LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vladimir Sollogoub

(Соллогуб Владимир Александрович)

1813 — 1882

 

 

 

 

AVENTURE EN CHEMIN DE FER

(Приключение на железной дороге)

 

 

 

1842

 

 

 

 

 


Traduction d’Eugène de Lonlay, Paris, Hachette, 1854.

 

 

 


Saint-Pétersbourg, 17 septembre.

Quelle triste saison que l’automne ! Les campagnes deviennent désertes, et la ville est encore inhabitée. Il fait froid et humide. Une pluie fine empêche de se promener. Dans les rues se traînent des charrettes chargées de meubles ; sur la Néva, des barques remplies aussi de déménagements, partout des meubles, et nulle part une figure connue. Tout le monde est en route ; personne encore n’est arrivé. Chacun se prépare à l’hiver. Je ne puis souffrir l’automne. Que devenir ? Les théâtres sont déserts. Personne ne reçoit encore. Pétersbourg est insupportable. Je vais aller à Tzarskoé-Selo m’amuser avec les hussards.

 

20 septembre.

Je suis allé hier à Tzarskoé-Selo, et il m’est arrivé une aventure assez extraordinaire. Le temps était sombre ; il tombait une pluie fine, et comme je désirais me distraire, j’étais encore plus triste. Je m’enveloppai dans mon manteau, et partis pour le chemin de fer. Par un hasard malencontreux, il n’y avait personne de connu dans la salle d’attente. Un Tyrolien avec sa Tyrolienne criait impitoyablement une chanson stupide. Deux Allemands fumaient dans un coin leurs cigares, et un cadet mangeait au buffet en causant avec le garçon. Je m’approchai du bureau, et demandai au caissier, qui me connaît :

« Est-ce qu’aucun hussard ne va aujourd’hui à Tzarskoé-Selo ?

— Personne, à ce qu’il paraît.

— Ni aucun cuirassier non plus ?

— Non plus.

— Quel dommage ! Donnez-moi toujours une place de première ; on y trouve souvent quelque connaissance. »

Il me donna mon billet, et je me mis à me promener dans la galerie. Ayant lu attentivement la défense formelle, imprimée en trois langues différentes, de fumer en wagon, je sortis de ma poche un cigare, demandai du feu à un conducteur, et montai en voiture.

En m’asseyant dans le wagon, je me sentis désappointé. Je ne voyais que l’uniforme rouge du conducteur, et je croyais que, pour le complément de mon guignon, je serais obligé de voyager entièrement seul. Tout à coup ; un léger bruit dans le coin me fit retourner. Une dame y était assise. Elle se mit à regarder par la fenêtre, en me tournant le dos, et ne fit plus le moindre mouvement ; d’où je conclus tout naturellement que ma présence lui était désagréable. C’est un bon signe, pensai-je ; le sort ne m’a pas tout à fait abandonné.

La cloche du départ ondula dans l’air. La machine siffla. Le bruit fit tressaillir ma voisine, mais elle ne se retourna pas. Cela commençait à me contrarier. Nous partîmes, et je me mis à examiner sa toilette.

Elle n’avait rien de particulier ; elle se composait d’une capote de taffetas violet avec un voile noir, et d’un manteau écossais à grands carreaux. C’est sans doute quelque gouvernante sans place, pensai-je sans trop savoir pourquoi. Pourquoi se cache-t-elle le visage ? Je suis sûr que c’est un monstre. Elle a peut-être des taches sur la figure, et une cinquantaine d’années par-dessus le marché. Cependant, je voudrais la voir.

« Madame, lui dis-je poliment, l’odeur du cigare vous incommode-t-elle ? »

Elle se retourna. Grâce au ciel, je m’étais trompé ; elle n’était nullement laide. Elle pouvait avoir trente ans, avait des traits fort réguliers, et surtout des yeux comme je n’en ai jamais vu ; noirs, grands, brûlants ; en un mot, des yeux de Géorgienne, et une figure allemande, ovale et blanche. Pourtant, elle doit être Russe.

Elle fit un signe de tête, et me répondit sans aucune affectation :

« Nullement, je vous remercie. Fumez, je vous en prie. »

Puis elle se remit à regarder le ciel gris, et la plaine désolée qui environne Pétersbourg.

La curiosité commença à s’emparer de moi. Qui était-ce ? Une provinciale ? Non ; elle m’aurait répondu en français. Une femme de mœurs équivoques ? Pas davantage ; elle m’aurait répondu avec des grimaces affectées, ou peut-être ne l’aurait-elle pas fait du tout. Une dame de la haute société ? Elle ne voyagerait pas seule, et d’ailleurs je les connais toutes. La femme d’un employé ? Elle ne serait pas mise avec autant de goût ; toute sa personne, ses mouvements, sa prononciation n’auraient pas un tel parfum d’élégance. Une étrangère ? Elle ne parlerait pas le russe aussi purement.

Je fumais en la regardant ; elle contemplait toujours le pays, obscurci par une pluie d’automne. Il était évident qu’elle ne voulait pas causer et faire ma connaissance. Je n’avais cependant pas entièrement perdu l’espoir, et m’adressai de nouveau à elle, en lui disant :

« Comme nous allons lentement ! »

Elle se retourna précipitamment, comme si j’eusse deviné sa pensée, et me répondit :

« Oh oui ! bien lentement ! Quelle heure est-il ? »

Je tirai ma montre.

