LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vassili Sleptsov

(Слепцов Василий Алексеевич)

1836 – 1878

 

 

 

 

ENGAGÉS AUX COSAQUES

SCÈNES DE VILLAGE

[LES COCHONS]

("Казаки" – [Свиньи])

 

 

 

1864

 

 

 

 

 


Traduction de Jean Moskal parue dans Le Temps, 19-23 mai 1907.

 

 

 


Ces « Scènes de village » ont été publiées pour la première fois dans le Contemporain (Sovrémennik), en 1864. L'auteur (1836-1878), l'un des maîtres du réalisme russe, les avait tout d'abord intitulées les Cochons, et c'est sous ce titre qu'elles ont été recueillies dans ses œuvres complètes ; mais la censure n'autorisa la publication dans le Contemporain qu'à condition que le titre fut adouci. (N. d. T.)

 

En arrivant à la maison commune de Kouravino, le secrétaire du canton y trouva, à l’adresse du maire, un « papier » contenant ce qui suit :

« À l’occasion du passage de Son Excellence le comte Ostolopof, tu auras à prendre sans délai telles dispositions qu’il conviendra pour que les chemins, ponts et fascinages de ton canton soient mis en bon état d’entretien au 13 du courant. De plus, comme Son Excellence doit profiter du relais pour tenir à Kouravino sa table de dîner, il t’est formellement enjoint de prendre telles dispositions qu’il conviendra pour que les maires de village, centeniers et dizeniers laissent aux paysans de ton canton toute liberté de saluer Son Excellence avec le pain et le sel. Enfin, si les paysans d’une des communes en particulier ou de toutes les communes ensemble désirent témoigner de leur zèle à Son Excellence en faisant chanter un Te Deum pour sa santé ou en dételant ses chevaux, afin de s’atteler eux-mêmes à sa voiture, tu ne t’opposeras pas à ce vœu trop légitime ; mais tu auras à m’en faire immédiatement un rapport verbal, ce pourquoi il t’est enjoint de te rendre sur l’heure au chef-lieu. »

Le secrétaire du canton prit connaissance du document, puis, sans tarder, il envoya le garde à la recherche du maire.

Le garde trouva le maire dans son rucher. Accroupi près d’une des ruches, tout bardé de chiffons, le maire enfumait ses abeilles. En guise de masque, il s’était mis un tamis sur la tête.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? s’écria-t-il, mécontent qu’on vînt ainsi le déranger.

— Il y a qu’il faut que vous veniez, répondit le garde, en ramenant ses deux mains sur son visage pour se protéger des abeilles. Il est arrivé un papier.

— Bougre d’animal ! Que le diable t’emporte, toi et ton papier ! s’écria le maire de dessous son tamis. Ils ne me laisseront même pas lever mon essaim !

Un quart d’heure après cependant, le maire était à la maison commune. Le secrétaire lui lut le papier. Le maire écouta sans mot dire, les yeux à terre.

— Tu as compris ? demanda le secrétaire.

— J’ai compris. Lis-le encore une petite fois tout de même.

Le secrétaire relut le papier une seconde fois.

— C’est bon, dit le maire. Eh bien, qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ?

— Oh ! c’est bien simple tu n’as qu’à partir pour la ville.

— Partir pour la ville, partir pour la ville, répéta le maire en soupirant.

Puis, lentement, longuement, il se gratta la nuque.

— C’est dégoûtant, tiens ! ajouta-t-il.

Et là-dessus il sortit, mais pour revenir aussitôt.

— Voyons, Ivan Mitricht, tu feras cela pour moi : qu’est-ce qu’ils veulent dire avec leur papier ? Ah ! bon Dieu !

— Mais ne te fais donc pas de bile ! Va-t’en au chef-lieu ; ils te diront tout.

— Je sais bien qu’ils me diront tout, mais ce qui me fait dépit, c’est rapport aux abeilles. Des abeilles, je ne te dis que ça : du vrai nanan ! Je n’en avais jamais vu de pareilles, quoi ! Et juste au moment où j’allais lever les essaims ! Et la reine fait une vie !... Un vrai taureau. Et puis ce n’est pas tout encore dire que j’ai déjà posé mes trois souches en forêt ! Cela vous fait dépit, tout de même !

— Oh ! pour faire dépit, ça fait dépit, confirma le secrétaire.

— Vrai, c’est comme un fait exprès ! On est au plein du vrai bon temps pour l’abeille, et puis... pan ! galope au chef-lieu ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! Il n’y a pas trois jours, je le disais encore au curé. « Moi, que je lui disais, au curé, il n’y a pas à dire, j’ai de la chance avec l’abeille. » Et maintenant, ah ! bien oui !...

— Qu’est-ce que tu veux, c’est le service, fit le secrétaire.

Et il se mit en devoir de recopier le « papier » sur le registre des entrées.

— Le service ! Est-ce que cela me regarde, moi, le service ? Chienne de vie, tout de même ! Tiens, pas plus tard que l’an dernier, j’avais eu aussi mon idée : j’avais mis des oies à couver ; eh bien, il a fallu tout lâcher. Tout de même, si tu me disais de quoi il retourne, ce papier ?

— Mais puisque je te dis qu’ils te le diront au chef-lieu.

— Et il n’y aurait pas moyen de leur écrire que non ?

— Non, il n’y a pas moyen. Tu n’as qu’à atteler et à partir, sans tant de raisons.

— Bon, bon ! On y va. Faut-il, tout de même, faut-il ! répétait le maire en lui-même.

Et il sortit de la maison commune.

Rentré chez lui, il donna un coup d’œil à ses abeilles, installa la nouvelle reine dans une ruche vide, commanda à son fils de ne pas la quitter d’un instant ; puis il attela son cheval. Quelque temps, pensif, il demeura debout au milieu de la cour. « Allons, se dit-il à lui-même, en route ! » Il grimpa sur sa charrette et partit.

