LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Henryk Sienkiewicz

1846 – 1916

 

 

 

 

 

ALLONS À LUI

(Pójdźmy za nim!)

 

 

 

 

1892

 

 

 

 

 


Traduction de J.-L. de Janasz parue dans La Revue blanche, vol. 23, 1900.

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

 

 

 

 

 

 

 

I

Caïus Septimus Cinna était un patricien romain. Sa jeunesse s’était passée aux légions, dans l’âpre vie des camps. Plus tard, il était revenu à Rome pour jouir de la gloire, de la volupté et des avantages que pouvait lui procurer une fortune très grande, bien qu’un peu écornée déjà.

Et, à outrance, jusqu’à l’excès, il avait joui de tout ce que pouvait donner l’énorme ville. Ses nuits se passaient en festins dans les magnifiques villas suburbaines ; il employait ses journées à faire de l’escrime chez les lanistes, à disserter avec les rhéteurs aux tépidaria des thermes, — où, entre deux thèses, on avait coutume d’épiloguer sur les racontars de la ville et du monde... — il les passait au cirque, aux courses, aux luttes de gladiateurs, ou bien au milieu des joueurs de harpe, des devineresses de Thrace et des suaves danseuses que l’on faisait venir des îles de l’Archipel. Parent, par sa mère, du fameux Lucullus, il avait, semblait-il, hérité de son penchant pour les mets recherchés. Sa table était servie de vins de Grèce, d’huîtres napolitaines, de grasses sauterelles cuites au miel du Pont. Des poissons de la Mer Rouge aux perdrix blanches du Borysthène, tout ce que possédait Rome, Cinna devait le posséder. Toutefois, il jouissait de tout cela non pas en soldat outrancier, mais en praticien éclectique.

Il s’était suggéré, — peut-être même avait-il éveillé en soi, — le goût des belles choses : il raffolait des statuettes venant des fouilles de Corinthe, des épilychnions de l’Attique, des poteries étrusques ou importées du lointain pays des Sères, des mosaïques romaines, des tissus de l’Euphrate, des parfums de l’Arabie, et de tant d’autres babioles singulières dont la recherche occupait la futilité de son existence de patricien. Il savait aussi en parler, en connaisseur épris d’art, avec des vieillards édentés, qui, à table, couronnaient de roses leur calvitie, et mâchaient de l’héliotrope au dessert pour se rafraîchir l’haleine.

De même, il ressentait la beauté d’une période de Cicéron, la grâce d’un vers d’Horace ou d’Ovide.

Élevé par un rhéteur d’Athènes, il parlait couramment le grec, connaissait par cœur des passages entiers de l’Iliade et pouvait, au cours d’un festin, chanter les poésies d’Anacréon jusqu’à l’enrouement complet, ou bien l’ébriété finale. De son maître et d’autres encore, il tenait des aperçus de philosophie et en savait assez pour comprendre sommairement l’architecture de tant d’édifices intellectuels, érigés en Hellade ou bien aux colonies. Et il comprenait que, maintenant, tous ces édifices n’étaient plus qu’un amas de ruines. Il connaissait personnellement beaucoup de stoïciens et les avait en médiocre estime, les considérant comme un parti politique plutôt ; et il avait coutume de les traiter d’insipides trouble-fête. Souvent, des sceptiques s’asseyaient à sa table, qui, entre deux services, démolissaient des systèmes entiers, et proclamaient, la coupe à la main, que la volupté n’est que néant, — la vérité, une chose inaccessible aux hommes, — et que, pour le sage, le but unique ne peut être qu’un calme inaltéré.

