LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Juliusz Słowacki

1809 – 1849

 

 

 

 

 

LA GENÈSE PAR L’ESPRIT

(Genezis z ducha)

 

 

 

 

Écrit entre 1844 ; publié en 1871 (posthume)

 

 

 

 

 


Traduction de Stanislas Dunin Karwicki, Varsovie, J. Mortkowicz, 1926.

 


 

 

 

 

Sur les roches de l’Océan

Tu me posas, Seigneur, afin que je rappelle les faits séculaires de mon Esprit, et je me sentis soudain un Fils de Dieu, immortel dans le passé, créateur de la visibilité, et l’un de ceux qui Te rendent le tribut volontaire de l’amour sur des guirlandes dorées de soleils et d’étoiles.

Car, avant le commencement de la création mon Esprit était dans le Verbe et le Verbe était en Toi et mon être était dans le Verbe.

Et nous, Esprits du Verbe, nous demandâmes des formes et Tu nous rendis aussitôt visibles, en nous permettant de déduire de nous-mêmes, de notre volonté et de notre amour, les premières formes et de paraître devant Toi ainsi manifestés.

Tu séparas donc les Esprits qui choisirent pour forme la lumière de ceux qui préférèrent de se manifester par les ténèbres ; alors, ceux-là s’attachant aux soleils et aux étoiles, ceux-ci aux terres et aux lunes, commencèrent sur ces astres le travail des formes dont Tu recueilles constamment le fruit : l’Amour, ô Seigneur, pour lequel tout est créé, par lequel tout prend vie.

C’est en ce lieu, ô mon Dieu, que je veux m’épancher devant Toi. Ici flambent derrière moi des roches dorées et argentées, incrustées de mica, tels d’immenses boucliers apparus en rêve aux yeux d’Homère ; ici le soleil, voguant dans l’espace, inonde de flammes mes épaules et l’on entend la voix incessante du Chaos travaillant à la forme ; ici donc, où les Esprits s’élèvent sur l’échelle de vie de Jacob par la voie qui fut jadis la mienne, sur ces vagues sur lesquelles mon Esprit entreprit tant de fois l’exploration d’horizons inconnus à la recherche de mondes nouveaux ; permets, ô mon Dieu, que je dise en balbutiant comme un enfant les anciens travaux de la vie et que je les lise dans les formes qui sont les inscriptions de mon passé.

Car mon Esprit, première Trinité composée d’Esprit, d’Amour et de Volonté, planait sur les abîmes en convoquant les Esprits fraternels de nature semblable à la sienne ; Il éveilla en lui-même la volonté par l’amour et changea un point de l’espace invisible en un éclat de forces Magnétiquement Attractives.

Et celles-ci se transformèrent en forces électriques, en puissances de la foudre.

Et elles se déployèrent en chaleur dans l’Esprit.

Et quand mon Esprit, devenu paresseux à la tâche, négligea d’extraire de lui-même son essence solaire et s’écarta de la voie de la Création, Tu le punis, Seigneur, par la Lutte des forces intérieures et par leur désaccord ; Tu fis de lui un éclair non plus de lumière, mais de feu destructeur et le faisant débiteur des mondes lunaires et solaires, Tu le changeas en tourbillon de feu et le suspendis sur les abîmes.

Mais voici dans les cieux un second cercle de feu, d’une essence plus pure et rachetée ; un ange rayonnant, aux cheveux épais, fort et impétueux, saisit une poignée de globes, la fait tourbillonner comme un arc-en-ciel de feu et l’entraîne après lui.

Trois anges alors, celui du soleil, celui de la lune et celui du globe, conviennent de la première loi de dépendance et de poids ; et dès lors je commence à appeler jour le temps éclairé et nuit le temps privé de lumière.

Des siècles se sont passés, ô Seigneur, et pas un seul de ces jours écoulés ne fut pour mon Esprit un jour de repos, car, travaillant sans relâche, il s’appliquait toujours à changer en forme une idée sans cesse nouvelle de la forme. S’étant mis d’accord avec le Verbe terrestre, il établissait sa propre loi et s’y soumettait ensuite afin de pouvoir se dresser sur le fondement ainsi posé et tracer à l’Esprit en sa pensée ardente des voies nouvelles et plus hautes.

Déjà dans les roches, ô Seigneur, gît l’Esprit comme une statue de la Beauté parfaite, engourdi encore, mais déjà préparé à l’humanité de la forme et ceint, comme de six guirlandes, des arcs-en-ciel de la pensée Divine. C’est de cet abîme qu’il rapporta la science mathématique des formes et des nombres, cette science qui jusqu’aujourd’hui repose si profondément dans le trésor de l’âme et qui semble entée à l’Esprit sans qu’il en ait la conscience ni le mérite. Mais Tu sais, ô Seigneur, que la forme du diamant s’est produite par l’action de puissances vives ; et que les eaux ont commencé à couler par le jeu d’Esprits mobiles, à peine joints, qui apprenaient l’équilibre, alors que sur le globe tout était vie et changement et que la mort, comme nous appelons aujourd’hui le passage de l’Esprit d’une forme à une autre, n’existait pas encore.

Voici que j’évoque devant Toi, ô mon Dieu, ces durs cristaux, jadis premiers corps de notre Esprit, aujourd’hui abandonnés par tout mouvement mais encore vivants et couronnés de nuées et de foudres, car ce sont là les Égyptiens de la première nature qui, dédaigneux du mouvement, se complurent uniquement dans la durée et le repos et se bâtirent des corps pour des milliers d’années.

 

De combien de foudres frappant les rochers de basalte du premier monde, de combien de feux souterrains et de secousses n’as-Tu pas usé, Seigneur, avant de briser ces cristaux, avant de les réduire en poussière, cette poussière terrestre qui représente aujourd’hui les débris des premiers colosses dressés par l’Attraction de l’Esprit.

 

As-Tu ordonné à l’Esprit de se détruire lui même ? Ou bien, terrifié, faisait-il choir sur lui les voûtes qu’il avait lui-même élevées ? Et n’est-ce pas ainsi que des roches fracassées il tira le feu, en obtenant enfin la première étincelle qui, peut-être, pareille à une grande lune, se dégagea d’un amas de pierres, se changea en colonne de flammes et se posa sur la terre comme un Ange Destructeur... Elle repose aujourd’hui dans les profondeurs terrestres, sous l’écorce de sept jours de nos travaux et de nos cendres.

C’est alors, ô Seigneur, que les premiers Esprits, allant déjà vers Toi en un supplice ardent, Te firent le premier sacrifice. Ils s’offrirent à la mort. Mais ce qui était la mort pour eux n’était à Tes yeux, ô Seigneur, que l’assoupissement de l’Esprit dans une forme et son réveil dans une autre, sans aucune conscience du passé et sans aucun souvenir de ce qui avait précédé le sommeil.