On était en pleine moisson et le village était vide. Hommes et femmes, tous étaient aux champs ; et si le secrétaire du canton n’en avait touché un mot au sacristain, si le garde de son côté n’avait prévenu la cabaretière que le maire était allé à la ville pour une affaire de chemins, personne n’aurait rien su du papier ni de son contenu. Mais le soir, quand les paysans furent de retour au logis, ils ne tardèrent pas à apprendre qu’il y avait du nouveau. Tout aussitôt l’une des plus vieilles du village mit son fichu et courut chez une voisine.

— Ah ! ma fille, c’en est un malheur !

— Eh bien, quel malheur ?

— Quel malheur ? Un malheur comme on n’en a jamais connu. Tu ne sais donc pas ? Le maire vient de partir pour le chef-lieu !

— Et puis après ?

— Il est arrivé un papier. Il paraît qu’on va faire des prières dans toute la paroisse et puis on va construire une route, et c est nos hommes qu’on va atteler aux voitures.

— Ce n’est pas Dieu possible !

— Tue-moi si je te mens.

— Ah ! Seigneur Dieu !

— Et puis, ce n’est pas encore tout ! S’il y en a un qui fait la mauvaise tête, qui ne veut pas se laisser atteler, on l’attachera à la queue d’un cheval fou...

— Sainte Vierge, ma mère !

— C’est bien notre dernier jour qui est arrivé, va !

Puis les deux vieilles s’assirent côte à côte sur un banc et commencèrent des lamentations comme devant un mort.

Le sacristain commença par rendre visite à son ami le cabaretier ; puis il sortit dans la rue et se mit en devoir d’interpeller tous les passants.

— Mes frères, leur disait-il, tous debout pour la foi orthodoxe ! Voyons ? Allons-nous faire les capons, quand notre petit père le tsar a parlé ?

— C’est-il qu’on veut nous mettre dans les cosaques ? demanda un paysan à son voisin.

— Tout justement. Et dans les cosaques à cheval, encore !

— Oui, c’est pour le jour de l’Assomption. Et que pas un ne manque !

— Dans les cosaques à cheval, que tu dis ?

— Les cosaques, bêta, c’est toujours à cheval.

— C’est bon, c’est bon, conclut le paysan.

Et il s’éloigna.

Au cabaret, plein de monde, les langues allaient leur train.

— Alors, comme ca, demandait l’un, on va atteler les hommes, à présent ?

— Il y a donc une loi pour cela ?

— Il faut croire qu’il y en a une, répondait un autre.

— Et où l’as-tu vue, cette loi-là ?

— Nulle part, bien sûr. Mais quand on t’aura mis dans les brancards, il faudra bien que tu marches.

— Et si c’était des menteries ?

— Tu le verras bien.

— Ça c’est sûr, remarquait un troisième.

— Il n’y a pas à dire, si on nous attelle, il faudra marcher.

— Et tous y passeront, confirmèrent les autres.

— Eh bien ; moi, je ne marcherai point, na ! s’écria tout à coup un petit moujik, Triphon, l’un des plus gueux de tout le village.

— Et comment cela ?

— Je vous dis que je ne marcherai point. Du premier coup je m’allonge par terre et je ne bouge plus.

— Tu t’allonges par terre ? Avec ça qu’ils n’auront pas un bon fouet pour remettre les feignants sur pieds.

— Tu t’allonges par terre ! Ah ! cela, c’est malin ! Et puis après ?

— Dame ! je voudrais bien savoir ce que tu feras avec ton bon fouet, insistait Triphon. On me fouettera ? Eh bien, qu’on me fouette ! Et quand on m’aura bien fouetté, on me laissera tranquille. Et moi, pendant ce temps-là, je retiens mon souffle et je fais le mort. Tenez, regardez un peu pour voir !

Et le petit moujik se laissa tomber par terre de toute sa longueur. Il faisait le mort. Les autres cependant intervinrent.

— Non, cela n’est pas de jeu. Chez nous, il ne faut pas de tricherie. Si on attelle les hommes, il faut qu’ils marchent tous ; oui, tout le mir ensemble. Autrement, je vous demande un peu à quoi cela ressemble ?

— Comme de bien entendu ! Voyez-vous cela, si tout un chacun s’allonge par terre et fait le mort ?

— Pas de tricherie ! Pas de tricherie ! Allons, debout, Triphon, feignant, propre à rien ! Faut-il te relever à coups de trique ?

D’un bond, Triphon fut debout et s’enfuit.

Les paysans étaient sortis du cabaret ; mais la grande rue du village demeurait pleine de monde. Et tous ne parlaient que de la corvée pour la mise en état de la route. Puis, comme les imaginations s’échauffaient, celles des femmes surtout, on parla de ceci, on parla de cela. Les hommes seuls demeuraient incrédules aux divagations des commères.

Un paysan, rentrant chez lui, trouva sa femme assise sur le seuil et tout en larmes.

— Qu’est-ce que tu as à pleurnicher, grande sotte ?

— Ah ! mon Dieu, faut-il que je sois malheureuse !

— Malheureuse, toi ?

— Tu ne sais donc pas ? J’ai porté toute ma toile au teinturier colporteur.

— Eh bien, il te la rendra quand elle sera teinte, ta toile !

— Oh ! le pauvre ! C’est tout juste si l’on retrouve jamais ses os !

— Ses os, que tu dis ?

— Dame ! on l’a attaché à la queue d’un cheval

— Qui t’a dit cela ?

— Les babas donc !

— Oh ! la bête ! Allons, donne-moi à souper !

 

Au seul mot de corvée pour la mise en état de la route, les femmes avaient pris des mesures énergiques. Tout d’abord elles avaient enfermé les hardes dans des paniers d’écorce, puis caché le tout, qui dans la paille des granges, qui sous le plancher des isbas. Une même, s’armant de son tisonnier, avait brisé sa vaisselle en miettes.

— Ah ! la damnée femelle ! Qu’est-ce qu’elle m’a fait là ! s’écria le mari, qui juste à ce moment rentrait.

