LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Wacław Sieroszewski

1858 – 1945

 

 

 

 

DU CHAMANISME

D’APRÈS LES CROYANCES DES YAKOUTES

 

 

 

 

1901

 

 

 

 

 


Article paru dans les Actes du premier Congrès international d’histoire des religions, Paris, E. Leroux, 1901 puis dans la Revue d’histoire des religions, 23e année, tome 45, 1902.

 

 

 


Mémoire présenté au Congrès International d’Histoire des Religions en séance de section, le 3 septembre 1900.

 

 

 

 

 

 

 

Les Yakoutes représentent un des petits embranchements des races touraniennes : ils parlent un dialecte d’origine touranienne. Ils occupent une contrée dont la superficie est égale à plusieurs fois celle de la France : mais leur nombre ne dépasse pas 300.000 âmes. C’est un peuple surtout pasteur : dans les provinces les plus septentrionales, ils s’occupent en outre de pêche et de chasse ; dans les provinces du sud, ils se livrent un peu à la culture de la terre. Ils élèvent principalement des chevaux et des bêtes à cornes : c’est le seul peuple sur la terre qui ait su se livrer à cet élevage dans un pays aussi avancé vers le nord. Ils sont intelligents et endurcis. Leur première patrie était située plus au midi : il y a bien des raisons de croire que c’était l’Asie Centrale. À peu près au commencement de l’ère chrétienne, ils furent refoulés vers le nord et rejetés loin de leur berceau, dans leur patrie actuelle. Séparés du reste du monde par une large ceinture de montagnes et de déserts, ils ont conservé des vestiges très curieux d’un passé maintenant obscur pour nous, comme institutions, croyances et coutumes. Au xviie siècle, ils ont été soumis à la Russie.

Il y a très peu de temps que les Yakoutes se sont convertis à la religion chrétienne du rite oriental. Leur conversion s’est effectuée lentement, progressivement. J’ai connu des vieillards dont les pères étaient encore païens et qui eux-mêmes n’avaient reçu le baptême qu’à un âge avancé de leur vie. À l’extérieur du moins, ils mettent assez de ferveur à suivre les rites de la religion chrétienne ; tous savent faire le signe de la croix. Cependant, l’ancienne religion des chamanes règne toujours puissante dans l’esprit des indigènes et, en secret, ils n’ont pas cessé de se livrer aux cérémonies prohibées du rite chamanique.

La religion chamanique est une forme de cet animisme que l’on retrouve dans toutes les sociétés primitives. C’est une étape longue et importante dans l’évolution des idées de l’homme sur le monde, sur l’âme, sur la vie. C’est le premier effort de l’homme dans sa lutte contre les forces implacables de la nature, de même que le clan est le premier échelon entre la horde sauvage et la société.

On sait que les tribus innombrables, touraniennes et mongoliques, qui ont plusieurs fois bouleversé l’Europe, croyaient au chamanisme. On a retrouvé des incantations chamaniques dans les inscriptions cunéiformes des Mèdes à Suze. Vambéry cite toute une série de cérémonies chamaniques (jeux de tambourin, danses du feu) en pratique chez les anciens Sak-Uygur, car c’est ainsi qu’au vie siècle de notre ère fut accueilli l’ambassadeur grec Zemarch par leur chef Dizabula[1].

Dans les opulentes villes touraniennes, le chamanisme a atteint un haut degré de développement.

Avant l’introduction du bouddhisme, le chamanisme était la religion de la cour des Tchingizides où les « kam » (chamanes) exerçaient une grande influence. De leurs prophéties dépendaient par exemple l’ouverture des hostilités, les déclarations de guerre, les retraites, au premier abord incompréhensibles, des hordes victorieuses. De nos jours même, le chamanisme a des millions d’adeptes en Asie, en Afrique, en Amérique. De même que dans la vie civile nous nous heurtons à tout moment à des institutions qui ont pris naissance dans les formes sociales primitives du clan, de même dans la vie intellectuelle nous rencontrons à tout moment des idées chamaniques.

 

Les Yakoutes n’ont que des idées très vagues sur la destinée de l’homme après sa mort ; cette question ne les a jamais beaucoup intéressés. On ne trouve pas chez eux de conceptions originales du paradis et de l’enfer : ils se sont assimilé ces idées en se convertissant au christianisme. Ils appellent le ciel yrei et l’enfer ad, dénominations tirées du russe. Quand ils parlent de l’enfer, ils disent qu’il est situé « au delà du huitième ciel, au septentrion, dans une contrée où règne une nuit éternelle, où souffle sans cesse un vent glacial, où brille le pâle soleil du nord, où la lune ne se montre que renversée, où les jeunes filles et les jeunes gens restent éternellement vierges, où les cavales repoussent les étalons, où les génisses dédaignent les taureaux, où se dressent des maisons de pierre et de fer, étroites au sommet, larges à la base, grosses au milieu ». On peut y aller, mort ou vif, non pour y expier ses péchés, mais par l’effet d’un hasard malheureux. On peut avoir une vie exempte de tache et y être entraîné par un mauvais esprit se trouvant dans votre voisinage au moment de votre mort. Il en résulte qu’il est prudent d’avoir souvent recours aux incantations et aux talismans des sorciers : il faut veiller à écarter les esprits afin que jeunes filles et jeunes gens puissent s’unir entre eux, que les chevaux et le bétail puissent être bien soignés, afin qu’il ne se produise pas quelqu’une de ces grandes injustices qui remplissent le cœur de l’homme d’un désir implacable de vengeance.

Cependant, ces idées ne sont pas partagées par tous les Yakoutes : la plupart d’entre eux ne pensent même pas à une vie future. Certains me disaient que c’était « un voyage éternel dans un désert sans bornes, à pied ou sur la bête mortuaire (en yakoute : haïliga) tuée par les parents. Selon d’autres il existait sous la terre un autre monde exactement semblable au nôtre, avec des prairies, du bétail, des hommes. On peut y parvenir si on découvre le petit orifice laissé par les habitants du monde souterrain pour leur ventilation (Kangalas oriental, 1891). Rien d’affreux en perspective : mais il est vrai, aucune riante espérance. Ce qui nous attend doit être pire, car c’est l’inconnu : ce ne peut être meilleur que l’instant de notre mort. L’homme emporte avec lui sa destinée, ainsi que les ustensiles, les vêtements, les vivres qu’on a mis dans sa bière. D’où l’antique usage chez les Yakoutes de tuer les chevaux, les esclaves, les concubines sur la tombe de leur maître.

La mort naturelle n’effraye point les Yakoutes. Ils craignent cependant la mort violente, car elle les envoie grossir le nombre de ces « hommes et femmes éternellement vierges » qui n’ont pas rempli le rôle qui leur était assigné dans la vie, qui n’ont pas fait usage de toutes leurs forces. C’est pourquoi les victimes des suicides, des meurtres et des accidents se changent toujours en esprits malfaisants, en spectres errants.

Le culte du feu et le culte de la vie sont les fondements des croyances des Yakoutes. Ils sont en général tranquilles à leur lit de mort. « La fin est venue », murmurent-ils avec une sombre humilité. Mais ils veulent absolument savoir si leur mort est irrévocable. Ils interrogent tous ceux qui pourraient leur donner quelque renseignement, le chamane, le prêtre, l’enfant, pour savoir si c’est vraiment la fin, et si toute lutte est vaine. J’ai été témoin d’une scène étrangement tragique : une jeune femme de 22 ans, belle, éprise de vie, se mourait. Partagée entre l’espoir et le désespoir, elle résolut d’en avoir le cœur net : elle appela son enfant, âgé de quatre ans et lui demanda : « Vais-je mourir ? » Le petit Yakoute regardait sa mère avec étonnement : le plus profond silence régnait dans la « yourte ». Les yeux de la malade brillaient d’un éclat fiévreux, ses mains tremblaient... L’enfant hésitait. Enfin, il dit : « Oui, tu vas mourir ! » La malade pâlit affreusement, mais se calma aussitôt. Elle se fit laver, peigner, vêtir de sa plus belle robe ; elle bavardait tranquillement, doucement, presque gaiement, avec les personnes qui l’entouraient, leur distribuant des souvenirs (en yakoute kräräska). Les hommes et surtout les femmes chez les Yakoutes se font faire cette toilette avant de mourir, pour que leur corps ne soit pas une cause d’embarras pour les autres.

Les Yakoutes ont horreur des cadavres, même de ceux de leurs plus proches parents. Les mourants s’efforcent de rendre leurs derniers moments le plus agréables possible. « Envoie-moi du beurre fondu, de l’eau-de-vie, de la viande, si tu en as. Je meurs et je veux encore goûter de tout ce qu’il y a de bon sur cette terre », me faisait dire par ses neveux un voisin pauvre, le menuisier Marsatyng (Ulus de Nam, 1887). Deux riches indigènes, à la mort desquels j’assistais, quelques heures avant d’expirer, quand ils se surent irrévocablement condamnés, firent tuer leurs meilleurs chevaux et firent un festin de leur viande en compagnie de toute la famille.

Aucun remords de leurs mauvaises actions, aucune crainte de châtiments, aucun désir de récompense : tout au plus, un Yakoute peut-il souhaiter de dormir en paix jusqu’à la fin des siècles, froid comme la glace dans sa terre glacée, sous une tombe élevée par des mains amies, surmontée d’une croix en bois et d’entendre le doux murmure des vieux arbres, ses bons amis, et de sentir la vie fleurir tout à l’entour. « C’est dur de mourir dans une terre étrangère », me disaient-ils quelquefois.

Il faut tuer une bête (haïliga) pour que l’âme atteigne plus aisément le royaume de l’éternel repos, pour qu’elle franchisse cette « plaine infinie » autrement qu’à pied. Naturellement, les chevaux gras, les taureaux sont tout désignés à cet effet ; mais tout le monde n’en a pas les moyens. Quant aux vaches et aux veaux, les âmes des morts sont réduites à les pousser devant soi ou à les traîner avec une corde attachée autour des cornes : cela vaut pourtant mieux que rien. La viande du « haïliga » est mangée par les gens de la maison, par les menuisiers qui ont fait la bière, par les fossoyeurs, enfin par les voisins qui viennent en foule présenter leurs condoléances. Le plus pauvre Yakoute n’hésitera pas à sacrifier son unique pièce de bétail pour les funérailles d’un membre de sa famille.

« Si tu veux que nous nous chargions de cet ouvrage, disaient des Yakoutes au Cosaque Këniourach qui voulait élever une tombe à un frère qu’il venait de perdre, il faut absolument que tu tues un veau ou un renne. Il n’y a pas eu de sang versé sur la tombe de ton frère, nous avons peur » (Wierchoïansk, 1884). Si à la mort d’un riche Yakoute, la famille ne sacrifie comme « haïliga » qu’une bête sans valeur, les esprits vont tourmenter le défunt et vont lui crier : « Quoi donc !... rien que cette pauvre bête ! Ta mort, tes « haïliga » ! Et le défunt à son tour ne manquera pas de se venger sur les vivants (Nam, 1887).

Quand l’agonie est pénible, on place auprès du mourant une cuvette pleine d’eau « pour que l’âme puisse se baigner en sortant du corps » (Ulus de Nam, 1888). D’ailleurs cette coutume semble ne s’être introduite chez les Yakoutes qu’avec le christianisme.

Le mort, lavé et habillé dans ses vêtements les plus neufs et surtout dans des chaussures neuves, est installé sur un banc, dans un coin de la chambre, sous les images saintes. Il y reste exposé pendant trois jours. Pendant ce temps, les Yakoutes se conforment aux rites chrétiens : on brûle de l’encens, les riches louent des lettrés pour lire le psautier, appellent les prêtres orthodoxes pour réciter les prières des morts et pour bénir le corps. En même temps, dans la même « yourte », on confectionne hâtivement une bière ; d’autres creusent une fosse à l’endroit désigné par le défunt ou bien sur la colline mortuaire. La fosse doit avoir une profondeur d’au moins une toise ou bien une toise et quelques pieds. Il faut, en effet atteindre les couches où ne se produit jamais le dégel, de façon que le corps et les effets puissent se conserver plus longtemps. « Le mort sera très ennuyé, quand retentira la trompette du jugement dernier, de se montrer devant la foule assemblée avec un corps pourri et des vêtements troués », me disaient les Yakoutes pour m’expliquer la profondeur des fosses, confondant dans leurs arguments les idées païennes avec la croyance chrétienne à la résurrection finale. Voici comment l’imagination des Yakoutes conçoit le tableau du jugement dernier :

« Quand arriveront les derniers dix siècles, un ange avec une trompette (troubalah) volera au-dessus des terres. Un grand déluge se produira qui lavera la terre : les corps des morts flotteront à la surface des eaux.

« Il faut donc enterrer les morts à une toise sous terre pour les empêcher de se décomposer. Si sur la tombe il n’y a point de croix ni aucun monument funéraire, l’ange ignorant la présence en ce lieu d’un corps enfoui, ne le réveillera pas. Voilà pourquoi nous mettons des signes sur les tertres funéraires » (Ulus d’Aldan Bajagantos, 1885).

Dans certains parages, il existe une singulière coutume : on enlève au mort tous les objets métalliques qu’il a sur lui : boutons, ornements, on enlève tout ; on met à la place de petites lanières de cuir. On ne laisse sur le cadavre que la croix et le bracelet conjugal ; aux femmes on laisse aussi les boucles d’oreilles. Mais encore ne faut-il pas que ces derniers objets soient en argent ; ils ne peuvent être qu’en bronze ou en plomb. Les vrais croyants ne les font même qu’en corne ou en os. Ce n’est pas par avarice qu’ils agissent ainsi, car en même temps ils mettent dans le cercueil une marmite en cuivre, des ciseaux, une hache, des armes, des ustensiles de ménage, etc., etc. Les objets de valeur qu’on donne aux morts ne doivent pas être cassés ni avariés, pour qu’ils ne puissent pas s’en servir contre les vivants (Ulus de Kolym, 1883).

Quant aux selles, javelots, arcs et autres objets de travail, on les sème sur les tertres funéraires. On met des jouets dans les cercueils des enfants et on suspend leurs berceaux sur des arbres, non loin de la tombe. Personne n’accompagne les morts au cimetière. Les fossoyeurs emportent les corps sur des traîneaux, se hâtent de les enterrer et de revenir au village, après avoir brisé et jeté sur le tertre les pelles, les traîneaux, les pieux, en un mot tout ce qui a servi aux funérailles. Quand ils reviennent du cimetière, ils se gardent bien de se retourner et, avant d’entrer dans la « yourte », ils se purifient au feu des copeaux de cercueil.

Quant aux « chamanes » et « chamanesses », leurs funérailles se font de la même manière ; seulement, on n’appelle pas les prêtres chrétiens et on choisit leur lieu de repos dans quelque endroit désert, fréquenté par les esprits. On suspend quelque part dans les alentours leur tambourin de sorcier et leur armure enchantée (Ulus de Nam, 1889). On les enterre la nuit avec la plus grande hâte possible : on évite soigneusement leurs tombes.

En général, un cadavre non inhumé remplit les Yakoutes de crainte et d’horreur ; toute la nature en ressent de l’inquiétude : il s’élève des vents violents, les ouragans hurlent, les feux brillent, on entend des bruits, des cris mystérieux... Si c’est un chamane qui est mort, ces manifestations prennent des proportions fabuleuses (Ulus de Nam, 1888).

Si, après l’enterrement, le vent se met à souffler, c’est bon signe, car le vent va balayer toutes les traces du mort qu’aurait pu suivre plus d’une âme vivante (Ulus d’Aldan Baïangataï, 1885).

Naguère, les Yakoutes mettaient leurs morts dans des caisses étroites qu’ils suspendaient à des arbres ou qu’ils installaient sur des plate-formes qu’ils nomment « arakas ». On retrouve encore de ces « arakas » dans les forêts. Dans les derniers temps, on n’agissait ainsi qu’avec les corps des chamanes. Il semble que les Yakoutes ont emprunté cette coutume aux peuplades du nord. Dans leurs légendes, on fait mention d’autres genres de funérailles très analogues à celles des habitants des steppes de l’Asie Centrale. Ceux-ci, il n’y a pas bien longtemps, avaient coutume de jeter les cadavres dans la steppe.

« Il n’y a pas longtemps que nous enfouissons les cadavres dans la terre », me disaient des Yakoutes de Nam. — « Jadis, nous faisions une petite niche au-dessus du « billerik » ou bien nous mettions le cadavre sous un petit toit en écorce de bouleau, puis nous abandonnions la « yourte ». Le corps pourrissait ou bien était dévoré par les bêtes sauvages » (1889).

On peut retrouver dans certains parages des vestiges de cette antique coutume. Dans l’ulus de Kolym, les riches indigènes abandonnent pour longtemps et quelquefois pour toujours la maison où est mort un homme. Dans l’ulus de Baïangataï, des indigènes m’ont raconté « qu’il n’y a pas longtemps qu’ils ont cessé de craindre les morts ; auparavant, personne n’aurait eu le courage de dormir dans une maison où était un cadavre. Pendant tout le temps qu’il était dans la maison, on allait dormir chez des voisins ou même dehors, en plein hiver » (1884).

Un marchand m’a raconté que « s’étant égaré pendant une tourmente, il avait trouvé sur son chemin une « yourte » abandonnée. Transi de froid, il se réjouissait déjà d’y passer la nuit mais il se hâta d’en déguerpir car il y découvrit le cadavre d’une riche Yakoute, tout emmitouflée dans des fourrures » (Ulus de Kolym, 1882).

D’après une coutume bien plus antique, on tuait les vieillards : cet usage s’était conservé jusqu’à nos jours, chez les « Tchouk-tché ». Il y a longtemps de cela, quand les Yakoutes ne connaissaient pas encore Dieu, avant l’arrivée des Russes, le père ou la mère, se sentant trop chargés d’années ou trop malades, priaient leurs fils ou un cousin de les tuer. On convoquait les voisins, on tuait du bétail, du bon bétail gras, et on festoyait pendant trois jours. Celui qui était destiné à la mort occupait la place d’honneur, recevait les meilleurs morceaux, était attifé de ses plus belles hardes. Le troisième jour, un membre de la famille l’emmenait dans la forêt, sur le bord d’une fosse creusée d’avance, l’y poussait et l’y enterrait vif avec des armes, des ustensiles, des vivres et des chevaux. Quelquefois, on enterrait avec le vieillard sa femme et ses esclaves. D’autres fois, on ne les ensevelissait pas : on les laissait mourir d’eux-mêmes ; quant aux chevaux et aux bœufs, on les attachait à un poteau non loin de là et on les y laissait mourir de faim (Ulus d’Aldan Baïangataï, 1886). À Aldan, j’ai entendu dire que des Cosaques avaient naguère trouvé dans ces parages une riche Yakoute, vêtue de fourrures et qu’on avait déposée dans une fosse ; les Cosaques l’auraient sauvée, baptisée, et elle aurait encore vécu longtemps (Aldan, 1886).

