LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Juliusz Słowacki
1809 – 1849
LE ROI-ESPRIT
(Król-Duch)
1847
Traduction de Charles-Edmond Chojecki dans La Pologne captive et ses trois poètes,
Leipzig-Londres, 1864.
TABLE
I.
Mes souffrances, les angoisses de mon cœur, ma lutte continuelle avec l’esprit du mal, ses armes flamboyantes, son bouclier rayonnant comme un soleil, ses pièges remplis de trahisons vipérines, voilà ce que je veux chanter pour accomplir l’ordre de l’éternelle destinée. Oui c’est elle qui m’impose aujourd’hui le pénible devoir de chanter les événements du passé, les grandes et saintes guerres des esprits sacrés.
II.
Moi, Hèr l’Arménien, moi, devenu cadavre, je gisais sur un bûcher : le Caucase se noyait dans les éclairs ; la foudre retentissait à coups redoublés ; sa voix parlait aux échos de la sauvage contrée ; le ciel, obscurci et sillonné de tonnerres, offrait l’image d’une cité infernale. Et moi, je gisais éclairé par la foudre et couvert tout entier d’une armure d’or.
III.
Mon esprit, encore emprisonné dans son corps inanimé, sentait un certain orgueil d’être aussi calme au milieu de cette nature pleine d’horreurs. Au-dessus de lui grondait la terre émue et planaient les esprits des guerriers. Trois spectres de femmes se préparaient à allumer le bûcher, et moi, j’attendais que la foudre éclatât, tant j’étais sûr de ressusciter comme esprit dans cet air embrasé par les éclairs d’un ciel en courroux.
IV.
Déjà les horribles sorcières approchaient leurs torches d’herbes et d’absinthes sèches ; déjà éclairant ma figure pâle, elles hurlaient leurs hymnes sauvages, quand soudain trois foudres de souffre ardent les frappèrent et la flamme les dévora si vite que je les crus plutôt évanouies dans l’air que mortes.
V.
C’est alors que mon âme s’échappa de sa prison, indifférente déjà pour ce corps à jamais perdu pour elle, mais soupirant en vain après une nouvelle forme. Soumise aux arrêts du Seigneur, elle s’envola, prête à l’oubli même du nom des choses humaines. Les élus seuls savent ce qu’est la puissance du sentiment, alors que la mémoire n’est plus.
VI.
Aux lieux fortunés où les âmes limpides comme le diamant font un choix volontaire, la force, épuisée par une course plus rapide que celle d’Atalante, ne cherche que le bonheur et un humble repos. Là jadis je vis Orphée, las du fardeau de ses jours terrestres, se choisir un corps parmi les oiseaux musiciens. Qu’il lui sera doux désormais, me disais-je, de ployer et de déployer en cadence ses blanches ailes de cygne.
VII.
Ulysse se fit simple laboureur pour se délasser de ses longues pérégrinations. C’est ainsi que Dieu pardonne aux hommes fatigués de la vie, et, à leur résurrection, leur accorde un repos sans fin. Mortels, épuisés par le travail, ne croyez pas qu’il y ait jamais manque de feu et d’éclairs, ne pensez pas qu’il y ait pour l’esprit un don plus précieux que le repos,
VIII.
Moi seul autrefois, me sentant à l’aise dans mon corps plein de jeunesse et d’harmonie, je ne désirai pas de transformation et, triste, je m’assis sur les bords du Léthé, en portant l’eau plutôt à mes blessures qu’à ma bouche. Depuis, délivré de la matière, mon esprit n’a jamais pleuré sur les maux du corps ; depuis, il a toujours méprisé l’éloquence que pouvaient avoir les lèvres de ses blessures entrouvertes.
IX.
Cependant, tout en appliquant l’eau du Léthé sur mes plaies pour y éteindre le souvenir cuisant de mes douleurs, je ne pus empêcher que plus d’un doux souvenir ne pérît, que plus d’une suave image ne vînt à s’évanouir en moi. Les esprits me dérobèrent soudain celle des aurores grecques si sereines, si rosées, pour me montrer en retour l’aube d’un jour lointain, l’horizon d’une patrie nouvelle et à jamais chérie.
X.
Non, les étoiles qui brillent jusqu’au fond des mers, qui, à la lumière, prennent toutes les couleurs du prisme et paraissent si éblouissantes dans l’abîme des ondes, que les dauphins hérissent leurs écailles argentées et tournent en silence autour de leurs rayons comme des vampires.
XI.
Non, ces étoiles n’effraient pas autant ces monstres farouches de leur lueur mystérieuse que ne le fit la beauté qui m’apparut dans les brouillards de la vague oublieuse du Léthé. Au-dessus d’elle c’était une harmonie produite par un essaim d’esprits à la voix de rossignol ; au-dessous des marches d’or conduisant dans un monde lointain et vaporeux, à une prairie de fleurs, qu’ombrageaient de sombres sapins :
XII.
Et de ces prairies, de ces bois, il me semblait que les sons éoliens d’une brise matinale m’invitait à descendre sur une terre fortunée. Je marchais d’un pas ferme quoique blessé par la flèche aiguë du Numide, ne sachant pas si c’était la voix de la mort qui m’appelait, ou un prodige terrestre, ou bien une Iris, qu’un nuage cristallin venait déposer sur le globe, et que supportait un arc-en ciel brillant au-dessus des guérets, des couleurs de tant de soleils qu’il semblait la soutenir par sa lumière au-dessus du monde.
XIII.
Tandis qu’elle me précédait dans les détours du bois, les harpes éoliennes me redisaient ce chant : « tâche de bien te la rappeler, car bientôt tu la perdras comme un rêve que t’auraient apporté de gracieux esprits ; bientôt tu paieras ta vie de mille autres existences, et toujours tu presseras sur ta poitrine cette unique blessure de ton cœur, le souvenir de l’avoir à jamais perdue. »
XIV.
« Nous te donnerons la gloire, mais tu la prendras en horreur ; nous te donnerons un cœur, mais bientôt il deviendra vide, et tu arriveras jusqu’à narguer sans pudeur les hommes qui auront confiance en Dieu. » Et moi de répondre : « pourvu que mes yeux resplendissent un instant de la lumière que cette beauté verse de ses lèvres de rubis, peu m’importe ce que me réserve le destin, vie d’un esprit ou tourments d’un mortel !
XV.
Des épines de ma souffrance, comme un homme qui se sent capable de résumer en lui les douleurs d’un millier de ses semblables, je me tresserai une couronne et, en souverain, j’en ceindrai mon front superbe. Que les esprits conjurés tournent contre moi leurs dards de serpent, que le monde me combatte ouvertement ou m’emprisonne en secret, qu’il me plonge même dans un abîme de feu, dût la chérie m’entraîner aux enfers, je la suivrai partout ».
XVI.
À cette imprécation, je me le rappelle trop bien, l’esprit répondit par ce mot : « c’est la reine ! » Aussitôt s’affaissa toute l’exaltation divine de mon âme ; soudain aussi surgit une nouvelle clarté et, dans cet air plus diaphane que le diamant, m’apparut une vision... une beauté... la fille du verbe, la souveraine d’un peuple du nord, telle que l’ont jadis entrevue les prophètes de Juda.
XVII.
Un soleil tournait au-dessus de sa tête radieuse, elle foulait à ses pieds un croissant argenté ; elle planait au-dessus des forêts ou rasait les vallées, éclairant, pareille à une comète, le chaume des cabanes ; des arcs-en ciel l’enlaçaient sans cesse de leurs auréoles ; elle tressait au milieu du prisme des guirlandes des fleurs et jetait négligemment dans les airs les pertes du jasmin et le corail des pavots.
XVIII.
Le ciel, embrasé par des météores de feu, lui souriait azuré comme une vague de la mer ; et, de même que le satin, changeant de couleur lorsqu’il tremble, allume les broderies dont il est parsemé, de même la voûte céleste s’allumait derrière elle et permettait à ces étoiles de scintiller au milieu d’un tourbillon de flammes.
XIX.
Ainsi, ce que n’avait pu produire l’eau du Léthé, elle le fit par son apparition. En effet mon âme se retrempa soudain pour un nouvel essor et fit jaillir d’elle une flamme nouvelle. Je vais donc raconter comment cette âme vainquit pour la première fois son corps, comment elle le réduisit à n’être que l’ombre fidèle de ses puissances. Or voici que tout à coup, moi Hèr, écrasé par la foudre, je me réveille au milieu d’une forêt... sous une haie rustique.
XX.
Une horrible sorcière entonnait au-dessus de moi ses chants sauvages. « Ta patrie, hurlait-elle, est anéantie ! moi seule je vis, et mon sein t’a servi à la fois de tombe et de berceau. Couverte de cendre et fécondée par la poussière des morts, je t’ai mis au jour pour que tu sois le vengeur de la patrie. Fils de la cendre, Popiel sera ton nom.
XXI.
Tu es seul, mais les vertus de tes aïeux te rendront fort, et moi je te subordonnerai deux esprits, à ta droite un ange d’or, à ta gauche un esprit de carnage et de tempête. Vous serez trois, et vous aurez encore ma voix tonnante qui vous poussera à la vengeance. » Cela dit, elle me saisit par mes langes et les faisant tournoyer au-dessus de sa tête, elle en menaça le monde.
XXII.
Je n’étais pas encore un adolescent, que déjà la vengeance était l’unique nourriture de mon âme et la trahison celle de mon esprit. Souvent, je me le rappelle, il me semblait qu’un génie passait la main sur mes cheveux, ou, pareil à un ange me parlait dans mes rêves. J’ouvrais les yeux, ce n’était qu’un tourbillon de feuilles desséchées qui se dressait au-dessus de moi, comme un spectre livide, s’en allait au vent et quelques fois tombait sur ma poitrine. Alors ma main tremblait et mon poignard glissait de soi-même hors du fourreau.
XXIII.