Mais la femme n’en continuait que de plus belle. Au moins personne ne les aurait, ses pots !

— Pourquoi que tu casses tout le ménage, dis ?

— Parce que je n’ai pas où le mettre, donc ! Qu’est ce qu’on en ferait, au jour du malheur ?

— Quel malheur ?

— Est-ce que je sais, moi ?

 

Le lendemain matin, de bonne heure, quand le maire arriva de la ville, il trouva tout sens dessus dessous chez lui : à la hâte, sa femme et ses brus rassemblaient les hardes pour les aller cacher dans les bois. Et déjà, le bissac à l’épaule, elles étaient prêtes à partir.

— Et où allez-vous, les femmes ?

— Dans les bois.

— Et pourquoi cela ?

— Pour faire des caches.

— Des caches ! Pourquoi des caches ?

— Est-ce qu’on sait, nous autres ?

 

Le maire pourtant n’oubliait pas ses abeilles : son premier soin, aussitôt arrivé, avait été de se rendre à son rucher pour voir où en était l’essaimage. Puis il avait donné l’ordre aux dizeniers d’aller avec leur claquette pour appeler les paysans à l’assemblée cantonale.

Au premier appel des dizeniers, les femmes avaient recommencé leurs lamentations. Toutes elles suivirent leurs hommes à l’assemblée. Bientôt le maire parut.

— Salut, chrétiens, mes frères !

— Salut, Prokhor Stépanitch !

Le maire regarda tout autour de lui.

— Vous, les babas, allez-vous-en d’ici.

Mais les femmes ne bougèrent pas. Elles se faisaient toutes petites et se dissimulaient entre les derniers rangs des hommes.

— Allez-vous-en chez vous ! Eh ! vous autres, les enfants, chassez les babas !

— Allons, ouste ! Décampez ! criaient les paysans.

Mais les femmes ne bougeaient toujours pas.

— Attendez un peu. Nous allons bien voir, dit enfin un des dizeniers.

Et arrachant un pieu à la clôture voisine, il en menaça les babas.

Un autre dizenier prit sa course vers la maison commune et rapporta un balai.

Les femmes se sauvèrent.

Le maire ne parvenait pas à rassembler ses idées. À la fin il dit :

— Donc, les anciens, j’ai à vous parler.

Les paysans écoutaient, tout oreilles ; mais le maire, embarrassé, ne savait par quoi commencer.

— Allons, parle ! lui criaient les moujiks pour l’encourager. Ou tu veux nous faire cuire dans notre jus, peut-être ?

— Eh bien, reprit le maire, voilà ! Il est venu un ordre des autorités. Or donc, à cette heure, tout de même que l’univers, l’univers des bons chrétiens, s’humilie devant le trône de son Créateur tout-puissant... oui, tout de même que l’univers...

Mais le maire s’embrouillait, bredouillait à perdre haleine. Et il se reprit encore une fois.

— Oui, tout de même que si toi, par exemple, Pacome Ignatitch, tu comparaissais à cette heure devant notre bonne Dame, la Reine des Cieux ; donc, tout de même...

Mais là-dessus on l’interrompit :

— Allons, dis-nous la chose sans tant d’histoires. Combien par tête ?

— Oui, combien ? Dix kopecks ?

— Mais non ! Qui vous parle d’argent à payer ? Ah ! dame, par exemple, s’il y en a qui ne sont pas contents, il paraît qu’il faudra les mettre à l’ombre. Oui, c’est la consigne. Et que tout soit en ordre, et que tout soit en état ! Ce n’est pas pour rien qu’on est une commune ! Et puisqu’on est une commune, il faut que tous fassent effort...

— Rapport à quoi, tout ça ?

— Rapport aux ponts, pardi ! Nos ponts qui sont tout pourris.

— Ils ne sont donc pas bien comme ça, nos ponts ?

— Du moment qu’il y a un ordre, il n’y a pas à discuter. Et puis il faut niveler la route encore, combler les fondrières, amener des fascines là où c’est le plus mauvais. À ce qu’il paraît, les autorités vont venir ; et vous comprenez bien que je ne veux pas être en faute à cause de vous.

— C’est bon, c’est bon ! Il fallait le dire ! Et puis, quoi encore ?

— Et puis plus rien. Quand on me dira autre chose, vous le saurez comme moi.

Les paysans étaient perplexes.

— Voyons, Prokhor Stépanitch, dis-nous tout, demandèrent quelques-uns. Pourquoi nous lanterner ?

— Mais quand je vous dis que je ne sais plus rien, c’est que je ne sais plus rien !

— Allons, ne fais pas la bête, Prokhor Stépanitch. Donne-nous au moins une petite idée de la chose. N’aie pas peur, va ! Nous ne te vendrons pas.

— Voyons, parle ! C’est-il qu’on va nous mettre aux cosaques ? dit une voix dans les derniers rangs.

— Quels cosaques ?

— Les cosaques, c’est les cosaques ! Il n’y en a que d’une espèce.

— Tu vois bien que nous savons tout. Tu nous prends peut-être bien pour des bêtes ?

— Non, mais pour des fous ! Et j’en ai assez, à la fin, de vos criailleries !

— Que non, que nous ne sommes point fous ! Mais ce n’est pas à nous autres qu’il faut en conter !

— Vous êtes fous, que je vous dis, avec vos cosaques ! Essayez donc un peu d’en toucher un mot à l’okroujnoï[1]. Et il vous en donnera, lui, des cosaques !

— L’okroujnoï ! Ah ! bien oui ! Parlons-en ! On s’en moque un peu, de ton okroujnoï ! Hé, vous, les gars, si on allait boire un coup ? On voit plus clair après boire.

L’assemblée se dispersa, mais pour se réunir de nouveau au cabaret, où en effet il sembla qu’on « voyait » plus clair. Puisqu’il n’y avait qu’à obéir, on obéirait. La route, on la nivellerait ; les fondrières, on les comblerait, et après, bonsoir ! aux cosaques ! Quant à la moisson, personne n’y pensait plus. Elle pouvait bien pourrir sur place, toute seule.