« Une heure moins dix minutes.

— Il n’y a que dix minutes que nous sommes partis ! Je croyais qu’il y avait plus longtemps.

— Et moi moins longtemps, au contraire, » repris-je assez à propos.

Un sourire effleura presque ses lèvres, mais pas entièrement. Elle passa sa main sur ses cheveux, et fit tomber son manteau sur ses épaules. J’eus le temps de remarquer qu’elle avait une main petite et parfaitement gantée. J’aime beaucoup que le gant aille bien, surtout quand la main est jolie.

Le silence le plus obstiné suivit cette phrase.

J’eus beau tâcher d’être aimable, compter les verstes, faire observer la route, parler des accidents des chemins de fer, de leur rapidité étonnante, rien ne réussit. Elle me répondait par un léger signe de tête, puis recommençait à admirer la nature.

« Vous avez l’air d’aimer beaucoup la pluie ? lui dis-je enfin, contrarié.

— Non, j’aime l’automne, » répondit-elle tristement.

Je voulais profiter de ce succès, et commencer avec elle une longue dissertation sur le sentiment peu en rapport avec la mauvaise saison, mais il n’y eut pas moyen : la maudite machine arrivait à Tzarskoé-Selo. Ma compagne se hâta de baisser son voile, et disparut dans la foule dès que la portière eut été ouverte. Je voulus la suivre, mais je perdis sa trace. Femme étrange ! qui était-elle ? Je n’oublierai jamais l’expression de son regard lorsqu’elle me dit qu’elle aimait l’automne. Je m’ennuyai beaucoup à Tzarskoé-Selo. Les hussards, fatigués de leurs exercices, se sont couchés de bonne heure. Je suis rentré le soir chez moi. La nuit était sombre. Qui est-elle ? J’ai beau me casser la tête à y penser, je ne puis le deviner.

 

20 septembre.

J’ai vu mon inconnue cette nuit même. Elle était en noir, et m’a prié de ne pas chercher à savoir qui elle était.

Quelle chose ridicule ! Il est pourtant vrai que cette folie me préoccupe, puisque j’en rêve.

Elle n’en vaut cependant pas la peine ; mais l’homme est ainsi fait. Voilà ce que c’est que le doute ! Dès que je saurai que c’est la femme de quelque conseiller, ou d’un chirurgien de régiment, je l’oublierai immédiatement, et sa pensée ne me reviendra plus jamais à l’esprit. Tandis que maintenant, quel que soit l’endroit où je me trouve, soit au café, soit dans une partie avec mes camarades, je crains toujours d’être en retard pour le chemin de fer, et dans les rues il me semble que toutes les femmes ont des capotes violettes et des manteaux écossais.

 

25 septembre.

Je suis retourné à Tzarskoé-Selo, et je l’ai revue. J’avais le pressentiment que je la rencontrerais de nouveau. Seulement, à mon grand désappointement, notre wagon était plein. Nous avions trois employés qui arrivaient de province pour chercher à se placer, et un gros monsieur que je rencontre quelquefois. Il faisait l’important avec les employés, parlant de ses rapports avec les plus grands seigneurs, leur proposant sa protection, et se gonflait comme la grenouille qui se compare au bœuf.

À chacune de ces vanteries, les provinciaux sautaient sur leur banquette, portaient la main à leur chapeau, et souriaient poliment comme pour dire : Nous vous prions de ne pas nous refuser votre aide et d’être bon pour nous. Puis ils se regardaient comme honteux de respirer le même air qu’un personnage aussi important.

La scène était des plus comiques. J’étais assis en face de mon inconnue, et lui faisais involontairement signe de regarder : cette fois-ci elle sourit tout à fait. Sa figure s’éclaircit comme le ciel après l’orage.

« Vous allez encore à Tzarskoé-Selo ? lui demandai-je.

— Oui.

— Il me semble que vous y allez souvent ? »

Elle parut effrayée de cette question et répondit avec précipitation :

« Mais non, j’y vais au contraire très rarement.

— Mais pourquoi n’iriez-vous pas ? repris-je. Les promenades y sont délicieuses. On s’amuse aussi beaucoup à Pavlovski, surtout le dimanche, quand il y a de la musique et que le Waux-Hall est illuminé avec des lanternes chinoises. »

La conversation passa du Waux-Hall aux plaisirs de l’hiver, des joies du monde à celles de la famille, de la vie de famille à la science et la littérature. Elle parlait de tout avec esprit et intelligence, mais d’une manière tout à fait féminine. Je trouvais un charme tout particulier dans sa conversation, et il me semblait aussi qu’elle ne m’écoutait pas sans plaisir. Le gros monsieur cessa tout à coup ses hâbleries et jeta sur nous un regard oblique. Je crus qu’il nous avait vus rire de lui et que cela l’avait mis de mauvaise humeur. Mais au moment où j’allais parler des poésies de Chénier, il se pencha vers ma voisine, la regarda d’un air aimable, et lui demanda d’une voix douce : Maxime Ivanovitch se porte-t-il bien ?

Elle se troubla visiblement et répondit à demi-voix :

« Il est parti.

— Parti ! reprit le gros monsieur. C’est donc pour vous distraire que vous vous promenez. »

En disant ces mots il sourit avec une telle impudence que je l’aurais battu volontiers. Mais qu’était-ce que Maxime Ivanovitch ? Sans doute son mari. Et il était absent. C’était à noter.

