LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Vladimir Sollogoub
(Соллогуб Владимир Александрович)
1813 — 1882
SERGE
(Сережа)
1838
Traduction d’Eugène de Lonlay, Paris, Hachette, 1854.
TABLE
Les clochettes résonnaient avec monotonie, la voiture avançait lentement sur le chemin tortueux, et le voyageur, plongé dans ses réflexions, contemplait la route déjà couverte de neige.
On était à la fin d’octobre, à cette époque indécise où la nature semble hésiter entre l’été et l’hiver où il n’y a pas encore de bal à Pétersbourg, mais où les soirées ont déjà commencé, époque de poésie sauvage et de réunions peu nombreuses. On ne peut se dissimuler qu’il est fort ennuyeux de voyager en Russie. Ce sont partout les mêmes inspecteurs aux relais, les mêmes diligences de première classe, les mêmes confitures, les mêmes poissons, les mêmes côtelettes et le même pain d’épice ; voilà le mouton de Valachie, les cuirs de Tayok, le chti[1] tellement épais qu’on peut à peine le verser de la tasse. Voulez-vous manger, voulez-vous vous arrêter pour la nuit, vous ne le pouvez pas, il n’y a plus de place pour vous, on a tout dévoré, et il faut continuer votre route sans vous reposer. Voyez les passants ; ce sont toujours les mêmes : des militaires, des employés, des enfants ou des Allemands. Voilà la téléga,[2] qui traîne le paysan russe ; le britska, qui emporte le propriétaire ; la grande berline, qui s’avance fièrement comme un riche négociant ; la dormeuse c’est le grand seigneur, la calèche c’est un général ; enfin voici par derrière le gros marchand, la diligence qui, après vous avoir laissé boire quatorze tasses de thé au relais, vous fait l’aumône d’une place sur la banquette.
Cela vous amuse pendant une demi-heure. Mais enfin commence l’ennui véritable, rien ne vous distrait plus ; vous quittez la grande route et vous prenez un chemin de traverse.
Il n’y a plus qu’ennui, toujours ennui ! La route devient de plus en plus mauvaise, les chevaux plus difficiles, et c’est à peine si vous pouvez arriver. Il fait un temps affreux et horriblement triste.
Heureusement que mon voyageur était amoureux. Devant lui s’étendaient des champs couverts de neige, çà et là quelques sapins ; le tableau vous est déjà connu. A droite s’élevaient deux ou trois chaumières. Le ciel était gris ; l’air très froid. La voiture se traînait sur la route, et mon voyageur se perdait dans ses réflexions, et.... se frottait les côtes.
Il se nomme Serge. Il va à la campagne. Il est militaire, quoique d’un caractère peu guerrier. Il est d’un bon naturel, c’est un élégant hussard. Vous l’avez vu partout. Sa stalle au théâtre est toujours au premier rang, auprès de quelque personne importante ; il lorgne les jolies femmes et se permet des signes d’intelligence avec les danseuses. Il porte toujours des épaulettes neuves, même sur ses vieux uniformes. Il n’est ni bien ni mal, ni spirituel ni bête, ni riche ni pauvre ; il occupe dans le monde une place assez distinguée, grâce à son habileté constante à danser toujours avec la femme à la mode, et à se lier avec les élégants qui viennent de l’étranger briller dans nos salons. Il a lu Balzac et connaît Shakspeare de nom. Quant aux sciences, il a quelque idée du parlement de Londres, de la forteresse de Bibbac, du sucre de betterave, des voitures de pairs et de lord Londonderry. Mais maintenant occupations, bals, livres, théâtre, tout est oublié. Cinq mazurkas, trois quadrilles et deux valses ont à jamais décidé du sort du jeune homme. Des yeux noirs, une riche toilette, des boucles soyeuses ont captivé son cœur. Non seulement Serge s’est persuadé qu’il est amoureux, mais encore il a su le persuader à tous ses amis. On s’est mis à le plaindre et à le faire passer pour un modèle de fidélité. Il est devenu un homme important, le sujet de toutes les conversations, et en effet il suit partout celle qu’il aime, au bal, au théâtre, aux montagnes russes, à la promenade, où, au risque de se geler le nez et les doigts, il se promène en simple frac. Il y a longtemps qu’on n’a vu à Pétersbourg un homme aussi épris. Chacun s’accorde à le louer et à le plaindre, quoique nul ne le comprenne.
La voiture avançait toujours lentement. Serge fumait, soupirait, gémissait, s’en prenait à son domestique du mauvais temps, grondait le postillon et pensait à sa bien-aimée. Il se souvenait de tout le passé, songeait à leurs longues conversations, à leur adieu touchant, au dernier serrement de main ; et un sourire de contentement, interrompu par les cahotements de son équipage, se peignait involontairement sur les traits de mon héros.
Enfin, après qu’il eut longtemps marché et grondé, des toits commencèrent à paraître à l’horizon.
Serge arrivait chez lui ; il s’arrêta devant sa maison avec tout l’orgueil d’un propriétaire.
Dans un grand fauteuil était étendue une jeune femme devant une table à écrire couverte de mille jolis riens. Sa main jouait avec les coins d’une feuille de papier rosé, tandis que sur ses livres brillait un cachet aux armes de comte.