Suivant d’autres légendes, on étouffait le vieillard en lui donnant à manger un long morceau de viande coriace (Ulus du Kangalas Occidental, 1890). Laisser mourir ses parents de mort naturelle était considéré comme une honte pour le fils « qui avait permis aux mauvais esprits de les dévorer impunément » (Ulus de Nam, 1888[2]).

Il est fort probable que ces diverses coutumes mortuaires étaient en vigueur à la même époque dans les différentes parties du pays et peut-être même existaient-elles côte à côte. Cependant toutes ces coutumes avaient un caractère commun : on déposait auprès du mort ou bien on détruisait les ustensiles dont il aurait pu avoir besoin, ainsi que des chevaux, du bétail. Dans le pays pour lequel il partait, la vie était la même que sur la terre.

D’après les idées des Yakoutes, tout ce qui existe a une âme et peut mourir. Objets, personnes, apparitions ne diffèrent que par le degré de vie. Herbes, arbres, pierres, montagnes, même les étoiles, tout vit. C’est un mode de généralisation commun à tous les peuples primitifs et qui ramène tout au monde animal : le chamanisme l’a ordonné sur le patron de la société humaine et en l’identifiant à la vie humaine.

Avant d’aborder l’examen de l’organisation des esprits, je citerai à l’appui de cette dernière hypothèse quelques légendes yakoutes très répandues, sur les pierres, les plantes, les animaux, les corps célestes.

« Il existe une pierre, la sata, que fait mourir l’éclat du soleil » (Ulus de Nam, 1887).

« La pierre sata jetée dans de l’eau bouillante se met à courir, à crier, et puis meurt » (Ulus de Nam, 1887, de Kolym, 1883). C’est une pierre merveilleuse qui peut attirer les vents, la tempête, la sécheresse. Tout voyageur voudrait bien l’avoir, car si on l’attache sous la crinière du cheval, cette pierre fait souffler un doux et frais zéphyr qui chasse les moustiques. Il faut la chercher dans les endroits frappés par la foudre : elle prend aussi naissance dans les entrailles des chevaux, des bœufs, des ours, des loups, des chiens, des canards, des oies, des aigles, etc. etc. La « sata » de loup est la plus puissante : elle peut causer la sécheresse. Une « sata » ordinaire peut exciter le froid en plein été : elle peut même appeler la neige et les vents. Elle a la forme d’une tête humaine, mais est bien plus petite. Il suffit de la tenir dans une main dirigée vers le point de l’horizon d’où on veut voir souffler le vent, pour que ce phénomène se produise aussitôt. Pour obliger la « sata » à agir, il faut la battre d’importance : pour chaque coup reçu, elle donne une journée de mauvais temps. En même temps il faut réciter des conjurations : « Que mon enfant perde la vie... que mon bétail crève... que ma femme meure. Je ne connais pas le péché (ai), je ne connais que toi, ô « sata ! »

On ne peut pas tenir de « sata » à la maison : il faut l’envelopper dans les poils de l’animal qui lui a donné naissance et la tenir soigneusement cachée dans un trou. Une fois morte, la « sata » ne se distingue en rien des autres pierres (Ulus de Nam, 1888)[3].

Ce qui agit dans la « sata », ce n’est autre chose que la force répandue dans tout l’univers, mais avec plus de puissance. Chaque chose : rocher, arbre, buisson, montagne, torrent, herbe, fleur, et surtout les objets confectionnés par la main de l’homme, possèdent une substance intime, un être, une âme, l’itch-tchi[4], qui leur permet de vivre et d’agir. Une légende raconte que « l’âme d’un arbre s’était offensée, parce qu’on y avait attaché un chameau : elle s’envola et l’arbre se dessécha » (Ulus du Kangalas occidental, 1891). Les Yakoutes vénèrent les arbres, vieux et beaux : ils leur offrent même des sacrifices. Gmelin parle d’un pin qu’on honorait dans les environs de Yakoutsk[5].

Les étoiles (soulous) vivent, aiment et souffrent, mais seulement les étoiles qui « marchent dans le ciel » (planètes). Les autres, les étoiles fixes, ne sont que « des fenêtres du monde », des ouvertures laissées pour l’aération des différentes sphères du ciel qui sont au nombre de neuf[6]. Les Yakoutes appellent la voie lactée « la couture du ciel » (sis hallan). Les comètes et les étoiles filantes (syndys not), ce sont des esprits mourants. Les Yakoutes appellent toutes les planètes « Tcholbou » mais cette dénomination s’applique surtout à Vénus « qui est une jeune fille d’une beauté éclatante, fille des esprits ».

« Vois-tu cette lumière qui scintille, me disaient des Yakoutes en me montrant la planète qui brillait au firmament, ce sont ses yeux qui ont un tel éclat. Elle est l’amante du fils des esprits « Urgiel » (la Pléiade). Ils tendent l’un vers l’autre, et quand ils sont l’un près de l’autre, leurs frissons, leur respiration haletante excitent de violents orages sur la terre ; en plein été, la neige tombe à l’épaisseur d’une coudée. Tout ce qui vit souffre et meurt.

« Voilà pourquoi c’est un mauvais signe quand Tcholbou s’élève et va se rapprocher d’ « Urgiel » (Pléiade), (Aldan Baïangataï, Ulus, 1885).

« La lune a enlevé une jeune fille, une orpheline que martyrisait sa belle-mère : en plein hiver, elle l’envoyait, pieds nus, chercher de l’eau. La lune l’a enlevée avec un buisson pendant qu’elle suivait la route, les seaux à la main. On la voit très bien pendant la pleine lune et, à mesure que l’orpheline grandit (toulouïah-yï-itch-tchi), la lune grandit aussi (Ulus de Nam, 1887). « Quand la lune décroît, c’est signe qu’elle entre dans la maison où elle demeure avec l’orpheline : quand il y a pleine lune, elle va chercher de l’eau avec la jeune fille (Ulus de Rolym, 1884).

« Des loups et des ours dévorent la lune pour avoir enlevé la jeune orpheline. Tous les 28 jours elle repousse, mais les bêtes se remettent à la ronger » (Wierchoïansk, 1880).

 

De même que des individus donnent naissance à des tribus humaines dont chacune a son chef (toïon) et son représentant, de même, dans l’univers, prennent naissance des lignées d’esprits habitant des endroits déterminés et leurs chefs sont les maîtres de ces endroits (doïdou itch-tchi doidou ich tchi toïono). Il y a donc des esprits de montagnes, de bois, de forêts, de rivières, de lacs, enfin de localités tout entières.

En certains lieux, sur les cols des montagnes, aux gués, dans les endroits où se dressent des rochers menaçants, dans les forêts sombres et touffues, à l’entrée des grottes et des cavernes, aux sources ou dans les lieux sonores où parle l’écho, où se fait entendre le clapotis des cascades, dans les terrains riches, dans les grasses prairies, sur les eaux où les poissons abondent, aux endroits néfastes où votre cheval peut se noyer dans la boue ou bien où la foudre se plaît à frapper, où apparaissent les feux follets, là où se posent les aigles, où s’accouple le bétail, en tous ces lieux il faut déposer des offrandes, il faut jeter aux propriétaires de l’endroit quelque chose comme prix de rachat, fût-ce même un chiffon, quelques crins du cheval, quelques vivres, une petite monnaie, selon l’horreur qu’inspirent les lieux et la puissance de l’esprit.

C’est quelque chose dans le genre de ces rançons qu’avait à payer par exemple une jeune Yakoute fraîchement mariée traversant avec son mari des localités habitées par d’autres tribus (oloh). Ces offrandes ont le cachet des cadeaux que les hommes s’offrent en signe d’amitié. Aux passages difficiles dans les montagnes se dressent d’antiques poteaux (seroié) couverts d’oripeaux, de chevelures, etc. Actuellement, on y plante des croix sur lesquelles les voyageurs continuent à accrocher des cordes, des cheveux, à déposer des galettes au beurre, de petites pièces de monnaie. Il faut être toujours en bons rapports avec les toïons, que ce soient les toïons des tribus humaines ou célestes. Il ne faut donc pas siffler dans les montagnes et troubler le repos des vents qui dorment. Il est imprudent de cracher dans une rivière, de chanter et de causer à haute voix dans les sombres fourrés, pleins d’échos : il faut se garder surtout de pester contre la route si elle est mauvaise. Quand des caravanes traversent de hautes chaînes montagneuses, le plus sérieux des guides, quand il n’y a pas de chamane, jette du beurre fondu à droite et à gauche, en priant « les montagnes de ne pas regarder les hommes d’un mauvais œil, ni de faire des appels furtifs aux femmes ».

Mais les itch-tchi ou, comme on les appelle quelquefois, les itch-tchité, ne sont toujours que esprits de bas étage, des manifestations d’une vie inférieure, bien qu’ils puissent être assez puissants. La vie supérieure ne commence qu’avec le souffle (tyn). Un être vivant s’appelle un être « qui respire » (tynnah). En plus de l’ich-tchi, l’être vivant possède le sür. Toutes les créatures vivantes, en commençant par les insectes et les vers, en finissant par les oiseaux et les animaux, possèdent ce sür. Il y a des sür de différentes qualités et de différentes puissances. Quoique petits, le lézard et le serpent sont des êtres mystérieux, dangereux. Parmi les oiseaux, c’est la perdrix, à la voix perçante, à l’essor brusque, les vanneaux aux cris plaintifs, qui voltigent en guirlandes au-dessus des eaux, le grand nour noir (canard gagara) dont le sifflement aigu se fait entendre dans l’ombre du crépuscule, le corbeau solitaire, fils des sombres divinités, tous ces oiseaux, quelles que soient leur taille et leur force sont des oiseaux chamaniques aux sür magiques. L’aigle les domine tous : c’est l’animal-roi (toïon-kil).

« Si on voit un aigle dans son rêve, c’est mauvais signe. » L’aigle est un oiseau céleste, l’oiseau d’Aï-Toïon (le Seigneur Créateur) (Ulus de Nam, 1888). « C’est un mauvais présage de voir un aigle et, là où il a coutume de voler, il doit se produire un malheur ! » (Ulus de Nam, 1889). Près d’Aldan, des aigles s’étaient mis à planer au-dessus de la maison d’un riche Yakoute : il fit aussitôt tuer un bœuf, fit mettre une table au dehors avec une soucoupe pleine de sel, des petits verres en argent pleins d’eau-de-vie, une assiette pleine de graisse, de viande, de foie, de cœur. Puis tout le monde se retira. Les aigles enlevèrent toutes ces victuailles : le Yakoute considéra cela comme un bon signe pour lui ; ses affaires devaient bien aller, ses chevaux devaient prospérer (Ulus de Baïagantaï, 1885). Les aigles savent être reconnaissants ; mais ils savent aussi se venger. Un chamane m’a raconté qu’un aigle qu’il aurait pu tuer et qu’il avait épargné, lui jeta comme récompense une pierre « sata ». Par contre un Yakoute qui avait tué un aigle fut ensuite sujet à des convulsions (maourïère) ; sa sœur devint bancale. L’un et l’autre moururent en souffrant atrocement (Ulus de Nam, 1887).

« Si tu trouves un aigle mort ou ses os, ramasse-les, mets-les dans un petit arakas que tu accrocheras aux branches d’un arbre en disant : Envole-toi, ô oiseau, vers ta patrie ; ne redescends plus sur la terre. J’ai caché tes os de bronze dans un arakas, j’ai recueilli tes os d’argent. » Une telle action vous portera bonheur » (Aldan, 1885). En général, les Yakoutes n’abandonnent pas sur le sol les os des animaux utiles ou enchantés. On peut souvent trouver au milieu d’un bois des crânes, des vertèbres de bœufs ou d’autres mammifères comme les rennes, les lièvres, les renards, qu’on a accrochés à l’extrémité d’une branche. Il faut surtout éviter de laisser traîner sur le sol les os des animaux sauvages, tués à la chasse. Il est possible que cette coutume, ainsi que celle de mettre les morts dans des arakas, aient été empruntées par les Yakoutes aux Toungouzes. Sur la route qui va de Ustansk à Wierchoïansk, dans une vallée déserte au milieu des montagnes, j’ai trouvé un de ces arakas qui avait la forme d’un nid monté sur pied, rempli d’ossements de rennes sauvages.

Les Yakoutes vénèrent tous les oiseaux de proie. Dans les contes, on parle souvent du faucon (moksogal). Le Yakoute lui donne le surnom amical de « chasseur » (boultchout). Une Yakoute de l’Ulus de Nam ne voulait pas manger un canard sauvage qu’on avait enlevé à un faucon : « C’est un péché (aï) de profiter du travail d’autrui... il a dû pourtant se fatiguer pour l’attraper » (Ulus de Nam, 1887). D’après les croyances yakoutes il ne faut parler qu’en termes très prudents, non seulement des oiseaux, mais aussi de tous les êtres auxquels on a affaire, que l’on chasse, même des poissons que l’on pêche (surtout de ceux qui ont des dents), même des objets que l’on utilise.

Un Yakoute qui pêche n’appellera jamais un brochet par son nom, sordoug ; il lui donnera quelque autre dénomination inventée pour l’occasion ; quand on voyage, il ne faut pas nommer la hache, le cheval, la selle par leurs noms usuels. En effet, quand on prononce les noms qui leur sont propres, on attire l’attention des esprits ou bien on offense les objets eux-mêmes qui se perdent, s’abîment, se cassent. Dans cette croyance, on trouve un fond commun avec l’idée du respect qu’on doit aux voisins, aux compagnons de travail, aux personnes utiles et alliées.

Quant aux puissants carnassiers comme le loup, l’ours, il faut se garder d’en parler, mais pour une autre raison. « Ces bêtes entendent tout ce qui se dit et se vengent des offenses » (Ulus de Kolym, 1884). Le plus puissant de tous les quadrupèdes du pays, l’ours noir est considéré par les Yakoutes comme « le seigneur des bois et des forêts » (oïouz toïon, tié toïon, tié taly-toïon). Les indigènes ne prononcent son nom que quand ils y sont obligés. Ils le nomment äsié, ce qui veut dire « vieillard ». Mais ce nom ne plaît pas à l’ours : on l’appelle pour cela kok « noir » ou tout simplement « esprit des forêts ». Il existe des milliers de légendes sur la finesse, l’intelligence, les qualités surnaturelles de cet animal.

« L’ours est aussi intelligent que l’homme et même plus. Il sait tout, il peut tout, il comprend tout. S’il ne parle pas, c’est que tout simplement il ne veut pas payer d’impôts » (Ulus de Kolym, 1883). « L’ours est un mauvais esprit et le plus mauvais est celui qui porte une queue » (Ulus de Kolym, 1883). « Ne dis pas de mal de l’ours, ne te vante de rien : même s’il est loin, il entend tout et ne pardonne rien » (Ulus de Kolym, 1882). Les Yakoutes le représentent comme un être puissant, méchant, mais chevaleresque. Il n’attaque pas les humbles, les faibles. II suffit de tomber à genoux devant lui et de l’implorer par ces mots : « Roi des forêts, pense à tes forêts ; roi des fourrés, pense à tes fourrés ; roi des futaies, pense à tes futaies... Va-t’en ; nous ne te troublons pas, nous ne faisons rien de mal, laisse-nous. » Alors l’ours s’attendrit et épargne sa victime (Ulus de Kolym, 1883). Quand les femmes rencontrent un ours, elles découvrent leur poitrine et s’écrient : « Kütym, Kütym (je suis ta belle-fille, ta belle-fille) ». Pris de pudeur, l’ours s’enfuit aussitôt (Ulus de Kolym, 1883).

Dans les montagnes de Wierchoïansk, on m’a raconté toute une histoire sur un ours qui aurait entraîné dans sa tanière une femme qui était allée cueillir des fruits dans les bois. Il aurait vécu maritalement avec elle pendant trois ans. En été, il lui apportait des oies, des canards, des cygnes, des lièvres, des racines, des baies. En hiver, il lui donnait sa patte à sucer, il la réchauffait contre son propre corps, la couvrait de riches fourrures dont il s’emparait à son intention. Elle réussit enfin à revenir chez les hommes : elle arriva nue, sauvage, muette (Ulus de Wierchoïansk, 1881). « L’ours est fier. Pour se distraire, il trace des traits sur l’écorce des arbres aussi haut qu’il peut atteindre. Si un chasseur s’avise de faire une encoche plus haut que la sienne, il considère cela comme une provocation et se met aussitôt à la recherche de son adversaire. Les chasseurs qui sont sûrs d’eux-mêmes font ainsi quand ils ont besoin d’une peau d’ours » (Ulus de Kolym, 1888). « Un jour, un certain héros se trouva sans armes, nez à nez avec un ours. Or, il avait déjà tué beaucoup d’ours ; il savait donc que ceux-ci l’avaient pris en haine et désiraient beaucoup le tuer. Il usa de ruse et fit honte à l’animal : « Tu n’as donc pas honte de m’attaquer ainsi à l’improviste ? Avant de vous assaillir, ne vous ai-je pas toujours réveillés dans vos tanières, ne vous ai-je pas avertis ? Laisse-moi m’en aller aujourd’hui ; je reviendrai demain ici, sans armes. Nous mesurerons nos forces. » L’ours y consentit. Le chasseur revint le lendemain, le poing entouré d’une lanière de cuir. Il frappa l’animal à la tête et le tua » (Ulus de Kolym, 1883).

Dans cette légende, on attribue manifestement à l’ours des sentiments sociaux : le désir de venger ses frères et la courtoisie des guerriers barbares. Voilà pourquoi les Yakoutes ne tuent aucun puissant animal dans sa tanière sans le réveiller. Quand on a cerné un ours, on lui crie avant de le frapper : « Debout ! une armée est venue te combattre » (Ulus de Kolym, 1883). Quand on a tué un ours, il faut lui demander pardon, lui chanter un hymne. Après la chasse, chacun des chasseurs boit du sang chaud de l’ours dans une petite terrine et mange un morceau de son cœur, de son foie, de sa graisse. Puis, en se tournant vers le ciel, ils crient : « Ouh ! » (Aldan, 1885).

