LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Juliusz Słowacki

1809 – 1849

 

 

 

 

 

ANHELLI

LE POÈME DE LA SIBÉRIE

 

 

 

 

1838

 

 

 

 

 


Traduction de Louis Léger parue dans La Revue moderne, 1869.

 

 

 

 


TABLE

I. L’ARRIVÉE EN SIBÉRIE

II. LE CHAMAN

III. LE POPE

IV. LES MORTS

V. LES PÊCHEURS

VI. L’AGENT DU FISC

VII. LES MINES DE LA SIBÉRIE

VIII. LES DEUX ÉPOUX

IX. LE CHÂTIMENT

X. LA GUERRE DES PARTIS

XI. LE CIMETIÈRE DES EXILÉS

XII. MORT DU CHAMAN

XIII. ELLENAÏ

XIV. MORT DES EXILÉS

XV. LE MESSAGE DES ANGES

XVI. MORT D’ANHELLI

XVII. LA RÉSURRECTION DES PEUPLES

 

 

 


I. L’ARRIVÉE EN SIBÉRIE

Les exilés arrivèrent dans la terre de Sibérie, et après avoir choisi un vaste emplacement, ils bâtirent une maison de bois pour y demeurer ensemble dans un accord et un amour fraternel : et il y en avait environ mille de différentes conditions.

Et le gouvernement leur fournit des femmes pour qu’ils se mariassent, car le décret disait qu’ils étaient envoyés pour peupler le pays.

Pendant quelque temps il régna parmi eux beaucoup d’ordre et beaucoup de tristesse, car ils ne pouvaient oublier qu’ils étaient exilés et qu’ils ne reverraient plus leur patrie, à moins que Dieu ne le voulût.

Et, quand ils eurent achevé de bâtir une maison, et que chacun se fut mis à son travail (excepté les gens qui voulaient être appelés sages et qui restaient dans l’inaction en disant : Voici que nous pensons à la délivrance de la patrie.) — un jour ils virent arriver une grande troupe d’oiseaux noirs qui venaient du Nord.

Et derrière les oiseaux apparut, comme une armée en marche : des traîneaux attelés de chiens, un troupeau de rennes aux ramures élancées, des hommes chaussés de patins et portant des javelots : c’était tout le peuple des Sibériens.

En tête marchait le roi de ce peuple, qui en était en même temps le prêtre ; il était vêtu, suivant l’usage, de fourrures et de coraux, et sur sa tête il avait une couronne de serpents morts en guise de diadème.

Or, ce chef s’étant approché de la troupe des exilés, leur adressa la parole dans leur langue maternelle et dit : Salut !

J’ai connu vos pères[1] malheureux comme vous, et j’ai vu qu’ils vivaient craignant Dieu et qu’ils mouraient en s’écriant : Patrie ! Patrie !

Je veux donc être votre ami et conclure alliance entre vous et mon peuple, afin que vous viviez dans une terre hospitalière et au milieu d’un pays bienveillant.

De vos pères aucun ne vit plus, hormis un seul qui maintenant est bien vieux : il est lié avec moi et habite loin d’ici dans une cabane isolée.

Si vous voulez que l’ami de vos pères soit votre guide, je resterai avec vous et je quitterai mon peuple, car vous êtes plus malheureux.

Le vieillard en dit plus long encore, et ils l’honorèrent, et ils l’invitèrent à entrer dans leur maison.

Et ils firent alliance avec les Sibériens ; puis ceux-ci se dispersèrent et allèrent demeurer dans leurs villages couverts de neiges, et leur roi resta avec les exilés pour les consoler.

Et ils s’étonnaient de sa sagesse, disant : Il l’a sans doute acquise près de nos pères, et ses paroles sont celles de nos ancêtres.

Or, il s’appelait le chaman[2] ; car c’est ainsi que le peuple des Sibériens nomme ses rois et ses prêtres, qui sont aussi magiciens.

II. LE CHAMAN

Le chaman, ayant étudié les cœurs de cette foule d’exilés, se dit en lui-même : En vérité, je n’ai point trouvé ici ce que je cherchais, car leurs cœurs sont faibles, et ils se laisseront abattre par la douleur.

Ils eussent été bons au sein du bonheur, mais l’adversité les changera en hommes méchants et dangereux. Ô Dieu ! qu’as-tu fait ?

Est-ce qu’à chaque fleur tu ne donnes pas de fleurir jusqu’à la fin, là où est sa terre et sa vie propre ? Pourquoi ces hommes doivent-ils périr ?

Je choisirai donc un d’entre eux, et je l’aimerai comme mon fils, et en mourant je lui léguerai mon fardeau, fardeau trop lourd pour que d’autres le puissent supporter — afin qu’en lui s’accomplisse la Rédemption.

Et je lui montrerai toute la misère de cette terre, et puis je le laisserai seul, dans une grande obscurité, sous le poids de sa pensée et de ses angoisses.

Ayant dit ces paroles, il appela à lui un jeune homme du nom d’Anhelli, et lui imposant les mains, il versa dans son cœur un amour et une compassion profonde pour les hommes. Et s’étant tourné vers la foule des exilés, il dit : Je m’en irai avec ce jeune homme, afin de lui montrer maintes choses douloureuses, et vous resterez seuls pour apprendre à supporter la faim, la misère et la douleur.

Mais gardez l’espérance, car l’espérance descendra de vous aux générations futures et les ravivera ; mais si elle meurt en vous, les générations futures seront un peuple de morts.

Et ce que vous souhaitez s’accomplira, et il y aura une grande joie sur la terre au jour de la résurrection.

Vous serez alors dans le tombeau, et vos linceuls seront tombés en poussière : cependant vos tombeaux seront saints... Que dis-je ? Dieu éloignera les vers de vos dépouilles et revêtira vos corps d’une majesté fière, et vous serez beaux !

Et vous ressemblerez à vos pères, qui sont dans le tombeau. Contemplez leurs crânes : ils ne grincent pas des dents, ils ne souffrent pas, mais ils sont paisibles et semblent dire : J’ai fait le bien.

Veillez sur vous, car vous êtes comme des hommes placés sur une éminence, et ceux qui viendront vous verront.

Je voudrais vous expliquer le mystère des âmes qui s’envolent dans le soleil et de celles qui vont habiter dans les étoiles assombries, mais vous ne me comprendriez pas.

Je voudrais vous dire pourquoi vous vivez et pourquoi naissent des millions d’âmes nouvelles, et dans quel but le corps leur est donné, mais vous ne me comprendriez pas.

Mais je vous le dis, soyez sans inquiétude, non pour le lendemain, mais pour le jour qui sera le lendemain de votre mort.

Car le lendemain de la vie est pire que le lendemain de la mort, quoi qu’en pensent les hommes lâches et de peu de foi.

Et la troupe dit au chaman : « Qui t’a donné le pouvoir d’enseigner sur la vie et sur la mort ? Nous avons parmi nous des prêtres ; c’est à eux qu’appartient la parole de Dieu. »

Le chaman leur répondit : « Avez-vous entendu parler de Moïse et de ses miracles ? Je suis le Moïse des peuples de Sibérie, et j’ai fait des miracles plus terribles que celui des temps passés.

Un ange n’est-il pas sorti du sein de l’aurore boréale quand je l’appelais du milieu des flammes ? demandez à mon peuple.

À ma parole cette neige s’est changée en sang, et le soleil est devenu noir comme du charbon, car il y a en moi une part de la divinité.

Mais ne me tentez pas pour obtenir des miracles, car vous êtes un peuple vieilli, et vous ressusciter serait un miracle. Priez donc Dieu.

Priez Dieu pour qu’il vous ressuscite et qu’il vous fasse sortir du tombeau, et fasse de vous une nation au berceau, une nation enveloppée de langes. Puisse-t-elle croître droite et sans difformité !

Ainsi parla le chaman, et les exilés n’osèrent rien lui répondre ; mais ils promirent de garder leur alliance avec le peuple sibérien.

III. LE POPE

Or, une nuit, le chaman éveilla Anhelli et lui dit : Ne dors pas, mais viens avec moi, car il se passe des choses importantes au désert.

Anhelli revêtit donc un manteau blanc et suivit le vieillard, et ils marchèrent à la lueur des étoiles.

Or, s’étant avancés non loin de là, ils aperçurent une troupe de petits enfants et d’adolescents déportés en Sibérie, qui se reposaient devant un feu.

Et au milieu de la troupe était assis un pope sur un cheval tartare, et il avait auprès de sa selle deux paniers avec du pain.

Et il se mit à instruire ces enfants suivant la nouvelle foi russe et suivant le nouveau catéchisme[3].

Et il faisait aux enfants des questions sacrilèges, et les enfants lui répondaient avec force gentillesses, car il avait auprès de sa selle des paniers de pain : il pouvait les rassasier, et ils avaient faim.

Alors se tournant vers Anhelli, le chaman s’écria :

Dis ! n’a-t-il pas dépassé la mesure, ce prêtre qui sème de mauvaise graine et souille la pureté de ces jeunes âmes ?

Voilà que ces enfants ont déjà oublié de pleurer leurs mères, et qu’ils font fête au pain, comme des petits chiens, aboyant des choses impies et contraires à la foi.