Billet doux d’une femme ! Heureux celui qui, en te recevant, te porte à ses lèvres, le lit longtemps et peut te contempler avec ivresse ! Mais hélas, où t’envoles-tu, infidèle ? Quel secret d’amour, quel chagrin du cœur renfermes-tu ? Que de poésie dans tes pages, que de charme dans les paroles enivrantes !
La jeune femme sonna ; un domestique en livrée entra. « Portez cette lettre à la direction du théâtre, lui dit-elle, afin que j’aie absolument une loge pour demain. Voyez si monsieur est à la maison. »
Voilà donc le secret de Serge ; elle est comtesse, mariée, et vertueuse. Mais est-il possible que la passion du jeune hussard n’ait point touché son cœur ? Non. Elle l’estime, elle l’aime sincèrement comme un ami de bal, comme un danseur de mazurka. Mais il y a des devoirs, un vieux mari, et la réputation.... Du reste, Serge n’a pas fait de grands efforts ; trois fois par semaine il compromet régulièrement la jeune comtesse par ses regards et ses soupirs, mais tellement en public, d’une manière si ouverte, que sa réputation n’en souffre nullement ; tout le monde sait qu’il aime sans espoir. Enfin il vient de partir pour se guérir de sa passion et de ses dettes. Son départ a un peu affligé la jeune femme. Et c’est pour se distraire qu’elle veut aller au théâtre, d’autant plus qu’on donne un opéra nouveau dont les décorations sont magnifiques.
Elle se prit à réfléchir d’abord à sa vie sans bonheur, puis à un bonnet, enfin à Serge....
C’est une jolie femme que vous avez sans doute vue souvent, et, si vous la connaissez, vous avez certainement songé à elle, lorsque votre âme s’attendrissait. Sa petite main blanche soutient sa charmante tête, et ses yeux noirs et rêveurs se portent avec distraction sur une figure de porcelaine de Chine.
Elle est jolie ; cette parole contient toute une histoire. Faut-il raconter comment dès son enfance elle goûta les douces joies, comment devant elle fut toujours déroulé le tableau du grand monde, comment elle fut graduellement préparée aux séductions de l’esprit et du cœur, auxquelles elle était destinée par les convenances ? Elle lit aussi Balzac, mais n’a jamais entendu parler de Shakspeare. Le monde, auquel elle a été sacrifiée, a étouffé en elle beaucoup de bons sentiments, l’a entourée de chaînes lourdes et froides, et jetée dans les bras d’un vieux mari qui l’a achetée au prix de sa grande fortune. Elle ne pense jamais à ce qu’il y a d’affreux dans sa position, et passe sa vie à se parer et à danser. Elle ne songe même pas à l’amour. En aurait-elle le temps ? Le matin elle se promène, va dîner en ville, puis assiste aux représentations du théâtre français. Le temps coule rapidement, et la vie se passe à changer de toilettes.
La porte s’ouvre. Un homme de cinquante ans, vêtu de noir, entre. Il baise la main de la jeune femme, et se met à marcher dans la chambre.
« Es-tu sortie ?
— Oui.
— Fait-il beau temps ?
— Très beau.
— Froid ?
— Oui.
— Il y a, je crois, quinze degrés ?
— C’est vrai.
— Y avait-il beaucoup de monde hier au raout ?
— Comme toujours. Adèle a beaucoup vieilli. La comtesse B.... était moins bien mise qu’à l’ordinaire. On y voyait aussi quelques personnes de Moscou qu’on reconnaissait tout de suite. Et toi, as-tu joué ?
— Oui.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai perdu.
— Beaucoup ?
— Non, une bagatelle.
— Quel beau temps !
— Oui.
— Un peu froid cependant. Mais il faut que je sorte. Adieu.
— Adieu. »
Le vieillard lui baisa de nouveau la main et sortit.
Cette conversation se renouvelait chaque matin.
Le soir, elle trônait au théâtre avec une élégante coiffure de velours noir. Auprès d’elle était une personne d’une quarantaine d’années, qu’à sa mise simple on reconnaissait pour une dame de compagnie. Amie d’enfance et parente éloignée, elle demeurait avec la jeune femme. Des jeunes gens élégants se succédaient dans la loge, critiquant la pièce et arrangeant leurs cravates en faisant beaucoup de frais. Serge était oublié.
Et Serge, pendant ce temps, secoué dans sa mauvaise voiture, grondait son domestique parce qu’il faisait mauvais temps, se fâchait contre le postillon, pensait à celle qu’il aimait, et se rendait dans sa terre.
« Venez vite, mes amis ; notre jeune maître est arrivé ! criait le maître d’hôtel de Serge en frappant à la fenêtre d’une maison de paysans.
— Vraiment ! reprit une grosse voix de basse-taille.
— Ah ! je vais donc revoir celui que j’ai nourri !
