanc, se dessinent des silhouettes qui sont des ressemblances, il est ravi. Ces ombres lui sont chères, sont devenues ses amies. Elles ne sont point muettes ; elles parlent ; et Valodia comprend le murmure de leur langage mystérieux.
Il comprend la plainte du vagabond qui s’en va par les grandes routes, dans le clapotis des jours pluvieux d’automne, le dos coupé par sa besace, le bâton à la main, grelottant.
Il comprend le gémissement de la forêt envahie par la neige, le craquement des branches gelées, la mélancolie du calme hivernal ; il comprend les croassements sinistres du corbeau perché sur le chêne dépouillé ; il comprend l’inquiétude peureuse de l’écureuil au creux d’un arbre mort.
Il comprend les larmes des pauvres vieilles mendiantes, en loques, sans asile, toutes cassées, qui tremblent sous le vent d’automne, là-bas, dans l’étroit cimetière, au milieu des croix chancelantes et des tombeaux noircis.
Tout n’est qu’oubli de soi, tristesse, désespoir.
Mmo Lovlev a remarqué que Valodia ne travaille plus.
Un jour, à dîner, elle lui dit :
— Voyons, Valodia, si tu t’amusais à autre chose ?
— À quoi ?
— À lire, par exemple.
— J’ai essayé ; mais, tout de suite, l’envie me vient de faire des ombres.
— Si tu jouais aux bulles de savon, veux-tu ?
Valodia sourit tristement.
— Les bulles de savon s’envolent, et des ombres les suivent, sur les murs.
— Valodia, tu te feras du mal, à la fin ! Tu as beaucoup maigri ; tu...
— Oh ! maman, tu exagères.
— Plût à Dieu ! Mais je sais ce que je dis. La nuit, tu dors mal ; tu rêves tout haut, tu délires parfois. Si tu allais tomber malade ?
— Quelle idée, maman !
— Mon Dieu ! mon Dieu ! Et si tu deviens fou ? et si tu meurs ? qu’est-ce que je deviendrai ?
Valodia se jette en riant au cou de sa mère.
— Non, petite maman, je ne mourrai pas. Je ne le ferai plus, je te le promets.
Mme Lovlev voit des larmes dans les yeux de son fils.
— Allons, calme-toi, lui dit-elle. Tu seras raisonnable, j’en suis sûre. Vois comme tu es devenu nerveux : tu ris, tu pleures tout ensemble.
Mme Lovlev désormais observe son fils avec une sollicitude craintive. Les plus petites choses l’inquiètent sans mesure.
Elle a remarqué que la tête de Valodia est un peu asymétrique : il a une oreille sensiblement plus haute que l’autre ; le menton est légèrement dévié. Mme Lovlev se regarde elle-même dans une glace et constate les mêmes défauts sur son propre visage.
Peut-être, pense-t-elle, est-ce là l’indice d’une hérédité morbide, un signe de dégénérescence ? Et alors de qui vient le mal ? D’elle-même ou de son mari ? Serait-elle donc une nature mal équilibrée ?
Son mari avait été le meilleur, le plus débonnaire des hommes, mais de volonté faible, avec de brusques élans d’impuissance orgueilleuse ou mystique, un illuminé qui rêvait d’une meilleure organisation sociale et qui, pour se rapprocher du peuple, s’était laissé aller, dans les dernières années de sa vie, à des excès de boisson.
Il était mort jeune, à trente-cinq ans à peine...
Mme Lovlev conduisit Valodia chez un médecin auquel elle fit un récit détaillé de sa « maladie ». Le médecin, un bon gros garçon établi depuis peu, l’écouta moitié sérieux, moitié riant ; il donna, sur un ton de plaisanterie, quelques conseils relatifs à la diète et au régime à suivre, griffonna gaiment « une petite ordonnance » et, tapotant le dos de Valodia, ajouta en manière de conclusion :
— Une bonne correction, ce serait encore le meilleur des remèdes.
Mme Lovlev s’en alla cruellement mortifiée. Mais, sauf la dernière, elle accomplit à la lettre toutes les prescriptions du docteur.
Valodia est en classe. Il s’ennuie. Il écoute distraitement...