 

27 septembre.

Mon inconnue ne me sort pas de l’esprit. Hier je suis retourné au chemin de fer, espérant l’y rencontrer encore. En effet, j’arrive au bureau ; elle y était, demandant un billet de seconde classe. Elle craignait sans doute de se retrouver avec moi. J’en eus du regret. Ne devais-je pas la laisser et ne plus la poursuivre ? Mais quel mal y avait-il dans ma persévérance enfantine ? Il ne serait pas dit que j’éviterais une aventure même sur le chemin de fer. Je m’empressai de prendre aussi une place de secondes, rejoignis ma beauté mystérieuse et la saluai comme une ancienne connaissance.

« Le sort m’est propice, lui dis-je d’un air assez dégagé. J’ai de nouveau le bonheur de voyager avec vous. »

Elle me répondit assez froidement. Pourtant il restait encore dix minutes jusqu’à l’heure du départ. Les voyageurs remplissaient la salle d’attente ; tout à coup la grosse figure du monsieur d’hier nous apparut. Il nous regarda d’un air moqueur, dit un mot à l’oreille de ma compagne de voyage et disparut dans la foule. Elle parut effrayée à sa vue. Mais la cloche du départ se fit entendre ; nous montâmes en voiture. Nous étions quatre dans notre wagon : nous deux, et deux personnes insignifiantes, l’une avec un journal russe entre les mains, l’autre tout à fait endormie. L’occasion était superbe ; je songeai à recommencer la conversation de la veille et à avancer mes affaires ; mais cela n’allait pas. Elle avait l’air distrait, et même contrarié. Elle me répondait à contre-cœur. Il était évident que je l’ennuyais. Peut-être tombais-je dans une intrigue. Mon amour-propre fut excité. Son indifférence me blessait. Pourtant je ne suis pas amoureux d’elle, et si je l’étais, ce serait sans doute en vain. D’après toutes les probabilités, son cœur est déjà pris, sans parler même de Maxime Ivanovitch. Cependant je suis un homme connu, et les convenances demandaient plus de politesse. Cela ne se passera pas ainsi, ma belle inconnue : je saurai qui vous êtes, et pourquoi vous allez tous les jours à Tzarskoé-Selo. Quand nous arrivâmes, elle se cacha de nouveau sous son voile, seulement cette fois-ci je pus la suivre et ne la perdis pas de vue. Elle traversa plusieurs rues à pied, regardant à droite et à gauche, puis s’arrêta devant une petite maison, comme si elle attendait quelqu’un. Au bout de quelques instants, une vieille sortit et lui fit un signe. Elle la rejoignit en un clin d’œil, et elles entrèrent toutes deux dans une petite porte. Je me cachai derrière une cloison et pus les examiner sans être vu par elles. Au bout de quelques instants, je pus m’approcher de la maison et la considérer à mon aise. Son apparence était fort ordinaire. Il y avait sur la porte une affiche avec le numéro 139, et une inscription qui disait que cette maison appartenait à l’employé Boubnovoï. Un enfant qui vint à passer me dit qu’elle était habitée par un peintre. J’en savais assez pour cette fois. J’allai chez mon ami le hussard, et fus excessivement distrait. J’éprouvais de la joie et du chagrin. Pourquoi ?

 

29 septembre.

Je ne l’ai pas vue aujourd’hui. Je suis allé au chemin de fer, je l’ai cherchée dans tous les trains, dans toutes les voitures ; elle n’y était pas. Quel malheur ! J’étais déjà habitué à elle. Je ne voulais pas voir sa place occupée par une autre. Je m’y assis. J’étais venu, je dois en convenir, avec l’idée de lui faire une querelle, de lui reprocher une liaison coupable. Et de quel droit ? Je n’en sais rien moi-même. Au lieu de cela, je ne la vis pas, et mon humeur jalouse se calma. Je n’avais qu’un regret, celui de ne pas la trouver. Qu’elle fasse ce qu’elle veut, elle est bien libre, pensais-je, pourvu que j’aie le plaisir de la voir, de l’entendre, comme une simple connaissance, sans prétention sur elle. Je me suis fort ennuyé à Tzarskoé-Selo. Je n’ai pas été chez mon hussard, mais je me suis promené devant la maison de Boubnovoï. Le temps était sombre. Un ciel de plomb couvrait les champs. La petite maison apparaissait à l’extrémité de la ville, élevant ses tuyaux de cheminée noirs et son toit humide. Tout à coup la vieille d’hier en sortit avec un homme de taille élevée, enveloppé dans un manteau. Il dit quelques mots à la vieille, la menaça du doigt, et disparut dans le brouillard en jetant sur moi, de loin, des regards de feu. Il avait l’air fâché, et la vieille se tenait devant lui avec crainte et respect. Je pensai qu’il avait été trompé comme moi dans ses prévisions. J’en suis ravi ! Maintenant je ne regrette plus tant de ne l’avoir pas rencontrée aujourd’hui.

 

1er octobre.