— Surtout faites attention à porter vos cadeaux. »
Le lendemain, dès l’aube, les paysans se présentèrent à la porte du jeune seigneur, apportant les uns des œufs, d’autres du miel, quelques-uns les mains vides. Le maire avait fait sa barbe et s’appuyait d’un air important sur un bâton coupé dans le bosquet voisin, bâton connu par bien des dos. Le greffier, ayant pris d’avance sa ration de tabac, mis, dans sa précipitation, son gilet de travers, et s’étant refusé son verre de rhum, attendait son seigneur en se vantant d’avoir déjà plusieurs fois causé avec lui, et d’avoir eu l’honneur d’être appelé par lui imbécile, parce qu’il avait trouvé les appartements trop froids. Le maître d’hôtel se promenait avec agitation devant la foule en appelant chacun par son nom :
« Eh bien ! mon vieux Trophime, comment va la santé ? Tu veux te marier ? Tu auras une femme. Nous jouerons à la noce. Mes amis, je vous préviens qu’il ne faut pas ennuyer notre maître par des demandes ; il ne les aime pas. Et toi, Élie, ta santé est bonne ? Ah ! Gabriel, tu veux un bois ? eh bien ! tu l’auras. »
Enfin, la porte s’ouvrit, et Serge parut sur le seuil. Les hommes s’inclinèrent jusqu’à terre ; ce qui plut à Serge, tout en l’embarrassant un peu. Il ne savait trop comment entamer la conversation avec ses paysans ; enfin, il se décida :
« Bonjour, mes amis, comment vous portez-vous ?...
— Puissions-nous longtemps jouir de ta présence ! Nous t’avons longtemps attendu. Permets-nous de t’offrir nos dons. Nous sommes heureux de tes bienfaits.
— Et comment vont vos affaires ?
Serge prenait l’air d’importance d’un homme de loi.
— Ah ! l’automne décidera de notre récolte : que Dieu nous donne du pain, et nous l’en remercierons ainsi que toi. S’il en est autrement, il faudra se résigner.
— Êtes-vous contents de votre intendant ?
— Nous n’avons pas trop à nous en plaindre ; ce n’est pas qu’il ne nous gronde et ne nous batte même de temps en temps ; mais vous savez que, sans cela, cela ne va pas.
— Je vous remercie de vous faire aimer des paysans, » reprit Serge avec importance en se tournant vers l’intendant.
Celui-ci salua avec respect.
« Mes amis, continua le jeune homme, travaillez bien, aimez-vous les uns les autres, allez à l’église, respectez vos supérieurs, et vous serez tous heureux. »
Serge avait lu Mme de Genlis.
Les paysans firent un signe de reconnaissance. L’un d’eux voulait parler, mais les autres le tirèrent par son habit. Nul ne rompit le silence. Enfin, le maître reprit :
« Rappelez-vous ce que je vous dis.
— Nous sommes tes paysans, nous sommes tes enfants ; tu es notre père. »
« Quel bon maître ! dirent les paysans en se retirant ; il parle si bien qu’il n’y a rien à redire. »
Serge se mit à table, fort content de lui. Deux maîtres d’hôtel, l’un ancien perruquier, l’autre peintre retiré, le servaient à l’envi, se surpassant l’un l’autre par leur zèle, et racontant à leur maître les folies de son grand-père défunt.
Dans notre siècle civilisé, tout le monde sait ce que c’est que l’architecture. Il n’y a que le village de Zoubtsoff où ce mot soit tout à fait inconnu.
Ce village est situé sur le penchant d’une colline, non loin d’un étang fangeux sur lequel l’économie industrieuse a trouvé le moyen d’établir un petit moulin dont les roues monotones parlent éternellement le même langage, comme il arrive si souvent dans le monde. En descendant la montagne, le voyageur s’arrête involontairement, frappé de l’étrangeté du spectacle qui se déroule devant lui. Parmi les touffes d’arbres s’élèvent une masse informe de toits, de cheminées, de bois et de fenêtres. Pendant longtemps il ne peut s’expliquer ce qu’il voit. Est-ce un bateau en construction, un phénomène quelconque, ou un souvenir de l’arche de Noé ? Enfin, il finit par supposer que c’est tout simplement une maison. Il approche et voit qu’il a deviné juste.
Mais quelle maison ! quelle forme originale parmi toutes celles qui l’entourent ! Sa façade forme un angle. Sur les murs de bois se dessinent des fenêtres placées sans aucune symétrie. Des deux côtés de cette façade s’élèvent des bâtiments dans le plus grand désordre. En un mot, figurez-vous le chaos le plus complet, et vous n’aurez encore qu’une faible idée de la maison que je vous dépeins.
Sous le règne de Catherine II, Karpènetoff, major en retraite, habitait la terre de Zoubtsoff, dont l’habitation était loin de ressembler à celle dont je vous parle. Elle ne se composait que de trois chambres, dont une seule était occupée par le propriétaire. Dans cet ermitage modeste se concentraient toutes ses joies, ses habitudes et sa vie entière. Sur les avances des fenêtres étaient jetés des cartes à jouer et des paquets de tabac ; sur une petite table à trois pieds on voyait une théière de tisane, une bouteille dans laquelle brûlait une chandelle, un livre de comptes et une écritoire séchée ; dans un coin de la chambre se trouvait un lit sur lequel un chien était toujours couché ; auprès du lit des bottes, des armes, un plat à barbe et un fouet. Nicolas Ossino-Vitek sortait toujours vêtu d’une veste de nankin et d’une casquette de cuir. Quoique garçon, sa conduite était exemplaire. Il allait régulièrement le dimanche à l’église, où il se plaçait dans le chœur ; mais on le voyait rarement dans les cafés et autres lieux publics. C’est ainsi qu’il mena jusqu’à l’âge de trente ans une vie monotone, oisive et ennuyée.