Il regarde en l’air. Une ombre se meut au plafond. Valodia remarque qu’elle tombe de la première fenêtre et qu’elle s’avance vers le milieu de la classe. Puis elle s’éloigne, s’allonge démesurément, s’affaiblit ensuite et disparaît. Évidemment quelqu’un passe dehors, sous la fenêtre. Presque au même instant, une deuxième ombre, toute pareille, tombe de la deuxième fenêtre, se posant d’abord au plafond, puis gagnant le mur opposé aux fenêtres et s’éloignant ensuite, de moins en moins distincte, avant de disparaître à son tour. De la troisième et de la quatrième fenêtre le même jeu se répète : portées d’abord sur le plafond, les ombres glissent rapidement le long des murs, s’allongeant et s’éloignant en sens inverse de la marche du passant.
« Ici, pense Valodia, ce n’est plus comme dehors, alors que l'ombre suit les personnes. Ici, l’ombre apparaît d’abord en avant puis s’éloigne en arrière, et d’autres ombres toutes pareilles se forment quand la première a disparu. »
Valodia détourne les yeux sur la silhouette étriquée du maître ; ce visage bilieux et froid ne lui inspire que répulsion. D’instinct il en cherche l’ombre et la découvre sur le mur, en arrière de la chaire. Elle se penche, elle gesticule, cette ombre grotesque ; mais le visage n’est plus jaune, le sourire n’est plus ironique ; cette ombre, Valodia prend plaisir à la regarder. Sa pensée fuit en de lointaines rêveries ; il n’entend plus un seul mot de ce qui se dit autour de lui.
— Lovlev ! crie le maître.
Par habitude Valodia se lève ; et il reste debout, les yeux stupidement fixés sur le maître. Il a l’air de tomber de la lune, et ses camarades rient, et le maître prend une figure sévère.
Valodia comprend que, sous un air de politesse affectée, le maître se moque de lui méchamment. Il tremble de colère, d’impuissance. Le maître lui déclare qu’il lui marque un zéro pour inattention et mauvaise réponse ; puis il l’invite à se rasseoir. Valodia sourit, Valodia se rassied ; et il n’est pas bien sûr encore de comprendre ce qui lui arrive.
Un zéro ! le premier qu’il ait jamais eu ! Comme cela lui paraît étrange ! Ses camarades le taquinent, le raillent, le bousculent.
— Lovlev a un zéro ! Lovlev a un zéro ! Bisque ! Bisque !
Valodia se sent mal à l’aise. Il ne sait pas ce que l’on doit faire, quand on a un zéro.
— Eh bien ! oui, j’ai un zéro, répond-il avec dépit. Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire, à vous ?
— Lovlev ! bravo, Lovlev ! lui crie Sneguirev, le plus paresseux de la classe. Je te cite à l’ordre du jour !
Son premier zéro ! et il faut le montrer à sa mère !
C’était une humiliation sans pareille ! Valodia sentait son sac peser plus lourdement à ses épaules. Ce zéro, ce zéro tout rond, prenait dans son esprit des proportions extraordinaires, ne se liait à rien de réel.
Un zéro !
Il ne pouvait se faire à l’idée de ce zéro, et il ne pouvait pas davantage penser à autre chose. Quand le sergent de ville, de planton près du collège, le regarda passer, Valodia pensa :
« Ah bien ! s’il savait que j’ai un zéro ! »
Cette obsession nouvelle le hantait, l’étreignait. Il ne savait ni comment lever la tête, ni comment tenir les bras. Il lui semblait que son corps ne lui appartenait plus.
Et devant les camarades il fallait prendre un air détaché, parler d’autre chose !
Les camarades ! Ils étaient tous dans l’enchantement de son zéro ! Valodia en était sûr !
Mme Lovlev vit la note rapportée par Valodia ; elle leva sur lui ses yeux interrogateurs, de nouveau regarda le zéro, et, tout bas, elle dit :
— Valodia !
Valodia se tenait debout devant elle ; il ne savait où se fourrer. Il considérait les plis de sa robe, ses mains pâles, ses yeux effrayés sous les paupières clignotantes.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Mme Lovlev.
— Oh ! maman, c’est le premier, répondit Valodia.
— Le premier !
— Et puis cela peut arriver à tout le monde ; je ne sais même pas comment cela s’est fait.
— Oh ! Valodia ! Valodia !
Valodia fondit en larmes. Il pleurait comme un tout petit enfant, ses poings dans les yeux, les joues baignées.
— Petite mère, ne te fâche pas, implorait-il.