En vérité, le premier sacrifice de ce petit limaçon qui Te priait, ô mon Dieu, de lui permettre de se réjouir d’une vie plus pleine en un morceau de matière pierreuse et de le détruire ensuite par la mort, était déjà une vague image du sacrifice de notre Seigneur Jésus Christ et ne fut point perdu, car Tu récompensas, ô Seigneur, cette mort manifestée pour la première fois dans la nature par un don, qu’aujourd’hui nous appelons organisme.

De cette mort qui fut le tout premier sacrifice, émana la toute première résurrection. En outre, par Ta grâce, ô Seigneur, fut donné à l’Esprit un miraculeux pouvoir : il fut rendu apte à reproduire la forme qui lui ressemblait ! Par ce pouvoir les Esprits, unifiés en nombres divers, se livrant un mutuel assaut et changeant leurs puissances en puissances de feu, devinrent les créateurs de formes qui leur étaient semblables.

Les Esprits commencèrent donc à mourir et à ressusciter au lieu de s’ajouter, de couler, de se joindre et de se dissoudre en gaz. Je sais bien, Seigneur, que mon Esprit, passé dans la première étincelle, vivait déjà d’une vie complète dans la pierre. Pourtant ce n’est que depuis cette mort et ce premier sacrifice mortuaire que l’Esprit commence à vivre d’une manière visible pour mes yeux et ce n’est que dès lors qu’il me devient fraternel.

C’est par le seul sacrifice de l’Esprit, s’offrant à la mort avec toute sa puissance d’amour et de volonté, que fut engendrée une postérité innombrable de formes, — des merveilles de créatures que ma bouche humaine ne saurait aujourd’hui énumérer devant Toi ; mais Tu les connais toutes, car jamais aucune forme ne naquit de celle qui l’avait précédée, sans que Tu en aies eu connaissance. Tu pris préalablement en Tes mains l’Esprit solliciteur, Tu prêtas l’oreille à ses demandes enfantines et Tu lui fis don d’une forme nouvelle selon sa volonté. Sages sont ces formes ; et enfantines en même temps. Car chaque Esprit, mortifié par une longue souffrance ainsi que par l’incommodité temporelle de son domicile, savait, et Te demandait à travers ses larmes, la réparation des misérables parois de sa demeure ; et même quand elles étaient de perles ou de diamant, toujours il T’offrait quelque chose, Seigneur, de ses aises et de ses trésors afin de pouvoir faire une plus grande part à l’Esprit, selon le besoin de l’Esprit.

Vieil Océan, dis-moi comment en ton sein se produisirent les premiers mystères de l’organisme ? les premiers épanouissements des fleurs nerveuses, en lesquelles fleurissait l’Esprit ? Pourtant c’est à deux reprises que tu effaças du niveau de la terre ces formes monstrueuses et inhabiles qui furent celles du premier Esprit ; aujourd’hui non plus, tu ne les révèleras sans doute guère, ces choses étranges, apparues en ton sein et sur lesquelles reposa le Regard du Seigneur. De gigantesques éponges et des plantes-reptiles émergeaient des vagues argentées ; des zoophytes prenaient contact avec la terre par des centaines de pieds, la bouche tournée vers le fond. La limace et l’huître, ayant obtenu de la roche paternelle la sauvegarde de leur corps recouverts de boucliers en pierre, s’attachèrent aux falaises, étonnées de la vie. La prudence se manifesta la première dans les cornes de la limace ; le besoin de protection et la frayeur causée par le mouvement de la vie, collèrent l’huître aux rochers.

Enfin naquirent au sein des eaux des monstres timorés, paresseux et froids qui s’opposaient avec désespoir au mouvement des vagues et attendaient la mort au lieu même où ils étaient nés, ne sachant absolument rien du reste de la nature.

Dis-moi, Seigneur, quelles étaient dans ces créatures les premières sollicitations qu’elles T’adressèrent ? Quels étaient leurs étranges et monstrueux désirs ? Car je ne sais lequel de ces épouvantails difformes, ayant senti en son système nerveux un tressaillement et un tendre émoi, demanda un cœur triple que Tu lui accordas, Seigneur. Ayant disposé l’un de ces cœurs au centre et ayant placé les autres des deux côtés du premier à la façon de deux sentinelles, Tu le rendis trois fois sensible ; et c’est en trois cœurs désormais que l’Esprit vivant en cette forme, reçut de Toi, ô Seigneur, la joie de naître ainsi que l’aiguillon et la douleur de la mort. Dis moi, Seigneur, lequel de ces martyrs Te sacrifia deux de ses cœurs et n’en gardant qu’un seul en son sein, dirigea toute sa faculté créatrice et tout son désir vers la satisfaction de la curiosité ? Car c’est lui qui créa les yeux ; ces yeux qui, dans les mollusques fossiles, nous étonnent déjà par leur perfection et qui aux premiers jours de la Création devaient luire au fond des eaux comme de magiques escarboucles, apparues pour la première fois dans les profondeurs de la mer, telles des pierres vivantes, mobiles, tournantes, qui regardaient le monde.

Ces yeux, toujours ouverts depuis lors pour devenir les lanternes de la raison, sont maintenant pour la première fois, volontairement fermés, ô mon Dieu, par ceux qui doutent. Ils sont traités par l’homme sceptique de traîtres à la raison et d’imposteurs de l’expérience.

Voici que dans le Polype, ô mon Dieu, voici que dans la Pieuvre, je vois apparaître le cerveau et l’ouïe ; voici que dans la nature sous-marine je vois toute entière la première ébauche de l’homme ; je vois tous mes membres, déjà prêts, déjà mobiles, destinés à se joindre par la croissance dans l’avenir ; je les vois inspirant l’aversion et l’horreur, attachées à l’idée d’un corps mis en pièces.

Enfin l’Esprit, exténué par la lutte avec les immenses vagues de l’Océan, abandonna trois cœurs, arracha la vue de ses prunelles en pleurs, vouées au martyre, étendit à plat sa bouche et l’enchâssa dans ses pieds ; cette bouche qui précédemment exhalait aux cieux ses soupirs, fut reléguée à la plante des pieds et multipliée par centaines afin qu’elle aspirât les sucs vivifiants du sol ; et voici que sous la forme du champignon zoophyte se dressa sur terre l’Esprit devenu paresseux, détourné de la voie du progrès, ayant sacrifié son système nerveux pour la paix, pour une forme plus durable et moins douloureuse. Alors Tu détruisis toute cette nature, ô mon Dieu, et d’un animal semblable à un arbre Tu fis un arbre.

Et voici, ô Seigneur, encore une fois répétée la déchéance de l’Esprit. Car c’est la paresse qui s’empara de lui sur la voie du progrès, c’est le désir de prolonger son séjour dans la matière, c’est le souci de la durée et de la commodité de la forme, qui furent et qui restèrent jusqu’à présent le seul péché de mes frères et des Esprits Tes fils. Sous l’injonction de cette unique loi travaillent les soleils, les étoiles et les lunes : cependant tout Esprit qui progresse, même amoindri par une tare ou par une imperfection, est inscrit aux Livres de la Vie pour avoir tourné sa face vers les fins suprêmes, fût-il encore loin d’être parfait.