Un ours n’est pas un animal proprement dit : c’est un sorcier. Un vieux chasseur me soutenait qu’il suffit de regarder le corps d’un ours écorché pour constater une grande analogie avec celui de la femme : la poitrine, les pieds, tout est comme chez la femme. Dans certaines légendes, on parle même d’hommes métamorphosés en ours. « Jadis vivait un chasseur yakoute. Il n’était pas riche, mais par contre il était très habile à la chasse. Il était toujours amplement muni de vivres et de fourrures. Mais une chose étonnait beaucoup sa femme : il restait fort peu de temps à la chasse et revenait toujours chargé de butin. Elle fut prise de jalousie : elle crut que son mari recevait des cadeaux de ses amantes. Elle entreprit de le surveiller : un jour, elle le suivit. Arrivé dans un fourré désert, son mari franchit d’un bond un tronc d’arbre renversé et fut aussitôt changé en un grand animal, aux griffes puissantes. Elle en fit autant : ils s’enfoncèrent tous les deux dans les bois et ne revinrent jamais. C’est ainsi que prit naissance la race des ours » (Wierchoïansk, 1881).

J’ajouterai que, d’après les légendes, l’ours noir (Mara äsiä) était le descendant des races maternelles (il-usa). Parmi les races paternelles (aga-usa), il y en a beaucoup qui portent le nom d’ours-äsié.

Parmi les animaux non-carnassiers, c’est l’élan qui est en grand honneur chez les Yakoutes, surtout le mâle. Les Yakoutes racontent que « trois frères, tous les trois chasseurs, en suivant un élan à la petite piste, arrivèrent jusqu’au ciel où ils souffrirent beaucoup de la faim et de maintes aventures. Un d’entre eux mourut ; les deux autres, ainsi que l’élan et le chien, furent changés en étoiles. » Je n’ai pas pu savoir le nom de la constellation qu’ils ont formée : les uns m’ont indiqué la Grande Ourse (arangas soulous, l’étoile polaire rousse), les autres Orion (Ulus de Kolym, 1883).

Dans les « kapsianes » (contes) yakoutes, on remarque une coordination très habile des animaux, très concordante avec leurs caractères respectifs. Ils ont leur état social, leurs clans, leurs « toïons » ou chefs, leur plèbe, leurs diètes, leurs confédérations et alliances. De même pour les oiseaux. Cependant, l’âme d’un animal quelconque, même le plus haut placé dans l’échelle animale, est très différente de l’âme humaine.

 

Dans l’homme logent trois âmes : outre l’« itch-tchi » et la « sour », il possède encore la koute. Parmi les animaux, le cheval seul possède une « koute » ; c’est quelque chose comme une vague image de l’homme, comme une ombre. « De même que dans une ombre, nous voyons trois parties : une grande et pâle, l’autre plus petite et plus foncée, et enfin au milieu une partie complètement sombre, de même chez l’homme, il y a trois âmes » (Ulus de Nam, 1888).

L’homme a trois âmes : quand il en perd une, il est indisposé ; quand il en perd une deuxième, il est malade ; s’il perd la troisième, il meurt (Ulus de Nam, 1888).

D’après votre ombre, le chamane reconnaît si vous êtes malade ou si un danger vous menace. L’ombre d’un malade ou d’un homme menacé d’un danger est tout pâle (Ulus de Nam, 1888).

« Un jour, me racontait un Cosaque de Kolym, j’étais assis avec des Yakoutes sur un banc et un chamane jetait des sorts. Le feu brûlait dans l’âtre. Les sorts étaient petits. Je rêvassais, quand, tout à coup, j’entendis le chamane pousser un cri perçant. Je regarde : toute la société est en émoi. Le chamane s’était jeté par terre et se glissait sous le banc : là, il se démena pendant quelques instants, puis il se releva et me lança à la figure quelque chose de froid. Je ne comprenais rien à cette scène, mais on m’a plus tard expliqué que mon ombre s’était enfuie, ce qui aurait pu m’occasionner une très grave maladie : le chamane était allé la rattraper et l’avait remise en place » (Alazéï, Ulus de Kolym, 1884).

Les Yakoutes défendent à leurs enfants d’agacer leur ombre, de sauter par-dessus, de lui jeter des pierres, de l’obliger à faire des gestes indécents etc. (Ulus de Nam, 1888). Cette « koute » humaine n’est pas plus grosse qu’un petit charbon.

Un chamane peut trouver la « koute » d’un malade dans la partie gauche de la chambre, dans la terre. Quand on la prend dans la main, elle remue ; elle est si lourde qu’un chamane ne peut se lever en la tenant : il faut au moins quatre hommes pour la soulever (Aldan, 1885).

Pendant le sommeil, l’âme quitte quelquefois l’homme, erre au loin : si elle rencontre quelque chose en route qui l’arrête ou qui lui fasse du mal, l’homme en souffre : il devient triste et il ne sait pas pourquoi (Ulus de Nam, 1887)

Pendant le sommeil, l’âme s’envole et voit ce qui se passe au loin, ce qui va arriver (Ulus de Nam, 1887).

Certains hommes ont des âmes extraordinaires qui prophétisent pendant qu’ils dorment (teulah teuseur). Leurs rêves se réalisent. Ils voient tout dans le rêve (Ulus de Nam, 1887).

Après la mort, l’âme erre encore quelque temps autour du corps, visite les lieux que l’homme fréquentait pendant sa vie, s’efforce de terminer les travaux qu’il a abandonnés. Quand, la nuit, le silence règne dans la maison, les âmes des hommes morts viennent jeter du foin au bétail, déranger les harnais, les courroies ; les âmes des femmes lavent la vaisselle, balayent la chambre, font l’ordre dans le grenier, dans les coffres, soupirent, chuchotent. Quelquefois, les vivants peuvent voir les morts assis tranquillement dans la lumière du foyer ou bien traversant les champs. Mon ami, le chamane Tüspüt, qui naturellement était très souvent témoin de ces sortes d’apparitions, me disait qu’un vieux Yakoute et une Yakoute qui venaient de mourir dans ma maison, ne cessaient d’errer autour de lui, de parler le soir ; il me soutenait que c’étaient eux qui la nuit faisaient du bruit dans le bahut, qui frappaient contre les murs. Tous les habitants de la maison excepté moi entendirent ces bruits, et ce n’est que quand on eut mangé la tête d’une bête sacrifiée comme « haïliga », que ces âmes nous quittèrent (Ulus de Nam, 1887).

Les âmes tranquilles, débonnaires, douces, s’en vont dans une contrée inconnue et habitent, dans un état de demi rêve, des lieux déserts. Mais il y a beaucoup d’âmes qui ne peuvent jamais se calmer. Elles errent éternellement sur la terre ; quelquefois, elles se réunissent en bandes, crient, bavardent, se querellent et quand elles s’envolent, on entend un bruissement, comme si un oiseau avait volé, comme si une brise avait soufflé. Il y a des hommes qui ont la faculté de voir plus intense que les autres : ceux-là peuvent tout voir, m’affirmait Tüspüt, déjà cité. Les âmes inquiètes s’appellent üör.

Devient üör après sa mort, quiconque répond aux esprits qui lui demandent ce qu’il a laissé sur la terre : une maison, du bétail, un mari, une femme, des enfants, un père ou une mère, et qui, quand on lui demande s’il veut les revoir, répond : « Oui » (Ulus de Nam, 1888).

Tous ceux qui meurent jeunes, qui n’ont pas vécu le temps qui leur était destiné, tous ceux qui ont péri de mort violente, les noyés, les suicidés, tous ceux qui n’ont pas été enterrés suivant les rites de l’Église, tous ceux-là deviennent üör.

Auparavant, tout le monde devenait üör après sa mort ; mais il y en a moins « depuis que nous avons connu Jésus-Christ » (Aldan, 1885).

Les üör se tiennent dans les endroits qu’ils ont habités pendant leur vie, ils inquiètent surtout les personnes de leur famille, exigent à tout moment des sacrifices, leur apparaissent en rêve pour leur prédire des malheurs. Quand on est hanté par les üör, on devient triste, souffrant, on dort mal, fiévreusement, on est sujet à de violentes crises hystériques (manriär).

Le lendemain de ses noces, Masioutara s’est mise à geindre et à s’agiter (ämürïatchik). Les âmes de son frère et de sa sœur défunts parlaient en elle, car on avait oublié de jeter du feu, de la viande, de la graisse et de l’eau-de-vie en sacrifice.

Il fallut aller quérir le chamane, car autrement la jeune femme aurait pu rester manriär (hystérique) pour toute la vie (Wierchoïansk, 1887).

Mon voisin Constantin était sujet au mal des Yakoutes. Il avait souvent mal à la poitrine, aux entrailles, il avait des crampes, des battements de cœur. On fit venir le chamane. À la première séance, il ne put rien découvrir : les esprits s’enfuyaient. À la deuxième séance, le chamane déclara que de nombreux « üör » hantaient le malade : le plus acharné de tous était sa femme défunte qui, de son vivant, l’avait beaucoup aimé. Elle ne voulait pas abandonner son mari, répétant sans cesse : « Il est à moi ! Il est à moi ! Je veux l’emmener ! ». Les « üör » réclamaient de l’eau-de-vie et un bœuf roux, à la tête blanche, au poitrail blanc, à la queue blanche à son extrémité. Constantin, homme avare, aima mieux être malade plutôt que de faire le sacrifice demandé et d’habituer ainsi les « üör » à prélever ces sortes de taxes (Ulus de Nam, 1887). « Quand j’étais petite, me racontait une vieille Yakoute, j’ai eu une très grave maladie. Pendant neuf jours, je ne mangeais ni ne buvais. Je m’agitais sur mon lit comme un poulain effrayé. Les grandes personnes mêmes ne pouvaient me maintenir. Enfin, on eut recours au chamane. Pendant sept jours, il travailla... il appelait tous les esprits... tous répondaient : « Ce n’est pas nous ! » Il ne pouvait plus deviner le nom de l’esprit qui me hantait. Cependant, mon mal empirait. On croyait déjà que j’allais mourir. Enfin, vint nous voir un ami qui avait quelquefois des rêves prophétiques (téilah tüsür). Il s’étendit sur un banc et s’endormit. Quand il se réveilla, il raconta qu’il avait vu en rêve mon grand-père maternel défunt qui s’était assis près du foyer, les jambes allongées (pose favorite des Yakoutes) et qui remuait les cendres du foyer avec sa canne, en répétant : « Leurs yeux ne me voient pas ; leurs oreilles ne m’entendent pas. Je ne quitterai pas mon enfant chéri... Je reste ici pour l’enlever, pour le dévorer. » Dès qu’on connut la cause de ma maladie, on fit venir le chamane : mais celui-ci ne parvint pas à éloigner l’esprit qui répétait toujours : « Non ! Je ne veux pas partir !... Je ne veux pas dévorer l’enfant... Je la caresse car je l’aime... Est-ce ma faute si elle ne peut pas supporter mes caresses ! » Mais mon père et ma mère le supplièrent tant qu’il partit et je me rétablis aussitôt » (Ulus de Nam, 1887).

Les « üör » torturent longtemps leur victime et finissent par dévorer son âme, quand elle meurt. Des récits sur l’anthropophagie de certains esprits circulent parmi les Yakoutes. Les héros malfaisants, dans « l’olango », dévorent non seulement le bétail, mais aussi les serviteurs des héros bienfaisants ; ils menacent même ces derniers de les dévorer aussi. Tuer quelqu’un ou le dévorer sont des synonymes. J’ai recueilli quelques légendes, parmi les Yakoutes, sur l’anthropophagie. Il y avait, dit-on, des hommes étranges qui dévoraient surtout les jeunes filles. Les seins et les organes sexuels étaient leurs morceaux favoris (Baïangataï, 1885)[7]. Quand ils s’en prenaient aux hommes, ils dévoraient avant tout le cœur, surtout ceux des grands guerriers (de là vient probablement la coutume des chasseurs de boire du sang chaud et de manger le foie et le cœurs de l’ours fraîchement tué). Naturellement, l’anthropophagie, dans le sein même de le tribu, était impraticable : car même les loups ne dévorent que leurs compagnons malades ou blessés.

Cette conception d’ « üör » anthropophages a dû naître à des époques très reculées. Ce qu’il y a de frappant dans les « üör », c’est la solidarité qu’ils observent en ne trahissant pas leurs compagnons et le sentiment familial qui se manifeste chez eux ; car ils n’exigent le culte qui leur est dû que de la part des membres les plus proches de leur famille. De même que, parmi les hommes vivants, on rencontre des individus extraordinaires, influents, vaillants, bons ou mauvais, de même parmi les morts, les « üör » se distinguent les uns des autres par leur puissance ou leur caractère. Certains « üör » peuvent jeter la terreur dans toute une localité. L’ « üör » d’une suicidée a pendant longtemps fait régner la terreur dans tout le Suntar (Ulus de Wilup)[8]. Les « üör » Talagabyt, de l’ulus de Batourous, et Dalagaï, de l’ulus Mengé, furent longtemps fameux dans tout le pays[9]. Tous ceux qui ont eu une fin extraordinaire, qui, de leur vivant, ont montré un caractère sévère, une volonté inébranlable, un grand courage, qui se sont distingués par de sanglants exploits, par l’élévation de leur âme ou par d’infâmes passions, tous les impotents, les monstres, tous les hommes extraordinaires deviennent des « üör » qui se distinguent des autres. Leur puissance dans l’autre monde ne dépend plus des richesses qu’ils ont possédées, mais de leurs qualités personnelles. Souvent, une grande injustice dont on a eu à souffrir dans la vie, vous donne après la mort une grande puissance sur les vivants. « Jadis, vécut dans le peuple Bologour[10] un chamane vieux et pauvre. Il avait sept enfants et un bœuf blanc sur lequel il hissait ses enfants pour les mener de voisin à voisin, car il était itimni (mendiant à la charge de la tribu). Or, on lui vola son bœuf ; il ne put donc plus aller mendier avec ses enfants ; ceux-ci se mirent à crier famine ; quelques-uns tombèrent malades, puis moururent. Le vieillard en devint fou. Il creusa une fosse, y mit ses petits, alluma du feu tout autour ; quand il vit ses enfants dévorés par les flammes, il frappa dans son tambourin et appela Oulou-Toïon, le plus puissant des esprits, pour lui montrer à quoi les hommes l’avaient réduit. Oulou-Toïon lui permit de prendre pour se venger autant d’enfants que le bœuf volé avait de poils. Après sa mort, le vieux chamane devint un puissant « üör » qui tuait les petits enfants et qu’aucun chamane ne pouvait éloigner. Maintenant qu’il a obtenu sa compensation, il a perdu sa puissance : personne ne veut plus rien lui donner et le plus faible chamane peut l’éloigner[11].  » (Ulus de Nam, 1887.)

Niemirya est un puissant esprit qui demeure sur neuf collines couvertes de forêts : c’est elle qui envoie aux femmes et aux jeunes filles, la rage, la folie, la « maladie criarde » (hystérie), qui les pousse à mordre et à griffer tout le monde. C’était la fille d’un riche toïon. Elle avait contracté un heureux mariage, elle avait un enfant et, un jour que son mari, plein de respect, la ramenait à la maison sur « neuf chevaux », en passant sur « la neuvième colline boisée », il lui arriva malheur. La nuit, pendant qu’on dormait, la jeune femme fut prise tout à coup de délire : elle tua son enfant, en suça le sang, en dévora la chair, puis se jeta sur son mari et sur les autres compagnons de voyage et se mit à les mordre et à les griffer furieusement. On parvint, à grand’peine, à la ligoter et on l’enferma chez elle dans une chambre grillée. Elle y vécut encore longtemps et, après sa mort, elle devint un puissant esprit à qui il faut offrir une jument grise aux épaules noires que l’on promène « sur neuf collines boisées » et qu’on lâche ensuite pour toujours[12] (Aldan, 1885). La syphilis est le terrible esprit d’une femme russe « qui a une longue pince » et qui est morte de cette maladie. Elle a neuf sœurs et demeure sur un grand rocher escarpé, sur la Lena, au nord de Yakoutsk (Ulus de Nam, 1887).

Cependant, outre les hommes extraordinaires, morts de mort violente, tout chamane, homme ou femme, tout sorcier (abtah) devient, après sa mort, un üör, esprit dangereux et inquiet, dont la puissance dépend de celle qu’il a eue de son vivant, ainsi que de ses qualités. Ainsi toute tribu, aïmak, djon (dans l’organisation par clans), possède, à part la foule de üör ordinaires, quelques puissants esprits (abass), les âmes des toïons. Ces esprits inquiètent les membres de leur tribu, en exigent des sacrifices ; mais, ils aiment surtout s’en prendre aux étrangers. Cependant, tous n’en sont pas capables, de même qu’une tribu n’est pas toujours en état d’attaquer ses voisins. Il y a pourtant quelques esprits dont la puissance est partout reconnue et qui étendent leur domination sur tout le pays habité par les Yakoutes. Ces esprits, chose curieuse, n’ont aucune puissance sur les étrangers, sur les Européens qui viennent de loin ; même les Cosaques installés dans le pays ne subissent pas tant leur domination que les indigènes. Par suite, les talismans et les sorts sont peu efficaces sur les blancs.

Le trouble que causèrent dans l’organisation de la tribu yakoute leur migration du Sud vers le Nord, leur conquête par les Russes et le changement des conditions économiques qui en résulta, eut son écho dans l’organisation de leur monde supra-terrestre. L’origine traditionnelle de beaucoup d’esprits fut peu à peu oubliée ; d’autres esprits apparurent ; on confondit leurs attributions, leurs lieux de résidence ; certains rapports qui avaient été réels ne devinrent plus que des symboles. Ainsi, par exemple, on ne comprend plus pourquoi telle bête, offerte en sacrifice à tel ou tel esprit, doit présenter certains signes caractéristiques, doit être ointe de certains onguents. Cependant, ce fait qu’on n’offre pas de bétail à l’esprit de la syphilis, mais qu’on lui donne des marchandises achetées à l’étranger, venues du Midi, comme le sel, l’eau-de-vie, la farine, le pain d’épices, le tabac, les calicots, les toiles, les bagues d’or, montre bien qu’au fond de toutes les exigences au premier abord étranges des esprits existe quelque réminiscence de certaines relations originelles.