Ô vous, premiers orages de mon âme, de quelle horrible manière vous vous rappelez à ma mémoire ! Je crois encore voir ce nuage sanglant dans lequel mon esprit tourbillonnait comme une colombe. Aujourd’hui encore, lorsque je viens à pénétrer dans une sombre contrée ou dans une forêt épaisse, une telle tristesse s’empare de moi que je voudrais m’arracher les entrailles, et que je demande grâce à mes propres souffrances.
XXIV.
C’est aussi à la clarté des étoiles sous-marines que je comparais alors l’apparition de ce peuple qui, loin de toute discorde, vivait dans ses chaumières, sous l’ombrage des pommiers qui lui donnaient sa boisson. Ses propres rois le gouvernaient, cette merveilleuse génération de Lekh qui renfermait dans son sein tout le verbe de la Pologne, et tenait en main la puissance et la verge miraculeuse de Moïse.
XXV.
Je connais bien maintenant cette faculté que l’esprit a de voir sous terre ; c’est un miracle qui se manifeste souvent dans un vieux mendiant de village poursuivi par les chiens qui le voient dans sa marche, traînant après lui une chaîne d’esprits aériens semblables aux grues voyageuses. Le monde le raille, mais le paysan au cœur simple sait la puissance du mendiant sur les reptiles venimeux ; il sait que l’image d’un monde mystérieux se reflète sur sa terne pupille, rendue insensible à la lumière du jour.
XXVI.
Son regard, voilé par la main divine, glisse souvent sous terre, suit un filon d’or et parvient à percer les tombeaux mystérieux et les dolmens antiques. Alors le fond de ces sépulcres lui apparaît tout lumineux, la poussière des morts s’y dresse, prend des formes humaines, et va de nouveau se disperser dans le néant.
XXVII.
Oui, ce sont là les merveilles que voient ces pauvres souffreteux, tandis que souvent on se moque de leur attitude pensive. Cette sagesse qui force la vérité à lui livrer ses secrets, le front ceint d’une couronne de chêne, s’asseyait jadis avec le roi ou à ses côtés sur le trône, et traçait autour d’elle un cercle flamboyant d’esprits évoqués. C’est là cette sagesse qui, n’étant le partage ni du sorcier, ni de l’imposteur, a pour mission de guérir tous les maux de l’âme.
XXVIII.
Tout à l’entour on voyait les campagnes couvertes de bosquets, d’autels consacrés aux dieux, de tombeaux connus seulement des pâtres et de leurs chèvres, de troupeaux étonnés du mouvement incessant des oiseaux, de dolmens antiques oubliés depuis bien des siècles, abandonnés aux brouillards et aux orages, et dépouillés de toute verdure.
XXIX.
Parfois seulement une ancienne coutume venue de l’Inde et aujourd’hui perdue, venait comme une vision lumineuse interrompre le silence de la forêt. Quand mourait un guerrier célèbre, le peuple l’ensevelissait comme un autre Hector. Loin dans le bois, au milieu des brouillards du soir, on sacrifiait douze chevaux sur un bûcher ruisselant de sang, décoré de cornes de cerf, de têtes de sanglier et que la torche changeait bientôt en une seule colonne de flamme :
XXX.
Des bardes prophétiques apparaissaient autour du bûcher et des devins prédisaient l’avenir inconnu du monde. Tout ce que créait le chant, aussitôt les esprits infernaux le réalisaient. Chaque siècle avait ses grands autels de la vérité, son culte de l’esprit et ses prêtres ardents, qui, en marchant au-devant de la nouvelle foi, avaient pour le corps non des croix, mais des poignards.
XXXI.
Un sauvage mépris les animait contre leur corps et l’exaltation les enivrait à l’instar du jus de la vigne. Aujourd’hui encore maint tombeau druidique, étreint par des buissons de roses, alors que les flèches du soleil passent à travers ou qu’il est coloré des flammes diamantées de l’aurore, à peine on en a dépassé les sombres portes de granit, vous laisse voir des taches de feu et de sang.
XXXII.
Cependant le pèlerin ne recule pas à cette vue, et même il n’a pas plus peur d’y entrer à la clarté de la lune qu’une grue aux ailes lourdes ne tremble de se frayer une nouvelle route à travers les cieux. Entre ces autels, jadis teints de sang, les rayons de la lune et les aubépines sauvages semblent s’ouvrir des voies argentées, sur lesquelles la pensée vole aussi fugitive qu’un rêve.
XXXIII.
C’est parmi ces monuments sacrés que moi, esprit au front superbe, croyant à l’immutabilité éternelle du monde, je maudissais le présent qui m’accablait et foulais aux pieds leurs fronts chargés de mousse. Pierres funèbres, leur criais-je, tombez devant un esprit ; fuyez comme un troupeau de cerfs, fuyez devant ma pensée exterminatrice. Et vous, cadavres de ces sépulcres, périssez ou levez-vous !
XXXIV.
Et rien !... ce monde me narguait par son silence et sa course, lui qui se traîne à pas de tortue autour du soleil. Plus loin, toujours plus loin, sur la riante verdure des prairies (car j’avais exploré tout mon pays natal), rien encore ! Toutefois le peuple procédait différemment avec le cadavre de son prochain, qu’il brûlait dans une nacelle et envoyait dans la région des brouillards hospitaliers avec une compagne innocente et chérie.
XXXV.
Fils de peuples massacrés, être jusqu’alors inconnu de tous, quand je vis combien cette nacelle était préférable au chaume d’une habitation terrestre, quand je vis comme la flamme sifflait sous elle en faisant craquer les poignées de feuilles sèches et éclairant de ses terribles lueurs ces deux âmes endormies du sommeil de la mort et de l’amour.
XXXVI.
Lorsque je le vis et que j’entendis le chant de la jeune fille, triste rossignol des tombeaux qui paraissait un tournesol d’or attaché au bois de cette nacelle sépulcrale, lorsque je vis cette fille emprunter au royaume des ombres une nouvelle voix, enfin quand à mesure qu’elle disparaissait elle ne me sembla plus qu’un fantôme, une ombre, un rêve, tandis que sa voix me parvenait encore comme renvoyée par des mondes invisibles.
XXXVII.
Oui, quand je vis tout cela, je me mis à envier à ce marchand son dernier voyage (car c’était un marchand qu’on brûlait ainsi) ; et je l’enviais sans savoir cependant pourquoi, tremblant d’être un jour si pauvre d’esprit que je n’en perdisse les ailes qui vous portent vers un monde surnaturel, tremblant, dis-je, de devenir farouche comme un lion, et d’aller dans cet autre monde, avec un effroi satanique, comme un esprit isolé de tous et sur une nacelle toute noire.
XXXVIII.
Épouvanté, je revins dans les forêts de ma patrie et bientôt après le roi Lekh me prit pour écuyer. J’avais l’œil menaçant, la main prompte et c’est toujours au sommet de l’échelle sociale que visait mon ambition. Quant à mon cœur, il était abreuvé de poison ; le génie de la vengeance, mon premier apôtre, me brouillait sans cesse avec les hommes et avec mon propre sort ; souvent même sa voix n’avait rien d’une voix humaine.
XXXIX.
Or chaque fois que j’écoutais ses conseils, si funestes pour mon âme, je sentais qu’une main invisible levait tous les obstacles sous mes pas. Pâle, je regardais agir cette puissance, croyant qu’un aigle blanc des montagnes s’abattait sur mon casque, s’asseyait sur mon front, et semait des foudres sur mon chemin.
XL.
Un jour, je voulus être chef, et aussitôt un sang furieux foudroya le cerveau de deux vayvodes. C’est depuis lors, que moi, jadis pâtre paisible, allié pour jamais aux esprits infernaux, je suis devenu si terrible que l’homme à qui j’ai voulu nuire, à peine l’avais-je menacé de ma pensée seulement, se sentait déjà frappé de mon regard à travers l’acier de mon armure et si je venais à effleurer son cœur, aussitôt il tombait sans vie.
XLI.
Le monde s’était assombri ; enfant des bois, je regardais l’humanité comme une forêt condamnée à être abattue. La pâleur des grands fantômes dont j’étais devenu le chef m’effrayait du fond de leurs visières. Je devins la main droite du prince ; je ne voyais pas une plus vaste carrière ni un but plus digne devant moi. Dans un château de cèdre, aux bords d’un de nos grands lacs, j’étais le premier parmi ceux que nous appelons les Vayvodes d’or.
XLII.
Apprenez ici comme les cabales des esprits sont terribles, quels pièges affreux ils nous tendent ! Une fois, au retour d’une expédition lointaine, tandis que les éclairs brillaient à travers les longs filets d’une pluie sanglante, moi et mes guerriers nous vîmes des ailes d’aigles tués, aussi nombreux que le sont dans certains cimetières de ma patrie les ossements des Germains.
XLIII.
Leurs plumes ruisselaient d’eau ; du sable il s’en dressait quelques unes d’une si gigantesque dimension que, lorsque j’en pris une et la soulevai de ma lance, cette aile pareille à un grand fantôme nébuleux, en se relevant paresseusement de son ornière, comme un esprit endormi dans la fange à la lueur des foudres et évoqué par des conjurations cabalistisques, cette aile, dis-je, atteignit de son sommet le panache rouge de mon casque.
XLIV.
Un tel mystère et quelque chose de si humain, enveloppaient cette aile que je m’écriais : « dites moi, ô vautours, est-ce un éclair qui, vous brûlant au sein d’un rapide tourbillon de vent, vous a ainsi déchirés en lambeaux ? vous êtes-vous disputé l’empire de la lune en vous entrechoquant masse contre masse dans les airs ? vous êtes-vous livré un combat sanglant pour une proie, ou est-ce tout simplement pour la gloire que vous vous êtes exterminés ? »
XLV.
« Comment le nommer, dites-le-moi, ce champ de bataille mémorable, rouge aujourd’hui d’éclairs fulgurants, ce champ où je vois tant d’esprits foulés sur le sol et tant d’ailes brisées ? » C’est ainsi que je parlais, après avoir appris à l’école du malheur à prendre pitié des pleurs et des tombeaux inconnus, quand soudain je vis mes guerriers ramasser ces ailes et en orner le dos de leurs cuirasses.