— La moisson ? que personne n’y touche ! disaient les paysans. C’est l’affaire des oiseaux cette année. Il faut bien qu’ils mangent, eux aussi ! Et le bon Dieu ne nous laissera pas mourir de faim ; il saura bien nous fournir et le boire et le manger.

— Voilà donc l’affaire réglée, et bien réglée encore ! On a de la chance, tout de même !

L’un des paysans alla jusqu’à dire au maire, au nom de toute la commune, qu’on était content de lui et qu’on lui payerait un carafon.

Chassées à plusieurs reprises, les femmes étaient à chaque fois revenues. Mêlées aux derniers rangs des hommes, elles avaient tout entendu ; et, à peine les moujiks partis en forêt pour faire des fascines, elles-mêmes se mirent au travail. Le fichu rouge noué au menton, elles s’échelonnèrent le long de la route, brisant les mottes, comblant les ornières. De tout le jour les chansons n’arrêtèrent pas.

La nuit tombée, les hommes, de nouveau, se rassemblèrent à la maison commune. Ils avaient apporté un védro d’eau-de-vie et envoyé chercher le secrétaire. Celui-ci vint sans se faire prier. Oh ! avec lui, les choses iraient toutes seules ! L’un des plus résolus parmi les paysans le prit par l’épaule et lui tint le simple discours suivant :

— Eh bien, voilà, Ivan Mitricht ! Il y a pour toi un védro d’eau-de-vie et un billet de trois roubles ; mais à une condition : c’est que tu fasses comme on te dira. Est-ce compris ?

— Et puis, tu sais, ajoutèrent les autres, il faut marcher droit !

— Mais qu’est-ce que vous me voulez ?

— Nous voulons nous engager aux cosaques !

— Comment ça, aux cosaques ?

— Oui, écris que c’est nous qui le voulons, que nous partons de notre bonne volonté.

— C’est cela. Écris tout, sans rien passer ; écris comme cela que les paysans de Kouravino s’engagent aux cosaques.

— Hem ! fit le secrétaire. Comment ça s’écrit-il une supplique comme celle-là ?

— Ah ! cela, c’est ton affaire. Et nous autres, foi de moujiks, nous te tiendrons parole. Jean-f... qui s’en dédit !

— Et il n’y aura pas de tromperie, pas de manigance. Tu peux t’en fier à nous. Tu l’auras, va, ton billet de trois roubles et le védro d’eau-de-vie par-dessus le marché. Ce qui est dit est dit.

— C’est bon, c’est bon. Compris.

— Eh bien, si c’est compris, c’est compris. Tope là, et à la besogne !

— Alors, vous voulez que je vous mette ça en écrit ? Moi je veux bien. Et même que cela ne sera pas long. Mais qu’est-ce que vous en ferez après, de mon écrit, puisqu’il n’y a point de loi pour s’engager aux cosaques ?

— Si, si ! Il y a une loi, il y a une loi ! dit un paysan.

— Où donc l’as-tu vue, cette loi-là ?

— Je n’ai pas besoin de te le dire. Et ce n’est pas ton affaire. On sait ce qu’on sait, et ça suffit.

— Tu nous prends peut-être pour des plus bêtes que toi ?

— Oui, c’est cela, il nous prend pour des bêtes. Une loi ! Comme s’il n’y en avait pas de toutes les espèces, des lois ! Allons, écris comme on t’a dit engagés aux cosaques, aux cosaques à cheval !...

— Et puis après ? demanda le secrétaire.

— Tiens, tu n’es qu’un filou, et il n’y a rien à faire avec toi s’écria l’un des moujiks.

— Oui, un filou, un propre à rien ! confirmèrent les autres.

— Et ils sont tous comme cela, les secrétaires de mairie ! C’est tous de la même clique, tous compère et compagnon !

— Tas de brutes ! cria le secrétaire. Est-ce que vous croyez que je veux passer en jugement à cause de vous, peut-être ? Est-ce que vous croyez que je ne tiens pas à ma peau ?

— Passer en jugement ? Passer en jugement ? Allons, dis-nous donc la chose comme elle est ! Si tu n’as pas assez d’un védro d’eau-de-vie, nous t’en donnerons deux, ou même trois, si tu y tiens. On ne regarde pas à la dépense, nous autres !

— Mais vous ne comprenez donc pas ce que je vous parle, sauvages ? Vous n’avez qu’à écouter, pourtant !

— Voyons, ne fais pas ta mauvaise tête. C’est à toi d’écouter ce qu’on te dit. Prends l’argent, et écris ; et si tu ne veux pas, nous en trouverons un autre.

— Cherchez ! Cherchez !

— Oui, nous chercherons et nous trouverons, va ! Et ce ne sera pas difficile, encore !

— Que le diable vous emporte ! C’est cela, mettez-vous la corde au cou ; et sautez le pas, puisque le cœur vous en dit.

Mais là-dessus les paysans lui lancèrent une grossièreté si forte que le secrétaire cracha de dégoût et rentra chez lui.

Les paysans se concertèrent.

— Il sera toujours temps de l’augmenter d’un rouble.

— Mais il ne l’emportera pas en paradis, la canaille !

— Oui, c’est cela, qu’on lui paye ses quatre roubles et que le diable l’emporte !

— Hé vous autres, les enfants, rappelez-le.

Tous crièrent ensemble pour rappeler le secrétaire.

— On va te donner tes quatre roubles, et n’en parlons plus ! Tiens, les voilà. Viens les prendre.

Mais le secrétaire, sans se retourner, fit un signe énergique de dénégation et continua son chemin.

— Qu’il aille au diable ! Qu’il aille au diable ! firent les moujiks.

Quelqu’un conseilla d’envoyer chercher le sacristain.