Il est probable que seuls ont survécu les esprits très anciens, représentant des rapports très généraux, rappelant des faits extraordinaires ou fondamentaux, se répétant régulièrement dans la vie des Yakoutes. Ces groupes d’esprits se sont partagé le monde et ses phénomènes ; ils sont devenus les « seigneurs » du ciel, des airs, des profondeurs. On les nomme abasses. Actuellement ce mot signifie le mal, un mauvais esprit. Mais la racine ab ne désignait pas primitivement le mal. Abtah, c’est le sorcier, l’homme qui connaît les esprits, qui dispose de forces supérieures. D’ailleurs, le mot abasses désigne également des esprits bienveillants. Beaucoup d’esprits réputés mauvais se montrent bons dans certaines circonstances et réciproquement certains esprits dits bons peuvent se venger et faire du mal aux hommes quand on les met en colère.

Les abasses, de même que les forces de la nature, peuvent être à la fois bienfaisants et malfaisants ; mais en général, il sont tous méchants, car ils contrarient les désirs de l’homme, dressent des obstacles à sa volonté, veulent qu’on s’occupe toujours d’eux, qu’on leur paye tribut ; tous, sans exceptions, nous inquiètent plus ou moins, en commençant par les petits üör, en finissant par la bonne déesse de la fécondité, Aisyt. La classification des esprits en bons et mauvais ou plutôt l’attribution aux uns de qualités surtout mauvaises, aux autres de bonnes qualités, n’a pris naissance que fort tard et, comme nous le verrons plus loin, elle n’est pas très rigoureuse.

Évidemment, les premières divisions et les premiers groupements des esprits furent faits sur le modèle de l’organisation du clan. Avec l’évolution des idées dans la tribu, à mesure que se formaient des aymacks (alliances des clans) et à leur suite des djones (confédérations de clans), à mesure que se précisaient les sentiments sociaux, en même temps, apparaissaient et se développaient les idées des devoirs, des responsabilités, des châtiments par la perte des biens et de la vie, non seulement pour les membres vivants d’une même tribu, mais aussi pour les morts. Les sentiments sociaux, d’abord vagues et ne présentant, à l’origine, que les caractères affaiblis de l’habitude et de la sympathie qui poussent les animaux vivant en troupeaux à se porter mutuellement secours, ces sentiments, dis-je, s’affermirent peu à peu dans les tribus humaines à mesure qu’elles s’accroissaient et finirent par acquérir la puissance et la stabilité d’une obligation morale. C’étaient alors les seules lois morales, fondées sur des besoins tout à fait réels. Dans la lutte pour la vie survécurent seules les tribus qui les perfectionnèrent suffisamment. Des idées appliquées à la vie en société sortit la conception de l’immortalité de l’âme.

Souvent, on voit l’ombre d’un individu dont on aurait dû venger la mort, poursuivre la tribu pendant de longues années. Souvent la tribu expiait jusqu’à la neuvième génération, c.-à-d. jusqu’à l’extinction de la race, le meurtre ou la faute commise par un seul membre. Le corps de l’homme périssait, mais son fantôme survivait et ses congénères le sentaient toujours peser sur leurs destinées. Peut-être qu’à cette époque on mourait rarement de mort naturelle : il est probable qu’on périssait la plupart du temps sous la dent d’une bête sauvage ou de la main d’un ennemi. En tout cas, on constate que simultanément a pris naissance cette idée que toute mort (excepté celle qui est donnée par une main chérie) est la conséquence d’une violation des droits de la tribu ou bien le résultat de la vengeance d’une tribu étrangère. Cette idée s’est conservée chez les Yakoutes jusqu’à une époque très voisine de la nôtre. Ainsi la tribu des Byrdjiks a été exterminée, il y a cent ans, par les Yakoutes de Kangalas, parce qu’un chamane des Byrdjiks, offensé par son gendre, un Kangalas, avait jeté sur cette tribu des « pointes de fer invisibles qui frappaient les jeunes gens entre les deux épaules » (Ulus de Nam, 1891). Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples où ces croyances se manifestent.

Il est intéressant de remarquer que, chez les Yakoutes, on ne trouve pas de conception du péché comme violation d’une loi de Dieu. Leur ou antique arah n’a rien de mystique en soi : ce n’est qu’une simple violation des coutumes de la tribu. Cette faute ne peut être effacée par la pénitence, l’humilité, l’amendement de la conscience, mais on peut la racheter par des dons, par le sacrifice d’un bœuf, par des victuailles, des fourrures.

Les événements extraordinaires résultant de la violation d’un tel arah, ou bien les calamités générales dont la nouvelle se répandait dans tous le campement et qui souvent entraînaient d’autres malheurs, comme les épidémies, les maladies nerveuses, les crimes, les guerres, les migrations en masse, ces événements, dis-je, provoquaient dans des milieux convenables une brusque cristallisation de la « conscience sociale ». Souvent ces phénomènes étaient englobés sous le même nom avec le premier événement qui était considéré comme la source des autres. C’est l’origine des préjugés qui consistent à établir entre des phénomènes fortuits, des relations de causalité : c’est ainsi qu’on voit des noms de maladies ou d’événements rattachés à des noms de chefs et de personnes. La relation véritable s’efface avec le temps : il ne reste plus qu’un nom sur lequel l’imagination des peuples brode librement et enfante de nouvelles croyances ; ou bien nous voyons d’antiques légendes s’enrichir de détails nouveaux et précis, adaptés aux besoins nouveaux de la vie.

L’antique organisation des esprits se scinde tout d’abord en deux puissants bis : « le bis des neuf tribus d’esprits d’en haut » (üsungni togusbis aga-usa) et, d’autre part, « le bis des huit tribus d’esprits d’en-bas » (allarangngy agys bisaga usa). Les uns demeurent plus haut, les autres plus bas. Cependant, au sujet de leur lieu de résidence, les opinions sont très partagées, non seulement chez les simples mortels, mais aussi chez les chamanes. En général, on appelle les esprits supérieurs tangara, ce qui signifie proprement « les célestes ». Quant aux esprits inférieurs, on les appelle souvent « souterrains », mais je crois que cette dernière croyance est assez moderne. Dans les incantations, on dit de beaucoup d’esprits qu’ils sont des « habitants de la partie occidentale du ciel[13] ». Les Yakoutes, comme je l’ai déjà fait remarquer, n’ont qu’une idée fort vague du monde souterrain : ils s’imaginent que c’est un monde comme le nôtre, un peu plus sombre, où l’atmosphère est grise, comme « une soupe de corassins ». Souvent, ils appellent « le haut » et « le bas » des pays situés en amont ou en aval du courant d’une rivière. Actuellement, pour eux, « le haut » c’est le Midi, « le bas » c’est le Nord. La terre, monde du milieu (arto-doïdou), est habitée par les hommes et les üör. Mais parmi les esprits placés en tête de la hiérarchie du « bis d’en bas », on rencontre en grand nombre des chamanes illustres et des üör puissants. Dans le « bis d’en haut », qui, assurément, est plus ancien, on ne trouve pas de ces personnages dans les premiers rangs, mais on en retrouve beaucoup dans la foule des esprits subalternes. J’ai relaté une légende sur les amours avec des Yakoutes de ces esprits resplendissants et sur l’introduction de simples mortels parmi eux. Ils vivent tous répartis en clans, comme les Yakoutes, avec maisons, bétail, domestiques, vassaux. Cette distinction en deux groupes de neuf et huit tribus rappelle beaucoup les anciennes divisions des Uïgurs en « membres des dix tribus » (on-uïgur) qui résidaient dans le Midi, et en « membres des neuf tribus » qui étaient établis au Nord. L’histoire fabuleuse des Uïgurs est pleine de récits et de contes sur ces deux branches sœurs d’une même race. Les On-Uïgurs, dès le ier et iie siècle de notre ère, ont émigré vers l’Occident et c’est probablement eux qui se sont fait connaître à l’Europe sous le nom de Huns. Les Togus-Uïgurs se sont dirigés vers l’Est et ils ont fondé l’empire de Tu-gin dont le chef suprême, Peï-ho, est qualifié par les historiens chinois du nom de « prince des neuf tribus »[14].

Peut-être que la répartition des esprits yakoutes entre deux bis n’est qu’une réminiscence de la première scission des Uïgurs. Il est également possible que la conception des « huit tribus d’en bas », aussi puissantes, mais plus méchantes et hostiles, ait pris naissance plus tard, à la suite de nouvelles divisions des tribus et de récentes défaites. Une fois que la division existait, on y a peut-être introduit des individus nouveaux, en considérant leur caractère et en tenant de moins en moins compte de leur origine. À la fin, on cessa de compter des mortels parmi les membres du « bis d’en haut ».

Le « bis d’en haut » est devenu le symbole de l’union nationale, le protecteur de la paix, la source du bien-être, le conseil fédéral également juste et bien disposé pour tous. Un fait digne d’attention est que tous les esprits faisant partie de ce bis habitent les sphères supérieures du ciel, ne se mêlent guère des affaires humaines et ont relativement beaucoup moins d’influence sur le cours de la vie que les esprits du « bis d’en bas », irritables, vindicatifs, plus proches de la terre, alliés aux hommes par des liens de sang et d’une organisation en clans beaucoup plus rigoureuse. Avant la conquête, l’autorité et le Conseil fédéral jouaient le même rôle dans la vie des Yakoutes : à la tête du Conseil, était un chef nominal, le tikin. Or, à la tête des esprits célestes est placé le Seigneur-Père Chef du monde (Art-Toïon-Aga) qui réside dans les neuf sphères du ciel. Puissant, il reste inactif ; il resplendit comme le soleil qui est son emblème, il parle par la voix du tonnerre, mais se mêle peu des affaires humaines. C’est en vain qu’on lui adresserait des prières pour nos besoins journaliers : dans des cas extraordinaires seulement, on peut troubler son repos, et encore met-il peu de bonne volonté à se mêler des affaires humaines[15].

En son honneur, on organise des ysyahy printaniers, de grands ysyahy fédéraux. Jadis, c’était aussi en son honneur que les jeunes gens neuf fois de suite vidaient neuf coupes pleines de koumys en poussant le cri fédéral : « Ourout » et « Aïhal ». On ne tue pas de bétail en l’honneur d’Art-Toïon car dans la tribu il n’est pas le dieu de la vengeance mais celui de la paix.

En général, on ne verse pas de sang en l’honneur des esprits célestes : on n’offre que de modestes présents à chacun d’eux, exception faite, il est vrai, de Baïnaï, dieu de la chasse. Pourtant, parmi ces esprits, il s’en trouve qui jouent un rôle très important dans la vie des Yakoutes.

À la suite d’Art-Toïon-Aga, viennent :

2) Le Seigneur-Créateur Blanc, Urüng Ai-Toïon, dans le quatrième ciel ;

3) La Douce Mère-Créatrice, Nalban-Aï, Kubäi Hoou lä ;

4) La Douce Dame de la Nativité, Nalygyr-Aisyt-Hotoun ;

5) La Dame de la Terre (des champs et des vallées), An-Aläi-Chotoun, ainsi que ses enfants les esprits des herbes, des arbres, de la verdure : Aräka-dzaräka ;

6) Sättä-Kür Dzäsägäi Aï. Il y a sept frères :

a) Le terrible Seigneur Hache, dieu de la foudre, Sürdah-Sügü-Toïon ;

b) Le Dieu de la lumière et des éclairs, An-Dzasyn ;

c) Le Dieu de la destinée, Tangasyt Dzylga Han ;

d) Le Dieu de la guerre, Ilbis Han ;

e) Le Messager de la colère des esprits, Ordouk Djasabyn ;

f) Le Messager des grâces, Han lehsit ärdän Aï ;

g) Le Dieu des oiseaux, Süng Han Sungkan äsäli Holtoroun Hotoï Ai.

7) Les Dieux du bétail, Mogol Toïon, avec sa femme Usun Kouiah Hotoun. — Dans certaines localités, on les appelle No-hsol-Toïon, Nareï Hotoun. Ils habitent le cinquième ciel, à l’Orient ; ils sont puissants, riches, bienveillants. Ils aiment le bétail bigarré et noir : ceux qui élèvent de ce bétail sont en faveur auprès d’eux.

8) Le Dieu de la chasse, Baï Baïnaï. Il a les cheveux longs comme un Toungouze ; c’est un dieu vagabond qui est plus souvent dans les bois et dans les champs que chez lui. On peut le trouver également dans la partie orientale du ciel. Quand les chasseurs ne sont pas heureux à la chasse ou que l’un d’eux tombe malade, on sacrifie un buffle noir dont le chamane brûle les chairs, les entrailles et la graisse. Pendant la cérémonie, on lave dans le sang de la bête sacrifiée une figurine en bois de Baïnaï, couverte d’une peau de lièvre. Quand le dégel vient délivrer les eaux, on plante au bord de l’eau des pieux reliés entre eux par une corde de cheveux (sëty) où sont suspendus des chiffons bigarrés et des chevelures : en outre, on jette à l’eau du beurre, des gâteaux, du sucre, de l’argent. Baïnaï partage ces offrandes avec son compagnon Wodnik, dieu des pêcheurs (Oukoulan), pauvre, mais toujours gai, bavard et bouffon. En outre, Baïnaï a encore sept compagnons, dont trois sont favorables et deux défavorables aux chasseurs.

9) Les Dieux qui gardent les chemins du ciel :

a) Le portier Bosol Toïon et Bouomtcha[16] Hotoun ;

b) Le Dieu de la maison (Baran Batyr), dieu de l’étable des porcs et de la cour (Alasbatyr) ;

c) Les sept frères des différents feux : Al-ouot itchita, Byrdja-Bytyk, Kyrys tülüsar, Kündül tchagan, Kürä tchagan, Hon-tchagan, Hatan-soutouïa et Ylgyn-Arbiya. Je citerai encore le dieu des pauvres, Botchera, de la famille de Mogol-Toïon, qui a pour toutes richesses, comme le dit la chanson :

 

Üs toulah, ilimnah,

Üs ürüng ynahtah,

Üs kougas ynahtah.

Trois nasses, trois filets,

Trois blanches petites vaches,

Trois petits bœufs roux.

 

Il est le patron des pauvres familles, semi-pêcheurs, semi-pasteurs, et il veille sur le bétail au poil roux et blanc des pauvres gens.

Le « bis d’en bas » comprend les huit dieux suivants :

1) Le Tout-Puissant Seigneur de l’infini, Ouloutouïer Oulou-Toïon ;

2) Le Seigneur Tête de Bronze, Alton Sabyräi-Toïon ;

3)       ?     Tarylah Tan-Taraly Toïon ;

4) Le Seigneur du Péché, Arah-Toïon (archach) ;

5) Le Seigneur Bonnet d’argile, Bouor Malahaï Toïon ;

6) La maladie des Yakoutes (trad) ;

7) Le Seigneur chinois Baksa, Kitäi Baksy Toïon ;

8) Dame Namyk, Namyk Hotoun.

Il est très difficile de dresser une liste des mauvais esprits. Les simples mortels les ignorent en général et d’ailleurs en ont peur ; les chamanes évitent de prononcer sans motif leurs noms redoutables. Ainsi, j’avais l’entière confiance du chamane Tüspüt, homme pauvre ; pourtant, il n’osa pas me les nommer tous avec exactitude, bien que je lui eusse promis une forte récompense. Plusieurs fois il prétexta des maux de tête, enfin il se décida à me nommer une quinzaine de noms et aussitôt, sous prétexte qu’il devait prendre du repos, il s’étendit sur un banc. Puis il ne tarda pas à s’esquiver et ne se montra plus de longtemps.

J’ai quatre listes de ces esprits ; j’en ai recueilli deux moi-même et j’ai emprunté les deux autres[17]. Toutes diffèrent à l’exception de quelques noms principaux. Je pense qu’il faut absolument ajouter aux noms cités ci-dessus, ceux que j’ai entendus dans les incantations, ceux qu’on rencontre souvent dans les notes des voyageurs.

1) Kahtyr-Kaghtan[18] Bourdi-Toïon, esprit puissant, ne le cédant qu’à Oulou-Toïon. Il faut le chercher dans la partie méridionale du ciel : on lui sacrifie un cheval gris au front blanc (Ulus de Nam, 1888).

2) Puis vient « l’Esprit qui nuit aux yeux des hommes », Tchaadäi Bolloh ; on lui offre une vache de couleur rouge-sang aubère ; on ne la tue pas ; on la lâche en liberté.

3) La femme des ulus occidentaux, Melachsin Aite et Symykan Udayan (udagan = chamanesse) qui porte une sonnette et un vase en bois. On leur offre à toutes les deux une jument aubère aux jarrets blancs par derrière.

4) Le très puissant Esprit-Femme Dohsoun-douïah : on lui consacre une jument aubère-or à la tête blanche.

5) Kydanah Kys Hatyn : on lui offre une jument gris pommelé.

6) Käläny oïocho-kyïdankys, un des esprits les plus malmenés par les chamanes (käläny). Il fait souffrir les jeunes filles, trouble leur sang, leur donne le délire. Pour l’adoucir, le chamane, pendant ses incantations, pose un tambourin à terre et verse dessus de la crème, du beurre fondu ; il jette même des pièces de monnaie.

Tous ces esprits sont les sœurs de Nieminïa, ogresse dont j’ai déjà parlé. Elles demeurent sur neuf collines boisées. Non loin d’elles, dans la partie du ciel où se lève le soleil d’hiver, demeure l’esprit-femme, Dalber-djonok. Tous les esprits qui sont dans le midi du ciel sont très puissants et souvent ils nuisent aux hommes. Le sacrifice qui leur fait le plus de plaisir est celui de « chevaux aubère-clair, au museau à moitié blanc, aux naseaux roses, aux yeux blancs ». Dans la partie occidentale du ciel, réside le « prince des chamanes » (oïouna, prince) des Yakoutes. C’est un chamane de la famille d’Oulou-Toïon. On lui offre en sacrifice un chien de chasse, couleur d’acier avec des taches blanches, à la tête blanche entre les yeux et les naseaux. C’était naguère un chamane de l’ulus de Nam, du nosleg de Bötïügne, de la race Tchaky. Esprit redoutable, il peut envoyer aux hommes de très grands malheurs.

Vers le Nord, sous la terre, demeure « le Vieillard souterrain » (Allara ogonior). Actuellement on l’appelle souvent Satana. On le confond avec le diable, de conception chrétienne, de même que maintenant les indigènes confondent le Dieu chrétien avec Art-Toïon-Tangara, d’origine yakoute. On offre au « Vieillard souterrain » un petit taureau de six ans aux raies noires et rouges, au front blanc, aux yeux blancs. Avec le « Vieillard » demeure le « Corbeau Noir Djang » (Souor-Hara-Dzöng) qui visite les maisons des riches et y joue du tambourin, ce qui rend malades tous les serviteurs.