Il me semble que le mystère s’éclaircit tout naturellement. La femme qui veut tromper son mari absent lui fait accroire qu’elle va voir une nièce ou une tante, et se rend dans une maison suspecte, où une affreuse vieille lui ménage des entrevues avec quelque officier en retraite. Qu’y a-t-il de si étonnant, et pourquoi une chose aussi ordinaire me tourmente-t-elle et me chagrine-t-elle autant aujourd’hui ? Je ne veux plus penser à elle. Si j’allais au théâtre pour me distraire ? Que donne-t-on ? Un vieil opéra et un nouveau drame, aussi ennuyeux l’un que l’autre. Si j’allais chez ma charmante comtesse ? Mais non, elle reçoit aujourd’hui et sera entourée d’adorateurs ; et je ne veux voir personne. Je n’ai même pas la ressource de la lecture ; il n’y a pas de livres russes qui vaillent la peine d’être lus, et quant aux français, j’en suis ennuyé. Cette littérature artificielle et affectée me dégoûte. Je ne sais pourquoi mon cœur est devenu plus tendre. Je voudrais aimer, non pas comme on aime dans le monde, avec calcul et distraction, mais aimer sincèrement, passionnément, vivre de la vie d’un autre, être heureux de ses joies, triste de ses chagrins. Combien je regrette que mon inconnue ne mérite pas mon estime ! On voit qu’elle serait capable d’un sentiment profond, d’un dévouement sans bornes. Cependant les femmes trompent si facilement, elles savent si bien feindre ! Sage est celui qui tâche de les fuir : il n’a peut-être pas joui du plus grand bonheur, mais aussi il n’a pas éprouvé les plus cruelles déceptions, les plus grands chagrins de la vie.

 

3 octobre.

Je l’ai revue. En m’apercevant, son regard exprimait un sentiment de plaisir mêlé à un sentiment de crainte. Mon cœur battait avec violence. L’espérance commença à m’apparaître. Elle a remarqué ma persévérance, qui ne lui a peut-être pas déplu. Autrement, aurait-elle fait tant d’efforts pour éviter de se rencontrer avec moi ? Mais alors que veulent donc dire ces continuels voyages à Tzarskoé-Selo ? Pourquoi se cache-t-elle ? Que craint-elle ? Quelque chose qu’il m’en coûte, je le saurai. Quoi qu’on en dise, lorsqu’une femme cherche le mystère, il s’agit toujours d’amour.

Nous avions dans notre wagon deux Anglais qui venaient visiter les curiosités de Pétersbourg. Mon inconnue commença elle-même la conversation,  et se mit à me parler du temps, des théâtres, de l’étranger ; mais elle évitait toujours ce qui pouvait avoir rapport à elle. Sa conversation était animée, variée, même gaie, et il y avait en elle tant de charme, que je l’écoutais malgré moi ; plus cette femme étrange me paraissait séduisante, et plus le souvenir de la petite porte du peintre, de la vieille, me devenait insupportable. Enfin, ma patience fut à bout.

« Vous avez beaucoup de connaissances à Tzarskoé-Selo, lui demandai-je ?

— Non, répondit-elle, presque pas.

— Et la maison de l’enregistreur Boubnovoï ? » Elle pâlit et ses lèvres tremblèrent. Elle jeta sur moi un regard suppliant et rempli de reproche, et me dit à demi-voix :

« Êtes-vous homme d’honneur ?

— Je m’en flatte, répondis-je.

— Eh bien ! donnez-moi votre parole que vous ne tâcherez pas de savoir qui je suis avant huit jours.

— Volontiers, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Que vous m’expliquerez l’énigme de votre existence, et pourquoi vous vous cachez pour aller chez ce peintre ? »

Elle réfléchit un instant, puis répondit résolument :

« Venez jeudi prochain, je vous raconterai mon histoire ; mais d’ici là il faut que vous n’alliez plus à Tzarskoé-Selo et que vous ne parliez de moi à personne ; si vous y consentez, je vous expliquerai tout jeudi prochain ; sinon, nous ne nous reverrons jamais.

— J’y consens, répondis-je.

— Vous m’en donnez votre parole ?

— Certainement. »

Nous nous séparâmes.

 

7 octobre.

Comme le temps passe lentement ! C’est vraiment une plaisanterie. Ne pas aller à Tzarskoé-Selo de toute une semaine ! Et est-elle vraiment jolie ? Elle a en effet des yeux charmants, une petite main, une jolie bouche, un nez très régulier et une taille ravissante ; mais ce qui est encore plus délicieux, c’est ce charme répandu sur toute sa personne. J’ai vu bien des femmes plus jolies qu’elle, mais aucune qui fût aussi séduisante. Je suis curieux de savoir ce qu’elle va me raconter, et comment elle expliquera ses visites chez le peintre. J’ai connu une histoire dans laquelle un ivrogne avait servi de prétexte à une intrigue amoureuse. J’aurais bien du regret s’il en était ainsi avec elle. Elle me plaît excessivement, et qui sait ? peut-être parviendrai-je aussi à lui plaire, et pourrons-nous être heureux ensemble et nous comprendre. Mais cette maison avec la vieille et le peintre sera un obstacle éternel entre nous. D’ailleurs, si c’est une femme vertueuse, je ne puis pas l’épouser. Dans ma position, il me faut un beau parti, un nom connu, une personne qui réunisse tous les avantages. Tout cela est vrai ; mais mon amour pour elle serait mon trésor caché, ma joie secrète, que je déroberais à tous les regards, pour la garder pure de tout contact. Hélas ! tout cela n’est qu’un rêve ! une pensée insensée ! Elle en aime un autre, elle lui appartient, elle le craint, et on ose devant moi la faire trembler avec le nom de Maxime Ivanovitch !