— Oh ! tes ombres, tes ombres ! répondit sa mère.
Les sanglots de Valodia redoublèrent ; son cœur se serrait. Il regarda sa mère et vit qu’elle pleurait aussi. Il se jeta dans ses bras.
— Maman, maman, répéta-t-il en lui baisant les mains ; je ne le ferai plus ! Je te le promets, plus jamais, plus jamais...
Valodia a fait un grand effort de volonté : il ne joue plus aux ombres, si forte qu’en soit la tentation. Il travaille de son mieux, pour rattraper le temps perdu.
Mais les ombres le poursuivent. Il a beau ne plus les appeler, il a beau ne plus croiser ses doigts, ne plus entasser objet sur objet, les ombres, d’elles-mêmes, s’offrent à sa vue, le provoquent, importunes, impitoyables.
Déjà les objets réels n’existent plus pour lui ; il ne les voit plus ; il ne voit que des ombres.
Quand, vers la tombée du jour, il revient à la maison, il aime les ombres indécises que projettent sur la terre les rayons voilés du soleil d’automne.
Le soir, quand il travaille à la lampe, ce ne sont qu’ombres tout autour de lui.
Des ombres toujours, des ombres partout, ombres aux arêtes vives, découpées par les flammes du foyer ou la lumière de la lampe, ombres vagues, ombres troubles des dernières lueurs du jour, toutes s’entremêlant, s’enchevêtrant, l’enveloppant de leur indestructible réseau.
Il en est d’incompréhensibles, d’énigmatiques ; il en est d’évocatrices qui font surgir de vagues formes on ne sait où entrevues ; il en est d’autres encore, bien connues, celles-là : ombres amies, ombres familières, chères à l’enfant qui les cherche et les reconnaît dans le désordre des ombres étrangères.
Oui, il les aime, celles-là qu’il connaît si bien ; mais comme elles sont tristes !...
Quand il se surprend à les chercher, il est pris d’un remords et se réfugie auprès de sa mère...
Un jour la tentation l’emporta. Il se plaça devant le mur et fit la tête de bœuf. Sa mère, à l’improviste, entra.
— Encore ! s’écria-t-elle. C’est trop fort, à la fin ! Je prierai le directeur de te mettre au cachot.
Valodia était rouge de colère.
— Est-ce qu’il n’y a pas des murs au cachot ? répondit-il, la voix mauvaise. Il y en a partout, des murs, partout...
— Valodia ! Valodia ! Qu’est-ce que tu dis ?
Mais déjà Valodia se repentait de ses paroles méchantes ; il pleurait.
— Maman, je t’assure, je ne peux plus m’en empêcher, je ne peux plus !...
Mme Lovlev ne peut vaincre l’effroi superstitieux que lui inspirent les ombres. Il lui semble maintenant que, tout comme Valodia, elle va s’absorber, se perdre dans la contemplation de ces ombres détestées. Elle lutte pourtant, voudrait se rassurer elle-même.
— Mais c’est absurde ! pense-t-elle. Cette fantaisie lui passera et, bientôt, j’espère, il n’y pensera plus.
Mais son cœur se serre d’une angoisse secrète ; traquée par l’idée fixe, affolée, sa pensée court au-devant des douleurs certaines...
C’est durant les heures troubles du matin qu’elle descend en elle-même. Elle repasse alors sa vie tout entière, sa vie sans but, inutile, vide... succession ininterrompue d’ombres muettes qui se noient dans des ténèbres grandissantes.
« Pour qui donc ai-je vécu ? se demande-t-elle. Pour mon fils ? À quoi bon ? Pour qu’il devienne, lui aussi, la proie des ombres, maniaque à l’horizon étroit, rivé à des mirages décevants, à des reflets sans nom comme sans vie, ne concevant d’autre réalité que celle d’un monde irréel, monde de fantômes, monde de songes... »
Elle s’assied dans un fauteuil, près de la fenêtre, et elle pense, elle pense.
Si lourdes, si amères sont ses pensées !
Dans son angoisse, elle tord ses belles mains blanches.
Mais son esprit s’égare. Elle voit ses mains crispées, et déjà elle imagine les ombres qu’elles porteraient sur la muraille nue... Elle se lève, épouvantée.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle. Mais je perds la raison !
Tous deux sont à table. Mme Lovlev examine son fils.