Ils disent que le Tsar est le chef de la foi et que Dieu est en lui, et qu’il ne peut rien ordonner contre l’esprit saint, même quand il ordonne des choses criminelles, parce que l’esprit saint est en lui.

J’emploierai donc contre ce prêtre le feu céleste, pour le brûler et le faire périr aux yeux des enfants.

Et sitôt que le chaman eut prononcé les paroles de malédiction, le pope s’enflamma sur son cheval, et de sa poitrine sortirent des flammes qui se réunirent en l’air au-dessus de sa tête.

Et le cheval effrayé se mit à l’emporter tout brûlant dans les steppes, puis, frémissant d’horreur, il jeta loin de lui le cadavre réduit en charbons et resté sur la selle jusqu’au dernier moment.

Et sur ce corps calciné coururent des étincelles, comme ces petites flammes que l’on voit errer sur le papier brûlé et se diriger dans des sens opposés.

Le chaman s’approcha des enfants et dit :

Ne craignez point, Dieu est avec nous.

Le feu vous a effrayés comme des colombes endormies, mais vous dormiez dans une maison incendiée, et vos petits corps étaient déjà flétris.

Et les enfants tendaient leurs petites mains vers le vieillard en criant :

Vieillard, prends-nous avec toi !

Et le chaman dit :

Où vous conduirai-je ? Voilà que je m’achemine dans la route de la mort ; voulez-vous que je vous prenne et que je vous cache sous mon manteau, et que je vous tire ensuite du pan de ma robe pour vous offrir au Seigneur-Dieu ?

Les enfants lui répondirent :

Prends-nous, suis la grande route, et conduis-nous auprès de nos mères.

Et tous se mirent à crier avec orgueil :

Nous sommes Polonais ! conduis-nous dans notre patrie et vers nos mères.

Et le chaman pleurait en leur souriant.

Et il ne pouvait s’en aller, car une petite fille s’était endormie sur un pan de sa robe pendant qu’il parlait.

Et les Cosaques, en arrivant, regardèrent ce spectacle avec étonnement, et ils se mirent à chasser les enfants loin des deux étrangers, sans oser battre aucun d’eux, car ils se souvenaient du feu.

IV. LES MORTS

Et le chaman traversa avec Anhelli les déserts de la Sibérie, où étaient les prisons.

Et ils aperçurent les visages tristes et sombres de quelques prisonniers qui regardaient le ciel à travers les barreaux.

Et auprès d’une de ces prisons, ils rencontrèrent des hommes qui portaient des cercueils. Le chaman les arrêta et ordonna d’ouvrir les cercueils.

Or, quand on eut ôté le couvercle, Anhelli tressaillit en voyant que les morts étaient encore enchaînés et il dit :

Chaman, je crains que ces martyrs ne ressuscitent pas.

Réveille quelqu’un d’entre eux, car tu as le don des miracles : réveille ce vieillard à barbe blanche et à cheveux blancs, car il me semble que je l’ai connu vivant.

Et le chaman, le regardant d’un air sévère, dit :

Que demandes-tu donc ? Que je le ressuscite ? Et toi tu le tueras de nouveau. Oui, je le ressusciterai deux fois, et deux fois il recevra de toi la mort.

Mais qu’il soit fait selon ton désir, afin que tu apprennes que la mort nous préserve des douleurs qui allaient fondre sur nous, et qui nous ont trouvés morts.

À ces mots, le chaman regarda le vieillard qui était dans le cercueil et dit :

Lève-toi !

Et le corps enchaîné se dressa et s’assit examinant ceux qui l’entouraient, comme un homme à demi éveillé.

Anhelli le reconnut et dit :

Salut, homme puissant jadis dans les conseils et sage parmi les sages.

Quel motif, dans ta prison, t’a décidé à t’avilir devant le pouvoir et à faire cet aveu de ta faute dont nous avons entendu parler ?[4]

Pourquoi as-tu renié ton cœur et ton passé ? Est-ce que les supplices t’ont ôté la raison et la mémoire ?[5] Qu’as-tu fait ?

Tu nous as nui, car aujourd’hui les peuples étrangers nous disent : Voilà que vos chefs se renient eux-mêmes et changent de sentiments à l’égard de leur nation, et les humbles seuls persistent dans leur constance.

Cette constance des petits n’est que de l’obstination, quand les premiers du peuple reconnaissent leur erreur et n’espèrent pas même de pardon.

Et quand Anhelli eut ainsi parlé, la parole du chaman s’accomplit : le ressuscité poussa un gémissement et mourut de nouveau.

Le chaman lui dit :

Tu l’as tué, Anhelli, en répétant des médisances et des calomnies qu’il ignorait avant sa mort.

Je vais donc le ressusciter une seconde fois, mais garde-toi de lui donner la mort de nouveau.

À ces mots, il éveilla le mort : celui-ci se redressa dans le cercueil, les yeux ouverts et pleins de larmes.

Et Anhelli lui dit :

Pardonne-moi, car je ne savais pas que je répétais des mensonges et des calomnies.

Je t’ai vu avec ton frère dans le conseil : j’ai vu vos deux têtes toujours ensemble, et pareilles par leur blancheur à deux colombes qui s’abattent ensemble sur le millet.

Oui, vous vous abattiez comme deux colombes sur l’urne des projets pour en faire sortir la graine des lois ; et sur les rebuts de votre travail, les passereaux se réunissaient en gazouillant.

Pardonne-moi, si je vous compare à ces oiseaux de Dieu, à des choses de peu de valeur, mais ainsi le veut votre candeur et votre simplicité.

Ô infortunés ! Ainsi l’un de vous cherche le repos dans un cimetière de Sibérie, et l'autre dort sous les roses et les cyprès de la Seine ! Pauvres colombes, séparées l’une de l’autre et mortes toutes deux !

À ces mots, le ressuscita s’écria : — Mon frère ! Et il se recoucha dans le cercueil et mourut.

Et le chaman dit à Anhelli :

Pourquoi lui as-tu parlé de la mort de son frère ? Encore un instant et il aurait appris cela de Dieu même, il aurait rencontré son frère bien-aimé dans les régions célestes.

Mais, soit ! Qu’on referme ce cercueil, et qu’on le porte au cimetière ; et toi, ne me demande plus de réveiller ceux qui se reposent dans le sommeil de la mort.

V. LES PÊCHEURS

Ainsi le chaman et Anhelli continuaient leur pèlerinage à travers les plaines désolées, les routes désertes et les bois murmurants de la Sibérie, et ils rencontraient des gens qui souffraient et ils les consolaient.

Et voici qu’une fois ils arrivèrent auprès d’une eau silencieuse et stagnante, le long de laquelle croissaient quelques saules pleureurs et quelques pins sauvages.

Et le chaman regarda les poissons qui sautaient à la lueur empourprée du soir, et dit :

Vois-tu ce poisson qui vient de voler dans l'air et a plongé aussitôt.

Maintenant il raconte à ses frères qu’il a vu le ciel, et il leur dit les choses célestes, et il acquiert de la gloire parmi les autres poissons.

Or, en écoutant ses récits sur les choses célestes, ils se jettent dans les filets, et demain ils seront vendus au marché.

N’est-ce pas là un enseignement pour les hommes et pour ceux qui, en suivant ceux qui parlent de Dieu et des choses célestes, se jettent dans les filets des habiles et sont ensuite vendus.

Je te révèle là une maladie dangereuse : la mélancolie et l’excès d’attachement aux choses spirituelles.

Car il y a deux mélancolies : l’une vient de la force, l’autre de la faiblesse. La première est l’aile des esprits sublimes, la seconde, la pierre des noyés.

Je te parle de ces choses, car tu t’abandonnes à la tristesse et perds l'espérance.

En parlant ainsi, ils arrivèrent près d’une troupe de Sibériens qui pêchaient des poissons dans l’étang, et ces pêcheurs ayant aperçu le chaman, s’approchèrent de lui, en disant :

Ô roi, tu nous as abandonnés pour des étrangers, et nous sommes tristes de ne pas te voir parmi nous.

Reste avec nous cette nuit ; nous t’offrirons à souper, nous te préparerons un lit dans notre bateau.

Le chaman s’assit donc à terre et les femmes et les enfants des pêcheurs l’entouraient et lui faisaient diverses questions auxquelles il répondait en souriant, car elles étaient enfantines.

Mais après le souper, quand la lune se leva et que sa lumière se répandit sur l’eau tranquille et y traça comme une route dorée dans la direction du midi, les femmes et les enfants se mirent à parler tristement et dirent :

Hélas ! tu nous as quittés, et tu ne fais plus de miracles parmi nous.

Nous nous sommes donc mis à douter des choses de la foi, et nous doutons même de l’existence de notre âme.

Le chaman répondit en souriant : Voulez-vous que je fasse paraître l’âme devant vos yeux ?

Et les enfants et les femmes s’écrièrent tous ensemble :

Nous le voulons ! Fais-le !

Le chaman donc se tourna vers Anhelli et dit :

Que ferai-je avec cette foule de corneilles ? Veux-tu que je t’endorme, et qu’après avoir extrait ton âme de ton corps je la montre à ces incrédules ?

Anhelli lui répondit :

Fais comme bon te semblera, je suis en ta puissance. Le chaman appela donc un des enfants de la troupe et le mit sur la poitrine d’Anhelli, qui s’était disposé comme pour dormir, puis il dit à cet enfant :

Pose tes mains sur le front de ce jeune homme et appelle-le trois fois par son nom d’Anhelli.