Un jour d’automne il se promenait seul dans un petit bois. Les feuilles jaunissaient, tout dans la nature devenait triste. Karpènetoff réfléchissait. Tout à coup un cri perçant interrompit ses rêveries. Il leva la tête et vit devant lui la jeune fille de son voisin Pougovsoff, qui passait pour la plus jolie personne du pays.
« Comment, Agathe Bonifantievna ! s’écria Karpènetoff, vous êtes ici toute seule ?
— Je suis venue avec d’autres jeunes filles ramasser des champignons ; elles sont dans le bois. Mélanie ! Pélagie ! où êtes-vous donc ? »
Un cri lui répondit de plusieurs points de la forêt.
« Comment se porte votre père ? lui demanda Karpènetoff avec embarras.
— Pas bien. Il a mangé à son souper de l’oie aux champignons, ce qui lui a fait mal ; il n’a pas dormi de la nuit.
— J’irai savoir de ses nouvelles, mademoiselle. »
Les autres jeunes filles vinrent rejoindre leur compagne ; Karpènetoff les salua avec politesse, et rentra chez lui. Il était touché jusqu’au fond du cœur. Depuis ce jour tout changea pour lui ; l’image de sa jeune voisine, portant à la main des mousserons et entourée de ses compagnes, le poursuivait partout.
Renonçant soudain à tous ses plaisirs et à sa liberté de garçon, Karpènetoff, après y avoir mûrement réfléchi, frappa du poing sur la table et s’écria : « Il est temps que je m’établisse ! »
Bientôt tout le pays apprit son mariage. Mais alors commencèrent de nouveaux embarras : le petit coin qu’il occupait ne pouvait suffire à sa jeune femme. Il lui fallait toutes les commodités du luxe, un salon, un boudoir, une serre. Il fit venir des ouvriers et se mit à bâtir ; bientôt s’élevèrent la serre avec des plantes superbes, la chambre à coucher, la salle à manger, le salon, en un mot l’appartement complet. L’heureux Karpènetoff établit sa jeune femme dans ces nouveaux bâtiments ; mais bientôt la maison devint de nouveau trop étroite. Nicolas Ossinovitch eut un fils, il fallut construire encore ! De cette manière sa maison grandit avec sa famille, et lorsqu’il eut une nombreuse postérité, et partant une quantité de gouverneurs et de gouvernantes, son habitation prit l’apparence fantastique qui surprend tant maintenant les passants. Au reste, de telles maisons ne sont pas rares en province. Elles sont connues sous le nom de maisons sans architecture.
Je vous ai rapidement tracé la biographie de Nicolas Ossinovitch, qui se traduisait par les bâtiments informes que l’on apercevait sur la route.
Je vais maintenant continuer ; pardonnez-moi, mes chers lecteurs, s’il y a peu d’intérêt dans mon récit : mais ce que j’écris n’est pas une nouvelle, la nouvelle viendra plus tard ; ceci n’en est que l’avant-propos. Du reste, pour procéder par ordre dans les événements, je suppose que vous avez déjà deviné que l’habitation de Serge était voisine de celle de Nicolas Ossinovitch. Soyez tranquilles, vous aurez une intrigue anonyme.
Lorsque Serge arriva à la campagne, Nicolas Ossinovitch comptait soixante-cinq ans. Mari soumis, il avait depuis longtemps baissé la tête sous le joug de sa femme, et Agathe Bonifantievna avait perdu beaucoup de ce qu’elle possédait en se mariant, et acquis bien des choses dont elle n’avait pas même l’idée : elle avait appris à se fâcher, à priser, à battre ses femmes de chambre, à gronder ses filles et à faire des patiences avec des cartes sales. Sans compter une quantité de petits enfants dont le nombre était incalculable, Karpènetoff avait trois filles à marier : Olympiade, Dorothée et Polyxène ; l’aînée, grande musicienne ; la seconde, bonne femme de ménage, et la troisième, une petite espiègle. Olympiade, grande, maigre, poétique, chantait des romances et lisait des romans ; Dorothée, forte, colorée, ne connaissant que son livre de dépenses, était chargée spécialement des provisions de la maison, et avait un appétit de chevalier garde ; Polyxène, jeune fille de quatorze ans, coiffée à l’enfant, se moquait de tout le monde, faisait des niches à sa vieille bonne, à ses sœurs, et s’amusait à rimer des épigrammes.
Tels étaient les voisins auprès desquels Serge vint s’établir. Le lendemain de son arrivée, il remplit toutes ses obligations de maître de maison, visita sa grange, ses étables, ses volières et sa tuilerie. Puis il se croisa les bras et se mit à fumer, ne sachant plus qu’imaginer pour se distraire. Heureusement, dès le troisième jour, le vieux maître d’hôtel vint lui annoncer que la famille de Karpènetoff le priait de lui faire l’honneur d’accepter à dîner. Serge se réjouit en apprenant qu’il allait trouver trois jeunes personnes, s’habilla, se frisa, se parfuma, et se rendit chez les Karpènetoff, qu’il n’eût même pas daigné regarder à Pétersbourg.