« Comme il a pâli, comme il a maigri, depuis que ce malheureux petit livre lui est tombé entre les mains ! Il n’est plus le même ni de caractère, ni de rien.
« Ne dit-on pas que le caractère change de ceux qui doivent bientôt mourir ?... Oh ! s’il allait mourir ?...
« Non ! non ! c’est impossible ! Mon Dieu ! mon Dieu ! »
Ses mains tremblent. Elle lève vers l’image sainte ses yeux pleins de terreur.
— Valodia, pourquoi ne finis-tu pas ta soupe ? demande-t-elle avec inquiétude.
— J’en ai trop, maman.
— Voyons, Valodia, pas de caprices. Tu sais bien qu’il faut manger de la soupe... pour grandir.
Valodia sourit et se remet à manger sa soupe, sans hâte. On lui en a servi une assiette trop pleine, aussi. Il se renverse sur le dossier de sa chaise, et, de dépit, il est tout prêt à dire qu’elle ne vaut rien, cette soupe. Mais, devant la figure bouleversée de sa mère, il n’ose pas ; et il sourit d’un pâle sourire.
— Maintenant, dit-il, je n’ai plus faim.
— Mais tu n’as rien mangé, Valodia. Et justement, aujourd’hui, nous n’avons que ce que tu aimes.
Valodia soupire. Il sait ce que cela veut dire « ce que tu aimes » ; il sait qu’on va le bourrer de force, et que ce soir, au thé, on va encore lui donner de la viande, comme hier.
— Va faire tes devoirs, mon chéri, il est temps. Mais sais-tu, pour être plus tranquille, laisse la porte ouverte : tu travailleras mieux ainsi.
Valodia s’assied à sa table. Mais cette porte, ouverte derrière lui, lui est insupportable. Devant cette porte ouverte, sa mère passe et repasse ; et cela aussi lui est insupportable.
— Je ne peux pas travailler comme cela, s’écrie-t-il en repoussant sa chaise avec bruit. Je ne peux rien faire quand la porte est grande ouverte.
— Valodia, qu’as-tu à crier ? lui demande doucement sa mère.
Mais déjà Valodia se repent, il pleure. Sa mère le caresse et l’encourage.
— Voyons, Valodia, tu sais bien que si je l’ai dit cela, c'est pour ton bien, pour que tu sois tout à ton travail.
— Maman, je t’en prie, reste auprès de moi.
Mme Lovlev prend un livre et s’assied près de la table. Pendant quelques minutes, Valodia travaille en paix. Mais bientôt la présence de sa mère lui devient une gêne. Et méchamment il pense qu’on le surveille comme un malade.
Il s’énerve, ne peut fixer son attention, s’agite sur sa chaise, se mord les lèvres. Sa mère a compris ; silencieuse, elle quitte la chambre.
Mais Valodia ne se sent pas plus calme ; il a des remords, maintenant, d’avoir si peu caché sa mauvaise humeur. Vainement essaie-t-il de se remettre au travail. À la fin il se lève et va chercher sa mère.
— Maman, maman, pourquoi es-tu partie ? demande-t-il timidement.
C’est une veille de fête. Devant les images saintes, les petites lampes sont allumées.
Il est tard. Tout repose. Mme Lovlev ne dort pas. À genoux dans la pénombre mystérieuse de sa chambre, elle prie ; elle prie et pleure tout ensemble ; elle pleure à gros sanglots comme pleurent les enfants.
Ses cheveux dénoués retombent sur son peignoir blanc ; un frisson secoue ses épaules. D’un geste suppliant elle croise ses mains contre sa poitrine ; ses yeux rouges de larmes s’attachent à l’icône ; sa respiration haletante agite imperceptiblement la petite lampe suspendue aux chaînettes. Partout, dans cette chambre, des ombres se pressent, se heurtent, se dissimulant derrière le cadre aux images, chuchotant on ne sait quels secrets — murmure indistinct, murmure de désespérance ; elles sont d’une indicible tristesse, ces ombres mouvantes.
Mme Lovlev se lève, pâle, les yeux agrandis, hagards ; elle est très faible, elle chancelle.
Tout doucement elle s’approche du lit de Valodia. De toutes parts les ombres l’enveloppent, bruissent derrière elle, rampent à ses pieds ; légères comme des toiles d’araignée, elles tombent sur ses épaules, la regardent en pleins yeux, chuchotent d’inintelligibles choses.