Tu es bon, ô mon Dieu, d’avoir conservé pour moi sous les lointains alluvions des déluges, sons la couche des forêts carbonisées, ce premier essai de l’Esprit conquérant la terre, ce phénomène de son premier enchâssement volontaire en un anneau nerveux, ce prodige de sa triple conquête du cœur, de ce cœur endolori bien après dans l’homme et pour la première fois souffrant sur autrui dans le Christ.

Bénis soient ceux qui sans l’assistance de Ton Esprit ont pourtant découvert cette étonnante nature des premières créations ; ceux qui l’ont éclairée du falot de leur raison. Ils ont parlé de cadavres sans savoir qu’ils racontaient leur propre vie. La lampe qu’ils laissèrent après eux dans ces sombres souterrains m’éclaira lorsque j’y entrai ; j’y trouvai des ossements entassés, déjà presque ordonnés selon l’ordre de la vie... Il n’y manquait que Ton Esprit, ô Seigneur, dont Tu es le seul à raconter les faits, puisque aujourd’hui encore Tu ressens les douleurs passées au fond des temps écoulés. Tu es le seul à savoir combien ces os ont souffert !

L’Esprit Te sacrifia donc l’organisme, ô mon Dieu, et du reste de sa force immortelle il conquit la terre et garda l’étincelle de vie dans les formes végétales.

Son immensité se manifesta dans les bruyères, sa colère et sa résistance à la nature apparurent en de rudes chardons qui recouvrirent la terre de forêts gigantesques. À travers Tes astres courait le globe bruissant, échevelé et sombre ; les brouillards et les nuées humides se pendaient comme des voiles de crêpe funéraire sur les fronts de ces premiers malfaiteurs de la nature. Mon regard n’ose point se glisser dans ces forêts. Car la branche tendue avec défi contre le vent y frappait l’air du fracas de la foudre et lorsque en se fendant éclatait la semence, il y grondait un bruit de tonnerre. La pousse y jaillissait de terre avec un tel essor de croissance que les roches emportées et les montagnes de basalte projetées dans les airs se brisaient, en retombant en gravois et en nuées de poussière. Dans les nuages, dans les brouillards et les ténèbres, je vois cet immense labeur de l’Esprit, je vois ce royaume de Pan, dieu sylvestre, où l’Esprit travaillait bien plus pour le corps que pour sa nature d’Ange. Ce qui devait se détacher de lui après la mort, des bûches brûlées, réduites en charbon, des feuilles rongées par la pourriture, voilà ce qui fut le plus important produit de son travail à l’époque où lui-même, déjà élevé au dessus de la forme, attendait la miséricorde de Dieu — l’incendie et le déluge.

Or, sur les formes de la première création, sur les corps pétrifiés des monstres marins fondit une colonne de feu, second destructeur, Encelade luttant avec la vie... Son front couronné de nuées déversa les flots du déluge, ses pieds de feu séchèrent le lit de la mer et durant des siècles entiers cette terre se consuma par le feu, luisant devant le Très-Haut de la lueur d’un rouge incendie... elle, qui après d’autres siècles, recréée et rendue radieuse par l’Esprit-amour, devait resplendir du feu des douze pierres précieuses telle qu’en son rayonnant éclat la virent flamber les yeux de saint Jean sur l’abîme des mondes.

Ô mon Esprit, il est donc vrai que dans l’absence de forme de ton premier germe étaient déjà incluses la pensée et la sensibilité ! C’est par la pensée que tu préparais de nouvelles formes ; c’est embrasé de ta sensibilité et du feu de l’amour que tu les demandais à ton créateur, ton Père. Tu concentras chacune de ces forces en ces points uniques de ton corps — le cerveau et le cœur ; et ce que tu conquis par elles aux premiers jours de la création, le Seigneur ne te l’a plus repris. Mais Il amena ta nature par la contrainte et par la souffrance, vers la création de formes meilleures ; et Il fit émaner de toi une force créatrice plus intense. Effrayé et irrité par la résistance du corps tu te mis à filer des bandeaux argentés dans les profondeurs de la mer et tu entrepris un troisième royaume, un royaume terrible, celui des serpents.

Il semble que les bûches provenant des troncs d’arbres calcinés ressuscitèrent d’elles-mêmes au fond de la mer et qu’ayant changé en système nerveux leur moelle végétale, elles étendirent à terre la pensée et le cœur, puis, faisant prendre les devants à la pensée ainsi qu’à un guide circonspect muni des lanternes de ses yeux, elles lui firent précéder le cœur, déployant en ceci une prudence qui trahissait l’esprit terrifié... Seigneur ! voici que je vois la tête d’un énorme reptile, la première tête sortie du sein calme de la mer ; elle se sent la maîtresse de la nature entière, la reine de toute perfection. Je la vois passer gravement en revue toute la voûte céleste et rencontrer des yeux le disque solaire. Et voici que, saisie d’épouvante, elle se cache au fond des ténèbres...

Et ce n’est qu’après des années de la vie séculaire des serpents, qu’elle s’enhardit, cette tête, à sortir pour la seconde lutte avec le soleil... elle ouvre une gueule béante, elle fait entendre un sifflement et elle reconnaît en lui le don de la voix, ce don qui, lui aussi, devait être conquis par le travail de l’Esprit. Elle revient donc anxieuse au sein des eaux, se demandant, si parmi les anciens trésors parachevés il n’y avait pas quelque chose qui fut digne de T’être offert, ô Seigneur, en échange de la voix, de ce chant du sentiment et de la raison qui aujourd’hui, après des siècles, s’épanche en Hymnes devant Toi et qui est le lien spirituel et le Mot de ralliement auquel se reconnaissent les Esprits allant vers Toi.

Depuis lors je perçois le monde comme rempli du gémissement de la nature naissante ; j’entends les Lamentins sur les falaises abruptes, je les entends dans la brume, implorant Ta miséricorde. Car grande est en eux la souffrance de l’Esprit empli d’un sentiment qui va toujours croissant.

Sceau de l’amour maternel, voici que déjà près du cœur apparaît le sein nourricier, voici que le sang des reptiles rougit et se change en lait, (ce sang destiné à jaillir des blessures du Christ, plus blanc encore et changé en liquide diamanté). Voici qu’enfin naît cet ordre qui cause au regard peu profond un constant effroi et provoque sa plainte éternelle : l’Esprit, ayant par sa peine, obtenu une forme plus parfaite, sentit l’infériorité de la forme rejetée, la méprisa et presque toujours se coucha comme un fils de la tribu de Caïn, afin de mordre le cerveau d’Abel et d’essuyer sa bouche ensanglantée avec les cheveux de son frère cadet. Ceci fut le premier forfait de Caïn, commis par la nature, le premier acte nuisible à l’Esprit supérieur, puisqu’il le reliait à un Esprit de nature inférieure ; mais à Tes yeux, ô Seigneur, il ne résultait de ce fait aucun dommage pour la chaîne de la Création, car le rapprochement du terme de la mort corporelle accélérait l’essor spirituel de la vie, et la mort étant une loi de la forme, demeura pour ainsi dire, la reine des masques, des dépouilles et des revêtements spirituels et elle reste jusqu’à présent un fantôme sans aucun pouvoir réel sur la créature.