XLVI.
Ce spectacle si nouveau, si majestueux, à la chute du jour, dans un lointain horizon partout sillonné d’éclairs, cette armée dont chaque guerrier semblait un vampire ailé, terrible dans sa noire armure dorée par la foudre, tout cela était tellement effrayant, que j’en ressentis un frisson glacial. « Gloire à Dieu, m’écriai-je, le monde chancèle ! c’est sous le choc de ma poitrine qu’il croulera. En avant donc, ô mon esprit, conduis mes phalanges ailées !»
XLVII.
À ces mots je m’attachai aussi des ailes sanglantes et mouillées qui me couvrirent tout le casque. En les prenant, j’avais pour but la gloire, tandis que mes guerriers songeaient seulement à revenir plus vite chez eux par la puissance de leur vol. Oh que les mobiles qui dirigent les éléments de notre être corporel sont étranges, et combien, devant la vérité, cette maîtresse suprême du monde, les aigles, bien qu’ils fassent tous le même bruit, paraissent différents !
XLVIII.
Joyeux, nous volions vers nos foyers, et devant nous fuyaient arbres, vergers et chaumières. Une fois au but, mes guerriers se rangèrent dans la cour du château, et j’y entrai semblable à un ange noir et ailé. Le rideau de pourpre qui séparait le roi du vulgaire, s’ouvrit en étincelant de mille étoiles de fleurs : le prince apparut dans les reflets de cette pourpre, me toisa de son regard et laissa tomber son sceptre d’ambre.
XLIX.
Je vis tout à coup disparaître de son front et la sereine bienveillance qui planait comme une hirondelle sur ses cheveux gris et sa bonté silencieuse ; puis son visage, devenu cadavéreux et froid, me glaça de son aspect au point que je me tins contrit comme un moine, les yeux baissés et fouillant de ma pensée au profond de mon âme. Je me demandais si le subit orgueil de ma victoire n’avait pas fait naître dans l’esprit du monarque quelques pensées secrètes et ne lui portait pas ombrage ?
L.
Alors lui, regardant mes ailes et mes plumes que coloraient les lumières de la salle et que le reflet de la pourpre rendait encore plus terribles, les abattit sous son sceptre. On me saisit, et déjà mon âme sombre et impure me conseillait de me sauver en fondant avec mon glaive au milieu de la cour terrifiée sur le roi, le briser lui et sa puissance.
LI.
Mais, dans un moment de fureur plus court que la durée d’un éclair, je n’osai pas tenter un si grand coup. Plutôt que de profiter de l’effusion d’un sang de famille et de me montrer au grand jour, tenant à la main mon glaive qui eût plutôt ressemblé à un serpent qu’à une arme, je préférai voir ma tête chanceler et tomber dans la poussière comme un chêne séculaire.
LII.
Je me laissai donc saisir, et seul, dans un noir caveau, enchaîné à des colonnes de granit, comme l’araignée, cette sombre travailleuse, je me mis à tisser de mes chagrins et de mes insomnies une longue trame de pensées. Il me semblait voir s’asseoir sur mon casque des fantômes d’aigles et mes épaulières se charger de têtes de Méduse toutes pâles et sanglantes.
LIII.
Mon âme était si forte, si riche de facultés, elle gouvernait avec une telle puissance mon corps, qu’elle parlait sans cesse par l’écho d’un monde spirituel ; de son abîme plein d’horreurs, car notre âme est un abîme où tourbillonne un essaim de noires pensées, elle puisait la force terrible de lancer un coup et en frappait comme avec une foudre.
LIV.
Celui qui croyait me calmer et apaiser les orages de mon esprit par la prison, celui-là était dans l’erreur. Mon âme grondait sans cesse ; le roi Lekh l’entendait, il sentait que, vampire invisible, je le mordais et le courbais jusqu’à terre. Encore enfermé en moi-même, je ne faisais faire aucun effort à mon esprit, et cependant je commandais déjà une phalange de génies infernaux, esclaves fidèles qui ne me quittaient jamais.
LV.
Ô vous qui ne rencontrerez jamais ici bas votre véritable ange gardien, qui ne voyez la vie que dans votre chaumière, et pour qui Dieu se voile de nuages éphémères, pour vous l’image de ces faits ne signifie rien. Pour d’autres, en dépit du diapason de mon âme et du terrible orage qui gronde dans mon chant funèbre, ce chant ne paraîtra pas différent de toutes les rapsodes connues.
LVI.
Une fois vers minuit, tandis que je dévorais ma colère, je crus apercevoir tantôt une apparition blanche, tantôt une forme noire et indécise, tantôt enfin une étoile qui me jetait son regard en filant. Et en effet, je voyais la ravissante figure de la fille du roi, dont un rayon de lumière, parti de ses doigts de rose changés en rubis, perçait la poussière et les toiles d’araignées de mon cachot.
LVII.
Ses cheveux dorés, tombant en tresses jusqu’à ses pieds, se traînaient sur les dalles verdâtres ; les tresses étaient fermées par deux épis d’or que surmontaient des fleurs de pierres précieuses. Ces fleurs semblaient être deux génies animés, regardant le ciel et pareilles à des figures d’anges ou d’esprits malins qui sortent de l’onde et fixent les yeux sur l’ondine qui marche au-dessus des vagues.
LVIII.
Les joyaux éclatants se rappellent à ma mémoire, plutôt que le reste. Un brouillard épais me le dérobe encore, à ce point que je ne tente pas même d’évoquer en rêve l’image de cette divine créature. Mais le génie de la mémoire me représente éternellement et le plis de sa robe et les deux épis d’or, et ses pieds blancs qui s’avançaient vers moi comme deux croissants fantastiques.
LIX.
Et moi, caché au fond de mon antre de granit, accroupi comme un monceau d’esprits infernaux que la lumière fait ressembler à un amas de couleuvres, de membres et de chaînes, hérissé d’ailes comme un des démons de cette nature antique et primitive qui, ainsi qu’on le sait, a produit des dragons couverts de flammes et volant dans les airs ;
LX.
Moi, me rappelant qu’après avoir servi le trône j’avais été injustement payé de la plus noire trahison et croyant le roi mon débiteur, moi, dis-je, alors effleuré par le regard de sa fille, je hérissai mes ailes toutes salies contre elle, et, le visage tout pâle, je lui montrai mes yeux par-dessous mes plumes avec une telle intensité de colère que j’aurais pu la brûler de mon regard comme d’une flamme dévorante.
LXI.
Pauvres esprits que nous sommes, forcés de puiser toujours à la même source nos plus belles couleurs. Voilà encore le dragon d’Andromède, faisant briller ses défenses ; voilà encore cet autre affreux serpent étoilé qui, dans l’Edda, s’avance vers le soleil, ramasse avec sa queue les étoiles, ces fleurs de la voûte azurée, les engloutit dans ses poumons embrasés et les rejette imprégnées de son haleine de feu.
LXII.
C’est sur la splendide vierge que, furieux, infernal, puissant et d’autant plus terrible que j’étais malheureux, je fixai tous les éclairs de mes yeux, ayant plus soif de sa possession que de la liberté. Comment alors cette vierge de bon secours m’ouvrit-elle un guichet dont l’huile avait silencieusement forcé les gonds ? c’est là ce qu’il faut laisser dans l’oubli, car un nuage sanglant me dérobe le tableau.
LXIII.
Mais elle, chaste, pure, et n’ayant pas la conscience de son action, m’enleva d’une seule parole vers des régions sublimes. Alors cette divine maîtresse du chant et de la harpe, animée d’un esprit tout céleste et se rappelant peut-être une existence primitive menée par elle dans l’antique Rome, se mit à me raconter comment elle avait lu dans le livre d’une Sybille qu’un jour des aigles, montés sur des chevaux, lui arracheraient sa couronne de la tête.
LXIV.
L’étrange songe fixa si profondément sa vision dans sa mémoire qu’elle en fit un récit exact à son père, et déjà, tout pensif et le front assombri, il allait appeler les devins pour avoir l’explication du rêve quand, revenant soudain, moi aigle armé, je rangeai dans la cour du château mes guerriers parés de leurs dépouilles ailées, et réalisai ainsi le rêve aussi clairement que si c’eût été à la lueur des éclairs.
LXV.
Voilà ce que me dit l’infortunée en s’accusant presque elle-même comme d’un crime d’avoir rêvé au moment où, à la clarté de la lune, aux éclats de la foudre et hérissés de nos ailes, nous réalisions sa vision. Mais par la puissance que les sombres démons exercent sur la volonté des humains, les images du songe tombèrent sur elle, le carnage sur les aigles et les ailes sur moi.
I.
La lune planait en plein et les étoiles scintillaient dans toute leur clarté ; les grillons et les cigales chantaient au milieu des herbes ; le château s’élevait tout pensif sur sa montagne sablonneuse : le froid du nord, l’odeur des fleurs sauvages et les battements de mon cœur attristé en présence de cette sombre nature, toutes ces impressions se faisaient doublement sentir en moi, alors que je l’avais, elle, à mes côtés et mon cheval prêt à m’emporter au vent.
II.
Qu’elle était ravissante ! d’une main elle soulevait ses tresses et de l’autre m’indiquait les déserts du nord. « J’ai horreur du nord ; lui dis-je, car l’homme y est impuissant contre les orages ; mais j’ensanglanterai mes éperons dans les flancs de mon cheval, et je courrai à travers le monde jusqu’à ce que les nations de la terre me montrent une femme aussi belle que toi, fût-ce la reine du feu ou des ondes.
III.