Tout cela occupait ses oreilles, mais ne prenait point racine en son esprit. Il n’avait pas de principes et négligeait d’en avoir. Caton était pour lui la personnification d’un grand caractère, uni à une sottise immense. Pour lui, la vie, — c’était la mer, la mer immense, où souffle à sa guise, comme il lui plaît, le vent... — La sagesse suprême consistait donc dans l’art de tendre ses voiles aux vents propices... À part cela, il prisait la largeur de ses propres épaules, son excellent estomac, et sa belle tête romaine au profil d’aigle, à la mâchoire puissante. Et il était persuadé qu’avec tout cela on pouvait, tant bien que mal, vivre sa vie. Il n’appartenait pas à l’école des sceptiques, mais, dans la vie ordinaire, c’était un sceptique et un voluptueux, — bien qu’il sût que la volupté est loin de donner le bonheur. Ne connaissant pas la véritable doctrine d’Épicure, il se croyait épicurien. En tout et pour tout, il considérait la philosophie comme une escrime de l’esprit, aussi bonne que celle des lanistes. Et, quand les discours l’avaient fatigué, il s’en allait au cirque, voir du sang.

Il ne croyait ni aux dieux, ni à la vertu, ni à la vérité, ni au bonheur. Mais il croyait aux oracles, était très superstitieux, et les mystérieuses religions de l’Orient excitaient sa curiosité. Et c’était un excellent maître pour ses esclaves, sauf aux instants d’ennui, où il était cruel.

Selon lui, la vie était une grande amphore, brillant d’un éclat plus sombre eu égard à la qualité du vin qui l’emplissait. Aussi s’efforçait-il d’emplir la sienne du meilleur. Il ne chérissait personne, mais il affectionnait bien des choses, entre autres, sa propre tête d’aigle au crâne superbe, et son pied de patricien.

Parfois se complut-il, aux premières années de sa vie dissipée, à étonner Rome. Et il y réussit à plusieurs reprises... Plus tard, cela même le laissa indifférent.

 

II

En fin de compte, il se ruina... Son patrimoine s’en alla aux créanciers, et il ne resta à Cinna qu’une grande lassitude, comme après un dur labeur, une satiété écœurante... et quelque chose de très inattendu : une inquiétude profonde, irraisonnée. Pourtant, il avait joui de la richesse, de l’amour tel qu’on le concevait alors, de la volupté, de la gloire et du danger... Il avait, à peu de chose près, fait le tour de toutes les connaissances humaines ; il avait pris contact avec l’art et la poésie... il pouvait donc se figurer avoir obtenu de la vie tout ce qu’elle était capable de lui donner. Et, cependant, il avait la sensation d’avoir négligé quelque chose... — quelque chose d’essentiel. Pourtant, il ne savait ce qu’était ce « quelque chose », et c’était en vain qu’il se creusait la tête.

Il tentait parfois de réagir contre ces pensées et contre cette inquiétude, il tentait de se persuader que, dans la vie, il n’y avait et ne pouvait y avoir rien de plus... Mais alors, son inquiétude, loin de s’atténuer, s’exaspérait immédiatement jusqu’à lui faire croire qu’il s’inquiétait non seulement pour lui-même, mais pour la Ville entière.

Et il en venait à envier les sceptiques, tout en les tenant pour des imbéciles : — N’affirmaient-ils pas qu’il est possible de peupler le vide avec rien ?

Deux hommes semblaient être en lui maintenant : l’un prodigieusement stupéfait de sa propre inquiétude ; l’autre, qui paraissait la considérer comme absolument justifiée.

Peu après sa ruine, Cinna, grâce à de hautes influences, fut envoyé à Alexandrie en qualité de fonctionnaire, — un peu afin d’y reconstituer sa fortune. Son inquiétude l’accompagna sur le navire et le suivit à travers les mers. — Il pensait que ses nouvelles fonctions, le monde nouveau qui s’offrait à ses regards, les sensations nouvelles, parviendraient à le délivrer de cette compagne importune — il se trompait. Un mois, — deux mois se passèrent... et, semblable à la semence ramenée d’Italie, qui se développe plus vivace dans le sol généreux du Delta, son inquiétude, plante touffue, se changea en un cèdre robuste et rameux.... — et son ombre grandit dans l’âme de Cinna.

Il essaya d’abord de s’étourdir par une vie semblable a celle qu’il avait menée à Rome. — Alexandrie, ville de volupté, était riche en femmes grecques aux cheveux fauves, au teint clair que le soleil d’Égypte dorait de transparents reflets d’ambre. Dans leurs bras, il chercha d’abord l’apaisement. Mais en vain...