Et à l’appel de l’enfant sortit d’Anhelli un esprit d’une grande beauté, rayonnant des plus brillantes couleurs ; de blanches ailes étaient attachées à ses épaules.

Et se voyant libre, cet ange se dirigea vers le lac, et, suivant le reflet lumineux de la lune, il prit sa route vers le midi[6].

Quand il fut déjà loin, au milieu de l’étang, le chaman ordonna à l’enfant d’appeler cette âme, pour qu’elle revînt.

Et le brillant esprit se retourna à l’appel de l’enfant, et il revint lentement sur la vague dorée, laissant de tristesse pendre ses ailes lorsqu’il arriva sur le bord.

Et quand le chaman lui ordonna de rentrer dans le corps de l’homme, il gémit comme une harpe brisée, puis recula... mais il obéit.

Et Anhelli s’étant réveillé, s’assit, et demanda ce qui s’était passé en lui.

Les pêcheurs lui répondirent :

Seigneur, nous avons vu ton âme, et nous te prions d’être notre roi ; car les souverains de la Chine ne sont pas vêtus avec plus de splendeur que l’âme qui habite dans ton corps.

Et nous ne connaissons rien, en ce monde, de plus brillant excepté le soleil, et les étoiles qui rayonnent dans la nuit.

Les cygnes qui, en mai, volent au-dessus de notre terre, n’ont pas d’aussi blanches ailes que ton âme.

Nous avons même senti le parfum qu’elle exhale ; on eût dit le parfum de mille fleurs ou l’odeur du muguet.

En les entendant ainsi parler, Anhelli se retourna vers le chaman, et dit : Est-ce la vérité ?

Et le chaman répondit : C’est la vérité, tu es possédé par un ange.

Qu’a donc fait mon âme pendant qu’elle était libre ? demanda Anhelli ; dis-moi-le, car je ne m’en souviens pas.

Le chaman lui répondit :

Elle a suivi cette route dorée qui s’allonge sur les eaux, et elle s’enfuyait dans cette direction comme un homme qui se hâte.

À ces mots, Anhelli baissa la tête, réfléchit, et se prit à pleurer, en disant :

C’est qu’elle voulait retourner dans sa patrie !

VI. L’AGENT DU FISC

Le chaman, après avoir calmé la douleur d’Anhelli, laissa les pêcheurs et s’avança dans le désert.

Et la lune était encore haute quand ils entrèrent dans la cabane d’un vieillard qui salua le chaman comme un vieil ami : c’était un des confédérés de Bar... le dernier de tous.

Sa maison était ombragée par un large pommier et pleine de nids de colombes. Le grillon y murmurait sa chanson. Elle était isolée et tranquille.

Et le vieillard plaça devant ses hôtes une cruche d’étain, du pain et des pommes rouges ; puis il se mit, suivant son habitude, à parler des temps passés et de ceux qui étaient déjà morts.

Il ignorait qu’il y avait en Pologne de nouvelles générations, de nouveaux combattants et de nouveaux martyrs[7], et il ne voulait rien en savoir ; car il était un homme du passé.

Et il n’y avait en lui aucun souvenir, si ce n’est celui des choses qui lui étaient arrivées dans sa jeunesse ; mais il ne savait rien de la veille, et il ne pensait pas au lendemain.

Et il gagnait sa vie en récoltant ces vers que l’on appelle czerw[8], et avec le produit de cette récolte, il payait la redevance du tsar ; or, c’était précisément le jour de la perception.

En effet, à une heure avancée, l’agent du fisc s arrêta devant la chaumière, et après avoir bu dans la cruche, il réclama son paiement.

Le vieillard se dépouilla de tout pour arriver à payer le montant de la somme et enrichir cet officier.

Et ayant tout pris, l’homme sortit de la maison en disant :

Tu as un pommier couvert de fruits, il faut que j’en prenne la dîme.

En disant cela, il ordonna à ses satellites de secouer le vieil arbre aux rameaux touffus : le chaman dit à Anhelli :

Va te mettre sous le pommier sans rien dire à ceux qui secouent l’arbre, afin que la puissance de Dieu se manifeste.

Anhelli alla donc se placer sous la grêle de pommes rouges et resta immobile.

Et voilà que le pommier se couvrit d’une grande lumière, et ses fruits se changèrent en étoiles : ils étaient éblouissants et ne tombaient plus.

Et les colombes endormies s’éveillèrent pensant que c’était déjà l’aube, et ayant lavé leurs ailes, elles prirent l’essor dans l’air empourpré.

Or, cette lumière épouvanta les serviteurs du fisc, si bien qu’ayant laissé toute la redevance, ils s’enfuirent pleins d’effroi, et, remontant en voiture, ils s’éloignèrent.

Et le chaman appela Anhelli et lui dit :

Allons-nous-en, car notre hôte nous demanderait en vertu de quel pouvoir nous avons fait ceci ; or, c’est un mystère, et le sens de ces étoiles est un mystère.

À ces mots, il s’entoura de ténèbres ainsi qu’Anhelli, et ils partirent.

VII. LES MINES DE LA SIBÉRIE

Et le chaman dit :

Désormais nous ne ferons plus de miracles, nous ne montrerons plus la force divine qui est en nous, mais nous pleurerons ; car nous sommes arrivés chez des peuples qui ne voient pas le soleil.

Et il n’est pas besoin de leur donner la science, car le malheur ne les a que trop instruits ; et nous ne leur donnerons pas non plus l’espérance, car ils ne croiraient pas ; dans le décret qui les a frappés était écrit : Pour jamais !

Voici les mines de la Sibérie !

Marche doucement, car cette terre est pavée d’hommes endormis. Entends-tu ? ils respirent bruyamment, et quelques-uns d’entre eux gémissent et parlent en rêvant

L’un rêve de sa mère, l’autre de ses sœurs et de ses frères, celui-ci de sa maison et de celle que son cœur aimait, et des champs où les épis se courbaient devant lui comme devant leur seigneur, et ils sont heureux pendant leur sommeil ; mais ils s’éveilleront.

Dans d’autres mines hurlent les criminels : mais celle-ci est le tombeau des patriotes, et elle est pleine de silence.

Les chaînes retentissent ici d’un bruit lugubre, et sous ces voûtes sont divers échos ; et parmi ces échos il en est un qui répète : Je vous plains !

Tandis que le chaman s’apitoyait sur ces infortunés, des gardiens et des soldats entrèrent avec des lances pour éveiller les dormeurs : c’était l’heure du travail.

Tous se levèrent donc de terre, et ils s’éveillèrent, et ils marchaient comme des brebis, tête basse, hormis un seul qui ne se leva point, car il était mort en dormant.

Alors Anhelli s’approcha de ceux qui allaient au travail avec des marteaux, et demanda à l’un d’entre eux à voix basse quel était ce mort et à quelle maladie il avait succombé.

Le prisonnier, tout pâle, lui répondit :

L’homme dont tu me parles était prêtre ; je l’ai connu : dans notre patrie, il confessait ma femme et mes enfants.

Et quand survint la guerre, il monta à cheval pieds nus, la croix à la main, et quand le feu s’ouvrait, il se tenait devant les bataillons criant : Pour la patrie ! Pour la patrie !

Et l’évêque le fit appeler devant lui et le livra aux bourreaux, mais avant qu’il ne le dépouillât de son caractère sacré, la crosse échappa de ses mains, et il s’évanouit.

Et les bourreaux saisirent l’homme de Dieu, et le revêtirent d’un étroit vêtement de bure où ils ne le firent entrer qu’à grand’peine ; car c’était un homme de forte taille, et il restait sans haleine comme une chose inanimée.

On l’emmena donc aux mines, et il faisait semblant d’être gai, mais je voyais bien qu’il était pâle et triste.

Le désespoir le prit, et il séchait comme un vieil arbre. Un jour je m’approchai de lui en disant :

Au nom du seigneur ! pourquoi te désoles-tu ?

Et il me répondit d’un ton mystérieux, comme un homme égaré :

J’ai oublié les paroles de ma prière.

Et m’ayant fait signe de me taire, il s’éloigna.

Et ensuite je le vis qui prenait dans l’obscurité du plomb oxydé et qui mangeait ce poison.

Et au bout de quelques jours une teinte de brique se répandit sur son visage, et sa chair s’affaissait sur ses os comme la toile mouillée d’une tente, et ses yeux étaient brillants.

Et aujourd’hui je ne sais comment il est mort, car je dormais à côté de lui, et je n’ai pas même entendu un soupir.

Si vous avez du cœur, plaignez-le, car c’était un honnête homme.

Alors Anhelli se retourna vers le chaman et dit : C’est un suicide !

Mais le chaman se voila la face, et ramassant un morceau de plomb, il répliqua :

C’est ce plomb qui est un assassin et un mauvais conseiller. Car il disait : Prends-moi et mange-moi : je suis la fin et le repos !

Ce plomb est un imposteur, car il se donnait à cet homme pour Dieu, qui seul apaise les souffrances et calme les cœurs pour l’éternité.

Maudit soit celui qui au plus léger souffle tombe à terre et se brise semblable à une colonne ébranlée !