Sinon je reviendrai comme un spectre en courroux. Et toi, enchanteresse, rappelle-toi de l’ombre qui aura fui d’ici, projetée par la lune sur la verdure et formée par le coursier, les ailes d’aigle et le cavalier. C’est la lune qui en ce moment donne à ce fantôme un si terrible aspect ; le vent le chasse de ces lieux ; le malheur le rend fou et si Dieu l’épargne au milieu des orages, il se peut qu’il revienne ici porté par la foudre. »
IV.
À ces mots je menaçai le monde d’un geste de la main, d’un air d’autant plus furieux que j’étais seul et sans force. Des étoiles fixées à leur voûte diaphane avaient les yeux ouverts et l’ouïe tendue ; à l’orient un ruban boréal brillant d’un sombre écarlate formait à l’horizon des plaines grisâtres un mirage si décevant qu’elles paraissaient ondoyer comme une mer sur la route de l’aurore.
V.
Diane, l’étoile matinale, tantôt blanchâtre comme une feuille de bouleau, tantôt verte ou purpurine comme une feuille de rose dorée, se plongeait dans le sein des brouillards diaprés, aussi inconstante que la mélancolie au cœur d’une jeune fille. Moi, dans ma soif d’une nouvelle vie, déployant comme des ailes mes bras vers l’orient, et pareil à un esprit aux traits pâles de souffrance, je fuyais ma propre pensée plus encore que mes geôliers impitoyables.
VI.
Aujourd’hui le monde entier est connu, est découvert par l’esprit ; mais alors, mystérieux comme une apparition fantastique, il excitait d’une manière fascinatrice à la conquête, par le brillant de la nouveauté, pour détruire aussitôt le charme par l’horreur du carnage. Il poussait des cris pareils à ceux d’un enfant qu’on étoufferait et qui prendrait les éclairs de votre armure pour une vision infernale.
VII.
Il n’est pas de sombres forêts où je n’aie erré en aiglon terrible de l’avenir porté sur les ailes du vent. Quiconque me rencontrait, croyait voir Satan, car avant que ma figure ne le frappât, il apercevait déjà tout, et mon armure, et mes ailes, et le grand marteau qui pendait jusqu’à mon genou, et ma lance qui flamboyait parmi les sapins dans les airs, avec sa pointe d’acier plus brillante que la flamme.
VIII.
Dans un cimetière isolé, au milieu des sapins, un jour je rencontrai les sauvages Germains au front toujours pensif. Ô esprit, peintre d’un passé depuis longtemps évanoui tu vois encore leurs murailles de bois, leurs chars, leurs foyers, leurs figures éclairées par la flamme, les blancs tombeaux des ossements romains, et sur ces tombeaux les aigles arrachées aux légions de Varrus et semblables à des lampes et à des couronnes d’or.
IX.
Tu les vois, et aujourd’hui encore tu te demandes quelle force a animé ta voix et ta langue : « Ô vous, m’écriai-je, qui êtes aussi nombreux que les étoiles du firmament, aussi terribles que la foudre quand elle brise les portes du ciel, sachez-le bien, c’est par vous que moi, fils de la cendre et du génie de la mort, j’exterminerai le monde ; oui je l’ensevelirai sous vos pas. À moi donc, guerriers, à moi ! » Cela dit je leur montrai la blanche étoile du jour qui poignait au-dessus des forêts. Et tous se levèrent comme un seul homme.
X.
Oui, tous par milliers se levèrent farouches et prêts à voler au carnage. Une seule figure, placée à l’écart au milieu des fleurs, resta immobile. Sa blancheur transparente me frappa ; elle était endormie ; une bonté merveilleuse s’épanouissait sur son front calme et serein que l’aube argentait. C’était une statue gisant dans les herbes sauvages, aux bords d’un ruisseau et comme enflammée par les feux de l’aurore.
XI.
Et en la voyant je me dis : « cet être à la blancheur immaculée, est-ce quelque reine de peuples exterminés, que des paroles tristement magiques ont endormie ici sur ce lit de violettes ? » Mais soudain un barbare lui asséna un tel coup que la tête vola du tronc, pareille à une lampe, ennemie joyeuse des ténèbres : elle s’arrêta un instant dans les airs comme une étoile et fila toute rayonnante.
XII.
La colère fit bouillonner le sang dans mes veines. Tirant mon glaive, j’en portai un si rude coup au barbare que sa tête éclata en deux comme une grenade purpurine. Alors je me mis à la contempler, cette horloge de la vie ouverte à mes yeux, avec ses veines rouges mystérieusement entrelacées, et voyant en mouvement tous ces ressorts de l’âme, je comparai les deux têtes comme deux esprits.
XIII.
À peine l’eus-je fait que de nouvelles puissances, évoquées sans doute par la statue vengeresse, accoururent à mon secours. En vain alors mille frondes m’assaillirent de leurs projectiles ; plus terrible que la foudre qui broie les forêts, je parvins à imprimer à ce peuple une telle terreur, à le remplir d’un tel enthousiasme qu’il m’adora et me proclama son César.
XIV.
Aujourd’hui cette contrée est plongée dans un sommeil profond : peut-être la blanche statue y gît-elle encore ; peut-être dans quelque chaumière aux bords de l’Ister, chante-t-on encore mon histoire à laquelle personne ne veut ajouter foi, et personne ne sait comment la statue vengée m’envoya des héros pour l’extermination du monde, comment, après m’avoir aperçu, elle évoqua autour de moi un essaim d’esprits lumineux.
XV.
Les hommes ignorent par quelles paroles, par quels faits, par quelles tortures je suis parvenu à rassembler ces millions d’esprits dont la vue maintenant m’effraie toutes les fois que je les appelle : mais aussi je ne demande leur secours que quand les forces me manquent ; et ils m’arrivent de différents côtés et de sphères différentes, et rayonnent autour de moi comme des cercles de feu qui se croiseraient au sein des nuages.
XVI.
Ce sont là les réflexions que roi-esprit, seul au milieu des barbares, je faisais jadis sur les phénomènes qui apparaissent à la naissance des peuples et disparaissent dès que la greffe a pris sur l’arbre. Les foudres et les éclairs qui accompagnent ces moments primitifs, la terreur et l’angoisse qui alors président le monde, saisissent de frayeur comme le chant du coq au tribunal de Pilate.
XVII.
Il semblerait que les oiseaux du matin ne veuillent pas cesser de chanter, et leur chant est triste comme le cri d’un enfant ; le ciel s’obscurcit comme saisi de cette espèce d’horreur qui précède l’aube ; les étoiles brillent d’une lueur plus forte ; les hommes s’échauffent leurs mains à la flamme des villes incendiées ; épouvantés par le silence du moment, ils semblent tout prêts à renier l’esprit divin, et cependant ils jettent autour d’eux un regard inquiet pour voir si Dieu ne les entend pas.
XVIII.
Eh bien je sentais alors tout cela, bien que mon sang battît comme une foudre dans mes veines ; mon casque résonnait, mon panache brûlait d’un feu ardent, mon marteau lançait des étincelles pareilles à des croissants ; tout enfin prenait vie autour de moi ; et mon coursier de parler, ma lance de grandir, mon glaive de s’animer, les vents de m’apporter des conseils, les nuages de me défendre, tandis que les croassements des corbeaux m’annonçaient un jour fatal et que des phalanges circulaires de grues me prédisaient au contraire le bonheur.
XIX.
C’est ainsi qu’averti par toutes les puissances terrestres, je vins à fondre sur ma malheureuse patrie. Le roi n’était plus, et son peuple décimé contemplait sa jeune reine comme une étoile vivante. Elle aussi, couverte de sa cuirasse d’or peinte de diverses couleurs, elle se montrait, fantôme brillant, dans le terrible tourbillon des combats. On eût cru voir l’ange blanc de la gloire.
XX.
Autour d’elle c’étaient un camp continuel de guerriers, des cuirasses noires, des glaives, des boucliers et au-dessus de sa tête un dais mouvant d’étendards. Chaque fois que le soir ternissait le ciel de ses brouillards, alors, à l’instar des oiseaux de nuit ou des fantômes, surgissaient des marais les Venèdes et les Tchoudes, les jaunes Pétchénègues, les Tartars d’outre mer, qui remplissaient l’horizon de milliers de flèches. Mais ce n’était rien encore que de les voir au combat ; le plus horrible c’était de les entendre hurler.
XXI.
Je me rappelle encore ces cris et ces hurlements de différentes nations et en différentes langues, lorsqu’avec les flots de mon armée j’acculais les phalanges de ces peuplades aux rives de la Vistule. Enfin, à la pointe du jour, ils m’expédièrent les Anciens de leur armée, en implorant la paix et un morceau de terre à peine suffisant pour un tombeau.
XXII.
Assis sur la peau d’un lion à la crinière dorée, dans un modeste char germain, je leur dis : « que les vierges, filles des premiers vayvodes dénouent d’abord leurs tresses, que Vanda elle-même, fondant en larmes et pâle de douleur, vienne verser du vin dans nos coupes, et que mes Germains élèvent cette belle aux cheveux d’ambre sur leurs boucliers.
XXIII.
Et quand, placée sur le disque d’un bouclier de cuivre, proclamée reine par les peuples sauvages, elle nous aura entonné un hymne pour les générations futures et charmé ainsi nos âmes farouches, moi alors, j’ouvrirai mes bras palpitants pour qu’elle s’y réfugie comme une colombe et me demande de ses lèvres rosées, tout ce qu’elle voudra, la terre, oh même la moitié du ciel ! »
XXIV.
Les vieux Svityne et Tchertchak s’éloignèrent avec cette réponse. À mes yeux, vague jusqu’alors, la figure de l’enchanteresse commença à briller d’un éclat solaire et rayonna de plus en plus. Aussi quand je m’étendis sur mon lit de camp, tout un enfer m’apparut, sillonné sans cesse par la foudre, sombre et rouge de vapeurs comme une forge.
XXV.
Je déchirais sur ma poitrine mon pourpoint de cuir et j’étais comme cloué à mon lit. C’est alors qu’elle se montra dans cet effrayant tourbillon de flamme, pareille à un esprit enveloppé d’arcs-en-ciel radieux. Au-dessus d’elle une chaîne d’étoiles harmonieuses qui composaient un chœur d’une mélodie toute aérienne, faisait vibrer sur des tons magiques et divers le plus sublime des chants.