Tu sais, ô mon Dieu, que je n’ai point entrepris de décrire les œuvres de la Nature : ce sera aux siècles de résoudre le problème des voies par lesquelles procédait l’Esprit créateur ; c’est à eux de répondre aux questions : quels étaient les sacrifices que cet Esprit Te faisait ? Que prenait-il ? Que perdait-il ? Que regagnait-il à nouveau ? — Cette chaîne est pour le moment un mystère ; et l’esprit humain serait saisi d’effroi si Tu lui montrais d’un coup toute son histoire ; Tu serais obligé de le tenir par la main comme un enfant, si Tu ouvrais soudain sous ses pieds un tel abîme de science, si Tu aveuglais ses yeux par les éclairs de Ta Vérité.

Moi....... errant et absorbé par des pensées qui vont vers Toi, c’est à peine si je me suis réjoui en quelques réveils du sentiment de la vérité quand je passai en revue les créatures qui étaient près de moi — un brin d’herbe ou un oisillon gazouillant sur la haie... Mais avec quelle joie ô Seigneur, je voyais chaque chose s’épanouir devant moi hors d’une seule et unique idée : la Faculté créatrice de l’Esprit ! Tu le sais, Toi qui as retenu l’Esprit sur ma bouche et qui as permis que je vive encore quelques jours, dévoué à cet entretien continu avec les mystères de la nature. Je ne mettrai plus, ô Seigneur, sous les yeux des hommes ces autres royaumes souterrains ni ces catacombes où gisent les cadavres de la seconde forme, souvent éloignés de nous à peine de la longueur d’une pioche, mais séparés du monde vivant d’aujourd’hui par la durée de siècles innombrables. Tel un grand poète ivre du nectar des dieux, l’Esprit qui y vivait se dessina devant Toi, ô Seigneur, en monstrueuses et gigantesques figures. — Dans chaque forme se trouve enfermé comme un souvenir de la forme ancienne et une révélation de celle à venir : et dans l’ensemble des formes il y a une tendance révélatrice de l’humanité, un vague rêve de l’incarnation humaine. Car l’homme fut pendant une durée infiniment longue le but final de l’Esprit qui poursuivait sur terre l’œuvre de la création.

Cependant tout est désordre, tout est effort... Il semble que l’Esprit crée dans le désespoir, non convaincu encore de sa propre puissance ni de sa faculté créatrice. C’est précisément dans les passages de royaume à royaume que se manifeste cette monstruosité... de sorte que Tu détruisis, ô mon Dieu, presque toutes ces formes intermédiaires comme si Tu voulais par un surplus de mystère ajouter de la gravité à la nature et, cachant le passé, diriger notre Esprit vers l’avenir.

Je vois en mes songes, éclairés par la lune, les nuits mélancoliques de la première nature et les désordres du royaume des serpents ; je vois, Seigneur, sur un débris de roche ce premier lézard en lequel l’Esprit médite tantôt l’idée de la tête d’oiseau, tantôt celle des ailes d’Icare. Car il faut à l’Esprit allant sur la terre pour en faire préalablement le tour, la forme et la nature de l’oiseau : il lui faut acquérir une connaissance synthétique de la nature, savoir comment coulent les fleuves, quelle est l’étendue des forêts et où vont les massifs de montagnes. Or, le premier chef d’Israël, celui qui le premier chanta l’Épopée de la Création, savait par inspiration qu’aux oiseaux fut donnée la priorité d’origine, parmi les animaux... il savait que les Esprits de la terre commencèrent par s’élever sur des ailes ; qu’ils examinèrent leurs futurs campements et sacrifièrent ensuite l’essor du vol pour une forme mieux affermie sur le sol et mieux appropriée à une domination plus complète du globe.

Je souris aujourd’hui, ô Seigneur, en voyant un squelette déterré qui n’a pas de nom dans la langue actuelle (car il est effacé à jamais du nombre des formes vivantes). Je souris en voyant le premier lézard à tête d’oiseau, pourvu d’une aile au pied, prenant son vol pour un voyage d’exploration à travers le monde dans le but d’inspecter le quartier pour ces pesants monstres qui le suivent allant brouter des prairies entières qu’ils dégarniront d’herbes et des forêts entières qu’ils dépouilleront de feuilles et de rameaux.

Et qui sait si la faculté de produire la lumière, actuellement perdue, ne faisait point de ce quartier-maître de monstres une effroyable lanterne brûlant au dessus de la terre - un dragon de feu dont jusqu’à nos jours subsiste dans l’âme humaine une vague et sombre souvenance pleine de lointains effrois...

C’est à la suite de ce dragon que se poussaient à terre ces terribles navires en os, bâtis par l’Esprit, passionnés pour le ventre, les yeux brillants à la vue de nourriture, prêts à dévorer la terre — un immense troupeau que par trois fois, ô Seigneur, Tu balayas au moyen des flots, et que Tu nous conserves aujourd’hui, ainsi qu’en trois tombeaux, sous trois linceuls de cendres, pour nous édifier par la crainte et le souvenir de ces monstres.

Quel fut donc, ô Seigneur, cet Esprit pareil à Noë qui interdit le cinquième soir aux lézards et aux énormes éléphants l’accès de l’Arche déjà prête, y réunissant par contre les formes ancestrales qui furent les ouvrières de la forme humaine ; toutes ces créatures qui vivent maintenant en harmonie et en accord mutuel. Ce mystère est voilé devant moi, ô mon Dieu ; je vois cependant en ceci Ta volonté propre et l’apposition de Ta main, que Tu n’ôtas de ce monde qu’au jour de l’alliance définitive avec l’homme, libérant ce jour-là la nature oppressée, lui accordant ses propres lois et conformant à celles-ci la faculté créatrice et la Liberté d’Esprit que Tu laissas à l’homme.