Avec mille précautions, elle se penche au-dessus du lit. Valodia est très pâle. D’étranges ombres, nettement découpées, dansent sur les draps. On n’entend pas sa respiration ; il dort très calme, si calme que sa mère a peur...
Immobile, elle reste là, au milieu des ombres troubles, des ombres troubles qui soufflent les épouvantements.
Les hautes voûtes sombres de l’église sont pleines de mystère. Sous ces voûtes les chants de l’office du soir montent lentement, majestueux et tristes. Impassibles, dorés par la flamme jaune des cierges, les visages des saints se détachent sur l’iconostase, farouches. Les souffles chauds de la cire et de l’encens répandent dans l’air leur solennelle mélancolie.
Mme Lovlev a mis un cierge devant l’image de la Vierge ; elle s’agenouille et prie. Mais sa prière est distraite. Elle suit du regard la flamme vacillante du cierge qui se consume.
De grandes ombres tombent sur ses vêtements noirs, sur le plancher de l’église ; il semble que ces ombres disent « non » à toute espérance.
Elles se poursuivent, ces ombres, se cognent aux murs, puis vont se perdre sous les hautes voûtes, là où montent les chants majestueux et tristes.
C’est une autre nuit.
Valodia s’est réveillé en sursaut. Les ténèbres l’entourent et se meuvent, silencieuses...
Valodia a retiré ses mains de dessous la couverture ; il les élève en l’air et les agite d’un continuel mouvement. L’obscurité est si épaisse qu’il ne distingue rien ; mais il lui semble que des masses sombres s’agitent devant ses yeux...
Des masses noires, mystérieuses, lourdes de chagrins étouffés, de tristesses solitaires...
Mme Lovlev, elle non plus, ne dort pas. L'inquiétude la mine.
Elle allume une bougie ; tout doucement elle entre dans la chambre de son fils ; elle veut voir comment il dort.
Sans bruit, elle a entr’ouvert la porte, et, timidement, elle regarde le lit...
Un filet de lumière jaune glisse sur le mur, coupant d’une raie vive la couverture rouge. L’enfant tend ses mains vers la lumière, et c’est le cœur battant qu’il suit les ombres.
D’où vient-elle, cette lumière ? Il ne le demande même pas.
Les ombres l’ont pris tout entier. Une folie emplit ses yeux, ses grands yeux obstinément fixés sur le mur.
La raie de lumière s’élargit ; et les ombres courent, lugubres, pliées en deux, semblables à des voyageuses qui, en grande hâte, porteraient on ne sait où un faix de vieilles hardes lourd à leurs épaules.
Mme Lovlev s’approche en tremblant ; et, tout bas, elle appelle son fils :
— Valodia !
Valodia revient à lui. Ses grands yeux frémissants se portent sur sa mère ; puis il saute à bas de son lit et tombe aux pieds de Mme Lovlev ; il pleure, il lui embrasse les genoux.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! Mais que vois-tu donc dans tes rêves, Valodia ?
— Valodia, lui dit sa mère le lendemain matin, après le thé, il faut que cela ait une fin. Si maintenant, même la nuit, tu cherches tes ombres, tu tomberas malade tout à fait.
L’enfant baisse la tête ; il est très pâle, très triste. Ses lèvres sont agitées d’un tremblement nerveux.
— Sais-tu ce que nous allons faire ? Tous les soirs, avant ton travail, nous jouerons aux ombres, oui, tous deux. Veux-tu ?
Le visage de Valodia s’éclaircit pour un instant.
— Oh ! chère maman, fait-il d’une voix timide, comme tu es bonne !
Dans la rue.
Valodia revient du collège ; il se sent tout engourdi, comme inquiet. Il fait du brouillard ; il fait froid ; il fait triste. Noyées dans le brouillard, les lignes des maisons prennent un aspect étrange. Maussades, les silhouettes des passants semblent des ombres malfaisantes de sinistre augure. Tout paraît énorme, monstrueux. À un carrefour, un cheval de fiacre surgit, de grandeur démesurée, pareil à une bête fantastique.
Le sergent de ville a regardé Valodia de son regard mauvais. Perchée sur le toit d’une maison basse, une corneille lui a prédit malheur. Valodia est triste, triste d’une tristesse qu’il porte en lui, accablé, sans force devant l’hostilité des choses.