XXVI.
En entendant ces voix avec lesquelles s’avançait vers moi la jeune vierge, mon âme sortit presque de mon corps pour aller à sa rencontre. Elle bleuâtre et rouge au milieu de ce chœur de feu, et faisant tournoyer son chant comme les ailes aériennes d’un moulin, elle troubla mon esprit au point que je m’arrachai les cheveux et qu’en suivant ces chants je me sentis déjà presque fou et comme entraîné dans un précipice.
XXVII.
Il faisait encore nuit ; je ceignis mon casque, je m’élançai sur mon coursier à bride abattue. Je me rappelle encore cette atmosphère d’un gris perlé vaporeux et la tour ébréchée de ce château dominant la Vistule, où le peuple avait enfermé sa reine dans des remparts de guerriers et de pierres. Arrivé là, je sonne de mon cor d’airain, j’en fais trembler les airs jusqu’à ce que le hennissement des chevaux me réponde à l’entour.
XXVIII.
Alors paraît le vieux vayvode Svityne, frottant ses yeux encore rouges de sommeil. « Va, lui dis-je, je regrette mes paroles d’hier, je t’ai montré un visage trop sévère. Que votre jeune et belle reine vienne remplir ma coupe, soulever ma visière et peut-être alors lui sera-t-il plus facile de me chanter un hymne et de tomber dans mes bras. »
XXIX.
À ces mots, le vieillard sans me répondre me conduisit aux bords de la rivière vers un groupe de peuple. Des pêcheurs tenaient leurs filets argentés, des prêtres portaient des torches, bien que le jour brillât déjà ; quelques rapsodes avec leurs luths étaient assis au sommet d’un petit rocher sous un saule pâle, enveloppés des brouillards du matin. Sur les collines on allumait des signaux.
XXX.
Ici je vis dans la prairie un grand mouvement parmi les jeunes filles et les femmes vouées au service de la reine. Les unes portaient des fleurs, des encensoirs d’argent, des diadèmes d’or en forme de croissants. Les autres, cueillant dans les herbes des bluets pour en faire une couronne, jetaient dans l’air argenté, dans les brouillards grisâtres, des milliers de couleurs en offrande aux divinités du fleuve national.
XXXI.
Monde étrange ! étrange tableau que j’évoque ! mais combien de fois l’aurore purpurine, et les fleurs que je cueille couvertes de rosée, et les oiseaux de la forêt qui se réveillent à l’aube du jour, et les couleurs du prisme que j’emploie à peindre mes pensées, quand mon esprit s’allume comme un flambeau, combien de fois, dis-je, ne m’ont-ils pas rappelé ce tableau si douloureux, cette jeune reine gisant morte sur la prairie.
XXXII.
Elle ressemblait à la lune dont le soleil, par un jour d’automne, efface à son lever le premier éclat ; aussitôt l’astre des nuits se fond dans l’air azuré, le front légèrement coloré, et ensuite, planant au-dessus d’une guirlande de forêts où le vent fait frissonner les feuilles d’or à côté des feuilles de flamme, pleine, ronde, pâle, elle finît par se vaporiser comme une ombre argentée qui s’enfonce dans les airs.
XXXIII.
Telle était sa pâleur déjà un peu bleuie par l’horreur du trépas ; telles étaient les perles de ses lèvres qui grimaçaient d’un sourire convulsif devant les Ondines de la Vistule. Du reste elle se laissait tranquillement parer par ses femmes de sombres feuilles d’if, d’une couronne d’or et d’un collier d’ambre. La terreur rendait le cadavre plus effrayant encore aux yeux du peuple.
XXXIV.
Mais cette terreur arriva à son comble lorsque, découvrant mes traits farouches et jetant un regard sombre de dessous ma visière, je brisai mon glaive et en fis voler les morceaux et les éclairs au-dessus de ma tête. Les vapeurs ténébreuses de mon âme et les étincelles dorées du glaive s’élevèrent comme un ouragan olympien au-dessus de mon panache flamboyant. On eût dit que mon génie était venu tout en feu se poser sur mon casque.
XXXV.
Le premier cri qui sortit de ma bouche ne ressemblait plus à une voix humaine, c’était le cri d’une bête féroce. Il réveilla mes cent mille Germains qui s’avancèrent sourdement comme une mer qui gronde au loin. Alors j’élevai un bûcher effrayant, royal et si haut que les ondes de la Vistule arrêtées par cette digue, par cette hécatombe de cadavres, se dressèrent comme un spectre ensanglanté de géant.
XXXVI.
Mais avant que d’être livrée aux flammes, que de plaintes affreuses n’a-t-elle pas entendues ! « Ô cheveux, m’écriai-je, je ne laisserai pas vos boucles se sécher dans le feu de leurs liquides diamants ; j’ordonnerai aux ombres souterraines de se transformer magiquement en un temple plein de détours et de piliers, et là, ô vierge, je te déposerai dans un cercueil d’albâtre, je te ferai garder par l’éloquente mnémosine des siècles passés, par la Colonne funéraire !
XXXVII.
Oui, je te déposerai en silence sur un linceul de satin blanc, embaumée, endormie d’un soleil éternel ; puis comme un lion, couché à tes pieds, je troublerai ton sommeil tranquille de mes profonds soupirs. Alors peut-être toi, tu te lèveras et, par un baiser, me faisant connaître l’aurore du jour du réveil suprême, tu me fixeras, ô mon amie, dans ces sombres souterrains, en lisant éternellement des paroles mystérieuses sur des blocs de rochers.
XXXVIII.
Et tandis que je serai là dans un séjour sans soleil, sans étoiles et sans lune, où règne une tristesse sombre et sans fin, moi, guerrier semblable à un ouragan assoupi, les paupières ouvertes, fixes et sèches, comme alors toi, ma rêveuse lectrice, en versant ta mélodie perle par perle dans mon oreille, toi maîtresse de la parole et du chant, comme alors, dis-je, tu changeras pour moi des siècles en minutes par la magie de ta voix. »
XXXIX.
C’est ainsi que je parlais en pressentant les mystères d’outre-tombe. Et embrasé d’une nouvelle ardeur, je voulus la déposer sur un pavois de glaives, l’envelopper dans un sanglant étendard de guerre et, loin d’une contrée où le soleil meurtrit le corps de ses feux impitoyables et précoces, fuir avec elle dans la froide Islande, terre calcinée par la flamme de sept volcans aujourd’hui éteints.
XL.
« Là, m’écriais-je, là sur les glaciers, je la déposerai pareille à une fleur cristallisée, je l’ensevelirai brillante sur un rocher rougi par des éclairs de volcan. Et alors sur sa cime, parmi les aigles sauvages, plus farouche que les ouragans, plus terrible que les vagues, je me laisserai glacer par le froid et dévorer par le feu. »
XLI.
C’est ainsi que mes pensées prenaient des formes colossales ; c’est ainsi que mon esprit, faisant jaillir les éclairs de sa nature primitive, brisait les chaînes fatales de son nouveau corps, et cachait toujours la foudre au sein du nuage. Bientôt une assemblée solennelle du peuple se réunit et me revêtit de la pourpre royale des Lekhs. Tous étaient frappés d’une ignoble frayeur : je m’assis sur mon trône ; mon front s’assombrit.
XLII.
Qui oserait se vanter de ce que je vais avouer ? qui oserait le mettre dans des pages humaines non comme une confession mais pour une gloire éphémère ? J’avais résolu d’épouvanter les cieux eux-mêmes, de frapper à leur voûte comme sur un bouclier d’airain, d’en déchirer, d’en ouvrir l’azur par mes crimes, et de faire trembler sur leur base les colonnes de la loi, siège de l’ange de la vie, jusqu’à ce que enfin Dieu se montrât dans les cieux à moi, oui Dieu, mais la face toute pâle !
XLIII.
« Et si Dieu même, me disais-je, ne fait pas voir sa figure au-dessus de cette cité violée de la vie, il se peut qu’alors des comètes flamboyantes accourent à travers le ciel, présentent à la terre leur face étonnée et comme des fantômes déploient leurs queues au-dessus de mon bourg ; l’une, d’abord, puis une autre et après elle une troisième. Qui sait si, tout souillé de sang, je ne m’en effrayerai pas moi-même, et peut être alors à leur suite des soleils rouleront-ils par milliers.
XLIV.
Peut-être aussi les cieux se rempliront d’apparitions et de figures solaires à l’œil sanglant. Et ce ne sera plus autour de moi qu’une vapeur de cimetière, que des orages, des vents, des flammes et des frimas continuels, des pluies de sang et des voix parties du fond des sépulcres. Le soleil pâlira, la lune s’arrêtera dans son cours, l’étoile gémira ou hurlera de désespoir, la nature montrera que l’homme ne lui est pas indifférent.
XLV.
Autrement, continuais-je, si j’agis avec ce peuple comme un roi en démence et que la vie se cache comme un serpent dans son trou et comme si elle ne sentait aucune de ses plaies, les hommes ne seraient dès lors que poussière, et moi-même que serais-je ? poussière aussi, matière forgée ici bas en glaive d’un jour, glaive d’autant plus terrible que ce n’est pas la main des esprits mais sa propre volonté qui l’aurait jeté sur la terre. »
XLVI.
À peine avait-je conçu cette idée que mon regard, un de ces regards clairs et secs qui pénètrent sourdement dans les pensées humaines pour fouiller jusque dans les os les vestiges des esprits, la réfléchit autour de moi. Aussitôt Tchertchak qui implorait lâchement sa grâce à mes pieds, fut livré aux bourreaux, et après lui je ne sais quels devins dont je vois aujourd’hui dans les ténèbres les deux têtes sanglantes.
XLVII.