Mais devant l’ouragan, il est permis de tomber, et l’on plaindra celui qui tombe.

Au surplus, que peut-il arriver ? Qu’on vous refuse une place dans un cimetière consacré ? Qui sait comment dorment les morts dans une terre non bénie ?

Et pourtant il est meilleur de mourir au milieu d’une troupe d’enfants et de petits-enfants qui vous pleurent, d’apercevoir du lit funèbre les arbres printaniers, et d’avoir une mort tranquille.

Quand le chaman eut ainsi parlé, les misérables l’entourèrent et dirent :

Tu parles bien, tu es un homme de cœur, et peut-être un envoyé de Dieu.

Sache donc qu’il y a cinq jours un rocher est tombé et a obstrué une galerie où travaillait un vieillard avec ses cinq fils, et les gardiens ne veulent pas faire sauter ce rocher, ils disent : C’est un trop long travail : qu’ils meurent !

Et chaque jour nous nous tenons devant ce rocher, écoutant s’ils vivent encore : nous n’entendons rien dans la caverne, pas même un gémissement.

Si tu es un homme du Seigneur, ôte la pierre ; peut-être le père ou quelqu’un de ses enfants vit-il encore.

Épouvante au moins nos bourreaux en délivrant ces hommes, autrement ils mourront de faim.

Ils amenèrent donc le chaman vers ce rocher, et il se fit un grand silence. Le chaman leva les yeux au ciel et pria.

Et il s’éleva un vent souterrain qui renversa le rocher de sorte qu’on aperçut un antre sombre et profond, et nul n’osait y pénétrer.

Le chaman prit une lampe et entra dans la caverne en marchant sur les pierres éparses ; avec lui entrèrent Anhelli et les prisonniers.

Et ils virent un affreux spectacle : le père était étendu sur le corps de son plus jeune fils, comme un chien qui appuie les pattes sur un os, et qui est irrité.

Et les yeux ouverts de ce vieillard brillaient comme du verre, et les quatre autres cadavres gisaient auprès de lui amoncelés l’un sur l’autre.

Le chaman à cette vue dit : Qu’ai-je fait ? Voilà le père qui vit et les enfants qui sont morts ![9] Pourquoi ai-je prié ?

À ces mots il sortit de la galerie, et la moitié de la foule le suivit.

VIII. LES DEUX ÉPOUX

Et en avançant plus loin, ils virent beaucoup d’hommes pâles et souffrants dont les noms sont connus dans la patrie.

Et ils arrivèrent près d’un lac souterrain, et côtoyèrent le flot sombre et immobile que la lueur des torches illuminait par endroits.

Et le chaman dit : Est-ce là la mer de Génézareth des Polonais, et ces hommes sont-ils les pêcheurs de l’infortune ?

Un de ceux qui étaient assis tristement sur le bord de l’eau noire, répondit d’un air pensif : On nous permet de rester sans rien faire, car c’est aujourd’hui la fête du souverain et c’est un jour de repos.

Nous nous sommes donc assis auprès de cette eau sombre pour rêver, méditer et nous reposer, car nos âmes sont plus lasses que nos corps.

Nous venons de perdre, il y a quelques jours, notre prophète : ce rocher était sa place favorite.

C’était un homme pâle aux yeux bleus ; il était maigre et plein de feu[10].

Il y avait sept ans qu’il était avec nous quand une nuit l’esprit prophétique s’empara de lui, et il sentit que sa patrie tressaillait[11], et pendant toute la nuit il nous raconta ce qu’il voyait, riant et pleurant tour à tour.

Et vers le matin il devint triste et s’écria : les voilà qui ressuscitent ; mais ils ne peuvent rejeter la pierre du tombeau ! À ces mots, il tomba mort, et nous lui élevâmes ici cette croix de bois.

Et deux ans après, de nouveaux exilés nous racontèrent ce qui s’était passé, et en comptant les nuits nous reconnûmes que le prophète nous avait dit la vérité ; nous voulûmes donc l’honorer, mais il n’était plus sur la terre.

Aussi nous vénérons cette croix et nous ne disons plus : L’homme qui repose ici était un fou et un halluciné digne de pitié. Que pensez-vous de cela ?

Le chaman se tourna vers Anhelli et dit : « À quoi songes-tu ainsi auprès de cette eau noire grossie des larmes des hommes. Est-ce sur le prophète ou sur toi-même que tu réfléchis ? »

Au moment où il disait ces paroles, l’explosion d’une mine fit retentir au loin les échos. Le bruit roula au-dessus de leurs têtes en murmurant comme une cloche souterraine. Et le chaman dit : C’est la cloche que l’on sonne pour le prophète mort : c’est l’Angélus de ceux qui ne voient pas le soleil. Prions !

Et levant les yeux au ciel, il dit : Seigneur ! Seigneur, nous te prions de nous racheter de nos souffrances !

Nous ne te prierons plus de rendre le soleil à nos yeux et le grand air à nos poitrines : car nous savons que ta justice s’est appesantie sur nous : mais les nouveaux nés sont innocents. Pitié pour eux, Seigneur !

Pardonne-nous si nous portons la croix avec tristesse et si nous n’avons pas la joie sereine des martyrs : car tu ne nous as pas dit si nos souffrances nous seront comptées comme un sacrifice, mais dis-nous le et nous nous réjouirons.

Car qu’est-ce que la vie pour qu’on la regrette ? Est-ce donc notre bon ange qui nous quitte à l’heure de la mort.

La chaleur de notre sang est le feu de l’autel : nos désirs sont des offrandes. Heureux ceux qui peuvent se sacrifier pour le peuple !

Et les misérables s’écrièrent : Cet homme dit la vérité : en effet plus malheureuse que nous est cette femme qui est arrivée ici avec son mari et qui souffre pour l’amour d’un seul homme.

Venez : nous vous montrerons l’humide caverne où cette martyre vit avec son mari.

Elle était grande dame et princesse, et aujourd’hui elle est comme la servante d’un mendiant.

Mais celui qu’elle aime est indigne de pitié : car il s’est agenouillé devant le tsar pour le supplier d’épargner sa vie : on la lui a accordé avec mépris.

En disant ces mots, ils arrivèrent auprès du mur, et à travers une grille ils aperçurent les deux époux.

Sa femme était agenouillée près de l’homme, et lui lavait les pieds dans un vase rempli d’eau : car il venait de travailler comme un esclave.

Et l’eau du vase était rougie de sang : et la femme ne montrait de dégoût ni pour ce sang ni pour son mari ; et elle était jeune et belle comme les anges des cieux.

Et c’étaient deux sujets du tsar[12].

IX. LE CHÂTIMENT

Le chaman, après avoir consolé quelques prisonniers, allait sortir avec Anhelli quand tout à coup il entendit un grand bruit dans une des galeries.

Il se retourna vers un de ceux qui l’accompagnaient, et lui demanda quel était ce bruit de fer et de coups : un des captifs répondit : « C’est un de nous qu’on punit.

C’est sans doute le vieillard qui ne voulait pas travailler hier parce que c’était une fête du Seigneur, et qu’on fait passer par les chaînes.

Et le chaman s’étant rendu avec Anhelli sur le lieu du supplice, vit dans une galerie deux rangées d’hommes debout, une chaîne à la main, chacun dans l’attitude d’un homme qui va frapper.

Et ils virent s’avancer deux soldats qui portaient des lampes, et au milieu d’eux, nu jusqu’à la ceinture, un vieillard à barbe blanche.

Et à chaque pas qu’il faisait, on entendait le bruit des chaînes qui le frappaient, et un autre bruit qui sortait de la poitrine du vieillard martyrisé.

Comme il arrivait au terme de son supplice, et qu’il ne lui restait plus que dix pas à faire, Anhelli entendit deux coups plus faibles comme frappés par une main pitoyable.

Le vieillard, après les avoir reçus, tomba les bras en croix : il était mort.

Et les deux jeunes gens qui l’avaient frappé miséricordieusement, se précipitèrent sur lui, et s’étendirent sur son cadavre criant tous deux : Mon père !

Et le chaman se détourna, et regardant Anhelli, il lui couvrit la tête du pan de sa robe.

Et il ordonna aux esprits célestes de l’emporter, et Anhelli, ayant ouvert les yeux, vit la neige et les étoiles.

Et il était persuadé que ce qu’il avait vu dans la mine était un songe : car il ne savait pas comment il en était sorti.

X. LA GUERRE DES PARTIS

Et les exilés, dans leur cabane de neige en l’absence du chaman, commencèrent à se quereller, et ils se partagèrent en trois partis : et chacun d’eux pensait au salut de la patrie.

Le premier avait à sa tête le comte Skir : c’était le parti de ceux qui portent le kontusz[13], et qui voulait s’appeler szlachta (noblesse) comme s’ils venaient d’arriver avec Lech dans une terre déserte.

Le deuxième avait à sa tête un soldat maigre appelé Skartabella : il voulait partager la terre et proclamer la liberté des paysans et l’égalité de la szlachta avec les juifs et les tsiganes.

Et le troisième avait à sa tête le prêtre Bonifat qui voulait sauver la patrie par la prière, et pour la sauver ne connaissait qu’un moyen : aller à la mort sans se défendre, comme des martyrs[14].