On alla donc chercher le sacristain mais les envoyés revinrent bredouilles : le sacristain ne voulait pas venir.

— Allons le trouver nous-mêmes, décidèrent les paysans.

— Et pourquoi ne veux-tu pas venir, toi, le chevelu ?

— Écoutez, les enfants je ne peux pas venir sans demander la permission au curé.

— Mais non, ne demande rien.

— Non, non. Sans permission, je ne viens pas. Il faut que je demande la permission.

— Allons, cela n’ira pas tout seul, on voit cela, dirent les paysans.

Et le sacristain s’en fut vers le curé.

Longtemps on l’attendit ; le sacristain ne revenait pas.

— On n’a pas de chance tout de même. Eh bien, on n’en fera ni une ni deux : il faut aller le chercher chez le curé.

Un jeune gars, plus hardi que les autres, s’offrit à aller chez le curé. Il traversa la rue, et arrivé près de la cure, il aperçut par la porte du jardin, grande ouverte, la servante du curé occupée à étendre du linge.

— Hé ! toi, la fille !

— Quoi que tu me veux ?

— Viens voir ici. Allons, grande sotte, viens. Tu as donc peur ?

La servante, soupçonneuse, s’approcha.

— Qu’est-ce que vous avez fait du sacristain ?

— Il est dans la grange. Il s’est caché sous la paille.

Toujours rassemblés à la maison commune, les paysans ne savaient plus comment faire. Comme ils se concertaient, un paysan du village voisin, qui faisait le commerce de « marchand », vint à passer avec sa voiture.

— Bonjour, vous autres ! fit-il. Qu’est-ce qui se passe donc chez vous ?

— Bonjour, répondirent les paysans.

— C’est-il que vous voulez administrer une correction à quelque pauvre gueux ?

— Non. On a autre chose à faire que de s’amuser, au jour d’aujourd’hui.

— On ne peut pas toujours rire, que diable !

— Mais qu’est-ce que vous attendez là, tous ensemble ?

— On a des affaires, quoi répondirent les paysans d’assez mauvaise humeur.

— Quelles affaires ?

— Eh bien, nous voulons faire une demande. On veut s’engager aux cosaques.

— Je comprends, fit l’autre. Et qui vous en empêche ?

— Il n’y a rien qui nous en empêche. Nous sommes tout prêts à partir. Mais nous n’avons personne pour écrire le papier.

— Et votre secrétaire ?

— Notre secrétaire ? Parlons-en ! Il ne veut rien entendre ! Toi qui vas par les villages, tu ne connaîtrais personne ? Mais là, un malin, un savant ? Tu nous rendrais un fameux service.

Le « marchand » réfléchit un instant.

— Il n’y a qu’à vous envoyer Polycarpe, l’enfant de troupe. Ah ! c’est un malin, Polycarpe, et qui n’en craint pas dans sa partie. On vient le trouver de loin, allez.

— Il faut nous l’envoyer ! s’écrièrent les paysans tout d’une voix.

— Allons, les enfants, vivement ! Qu’on attelle, et en route ! Où habite-il, Polycarpe ?

— Quel Polycarpe ? demanda un nouveau venu à l’assemblée.

— Polycarpe, l’enfant de troupe, tiens !

— Polycarpe ! En voilà une idée ! Sûrement il ne voudra pas venir !...

La veille du jour fixé pour le passage du comte, son cuisinier, dépêché en avant-garde, vint s’installer dans la maison commune. Il réquisitionna un stère de bois de chauffage, huit poulets, un demi-cent d’œufs et trois seaux de lait. Quand tout fut apporté, il endossa sa veste blanche, se coiffa de son bonnet de mitron et se mit à la besogne. Debout contre les fenêtres, les femmes du village ne le perdaient pas de vue ; elles ne se couchèrent pas de toute la nuit.

Polycarpe, l’enfant de troupe, avait son quartier général au cabaret. Assis dans la petite salle du fond, une grande feuille de papier étendue devant lui, il inscrivait les engagements. Une chandelle brûlait dans un chandelier de fer, éclairant l’encrier, un demi-rouble en petite monnaie, un demi-setier d’eau-de-vie. Le cabaret ne désemplissait pas. À l’étroit dans la petite salle enfumée et chaude, les paysans poussaient de gros soupirs ; en gestes lents, ils essuyaient la sueur qui leur coulait du front. Les yeux obstinément fixés sur la feuille de papier blanc, sans mot dire, ils s’approchaient de la table, prenaient la plume des mains de l’enfant de troupe, et chacun à tour de rôle, ils apposaient leurs trois croix. Les mains croisées sur la poitrine, son tablier d’indienne serré à la taille, le cabaretier se tenait sur le pas de la porte. Au plafond, les mouches bourdonnaient. Par les fenêtres ouvertes on entendit une voix qui disait :

— Ah ! bien, vous allez vous en mettre une affaire sur le dos ! C’est moi qui vous le dis !

Les filles passèrent la nuit en chansons :

 

Tout là-bas au bord du grand fleuve,

Un cosaque faisait boire son cheval...

 

Il y avait trois jours qu’on attendait le passage du comte. Les paysans n’avaient pas perdu leur temps. La route avait été nivelée, les fondrières comblées avec des branchages et du sable, les ponts réparés, les fossés creusés et revêtus de plaques de gazon.

Quand l’okroujnoï arriva, il rassembla son monde et organisa une répétition générale. Jusqu’en ses moindres détails, il entendait que la cérémonie fût réglée. Il commença par choisir cinq des plus vieux paysans, de ceux qui le mieux payaient de mine, et ordre leur fut donné de se peigner cheveux et barbe et de revêtir leurs habits du dimanche. Deux d’entre eux présenteraient à Son Excellence le pain et le sel les trois autres lui offriraient le seul produit du pays : un arc d’attelage. Quant aux autres paysans, ils devaient, aussitôt que l’okroujnoï leur aurait fait un signe de la main, lancer leur casquette en l’air et crier « Hourrah ! » Enfin deux cavaliers seraient postés en avant du village, l’un sur le pont, l’autre sur la route, à une demi-verste plus loin ; et dès qu’ils apercevraient l’équipage du comte, ils devaient revenir au galop. Puis quand Son Excellence arriverait elle-même à l’entrée du village, tous se précipiteraient, dételleraient les chevaux, et eux-mêmes traîneraient la voiture d’un bout à l’autre des maisons. Ordre fut donné d’enfermer les enfants dans les isbas ; sous aucun prétexte on ne les laisserait, pour ce grand jour, sortir sur la route ; et l’on enfermerait de même poules, oies et chiens.