J’envoyai la cour et les serviteurs du Vayvode le rejoindre, sous prétexte qu’ils tramaient un complot. Du haut de ma tour je contemplais cette longue chaîne de condamnés qui allaient à la mort, les fers aux pieds et des torches à la main. Et les cieux ? hélas les cieux conservant leur azur comme s’ils eussent ignoré le sort de ces malheureux, regardaient ce spectacle d’un air calme et indifférent où perçait cependant une certaine tristesse.
XLVIII.
Un cortège immense de victimes défila ; je crus que je verrais apparaître leurs fantômes, pareils aux cygnes rosés dont les cris semblent faire gémir et pleurer l’air, ou que des murailles couvertes de caractères flamboyants sortiraient, fileuses terribles, des araignées de feu se balançant sur leurs toiles ignées et traçant dessus le plus infernal arrêt contre moi.
XLIX.
Je crus encore que mes nuits seraient agitées, mes journées sombres comme des nuits sans étoiles, que j’entendrais des gémissements dans les ténèbres, un cliquetis d’armes et des souffles de glace ou de feu sur mon front ? Et de tout cela rien n’eut lieu ; cet esprit tout puissant auquel j’avais déclaré la guerre laissa son enfant impuni. Alors ma fière et dure poitrine se souleva, car j’étais résolu à provoquer à outrance le mépris divin.
L.
Je vois de mon ancien regard cette œuvre hideuse de mon esprit d’autrefois, alors que des steppes entières, couvertes aujourd’hui de tombeaux, étaient appelées steppes rouges par le peuple. On s’aperçut soudain que mon corps enlaidissait, que je prenais les formes de l’ange maudit. Les hommes croyaient voir mes entrailles pourrir ; je gisais assoupi comme un boa qui bâille.
LI.
Parfois, monté sur la plate forme de ma tour, j’ordonnais qu’on m’amenât comme un troupeau de brebis et par différents chemins les premiers Vayvodes et Joupanes de l’empire. On les déposait dans des tombeaux ensanglantés, on couvrait leurs bûchers de ronces et de noirs genièvres et d’en haut, comme un vautour farouche, je regardais ces milliers d’incendies mouvants.
LII.
Souvent à mes yeux dix étoiles, dix soleils s’embrasaient à la fois, j’entendais à la fois dix cris épouvantables. Et cependant ma poitrine ne se gonflait pas d’émotion, l’effroi ne saisissait pas mon cœur. Comme un démon, je restais là tranquille sous le poids de ma couronne, et les compagnons de mes crimes regardaient le plus grand de tous les objets d’horreur, ma figure couverte d’une pâleur mortelle.
LIII.
On s’étonnait de ne pas me voir aboyer comme un chien, ni rugir comme un lion, ni grincer des dents comme un démon. On ne se doutait pas qu’en esprit inspiré, j’attendais les étoiles vengeresses, les pluies de sang, et alors je saisissais de nouveau mon glaive et de nouveau je rendais le monde entier furieux contre moi ; puis je me remettais à demander au ciel obscurci si, par ce glaive que j’enfonçais dans une poitrine humaine, je ne frapperais pas d’horreur une puissance divine quelconque.
LIV.
Je rendis toutes les facultés de mon âme pour inventer des milliers de tortures, bûchers immenses, vaisseaux se fendant en deux sur la Vistule, roues et chevalets allongeant les corps ; vaines inventions ! ce pays inconcevable dans son martyre résista toujours et usa tout par sa patience. Le ciel lui-même le supporta aussi patiemment tant que je ne brisai que les ressorts matériels de l’esprit.
LV.
J’allai plus loin encore et dans le choix du supplice, ne pouvant créer rien de plus horrible, je commençai à violer les lois divines les plus sacrées, pour ravaler la nature elle-même. On amena ma propre mère à ma cour et au lieu de me jeter à ses pieds, de tomber dans les bras de cette vieille Sibylle en haillons, je fis servir son corps de mèche à une torche résineuse.
LVI.
Je dis au peuple qu’elle m’avait jeté un sort, qu’elle me rongeait le cœur, qu’elle empoisonnait mes épouses ; elle se mit à courir comme un oiseau, la chevelure toute en flammes et s’éteignit enfin dans d’indicibles souffrances. Alors la corruption envahit ma figure et montra par sa teinte verdâtre que l’enveloppe de mon esprit se déchirait. Et cependant il n’avait pas conscience de lui-même dans son corps, plongé qu’il était dans une profonde léthargie, dans un mal noir.
LVII.
Une seule fois, j’eus le courage de me mirer dans mon bouclier ; je me vis plus noir qu’un cadavre qui depuis un siècle eût reposé dans son cercueil, abandonné déjà des vers épouvantés à l’aspect de ses yeux flamboyants comme des torches, de ses larmes toutes rouges et du souffre enflammé de ses os moisis.
LVIII.
Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’ainsi corrompu, déchu et usé, je me sentais parfois rempli de l’ardeur d’un ange, prêt à aimer cette terre, à l’enlever dans les cieux au son d’une hymne qui vibrait d’une harmonie métallique et, passant par des tons de plus en plus douloureux, dégénérait enfin en un chant convulsif.
LIX.
Dès qu’une pareille ivresse s’emparait de moi et que je restais là les mains comme détachées des bras, bien que l’écume et les larmes ruisselassent sur ma figure et que ma bouche gardât le silence, alors mon esprit fasciné semblait faire tournoyer toutes les lunes, saisir toutes les étoiles comme des notes de musique et, exprimant ici bas son langage en caractères terrestres, il créait déjà non plus le chant du rêve mais bien une hymne de roi-prophète.
LX.
Un seul page se tenait à mes côtés, un seul petit page, et ce chant l’empoisonna. Des voix terribles, se précipitant dans son corps, lui disloquèrent les membres ; sa poitrine tomba en putréfaction. Il marchait, parlait en dormant et tremblait de tout son corps ainsi qu’une boîte mélodieuse en bois de cèdre, où l’artiste a enfermé toutes les voix de la tempête, tous les éclats du tonnerre.
LXI.
En attendant, le roi des cieux m’armait d’une puissance qui jetait l’effroi dans tous les cœurs, effroi sombre, royal, qui remplissait jusqu’aux murs de mon château lui-même. Le parquet sec de ses salles résonnait sous mes pas comme les ais d’un cercueil. Dans les villages le peuple curieux racontait avec épouvante que mon habitation respirait fétidement le sang et le mystère. Et partout ici-bas on ne rêvait que de moi.
LXII.
Dans les cuisines souterraines mes serviteurs devisaient sur mon compte, disant que j’étais pâle comme la lune quand elle se mire dans un bassin de sang où nagent des vipères entrelacées ; qu’une étoile d’or me guidait en marquant mes traces de sang, à travers la sombre région où toute âme exhale sa rage contre le roi des esprits immondes.
LXIII.
Et prodige plus étonnant encore, on se mit à m’adorer pour ma force, pour l’effroi que j’inspirais et les tortures de mon invention. À mon abord le peuple pliait le genou devant moi, peuple de brebis qui court toujours après son berger. On courbait la tête devant mon effroyable figure, croyant voir deux lanternes dans les deux ailes de mon casque, et ma figure suspendue au milieu d’elles comme une lampe sépulcrale et livide.
LXIV.
Mes paupières, qu’on eût dit fendues par un couteau, brillaient de l’éclat des rubis et, à travers leur peau sanglante, mon âme regardait le monde, ce fantôme maudit du passé. Oh Seigneur, par quelles souffrances humiliantes, par quelles tortures de mon corps n’ai-je pas dû effacer l’effroi de mon front et arracher de mes yeux la sombre étincelle de l’ange exterminateur !
LXV.
Et c’est parce que j’ai osé provoquer les soleils et les lunes de l’univers entier, les foyers de tes météores et tes orages, parce que j’ai endossé mon armure pour en défier ta sainte colère et que, serviteur en révolte, j’ai voulu savoir qui je servais, parce que j’ai voulu, ô Seigneur, contempler et ta face divine et les quatre foudres gardiens du monde, et toutes tes puissances qui protègent les humains, et ton firmament.
LXVI.
C’est donc pour cela, ô Seigneur, que tu m’as abandonné et entraîné à une mort terrible. Svityne vivait encore. Le vieillard s’illustrait par la gloire, combattait mes ennemis, rachetait mes crimes, étendait les frontières de mon empire, l’affermissait sur les bords de deux mers argentées. Quoique vieux, il ne remettait point son glaive au fourreau, je l’aimais, je le respectais comme un second père.
LXVII.
Eh bien minuit, je m’en souviens, sonnait alors, et la constellation du cygne semblable à une croix d’or planait au-dessus de ma tour, en lampe unique des voûtes solitaires que j’habitais : soudain au milieu des remords de mon cœur se glissa la pensée hideuse de la mort de Svityne, mais avec une telle puissance que je lui tendis aussitôt la main et lui souris comme un enfant.
LXVIII.
Depuis, je voulus la chasser, mais déjà elle était maîtresse de mon âme. « Essaie, me dit-elle, et si, lui mort, aucune aurore ne vient à poindre, aucune de ces étoiles, épouvantées du crime, ne tombe sur terre pour s’abreuver comme un vampire de ton sang, alors tu pourras ne plus t’inquiéter de l’esprit ; alors la terre ne serait que poussière et l’homme en jaillirait comme une lave.
LXIX.
Libre aux feux follets de parcourir les vallées, libre à la foudre de frapper les hommes vertueux ! Sois donc libre aussi de suivre ton idée, ne pèse pas tes actions ; essaie si le ciel est vivant ou inerte. » Une voix invisible me soufflait ces conseils ; et si dans le corps de cent Svityne, les âmes d’une centaine de mes aïeux eussent du fond de leurs tombeaux fixé leurs regards sur moi, je n’aurais pas reculé devant cette nouvelle hécatombe.
LXX.