 

11 octobre.

Pardon, ma belle inconnue ! je suis coupable envers vous, je vous ai soupçonnée injustement.

Comment recueillir mes souvenirs et écrire tout ce que j’ai entendu hier ?

J’arrivai au chemin de fer une demi-heure d’avance, et pris les huit places d’un wagon, afin d’éviter de me trouver avec des étrangers. J’attendais avec une impatience impossible à décrire. Chaque femme qui m’apparaissait de loin me faisait battre le cœur. Sous chaque chapeau je cherchais son visage, mais en vain ; elle n’arrivait pas. Le premier coup de cloche se fait entendre. Le second le suit bientôt, et elle ne paraît pas. Est-ce qu’elle m’aurait trompé ? pensais-je. Ne s’est-elle pas moquée de ma crédulité ? Cette idée me mettait hors de moi. Quatre minutes s’écoulent ; enfin un pressentiment secret me dit qu’elle n’est pas loin. En effet, elle arrivait.

« Vous voilà enfin, grâce au ciel, lui dis-je. Vous avez bien manqué d’arriver trop tard. Voici votre billet. »

Le conducteur ferma notre portière en souriant. Qu’il croie ce qu’il voudra.

Ma belle voyageuse paraissait assez gaie, et ses yeux exprimaient une tendresse qui me faisait plaisir, quoique sa vue éveille toujours en moi une certaine jalousie. Son sourire avait de plus quelque chose de moqueur et de triomphant qui me déplaisait fort. J’avais compté sur de l’embarras, de l’agitation, du repentir. Et au lieu de cela, je me sentais un véritable écolier devant elle.

« Avez-vous tenu votre promesse, me demanda-t-elle ?

— Laquelle ?

— De ne pas tâcher de savoir qui j’étais, et de ne pas me suivre pendant une semaine ?

— Je l’ai remplie de tout point.

— Je vous en remercie de tout cœur, me dit-elle en me tendant la main avec tant d’effusion, que je la baisai avec une ardeur qui lui parut trop grande, car elle la retira immédiatement. Vous avez tenu votre promesse comme un homme d’honneur, continua-t-elle gaiement ; il me reste à tenir la mienne. Ma vie est presque un roman, et j’attends tous les jours son dénoûment.

— Dans la maison de Boubnovoï ? » demandai-je.

Elle me regarda fixement et se mit à rire en me répondant :

« Oui, dans la maison de Boubnovoï.

— Et votre histoire, comme toutes les histoires, est fondée sur l’amour ?

— Précisément. »

J’étais contrarié.

« Et l’objet de cet amour, continuai-je sèchement, habite la maison de Boubnovoï ?

— Oui. »

Sa franchise me devenait insupportable. Et ce héros, pensai-je, est un jeune homme bouclé, avec des lunettes, un poëte incompris, un candidat désappointé, un officier, ou, ce qui est encore mieux, un étranger, avec des moustaches et une barbe noire, avec un manteau, des yeux flamboyants et l’air d’un ange déchu.

Heureusement je ne dis pas tout cela, et je lui demandai seulement avec vivacité :

« Et qui est votre héros ?

— Mon héros, reprit-elle, est bouclé, fou et étourdi. Il a des yeux bleus, et une voix si douce, que mon coeur bat rien qu’en pensant à lui.

— Mais qui est-il ? » dis-je avec inquiétude.

Elle sourit avec douceur ; sa figure s’illumina d’un sentiment ineffable.

« C’est mon fils, » répondit-elle.

Je la regardai comme un fou.

« Si vous voulez venir, vous verrez que mon fils demeure chez un peintre, dans la maison de Boubnovoï ; il a été, pendant quelques jours, bien malade. Mais il va mieux maintenant et il est presque guéri. Comme j’ai été malheureuse pendant tout ce temps !

— Mais pourquoi cachez-vous vos visites ? lui demandai-je accablé d’un nouveau doute.

— C’est précisément là l’histoire que je vais vous raconter. Mais il me semble que vous n’êtes pas disposé à l’écouter aujourd’hui.

— Au contraire ; racontez-la moi, de grâce.

— Eh bien, prêtez-moi votre attention, mais ne m’interrompez point. Je vais commencer comme commençaient les histoires d’autrefois.

« Je suis née de parents peu riches. Mon père, honnête et bon Allemand, était au service de la Russie et habitait Varsovie. Ma mère était Polonaise. C’est tout ce que vous saurez de ma famille. Les noms propres sont exclus de mon récit.

« Je fus élevée en pension, où je restai jusqu’à dix-sept ans ; puis on me maria à un homme dont je porte encore le nom. Mais cela ne durera probablement pas longtemps.

— Comment ! m’écriai-je.

— Écoutez-moi ! Ce que je vais vous raconter ressemble beaucoup à une confession. En face de la pension demeurait un homme commun à l’excès et d’un esprit médiocre. Il avait un fils de vingt ans, qui passait ses journées à nous regarder de sa fenêtre. Vous connaissez l’éducation des pensions. Au lieu de penser à nos leçons, nous nous occupions de notre voisin, de chevaliers, d’amour idéal, et nous nous abandonnions aux rêveries les plus sottes et les plus dangereuses. J’étais alors presque une enfant. Notre voisin se mit à m’écrire des billets dont j’étais très fière auprès de mes compagnes. Je sus plus tard que son père, ayant appris ses folies, se fâcha beaucoup et l’envoya à l’étranger.