Vers l’Orient réside la « Dame au poulain blanc » (Döpö oubagalah hotouri), femme yakoute de l’ulus de Baïagantaï. Elle envoie les maux de tête, les maux d’estomac, les douleurs dans les os. On lui offre un poulain blanc.

Je n’ai énuméré qu’une partie des dieux principaux du « bis d’en bas » : les esprits secondaires se comptent par milliers. — Leur chef et maître, Oulou-Toïon, donne une idée très exacte de leur caractère. Oulou-Toïon n’est pas méchant : il est seulement très rapproché de la terre dont les affaires l’intéressent vivement. La félicité d’une douce existence se répand dans l’univers, sans sacrifices ni souffrances, par le fait même de l’existence d’Art-Aï-Toïon et des neuf clans qui en descendent ; par contre, Oulou-Toïon personnifie l’existence active, pleine de souffrances, de passions, de tristesse, d’espérances, de désirs, de luttes. Il est la Vie, l’Immensité de l’Infini. Il faut le chercher vers l’Occident, dans le troisième ciel (Ulus de Nam, 1888). Mais il ne faut pas invoquer son nom futilement : la terre tremble et s’agite quand il y pose le pied ; le cœur du mortel éclate d’effroi s’il ose contempler son visage. Personne ne l’a donc vu. Cependant, il est le seul des puissants habitants du ciel qui descende dans cette vallée humaine, pleine de larmes. On le devine à l’ombre brumeuse qu’il projette. À Wierchoïansk, on m’a montré une roche élevée, sombre, couverte de bas en haut d’une forêt noire, une roche au profil d’une étrange puissance, fière, solitaire, sinistre : « C’est Oulou-toumoul[19] », me disaient avec terreur les guides. Quelquefois, Oulou-Toïon traverse les forêts sous la forme d’un géant, entouré de nuages ; ou bien, c’est un ours noir, ou bien un taureau de taille gigantesque, un chien de chasse, un élan. Un jour, sur les bords de la rivière de l’Aldan, un ours brun irrité s’était jeté sur une nombreuse bande de chasseurs et avait déjà dévoré plusieurs d’entre eux : tous se prosternèrent devant lui, en criant : « Oulou-Toïon ! Oulou-Toïon ! » (Aldan, 1886). Tel est ce Seigneur que l’on célèbre dans les enchantements : « Parmi les plus puissants, puissamment Puissant ! Fils du mystère... Toi, au corbeau flamboyant ! Dérange-toi et apparais ![20] ». Si, dans l’emportement de sa colère, il descendait sur la terre, elle éclaterait en gémissant et tomberait en poussière. Mais il aime la terre et ce qui souffre sur elle ; tous les malheurs, accidents, souffrances, maladies, inondations, tout cela subit sa loi ; c’est lui qui les contient par son autorité inébranlable, car s’ils tombaient sur le monde, ils pourraient en balayer toutes les créatures « nées dans la douleur » ; ils détruiraient toutes les plantes charmantes aux doux parfums, les forêts qui se balancent sous le vent — tout périrait, jusqu’au moindre ver ! « Tout ce qui respire, tout ce qui a un être intime (net-itch-tchi) est son enfant, et sa création ». « C’est lui qui a donné aux hommes le feu, c’est lui qui a créé le chamane et qui lui a appris à lutter contre le malheur » (Ulus de Nam, 1889). « C’est le créateur des oiseaux, des animaux des bois, des forêts elles-mêmes » (Aldan, 1884). On lui fait les plus grands sacrifices, on fait couler le sang en son honneur. Ses animaux favoris sont les taureaux ou les poulains noirs à tête blanche ou à étoile sur le front. Il n’obéit en rien à Aï-Toïon, qu’il traite comme un allié, comme un égal. À Kolym, j’ai recueilli une belle légende sur leurs relations : Oulou-Toïon avait appris qu’Aï-Toïon avait une fille, Soleil (kün-kys), d’une beauté merveilleuse, qu’il tenait cachée derrière une triple muraille de fer : il envoya son grand-père Sesen la demander en mariage : « Je te salue au nom d’Oulou-Toïn, dit Sesen à Aï-Toïon. — Je ne lui refuserai rien ! que veut-il ? Parle ! lui répondit Aï-Toïon. — Donne lui ta fille, la Vierge Soleil, en mariage. » Aï-Toïon réfléchit. « C’est bon. Mais quelle rançon me donnera-t-il ? — Il te donnera quelque chose de terrestre que tu pourras désirer ! — Dis-lui que je demande en rançon le mirage (djergrelgiri) et les vagues (äbärhä duolgun) ! » Sesen rapporta cette réponse à Oulou-Toïon. Celui-ci rassembla tous ses fils, tous les oiseaux de sa création, tous les animaux des bois et des plaines et leur dit : « Celui qui me conquerra un mirage et une vague sera le premier parmi les autres et sera chéri de moi ». Personne n’y consentit ; Oulou-Toïon s’en affligea. Le corbeau et le loup, ses enfants les plus chéris jusqu’à ce jour, le remarquèrent et entreprirent de tenter l’aventure. Le premier demanda un regard perçant, le second de longues jambes. Mais leurs efforts furent vains : le corbeau ne put attraper le mirage, la vague échappa au loup qui avait bu la moitié de la mer. Depuis ce temps-là, ils errent sans trêve sur la terre en quête de quelque chose. — Cependant, la Vierge Soleil a engendré le Soleil (Kolomyn, 1884). Malgré leur insuccès, le corbeau et le loup sont restés les enfants chéris d’Oulou-Toïon. Il n’est pas bon d’agacer un corbeau, de l’injurier et surtout de le tuer sans motif. « Une fois, les corbeaux s’étaient mis à voler à un Yakoute le gibier qui se prenait dans ses pièges. À peine quelque chose était pris qu’ils le lui volaient : lièvres, canards, perdrix, rien n’était épargné. Le Yakoute s’affligeait, ne savait que faire ; enfin, il tua un corbeau et le pendit par les pieds près d’un sentier. Les autres corbeaux le virent et allèrent se plaindre à Oulou-Toïon. Celui-ci, pendant le sommeil du Yakoute, assigna l’âme de ce dernier à paraître devant son tribunal. « Pourquoi as-tu tué mon fils ? demanda-t-il au chasseur. — Ô Puissant des Puissants ! J’aurais dû périr moi-même. Ils me prenaient tout mon butin : il ne me restait plus rien ! répondit le Yakoute. — Est-ce vrai ? demanda Oulou-Toïon aux corbeaux. Ceux-ci ne répondirent mot. — Tu peux t’en aller ! » dit alors le Seigneur à l’homme (Aldan, 1885).

Oulou-Toïon personnifie les coutumes nationales des Yakoutes, coutumes violentes, vindicatives, souvent cruelles, où on remarque une tendance vers la justice, souvent au prix de grandes souffrances morales et physiques. Les Yakoutes craignent Oulou-Toïon comme ils craignent la vengeance de la tribu et la guerre, mais ils l’honorent, car c’est lui qui a élevé les hommes et qui les tient dans l’obéissance, bien que ce soit Aï-Toïon, le dieu de la paix et de la concorde, qui les ait engendrés. La conception que les Yakoutes se font de l’univers n’est donc qu’une extension de l’organisation de la tribu au monde inorganique, végétal, animal, supraterrestre, s’étendant des forêts aux étoiles, au ciel. La cause de tout phénomène réside dans la volonté, dans les passions, dans les désirs ou dans les droits d’un esprit faisant partie de ces puissantes tribus invisibles. Tout phénomène peut donc être modifié par le payement d’une rançon, par la prière, la menace, par la lutte avec la force, avec l’être qui a donné naissance au phénomène. Voilà pourquoi il importe de savoir ce qui peut faire plaisir ou ce qui peut nuire à chacun de ces milliers d’üör et d’esprits. Les chamanes existent pour nous renseigner à cet égard : de même que le pâtre suit à la piste les voleurs de ses chevaux, en se guidant souvent sur les herbes dont on a secoué la rosée, de même le chamane, à l’aide de ses raisonnements et de ses subtiles investigations, devine infailliblement le fauteur d’un malheur. Il est aidé dans cette tâche par ses patrons, ses prédécesseurs, par les esprits de même tribu et de même origine que lui.

Pour dominer les volontés des autres, pour les entraîner, il faut avant tout croire soi-même et être apte aux délires mystiques. Quand naguère les âmes de la tribu souffraient collectivement, certaines souffraient plus que d’autres et cette faculté de plus grande souffrance se transmettait dans la famille par hérédité : au bout d’une série de générations, il s’amassait ainsi un immense trésor de sensibilité et d’abnégation, d’aptitudes à penser largement et avec perspicacité. C’est ainsi que se formèrent les poètes et les chamanes. Mon ami, le chamane « Tüspüt » (ce qui veut dire « tombé du ciel »), quand il eut atteint sa vingtième année, tomba gravement malade : il se mit à « voir des yeux, à entendre des oreilles » ce que les autres ne voient ni n’entendent. Pendant neuf ans, il dissimula, cacha mal, craignant qu’on ne se moquât de lui. Enfin, sa maladie devint si grave que sa vie fut en danger. Il se mit alors à « chamaniser » : cela lui fit du bien. Maintenant, quand il ne « chamanise » pas pendant longtemps, il ne se sent pas bien. Tüspüt a 60 ans : il pratique donc depuis trente ans. C’est un vieillard de taille moyenne, sec, fané, nerveux. Aujourd’hui même, s’il le faut, il pourra tambouriner, danser, sauter, toute une nuit. Tüspüt a vu beaucoup de choses ; il a travaillé dans les mines d’or, il a voyagé dans le Nord, il a même atteint le rivage de la mer. Il a les traits vifs, un peu toungouzes. Autour des prunelles se trouve un croissant d’un gris sale, formé de deux anneaux concentriques. Quand il procède à ses enchantements, ses yeux s’élargissent, prennent un éclat particulier, étrange, et font une triste impression sur les spectateurs qu’ils énervent même par leur expression de sauvage délire. C’est le deuxième chamane aux yeux aussi étranges que j’aie connu ici.

En général, les chamanes ont quelque chose dans leur personne qui permet de les distinguer infailliblement de la foule des Yakoutes. Je crois qu’il faut l’attribuer à une certaine nervosité dans leurs mouvements et à la vivacité de leur visage, apathique chez les autres indigènes. Dans le Nord ils portent encore tous des cheveux longs. Dans le Midi, ils doivent se cacher : ils se coupent donc la chevelure ; Tüspüt m’a affirmé que, personnellement, il n’aimait pas beaucoup les cheveux longs, car certains petits üör s’y empêtrent et vous occasionnent des maux de tête. J’ai appris ensuite que Tüspüt avait un faible pour les cheveux longs ; seulement, chaque année, on lui taillait sa chevelure dans le conseil de la tribu et, dans la cerkiew, il était condamné à un châtiment et à une pénitence d’église. Le pauvre chamane en revenait maigre et exténué, non pas tant par le jeûne que par l’idée d’avoir offensé ses dieux, protecteurs et alliés. « Je ne puis pourtant pas les abandonner, me disait-il en confidence, nous ne faisons de mal à personne » (Ulus de Nam, 1886). Un vieux Yakoute aveugle m’a raconté qu’il avait été jadis chamane : seulement, il avait reconnu que c’était « un péché » et il avait cessé. Bien qu’un autre chamane très puissant ait fait disparaître le « signe » (ämägät) qu’il portait, les esprits l’ont cependant privé du jour (Ulus de Nam, 1887).

Dans l’ulus de Baïangalaï, à Utüchtüj, demeurait de mon temps un jeune chamane, Pierre, homme aisé qui tenait peu aux revenus qu’on peut tirer des sortilèges, et à plusieurs reprises il avait cessé de « chamaniser ». Cependant, chaque fois qu’il se produisait quelque chose d’extraordinaire, il ne pouvait plus y tenir et rompait ses engagements. Peu lui importait ce qu’on pouvait dire de lui : il n’était pas ambitieux. Pourtant sa renommée s’était répandue au loin ; on disait que quand il « opérait ses enchantements, les yeux lui sortaient du crâne » (Aldan, 1885). Tüspüt est pauvre et, naturellement, il tient beaucoup au « casuel » du chamane et à la gloire de chamane. Il est même une fois tombé dans une violente colère car un riche voisin avait appelé un autre chamane que lui. Il soutenait que son confrère « ne savait rien, qu’il ne cherchait pas les causes de la maladie où il le fallait ; que lui Tüspüt, savait où en résidait l’origine, mais que maintenant il ne le dirait pas, même si on venait le chercher ». En fin de compte, on finit par l’appeler et, paraît-il, le malade fut guéri.

Les honoraires pour les sortilèges sont très variés ; on ne les paie qu’en cas de succès. Alors, ils s’élèvent quelquefois jusqu’à 25 roubles, selon la richesse et la générosité de la personne guérie. Souvent, le chamane doit se contenter d’un rouble et d’une « réception ». Dans certaines localités, le chamane prend une partie des chairs de l’animal offert en sacrifice. Mais tous ne le font pas de peur de se voir accusés de faire tuer beaucoup de bêtes par simple cupidité. Le chamane ne pose jamais ses conditions : il prend ce qu’on lui donne, ce qu’on peut donner ; très souvent, il ne prend rien. En général, les chamanes ne sont pas riches, car ils ne montrent pas dans la vie journalière l’intelligence qu’ils déploient dans le monde des esprits ; bien plus, ils font souvent l’effet d’individus bornés, mal équilibrés, enfantins (Ulus de Kolym, 1883).

Le don de chamaniser n’est pas héréditaire. Cependant, l’idée d’une certaine parenté spirituelle entre les chamanes d’une même localité, se remarque bien dans cette croyance : chaque fois que, dans une famille, un chamane a paru, son ämägät (signe, esprit protecteur) ne disparaît pas après sa mort ; il tend toujours à s’incarner en un homme de la même famille (aga-usa) (Ulus de Nam, 1889).

Souvent, l’ämägät attend longtemps avant de faire son choix ; il sommeille à l’écart ou tourmente les hommes, comme un mauvais esprit.

L’esprit protecteur (ämägät) est l’attribut indispensable du chamane. Le moindre d’entre eux a son ämägät et un ié-kyla, (animal-mère) signe venu du ciel, image d’un animal protecteur, qui dévore les esprits. Ce signe correspond tout à fait aux emblèmes familiaux. Ce fait qu’il représente un animal « originaire » (ié) nous fait supposer qu’il a pris naissance à l’époque où se développait chez les Yakoutes l’organisation matriarcale de la tribu (ié-ousa). Le chamane cache soigneusement ses ié-kyla ainsi que les lieux de sa retraite. « Personne ne retrouvera mon ié-kyla. Il est loin d’ici, caché dans les rochers d’Edjigan ! » me disait avec orgueil Tüspüt. Une fois par an seulement, quand les neiges ont fondu, quand la terre a noirci, les (ié-kyla) des chamanes apparaissent à la surface du sol. Les âmes des chamanes, leur kout, sous la forme de leurs signes (ié-kyla), errent alors dans le monde. Leur vue n’est accessible qu’à un œil initié à ces mystères ; ils sont invisibles pour le commun des hommes. Ces incarnations des chamanes, quand elles sont puissantes et hardies, volent en hurlant et en faisant grand bruit ; quand elles sont faibles, elles se glissent furtivement, discrètement. Quand elles attaquent, elles se font remarquer par leur acharnement ; de leur nombre sont les esprits les plus puissants. Les chamanes inexpérimentés ou trop batailleurs se laissent entraîner à des combats qui se terminent en général, pour les hommes-chamanes, par des maladies, surtout si leur ié-kyla a été vaincu. Quelquefois, deux champions de première force se prennent aux cheveux, et, après s’être empoignés à bras-le-corps, ne peuvent triompher l’un de l’autre : ils restent alors enlacés pendant des mois et des années. Pendant ce temps-là, les hommes-chamanes doivent s’aliter, incapables de tout mouvement et ils restent dans cet état jusqu’à ce que la mort d’un des adversaires délivre l’autre (Ulus de Nam, 1889).

Les chamanes les plus faibles et les plus timides sont ceux qui ont un ié-kyla de chien. Les plus puissants sont ceux dont l’incarnation est un gigantesque taureau, un poulain, un aigle, un élan ou enfin un ours brun. Les plus malheureux sont ceux qui ont comme emblèmes originaires des loups, des ours ou des chiens. Ces bêtes insatiables les harassent sans trêve, les obligent à tomber continuellement en délire pour gagner de la nourriture pour eux. Le pire de tous est le chien « qui ne cesse de ronger le cœur de son homme » (Ulus de Nam, 1889). Le corbeau n’est pas non plus une bonne incarnation. L’aigle et le taureau portent le surnom d’« esprits-potentats » (abasy kiaktah) (Ulus de Nam, 1888).

Les chamanes sont informés de la naissance d’un nouveau chamane par l’apparition d’un ié-kyla jusque-là inconnu. (Ulus de Nam, 1889).

L’ämägät, l’esprit protecteur, est un être complètement différent : en général, c’est l’âme d’un chamane défunt et, dans de rares exceptions, c’est quelque habitant subalterne du ciel.

Le corps humain n’est pas en état de résister à la puissance des dieux d’en haut. L’esprit protecteur, l’ämägät, ne s’éloigne jamais de sou élu et répond toujours à son appel. Dans les moments difficiles, en cas de danger ou quand il est dans l’affliction, il prodigue au chamane ses conseils et le défend. « Chacun a un esprit protecteur, ié-hsit (l’esprit qui fait la mère[21]), mais celui du chamane est d’un genre à part » (Kangalas occid., 1891). « Le chamane ne voit et n’entend que par son ämägät, m’enseignait Tüspüt ; je vois et j’entends à une distance de trois nosleg, mais il y en a qui voient et qui entendent beaucoup plus loin » (Ulus de Nam, 1889).

La possession de l’ié-kyla et de l’ämägät est tout à fait indépendante de la volonté humaine. Quand l’homme est apte à les recevoir, ils s’emparent de lui par l’effet du hasard et de la destinée. Voici le récit que m’a fait Tüspüt sur l’arrivée de son ämägät : « Un jour que j’errais dans les montagnes, là-bas vers le nord, je m’arrêtai auprès d’un monceau de bois (saïba) pour cuire mon repas. J’y mis le feu ; or, sous ce bûcher était enterré un chamane toungouze. Son esprit s’est emparé de moi. » Voilà pourquoi, pendant qu’il opère ses sortilèges, Tüspüt prononce des phrases toungouzes, fait des gestes toungouzes. Pendant les cérémonies, d’autres esprits viennent, il est vrai : l’esprit russe qui demande de l’eau-de-vie, du pain d’épices, des jeunes filles (noutcha-tan-garalah)  et qui l’oblige de prononcer des paroles en russe ; il y a aussi deux esprits toungouzes (tongous tan-garalah) qui demandent des organes sexuels aux femmes et aux hommes présents. S’ils demandent si on en a, il faut bien se garder de répondre affirmativement, car ils les raviraient. L’esprit mâle enlève ceux des jeunes filles, l’esprit femelle ceux des hommes. Les femmes dépérissent, tombent malades ; les hommes deviennent sexuellement impuissants.