J’envoyai donc les bourreaux réaliser ma pensée. Mais quand une telle pensée vient à fleurir, elle ne manque pas de se ramifier sur un tronc monstrueux. Aussi envoyai-je d’autres bourreaux pour exterminer la cour, la femme et les enfants du fidèle Vayvode. Ce jour là le ciel assombri ruisselait de pluie et de grêle. Parfois le soleil laissait s’échapper un triste rayon de son sein, une grêle dorée fouettait ma cuirasse ou faisait plier mon panache, car j’attendais en plein vent le retour de mes bourreaux.
LXXI.
Ici une foule de vieux mendiants entourent mon palais, le regard fixé sur leur roi qui reste debout devant le seuil de son palais. À travers le réseau de la pluie ils voient ce spectre royal gémissant sous la grêle qui fait résonner son armure. Tout à coup un fantôme sec et à barbe grise s’approche de moi. C’était un mendiant ; il arrive à ma porte, pétrifié comme une statue qui commence à s’éterniser, se raidit et me présente une lettre de Svityne.
I.
À cette époque nos vieux Vayvodes tenaient à leur cour des joueurs de luth. C’étaient là les bardes de nos temps chevaleresques, d’ordinaire sages, aveugles et pliant sous le poids des années. De longues barbes argentées brillaient comme des cuirasses sur leur poitrine ; ils portaient des lyres petites mais célèbres, enchâssées dans du corail, de l’argent ou de l’ambre.
II.
Ils tenaient en main de longs bâtons de bouleau poli, recourbés en forme de crosses, avec lesquels, je m’en souviens encore, ils dirigeaient les chœurs des jeunes garçons et marquaient la mesure du chant. Dès qu’ils levaient la baguette blanche, la foudre grondait aussitôt dans le chœur ; le sceptre du vieillard venait-il à s’abaisser, soudain le chant tombait comme un ange à terre.
III.
C’est avec une pareille crosse à la main et une lyre à sa ceinture que le barde centenaire de Svityne s’arrêta à mon seuil. Je me rappelle encore les haillons bigarrés de son manteau, don charitable de la Providence, sur lequel l’aurore se fondait dans l’azur et brillaient diverses couleurs. Son pied nu dans son cothurne, argenté comme la coquille d’un pèlerin, reluit encore aujourd’hui devant mes yeux.
IV.
C’est ainsi qu’un pied en avant comme une grue voyageuse, le vieillard, appuyé sur sa crosse blanche, la figure transparente, ombragée de cheveux blancs, et enveloppé dans son vieux manteau comme dans un nuage d’azur me présenta son message. Iris quand elle descend du ciel, traînant après sa tresse l’arc-en-ciel, les étoiles et les roses du matin, n’est pas aussi ravissante pour moi que le souvenir de ce vieillard.
V.
« Barde fidèle au cœur d’or, toi qui t’es dévoué avec une si sublime abnégation pour ton maître, puisses-tu avoir un tombeau sacré pour la charrue et pareil à un sépulcre enchanté. Revis par tes chants dans une longue série de siècles, jusqu’à ce que ces chants soient de nouveau oubliés. Par ton exemple inspire aux hommes l’amour, accorde de temps en temps ta lyre, et chante, ô barde fidèle !
VI.
Puissé-je encore me rappeler le charme dont tu possédais le secret, les notes suaves dont tu dilatais les cœurs, notes cadencées, justes et magiques comme les touches harmonieuses des orgues célestes ! Mais surtout pardonne-moi enfin l’horrible blessure que mon glaive impitoyable te fit au pied et qui, pour combler tes maux, te ravit ton plus beau charme, ta chanson voyageuse. »
VII.
Oui, tandis que le vieillard me présentait sa lettre, j’appuyai sur son pied la pointe de mon glaive et sentis qu’elle lui entrait dans les os ! lui il restait là immobile et, tant il était patient, sublime comme Dieu. Cloué par le glaive aux dalles qu’empourprait son sang, il se tenait calme dans les plis azurés de son manteau et me regardait comme on regarde un enfant.
VIII.
Et loin de retirer le glaive de la blessure, le faisant au contraire pénétrer plus profondément dans les os, je lisais des paroles qui, comme des tenailles infernales, me brûlaient le cerveau et m’arrachaient les entrailles. Cette lettre, gravée dans mon âme au frontispice de ses remords et de ses infamies, y imprima d’une manière indélébile ses terribles reproches, car son auteur, tout en m’aimant encore, me méprisait.
IX.
» Bourreau et tyran de ma patrie, hier encore mon souverain, écrivait le vieux Svityne, je me suis condamné volontairement à l’exil pour que ma mort ne fasse pas déborder la coupe de tes forfaits. Tu me chasses et moi, maître ingrat, je te laisse les cœurs et les étendards de tous tes guerriers. Seul je disparais sans laisser de traces et n’emporte rien avec moi que ma douleur.
X.
» J’aurais volontiers livré à ton glaive ma tête fatiguée, cette tête qui eut encore souri sous le coup et que Dieu n’avait jamais effrayée par le spectacle de la mort, si tu avais eu quelque battement de cœur humain, si tu ne t’acharnais pas sur les cendres même de tes sujets, toi qui ne réponds que par le mépris au regard qui appelle la clémence et te venges sur les os de tes victimes comme un chien sur une pierre.
XI.
» Aujourd’hui, pendant mon sommeil, des anges aux cheveux d’or m’ont averti ; ton fantôme a apparu à mon chevet pareil à un flambeau qui brille au sein de vapeurs ténébreuses. Oui, toi-même tu m’as averti, et ce n’est que parce que tu es devenu un tel monstre aujourd’hui qu’on t’entend, qu’on te sent de loin quand tu viens à méditer la mort d’un homme.
XII.
» Ton esprit plus miséricordieux te sert d’espion ; c’est lui qui d’abord fouille ton cœur pourri ; puis quand tes dents grincent dans le sommeil de ton corps, il court et avertit les hommes, Oui, ton esprit sort de toi, parcourt le pays, secoue ta victime par les cheveux et gémit comme une femme. Et toi, fatigué de ces lamentations, tu te lèves sans te douter que tu as pleuré sur nous.
XIII.
» L’ange exterminateur a dû te transformer ; il t’a envoyé pour remplir une mission infernale, il a énervé ton peuple, pétrifié ton cœur et t’a ordonné de labourer les populations comme un champ. Ton souffle embrase l’air ; mais bientôt des âmes, sorties de leurs corps et vivantes encore, dresseront à tes yeux leurs figures radieuses et se précipiteront sur toi avec la rapidité du vent.
XIV.
» Abuse donc dans ces derniers jours de la force de ton glaive et de ta hache ; moi, je t’attends au jour du jugement suprême avec cette lettre dont j’emporterai les paroles dans la tombe. Je t’attends hors de ce monde, sur la rive contre laquelle une mer de feu vient briser ses vagues écumantes et rougies du sang que tu a versé ; je t’attends, te dis-je, et avec ces paroles j’apparaîtrai en accusateur.
XV.
» Tu n’entreverras plus ma figure ici bas, et cependant, vieille grue battue par l’orage, je ne prends pas mon essor loin de toi. Le secret de mon séjour n’est connu que de moi, de mon coursier et de mon vieux barde. L’éclair est plus facile à atteindre que le coursier et, quant à la fidélité de l’homme, si la vieillesse et un chant plein de charme sont incapables de t’émouvoir, fais encore un essai, ô roi, le vieillard est en tes mains ».
XVI.
Tel était le message vengeur du vieux Svityne. J’y entendais gémir la menace et la résistance de l’âme qui commence par une plainte et prend ensuite un corps. Je m’élançai comme un monstre ailé avec toute la furie, toute la rage de mon cœur. Eussé-je dû bouleverser de fond en comble mon royaume, j’aurais tout sacrifié pour briser le vieillard et lui arracher son secret.
XVII.
Il s’affaissait, je m’en souviens, sous l’âge ; Zoriane était son nom. Tandis que par mon ordre on le conduisait au supplice du feu, plus tranquille qu’une brebis, il passait les doigts sur les cordes de sa lyre et marchait au bûcher avec un sourire enchanteur. Loin de me maudire, et au lieu de faire puissamment vibrer sa petite lyre, il la caressait, la figure toute rayonnante, comme si c’eût été une blanche colombe dont il voulait calmer l’effroi.
XVIII.
Sur son bûcher, comme assis au doux murmure d’un ruisseau, il semblait vouloir dire, et par son geste et par son sourire : « ne t’effraie pas, ô ma petite lyre, la mort n’est pas un tourment, ne redoute point le meurtrier du corps. Rassure-toi, ma mignonne rassure-toi, ma sœur, ma fillette chérie. À quoi nous servirait donc notre sagesse si elle ne nous apprenait à mourir ?
XIX.
» On t’a accueillie gracieusement dans les châteaux et les chaumières, tant que tu as été ma compagne de voyage. Montre donc aujourd’hui ta reconnaissance et ne pleure pas devant tes bourreaux, car ils seraient capables de se réjouir de t’avoir ravi ta mélodie. Va, par la suite des temps, quand mille arcs-en-ciel viendront à briller au-dessus de ces contrées, nous ressusciterons tous deux. Nous ressusciterons avec tout un cortège de bardes aux luths d’or, dont la voix rivalisera avec celle des anges.
XX.
« Prends donc patience, ma petite lyre ! Dors ! bénis soient les éclairs lumineux et flamboyants de ce bûcher ! » Ici enlacé dans les anneaux dorés du feu il disparut. Mon âme sentit alors son maître. L’affreuse contraction de ma bouche, béante comme un abîme, la sécheresse de ma gorge ardente, le manque d’air dans ma poitrine étouffée, m’apprirent que j’appartenais déjà à l’enfer.
XXI.
Haletant, je m’élançai sur mon coursier, tout gris encore des cendres, qui venaient de consumer le maître du chant. Le délire s’était emparé de moi, et une foule de mes satellites couverts d’or, d’ambre, de cuivre, d’acier et d’ailes, portant sur eux de nombreux instruments de torture, des clous, des massues, des lances et, pareils à une troupe d’archanges, se précipitèrent à ma suite dans les vagues de la Vistule, prêts à exterminer le monde entier sur leur passage, et tous montés sur des chevaux plus fougueux que l’aquilon.