Et ces trois partis étaient en désaccord, et ils s’étaient mis à discuter sur les principes.

Et le second, s’étant armé de haches, entra en campagne, menaçant les premiers de faire voir la couleur de leur sang, et les autres de leur donner ce qu’ils désiraient, le martyre.

Au moment où les esprits s’échauffaient et où l’on allait en venir aux mains, on convint, sur le conseil d’un membre du troisième parti, de décider la querelle par le jugement de Dieu.

Et cet arbitre dit : Élevons trois croix en souvenir de la passion de Notre-Seigneur, et clouons sur chacune d’elles un des guerriers les plus vigoureux de chaque bande : celui qui vivra le plus longtemps aura la victoire.

Et comme les esprits de ces hommes étaient tous comme plongés dans l’ivresse, il se trouva trois guerriers prêts à subir la mort pour leurs convictions et à être crucifiés, comme autrefois, le Seigneur Jésus-Christ.

On fit donc trois croix des arbres les plus hauts qui étaient dans le pays, et trois martyrs sortirent de chaque troupe : on ne les avait pas choisis au sort : ils venaient de leur propre volonté. Et ce n’étaient pas les chefs des troupes, mais les moindres des soldats.

Quand les charpentiers eurent établi les croix sur la montagne couverte de neige, on entendit une voix venant du ciel, comme un ouragan, qui disait : Que faites-vous ? Mais ces hommes n’eurent pas peur.

Et on attacha à la croix ces hommes insensés, et on leur cloua les mains, et celui qui était à gauche criait : Sang ; celui qui était au milieu criait : Foi.

Et les groupes se tenaient en silence sous les croix, attendant ce qui arriverait, et la nuit s’étendit sur la neige, et il y eut une obscurité profonde et un silence terrible.

Et à minuit l’aurore boréale s’étendit sur toute une moitié du ciel, et des glaives de feu jaillissaient de cette aurore..

Et tout le ciel devint rouge, et les croix aussi devinrent rouges avec les martyrs.

À ce moment, une terreur saisit les groupes et ils dirent : Nous faisons mal ! Fallait-il que ces innocents mourussent pour nos croyances ?

Et la foule s’épouvanta, disant : Voilà qu’ils meurent et ils ne se plaignent pas !

Et ils dirent à ceux qui étaient crucifiés : Voulez-vous que nous vous détachions. Mais ils ne répondirent rien : ils étaient déjà morts.

Et voyant cela, la foule s’enfuit pleine d’épouvante, et aucun de ceux qui fuyaient ne détourna la tête pour voir les morts et les martyrs. L’aurore les rougissait et ils restèrent seuls.

Et à ce moment le chaman et Anhelli revinrent de leur voyage souterrain, et ils s’étonnèrent en voyant les trois croix noires sur les cieux enflammés, et ils dirent avec épouvante : Qu’est-il arrivé ?

Et ayant regardé plus près, ils eurent peur, voyant sur les croix les cadavres, et ils reconnurent leurs amis : le chaman s’assit sous les croix et pleura.

Et se relevant, il dit à Anhelli : Dieu m’a révélé la faute de ce peuple, et je sais pourquoi on a crucifié ces hommes. Afin que leur corps ne souffre aucun affront, enlevons-les et emportons-les au cimetière.

Qu’ils reposent dans la terre : car ils se sont de bonne foi livrés à la mort, et cette mort sera non pas leur condamnation, mais la rémission de leurs péchés. La croix les a purifiés.

Parlant ainsi, ils enlevèrent ces morts glacés sur la croix, et ils les emportèrent à l’ancien cimetière des exilés.

XI. LE CIMETIÈRE DES EXILÉS

Et quand ils approchèrent du cimetière, Anhelli entendit l’hymne plaintif des tombeaux et comme les plaintes des morts vers Dieu.

Mais à peine s’élevaient-elles qu’un ange assis au sommet de la colline agitait ses ailes et les calmait.

Et Anhelli demanda au chaman : Quel est cet ange aux ailes blanches, aux cheveux ornés d’une étoile mélancolique qui fait taire les tombeaux ?

Mais le vieillard ne lui répondit pas : car il couvrait de neige les corps des morts et il était occupé.

Et Anhelli s’approchant de cet ange, le regarda, et il tomba comme un homme mort.

Le chaman ayant fini d’ensevelir les morts, le chercha des yeux, et ne le voyant plus, monta sur la colline.

Et ayant rencontré le corps d’Anhelli, il trébucha contre lui en poussant un cri de douleur ; mais voyant qu’il vivait il se réjouit.

Il le prit donc par la main et dit : Lève-toi ! il n’est pas encore temps de se reposer.

Anhelli se leva et regarda autour de lui, et il laissa tomber sa tête devant le chaman comme un homme honteux disant :

Voilà que j’ai vu un ange semblable à cette femme que j’aimais de toute mon âme quand j’étais encore enfant.

Et je l’ai aimée dans la pureté de mon cœur : c’est pourquoi je verse des larmes quand je pense à elle et à ma jeunesse.

Car j’étais auprès d’elle, comme un oiseau apprivoisé qui s’effarouche : je ne cueillais même pas un baiser sur ses lèvres vermeilles, bien que je fusse tout près d’elle, aussi près que la colombe perchée sur l’épaule d’une vierge.

Aujourd’hui tout cela est un songe, le ciel de saphir et les blanches étoiles me regardent : sont-ce les mêmes étoiles qui m’ont vu jeune et heureux ?

Pourquoi ne s’élève-t-il pas un tourbillon qui m’enlève de terre et m’emporte dans la région du silence ? Pourquoi est-ce que je vis ?

Il n’y a plus sur ma tête un seul des cheveux qui la couronnaient naguère : mes os même se sont renouvelés, — et je me souviens toujours.

Il n’y a pas un corbeau dans les airs qui n’ait au moins en sa vie une nuit de sommeil dans un nid paisible. Mais moi, Dieu m’a oublié ! Je voudrais mourir !

Car il me semble que quand je serai mort, Dieu même regrettera ce qu’il m’a fait en songeant que je ne renaîtrai pas à une nouvelle vie.

Car naître et ressusciter sont choses bien différentes : le cercueil nous rend, mais il ne nous voit pas avec les yeux d’une mère.

Oui, je suis triste, parce que j’ai vu cet ange, et je voudrais être mort hier !

Et le chaman levant les yeux vers les étoiles dit : En vérité, de même que beaucoup ont été jadis possédés par les démons, aussi beaucoup aujourd’hui sont possédés par un ange.

Que faire ? Je chasserai du corps tous ces esprits et je les ferai aller dans les lis des eaux ou s’envoler dans les étoiles brillantes et habiter dans les choses les plus charmantes pourvu qu’ils abandonnent les hommes.

Sais-tu quel était cet ange triste dans le cimetière ? Il s’appelle Éloa ; il naquit d’une larme que versa le Christ au haut du Golgotha[15], d’une larme qui fut répandue sur les nations.

On a écrit quelque part l’histoire de cet ange dont Marie fut l’aïeule ; comment elle pécha en s’apitoyant sur les tourments des noirs chérubins, comment elle aima l’un d’entre eux et s’envola avec lui dans les ténèbres.

Et maintenant, exilée comme vous, elle aime vos tombes : elle est la gardienne des sépultures, et elle dit aux ossements : Ne gémissez pas, mais dormez.

Elle écarte les rennes quand ils viennent arracher la mousse de dessous la tête des morts : et ils lui obéissent comme à leur bergère.

Familiarise-toi avec cet ange pendant ta vie : car plus tard il marchera sur ta tombe à la lueur de la lune : accoutume-toi à sa voix, pour qu’elle ne t’éveille point quand elle te parlera.

En vérité, pour les âmes tristes, cette contrée est belle et n’est point déserte : car cette neige ne souille point les ailes des anges et ces étoiles sont belles.

Ici viennent les mouettes : ici elles font leurs nids, ici elles s’aiment et elles ne pensent pas qu’il y ait une plus belle patrie.

À ces mots, il ramassa un des crânes qui gisaient sur le sol : et dans ce crâne il y avait une nichée de petits oiseaux.

Et ils sortaient leurs petites têtes par les trous où naguère étaient les yeux, et la relique de l’homme résonnait de leurs gémissements.

Et Anhelli la saisit avec colère et la jeta à terre en disant : Arrière, sanctuaire profané !

Et une flamme sortit de terre et se dressa devant lui, sous forme humaine, avec des vêtements d’évêque, une tiare et une croix sur la tête, et tout cela flamboyait.

Et elle lui dit d’une voix irritée : Vous êtes venus inquiéter les morts : n’ont-ils donc point assez de supporter les tempêtes et l’oubli.

Mes mains rompaient l’hostie et aujourd’hui je les élève au-dessus de vous et je vous maudis : Soyez maudits vous qui troublez les tombeaux.

N’ai-je pas assez souffert sur mon siège épiscopal, lorsqu’appuyé sur ma crosse, je priais pour mon pays destiné à périr comme un homme condamné.

Quand Kimbar[16] évoqua les horreurs de la Sibérie et les étala devant la diète, pâle d’épouvante, en disant : Voici la croix !

Ne suis-je pas allé en exil comme un bon patriote ? Qui pourrait me reprocher quelque chose et insulter à ma tombe ? Je suis mort et l’on m’a oublié. Que demandez-vous de plus aux morts ?