Après avoir pris toutes ces dispositions stratégiques, l’okroujnoï remonta dans son tarantass, et déjà il était en route pour la ville, quand il aperçut le berger qui ramenait le troupeau communal. Il fit signe à son cocher d’arrêter et appela le berger.

— Hé ! toi, là-bas, berger ! Viens me dire deux mots.

Le berger s’arrêta et souleva sa casquette.

— Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

— Écoute un peu ! Demain, ne rentre pas tes bêtes avant que je te le dise. As-tu compris ?

Sans mot dire, le berger regardait l’okroujnoï. Ses paupières battaient.

— Entends-tu ce que je te commande ?

— J’entends bien, dit le berger, se décidant à répondre. Mais ce sera tout de même comme les bêtes voudront. Si elles ne demandent pas à rentrer, je ne les rentrerai pas, ça c’est bien sûr. Mais si elles veulent s’en venir, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Elles ne sont pourtant que des bêtes.

— Et moi je te dis de ne pas les rentrer. En voilà un berger qui ne sait même pas se faire obéir de ses bêtes !

— C’est juste, c’est juste. Hé Jeannot ! cria-t-il au gamin qui lui servait d’aide. Ramène les moutons..... Brrrrrr.....ra ! Ça n’ira pourtant pas tout seul, et vous pouvez vous en rapporter à moi.

— Comment cela ?

— Dame ! vous me dites de ne pas rentrer mes bêtes ! Moi, je veux bien, mais c’est les cochons..... Ah ! ils me donnent du mal, allez !

— Ils te donnent du mal, les cochons ?

— S’ils me donnent du mal ! Ah ! je vous crois, qu’ils me donnent du mal ! Les cochons, voyez-vous, il n’y a pas plus vicieux. Et c’est que ça a ses idées... Tenez, par exemple, pas plus tard que maintenant, toutes mes bêtes sont encore au pacage ; eh bien, les cochons sont déjà au toit. Et c’est comme ça tous les jours. Quand c’est leur heure, il n’y a pas à les retenir : ils se trottent, ils se trottent, qu’on dirait qu’ils ont le feu au derrière. Et dame, ça donne envie aux autres, vous pensez bien. Ah ! j’ai du mal avec eux, allez !

— C’est bon, c’est bon ; mais je n’ai pas le temps d’écouter tes histoires. Tu comprends ce qu’on te dit, n’est-ce pas ? Le reste, c’est ton affaire. Crève si tu veux avec tes cochons. Mais que je ne les voie pas sortir des champs.

L’okroujnoï dit et s’en alla.

— C’est bon, c’est bon, fit le berger.

Il ajusta son fouet sur son épaule, se coiffa de sa casquette, reprit son chemin puis, s’étant retourné une dernière fois du côté de l’okroujnoï, dont le tarantass était loin déjà, il cria à ses moutons :

— Gaï, gaï-di ! Ramène ! Ramène !

 

Le 13 du mois arriva. Au matin, dès l’aube, les babas furent debout ; elles allumèrent les poêles ; car c’était le cas ou jamais de procéder à la lessive corporelle des grands jours ; les hommes, eux, se contenteraient de passer leurs bottes au goudron.

Les autorités se rassemblèrent, le maire en tête, suivi des centeniers et des dizeniers. Le maire avait rapporté de la ville un arc d’attelage tout neuf, peinturluré sur les deux faces. Quand on fut au complet à la maison commune, on envoya chercher les anciens. Et c’est alors que les plus vieilles d’entre les babas se précipitèrent contre terre et commencèrent leurs lamentations.

— Pitié, pitié ! On nous prend nos hommes, on nous prend nos soutiens, on nous prend nos bras !

— Taisez-vous, sottes ! leur cria le maire.

— Mon Dieu, mon Dieu ! Et qu’allons-nous devenir maintenant ?

— Silence donc, vous autres ! cria une seconde fois le maire, secouant rudement l’une des vieilles par sa manche. L’okroujnoï va venir, et il vous en donnera, allez, de la jérémiade !

— Prokhor Stépanitch, toi qui es notre petit père à tous, continuait une vieille en se roulant sur le sol.

— Ah ! que le bon Dieu les bénisse ! Fichez-nous la paix ! Et vous autres, les vieux, allons, entrez.

— On ne nous mangera pas, tout de même ! allons-y.

Et l’on fit entrer les anciens.

— Toi, petit oncle, disait un jeune gars à l’oreille d’un vieux, ne te fais pas peur, au moins ! Au moindre signe, on viendra vous tirer de là.

— À la grâce de Dieu, mon fils, répondit le vieux en soupirant.

Et les vieilles n’en voulaient pas démordre :

— C’est bien comme nous l’avons dit, Jésus-Marie ! On va les atteler.

Quand tous les anciens eurent pris place dans la maison commune, le maire leur dit d’un ton solennel :

— Et maintenant, les anciens, faites votre prière !

Et les anciens firent leur prière.

Puis le maire donna ordre qu’on les enfermât dans la chambre du fond, et contre la porte il plaça deux gardiens armés de matraques. De plus, on choisit deux jeunes gars, de ceux qui n’avaient peur de rien ; on les mit à cheval et on les expédia, sur la route, en éclaireurs. Ces dispositions prises, chacun rentra chez soi.