C’est ainsi que les circonstances changent les individus. Cette réflexion vous paraîtra bien ancienne, mais elle est du nombre de celles qui reviennent sans cesse à l’esprit quand on voit les faiblesses des gens du monde.
Une rumeur inaccoutumée se fait entendre dans la demeure ordinairement si calme des Karpènetoff. Le petit Cosaque a endossé sa plus belle livrée. La cuisinière ajoute deux plats à son menu habituel, et le vin de Sauterne et la boisson domestique sont préparés pour fêter le nouvel hôte. Dorothée court toute la journée de l’office à la salle à manger ; Nicolas Ossinovitch a mis un habit et sa femme un bonnet, les jeunes filles ont revêtu des robes blanches, emblème de l’innocence et de la paix du cœur.
Serge arrive, il salue les maîtres de la maison et s’informe de leur santé.
« Comment vont vos récoltes ? demande le vieillard.
— Très bien, grâce au ciel, je vous remercie.
— J’espère, monsieur, que vous nous ferez l’honneur de venir quelquefois nous voir, continue Nicolas Ossinovitch. Votre défunt grand-père était souvent chez nous. Quel homme charmant c’était ! comme il aimait à plaisanter ! Quelquefois il ne venait qu’à la porte, et me criait : « Tu es une véritable canaille, mon cher Nicolas, une bête, voilà déjà trois jours que tu n’es venu chez moi ; j’ai appris un nouveau concerto à mes gens ; malheureusement il n’y avait pas de clarinette, car je lui avais cassé la tête quelques jours auparavant ; amène-moi donc tes filles, elles chanteront quelque chose. » Comme il était gai, l’excellent homme ! Que Dieu lui fasse miséricorde ! Et lorsqu’il était de bonne humeur, il se mettait à danser avec mes enfants. On ne rencontre plus de tels vieillards !
— Veuillez vous asseoir, » dit Agathe Bonifantievna.
Une conversation insignifiante et traînante est entamée. Les jeunes filles chuchotent dans un coin ; Serge les regarde et fait des compliments à la mère, qui baisse modestement les yeux.
On sert le dîner ; Serge est assis auprès d’Olympiade, qui pousse de temps en temps de gros soupirs et parle de l’opéra de Fénella. Serge, enchanté de trouver une personne qui ne l’ait pas vu cinquante fois de suite, en parle avec chaleur et lui dit qu’il existe un autre opéra nommé Norma, chef-d’œuvre de Bellini, qu’on donne à Pétersbourg avec toute la perfection imaginable.
« Vous êtes musicien ? » demande timidement Olympiade.
Serge répond par la phrase habituelle : « Non, mais j’aime beaucoup la musique. »
En face de lui, Dorothée est occupée à dévorer un excellent dîner, et Polyxène lance à sa sœur des boulettes de pain.
Le dîner fini, la mère dit à Olympiade de chanter.
« Maman, je suis enrouée.
— Ce n’est rien, mon enfant, nous serons indulgents. »
Serge salue, donne une chaise, et Olympiade entonne d’une voix plaintive le Saraphan.[3]
« Quelle charmante voix ! Bravo ! s’écrie Serge. Excellente méthode. Quel dommage que vous n’ayez pas entendu Norma ! »
Olympiade soupire.
Après la musique, on se mit à jouer aux cartes, à un sou la fiche, et tout le monde s’amusa beaucoup. Serge raconte des choses incroyables ; les jeunes filles rient aux éclats, et le temps passe. Le soir, on se fit de mutuelles promesses de nouvelles romances, de vers dans les albums, et de bonbons de Bazane.[4]
Serge se retira. Nicolas Ossipovitch et Agathe Bonifantievna causèrent longtemps après son départ, en éteignant les bougies pour allumer des chandelles. Les sœurs se disputèrent, et les domestiques se réunirent chez le maître d’hôtel pour s’entretenir du nouvel hôte et des changements qu’ils espéraient dans la vie habituelle de la maison.
Le petit Cosaque fut le seul qui s’endormit heureux et tranquille. Il concluait de tout ce qu’il avait vu qu’on lui ferait un pantalon neuf.
Province ! province ! Je ne t’ai pas oubliée avec les petites villes, les généraux en retraite, tes petitesses, tes idées rétrécies et toutes tes inventions. Je me souviens de la clochette du juge du seigneur, qui mettait tout le pays en émoi. Je me souviens de tes bals qu’on ne peut oublier, et dont le souvenir est si cher à tes jeunes filles.
Dans toutes les petites villes, il y a de certaines réunions. Elles se tiennent ordinairement dans la plus grande chambre de la ville, quelquefois à l’hôtel, à la pharmacie, à la poste ou dans l’école.
C’est là que se réunissent les jours de fête les fiancés, les marchands, les employés et les simples particuliers. C’est là qu’on s’entretient de la capitale ; là le propriétaire joue au whist, tandis que sa femme se lance dans le quadrille français ; là se forment des mariages, se concluent des marchés, et quelquefois on s’y amuse beaucoup.