Vous voyez cette terre blanche : je l’ai habitée ; vous voyez ces ossements ; j’ai vécu en eux.

Ce crâne qui tombe en poussière, c’est ma tête. Les hommes la respectait naguère, et il y a bien longtemps, ma mère la couvrait de baisers... et aujourd’hui la mouette a fait son nid et bâti sa demeure dans ce crâne ! laissez en paix l’oiseau blanc du Seigneur.

J’ai connu la mère de sa mère : où est-elle ? Où sont les rouge-gorges qui venaient former des guirlandes écarlates sur les arbres nus de la Sibérie, comme pour me rappeler les pommes des vergers de ma patrie ?

Ainsi se plaignit l’ombre, et Anhelli la supplia de pardonner l’injure faite à ses ossements : Dans peu, dit-il, je viendrai dormir auprès de vous : ne me maudis pas !

Je vois que tu es attristé de la profanation de tes ossements : est-ce donc un sanctuaire que cette tête retentissant du chant des oiseaux ? Mais que la volonté de Dieu s’accomplisse !

Je ne te dirai pas ce qu’est devenu le nom de ta famille : car tu ne pourrais pas dormir, quoique mort, et tu irais gémissant par le monde.

Et maintenant cesse d’être le flambeau de ta tombe : jette ta robe de feu et dépouille-toi de ces flammes.

À ces mots l’esprit s’évanouit dans la neige : et l’ombre se fit là où il avait disparu.

Et Anhelli courut après lui en criant : Dis-moi le nom de ceux qui dorment auprès de toi...

À peine avait-il achevé ces paroles, qu’il entendit sous terre comme une voix résonnant au milieu du feu, qui récitait une longue série de noms déjà oubliés.

Et le chaman[17] rappela Anhelli en disant : Retournons vers les hommes ! Car les tombeaux nous ont révélé leurs mystères.

Et ils quittèrent en priant la colline des sépultures.

XII. MORT DU CHAMAN

Et quand ils arrivèrent auprès de la maison des exilés, ils entendirent un grand bruit de rires, de cris, de verres entrechoqués et de chants obscènes : et le chaman s’étant rapproché des fenêtres se mit à écouter attentivement avant d’entrer dans cette caverne de malheur.

Et quand il parut au milieu de la foule, le silence se fit : car on avait reconnu un homme puissant en Dieu et on n’osait se moquer de lui.

Et le chaman levant sur eux des yeux enflammés, se mit à parler, plein de colère et de tristesse :

Qu’avez-vous fait, dit-il, en mon absence ? J’ai vu votre Golgotha ! Malheur à vous !

Je ne resterai pas avec vous : mais mes paroles resteront avec vous. Soyez maudits, hommes querelleurs.

Les vents emportent la semence du chêne et la sèment sur la terre ; mais maudits seront les vents qui emporteront vers la patrie vos discours et vos conseils. Vous mourrez.

Le grand jour approche et nul ne survivra au soir de ce jour. Voici venir le jour de la Sibérie et le soleil de la destruction.

Parce que vous n’avez pas écouté mes conseils et que vous n’avez pas vécu dans la concorde et l’amour fraternel, ainsi qu’il convient à des gens qui n’ont point de patrie.

Vous avez offensé les peuples de ce pays, et voici qu’ils vous guettent avec leur lance : leurs chiens même vous guettent pour déchirer quelqu’un d’entre vous.

En est-il un qui ait rencontré un Ostyak et qui l’ait traité avec douceur et humanité ? En vérité, aucun de vous n’a passé près d’un chien sans lui donner un coup de pied comme à un serpent.

Mais le soleil se lèvera et il apportera un jour plus terrible que l’obscurité et un calme plus terrible que les tempêtes de la mer : car vous aurez peur de vous-mêmes.

Et cette neige deviendra une mer, et ses vagues seront vertes et votre maison sera comme un vaisseau qui sombre.

Aiguisez vos haches : car elles vous seront utiles ; et celui de vous qui saura frapper, celui-là sera un homme utile.

La Pâque approche et vous tracerez une croix rouge sur vos portes. Mais de quel sang ? En vérité ce ne sera pas avec celui de l’agneau.

Quand le chaman eut dit cela, quelques-uns eurent peur, mais un de ceux qui étaient ivres saisit une cruche de terre, la lança sur le prophète et ses cheveux se rougirent de sang.

Anhelli prit une hache et voulut le venger ; mais le chaman le retient disant : Sois patient.

Celui qui dans un an reviendra ici pleurera sur ces hommes ; pourquoi tirer vengeance de ceux qui seront demain un objet de pitié.

Seigneur, ne les punis pas.

Il parla ainsi et un des hommes de la foule cria : Sorcier ! tu nous a ensorcelés. Cette cruche était pleine et elle est sèche !

Et les autres regardèrent dans la cruche et confirmèrent ces paroles, disant : Désensorcelle-nous, ou sinon nous te punirons de mort.

Et il se fit un grand tumulte, et on entendit d’épouvantables malédictions : l’un d’entre eux prit un couteau et l’enfonça dans la poitrine du chaman, disant : Tu nous a ensorcelés.

Le vieillard tomba dans les bras d’Anhelli, et celui-ci l’emporta de la cabane ; il fut aidé par une jeune femme appelée Ellenaï qui autrefois avait été condamnée comme criminelle.

Et quand ils furent sortis à la lueur des étoiles, le vieillard dit : Emportez-moi près des tombeaux ; car je vais m’endormir.

On le coucha sur un des tombeaux et le froid de la neige le rappela à la vie et la femme enveloppa ses pieds de sa chevelure et les mit sur son sein.

Et ayant ouvert les yeux le vieillard cria par trois fois : Anhelli ! Anhelli ! Anhelli. Et sa voix était triste.

Et il lui dit : Prends mes rennes, et dirige-toi vers le nord ; tu y trouveras une demeure dans la neige et la tranquillité ; et tu vivras du lait des rennes.

Prends avec toi cette femme et qu’elle soit ta sœur ; elle m’a aimé à l’heure de ma mort : aussi je ne veux pas qu’elle meure comme les autres.

Que te dirai-je ? La mort parlera pour moi. Je t’ai aimé. Car tu étais chaste comme le lis qui emprunte à l’eau son feuillage et ses couleurs innocentes : car tu étais pour moi comme un bon fils.

Ne t’attriste pas jusqu’à la mort sur la ruine de ta patrie : et ne pleure pas en songeant que tu ne la reverras plus : tout n’est qu’un songe triste.

Quand il eut ainsi parlé, Anhelli entendit des pas dans la neige et dit : Qui vient ? sont-ce les pas de la mort qui s’avance ?

Or, c’était un renne ; il se tenait debout au-dessus de son maître mourant ; ses yeux étonnés étaient pleins de larmes. Le chaman se détourna de lui et pleura.

Après un instant, Anhelli s’approcha de lui, saisit sa main et s’aperçut qu’elle était morte.

Alors il enterra le vieillard dans la neige et, se tournant vers la femme, il lui dit : Veux-tu m’accepter pour ton frère ? Et elle tomba à ses pieds, disant : Ô mon ange !

Anhelli la releva, et ils se dirigèrent vers le nord et derrière eux marchaient les rennes du chaman, sachant bien qu’ils suivaient de nouveaux maîtres.

Et Anhelli se taisait : car il avait le cœur plein de larmes et de tristesse.

XIII. ELLENAÏ

Anhelli partit donc avec cette jeune femme et les rennes du chaman vers les déserts lointains du Nord, et, ayant trouvé une cabane inhabitée creusée dans la glace, ils en firent leur habitation.

Et, au bout de quelque temps, Anhelli s’accoutuma à nommer du nom de sœur cette femme criminelle et repentante.

Et elle était sa servante, s’occupant à préparer son lit de feuillage, à traire les rennes le soir, à les mener paître le matin.

Peu à peu la prière continuelle remplit son âme de larmes, de tristesse, d’espérance céleste : son corps en était devenu plus beau.

Ses yeux brillaient d’un merveilleux éclat et rayonnaient de confiance en Dieu ; ses cheveux s’allongeaient et la couvraient comme un large manteau ou comme la tente du pèlerin.

Et Anhelli s’étonnait de la voir tranquille sur l’avenir, elle qui jadis avait commis de grands crimes et dont les mains s’étaient même souillées de sang.

Et il s’étonnait que ses plaintes fussent douces et légères comme le vagissement de l’enfant innocent, lorsqu’elle enviait aux oiseaux leurs ailes célestes, à la vue des blanches mouettes qui montent vers le soleil et se plongent dans ses rayons.

Et elle avait peur de se souiller par des propos impurs et elle disait : Nous voici donc à deux dans cet immense désert : Dieu certainement nous écoute et nous regarde, et si nous lui demandons ce qui est bon il ne nous abandonnera pas.

Or le jour de la Sibérie arriva, et le soleil ne se coucha plus ; mais il courait autour du ciel comme dans l’arène un coursier à front blanc, à la crinière flamboyante.

Son effroyable lumière s’étendait sur tout l’horizon, et le bruit des glaçons entrechoqués retentissait comme la voix que Dieu fait entendre sur les hauteurs aux hommes misérables et abandonnés.