De retour au logis, le maire commanda à sa vieille de mettre des pâtés au four. Et lui-même il s’en alla à sa ruche, d’où il rapporta un grand pot de miel qu’il plaça sur la table.

— Écoute un peu, la vieille, dit-il à sa femme. Le comte, à ce qu’il paraît, va dîner chez nous aujourd’hui. Il faut envoyer le petit acheter un quart d’eau-de-vie. Hé ! Fedka, dit-il à son fils, pars au galop et rapporte un quart d’eau-de-vie ; de la douce, parce que les comtes, ça ne boit que du doux. Un quart de douce ! Et encore, non, un quart ce serait trop peu, il n’y a pas à dire. Prends-en un demi-seau ! Et toi, la vieille, écoute un peu.

— Écouter quoi ?

— Va-t-en à la grange et rapporte les pains d’épices et les noix que j’ai achetés à la ville, l’autre jour. Et tu serviras le tout, ajouta le maire en essuyant la table d’une basque de son caftan.

Juste à ce moment, les deux éclaireurs à cheval se montrèrent à la fenêtre. Le maire sortit sur son perron.

— Prokhor Stépanitch, faut-il prendre aussi des matraques ? demanda l’un des deux.

— Pourquoi faire ?

— Pourquoi faire ? Dame ! est-ce qu’on sait jamais ce qui peut arriver ?

Le maire réfléchissait.

— Je me suis justement coupé un fameux gourdin, dit l’autre.

— Ma foi, ça sera comme vous voudrez ! Prenez des matraques si ça vous fait plaisir, dit le maire. Mais surtout qu’on ne lambine pas.

Les deux gars partirent au galop.

Puis ce fut un moujik qui demanda à parler au maire.

— Prokhor Stépanitch !

— Quoi encore ?

— Prokhor Stépanitch, veux-tu un bon collier de cheval ? J’en ai un à vendre, et c’est du beau, du fort. Le cuir est tout mégis. Le veux-tu ?

— Et que diable veux-tu que j’en fasse, de ton collier de cheval ?

— Pour les vieux, donc ! On ne va pourtant pas les atteler sans collier !

Le maire le mit à la porte.

Pendant ce temps-là le cabaret ne désemplissait pas. Polycarpe, l’enfant de troupe, avait pris place sur le banc extérieur et les paysans l’entouraient, attentifs.

— Et maintenant, leur disait-il, moujiks mes frères, c’est le moment d’avoir l’œil ! Aussitôt que le comte se lèvera de table, il faut profiter de sa bonne humeur pour lui remettre l’écrit.

— Sans prévenir l’okroujnoï ? demanda l’un des paysans.

— L’okroujnoï ? Tu es encore malin, toi ! Pas un mot, tu m’entends, à l’okroujnoï. S’il a vent de la chose, l’okroujnoï, tu peux compter qu’il te mettra à l’ombre, toi et les autres, et pour longtemps !

— Ça, c’est sûr ! confirmèrent les paysans.

— Mais qui va le garder, l’écrit, en attendant qu’on le remette au comte ? Faut tirer ça au sort !

— Tirer au sort ? Non, non, c’est au plus vieux de garder l’écrit. Toi, Pierre, tu es au moins dans les soixante-dix, dis ?

— Est-ce que je sais ? Est-ce que j’ai compté, moi ?

— Alors ce sera toi, Maxime Ivanitch. Tu as une si belle barbe !

— Je ne veux point.

— Et pourquoi cela ?

— Je me feins.

— Grand bête, va !

— Écoutez, les enfants, ce que je conseille, moi. Il ne faut le donner à personne, l’écrit.

— Comment faire, alors ?

— Il faut faire un trou dans la terre et le mettre dedans.

— Oui, c’est ça, n’est-ce pas, pour que les chiens le déterrent !

— Mais non, nous roulerons une pierre dessus.

— Il a raison, il a raison ! Vite une bêche et un chiffon, un chiffon propre !

— Non, pas un chiffon, des bandes molletières.

— Non, pas des bandes molletières, un mouchoir. C’est un mouchoir qu’il faut pour cela. Il n’y a qu’à demander un mouchoir à l’une des babas.

— Allons, vous êtes encore malins, vous autres, avec votre mouchoir ! Quand on ne sait pas les règles, on ne dit rien. Est-ce un mouchoir qu’on prend pour cela ? Qu’est-ce qu’il y a dans la loi ?

— Dans la loi ?

— Dans la loi, c’est dit tout au clair qu’on mette l’écrit dans une serviette et qu’on dise une prière, encore...

— Tu sais donc la loi, toi ? Tu es donc curé ?

— Pour être curé, je ne suis point curé, mais je sais ce que je sais.

— Va-t’en au diable !

On apporta une bêche, on enveloppa l’écrit dans un mouchoir, on fit un trou dans la terre auprès du cabaret, et on y plaça le tout avec une pierre dessus.

Pendant ce temps-là, une vieille s’était faufilée jusqu’à la maison commune. Quand elle arriva à la porte de la chambre du fond, où les anciens demeuraient comme prisonniers, les gardiens voulurent la chasser.

— Mes petits pères, mes bons petits pères ! insistait-elle.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je voudrais voir mon vieux, rien qu’un petit coup d’œil. Rien qu’un petit coup d’œil, et puis m’en aller.

— À la porte, à la porte ! lui crièrent les gardiens.

— Mes petits, pères, mes bons petits pères, laissez-moi seulement regarder par une fente du mur !

— C’est défendu, va-t’en !

La vieille tira deux galettes de dessous son giron et les tendit aux gardiens.

— Remettez-lui au moins mes deux galettes. Il a peut-être faim, mon homme.

— Prokhoritch, es-tu encore en vie ? cria la vieille de tous ses poumons.

— Oui, oui ! répondit une voix.

— Ah ! mon pauvre homme, mon pauvre homme ! s’écria la vieille.

Et elle partit en sanglotant.