Embusqué à l’entrée d’une cour, un roquet pelé jappe après lui, et Valodia sent l’injure de ces jappements furieux.
Les gamins de la rue, eux aussi, lui en veulent et le raillent. Comme il eût eu vite fait, autrefois, de leur régler leur compte ! Tandis que maintenant... Une peur inexplicable le prend à la gorge, et ses bras retombent, inertes...
Valodia est arrivé à la maison, Prascovie lui ouvre la porte. Valodia n’est pas à l’aise devant ce regard froid où il devine une méchanceté. Bien vite il se débarrasse de son manteau, sans même lever les yeux sur le pitoyable visage delà vieille servante.
Mme Lovlev est seule dans sa chambre. Il fait sombre déjà. Mme Lovlev est triste.
Une fenêtre s’éclaire à la maison d’en face.
Valodia accourt, tout joyeux ; le regard de ses grands yeux est un peu étrange.
— Maman, maman, la lampe est allumée. Allons jouer aux ombres.
Mmc Lovlev se lève et suit Valodia. L’enfant dispose la lampe.
— Maman, maman, j’ai inventé une nouvelle figure. Tu vois : c’est la steppe... la steppe couverte de neige... et la neige tombe, tombe... une vraie rafale !...
Valodia croise ses mains, entrelace ses doigts.
— Et maintenant, vois-tu ce vieux qui marche ? Il a de la neige jusqu’aux genoux. Il peut à peine avancer. Il est seul. Pas une âme dans la plaine, et le village est loin. Il n’en peut plus, il a froid, il a peur. Comme il est courbé, ce pauvre vieux !
Mme Lovlev redresse les doigts de Valodia.
— Ah ! s’écrie Valodia avec enthousiasme, le vent lui arrache son bonnet... le vent ébouriffe ses cheveux... le vent le renverse dans la neige... Quel tas de neige, maintenant ! Maman, maman, entends-tu ?
— Oui, la rafale...
— Mais lui ?
— Le vieux ?
— Oui, le vieux, l’entends-tu ?
— Au secours ! Au secours !
Blêmes tous les deux, la mère et le fils regardent fixement la muraille. Valodia abaisse ses mains, le vieux tombe.
La première, Mme Lovlev revient à elle.
— Allons, dit-elle, au travail maintenant.
C’est le matin. Mme Lovlev est seule à la maison. Hantée de pensées incohérentes, torturée de sombres pressentiments, elle va de chambre en chambre.
Sous les pâles rayons d’un soleil voilé de nuages, une ombre vague, la sienne, se dessine sur la porte peinte en blanc. Elle s’arrête, et, d’un geste large, elle élève la main. L’ombre se balance et lui chuchote à l’oreille des choses tristes et douces, connues déjà. Il semble qu’un étrange apaisement se fasse en elle ; debout devant la porte, souriant d’un bizarre sourire, elle agite ses deux mains et suit le frissonnement léger des ombres.
Elle entend des pas, les pas de la servante, et une honte lui vient de s’occuper à de pareilles niaiseries...
Elle retombe à ses hantises apeurées...
« Il faut changer de pays, pense-t-elle, voyager, se distraire... Oui, fuir, fuir loin d’ici... »
Et tout à coup les paroles de Valodia lui reviennent à la mémoire :
« Il y en a partout, des murs, partout... »
Où fuir ? où se sauver ?
Et, dans son désespoir, Mme Lovlev tord ses belles mains blanches.
C’est le soir, dans la chambre de Valodia.
La lampe allumée est posée sur le plancher. Sur le plancher aussi Valodia et sa mère, assis côte à côte, face au mur. Tous deux font, avec les mains, d’étranges mouvements...
Sur le mur des ombres courent, des ombres dansent.
Ces ombres, Valodia et sa mère les comprennent.
Valodia et sa mère sourient tristement ; ils se murmurent à l’oreille on ne sait quels secrets troublants qui pèsent à leurs âmes. Calmes sont leurs visages, apaisées leurs rêveries. Ils sont heureux et tristes, heureux d’une joie sans espérance, tristes d’une mélancolie sans amertume.
La folie brille dans leurs yeux, la folie maudite, la folie bénie...
Et la nuit descend sur eux.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en octobre 2008 et sur le site de la Bibliothèque le 5 janvier 2011.
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