— Est-ce que je ne saurai pas non plus son nom ? demandai-je.

— Je vous le dirai, si vous voulez. Il s’appelle pour vous Maxime Ivanovitch.

— Et vous l’avez épousé ?

— Non. Lorsqu’il fut parti, on me fit sortir de pension, et on me maria à un autre. À dix-sept ans, on est ordinairement assez indifférent pour celui qu’on épouse, à moins que ce ne soit un monstre. Il en fut autrement pour moi. J’aimais Maxime Ivanovitch avec l’entraînement enfantin d’une toute jeune fille, qui met la passion dans la poésie, dans les protestations, dans les aventures romanesques, les billets doux, et toutes ces choses où l’on perd beaucoup de papier et de pensées.

« Mais je ne pouvais résister. On me para, on me traîna en larmes à l’autel.

« J’ai été fort malheureuse en ménage. Mon mari était un homme jaloux et soupçonneux. Que Dieu lui pardonne ! Nous sommes arrivés l’hiver dernier à Pétersbourg, et nous avons été dans la société, non pas dans votre grand monde, mais dans un petit cercle de Varsovites. Quel fut mon étonnement et ma terreur, lorsque la première personne que je vis au théâtre fut Maxime Ivanovitch ! Il avait vieilli et enlaidi. Dès qu’il m’aperçut, il se présenta dans notre loge. Je le présentai à mon mari qui, ne connaissant pas nos anciens rapports, fut assez aimable, et l’invita à venir nous voir. Maxime Ivanovitch accepta avec joie cette invitation. Je remarquai que son sentiment d’autrefois n’était pas une plaisanterie, et que le temps ne l’avait point effacé. Vous savez que les femmes se trompent rarement là-dessus. Du reste, c’est un homme excessivement bon et généreux. Il est très riche, et il consacre toute sa grande fortune aux pauvres.

— Et vous l’aimez ? » demandai-je avec vivacité. Elle ne répondit, ne se troubla, ne rougit ni ne sourit, mais soupira d’un air rêveur.

« De grâce, continuai-je, vous avez assez mis ma discrétion à l’épreuve ; délivrez-moi de cette incertitude cruelle. Dites-moi si vous l’aimez ?

— Non, répondit-elle résolument. Je ne suis plus une petite pensionnaire, je ne crois plus à la lune et aux rêveries. Non, je n’aime personne, et c’est peut-être un grand malheur.

— Mais alors, pourquoi ?...

— Vous le saurez plus tard. Maintenant, écoutez-moi, ou je n’aurai pas le temps d’achever, car nous allons arriver. Je ne vous ai pas encore dit que mon mari était joueur, et, comme Maxime Ivanovitch est excessivement riche, il voulait lui gagner sa fortune. Vous ne pouvez vous figurer combien la femme d’un joueur est malheureuse. Tantôt elle a des piles d’or, tantôt elle se trouve dans la plus grande misère, et toujours l’inquiétude, la crainte, les nuits sans sommeil, les cris, les reproches, les jurements. Je crois que je serais devenue folle sans mon fils. Mais depuis que mes devoirs envers lui vinrent remplir mon existence, je souffris tout avec patience. Malgré toutes les invitations de mon mari, Maxime Ivanovitch ne voulut jamais jouer ; mais il restait auprès de moi dans le salon, tandis que dans la pièce voisine l’or roulait sur les tables. Il aimait mon fils, le prenait souvent sur ses genoux, et me regardait avec intérêt et compassion. Cela déplaisait beaucoup à mon mari ; un homme officieux, qui nous avait connus à Varsovie, lui fit connaître nos anciennes relations.

« Depuis lors, ma vie devint un véritable enfer. Mon mari me froissait sans cesse, et devant les étrangers. Maxime Ivanovitch fut outragé par les paroles les plus dures. Ils se battirent, et mon mari fut blessé. Sa rage n’eut plus de bornes. Il me chassa de chez lui, et me chassa sans mon fils, cet enfant pour lequel seul je pouvais encore vivre. Maxime Ivanovitch fut mon seul consolateur ; il se désespérait d’être la cause de mon malheur. Un mois s’était à peine écoulé, que mon mari fit banqueroute. Il y eut là quelque histoire désagréable. Ce que je sais, c’est qu’il fut obligé de s’enfuir pour n’être pas saisi, et se cacha avec son fils chez le pauvre peintre, dans la maison de Boubnovoï. Il m’était défendu de voir mon enfant ; mais un jour sa vieille bonne me fit dire qu’il était malade. Vous, homme, vous ne pouvez comprendre ce qui se passa alors en moi ! Mon fils était mourant, et j’étais séparée de lui. J’étais décidée à tout pour le voir. Quand mon mari sortait pour ses affaires, la bonne me faisait un signe ; je montais tremblante par un escalier dérobé, et j’arrivais dans la chambre où mon pauvre enfant, âgé de sept ans, était couché, dévoré par la fièvre, dans le délire, appelant sa mère qui l’avait abandonné.

— Et Maxime Ivanovitch, que faisait-il ?