C’est donc avec le commencement du sixième jour que germe dans l’Esprit l’idée de l’homme et cette idée, le moindre brin d’herbe l’a déjà logiquement inscrite en sa forme. L’Esprit, ce travailleur du Seigneur, commença à créer, en procédant lentement, car au cours de tant de siècles de travail sur la matière, il se passionna plus d’une fois pour la forme ; il s’irrita et se contamina de désir en s’insurgeant contre ses propres lois qui régissaient le passé. Plus d’une fois il s’alourdit de paresse et s’endormit sur la voie de la Création ; plus d’une fois il recula, ô Seigneur, et vendit son droit d’aînesse pour quelque nourriture, pour un plat de lentilles ; une autre fois, plus hardi, quoique puîné, il revêtit une toison d’agneau, gagna la bénédiction de son Père et distança ensuite par sa postérité la postérité de son frère. Ainsi doit être comprise cette iniquité Mosaïque que Moïse, par inspiration, savait être justice dans le monde de l’Esprit... car dans l’histoire des hommes se reflète comme en un miroir toute l’histoire de l’Esprit dans la nature.

Il faudrait ressusciter les cadavres de ceux qui moururent les cinq jours précédents, et s’entretenir avec les Esprits des formes perdues, si l’on voulait décrire avec certitude cette chaîne de formes que plusieurs fois déjà les savants ont cherché à connaître par la matière ; car Tu sais, ô mon Dieu, que certaines formes transportables d’un royaume à un autre, étant des formes monstrueuses, ne furent point admises dans l’Arche de la Vie... Donc, rien qu’à cause de ces anneaux perdus et qui manquent à la chaîne de la Création, vains seront les efforts des observateurs des formes. Celui-là seul qui entreprendra d’examiner la nature en la déduisant de l’Esprit, apprendra de façon certaine à connaître ses mystères dans les profondeurs de son âme.

Permets-moi maintenant, ô mon Dieu, de ressentir pour la seconde fois mon labeur préhumain... le labeur du sixième jour, accompli par mon Esprit déjà sage de la science acquise en cinq jours, créant tout à nouveau, de telle manière toutefois que rien ne fût perdu de ce qui constituait les aptitudes et le propriétés produites.

Chaque arbre est une grande solution d’un problème mathématique ; c’est un mystère du nombre qui progresse dans les plantes moins parfaites par quantités paires, dans les autres, acquises au progrès, par quantités impaires, et qui se résout par l’unité dans l’arbre entier. L’intime sentiment de solution du problème de la multiplicité par l’unité, est la première fin de l’Esprit végétal, sa joie profonde et son plein contentement.

Cette première couleur que nous voyons aujourd’hui sur les arbres, est logique, car elle est la résultante de la lumière jaune, dont se nourrissent les plantes, mêlée à l’air bleu et à l’eau... Or ces deux couleurs atmosphériques condensées et épaissies en tissu végétal produisirent la première parure, destinée à l’Esprit des arbres, ces manteaux et ces cheveux d’émeraude, figurés déjà dans les livres Mosaïques par la feuille de figuier dont l’homme se fit un premier vêtement.

Loin donc de m’être indifférentes, ô Seigneur, sont la couleur et la forme de la moindre petite feuille puisqu’elles me révèlent la nature de l’Esprit et me racontent mon propre labeur accompli jadis dans la plante... Je sais ce que signifie chaque dentelure de feuille, car il n’existe point de forme par laquelle mon Esprit ne se soit justifié de son travail...

En effet, si je trace une voie à l’Esprit méchant mais plein de véhémence qui lutte désespérément avec le vent de la mer, maîtrise la résistance des éléments, s’élève dans les airs, puis, vaincu à son tour, se replie et se recueille pour rejaillir de nouveau avec toute la violence amassée et refouler les éléments oppresseurs ; si des deux côtés d’une ligne allant droit au but je reproduis deux fois par le dessin en un zigzag aux angles aigus, l’itinéraire de l’Esprit en lutte, j’obtiendrai la feuille épineuse du chardon avec son aspect grêle ; et ce ne sera là que le tracé de la route parcourue par l’Esprit méchant mais fort, qui, en cette plante, sous des angles pointus, s’appliquait à la conquête de la forme.

Si je représente cet Esprit non plus méchant, mais fort, et s’opposant à la nature avec une plus grande puissance, j’aurai les échancrures arrondies des deux côtés de la feuille de chêne, dans lesquelles l’Esprit combattu par la force des éléments se replie en rondeurs et redresse ses vertus comme le fait la vague de l’Océan, avec gravité et vigueur.

Par contre si un Esprit de force médiocre et luttant contre une médiocre résistance du monde, me dessine son petit sentier autour de la ligne médiane, je verrai apparaître une feuille de rosier aux menues dentelures et je penserai que voici un Esprit en lequel naquit pour la première fois au monde, non plus le venin du serpent ni la vigueur du chêne, mais la subtile propriété de la beauté et peut être même son sentiment.

Et, en vérité, la voie de l’Esprit humain est aujourd’hui, ce que fut, il y a des siècles, le sentier frayé par lui pour aller vers les fins suprêmes par la feuille de la plante.

Combien merveilleux, ô mon Dieu, ces premiers efforts des Esprits végétaux, créant des formes qui devaient se répéter ensuite dans l’organisation du monde et dont quelques unes sont devenues aujourd’hui la gloire de l’invention humaine. Voici la Marguerite qui paraît une seule fleur et qui en réalité est un Peuple de fleurettes établies en un seul calice et gouverné par un seul organe fécondant ; au milieu sont groupées les fleurs-citoyennes, — citoyennes, puisqu’elles travaillent et engendrent ; les bords sont gardés par de petites feuilles blanches, dépourvues de sexe, telle une armée d’Ilotes. Ô, Seigneur, en regardant cette première merveille de l’Esprit créateur, je vois déjà que ce même Esprit établira en son travail progressif l’essaim et le royaume des abeilles, la discipline de la ruche et son gouvernement royal ; je vois qu’il répétera la même chose dans les volées d’oiseaux ; en une forme pareille il se révélera enfin parmi les hommes qui ne savent point que la première idée d’association et d’État germa au cours du travail végétal et que, passant par un enchaînement de formes, elle devait se développer dans la nature humaine.

Et toi aussi, république d’Athènes, pardonne-moi de voir ton origine dans cette petite fleur de trèfle qui se compose de citoyens égaux mais distincts, réunis non plus en un unique calice mais sur une seule tige, et parmi lesquels Thémistoclès, quoique ne se distinguant point des autres, est placé à la cime de la pyramide et occupe le plus haut poste.