XXIII.
Et je volais en avant de leur phalange. La tête cachée dans un vieux casque de plomb rouillé comme dans un capuchon, tant je ressentais intérieurement de honte d’avoir la figure plus livide que le vert de gris, le regard plus rouge que le feu du nuage qui porte la foudre, j’accourus sur les bords de la Vistule dans un château que je trouvai déjà tout ensanglanté, car il venait d’ensevelir ses cadavres mutilés. C’était le château de Svityne. Mon esprit m’y avait précédé et se baignait dans des flots de sang.
XXIII.
À cet aspect je fus épouvanté, car j’avais perdu le souvenir des ordres que j’avais donnés la veille. Les bourreaux, saisis de terreur, restaient là devant moi comme de pâles fantômes. « Qui donc, hurlai-je, a osé devancer ici mes volontés, qui a pénétré ici plus avide que moi du sang de Svityne ? répondez, qui a réalisé à l’égal de Dieu mes idées ?
XXIV.
Je dois sans doute l’attribuer à mon esprit, car la terre ne porte plus de pareils meurtriers. Qui ne se fût laissé attendrir par les âmes de ces enfants, à la vue de cette île remplie de bouleaux, d’ifs et de rossignols, de murailles de cèdre, que la voix n’a qu’à frapper pour qu’aussitôt, remplies d’échos de gémissements et de cris, elle réponde à chaque étage par la voix de Svityne, comme la boîte d’un vieil orgue en ruines.
XXV.
Moi seul qui n’ai pas d’autres sentiments que celui de la rage, je suis tombé ici au point du jour, sans que rien ne m’arrête, ni le calme de ces salles, ni l’odeur de ces cèdres, ni le chant de famille que répètent les plafonds, ni la stérilité d’une misérable vengeance, ni Satan ici bas ni Dieu dans les cieux. Oh dans ces cieux, il n’y a que le vide ! égal de Dieu je méjugerai moi-même ! »
XXVI.
À ces mots j’enfonçai ma lance dans la muraille : que cette nuit, dis-je à mes satellites, soit consacrée au festin, pour moi comme pour vous, exécuteurs de mes crimes. Un jour de pénitence lui succédera. Ici tout le château répondit comme une forge ardente. Entouré de la bande scélérate, je pris place au banquet, comme un cadavre ressuscité et coloré par l’ivresse.
XXVII.
L’orgie avait commencé. Le service de Svityne, cruches, coupes et flambeaux, couvrait la table. Des spectres, c’étaient les génies du crime, nous présentaient à boire ; drapés dans des manteaux ensanglantés, le teint à la fois verdâtre et empourpré comme celui des vampires, ils se dressaient à nos côtés sous des formes distinctes et disparaissaient dès qu’on les regardait en face.
XXVIII.
Soudain, un page haletant se précipitant dans la salle et d’une parole rapide : « Seigneur, un signe épouvantable vient d’apparaître ; une verge flamboyante brûle dans les cieux ! » Je pâlis ; puis, croyant que c’était un fantôme qui m’annonçait ce funeste présage, j’arrachai ma lance de la muraille et j’en perçai la poitrine de l’enfant.
XXIX.
Alors je m’élançai sur le balcon d’où la vue dominait toute la contrée et tout le ciel qui scintillait d’une myriade d’étoiles enchaînées à une seule et immense constellation. Celle-ci, pareille à un glaive dégainé, avait une grande escarboucle incrustée dans la poignée ; le joyau resplendissait et changeait de couleur comme un œil dans la figure invisible d’un esprit.
XXX.
Le regard fixé sur cette étoile, je me mis à lutter avec elle comme avec un démon ; je lui versai tout le poison de mon cœur, je l’abreuvai de tout le venin de mon âme. Parfois elle en pâlissait et moi après elle ; enfin je tombai sur un genou, haletant, épuisé, le corps traversé de ses rayons aigus, ainsi que tombe maint guerrier percé d’une lance meurtrière dans un tournoi.
XXXI.
Je venais d’apercevoir en elle un signe plus éclatant ; on eût dit un sourcillement de paupière, un éclair parti de l’œil d’un génie. À ce signe, je sentis qu’une puissance terrible, occulte, brisait à jamais mon âme. Tournant la tête vers mes gens et leur montrant le dragon fulgurant qui tordait sa queue scintillante autour de la voûte céleste, je leur dis : « Vous voyez cette comète, eh bien elle m’apporte la mort ! »
XXXII.
Une pâleur mortelle, une agitation fiévreuse, envahirent tout mon être. « Oui, m’écriai-je d’une voix caverneuse, j’ai enfin vaincu la nature, voilà les marques de la puissance de mon esprit sur elle. Les étoiles ont envoyé leur sœur aux frontières de leur monde pour savoir si je vivais encore, si le manteau royal couvrait encore mes épaules. J’ai rempli ma mission de roi, d’homme et d’exterminateur. Le ciel a enfin conçu de m’épouvante sur le sort de la terre et l’heure de ma mort approche.
XXXIII.
Allez ; vous n’êtes plus des sujets de ma royale fureur mais des soldats aguerris. J’ai racheté cette nation par les flots de son sang et au-dessus de ces flots j’ai élevé son esprit qui désormais méprisera la mort. Maint villageois charmera sa veillée par le récit mélodieux de mes faits et sera fier en se rappelant avec quel courage ses aïeux allaient à la mort quand leur souverain les y envoyait.
XXXIV.
Quant à moi je ne suis que le glaive de Dieu et je vais expier ma mission. L’abîme s’ouvrira devant moi, la foudre déchirera ma large poitrine. Comme une meute de chiens détachés de leur laisse, toutes les fureurs, tous les désirs s’allumeront en moi avec l’ardeur d’un soleil ; ma figure projettera dans les airs une ombre monstrueuse ; l’amour de l’humanité purifiée dans le sang et l’ange du malheur planeront sur ma tombe.
XXXV.
Oui, mon âme va subir son jugement. Mais vous, vous vivrez plus tranquilles que les enfants innocents, qu’un blanc troupeau d’agneaux. Tous mes crimes ont découlé d’un seul grand principe et c’est sur moi seul qu’en retombe le fardeau. Le souvenir n’en restera que dans les sépulcres et dans la longue complainte d’un mendiant voyageur. Les ronces croîtront sur ma tombe ; un autre, un ange saura gagner l’amour de vos cœurs.
XXXVI.
Mais après bien de siècles ».... Je veux achever quand soudain une douleur sans nom me brise les os ; des myriades d’étincelles jaillissent de mon capuchon de plomb ; le cuivre et l’acier fondent sur moi. En vain je me raidis pour conserver ma fière stature de roi ; j’éclate dans le feu comme de l’argile ; un noir nuage voile ma vue et toute mon âme se concentre dans un seul atome.
XXXVII.
Tout était fini. Une immense éclipse et un morne silence avaient succédé à cette scène. Dieu appesantit pour la dernière fois sa main sur moi et, sous cette puissante pression, mon âme se fendit de mille fissures à travers lesquelles mon regard pénétrait dans ma conscience. Comme un ver qui se tord dans le feu, tant que le souffle de cette âme criminelle agita mes lèvres, elle resta au fond de mon corps souillé jusqu’à ce que Dieu lui eût ouvert les portes de l’éternité.
XXXVIII.
Telle fut là fin de mon existence, que longtemps les rapsodes chantèrent dans le pays. Vieux bardes ! Vous n’avez su deviner ni le mobile de mes actions ni en quoi j’étais supérieur aux Hérodes romains. Au-dessus de moi planait une idée sublime, éclatante ; une infinité de marches sanglantes me conduisaient directement au seuil du temple où s’atteint tout grand but. J’y marchais, comme un guerrier sans peur, à travers des monceaux de cadavres.
XXXIX.
La vie vibrait dans chaque corde de mon âme, on sentait la force dans chacun de mes faits. Mieux eût valu pour moi être dans un tombeau que sur une pareille voie ; mieux la lame au poing qu’avec une telle pensée dans la tête. Tôt ou tard une pluie de foudres s’abattra sur l’aigle qui regardait le soleil en face, le cou tendu vers l’avenir. Que dis-je, elles éclatent sans cesse sur ma tête.
XL.
Et cependant c’est par moi que ma nation est devenue grande, c’est moi qui lui ai donné son nom et ouvert son avenir ; poussée par ma rame sanglante, elle flotte encore sur l’Océan humain, cette Pologne, antique nef de toutes les souffrances. Une autre vague l’a souvent détournée de son chemin, et souvent son génie sacré s’est épuisé pour ne produire que des fruits terrestres, sans odeur, sans vitalité hélas ! mais ce que moi, j’ai exprimé d’elle avec son sang, c’est là ce qui l’a toujours fait sortir victorieuse de ses luttes sans fin.
XLI.
Dors maintenant, ô ma forme primitive, en jetant au loin une clarté douteuse comme celle d’une nouvelle lune ! Spectre maudit pour le sang que tu as répandu, dors dans ta chemise d’acier, dans ton casque de plomb ! L’anathème repose sur toi comme sur les colonnes de basalte élevées par le génie du temps, perdues dans le désert, enveloppées de nuages, de ténèbres, et visitées seulement par la foudre.
XLII.
Ô forme maudite ! je t’ai foulée aux pieds, et rayonnant de l’esprit divin je m’avançais vers l’avenir. Les mers fuiront leur rivage, les montagnes s’écrouleront en poussière, une pluie de comètes s’abattra sur le monde terrifié, le jour où j’aurai accompli au moral, ce que j’ai accompli dans l’ordre terrestre. Car, que suis-je sinon un Esprit ébauché à la lueur de la première Aurore des temps, aux regards duquel Dieu a soulevé ses voiles et pour qui des milliers d’années ne durent pas plus qu’un moment.
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