Vous vous souvenez que mon récit commence à la fin d’octobre, à cette époque d’incertitude où la nature semble hésiter entre l’été et l’hiver. L’hiver eut bientôt pris le dessus ; la neige tombait par flocons ; novembre s’écoulait et décembre apportait ses fêtes. Les demoiselles Karpènetoff avaient déjà préparé depuis longtemps leurs robes roses et leurs guirlandes de fleurs pour les fêtes de Noël. Serge voyait tous les jours la famille. Il s’était insensiblement habitué à cet intérieur où il était reçu avec tant d’affabilité. Les parents avaient cessé de le traiter avec cérémonie. Mme Karpènetoff avait mis de côté son bonnet de parade, et son mari avait repris son paletot. Vous avez sans doute remarqué déjà que mon héros manquait de caractère. L’habitude était sa seconde nature. Il allait chaque jour chez les Karpènetoff, non qu’il les aimât, mais parce qu’il en avait pris l’habitude. Olympiade était celle des trois sœurs qui lui plaisait le plus. Il s’étonnait que, sentant cette préférence, elle se fût donnée à lui de tout cœur. Privée de distraction, de la connaissance du monde, ne prenant aucun intérêt aux affaires, elle regardait l’amour comme la seule occupation qui pût l’attacher, comme l’étoile de sa vie. L’image du jeune garde, avec ses épaulettes brillantes, ses éperons, son air distingué, la poursuivait partout et la mettait hors d’elle-même. Serge savait cela, et, quoiqu’il n’eût aucun but, il se rapprochait de la jeune fille et enflammait de plus en plus son imagination. D’ailleurs elle était assez agréable et lui plaisait réellement.
Bientôt les Karpènetoff partirent pour aller s’établir en ville, et Serge les suivit. Là il se mit à faire l’important, à boire du Champagne, à parler toujours de Pétersbourg, à danser la mazurka avec Olympiade, et à faire l’aimable avec toutes les jeunes filles. Bientôt sa renommée s’étendit dans toute la province, et toutes les mères souriaient en le voyant avec Olympiade. En un mot, on le croyait son fiancé, tandis qu’il ne songeait nullement à le devenir. Nous verrons plus tard comment cela se termina.
« Vous me tromperez, disait un jour Olympiade à Serge en lui pressant la main ; vous me tromperez, et j’en mourrai. »
C’était trois mois après leur retour de la ville ; ils étaient assis sur un banc dans le jardin, Serge avec un fouet dans la main, une casquette blanche, et elle la tête appuyée sur son épaule. Il y avait longtemps qu’il portait sur son gilet un petit cordon de soie auquel était suspendu son lorgnon, et dans son gousset une bourse de soie, cadeau de la jeune fille, sans trop savoir comment il en était venu à parler d’espérance, d’avenir, et enfin il se trouva un jour assis sur un banc dans le jardin, écoutant avec trouble Olympiade, qui lui disait à demi-voix :
« Vous me tromperez, et j’en mourrai ! »
Olympiade, comme je vous l’ai déjà dit, était pâle, élancée, romantique et assez agréable. Animée par le feu d’une première passion, elle s’était tout à coup élevée au-dessus de ce monde prosaïque où elle vivait. Une nouvelle vie et une sphère inconnue jusqu’alors se déroulaient devant elle. Son âme, semblable à l’oiseau longtemps enfermé qui ne connaît rien du monde, s’élançait vers le ciel.
Serge ne pouvait rester indifférent auprès d’elle ; sa tête commençait aussi à s’enflammer. Il ne comprenait pas la profondeur des sentiments de la jeune fille, mais la comtesse était oubliée depuis longtemps. Sa passion de salon aristocratique, dans un boudoir gothique et élégant, lui paraissait bien peu de chose dans sa solitude, lorsque assis à l’ombre des arbres, il écoutait la jeune fille qui dans son innocence lui découvrait les sentiments les plus secrets de son cœur. Une pensée nouvelle lui vint à l’esprit : Pourquoi ne se marierait-il pas ? Il habiterait la campagne avec une femme aimée et de jolis enfants !
Se marier ! mais il faudrait renoncer à Pétersbourg avec ses enchantements, aux îles, à toutes ses connaissances élégantes ; y renoncer pour jamais. Comment pourrait-il envoyer des lettres de faire part avec ce nom, Olympiade Karpènetoff ? En pensant à cela, il la regardait les yeux remplis de larmes, il saisissait sa main et la portait à ses lèvres avec tendresse, car son cœur était bon.
« Demain, dit-il enfin, demain tout sera terminé. Je prouverai, ajouta-t-il intérieurement, que je ne crains pas l’opinion du monde. Cette jeune fille m’aime ; je dois accepter avec reconnaissance ce bienfait de la Providence. Demain je demanderai sa main, et si je l’obtiens, je la mènerai à Pétersbourg, je la présenterai à toutes mes connaissances ; je prendrai une loge au théâtre français, et je m’y montrerai avec elle.
— Demain, répéta Olympiade, demain ! ne me trompez pas, Serge Dmitrieff. Je ne devrais peut-être pas vous parler ainsi, mais je ne puis vous cacher mes craintes. Ne me trompez pas, si vous ne voulez pas ma mort.
— Vous m’aimez donc ? s’écria Serge. N’est-ce pas que vous m’aimez ? »
Olympiade sourit. « Demain, demain, murmura-t-elle en se levant. »
Au même instant, le vieux Karpènetoff s’approcha d’eux et interrompit leur conversation. « Voulez-vous accepter une prise de tabac à la rose ? il est très bon ; je le fais moi-même, dit-il en s’adressant à Serge.