Jusqu’alors la pensée seule créait en l’Esprit végétal, se détaillait en trois feuilles le long de la tige et s’expliquait par les cinq feuilles de la fleur ; c’est elle qui disposant les fleurs autour d’une seule mère, créa la famille et le pressentiment de la nationalité. Oui, c’est apparemment la pensée mathématique seule qui pendant des siècles se développait dans la plante, pendant que le sentiment (cette sève qui est un cœur parvenant en tout lieu) le sentiment, dis-je, étonné et docile, recevait des vertus produites par la pensée le premier enseignement du travail à poursuivre. Déjà la fleur et le fruit sont le résultat de deux forces de l’Esprit, travaillant à une œuvre commune : la douceur dans le produit définitif de la plante, le poison mordant de la baie de l’arbuste épineux tombent déjà sous l’appréciation d’un jugement moral... Déjà la pomme pouvait être indiquée à l’homme comme le symbole contenant la vertu et le péché de son propre Esprit ; déjà, après l’avoir mangée, on pouvait s’unir soit à l’Esprit de la faute, soit à celui du mérite. Car dans la production de la fleur et du fruit, l’Esprit possédait déjà la science du bien et du mal, le sentiment de la beauté et celui du difforme, déjà il y montrait du mérite ou se trouvait en faute envers une fin suprême de l’Esprit. Ô, premier livre de la Création ! Tout en toi est un insondable abîme de science et de vérité ; mais si l’on écarte insensiblement le voile, il n’y a rien que tu ne fasses voir et que tu n’expliques à ceux de Tes enfants qui atteignent la filiation de Dieu.

Où donc finit ton travail, Esprit végétal ? C’est en ton pensif recueillement dans l’idée d’un organisme plus parfait, c’est en la création de ces plantes étonnantes qui, changées en système nerveux, pourraient aussitôt se révéler parmi les êtres organiques. Ô mon Dieu ! ce n’est point cet insecte vu quelque part dans les livres et tout à fait semblable à une feuille, qui m’a éclairci ce mystère de l’Esprit ; car il pouvait bien être un simple jeu de la nature, un simple hasard des choses en voie de création ; mais voici, Seigneur, j’ai vu sous les haies des campagnes un pois sorti d’un grain pourri et s’avançant sur des rames tutélaires ainsi qu’une chenille verte, avec des précautions de ver. Tout ce que la nature de l’Esprit pouvait sacrifier au Seigneur de son organisation végétale, elle semble déjà l’avoir sacrifié pour une vie plus parfaite. Les nombres impairs y témoignent de la dernière perfection de la pensée : l’Esprit ne peut plus y faire de reprises ni de changements quels qu’ils soient... mais regarde, Seigneur, comme cette plante frêle, fragile et pâle, oubliant son propre manque de solidité, projette dans les airs ses bras éperdus : et voici que sa fleur veut déjà s’envoler de la tige ; voici que déjà, ailée comme Psyché, elle Te demande, Seigneur, le vol du papillon. Et la prière de cet Esprit, Tu l’exauceras, mon Dieu, Tu lui permettras de créer la forme qu’il Te supplie de lui accorder ; et cette forme, si fragile mais éternelle, il la laissera après lui pour les Esprits ses frères, qui viennent à sa suite.

Que de sagesse encore, quelle maîtrise d’artisan je vois, Seigneur, dans l’accomplissement des premiers vœux de l’Esprit végétal !

Ici, où le sel de la rosée mordante dévore jusqu’aux briques des monuments humains, les Esprits des côtes maritimes se sont revêtus de velours de leur propre invention : et voici que, pareils à des Nymphes, ils soutiennent en l’air au dessus de leurs têtes, — ne dirait-on pas sur des cheveux hérissés, - les perles argentées, tombant de la tresse des Océanides ; et le soleil boit ces diamants aériens ; ces larmes corrodantes de la mer qui sèchent sans tomber sur le cœur végétal...

Ailleurs les driades des citronniers se sont fait des miroirs contre les rayons brûlants du soleil ; criblées de flèches d’or, elles les renvoient à l’astre du jour à l’aide du vernis de leur feuillage lustré...

Montrez-moi la nature, où règne la démence des éléments, où les vents luttent avec les vagues ; où les plantes accrochées aux rochers ont de la peine à accomplir le labeur de la vie ; et sans m’informer auprès d’aucune driade, par l’inspiration seule de mon Esprit, je vous répondrai par les paroles de la prière que ces Esprits adressaient à Dieu en Lui demandant leur forme temporelle... Car depuis des siècles, mon Esprit priait et travaillait comme eux, et Il est attristé maintenant lorsqu’au milieu de la nature sauvage il lui arrive de voir en de pâles plantes ce formidable labeur.

Ici permets-moi, ô mon Dieu, de trahir l’un des petits mystères de l’Esprit en l’exposant peut-être à la raillerie prématurée du jugement : le sens de l’odorat m’est un témoignage de mon séjour dans les formes végétales, quand l’Esprit de mon corps actuel élaborait les vaisseaux sanguins en même temps que le sentiment du beau ou celui du difforme allant de pair avec un obscur pressentiment du poison.

En percevant le parfum de la rose j’oublie pour un instant comme en un trouble de désirs et de tristesses, ma nature humaine ; j’ai le sentiment d’un vague retour à l’époque où mon Esprit avait pour but de produire la beauté, au temps où l’aspiration de la senteur lui était, en son travail, le seul délassement et la volupté unique...

C’est ainsi, Seigneur, que je retourne pour un instant à mon enfance ; il me vient des abîmes de la Genèse un souffle de réconfort et de jeunesse... Et c’est en vain, ô Seigneur, que la science cherchait à m’expliquer ce phénomène par l’action de l’odeur sur l’odorat ; car je m’informais auprès d’elle de l’action de ce sens sur mon âme, sur cette âme qui se réjouit ou s’attriste dans la sensation correspondante à l’odeur.

Telle fut, ô Dieu Immortel, la voie que suivit en ses travaux le plus pauvre des Anges et Ton humble Fils dans le royaume de la plante, jusqu’à ce qu’il en sortit enfin en sa forme définitive pour entrer en un monde supérieur et pour y trouver d’autres ruisseaux de labeurs terrestres se hâtant tous vers la suprême forme humaine.

C’est là, ô Seigneur, que la limace, premier habitant de la mer, prudente et assurée d’une longue vie sous son bouclier de pierre, Te fit enfin le sacrifice de sa maison de perles, la transforma laborieusement, par l’esprit du désir, en une carapace de tortue, puis Te céda encore quelque chose de sa sécurité, et s’étant façonné par ruse des ailes sous son écu d’écaille, s’envola sous la forme du Scarabée (symbole de la Divinité chez les Égyptiens) à travers les régions de l’Esprit acquises au papillon. Au cours de toute cette douloureuse voie de métamorphoses et de persévérant labeur elle ne Te sacrifia point sa fécondité, ô Seigneur, mais elle conserva par tradition une certaine ressemblance de formes et elle la transporta des abîmes de la mer jusque dans les régions célestes des libres envolées...

Et voici que le royaume des serpents qui aux premiers jours de la Création déjà, dans le ptérodactyle, avait mérité la merveille du vol, voici que ce royaume Te fait le sacrifice de ses ailes de lézard, s’humilie devant Toi, rougit son sang et de toute la classe des annélides se glisse dans la nature plus parfaite des insectes...