 

Aux environs de midi, le stanovoï arriva, tout en nage ; il cria, tempêta, puis repartit au galop. Bientôt il fut suivi de l’ispravnik, puis de l’okroujnoï. Ce fut alors dans le village un remue-ménage croissant. On mit les enfants sous clef ; les vieilles, d’elles-mêmes, s’étaient tapies dans les coins les plus noirs. Et c’était à qui crierait le plus fort.

— Des chevaux ! criait l’ispravnik.

— Ici, les dizeniers ! reprenait l’okroujnoï. En avant, vous autres, les vieux, avec le pain et le sel ! Sur la place, les femmes et les filles, pour danser des rondes ! Allons, les enfants, qu’on se démène et plus vite que ça ! Fichez-moi le camp, vous autres, les boiteux et les manchots ! Cachez-vous dans les maisons ! Et faites-en autant, les grand’mères ! À vos places, dizeniers !

Tandis que l’okroujnoï prenait ses mesures de bataille, l’un des gars envoyés en éclaireur revint au galop, annonçant que le comte n’arriverait que le soir et ne dînerait pas. On avait donc encore plusieurs heures devant soi ; ce qui n’empêcha pas que défense fut faite de s’éloigner d’une semelle. Et c’est ainsi que tous demeurèrent à leur poste jusqu’au soir.

Enfin, sur le coup de huit heures, on aperçut les éclaireurs qui revenaient à toute bride.

— Le voilà, le voilà ! crièrent les paysans.

La foule s’ébranla, et chacun, faisant le signe de la croix, se porta au-devant du comte.

— Allons-y, et à la grâce de Dieu...

L’okroujnoï marchait en tête ; puis venait le maire dans son caftan d’uniforme, puis les centeniers bardés de leurs plaques, puis deux vieux portant le pain et le sel, et trois autres portant l’arc d’attelage. Enfin, par derrière, la foule grouillante des moujiks. Les babas et les filles étaient demeurées à l’écart, entassées sur le communal.

— A-t-on pris l’écrit ? demanda quelqu’un dans la foule.

— Oui, oui, on l’a porté au cabaret. C’est Triphon qui va le remettre. On lui a fait boire un coup et même plusieurs, pour lui donner du cœur au ventre.

— En l’air, les casquettes ! Allons, les enfants, du courage ! Hourra ! Hou ! Hou !

Les casquettes volèrent en l’air.

Le comte, assis dans sa calèche, souriait. L’okroujnoï s’avança vers lui...

— Qu’on me donne des chevaux, dit le comte.

— Son Excellence ne s’arrête pas, dit un des laquais du comte à l’okroujnoï. Son Excellence repart tout de suite.

Juste à ce moment, les autorités, suivies de la députation des paysans, arrivaient à la hauteur de la calèche,

— Ex... cellence ! bredouilla l’okroujnoï, Excellence, ces paysans vous aiment. Ils ont eu la hardiesse...

— C’est bien, c’est bien, merci, dit le comte.

— C’est un produit de l’industrie locale, Excellence, reprit l’okroujnoï, un arc d’attelage...

— C’est fort bien, c’est fort bien. Très satisfait.

— Les chevaux, vite, vite ! criaient les laquais.

Deux moujiks sortirent du cabaret, tenant sous les bras Triphon qui s’avançait en titubant, un papier à la main.

— N’aie pas peur, n’aie pas peur ! lui criaient les moujiks.

— C’est bon, c’est bon. Et où est-il, le comte ? Je veux parler au comte.

— Chut, chut, animal ! lui disaient les moujiks pour le calmer.

— Y a pas, y a pas, je veux lui parler, au comte ! Je veux parler au comte, que je vous dis !

On avait amené les chevaux. C’étaient de ces bêtes ardentes qu’il ne faut pas moins de six hommes pour atteler. L’okroujnoï fit aux filles un signe de la main, et les filles se mirent à chanter. En un clin d’œil, les chevaux furent attelés ; tout marchait à merveille.

— Faut-il commencer ? demanda le maire tout bas à l’okroujnoï.

— Oui, c’est le moment !

— À vous, les enfants ! Qu’on s’attelle !

— Hourra ! s’écrièrent les moujiks.

Et tous se précipitèrent pour dételer les chevaux. On criait, on se bousculait. Les guides cassèrent dans la bagarre...

— Mais non, c’est inutile, c’est inutile, répétait le comte en souriant doucement.

Pendant ce temps-là, on avait hissé Triphon jusque sur le marchepied de la voiture.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? lui cria l’okroujnoï.

Et d’un geste brusque, il lui arracha le papier qu’il tenait à la main et le mit dans sa poche, le tout si vite que le comte ne s’aperçut de rien.

On n’avait pas eu le temps de dételer les chevaux que tout à coup un nuage de poussière apparut du côté des champs ; et bientôt, de ce nuage de poussière, émergeaient un, deux, trois cochons, puis tout le troupeau de cochons ; puis le fouet à la main, les yeux hors de la tête, sans casquette, le berger ; puis les moutons, les vaches, queue au vent, bêlant, meuglant à tue-tête...

Surpris par cette avalanche qui fonçait droit sur eux, les chevaux se cabrèrent, s’enfuirent au galop dans toutes les directions. Et les moujiks après eux : « Arrête, arrête !... »

Quand les chevaux furent repris on les attela en hâte. Et fort effrayé, point content, le comte partit.

 

Une heure après, l’okroujnoï donnait aux paysans l’ordre de se rassembler devant la maison commune ; puis, un papier à la main, il s’avança sur le perron.

— Et maintenant nous allons rire, mes petits agneaux ! leur cria-t-il. Allons, sortez des rangs, les engagés aux cosaques.

Les moujiks baissèrent la tête.

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur Wikisource et sur le site de la Bibliothèque le 29 février 2012.

 

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[1] Okroujnoï, chef de la police rurale. Au-dessous de lui est l’ispravnik; puis, au plus bas degré de cette hiérarchie, le slanovoï. (Trad.)