Alors, il songea au suicide. Beaucoup, parmi ses anciens compagnons avaient, de semblable façon, mis fin à leurs tracas, pour des raisons souvent plus futiles encore que ses raisons à lui ; — par ennui simplement, par désœuvrement, ou bien parce que cette vie dissipée n’avait plus d’attraits pour eux... — Le glaive aux mains d’un esclave habile... et tout était dit. — Cinna s’attacha à cette pensée, mais, déjà décidé à la suivre, il fut arrêté par un rêve étrange. Comme il passait, en songe, le fleuve de l’oubli, il lui sembla apercevoir, sur l’autre rive, son inquiétude sous les traits d’un esclave affamé qui, avec un salut, disait : « Je t’ai devancé, Seigneur, afin de te recevoir. »

Pour la première fois de sa vie, Cinna eut peur : il ne pouvait songer sans appréhension à l’existence future : — il fallait donc qu’ils y allassent ensemble, son inquiétude et lui.

En désespoir de cause, il décida de se rapprocher des savants dont fourmillait le Sérapéum, espérant trouver auprès d’eux la clef de l’énigme. Les savants ne trouvèrent rien, mais, en revanche, le nommèrent « τοῦ μουσείου », — titre que l’on conférait d’ordinaire aux Romains de haute lignée et aux grands personnages. — Maigre consolation que ce brevet de sagesse pour un homme qui ne savait trouver une réponse à sa préoccupation la plus intense ! Cela eût pu lui paraître de l’ironie. Mais, croyant que le Sérapéum ne dévoile sa propre sagesse qu’aux seuls initiés, il ne désespéra point encore.

Le plus actif parmi les savants était Timon d’Athènes, homme riche et citoyen romain. Venu à Alexandrie afin de pénétrer les mystères de la science égyptienne, il y habitait depuis une vingtaine d’années. De lui, on disait qu’il n’était point, dans la Bibliothèque, de parchemin ou de papyrus qu’il n’eût déchiffré et qu’il possédait à fond toute la science humaine. Et c’était un homme doux et indulgent. Cinna eut vite fait de le distinguer dans la foule pédante des commentateurs au cerveau momifié et bientôt leurs rapports, devenus fréquents, se changèrent en une liaison plus étroite et allant jusqu’à l’amitié.

Le jeune homme admirait l’ingéniosité de sa dialectique, son éloquence, — sa profondeur surtout, — quand, abordant des sujets élevés, il parlait des destinées de l’homme et de l’univers. Ce qui frappait particulièrement en lui, c’est qu’à cette profondeur venait se mêler comme une tristesse latente. Plus tard, quand ils furent liés d’amitié, Cinna, souvent, désira demander au vieillard les raisons de sa tristesse et, en même temps, lui ouvrir son propre cœur. Il attendait une occasion.

 

III

Certain soir, comme, après une chaude discussion sur la migration des âmes, ils restaient seuls sur la terrasse à contempler la mer, Cinna prit dans les siennes la main de Timon et lui confessa le tourment de sa vie et les raisons qui lui avaient fait rechercher la société des savants et des philosophes du Sérapéum.

— J’y ai gagné de te connaître, Timon, conclut-il, et maintenant je sais que si tu ne peux m’expliquer l’énigme de ma vie, nul autre n’en sera capable.

Les yeux fixés sur le miroir de l’onde qui reflétait la lune nouvelle. Timon se taisait. Puis il dit :

— Te souvient-il d’avoir vu en hiver des nuées d’oiseaux s’abattre ici, venant des brumes du Nord ! — Sais-tu, Cinna, ce que ces oiseaux viennent chercher en Égypte ?...

— La chaleur et la lumière.

— Les âmes humaines, elles, cherchent la chaleur de l’amour et la lumière de la vérité. L’oiseau sait où chercher ce qu’il désire, — l’âme, la pauvre âme humaine vogue au hasard, dans l’égarement, la tristesse et l’inquiétude.