— Il alla en Pologne, pour demander mon divorce et le droit de reprendre mon fils. Le divorce est obtenu, mais je ne puis avoir mon enfant sans le consentement de son père ; cela me tourmente beaucoup. Que deviendra-t-il avec de tels exemples sous les yeux ? Quel avenir lui est réservé ? Quelle éducation aura-t-il loin des yeux de sa mère, lui, l’arme de la vengeance dans les mains de son père ? »

Des larmes roulèrent dans ses yeux. Elle se tut.

Nous arrivions à Tzarskoé-Selo. Sous la galerie s’agitait une foule curieuse de voir les arrivants. Parmi eux se montra le gros monsieur, avec son sourire satanique.

« Ah ! s’écria mon inconnue, je le reconnais maintenant. Il était du nombre de ceux qui passaient la nuit au jeu, chez mon mari. »

 

12 octobre.

Quelle étrange histoire ! Ne l’a-t-elle pas inventée ? Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Mais qui est ce Maxime Ivanovitch ? Et qui est-elle, elle-même ? Il me semblait, lorsqu’elle me parlait, que ses yeux me regardaient avec une expression toute particulière ; puis elle s’arrêtait, soupirant, et lorsqu’elle disait qu’elle n’aimait plus personne, sa physionomie semblait exprimer clairement qu’elle pouvait encore aimer. Quelle musique dans sa voix ! Quel charme dans son regard ! Comme elle est séduisante et délicieuse quand elle parle !

Qui que vous soyez, quel que soit votre nom, je sens que mon coeur est entraîné vers vous. Je sens que je suis prêt à vous aimer... que je vous aime !... Vos traits me poursuivent sans cesse. Je m’ennuie partout sans vous : dans le monde, au théâtre, à la promenade ; ma vie, mon bonheur est sur le chemin de fer. J’attends avec impatience l’instant où je dois m’y rendre. J’avoue qu’il était un grand homme, celui qui a découvert la vapeur. Et béni soit celui qui a fait le chemin de fer de Saint-Pétersbourg à Tzarskoé-Selo !

 

18 octobre.

Je l’ai revue, telle que je ne l’avais encore jamais vue ! Elle avait un charmant chapeau de dentelle, un mantelet de velours et une robe noire. Elle n’avait jamais été aussi jolie. Je l’admirais et ne pouvais assez la regarder. Elle me salua de la tête en souriant, mais son regard exprimait l’inquiétude.

Nous montâmes dans le wagon. Il y avait avec nous un acteur allemand, et deux insupportables bavards qui ne cessèrent, pendant toute la route, de raconter les histoires de la ville, et de se vanter, l’un et l’autre, de leurs connaissances et de leurs succès dans le monde.

Ni mon inconnue ni moi nous n’osions commencer à causer, mais nous nous regardions, et il y avait un charme tout particulier dans cette conversation muette. Je remarquais qu’elle jetait quelquefois sur moi des regards pleins de tristesse, auxquels les miens répondaient par l’expression la plus vive de toute mon âme, qu’elle comprenait, car elle se retournait en rougissant.

Il était aisé de voir que l’inquiétude de la mère avait disparu pour faire place aux sentiments de la femme. Un écolier, à ma place, se serait mis à parler à demi-voix, et aurait ainsi attiré l’attention des autres voyageurs. Mais je sais depuis longtemps que dans le monde on n’entend pas, mais on écoute, et, pour qu’une chose reste cachée, il faut parler tout haut et non à voix basse. Tandis que nos hâbleurs se perdaient dans la description de la belle habitation de la comtesse H..., qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre, je m’empressai d’éclaircir le doute qui pesait si douloureusement sur mon cœur.

« Que fait Maxime Ivanovitch ? » demandai-je.

Elle comprit ma ruse, rougit légèrement et me répondit :

« Il est venu hier, mais il est malade.

— De quoi souffre-t-il ? »

Elle soupira en prononçant ce mot : « De jalousie.

— Pourquoi ? »

Elle rougit, et répondit avec une timidité à peine apparente : Pour le chemin de fer. Le bonheur s’empara de mon âme. « Je craignais tant qu’il ne se mariât !

— Et moi aussi, mais il paraît que le mariage est rompu. Un vieux joueur s’est mêlé de l’affaire, et a fait, Dieu sait quelles calomnies. La fiancée n’a pas voulu se justifier, quoiqu’elle l’eût dû pour son fils ; mais elle était trop fière pour cela.

— Et il y a un peu d’amour, » m’écriai-je avec transport.

Elle secoua la tête, et me regarda si tristement que j’eus envie de pleurer.

Comment ! est-ce qu’elle me sacrifierait un sort heureux, un riche mari et l’éducation de son fils ? Je ne dois point accepter ce sacrifice ; je dois la détourner d’un entraînement insensé, d’une préférence momentanée, quelque douceur qu’il y ait là pour mon coeur et pour mon amour-propre. Nous causâmes peu pendant le reste de la route. Elle semblait réfléchir et soutenir une lutte intérieure ; pour moi, j’étais si heureux, que je ne trouvais pas une parole.

14 octobre, cinq heures du matin.