Le Toungouze mâle est aveugle ; il tâte sans cesse de ses mains la terre, ainsi que les objets environnants. Cependant tous ces esprits sont simplement des âmes de chamanes (käläny) (passagères) qui visitent chaque chamane, attirées par le bruit. Il ne faut pas les confondre avec l’ämägät. Ce n’est que par un effet du hasard que l’ämägät de Tüspüt est également toungouze.

Les grands chamanes, en mourant, emmènent quelquefois avec eux leur ämägät dans le ciel, et alors ils deviennent de puissants esprits célestes. Mais si l’ämägät ne suit pas le chamane au ciel, il doit se manifester tôt ou tard (Ulus de Nam, 1889). Suivant la puissance de leurs ämägät, les chamanes se classent comme il suit :

a) Les « derniers » (kennikî oün). Ce ne sont pas, à vrai dire, des chamanes : ce sont les hommes nerveux, hystériques, maniaques, à demi-fous, capables de voir ce que ne voient pas les autres, de prophétiser, d’expliquer les songes, de soigner les maladies légères, de chasser les petits üör et les esprits communs, comme par exemple le kaïarin du veau, esprit qui se plaît à étouffer sournoisement les veaux ; mais, en présence d’un puissant chamane, ils se réfugient en sifflant dans la paille, d’où on les expulse sans cérémonie. Tous les hommes qui ont eu une aventure extraordinaire possèdent ce pouvoir pendant quelque temps. Ainsi, un chasseur qui vient de tuer un ours, peut chasser l’esprit qui cause les maux des yeux. Il faut pour cela qu’il prenne le malade à l’écart et lui crie tout à coup à l’œil le « ouh ! » des chasseurs. Certains objets ont également cette vertu ; on peut aussi chasser les üör, les mauvais esprits, en faisant un bruit perçant avec des ustensiles métalliques.

Quand un mauvais rêve vous revient, il est bon de placer près de soi une arme quelconque, une pointe de fer, un bâton même, dont la vue effraie les agresseurs. Mais, pour combattre les esprits, il faut avant tout, avoir « un cœur vaillant » (Ulus de Kolym, 1883). Les chamanes « derniers » ont un cœur faible : ils n’ont pas l’ämägät ; ils ne peuvent célébrer les cérémonies plus importantes, avec extinction de feu, jeu sur le tambourin, sacrifices sanglants.

b) Les chamanes « communs » (orto oüna) : ce sont les devins, sorciers habituels, qui ont, à différents degrés, le pouvoir de guérir, suivant la puissance de leur ämägät.

c) Les « grands » chamanes, auxquels Oulou-Toïon lui-même a envoyé un esprit protecteur (oulahanroun amägätah Oulou-tüïer Oulou-Toïon ougorülah oüna). Ce sont de puissants sorciers ; même le Chef Seigneur des Puissants prête une oreille bienveillante à leur voix. On m’a dit qu’il ne pouvait y avoir à la fois sur la terre yakoute que quatre chamanes de cette force, correspondant aux quatre ulus primitifs des Yakoutes : un dans les ulus de Wilouy (?), un autre dans l’ulus de Nam ; un troisième dans celui de Batourous et enfin le dernier dans l’ulus de Barogogne[22]. Dans chacun de ces ulus, résident des familles marquées d’un sceau particulier et dans le sein desquelles un grand chamane apparaît de temps à autre (Ulus de Nam, 1887). Dans l’ulus de Nam, la famille Artchynga passait pour telle : c’était d’elle que descendait Mytchyll, qui venait de mourir.

Vers la fin de sa vie, après qu’il eut perdu sa femme, le vieux sorcier vivait dans un isolement complet abandonné de tous. Il avait pour tout compagnon un chien, vieux et décrépit comme lui. « Ils ne faisaient rien tous les deux ; ils vivaient simplement, mais ils étaient cependant à leur aise, car les esprits fournissaient à Mytchyll tout ce qu’il leur demandait » (Ulus de Nam, 1886). Tüspüt se vantait «d’avoir toujours du tabac » ; ses voisins se racontaient tout bas que son tabac n’avait pas de racines, que le vent le lui apportait » (Ulus de Nam, 1889). On disait que Mytchyll était beau dans sa jeunesse, mais, avec l’âge, il était devenu effrayant comme un spectre. Dans l’ulus de Nam, on conte des merveilles sur sa puissance. Bien que vieux, pendant ses incantations, il surpassait les plus jeunes par la hauteur de ses sauts, par l’énergie de ses gestes. Quand il criait et tambourinait, les parois de la yourte en tremblaient. Alors il se transfigurait. D’ordinaire sombre et silencieux, il s’animait, pétillait d’esprit et de verve. Tous le craignaient, car il lui suffisait de regarder un bœuf, une maison, un homme, pour qu’un incendie détruise la maison, pour que l’animal crève, que l’homme tombe malade. Partout où il se montrait, on l’honorait comme le plus puissant des seigneurs. Mytchyll faisait facilement tous les tours des chamanes : il se perçait du couteau, avalait des bâtons, dévorait des charbons ardents. — Un bon chamane peut se brûler en trois endroits : au sommet de la tête, au foie, à l’estomac. Il peut s’enfoncer un couteau des deux mains, et si profondément qu’il se transperce quelquefois de part en part (Ulus de Nam, 1888). Dès qu’un chamane se perce, son « soleil » (pièce de ferblanterie qu’il porte derrière lui sur son kaftan de chamane) disparaît, et il le crache avec le couteau (Ulus de Nam, 1887). « Il y a même eu des chamanes qui pouvaient se trancher la tête, la mettre sur une table et danser toujours[23] » (Aldan, 1885). Djerahyn, chamane de Nam, pouvait faire de ces tours-là. Une fois, en présence de tous, d’un coup de pied, il renvoya contre le mur de l’izba un « devin » (abtah)[24] qui lui était ennemi « et le maintint dans cette position jusqu’à ce que ce dernier s’humiliât et demandât grâce » (Ulus de Nam, 1888). Certains chamanes sont si puissants qu’ils peuvent chamaniser dans plusieurs yourtes à la fois (Ulus de Nam, 1889). J’ai remarqué que les Yakoutes s’intéressent assez aux tours des chamanes : cependant, ils exigent quelque chose de plus d’un véritable chamane. Dans l’ulus de Kolym, j’ai vu un très habile jongleur qui avalait des pièces de monnaies et les faisait réapparaître dans sa main ; pourtant, les Yakoutes avaient beaucoup plus de considération pour une vieille chamanesse qui ne savait pas faire de ces tours. Lui-même, à l’arrivée de la vieille, lui céda le pas et l’aida dans les cérémonies comme simple domestique (koutourouksout).

D’après l’opinion des indigènes, un véritable chamane doit posséder les vertus « qui forment le trésor du cœur humain » : il doit être sérieux, avoir du tact, savoir convaincre son entourage ; surtout il ne doit pas se montrer présomptueux, fier, emporté. On doit sentir en lui une force intérieure qui ne choque pas, mais qui a conscience de sa puissance. Un tel chamane est honoré du respect, de la confiance et de l’obéissance de tous. « Un tel ne mentira pas », dit-on ; « ou bien il vous portera réellement secours, ou bien il vous refusera son assistance ». Plus le pays dont viennent les chamanes est situé loin au Nord, plus ils sont puissants, d’après les Yakoutes : les chamanesses sont toujours plus fortes que les chamanes (Ulus de Kolym, 1883). En général, dans les sortilèges, c’est le facteur féminin qui l’emporte. Dans l’ulus de Kolym, à défaut de kaftan de sorcier, les chamanes endossent des vêtements de femme. Les chamanes portent leurs cheveux longs et souvent ils en font des tresses. Tout grand chamane peut enfanter à l’instar d’une femme. Mytchyll a plusieurs fois accouché et entre autres, il a donné naissance à un brochet. Un autre chamane de Nam a enfanté un corbeau : les couches ont été très pénibles ; il a même failli en mourir. Certains accouchent de petits chiens, de canetons, de vanneaux etc. (Ulus de Nam, 1888). Tous leurs sortilèges ont une allure licencieuse. Leurs chansons fourmillent d’allusions, de tournures de phrases se rapportant aux questions sexuelles ; leurs danses dégénèrent souvent en gestes et en poses obscènes.

Les forgerons et les chamanes sont unis entre eux par des liens amicaux très étroits. Un proverbe yakoute dit : « Forgeron et chamane sont du même nid » (Ulus de Kolym, 1882). « La femme d’un chamane est respectable, la femme d’un forgeron est vénérable »[25] (Ulus de Nam, 1889). Les forgerons peuvent soigner, donner des conseils, prédire l’avenir même, mais leurs connaissances ne contiennent pas d’élément surnaturel ; ce sont tout simplement des gens intelligents, qui en savent plus que les autres et qui « ont des doigts » (Ulus de Wierchoïansk, 1880). La profession des forgerons, surtout dans les contrées du Nord, se transmet de père en fils ; à la neuvième génération, le forgeron acquiert des vertus de sorcier, les vertus s’affermissent et s’étendent avec le nombre des ancêtres[26]. En général, les esprits craignent le cliquetis du métal, le vent des soufflets. Dans l’ulus de Kolym, un chamane refusa d’opérer, tant que je n’eus pas enlevé de la chambre une boîte avec des instruments ; et ensuite, il expliqua son insuccès par ce fait « que les esprits avaient eu peur de moi forgeron ». Ce n’est qu’à la neuvième génération qu’un forgeron se hasarde à façonner les ornements métalliques des vêtements du chamane, surtout s’il s’agit de la plaque de bronze avec l’image de l’ämägät du chamane que celui-ci suspend à sa poitrine et dont l’importance est capitale. « Si le forgeron n’a pas assez d’ancêtres forgerons, si le bruit de son marteau et l’éclat de son feu ne suffisent pas à le protéger de toutes parts, des oiseaux aux becs recourbés et aux griffes puissantes viendront lui déchirer le cœur » (Ulus de Nam, 1889). Ces forgerons, descendants d’antiques familles de forgerons, respectables artisans, possèdent des instruments qui ont des âmes et sont capables de rendre spontanément certains sons (Ulus de Nam, 1888).

Un beau costume de chamane doit posséder de 30 à 40 livres d’ornements métalliques. Un costume complet orné d’argent vaut de 12 à 15 roubles ; on en peut avoir pour 5 et même 3 roubles, mais ils ne sont plus complets.

Le costume d’un chamane se compose d’un kaftan de cuir, rappelant le frac : court par devant, long par derrière. Il est orné tout à l’entour d’une frange en cuir ; sur le dos et sur la poitrine sont accrochées des plaques de formes étranges dont quelques-unes ont une signification symbolique. Derrière, au milieu, sont suspendus des ronds en fer blanc, de la dimension d’une soucoupe et qui représentent « le soleil » (küngué). Un d’entre eux est percé : on l’appelle « l’orifice du soleil » (oïbon-küngätä). Derrière pend également à une longue courroie un poisson (balyk) que le chamane laisse traîner sur le sol pendant qu’il fait ses sortilèges. Ce poisson sert d’appât pour les üör de moindre importance. Sur le dos, dès la hauteur du cou sont alignés des grelots, les uns en forme de boules vides (hoto), d’autres formés par des lames de ferblanterie diversement tordues (koudeï kyhane) ; enfin d’autres ayant la forme de langues aplaties (tchy llyrgtkyhan). Sur les épaules sont cousues des épaulettes en fer blanc (bürgüne), et le long des bras sont disposées des barres représentant les os des bras (tabytala). Sur les côtés de la poitrine sont cousues de petites feuilles représentant les côtes (oïogos limir) ; un peu plus haut sont disposées de grandes plaques rondes figurant les seins de la femme, le foie, le cœur et les autres organes internes. Souvent on y coud également des figurations d’animaux et d’oiseaux sacrés. On y suspend également un petit ämägät métallique, en forme de petite pirogue avec une image d’homme. À l’extrémité des franges (bytyrys), se trouvent de petites boules métalliques (tchorane). Au moindre mouvement, le kaftan est en branle ; pendant la danse impétueuse du chamane, il gronde comme une tempête, comme un escadron de cavaliers au galop. Dans le Nord, on affuble un simple sangyaha de femme de certains emblèmes importants, comme le soleil, des poissons et toujours des seins de femme ; le chamane met encore une couronne de fer avec des cornes ou bien une toque antique couvrant les oreilles (malakäi). Dans le Sud, le chamane opère la tête nue. On croit partout que tout ornement du kaftan du chamane est doué d’une « âme » spéciale (itch-tchi) et que jamais il n’est susceptible de se rouiller. Le chamane endosse toujours le kaftan magique sur le corps nu. C’est un « page », surnommé « à queue » (koutourouksout) qui le lui présente. Tantôt c’est un compagnon ou un élève du chamane, et tantôt quelqu’un des spectateurs initié aux secrets des chamanes. Le page assiste le chamane pendant les enchantements et s’écrie aux moments opportuns : « siöb ! » (la paix ! c’est bien !) « kîrdjik » (c’est vrai) « tchoo ! Oo ! Oh ! » Enfin, c’est lui qui sèche le tambourin et même qui en joue, quand il faut que le chamane ait les mains libres.

Le tambourin rappelle la forme d’un œuf aplati ; il est ouvert d’un côté, 2 pieds et demi de longueur, 2 pieds de largeur, de 4 à 5 pouces de profondeur. La caisse doit être faite du kil,  la meilleure partie du bois de mélèze, et doit être séchée sur le tronc même. Autant que possible, on doit le confectionner du bois d’un arbre que la foudre a frappé. À l’intérieur de la caisse, sur la bordure, sont fixés de 9 à 21 gros boutons[27]. La poignée est en forme de croix ; elle est maintenue par quatre courroies qui lui donnent du jeu et facilitent le maniement du tambourin. À l’intérieur du tambourin, on suspend souvent des grelots. Sur la peau sont dessinés la plupart du temps des signes mystérieux en rouge et en noir figurant des hommes et des animaux. Le chamane empoigne de la main gauche le « batteur » (byly-jah), baguette de bois recourbée, recouverte de la peau des jambes d’une jument ou d’un renne : on y a également suspendu neuf grelots métalliques. Le chamane est enfin habillé : il prend son tambourin à la main et il s’accroupit sur une peau blanche, au milieu de la yourte. On ferme hermétiquement les portes, on éteint le feu du foyer ; les spectateurs s’installent le long des murs : les opérations magiques vont commencer.

Les petits sortilèges se font sans jeu de tambourin, sans le costume de chamane. Le chamane s’assied sur un petit tabouret devant le feu que l’on recouvre de cendres ; il tient à la main une nahdika ou bien une branche autour de laquelle on a noué des poils blancs de cheval. Il faut que le nombre de ces écheveaux soit toujours impair : 3, 5, 7, 9. Le sorcier ne danse pas : il chante et fait des grimaces effroyables. Les Yakoutes ont recours aux chamanes dans beaucoup de circonstances de la vie journalière : ceux-ci sont leurs seuls consolateurs, leurs seuls conseillers, leur seul espoir dans les épreuves douloureuses de la vie. Perdu au milieu de ses déserts sauvages, le Yakoute tourne vers lui des yeux pleins de tristesse. On invoque le chamane pour qu’il dise l’avenir, pour qu’il donne sa bénédiction, pour qu’il attire la prospérité, pour qu’il retrouve ce que l’on a perdu. À toute noce d’importance, à tout ysyhah, il faut qu’un chamane soit présent : mais on l’appelle surtout auprès des malades. Avec l’introduction du christianisme, le rôle du chamane s’est restreint aux questions purement médicales. Les chamanes soignent toutes les maladies « yakoutes », c’est-à-dire celles qu’accompagnent les gémissements, les pleurs, le délire, les convulsions, les maladies de femmes, les fièvres des couches, les affections des organes internes, toutes les plaies, les kystes, la fluxion de poitrine, la fièvre typhoïde, les angines, les rhumatismes (surtout ceux qui sont à un état aigu). Dès qu’un malade prononce des paroles incohérentes et que son corps se pelotonne, se tord ou frissonne, trahissant ainsi une lutte intérieure, le chamane est alors sûr de son fait, et il se met aussitôt à l’œuvre. Les chamanes n’aiment pas les maladies « tranquilles ». Ils se refusent à soigner la phtisie, la dysenterie, la scarlatine, la rougeole, la syphilis, les scrofules et la « lèpre des Yakoutes » (trond).

Ils ont particulièrement peur de la petite vérole ; ils ne veulent même pas opérer dans les maisons où cette maladie vient de pénétrer (Ulus de Nam, 1888). D’après eux, la rougeole et la petite vérole sont deux sœurs russes, affublées de vêtements de percale et de drap ; ce sont des étrangères avec lesquelles il n’y a rien à faire. Cependant, quand viennent « les jours d’épreuves », quand tout le monde est menacé, les chamanes s’attaquent même à la petite vérole. Un chamane vaincu par un esprit meurt aussitôt. En 1883, dans l’ulus de Kolym, une terrible épidémie de petite vérole avait éclaté et décimait toute la population ; un des meilleurs chamanes du pays « chamanisa pendant deux jours, mais cessa le troisième jour ». « En même temps, un chamane de Tchoukot ne cessa de faire des enchantements pendant quelques jours de suite, jouant, chantant, dansant sans interruption, sans prendre de boisson ni d’aliments jusqu’au moment où il tomba et expira. »

Toutes les maladies viennent des esprits et les modes de les soigner sont tous identiques : donner une rançon ou chasser l’esprit. Mais dans ce cas-là, il faut apaiser les esprits auxquels est soumis l’agresseur pour éviter les vengeances, les intrigues, les complications qui pourraient en résulter. Il faut également acquérir les faveurs de l’esprit protecteur du chamane par un cadeau ou par une bonne parole. Le problème le plus difficile à résoudre est de découvrir les causes de la maladie, de connaître l’esprit qui tourmente le patient, de déterminer son origine, sa situation hiérarchique, sa puissance. La cérémonie comprend donc toujours deux parties : d’abord on appelle du ciel les esprits protecteurs, on invoque leur aide pour connaître les causes du malheur, et ensuite vient la lutte contre l’esprit ennemi ou contre l’üör. Les esprits s’entendent souvent entre eux et cachent leurs compagnons. D’ailleurs les puissants esprits s’inquiètent peu des prières des faibles humains ; souvent, il faut les implorer, les ennuyer longtemps avant qu’ils permettent de chasser leur esprit subalterne.