Et le chagrin et la mélancolie finirent par amener la mort de l’exilée : elle se coucha sur un lit de feuillage, au milieu de ses rennes, pour y mourir.

C’était à l’heure du coucher du soleil ; car depuis quelque temps les nuits avaient recommencé en Sibérie et le soleil disparaissait plus longtemps derrière la terre.

Ellenaï tourna vers Anhelli ses yeux pleins de grosses larmes et dit : Je t’aimais, mon frère, et je te quitte.

Et après lui avoir dit où elle désirait être enterrée, — sous le sapin qui croît dans le ravin sombre, — elle ajouta : — Que deviendrai-je après ma mort ?

Je voudrais rester auprès de toi sous la forme de quelque être vivant, ne fût-ce que l’araignée chère au prisonnier, qui descend manger dans sa main le rayon du soleil.

Je m’étais attachée à toi comme une sœur, comme une mère, plus encore.... Mais la tombe finit tout.

Ne m’oublie pas ; car qui se souviendra de moi après ma mort, hormis le renne que j’avais accoutumé de traire en pleurant.

Si tu sais où vont les hommes après la mort, dis-le moi ; car je suis inquiète quoique j’espère en Dieu.

Je m’envolerai vers ton pays natal, j’irai voir ta maison, tes serviteurs, tes parents, si toutefois ils vivent encore.

Je verrai la place où fut ton berceau d’enfant et la couche de tes premières années.

Tu me diras que ce sont là des idées grossières, que l’homme ne vole pas après la mort. Qu’importe si de telles pensées rendent la mort moins affreuse.

Vois, au-dessus de mon lit, ce morceau de glace rougi par le soleil, et derrière, ces deux ailes rayonnantes : n’est-ce pas un ange d’or qui se tient au-dessus de moi ?

Les rennes arrachent la mousse de ma couche et broutent mon lit funéraire. Mes pauvres rennes, adieu.

Et maintenant j’élèverai mes yeux vers la reine du ciel, et je lui adresserai ma prière.

La mourante se mit alors à réciter les litanies de la mère du Christ, et, au moment où elle disait Rose d’or[18], elle expira.

Et alors, ô miracle ! une rose fraîche tomba sur la blanche poitrine de la morte et son parfum embauma toute la grotte.

Et Anhelli n’osait point toucher le corps de la morte ni croiser ses mains qui restaient étendues ; mais il s’assit à l’extrémité du lit et pleura.

Et soudain, vers minuit, une grande rumeur se fit entendre, et Anhelli crut que c’était le frémissement des rennes qui arrachaient la mousse du lit de la morte ; mais ce bruit avait une autre cause.

Une nuée d’esprits ténébreux s’était assemblée au-dessus de la grotte ; ils riaient bruyamment et ils montraient leurs faces noires à travers les fentes de la voûte de glace et s’écriaient :

Elle est à nous !

Mais la rose miraculeuse, déployant soudain des ailes de colombe, prit son essor au-dessus d’eux et elle se mit à fixer sur les démons des yeux de chérubin.

Alors le nuage que formaient les esprits ténébreux s’éleva du toit dans l’air sombre en poussant de lugubres hurlements, et il se fit de nouveau silence, comme il sied à un lieu où repose un cadavre.

Or, à trois heures après minuit, Anhelli entendit frapper à sa porte, et, écartant le morceau de glace dont elle était formée, il sortit à la lueur de la lune.

Et Éloa lui dit : — Apporte-moi la dépouille de ta sœur : je veux la prendre et l’enterrer avec amour ; elle est à moi.

Anhelli rentra dans la grotte, prit dans ses bras le cadavre, l’emporta et le posa sur la neige devant Éloa.

Et l’ange, s’agenouillant au-dessus de la morte, ramena sous elle les deux extrémités de ses blanches ailes et les réunit autour d’elle.

Et, portant le corps dans ses ailes, il s’éleva sur la lune et disparut.

Anhelli revint vers la grotte, regarda de tous côtés et poussa un gémissement, car elle n’y était plus.

XIV. MORT DES EXILÉS

Or, vers le temps où la terre commence à tourner le dos au soleil et s’endort dans les ténèbres,

Jéhovah appela devant son trône deux de ses immortels chérubins et dit : — Allez dans les plaines de la Sibérie.

Et en considérant la splendeur divine, les anges comprirent quelle était la volonté du seigneur, et ils descendirent dans les plaines ténébreuses après avoir dépouillé leur éclat.

Et ils arrivèrent à l’endroit où s’élevait la maison des exilés ; mais ils n’en trouvèrent aucune trace : l’ouragan l’avait renversée.

Et sur un millier d’hommes il en restait à peine une dizaine : ils étaient pâles et affreux à voir.

Et, en s’approchant, les anges virent qu’ils étaient assis près d’un grand bûcher sur lequel gisait un cadavre.

Ils reculèrent d’horreur et dirent : — Hommes, que faites-vous ? Offrez-vous donc des sacrifices aux dieux des enfers ?

Le plus vieux leur répondit : — Oui, vraiment, nous sacrifions un cadavre, et le dieu auquel nous l’offrons, c’est la Famine !

Nous avons établi l’égalité parmi nous ; ce n’est à aucun maître, à aucun roi d’ici-bas, mais au sort que nous obéissons.

Et qu’avions-nous à faire avec nos entrailles et les nids de serpents qui nous les déchiraient ?[19]

Dieu s’est-il souvenu de nous et nous a-t-il accordé de mourir dans notre patrie, de reposer dans la terre qui nous a donné le jour ?

Non ! il a fait de nous un peuple de Caïns, un peuple de Samoyèdes : qu’il soit maudit !

Ainsi parla cet homme, et il essuya ses lèvres d’où dégouttait un sang frais. Et les anges répliquèrent :

Convertissez-vous et priez Dieu ; car nous allons vous montrer le signe de sa colère, le même qui était jadis le signe de sa clémence.

Et ces hommes se mirent à rire bruyamment, ne sachant pas qu’ils parlaient avec des anges, et ils dirent : — Quel est ce signe ?

Et les anges, étendant la main, leur montrèrent un grand arc-en-ciel qui s’étendait, lumineux, sur toute une moitié du ciel assombri, et dirent : — Le voici !

Et un immense effroi saisit ces anthropophages à la vue de ce météore si brillant et si beau que Dieu faisait paraître en signe de sa colère.

Et leurs lèvres étaient béantes, et leurs langues noires comme du charbon, et leurs yeux vitreux ne pouvaient se détourner des célestes couleurs.

Et dans leur étonnement ils prononcèrent le nom du Christ et tombèrent morts.

XV. LE MESSAGE DES ANGES

Le même jour, avant le coucher du soleil, Anhelli était assis sur un bloc de glace dans un endroit isolé, lorsqu’il vit s’approcher deux jeunes gens.

Le souffle léger qui sortait d’eux lui fit reconnaître qu’ils étaient envoyés de Dieu, et il attendit ce qu’ils avaient à lui annoncer, espérant que c’était la mort.

Ils le saluèrent à la manière des hommes ; mais il leur dit : Je vous ai reconnus, ne vous cachez pas : vous êtes des anges.

Venez-vous pour me consoler ou bien pour insulter à une douleur qui dans la solitude, a appris à se taire ?

Et les jeunes gens lui dirent : — Nous venons t’annoncer que le soleil se lèvera encore aujourd’hui, mais que demain il ne se montrera plus à la terre.

Nous venons t’annoncer l’obscurité de la terre et une horreur que l’homme n’a jamais éprouvée : l’isolement dans les ténèbres.

Nous venons t’annoncer que tes frères sont morts en mangeant des cadavres et en s’enivrant de sang humain : tu es le dernier d’entre eux.

Et nous sommes les mêmes anges qui vînmes, il y a bien longtemps, dans la chaumière du charron[20] et nous assîmes à sa table sous l’ombrage des tilleuls odoriférants.

Votre peuple, en ce temps, était comme un homme qui s’éveille et qui se dit : — Tel plaisir m’attend à midi et je me réjouirai ce soir.

Nous vous annonçâmes alors l’espérance ; nous venons aujourd’hui annoncer la mort et le malheur : Dieu ne nous a pas ordonné de révéler l’avenir.

Anhelli leur répondit : — En vérité, vous raillez en me parlant des Piasts et de nos origines, à moi qui attends la mort et qui dans ma vie n’ai connu que la misère.

Êtes-vous venus dans le dessein de m’effrayer en disant que l’obscurité approche ? À quoi bon effrayer celui qui souffre ? N’y a-t-il pas assez d’épouvante dans le tombeau ?

Ma vie a commencé au sein de la terreur. Mon père est mort de la mort des patriotes : il fut égorgé. Ma mère mourut de douleur après lui.

Le premier lis qui poussa sur la tombe de mon père fut mon frère jumeau, et la première rose qui fleurit sur celle de ma mère fut ma sœur cadette.

La vapeur du sang de mon père flotta au-dessus de mon berceau, et j’ai grandi avec un visage triste et soucieux.

Et lorsque dans mon enfance je m’asseyais sur les genoux des étrangers, mes paroles étaient sinistres et mystérieuses, et je comprenais ce que la feuille d’automne murmurait avec les autans.

L’effroi plana sur mon berceau ; que du moins ma douleur soit paisible à l’heure de la mort.