— Pourquoi, noble Timon, ne trouvé-je point ma route ?

— Autrefois, vois-tu, les dieux donnaient l’apaisement, aujourd’hui, la foi est tarie, tel l’huile d’une lampe... — Ensuite, on espéra que la philosophie ferait éclore dans les âmes le soleil de la vérité. — Vinrent enfin les sceptiques qui, sur les ruines de ce qui fut l’Académie d’Athènes, campèrent leur doctrine. Ils se figuraient apporter la paix, — ils n’apportaient que l’inquiétude... — Car renoncer, comme ils le font, à la lumière et à la bienfaisante chaleur, c’est livrer l’âme aux ténèbres et à l’inquiétude... — Et voici pourquoi aveuglément, à tâtons, les mains tendues, fébriles, nous cherchons une issue...

— Est-il possible que tu n’aies point trouvé ?

— J’ai cherché... sans trouver. Tu cherchas une issue dans la volupté, — moi, dans la réflexion ; et, tous deux, nous errons encore dans les ténèbres. Sache donc que ton tourment n’est point isolé et qu’en toi souffre et se lamente l’âme du monde. Depuis longtemps, n’est-ce pas, tu as cessé de croire aux dieux...

— Leur culte est encore public a Rome ; on nous fait même venir de nouveaux dieux d’Égypte et d’Asie... Mais, pour y croire sincèrement, il n’y a peut-être que les maraîchers qui, de grand matin, arrivent de la campagne...

— Et ceux-là seuls possèdent le calme.

— De même alors que ceux qui, ici, se prosternent devant des oignons et des chats.

— De même aussi que ceux qui, semblables aux animaux, ne désirent rien de plus que le sommeil après la pâture.

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— Mais alors la vie vaut-elle d’être vécue ?

— Savons-nous donc ce qu’apportera la mort ?

— Mais quelle différence alors entre toi et les sceptiques ?

— Les sceptiques ?... Les sceptiques consentent aux ténèbres, ou bien font semblant d’y consentir. Pour moi, les ténèbres sont un tourment.

— Et tu n’entrevois point la délivrance ?

Timon se tut, puis, lentement, comme hésitant, répondit :

— Je l’attends...

— D’où donc ?...

— ... Je ne sais pas encore...

Puis, appuyant la tête sur sa main et comme pris par le silence qui planait sur la terrasse, — d’une voix assourdie :

— Car, chose étrange, il me semble que si le monde ne contenait rien de plus que ce que nous savons, si nous ne pouvions être rien de plus que ce que nous sommes... cette inquiétude ne serait pas en nous... Ainsi, dans la maladie elle-même, je vois l’espoir de la guérison. Les vieilles croyances sont mortes, la philosophie n’est plus... La vie ne peut venir que d’une vérité nouvelle, inconnue...

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Cet entretien fut d’un grand réconfort pour Cinna. Ayant appris que non seulement lui seul, mais que le monde entier était malade, il eut une sensation de délivrance, comme si on lui enlevait soudain un fardeau énorme, le répartissant sur des milliers d’épaules.

 

IV

De ce jour, leur amitié devint plus étroite encore. Il se voyaient souvent, maintenant, et étaient en constante communion d’idées. Du reste, en dépit de ses multiples tentatives et de la lassitude qui avait suivi, Cinna était jeune, — trop jeune pour que la vie n’eût point pour lui des attraits encore inconnus... Et il en trouva dans la personne d’Anthéa, fille unique de Timon.

À Alexandrie, le renom d’Anthéa n’était point inférieur au renom de son père. Elle était adorée des nobles Romains qui fréquentaient Timon, adorée des Grecs, adorée des philosophes du Sérapéum, — et elle était l’idole du peuple...

Loin de l’enfermer au gynécée, de l’astreindre aux seules occupations féminines, Timon s’était efforcé de lui inculquer tout son propre savoir. Au sortir de l’enfance, il lui avait fait lire les auteurs grecs, latins et hébreux. — Car, douée d’une mémoire étonnante et élevée à Alexandrie même, elle parlait couramment ces trois langues. Elle était la confidente de toutes ses pensées et, souvent, au cours des entretiens symposiaques, elle savait, pareille à Ariane, se dégager du labyrinthe des problèmes les plus ardus et en affranchir les autres.