La lutte que le chamane entreprend n’est pas aisée. Il faut que le chamane aille jusqu’au ciel : or, la route en est longue et dangereuse. La source même du chamanisme est le désir de porter secours à ses compatriotes. Le chamane, prêtre de ce culte, doit donc être le défenseur des opprimés, l’allié des malheureux. Les esprits ne lui pardonnent jamais son courage, n’oublient jamais les obstacles qu’il leur oppose et lui en veulent pour les âmes humaines qu’il leur enlève. Tant que les chamanes sont jeunes et puissants, les esprits les craignent, cèdent devant eux malgré la haine qu’ils leur portent ; mais dès que l’âge affaiblit les sorciers, les esprits se vengent de l’abaissement dans lequel ils les ont tenus. Ils les tourmentent, les agacent, les empêchent de dormir, volent incessamment autour d’eux en criant, en les raillant, en les mordant, en les piquant. Personne ne les entend, à l’exception du chamane qui souffre en silence, en général délaissé lâchement de tous (Ulus de Nam, 1889). « Nous sommes tous destinés à tomber au pouvoir des esprits, m’expliquait tristement Tüspüt, les esprits nous détestent, car nous défendons les hommes. Mais nous serons précédés par ceux qui font du mal aux hommes : toïons, princes, chefs, prêtres, tous ceux qui gouvernent, qui jugent, qui rendent des décrets, tous ceux-là nous précéderont. Car on ne peut pas régner sur les hommes sans faire verser des larmes humaines », ajouta-t-il d’un ton convaincu (Ulus de Nam, 1889).

Quand un chamane s’engage dans une lutte sérieuse, il ne sait jamais quelle en sera l’issue. Il doit toujours être prêt à mourir. Dans le peuple circulent de nombreuses légendes sur des chamanes enlevés vivants par les esprits, ou bien tués pendant qu’ils travaillaient à leurs sortilèges, ou encore morts subitement, n’ayant pu supporter les mystères qu’ils avaient aperçus ni le regard des dieux qu’ils avaient contemplés. Le chamane de vocation, le chamane qui consent à cette lutte par compassion pour ses semblables, le chamane qui croit aux puissances mystérieuses et qui va volontairement à une mort toujours possible, un tel chamane exerce une influence très profonde sur ses auditeurs. Quiconque a vu une ou deux fois les « mystères » des véritables chamanes, celui-là peut comprendre la classification qu’on fait des chamanes en : « grands », « ordinaires » et « trompeurs ».

Certains d’entre eux, et ce sont de vrais maîtres, mettent tant d’art dans les effets d’ombre et de lumière, savent si habilement faire alterner le silence le plus profond avec les bruits les plus étranges, dans leurs voix vibrent des tons si émouvants, si implorants, si menaçants, si harmonieux ou si effrayants, le roulement de leur tambourin correspond si bien à la tension d’esprit du moment, leurs hymnes, leurs chants, leurs récits sont pleins de mots si expressifs, de tournures si inattendues, de comparaisons si audacieuses que même un Européen ne pourra s’empêcher de subir le charme et la fascination de cette sauvage éloquence d’une âme libre et indomptée.

Les cérémonies chamaniques varient fort peu. Je vais faire une esquisse de ce qu’on pourrait appeler le squelette du rite chamanique. Appelé auprès d’un malade, le chamane arrive en général vers le soir et occupe aussitôt la première place dans le coin du billerik. Étendu sur sa fourrure blanche, il cause avec les gens qui l’entourent et attend le moment opportun pour ses opérations magiques. Enfin, voilà le soleil qui se couche, l’ombre du crépuscule s’épaissit, on fait dans la yourte les préparatifs nécessaires. On apporte du bois pour le feu, on balaie la salle, on prépare un dîner plus réconfortant et plus délicat. Peu à peu arrivent les voisins qui s’installent sur les bancs, le long des murs, les hommes à droite, les femmes à gauche. On parle à voix basse ; on s’avance avec précaution. Quelquefois, le maître de la maison confectionne deux nœuds coulants avec de solides courroies : le chamane se les attache aux épaules et les autres personnes en tiennent les extrémités pour le retenir dans le cas où les esprits tenteraient de l’enlever. Enfin, il a pris gravement sa place : il s’accroupit sur un banc, dans un coin où on a momentanément transporté une table. Il dénoue lentement ses tresses, murmurant quelque chose entre les dents, donnant des instructions à son assistant ; un tremblement nerveux s’empare de son corps ; il bâille, a des hoquets spasmodiques. Ses yeux regardent fixement un point ; en général, il contemple ainsi le feu du foyer qui se meurt lentement. La flamme, de plus en plus faible, éclaire de moins en moins les ténèbres ; rien ne bouge dans la salle : on va bientôt en barricader la porte qui ne s’ouvrira pas de sitôt. Le chamane enlève lentement sa chemise et endosse le kaftan magique. On lui tend une petite pipe : il fume en avalant la fumée. Ses hoquets et son tremblement nerveux s’accroissent ; son visage pâlit, se couvre de sueur, sa tête retombe sur sa poitrine, ses yeux se ferment à demi.

Cependant, on a étalé au milieu de la yourte sa peau de jument blanche : il se fait donner de l’eau froide qu’il avale lentement, à grandes gorgées. Puis, d’un air somnolent, il prend son tambourin, s’avance jusqu’au milieu de la salle et fait des génuflexions aux quatre points cardinaux ; en même temps, il crache de l’eau à droite et à gauche. Le silence le plus profond règne dans la yourte : le page jette quelques poignées de crin de cheval dans le feu qu’il recouvre ensuite complètement de cendres. La salle est plongée dans une obscurité profonde, à peine atténuée par quelques braises mourantes du foyer : dans l’ombre, on entrevoit vaguement le corps recourbé du chamane qui tient à la main son tambourin grand comme un bouclier. Il se tient sur la peau de jument, le visage tourné vers le Sud ; la fourrure sur laquelle il est étendu doit être disposée dans le même sens. Enfin, l’obscurité devient complète. Chacun se tient immobile et retient son souffle. On n’entend plus que les murmures indistincts et les hoquets du chamane. Puis tout bruit cesse : pendant quelque temps règne un silence plein d’angoisse. Tout à coup retentit, on ne sait où, un cri aigu, alternatif, pénétrant comme le grincement de l’acier ; et tout retombe dans le silence. Puis, nouveau cri : tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt devant, tantôt derrière le chamane se font entendre des bruits mystérieux : des bâillements nerveux, effrayants, des hoquets d’hystériques ; on croirait entendre le cri plaintif du vanneau, mêlé au croassement d’un faucon qu’interrompt le sifflement de la bécasse : c’est le chamane qui crie ainsi en variant les intonations de sa voix. Nouveau silence : seul, un léger bourdonnement ; on croirait entendre un moustique ; le chamane a commencé sa musique. D’abord léger ; imperceptible, le roulement du tambourin devient plus puissant, plus menaçant, puis il s’arrête : mais on l’entend bientôt mugir comme la voix de la tempête qui s’approche. La tempête éclate furieuse, sillonnée comme par des zigzags des sons les plus sauvages ; on entend le croassement des aigles auquel se mêlent les plaintes des vanneaux, les cris perçants des bécasses et le refrain des coucous. Tout comme si les êtres, vivant dans le voisinage du ciel, étaient tous accourus et, ayant entouré le magicien de leurs innombrables essaims, voulaient par leurs cris funèbres annoncer sa venue aux habitants du ciel. La musique s’élève toujours et atteint son paroxysme : les coups de tambourin sont si rapides qu’ils semblent se fondrent en un terrible hurlement continu de l’instrument ; les grelots font rage : ce n’est plus, de la musique, c’est un torrent de sons, menaçant d’emporter dans ses tourbillons la pensée et la conscience des auditeurs. Un dernier coup retentit, et le tambourin retombe sur la molle toison blanche. La musique s’interrompt ; aucune vibration n’agite plus l’air. Au bout d’un instant, le bourdonnement de moustique recommence, les sons grossissent, le roulement redevient menaçant, on entend divers cris d’oiseaux. Et ainsi, le même manège se répète à plusieurs reprises, suivant l’inspiration du chamane. Enfin la musique change complètement d’intonation, et alors retentissent les strophes d’un hymne, accompagnées du roulement rythmique du tambourin :

« 1) Le puissant taureau de la terre — le cheval de la steppe !

2) Le puissant taureau a mugi !

3) Le cheval de la steppe a frémi !

4) Je suis au-dessus de vous tous, je suis homme !

5) Je suis l’homme doué de tout !

6) Je suis l’homme créé par le Seigneur de l’Infini !

7) Arrive donc, ô cheval de la steppe, et enseigne !

8) Sors donc, taureau merveilleux de l’univers, et réponds !

9) Ô Puissant Seigneur, ordonnez !

10) Que quiconque je suivrai m’écoute des oreilles ! Que personne ne m’accompagne, si je ne lui dis : Viens !

11) Que personne ne s’approche de moi plus que je ne le permets ; que chacun regarde, écoute. Attention !

12) Rappelez-vous ! Soyez tous ainsi — tous ensemble — tous tant que vous êtes !

13) Toi, qui es à ma gauche, Dame à la pince, si je choisis une fausse route, avertis-moi, commande-moi !

14) Ô Dame ma Mère, montre-moi mes erreurs et les routes que j’ai à suivre. Vole devant moi, suivant une large route. Prépare-moi mon chemin !

15) Ô Esprits du Soleil qui demeurez dans le Midi sur les neuf collines boisées, ô Mères de lumière, vous qui connaissez la jalousie, je vous implore : que vos trois ombres se tiennent bien haut, bien haut !

16) Et toi, à l’Occident, sur ta montagne, ô Seigneur mon Aïeul à la force redoutable, au cou puissant, sois avec moi.

17) Et toi, vénérable sorcier de la flamme, à la barbe grise, je t’implore : acquiesce à toutes mes pensées, à tous mes désirs. Écoute-moi. Exauce tous mes vœux, tous mes vœux ! »

La musique s’élève, toujours, atteint son paroxysme, on entend des cris sauvages, des hurlements affreux, des paroles incohérentes. Tout retombe dans le silence. — L’invocation citée est à peu près la même partout ; elle est quelquefois plus longue, d’autres fois plus courte, car la liste des dieux et des esprits peut se prolonger indéfiniment. Chacun d’eux a ses titres généalogiques et ses attributs personnels qu’il faut citer. Cette partie de la cérémonie peut varier suivant le chamane et les circonstances.

Ensuite le chamane invoque l’aide de son ämägät et des esprits qui lui sont favorables ; il converse avec les käläny. Les esprits ne répondent pas toujours à cet appel : il leur arrive de traîner en longueur, de tergiverser. D’autres fois, par contre, leur arrivée est si brusque, les visages qu’ils montrent au sorcier sont si menaçants que celui-ci est précipité à terre ; s’il tombe sur le dos, c’est mauvais signe ; si c’est sur le visage, c’est bon signe. Alors les assistants font retentir un bruit de ferraille au-dessus de lui en répétant : « Le fer solide retentit. — Les nuages capricieux tourbillonnent, de nombreuses nuées se sont élevées » (Ulus de Kolym, 1883). Ou bien on bat le briquet en disant : « Kyn-tchahan ! Kyn-tchahan ! Kündül-san-dyl ! — L’esprit du feu s’est écoulé (synilyjdé) » (Ulus de Nam, 1889). Quand l’ämägät est venu se poser sur le chamane, on voit ce dernier se lever, faire des bonds sur la peau de jument ; ses gestes deviennent de plus en plus rapides et violents : il vient se placer au milieu de la yourte ; on ranime le feu, on y jette force bûches résineuses ; une vive lumière illumine la yourte qui se remplit de bruits et de vie. Le sorcier ne cesse de danser, de tambouriner, de chanter ; il fait des bonds furieux en se tournant d’abord vers le Sud, puis vers l’Ouest et vers l’Est ; ceux qui le maintiennent par les courroies ont fort à faire. Dans les provinces méridionales du pays yakoute, le chamane danse librement, souvent le disciple-assistant joue alors du tambourin. La cadence de la danse rappelle un peu celle du chopak petit-russien ; sans poses assises seulement. D’ailleurs, ce n’est pas une danse gaie. La tête du chamane, sans cesse inclinée en avant, tremble fébrilement ; ses cheveux en désordre se collent à son visage en sueur ; sous ses paupières à demi fermées, brille un œil au regard fixe et hagard ; certains chamanes bavent et serrent convulsivement les dents. Le chamane en délire hurle d’une voix enrouée et frappe furieusement son tambourin. L’intensité de son délire ne cesse de s’accroître et de décroître alternativement ; à certains moments, on croirait qu’il est épuisé, qu’il va tomber, et, tout à coup, après un court repos, on le voit reprendre ses sauts plus furieux que jamais. Puis nouvel arrêt : il entonne alors d’une voix grave et basse un hymne solennel.

Enfin, il s’est renseigné sur tout ; il s’est entouré de la protection des dieux redoutables, fatigués par sa résistance ; il a surmonté tous les obstacles, il a triomphé de toutes les ruses. — Il entame une danse légère et se met à chantonner des chansons, plaisantes ou terribles, pleines d’ironie ou de malédictions, suivant les êtres dont il imite les voix. — Il s’approche du malade et par un flux ininterrompu de conjurations, de menaces, de promesses alléchantes, il oblige la cause de la maladie à se retirer, ou bien il enlève le mal du lieu infesté, le porte au milieu de la salle et sans interrompre ses imprécations, il le chasse, le crache par la bouche, le pousse à coups de pieds, le chasse de la main en soufflant. En même temps, les assistants apprennent à quel prix les dieux d’en haut ont permis de ravir le butin d’un de leurs subordonnés. Le chamane, s’abritant les yeux de la main, examine bien tous les recoins pour voir si quelque part n’est pas caché quelque hôte importun, quelque esprit de la tribu de ceux qu’on a invoqués ou chassés. S’il remarque quelque chose de suspect, « quelque brouillard », il se remet à danser, à tambouriner, à proférer conjurations et menaces. Et ainsi jusqu’à ce qu’il ait obtenu le résultat voulu. — La cérémonie est terminée ; les actions de grâce ont été prononcées. Tout le monde respire plus librement. Pendant quelque temps, le chamane possédé de l’esprit prophétique, prédit l’avenir, explique les présages obscurs survenus dans la vie journalière, raconte ce qu’il a vu dans le ciel. C’est, en général, un moment très gai de la soirée ; rires et plaisanteries tombent dru comme grêle. Tout le monde s’efforce d’être spirituel ; et les esprits leur répondent consciencieusement. Enfin, les gens de la maison prennent la peau par les pieds et portent le chamane à sa place précédente, au billerik (Ulus de Kolym, 1883).

Il y a diverses sortes de sacrifices : quelquefois, on transporte la maladie chez un animal que l’on conduit au ciel. La danse figure toujours un voyage dans les airs en compagnie des esprits ; quand on conduit la bête expiatoire, il faut également danser. D’après une légende, il existait naguère des chamanes qui s’envolaient réellement vers le ciel, et les assistants voyaient « un animal voguant dans les nuées, suivi du tambourin chamanique ; le chamane lui-même, tout vêtu de fer, fermait le cortège. » « Le tambourin, c’est notre cheval », disent les chamanes. Il y avait même des chamanes si habiles qu’ils menaient au ciel du faux bétail « brumeux » au lieu de véritables bêtes : mais c’était un travail inutile, car « dans le ciel, on ne reçoit pas de telles offrandes » (Ulus de Nam, 1888).

Chaque chamane, à tous les endroits difficiles de sa route, à tous les passages dangereux, a ses lieux de repos, les oloh. Quand il s’assied, c’est signe qu’il a atteint un de ces oloh ; quand il se lève, c’est qu’il se remet en route ; quand il bondit, c’est qu’il prend son essor ; quand il tombe, c’est qu’il est précipité sur la terre. Il y a des oloh à tous les « neuf » endroits[28]. Tout chamane, même s’il est loin du lieu d’où il opère, sait où il se trouve, dans quel oloh s’est arrêté son compagnon, quelle route il suit.

Les chamanes d’ordre inférieur ne connaissent pas d’oloh (Ulus de Nam, 1888). — Quelquefois, on fait une cérémonie à part pour conduire la bête au ciel : on y procède en général en été, à ciel ouvert. Alors, on aligne avec soin de petits sapins choisis d’avance auxquels on attache des guirlandes de crins de cheval blanc (les chamanes n’en emploient pas d’autres) ; puis on plante trois poteaux, alignés en ordre, portant à leur sommet des représentations d’oiseaux : sur le premier se trouve le öksökjou à deux têtes ; sur le deuxième, le grana nour (kouogos) ou bien un corbeau ; sur le troisième un coucou (kögö). Au dernier poteau, on attache la bête offerte en sacrifice. Une corde fixée en haut représente la route vers le ciel « par laquelle vont s’envoler les oiseaux et que suivra la bête » (Ulus de Nam, 1880).

J’ai souvent découvert des vestiges de cérémonies chamaniques au milieu de fourrés déserts : comme, par exemple, des figurines en bois, de jeunes sapins à moitié écorcés (tchetchir), des cordes de crins avec des chiffons et des poignées de cheveux, des plateaux avec neuf petites terrines, en général souillées de sang. À certaines cérémonies, les chamanes emploient des images de vanneaux, de perdrix, de vautours. Naturellement, le sacrifice d’une tête de bétail passe pour le plus agréable aux dieux. Alors, on ne tue l’animal que quand le chamane est possédé de son ämägät. Les meilleurs morceaux sont consacrés aux esprits et brûlés. Le reste est mangé par les assistants ou emporté par le chamane ; la peau, avec la tête, les cornes et les sabots, se suspend dans un lieu écarté et désert, à un arbre desséché[29]. Tout près, souvent sur le même arbre, on peut découvrir un kotchaï, longue flèche de bois, plantée dans le tronc desséché. Elle joue le même rôle que la corde avec les poignées de cheveux de la cérémonie précédente. Elle indique la partie du ciel où doit se rendre la victime. Les Yakoutes appellent cette cérémonie : kotchäi käräk. Käräk veut dire offrande, en général ; l’ytyk, c’est une offrande de moindre importance[30]. Dans les forêts, on peut trouver beaucoup de traces de sacrifices, surtout dans les toumoulah, forêts désertes où poussent des arbres puissants aux larges branches.