Allez, et dites à Dieu que si l’offrande d’une âme lui est agréable, je lui donne la mienne, et que je consens à ce qu’elle meure.

J’ai une telle tristesse au cœur que les clartés angéliques de la vie future me semblent importunes et que l’éternité m’est indifférente : je suis las et je veux dormir.

Et, bien que Dieu sache que mon âme est chaste et que je n’ai été souillé par aucun péché honteux, dites-lui que s’il veut le sacrifice de mon âme, je la lui donne...

Et les anges l’interrompirent en disant : — Tu te perds... le désir de l’homme est un jugement contre lui.

Et sais-tu si de ta tranquillité ne dépend pas quelque vie, peut-être la vie et le destin de millions d’hommes ?

Peut-être es-tu choisi comme une victime pacifique, et tu veux te changer en un foudre terrible et te précipiter dans les ténèbres pour épouvanter la foule ?

Et Anhelli s’humilia en disant : — Anges, pardonnez-moi : je me suis égaré, emporté que j’étais sur les ailes de ma pensée.

Je continuerai donc de souffrir comme auparavant ; ma langue maternelle, la parole humaine se tairont en moi comme une harpe aux cordes brisées. Avec qui pourrais-je m’entretenir ?

L’obscurité sera ma société et ma patrie.

Et mes yeux seront comme des servantes qui ne cessent de travailler que faute d’huile dans la lampe nocturne.

Et ma vue sera semblable aux colombes volant dans la nuit, qui heurtent les arbres et les rochers de leurs poitrines effrayées.

Des cercles de feu se formeront dans mon cerveau et planeront devant mes yeux comme de fidèles serviteurs qui précèdent leurs maîtres avec un flambeau.

Et j’étendrai mes mains dans l’obscurité pour saisir ces globes de feu, comme ferait un homme égaré.

Mais les horreurs de la terre ne sont rien : ce que je souffre pour ma patrie est plus horrible. Que faire ?...

Ah ! donnez-moi la force d’un million d’hommes et ensuite le martyre d’un million de ceux qui sont dans l’enfer.

Pourquoi me suis-je levé ? pourquoi ai-je souffert pour une cause insensée ? pourquoi n’ai-je pas vécu en paix ?

Je me suis jeté dans le torrent du malheur, et ses flots m’ont emporté au loin, et je ne le remonterai plus... Non, jamais !

Et les anges l’interrompirent de nouveau en disant : — Tu t’es déjà emporté jusqu’à blasphémer contre ton âme, et maintenant tu blasphèmes contre la volonté qui était en toi quand tu te consacrais à ta patrie.

Y a-t-il donc comme un mauvais esprit dans les cœurs les plus purs pour les troubler et les faire dévier du bien ?

Nous t’avertissons, au nom du Seigneur, que tu ne vas pas tarder à mourir. Sois donc plus tranquille.

À ces mots, Anhelli baissa la tête et s’abandonna à la volonté de Dieu. Et les anges s’en allèrent.

XVI. MORT D’ANHELLI

Et Anhelli, s’étant levé, cria d’une voix triste : — Voici donc la fin !

Qu’ai-je fait sur la terre ? Était-ce un songe ?

Et tandis qu’il réfléchissait sur les mystères de l’avenir, le ciel s’empourpra, le soleil apparut dans toute sa majesté, puis il s’arrêta à l’horizon et cessa de monter : il était rouge comme un incendie.

Les oiseaux du ciel et les mouettes blanches profitèrent du jour qui restait pour fuir, ainsi que Dieu leur a enseigné de le faire devant l’obscurité, et ils s’envolaient par bandes nombreuses en gémissant.

Anhelli les suivit des yeux et s’écria : — Où vous envolez-vous, ô mouettes ?

Et il lui sembla qu’au milieu du gémissement des oiseaux s’élevait une voix qui répondait : — Nous volons vers ta patrie.

Veux-tu que nous allions saluer quelqu’un de ta part ?

Veux-tu que nous allions nous poser sur quelque maison amie pour y chanter dans la nuit l’hymne du malheur,

Afin que ta mère où quelqu’un des tiens se réveille et de douleur se mette à pleurer dans l’obscurité,

En songeant au fils qu’à dévoré la terre des tombeaux et au frère qu’a englouti le malheur ?

Telle était la réponse des oiseaux : le cœur d’Anhelli se brisa et il tomba.

Et le soleil disparut sous la terre, et, seuls encore, les oiseaux les plus élevés brillaient dans le ciel bleu comme une guirlande de roses blanches volant vers le midi.

Anhelli était mort.

XVII. LA RÉSURRECTION DES PEUPLES

Du milieu de l’obscurité qui survint alors se leva comme une grande aurore boréale, comme un incendie dans les nuages.

Et la lune, fatiguée, descendit dans le ciel en feu comme une blanche colombe qui le soir vient se poser sur une chaumière empourprée par le soleil couchant.

Éloa s’assit sur le corps du trépassé ; une étoile mélancolique brillait dans ses cheveux épars.

Et soudain, du milieu de l’aurore enflammée, s’élança un guerrier à cheval ; il était tout armé et s’avançait avec un galop formidable.

La neige s’écartait devant la poitrine de son cheval, comme l’onde écumante devant un navire.

Dans la main du guerrier était un étendard sur lequel flamboyaient trois lettres de feu[21].

Et ce guerrier, s’étant approché du cadavre, cria d’une voix retentissante : — Ici était un soldat : qu’il se lève !

Qu’il monte à cheval, je le conduirai plus vite que l’ouragan là où il pourra se réjouir au milieu des combats.

Voilà que les nations ressuscitent et que les villes sont pavées de cadavres ; le peuple triomphe !

Au bord des fleuves ensanglantés, sur les balcons de leurs palais se tiennent les rois pâles, serrant autour de leurs poitrines leurs manteaux d’écarlate pour les protéger contre les balles qui sifflent et contre l’ouragan de la vengeance populaire.

Leurs couronnes s’envolent de leurs têtes comme les aigles du ciel : les crânes des rois sont à nu.

Dieu lance sa foudre sur leurs têtes blanchies, sur leurs fronts découronnés.

Que celui qui a une âme se lève ! Qu’il vive ; car voici le temps de vivre pour les forts !

Ainsi parla le guerrier, et Éloa, se levant de dessus le cadavre dit : — Guerrier, ne l’éveille pas, car il dort !

Il fut choisi pour offrir son cœur même en sacrifice. Guerrier, poursuis ta course, ne l’éveille pas.

C’est moi qui répondrai en partie si son cœur n’a pas été aussi chaste qu’une source pure, aussi virginal qu’un lis de printemps.

Ce corps m’appartient, ce cœur était à moi. Guerrier, ton cheval s’impatiente : poursuis ta course !

Et le guerrier de feu s’éloigna avec un grand bruit, semblable à celui de l’ouragan. Et Éloa s’assit sur le corps du trépassé.

Et l’ange se réjouit en voyant que son corps ne s’était pas réveillé à l’appel du guerrier et qu’il dormait déjà.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en mars 2008 et sur le site de la Bibliothèque le 2 mars 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Les Polonais déportés lors des partages.

[2] On appelle chamans les prêtres des naturels de Sibérie.

[3] Allusion au fameux catéchisme de Vilna, publié en 1833 par ordre de l’empereur Nicolas, catéchisme qui assimile le tsar à Dieu, et qui faisait dire à Lamennais : « Cet homme a reculé les bornes du blasphème. »

[4] Allusion à quelque patriote accusé alors de s’être rétracté dans sa prison.

[5] Cela est arrivé quelquefois.

[6] La Pologne est au midi, relativement à la Sibérie.

[7] Les martyrs de 1830.

[8] Cochenille.

[9] L’imagination de Slowacki se plaît à ces images mélancoliques. Rien de plus navrant que son poème Ojciec zadumnionich (Le Père des Pestiférés), lamentable récit d’un père à qui la peste a successivement enlevé ses neuf enfants.

[10] Peut-être l’auteur veut-il parler de Thomas Zan, qui fat déporté en Sibérie en 1823.

[11] Révolution de 1830.

[12] Allusion à l’histoire de la princesse Troubetskaïa, qui suivit volontairement en Sibérie son mari exilé par Nicolas à la suite des événements de 1825. Voyez Custine passim ; Tourguenieff : la Russie et les russes.

[13] Vêtement national.

[14] Allusion aux différents partis qui se partagent l’émigration.

[15] Voyez le poème d’Éloa d’Alfred de Vigny.

[16] Nom d’un député polonais qui, lors du premier partage, s’écria au sein de la diète : Allons tous en Sibérie plutôt que de nous déshonorer par une lâcheté et une trahison ; les députés se levèrent tous en criant : Allons en Sibérie.

[17] L’évêque en question est doute Adam Krasinski, l’un des confédérés de Bar. Plus tard un des Krasinski se mit au service de la Russie, et devint général. C’était le père du grand poète Krasinski, connu dans toute l’Europe sous le nom du poète anonyme de la Pologne.

[18] Le poète se trompe, c’est Rosa mystica que porte le texte des litanies.

[19] Les tortures de la faim.

[20] Piasts, suivant la légende, n’était qu’un simple charron quand il fut salué roi de Pologne par les anges.

[21] Le mot polonais LUD, qui vent dire peuple.