Son père avait pour elle de l’admiration et du respect. Elle était entourée du charme d’un mystère quasi-divin, et voyait, dans des songes inspirés, des choses invisibles aux yeux des autres mortels. Le vieillard l’aimait comme son âme ; — mais il appréhendait de la perdre, car elle disait souvent qu’en rêve lui apparaissaient des êtres de mauvais augure, environnés d’une lumière étrange : — présage de vie ou de mort ! — elle ne savait...

Pourtant, elle n’était entourée que d’amour. Les Égyptiens qui fréquentaient chez Timon, l’appelaient le Lotos, — peut-être à cause du culte divin dont cette fleur était l’objet — peut-être aussi parce que, ayant contemplé Anthéa, on pouvait oublier tout, tout au monde.

Sa beauté égalait sa sagesse. Le soleil d’Égypte n’avait point halé ce visage, où les roses lueurs de l’aube semblaient palpiter au sein d’une nacre transparente. Ses yeux avaient la couleur du Nil, — et, comme les eaux du Fleuve mystérieux, son regard semblait émaner des là-bas lointains et ignorés. Cinna, quand il l’eut vue et entendue pour la première fois, eût voulu, tout d’abord, lui élever un autel dans l’atrium de sa maison et y apporter en offrande de blancs ramiers !...

Il avait, dans sa vie, rencontré des milliers de femmes : — filles du Nord aux longs cils blancs, aux cheveux couleur des blés, — Numidiennes, noires, tels des blocs de lave. — Mais jamais, jusqu’ici, il n’avait découvert semblable perfection de l’âme et du corps ! Et son admiration grandissait à mesure qu’il la voyait, à mesure qu’il avait l’occasion d’écouter ses paroles.

Par instants, lui qui ne croyait plus aux dieux, en venait à supposer qu’Anthéa ne pouvait être la fille de Timon, mais bien celle d’un dieu, — et qu’elle n’était femme qu’à demi, étant sûrement immortelle.

Très vite, il l’aima d’un amour inattendu, immense, invincible, — aussi différent des sentiments éprouvés jusqu’alors, qu’Anthéa différait des autres femmes. Il ne désirait la posséder que pour se prosterner devant elle... Et il eût donné tout son sang pour la posséder... Il sentait qu’il vaudrait mieux pour lui être un mendiant avec elle, qu’un empereur sans elle. Et, semblable au gouffre marin, qui, avec une puissance infrangible, s’empare de tout ce qui se trouve à sa portée, l’amour s’empara de l’âme de Cinna, de son cœur, de ses pensées, de ses jours, de ses nuits... et de tout ce qui fait l’existence !...

Et l’amour s’empara d’Anthéa.

— Tu felix, Cinna ! répétaient ses amis.

— Tu felix, Cinna ! se répétait-il à lui-même... Et, le jour des épousailles, quand les lèvres divines proférèrent le sacramentel : « À tes côtés, toujours, mon Caïus, moi, ta Caïa ! » — il lui sembla que son bonheur serait, comme la mer, insondable et sans limites.

 

V

Depuis lors, douze mois s’étaient écoulés et, pour Cinna, la jeune femme était toujours l’objet d’un culte incessant ; elle était l’âme de son âme, elle était l’amour, la sagesse, la lumière...

Mais le bonheur, profond comme la mer, devait, comme elle, être changeant et perfide.

Après un an, Anthéa fut prise d’un mal cruel et mystérieux. Ses songes inspirés s’étaient changés en des visions terribles qui tarissaient en elle la source de vie. Son visage, d’où l’aurore avait fui, avait maintenant la seule transparence de la nacre ; ses mains étaient diaphanes, ses yeux enfoncés profondément... De plus en plus, le lotos rose devenait lotos blanc, — de la blancheur des visages morts.

Présage de mort en Égypte, des vautours planaient au-dessus de la maison de Cinna.