— L’excellent homme ! pensa Serge ; il sera mon beau-père. Je le déshabituerai de son tabac à la rose, et je lui ferai venir du tabac français.
Au fond de l’allée apparut Mme Karpènetoff, ses cheveux gris en désordre. « Le dîner est sur la table, cria-t-elle de loin, qu’êtes-vous donc devenus ? »
— Excellente femme ! pensa Serge ; il ne serait pas mal de lui apprendre à porter son bonnet. »
Il ne voulut pas rester à dîner. Son âme était trop agitée. Il regarda Olympiade avec expression, et montant dans son traîneau, il rentra chez lui.
Pourquoi, dans le monde, y a-t-il tant de mélange ? La beauté et la laideur, la noblesse et le burlesque, la joie et la tristesse ! Il n’existe pas un sentiment qui soit complet, pas une pensée durable. Tout se résout en un doute, une hésitation de l’âme, source de l’ennui et de la fatigue de nos jours. Amour, mot sacré, but unique de la vie, joie de l’existence, se peut-il que tu ne sanctifies pas toujours le cœur dont tu t’es emparé ? Tu es beau, mais tu as aussi besoin de formes, comme les choses les plus prosaïques. Pourquoi t’enflammes-tu à la vue des pirouettes d’une danseuse, et te sens-tu déplacé dans la famille des Karpènetoff ?
Quand Serge rentra chez lui, il apprit qu’un de ses amis de Pétersbourg l’attendait.
Cet ami, nommé Alexis, était un homme dans le genre de Serge, avec cette différence qu’il servait dans un autre régiment, et qu’il passait dans le monde pour un être dangereux et une mauvaise langue, parce qu’il avait l’habitude de donner à toutes ses connaissances des sobriquets piquants et ridicules. Il reçut Serge avec un éclat de rire.
« Qu’est-ce donc que cette ménagerie dont tu as fait ici la connaissance ? Je demande à tes domestiques où tu es ; ils me répondent : Chez les Karpènetoff. — Et hier ? — Chez les Karpènetoff. — Et sont-ils riches, ces Karpènetoff ? — Huit cents paysans. Ah ! ah ! ah !
— Cesse donc de plaisanter, mon ami.
— Mais tu es un véritable Balzac, un de ses dignes émules ; tu fais aussi du roman. N’es-tu pas amoureux de quelque gentille bergère ?
— Finis donc.
— Je te connais. Tu trouves à la campagne du lait, la belle nature, un amour pur au bord des ruisseaux, des galettes à dîner ; c’est une vie tout à fait patriarcale et fort touchante.
— Tais-toi, mon cher, et parle-moi plutôt de Pétersbourg.
— Que veux-tu que je t’en dise ? Il devient chaque jour plus beau, plus peuplé, plus attrayant. Il y a beaucoup de nouveaux magasins et de nouvelles maisons. Les rues sont éclairées au gaz, et Mlle Brouatèze danse au théâtre. La connais-tu ?
— Non, répondit Serge en rougissant.
— Sa danse est une véritable poésie. Chacun de ses mouvements est un délicieux tableau ; elle danse à ravir ; il m’est impossible de t’en donner une idée par mes paroles ; il faut la voir.
— Et que se passe-t-il dans la société ?
— Mais rien de nouveau. Pierre se marie, sa femme a quarante mille livres de rentes et des espérances ; son père ne peut aller loin, cela doublera la fortune. Quel heureux homme que ce Pierre ! A propos, la comtesse te dit bien des choses. Elle fait maintenant la coquette avec un élégant qui arrive de Paris.
— C’est impossible ! s’écria Serge avec vivacité.
— Est-ce que tu crois à cette femme ?
— Et que dit-on de moi à Pétersbourg ?
— Mon Dieu, rien du tout. On ne parle jamais que de ceux qu’on voit sans cesse. Velski te prie de lui envoyer l’argent que tu as perdu avec lui à l’écarté. J’ai vu Adèle. Elle se plaint de toi, tu sais pourquoi.... » Là-dessus les jeunes gens se mirent à parler à demi-voix. Leur conversation dura longtemps. A onze heures du soir, Serge donna à son valet de chambre l’ordre de faire ses paquets, écrivit à la hâte un billet d’excuses à M. Karpènetoff, et avant qu’il fût jour il roulait sur la route de Pétersbourg.
Dans un salon élégant et orné de sculptures gothiques, une dame en grande toilette est assise sur un canapé et attend du monde.
Ce n’est ni un bal ni une soirée, mais tout simplement un jour de réception, où toute la société doit se réunir.