Car dans les insectes, ô Seigneur, l’Esprit commence à former les premières vertus morales — l’assiduité dans la fourmi, l’ordre social dans l’abeille. Ces vertus, il les amasse ensuite et les unit par couples, de sorte que la bravoure et la noblesse développées dans le cheval, la fidélité et l’humilité dans le chien sont déjà à jamais inséparables et demeurent des vertus-sœurs même dans les âmes humaines... Tu sais, ô Seigneur, que tout le tableau de l’école philosophique des matérialistes, toutes les facultés, et les vertus produites par le labeur de la Genèse, tous les instincts enfin furent donnés à l’homme presque tout prêts, mais sous la forme d’un matériel grossier, afin qu’il les travaillât avec science, les allumât du feu de l’amour de Dieu et les conduisit vers une nouvelle activité créatrice.

Je ne dirai point ces vertus ni ces travaux de l’Esprit car chaque génie les lira dans la créature qui se rapproche de lui : je ne conterai que quelques événements qui dans l’histoire du progrès de l’Esprit m’apparaissent comme des révélations singulières.

Parfois l’Esprit ayant demandé une forme et une organisation nouvelle se réserva une petite distinction d’individu à individu, marquée pour la plupart par la couleur seulement. Certaines fleurs et certains animaux conservèrent pour ainsi dire, par une concession arrachée à Dieu, telle particularité de poil ou de couleur. Dieu ne rejeta point ces exigences mais Il punit les restrictions du sacrifice par la débilité de l’Esprit privé ainsi de concentration en une forme unique et déterminée ; car de telles fleurs sont pour la plupart sans fruit et les oiseaux ainsi que les animaux de ce genre ont subi le joug de la domesticité et ont eu recours à la protection des Esprits supérieurs. Le chat ayant fait son sacrifice au Seigneur sans ces menues restrictions est tigre maintenant, il est maître des déserts... Et nous, ô Seigneur, nous dont l’avenir est de sacrifier cent fois tout ce qui nous a fait dissemblable du Sauveur, jusqu’à quelle dignité, jusqu’à quelle puissance serons-nous exhaussés dans la sainte hiérarchie de Ton Verbe !

Mais voici, Seigneur, que même sur les Esprits résignés, vendus en esclavage, Tu posas Ta main de Grâce et de Sollicitude. L’Arabe, ayant pris pour ami le cheval et cultivant en lui l’esprit de noblesse et de courage, lui est pour ainsi dire un Père-libérateur ; et le pâtre avec son chien, assis dans les champs, élève jusqu’à lui et affranchit l’Esprit d’humilité et de dévouement. En ce mystère se retrouve toute l’histoire de Joseph d’Égypte qui, plus débile que ses frères et condamné au rôle de serviteur, accrût sa puissance dans l’esclavage et devint le bienfaiteur de sa famille.

Je vois aussi, ô Seigneur, qu’aux vertus rares aujourd’hui chez les hommes correspondent dans les anciens royaumes de la Création des formes également rares ; et ceci m’est un témoignage certain que nous sommes par l’Esprit ceux-là mêmes qui furent jadis les créateurs de ces formes...

Voici que pour établir la vertu d’assiduité chez les hommes, l’Esprit travaille dans les fourmis, dans les abeilles et en une quantité innombrable d’animaux domestiques, tandis que l’Esprit rare et héroïque de la noblesse et de la force a la forme rare du lion ou la poitrine de l’aigle, amoureuse des tempêtes et des foudres...

Et maintenant, ô mon Dieu, je sens toute cette nature déjà acquise à l’Esprit, je l’entends qui T’appelle par la bouche la plus parfaite qui soit, redemandant sa forme définitive — humaine ; car elle sait que par l’exhaussement d’un seul Esprit est exhaussée jusqu’à ses dernières limites la Création tout entière. Voici que pour l’acte de l’Invocation suprême, voici que pour Te fléchir, ô Seigneur, les arbres ont revêtu leurs plus belles parures de fleurs et de fruits, afin de Te montrer le mérite et le travail de l’Esprit dans les formes les plus parfaites. Voici que les plus fières créatures se sont réunies sur le pré de l’Eden ne se souvenant plus de leurs désirs, de leurs fureurs ni de leurs instincts sanguinaires, élevées en esprit par la prière, planant par l’aspiration spirituelle au-dessus de leur propre nature. Voici rassemblés les aigles venus à travers les airs avec des volées de hérons et de cygnes à leur suite, immobiles dans les cieux, entourés d’orbes d’oiseaux miroitants, telle Ta cour angélique, telle une image de l’entour de Ton trône adoré par les anges aux ailes d’arc-en-ciel. Ceci fut sur terre le seul moment de calme et d’Eden ; et voici que de parmi les Esprits assemblés Tu appelas à Toi celui qui était déjà digne de l’humanité, Tu l’écoutas, le jugeas et lui permis de prendre une forme nouvelle ici-bas ; et dans son corps ainsi qu’en un livre, Tu inscrivis tous les mystères de l’ancien labeur préhumain. Ce livre est déposé au fond de tout esprit — dans l’humanité ; il y demeure toujours ; et si l’espèce, si la Création entière venaient à périr, ô Seigneur, un seul homme survivant retrouverait en son âme le labeur du passé ; et hormis les formes disparues, l’héritage du globe ne souffrirait aucune perte. Hosanna donc et gloire à Toi, ô Seigneur, car Tu es le Créateur et en même temps mon Esprit a le mérite de sa propre création.

De ces hauteurs, où reviendrai-je maintenant ? Est-ce à l’ancien point de vue de la science ? Est-ce en cet abîme, où ma vie d’avant le berceau m’était un mystère et l’avenir n’avait aucun but ?... Certes non, car sortant du passé il me semble avoir mis le pied sur le rocher de la Création...

Je vois ce que j’ai accompli par le travail et ce qui me reste à accomplir encore...

Et voici que déjà mon Esprit, travaillant avec l’humanité, est venu à bout de la plus grande partie de sa tâche ; déjà, s’élevant au dessus des instincts et des vertus animales, il s’est accru de bien des produits de l’Esprit humain, de bien des puissances déjà plus qu’humaines, déjà presque angéliques. C’est en d’autres livres, Seigneur, que je Te conterai ces travaux, et maintenant permets, qu’allant vers l’avenir, je me retourne encore une fois vers les abîmes des six jours de la Création et que je prenne congé de la nature reposante et raidie...