Je n’ai pas dormi de la nuit, j’entendais toujours sa voix, je voyais son regard triste. Que Dieu la protège ! Je ne veux pas lui être un obstacle ; un autre ne croirait pas à ses paroles. Mais il y a dans son accent tant de vérité et de noblesse, que je sens qu’elle ne me trompe pas. Non, je ne serai point la cause de la rupture de son mariage avec son bienfaiteur. J’y suis décidé, je n’irai plus au chemin de fer. D’ailleurs, c’est aujourd’hui l’exercice. Il est vrai que je pourrais encore partir après ! Mais pourtant, puis-je l’obliger à une action qui lui déplaît ? Comment ! ai-je le droit de disposer du sort d’une femme dont je ne sais même pas le nom ? Et pourtant, si j’allais l’abandonner au bord d’un nouveau précipice, si elle m’aimait réellement, d’une manière insensée, comme toutes les femmes qui aiment ! Et je serais cruel et impitoyable ! Ce ne serait plus seulement de la folie, mais une mauvaise action pleine d’ingratitude et indigne d’un chevalier.

Je pars, j’y suis décidé. Peut-être est-ce la dernière fois ! Et l’exercice ? Eh bien, après, j’aurai encore le temps.

 

Le 14 octobre, au soir.

J’ai eu de nouveau une aventure étrange. Je suis arrivé tard au chemin de fer. L’exercice m’a retenu. Presque toutes les places étaient déjà occupées, et on fermait les portières. Je regardai dans une voiture, et vis poindre, au milieu d’une foule de têtes ridicules, la jolie figure en chapeau violet, qui me lançait un regard de reproche.

Je fus horriblement contrarié, mais il n’y avait rien à faire qu’à se résigner. Je montai dans la voiture suivante, et un moment après un monsieur qui, comme moi, arrivait tard, vint se placer auprès de moi. Il avait l’air épuisé ; son extérieur était noble, quoiqu’il ne fût pas bien. Un paletot blanc le défigurait encore davantage, et d’épais favoris dissimulaient à peine un teint bruni. Il me regarda avec curiosité. Je me mis à fumer, et ne dis pas un mot pendant toute la route. Il me semblait que nous n’avancions pas. Ce monsieur m’examinait. Qu’y avait-il là, après tout, de si étonnant ? Tout le monde me connaît ; au théâtre, à la promenade, partout, les hommes du monde et même les employés m’appellent par mon nom, et il me semble aussi que ce monsieur ne m’est pas inconnu. Je l’aurai probablement vu au concert. Il aime sans doute beaucoup la musique. Au reste, j’ai tant de connaissances que je ne connais pas !

Enfin nous arrivons. Le monsieur au paletot blanc sortit le premier de la voiture, alla vers mon inconnue, la salua, et lui dit quelques mots qu’elle eut l’air d’écouter avec distraction. Puis, tout à coup, elle s’élança vers un coin de la galerie, où une vieille bonne, un mouchoir noué sur sa tête, tenait par la main un charmant petit garçon. Le monsieur n’avait pas bougé de sa place. La curiosité me saisit. Voilà, pensai-je, une excellente occasion de savoir ce que je désire. Je ne suis plus lié par aucune promesse. Je puis apprendre maintenant qui elle est.

Je m’approchai de l’étranger, avec lequel je n’avais pas voulu faire connaissance en voiture, et le saluai poliment. Il me rendit un salut peu gracieux.

« Permettez-moi de vous faire une question, lui dis-je.

— Que désirez-vous ?

— Je voudrais bien savoir le nom de cette dame à laquelle vous venez de parler. »

Il me regarda avec étonnement. « Comme si vous ne le saviez pas !

— Certainement non, je l’ignore.

— Est-ce que vous n’allez pas chez elle ?

— Non.

— Et vous ne savez pas où elle demeure ?

— Non.

— Vous ne savez même pas son nom ?

— Pas davantage.

— Cependant vous la connaissez ?

— J’ai eu le bonheur de voyager quelquefois avec elle sur le chemin de fer.

— Et vous ne lui avez jamais parlé autre part ?

— Jamais.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur. »

À ces mots il me sauta au cou, et pensa m’étouffer par ses embrassements. Je crus qu’il était fou.

« Mais que faites-vous donc ? lui dis-je.

— Quels coquins il y a dans ce monde ! s’écria-t-il. On m’avait dit que vous aviez tous les jours des rendez-vous, et qu’elle me trompait. Mais je savais bien que cela ne pouvait pas être.... Permettez-moi de vous embrasser encore une fois. Vous êtes mon sauveur, vous m’avez rendu la tranquillité. Vous êtes mon bienfaiteur. Vous.... je.... » Et en parlant ainsi il s’élança à la poursuite de mon inconnue, dont je ne sais pas davantage le nom.

 

15 octobre.

J’ai reçu aujourd’hui ce billet sans signature.

« Vous m’avez mariée hier vous-même. Maxime Ivanovitch a tant fait pour moi, que je ne puis le refuser. Il dit que pour ma réputation, pour mon fils, il faut que je l’épouse, et je sens qu’il a raison. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Maxime Ivanovitch, qui avait appris notre connaissance par le gros monsieur que vous savez, était très tourmenté ; mais vous l’avez tranquillisé. Je n’ai plus besoin de me cacher de mon premier mari. Les affaires ont été terminées à la condition qu’il me rendra mon fils, qui est maintenant avec moi, et pour lequel je vivrai désormais. Nous partons pour l’étranger. Adieu, soyez heureux !...

« P. S. Quand vous irez en chemin de fer, pensez quelquefois à moi....

 

« Saint-Pétersbourg, 15 octobre 1841. »

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 juin 2013.

 

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