Naguère, le chamane arrachait de sa propre main le cœur de l’animal et l’élevait vers le ciel en offrande aux esprits (Aldan, 1885). Le chamane barbouillait du sang de l’animal son visage, son costume, l’image de son ämägät et les petites figurines en bois d’esprits et d’animaux employées aux conjurations magiques.

Gmelin raconte que ces figurines ressemblent à nos poupées : seulement, à la place des yeux, les Yakoutes mettent des grains de verre ou des billes de plomb[31]. J’ai vu quelques-unes de ces figurines : ce ne sont souvent que des nœuds d’arbres aux formes bizarres. Parmi les images d’animaux, j’ai vu un renard et un loup qu’on avait envoyés à la recherche de haches perdues ; le renard s’est sauvé ; quant au loup, il courut devant lui, mais fut trop peu intelligent pour retrouver les objets perdus.

Le kotchäi ne s’organise que dans des circonstances extraordinaires : c’est un grand sacrifice.

Le plus souvent on offre des animaux vivants. Ils les appellent tinnah ytyk : dans ce cas, on lâche librement l’animal dans les champs. Ils est défendu de tuer une telle bête, si on ne la remplace pas par une autre. Cette coutume devait avoir une grande importance comme moyen de conserver les troupeaux, de développer la tempérance, l’économie, et par suite d’enrichir les tribus pieuses qui l’observaient scrupuleusement. Jadis, on ne voulait même pas traire les bêtes sacrées. Dans l’ysyah d’été, le maître de la maison couvrait l’hôte intime d’une toque de fourrure et l’emmenait dans le bois où, en compagnie de la ménagère, on recherchait les animaux consacrés que l’on arrosait de crème ou de koumyss. Cet usage a maintenant disparu (Ulus de Nam, 1885).

Les esprits ont parfois des exigences bizarres : ils demandent par exemple un vanneau vivant. « La vierge au vanneau » qui nuit aux yeux, s’entête particulièrement à exiger cette offrande. Il faut attraper un vanneau et le lâcher en liberté, au milieu des chansons.

On peut encore citer une étrange cérémonie du rite chamanique. Quand le chamane appelle « le dieu taureau » (ogous tangaralah) et si celui-ci fait son apparition, on voit aussitôt le chamane creuser un trou dans le sol avec sa baguette de tambourin : puis, il y verse de l’eau qu’il boit en la mémoire de ce que, « naguère, deux grands chamanes étant aux prises l’un avec l’autre sous la forme de leur ié-kyla, et se trouvant dans l’impuissance de se vaincre ou de se dégager, ils furent précipités sous la terre : on envoya alors du ciel un troisième chamane qui les réconcilia et les ramena à la lumière du jour » (Ulus de Nam, 1889).

À Aldan, le serviteur d’un chamane m’a dit qu’il y avait trois sortes de sacrifices : 1° Tüchërgër : on tue une bête à la maison et on dépose sur la table, pour les esprits, les meilleurs morceaux que l’on a bouillis à leur intention ; parfois, on dresse la table dans le bois ; 2° Kotchei-käräk : la cérémonie se fait dans la forêt ; on suspend à un arbre la peau avec la tête et on y plante une flèche pour indiquer la route ; 3° Oustounya : le chamane saisit la bête par les cornes, la renverse sur le sol, s’assied dessus, chante, tambourine ; ensuite, il lui coupe les pieds, lui ouvre le poitrail, lui arrache le cœur et l’élève encore tout fumant sur sa main vers le ciel, le déchire de ses dents, le dévore, puis barbouille de sang son visage, ses vêtements, son tambourin. C’est une très antique coutume qu’on pratique rarement[32].

Les chamanes yakoutes aiment beaucoup prédire l’avenir au moyen d’une cuillère ou d’une baguette de tambour ; ils les jettent en l’air et, suivant la façon dont elles tombent, ils augurent en bien ou en mal. Les Yakoutes ont beaucoup de manières d’interroger l’avenir : il est un mode original qui consiste à suspendre une alêne aux doigts du devin au moyen d’une aiguille et d’un fil ; on la maintient au dessus d’un cercle dessiné au charbon sur la table. Au bout d’un certain temps, l’alêne se met à trembler, à décrire des cercles, des ellipses, enfin elle se tourne vers une certaine direction : c’est la réponse à la question. Toute direction a sa signification particulière. Il faut se tenir longtemps immobile, accoudé sur la table, et faire à l’alêne force conjurations au nom de l’esprit de l’eau qui, au jour de l’an, s’échappe par une ouverture pratiquée dans la glace.

Le culte du feu fait partie du culte le plus antique des Yakoutes et, d’ailleurs, il est encore observé par tous. Une ménagère qui se respecte ne manquera jamais de jeter quelque chose au feu, au moins une fois par jour : un peu de nourriture qu’elle fait cuire, un fil, un cheveu, une pièce de cuire, etc., etc. « L’esprit du feu, vieillard à la barbe grise, est très bavard : il murmure toujours quelque chose ; mais l’enfant et le chamane seuls savent ce qu’il marmotte ». Il est défendu de décrotter ses bottes dans le feu, d’y plonger une arme en fer et surtout d’y cracher. Il y a différents feux : il y a le feu créé par Oulou-Toïon, feu utile qu’on employe dans la vie journalière (on lui consacre un étalon blanc) ; il y a aussi le feu sacré que l’on fait jaillir au dessus du chamane en défaillance ; il y a en outre le feu terrible, dévastateur envoyé par un vieillard souterrain qu’on peut apaiser par l’offre d’un étalon rouge comme le sang, au museau blanc et avec une raie noire sur le dos. On ne sait jamais quelle sorte de feu brûle dans votre foyer : il est donc prudent de lui prodiguer des dons. Il ne faut jamais parler mal du feu ni donner du feu de son foyer à un homme inconnu. Restent les feux-follets que les esprits locaux allument pour se distraire (Ulus de Nam, 1889).

Je terminerai mon étude des croyances yakoutes par la description des cérémonies riantes, faites en plein soleil, au milieu de la gaîté générale, au printemps et en été, en l’honneur des dieux de l’abondance et des sources de la vie. Ces cérémonies sont du ressort de chamanes spéciaux appelés « chamanes d’été » (saingy) ou « chamanes blancs ». Le principal objet de ce culte est Aisyt, la déesse de la fécondité et de la procréation. Elle réside à l’Orient, dans la partie du ciel où le soleil se lève en été : celle-là c’est l’Aisyt des hommes. Quant à l’Aisyt des chevaux, on la trouve là où le soleil se lève en hiver ; sous terre, demeure l’Aisyt des bêtes à cornes. Quant Aisyt descend sur la terre, elle s’installe au dessus du lit des maîtres de la maison. Les jeunes filles mettent sur une planche, devant leur lit, une figurine d’Aisyt afin d’obtenir la fécondité.

C’est Aisyt qu’on implore pour avoir des enfants, surtout pour avoir des fils. Le jour où le chamane doit venir pour invoquer Aisyt, on nettoie la yourte, tout le monde mange bien, s’habille comme pour une fête, de façon que la déesse trouve, à son arrivée, des visages souriants. Le chamane choisit parmi les assistants neuf jeunes filles innocentes et neuf jeunes gens encore vierges ; il les range côte à côte (nar-nar), les jeunes gens adroite, les jeunes filles à gauche ; puis il s’avance à leur tête, son tambourin à la main et en chantant des hymnes ; ils le suivent en se tenant par la main et ils chantent en chœur Aihal ! Ourouï ! Aihal ! Le chamane énumère dans ses prières tous les dieux et tous les esprits alliés à Aisyt. Le chamane monte ainsi vers le ciel et y conduit les jeunes couples ; mais les serviteurs d’Aisyt se tiennent aux portes, armés de fouets d’argent : ils repoussent tous ceux qui sont corrompus, méchants, dangereux ; on n’y admet pas non plus ceux qui ont perdu trop tôt leur innocence.

Dans les chansons, on appelle Aisyt « la Dame qui se tient à demi couchée et qui porte sur la poitrine la dépouille d’une zibeline largement étendue ». « Sa toque lui recouvre les oreilles ; elle a des bottes en peau de loup qui lui remontent jusqu’aux reins et où huit lacets sont dénoués. » On lui demande « le rire et la gaieté (külüm-alaïan) « pour que le nouvel être, après sa naissance, vive, s’asseye et croisse heureusement ». Auparavant, les riches avaient la coutume de consacrer une bête à Aisyt, quand leurs femmes étaient enceintes, et l’on sacrifiait l’animal au moment des couches, c’est-à-dire à l’instant où Aisyt, escortée de ses jeunes vierges et de ses jeunes garçons, « esprits des herbes, des arbres, des fleurs, des champs », se manifestait en personne au dessus de l’oreiller de la femme. Si celle-ci était condamnée, Aisyt ne se montrait pas. On offrait à Aisyt et à son escorte les entrailles et la tête de la bête sacrifiée : le reste était dévoré par les gens de la maison, par les hôtes et enfin par la vieille femme qui veillait sur la malade, et qui l’assistait pendant l’accouchement. Aussitôt l’enfant né, cette vieille femme jetait du beurre dans le feu en disant : « Nous te remercions, ô Aisyt, pour tes bontés, et nous te prions de nous les accorder à l’avenir ! »

En général, Aisyt reste pendant trois jours près de la couche de la jeune mère qui pendant tout ce temps-là doit rester étendue sur le sol couvert de paille. Le troisième jour, elle se lave et s’étend dans son lit. Il ne doit pas y avoir alors d’hommes dans la yourte. Près du feu, coiffées de leurs toques de fourrures, les voisines et les femmes de la maison versent du beurre fondu dans le feu, en mangent, s’en barbouillent le visage, et par trois fois poussent des rires bruyants : « Ihéhé ! » Pour cette cérémonie, on prépare trois terrines de beurres : une pour Aisyt, une autre pour la vieille garde-malade, et enfin une troisième pour les voisines.

La cérémonie s’est enfin terminée : on a brûlé on mangé tous les restes de viande ; les hôtes se retirent. La vieille assistante ramasse la paille, enlève tous les vestiges de l’accouchement et va les porter au loin, dans la forêt, pour les déposer bien haut, sur une branche. Aisyt se retire : elle a rempli sa mission. L’âme que lui avait remise son père Djesegeï, Seigneur de la Redoutable Race Divine (Djesegeï Ai-Tördö-ouordah-Toïona), cette âme humaine, elle l’a déposée dans « le monde du milieu ». Les greffiers célestes ont déjà écrit dans les livres d’Aï-Toïon la destinée de la nouvelle âme qui va vivre comme il le lui est écrit.

« Mais cette âme n’oubliera pas le monde étoile d’où elle est venue et elle ne cessera d’y aspirer, et elle aura la nostalgie de sa première patrie » (Ulus de Kolym, 1883).

C’est ainsi que les Yakoutes expliquent notre tendance vers un idéal et notre douleur de ne pas l’avoir atteint.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 janvier 2016.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Vambéry : Das Türkenvolk, p. 13.

[2] Gmelin, qui a exploré la Sibérie au xviiie siècle, raconte « que les Yakoutes étaient pleins de vénération pour les beaux arbres et, quand un d’eux leur avait plu particulièrement, ils se faisaient ensevelir à son pied. Auparavant, les Yakoutes mettaient leurs morts sur des branches élevées ou bien les laissaient dans les yourtes où ils étaient morts et qu’on abandonnait aussitôt. Les Yakoutes de distinction faisaient brûler sur un bûcher les serviteurs du défunt, pour qu’ils le servent dans l’autre monde. Depuis que les Yakoutes sont sous la domination russe, ce fait ne s’est produit qu’une seule fois » (Reise, t. Il, p. 477). Je n’ai pas entendu parler de ces sacrifices sur un bûcher. Les « Tchouk-tché » tuent les vieillards d’un coup de lance : c’est le devoir de l’enfant le plus chéri. Le meurtrier ne voit pas la victime qui est cachée sous une tente et qui dirige elle-même vers le cœur la pointe du fer.

[3] Gmelin fait mention de la sata (Reise, t. II, p. 510). Je crois qu’il existe une certaine relation entre la sata et la pierre ïada que les Uïgurz savaient travailler, d’après les sources chinoises. Cf. W. Radloff, K woprosu ob ujgurach, p. 110.

[4] En langue uïgur, c’est l’iez intérieur. Cf. W. Radloff, Alttürken lnschriften, p. 102.

[5] Reise, t. II, p. 497. Je veux attirer l’attention sur le culte des arbres chez les Uïgurs que flétrit si vivement Djouweïnou, écrivain arabe du xiiie siècle, dans son Tarich-Dje-Mangouchaï. Cf. W. Radloff, p. 62.

[6] Quelquefois on parle de 12 cieux, mais il y en a qui n’en comptent que 5 ou 7.

[7] Il est curieux de constater que l’ours, quand il tue des hommes ou des bestiaux, recherche aussi ces parties du corps.

[8] D. A. Koczniow, Oczerki jur... byla Jakulow, 31.

[9] Popaw, Izwiestija w Sibir. Od geogr. Ob., 1886, t. XVII, n° 1-2, p. 131.

[10] Nosleg (commune) de Bologour dans l’ulus de Batourous : dans le nosleg on m’a montré un îlot sur lequel il aurait vécu.

[11] Dans l’ulus du Kangalas Oriental, dans le nosleg d’Oklomsk, on m’a raconté que Darapaï Bradai, le héros de cette légende, appartenait à leur tribu. Il est évident qu’il y a différentes peuplades qui se l’attribuent.

[12] J’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir de ces malheureux fous qu’on tient dans des cages : sales, nus, couverts de longs poils, ils grinçaient des dents, comme des bêtes fauves, quand on s’approchait d’eux. À Beïagantaï, un chamane avait déclaré qu’une malade recouvrerait la santé, si son mari s’unissait à elle. Ses parents forcèrent le malheureux garçon à entrer dans la cage et on eut grand’peine à le retirer de là ensanglanté et meurtri.

[13] Actuellement chez les Yakoutes, l’expression hallan a remplacé l’ancien mot tengri : mais il existe encore des tournures où tangara signifie toujours ciel.

[14] Voir Radloff, K woprosu ab Ujgurach, p. 127 à 129.

[15] Chudjakow.

[16] Bouom, défilé.

[17] D. Koczniow, O czerki jur byla Jakutow, p. 34.

[18] Kaghtan, corruption du mot kagan, titre des princes uïgurs.

[19] Toumoul, forêt de montagne.

[20] Oulou-touïer-Oulou-Toïon! Tabrin ouola ! Suordak télémeï ! Kous ! Bergi (Aldan, 1884).

[21] Vestige du matriarcat. Ié : mère. La finale : chsit, schyt, tchout exprime l’activité du sujet : balyk, poisson ; balyksyt, pêcheur, etc., etc.

[22] Les Yakoutes des autres ulus contestaient ces indications. Mais dans toutes les variantes, Nam, Borogogne, Batourous figuraient toujours. Peut-être que les tribus, émigrées dans la vallée de Wilouy, ont emmené avec elles l’ämägät du grand chamane de l’ulus de Kangalas, chamane qui est considéré comme un des plus anciens. Dans une curieuse liste de 24 chamanes yakoutes que Pierre le Grand avait fait venir à Saint-Pétersbourg pour y montrer « l’oie sacrée », on trouve les chamanes des ulus de Nam, Borogin, Batourous, Meoge, Kangalas (Documents pour l’histoire de la Sibérie au xviiie siècle, t. II, p. 442).

[23] Gmelin raconte qu’il a vu une chamanesse de 20 ans qui soutenait qu’elle pourrait se transpercer : après une courte hésitation et après avoir répété ses incantations en la présence de Gmelin lui-même et de l’historien P. Millier, elle s’enfonça un couteau dans le ventre, coupa un morceau de graisse qui était sorti de la blessure, le fit cuire et le mangea. Les Yakoutes présents manifestèrent une grande frayeur, mais elle resta calme, comme si rien n’était. Ensuite, elle appliqua sur sa plaie un emplâtre de goudron de sapin : au bout de six jours, la blessure était cicatrisée. Les deux savants finirent par lui faire avouer qu’elle s’était blessée pour les tromper et lui firent promettre d’abandonner à jamais les sortilèges (Reise, livre II, p. 493-497).

[24] Les ubtah sont à vrai dire les hommes visités ; ils sont en relation avec les esprits, mais ne peuvent leur commander ; ils ne peuvent pas soigner, mais ils peuvent toujours nuire en indiquant des victimes aux esprits et en leur facilitant le moyen de commettre leurs dégâts. Ce sont des individus méchants, mal disposés pour les hommes. Chamane en yakoute se dit oün ; chamanesse, oudagane, noms d’origine touranienne. Chez les Mongols, le chamane s’appelle kam. Oün dérive de la racine ai, esprit créateur. L’Arabe Djouweïni dit que les kams sont des hommes dont s’est emparé Aïna. (Radloff, Ob Ujgurach, p. 60.)

[25] Oün oïogo-djöhtöh, ous oïogo-darhane

[26] Dans les légendes, on parle souvent de la vénérable (darhane) race des forgerons. Darhane, tarhane, veut dire forgeron, chez les Mongols.

[27] La peau doit être celle d’un taureau de trois ans.

[28] C’est toujours le nombre symbolique de la tribu.

[29] Voir la description par Gmelin, Reise, Band II, p. 508, 509.

[30] Käräk-sourt : ce sont en Mongolie d’antiques tertres couverts de pierres. En yakoute, cela signifie lieu de sacrifice : käräk, sacrifice ; sourt, lieu de campement, prairie avec maison.

[31] Reise, Gmelin, Band II, p. 476.

[32] C’est une règle générale dans certaines localités qui n’est pratiquée qu’aux noces et aux cérémonies chamaniques, dans les provinces méridionales, et qui consiste à ne tuer les bêtes à cornes et les chevaux qu’en leur tranchant l’aorte. On couche l’animal sur le dos au moyen de cordages, on lui ouvre le poitrail et quiconque « a les doigts solides » fouille le thorax et saisit le cœur. J’ai vu des bêtes pleurer sous cette opération. C’est une antique manière de sacrifier les bêtes qui provient de l’époque où il n’y avait pas d’ustensiles pour recueillir le sang.