Ô mon Esprit ! lorsque dans les silex encore tu faisais le sacrifice de la forme et de la durée, pensant faire le sacrifice de ton éternité... lorsque, dis-je, tu te dévouais à la mort, le Seigneur accepta ton offrande mais Il te trompa comme un père qui tromperait un fils bien-aimé. Car, par ce sacrifice, non seulement au cours des siècles tu parvins à obtenir l’homme et tu pus t’écrier comme Ève : j’ai gagné un homme au Seigneur, mais encore le Seigneur te donna au surplus ce dont jamais tu n’avais même rêvé... Il te fit le don de l’éternité des formes renaissantes, le don de la puissance qui fait renaître par toi la forme pareille à la tienne... Par l’effet de cette grâce l’homme ne perdant point son immortalité ni même la moindre part de pouvoir spirituel, reproduit la forme semblable à la sienne et celle-ci devient la demeure d’un Esprit qui lui ressemble. Car ce n’est point l’Esprit qu’il engendre mais une forme semblable destinée à un Esprit semblable déjà prêt à naître. Et c’est ainsi qu’il donne à un Esprit fraternel l’accès de la visibilité. En cette ressemblance traditionnelle est contenu tout le mystère de la conservation des vertus génériques qui ne sont point versées, pour ainsi dire avec le sang, d’un corps dans un autre, mais qui résultent de la loi en raison de laquelle le séjour dans les corps semblables n’est accordé qu’aux Esprits d’une pareille conformité de nature. Acquise par la mort, cette immortalité des formes prouve que c’est par le sacrifice que l’Esprit est rendu apte à maîtriser la mort, après quoi, laissant de côté les lois de la nature inerte, il les dépasse et les abolit. Voici qu’un jour, ô mon Dieu, je fus saisi d’effroi à la vue de la grande quantité de ruines sur les anciens champs de l’Empire Romain ; en vain mes yeux cherchaient ne fût-ce qu’une colonne qui dessinât sur ma rétine les formes perçues jadis par les yeux de César... mais les choses faites par la main des hommes ont changé d’aspect... les monuments érigés pour durer des siècles sont tombés en décombres... la rosée a mangé les yeux des statues de marbre... Incertain de voir une forme quelconque qui eût été vue il y a des siècles, voici que j’aperçus un moineau : descendu sur la route sablonneuse, il se posa parmi les sarcophages en ruines... Et tout de suite mon esprit fut certain que le même dessin de plumes, qu’une gorgerette noire toute pareille, avaient été vus par les légions de Varus... Et, en vérité, les mers ont reculé depuis lors et Rome s’est abîmée sous vingt pieds de poussière !

Esprit ! Travailleur qui précédas les siècles ! Tu sais qu’en toi gît le principe de lumière qui éternise la matière, le saint adversaire du feu, ton futur transformateur aux derniers jours de travail... Ce principe de rachat qui dorera merveilleusement dans l’avenir les visages de la forme, ne se manifesta que comme une ombre dans les profondeurs des éléments : il revêtit de vagues clartés d’arc-en-ciel quelques petites plantes marines, il fit de certains papillons des étoiles de Psyché, et s’éteignit ensuite, échangé par de misérables esprits contre une propriété quelconque d’utilité plus grande... Déjà on ne le voit plus dans les oiseaux ; déjà les hérons, guidant à travers la nuit en leurs plaintifs et mélancoliques voyages, les guirlandes d’oiseaux migrateurs, ne se transforment plus en flambeaux et ne lancent point d’arcs-en-ciel ni de rubans flamboyants aux voyageurs perdus dans la brume...

Cette lumière dorée, ô Seigneur, cet élément supérieur à la voix et certainement plus apte à traduire de divines extases, se révèle à nous dans l’avenir comme le plus parfait élément du chant sacré et notre nourricier céleste... cette métropole qui nous parvient des nues.

Voilà de quels travaux séculaires, voilà de quelles victoires remportées sur le chaos et l’orage, sont faits ta première couronne et ton premier mérite devant Dieu. Le Seigneur n’oublia point tes œuvres, au contraire, Il les respecta puisqu’il conserve les formes créées par toi. ne permettant guère d’y changer quoi que ce soit.

Au livre rempli par toi, Il apposa le sceau de sa durée : et lorsque tu en es digne, lorsque tu ressens le besoin de la vraie compréhension de la nature, Il ouvre devant toi ce livre de la Genèse, te montrant ces pages dorées, recouvertes par toi de différents caractères ; afin que tu les lises et les approfondisses, et afin que tu les compares avec cet autre livre mystérieux, déposé tout au fond de ton âme...

Tu te réjouis, donc, ô Esprit, toutes les fois que tu découvres l’un des vrais mystères de la voie douloureuse et que ta conscience te donne la certitude d’avoir déchiffré la vraie pensée de Dieu renfermée dans les formes ; cependant l’étude du passé n’est rien si elle ne te dévoile tout l’avenir...

Voici, révélé dans ces livres, le mystère de la mort ; voici distinctement inscrite la seconde loi de l’évolution créatrice — celle du sacrifice. Ne Te détaches donc point de Ton origine, Ange rendu visible, aies foi en la justice du Vrai à l’encontre de l’habitude vicieuse puisée dans la science.

Car en Ta sainteté repose l’affranchissement de l’Esprit et son prochain pouvoir... et la sagesse, et la forme de toute action à venir... et la victoire, et la liberté, et la délivrance du joug de la fausseté et de la violence.

Ô Seigneur, qui ordonnas au bruit de la mer et au murmure des champs effleurés par la brise et couverts de pâles fleurettes, de m’enseigner les paroles de ce livre et de réveiller la science endormie au fond de mon âme, fais que ces paroles, nées d’un soupir, passent comme le vent et le bruit de la mer ; et qu’en passant, en s’évanouissant, elles fassent sortir de leur inconscience à la lumière de la pleine conscience d’elles-mêmes plusieurs grandes vertus dormant en ma Patrie... Que de cet Alfa... et du Christ... et de Ton Verbe soit déduit le monde tout entier. Que la Sagesse sereine, créée sans cesse par l’amour de Dieu au sein des Esprits, se déploie en une clarté rayonnante, illuminant toute science... C’est là ce que je Te demande, ô mon Dieu et Seigneur ! Je Te demande la foi clairvoyante et le sentiment de l’immortalité, issu de la foi au sein des Esprits. Je Te demande le soleil de la sagesse Divine ; et je vois déjà l’Ange — Porteur de glaive du prochain sacrifice.

Car « Tout est créé par l’Esprit et pour l’Esprit et rien n’existe en vue d’une fin matérielle » ; et c’est sur ces paroles que sera fondée la prochaine science de mon Peuple, et c’est dans l’unité de la science que sera conçue l’unité du sentiment... ainsi que la vision des sacrifices qui conduisent aux fins suprêmes à travers l’Esprit de la Patrie sacrée. Dieu mon Père qui, d’après le témoignage du Christ, Notre Seigneur, n’as encore été vu de personne ici-bas, mais qui, à travers la foule sanglante et tourmentée des formes de la Genèse eus pour moi un visage, obscurci, il est vrai, vis à vis de la forme, mais clément et juste à l’égard des Esprits et du mien... un visage adouci et qui me semblait plus proche : fais que cette unique voie d’éclaircissements et d’illuminations, la voie de l’amour et de l’indulgence, s’accroisse toujours en splendeur par le rayonnement de la Science... fais qu’elle donne à mon Peuple suivant son chemin de Calvaire, la dignité de Ton peuple élu et qu’elle le conduise vers le Royaume de Dieu.

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 mars 2012.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.