Un gros suisse se tient à la porte. Des pots de fleurs tapissent l’escalier. On arrive. Les femmes âgées se mettent au whist ; les jeunes filles se réunissent en groupe et feuillettent les albums connus. Les secrétaires d’ambassade et les jeunes officiers s’approchent d’elles puis se mettent à causer. La conversation est des plus intéressantes. « Puis-je m’asseoir près de vous ? — Certainement. — Étiez-vous hier à la représentation de Norma ? — Voulez-vous une glace ? — Comme il fait chaud ! — Comment la maîtresse de la maison peut-elle avoir l’idée de recevoir avec sa figure ? — Que vous êtes méchant ! — Bonjour ! — Savez-vous que Serge est de retour ? — Vraiment ! — Le voici ! — Il y a un siècle que nous ne vous avons vu ! — Où avez-vous donc été ? — A la campagne, surveiller vos affaires ? — Ah ! ah ! ah ! vous n’avez pas besoin de vous en défendre, nous savons bien ce que c’est. — Bonsoir ! — Que nous dites-vous de nouveau ? — Savez-vous où est aujourd’hui la comtesse ? — Ah ! la voici. — Bonjour. — Bonjour. »
Serge sauta de dessus sa chaise. La comtesse entrait, toujours belle et élégante. Les boucles soyeuses de ses cheveux retombaient sur ses épaules, et sur son front brillait un diadème en diamants. Un charme irrésistible attirait vers elle. Tout en elle était enchanteur. Elle salua avec grâce la maîtresse de la maison, sourit à ses connaissances, s’assit et se tourna vers Serge, qui était près d’elle.
« Bonjour, madame la comtesse.
— Bonjour ; depuis quand êtes-vous donc arrivé ?
— Mais aujourd’hui.
— Eh bien ! vous êtes marié ?
— Pourquoi donc vous moquez-vous de moi, comtesse ?
— Mais que faisiez-vous alors à la campagne ?
— Je me suis occupé, j’ai lu et réfléchi.
— Vous n’aviez pas de voisins ?
— Oh ! mon Dieu si, il y avait un capitaine ; mais personne qui me plût, ajouta-t-il en jetant sur la jeune femme un regard expressif.
— Avez-vous vu mon mari ?
— Pas encore.
— Eh bien, allez lui dire bonjour, ajouta-t-elle en souriant. On danse demain chez nous.
— Voulez-vous m’accorder la mazurka ?
— Volontiers. »
Le temps passe. Tout est toujours de même ; les pieds se fatiguent, le cœur est vide, sans pensées, sans sentiments.
Alexis avait épousé une riche veuve et se mit à donner des dîners. Serge dansait comme autrefois la mazurka, soupirait sous la loge de la comtesse, et commençait cependant à sentir qu’il avait sacrifié le véritable bonheur de sa vie à l’illusion d’une petite vanité. Souvent il était tourmenté de l’idée qu’il avait causé le malheur d’une pauvre jeune fille qui, comme il l’avait appris d’une personne qui arrivait de la campagne, maigrissait à vue d’œil depuis son départ, et peut-être était déjà morte de chagrin. Quelques années s’étaient écoulées depuis son retour à Pétersbourg, et ses remords étaient toujours aussi vifs. Il se trouvait coupable du malheur d’Olympiade, et se souvenait de son amour comme de l’instant le plus heureux de sa vie, qui avait été englouti dans le tourbillon de son existence mondaine. Un jour il était assis auprès de la cheminée ; son imagination lui retraçait vivement les traits de la jeune fille qu’il ne pouvait oublier, avec ses beaux cheveux épars, son regard rempli d’amour et de passion. Son domestique entra, lui apportant une lettre, m’ouvrit avec précipitation et lut ce qui suit :
« Mon cher monsieur, voilà déjà cinq ans que vous n’êtes venu dans vos terres, situées, comme vous le savez, à cinq verstes[5] de Zoubtsoff. Après votre départ, mes parents m’ont mariée au juge Krapitinikoff, avec lequel je vis, grâce au ciel, heureuse depuis quatre ans, et je serais parfaitement satisfaite de mon sort, sans une injustice que je viens vous prier de faire réparer. Mon mari, ayant quitté le service comme capitaine major, vient de servir pendant trois ans, choisi par le seigneur et n’ayant jamais eu de reproche sur sa conduite ; il a été présenté par son chef pour recevoir la récompense qu’il mérite. Cependant il n’a rien obtenu, tandis que le juge Boutirguine, qui a été repris pour son manque de sobriété, marié à la fille du pope, a reçu l’ordre de Sainte-Anne qu’il porte à sa boutonnière. N’ayant aucune protection à Pétersbourg, et sachant que vous y êtes en relation avec tout ce qu’il y a de plus haut placé, je me suis décidée à vous prier de vous intéresser à nous et d’obtenir pour mon mari la décoration à laquelle il a droit. J’ai pensé que vous ne me refuseriez pas en vous rappelant vos anciennes bontés pour notre famille. Mon père se plaint que vous l’ayez oublié. Il fait ajouter à sa maison une nouvelle aile que nous habiterons, moi et mes enfants, quand les affaires de mon mari nous permettront de quitter la ville. Mes sœurs sont mariées : Dorothée a épousé un employé nommé Biroukdine, et Polyxène un maître d’allemand appelé Schmitzdorf. Mon mari vous présente ses profonds respects ; je me joins à lui pour faire de même.
« Votre soumise
« Olympiade Krapitinikova. »
La lettre tomba des mains de Serge ; des larmes roulèrent dans ses yeux. Un instant de poésie a brillé dans ma vie, se dit-il, et ce n’était qu’une amère déception.
Pauvre Serge ! Il lui fallut renoncer à son repentir inutile et redevenir l’innocent officier garde. Et tout a repris son train habituel : la comtesse se pare et danse ; Serge va au théâtre. Ses pieds se fatiguent et son cœur est vide de pensées et de sentiments.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 3 février 2013.
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