Les visions d’Anthéa devenaient toujours plus terrifiantes. Quand, vers midi, le soleil inondait l’univers de blanches clartés, et que la ville dormait, accablée de silence, il lui semblait entendre les pas précipités d’un cortège invisible — et des profondeurs de l’atmosphère surgissait soudain une face cadavérique, qui fixait sur elle ses yeux de jais. Ces yeux !... ils s’attachaient à elle, impitoyables, semblaient l’appeler, l’attirer de force vers des ténèbres peuplées de mystère et d’effroi !... Et le corps d’Anthéa frissonnait de fièvre, son front pâle et livide se couvrait d’une sueur froide, et, tel un enfant terrifié et sans forces, elle cherchait un abri sur la poitrine de Cinna.

— Au secours ! répétait-elle de ses lèvres bleuies, au secours, Caïus ! Défends moi !

Caïus se fut jeté sur tous les spectres envoyés par Perséphone... Mais c’est en vain que du regard il scrutait les profondeurs de l’étendue. — Alentour, c’était la solitude déserte ; de blanches clartés inondaient la ville ; la mer était de feu sous le soleil ; et, dans le silence, s’entendait seul le glatissement des vautours qui planaient au-dessus de la maison.

Les visions devinrent plus fréquentes, puis journalières.

Partout, au grand air, dans l’atrium, dans toutes les pièces, elles assaillaient Anthéa.

Conseillé par des médecins, Cinna avait fait venir des sambuques égyptiennes, il avait assemblé des bédouins, joueurs de plagiaule, espérant que le tintamarre sauvage de cette musique couvrirait la rumeur des êtres invisibles. — Vaine tentative : Anthéa percevait cette rumeur au sein du vacarme le plus assourdissant et, tous les jours, quand le soleil était arrivé au plus haut de sa course, et que l’ombre, aux pieds de l’homme, semblait un vêtement tombé de ses épaules, — dans l’air embrasé et palpitant surgissait soudain la face cadavérique... Ses yeux de jais fixés sur Anthéa, elle restait immobile, puis, lentement, reculait, semblant dire : « Viens ! viens à moi !... »

Parfois, elle croyait voir remuer la bouche du spectre ; parfois, elle la voyait donner passage à d’immondes nécrophores qui s’élançaient vers elle...

À la seule pensée de ces visions, les yeux d’Anthéa s’emplissaient de terreur, — et la vie lui était devenue une torture tellement atroce qu’elle finit par supplier Cinna de la laisser s’empoisonner, ou bien de la percer de son glaive.

Lui savait qu’il ne pourrait faire cela. Pour elle, il eût donné tout son sang... Il eût, de ce même glaive, ouvert ses veines à lui, une à une. Mais tuer Anthéa !... La voir, cette tête adorée, — morte, les paupières fermées, calme et glacée ; voir cette gorge — déchirée, sanglante !... Ah ! pour faire cela, il eût fallu d’abord qu’il devint fou !...

Un médecin grec avait dit à Cinna que c’était Hécate qui apparaissait à la jeune femme et que les êtres invisibles dont la rumeur la terrifiait formaient le cortège d’empouses envoyées par la farouche divinité. Selon cet homme la malade était perdue, car, ayant vu Hécate, elle devait mourir.

Alors Cinna qui, auparavant, se fût moqué de quiconque lui eût parlé d’Hécate, sacrifia une hécatombe à la déesse. Mais l’offrande fut inutile et, le lendemain à midi, les yeux lugubres apparaissaient à nouveau.

On avait essayé de lui couvrir la tête ; mais, même à travers les voiles les plus épais, elle voyait la face spectrale. Enfermée dans une pièce obscure, elle voyait l’affreux visage se profiler sur la muraille et éclairer les ténèbres d’une lueur blafarde.

Vers le soir, parfois, la malade allait mieux. Alors un sommeil si profond s’emparait d’elle, qu’il semblait à Cinna et à Timon qu’elle ne se réveillerait plus. Bientôt, elle devint faible au point de ne plus pouvoir marcher : on la porta dans une litière.

L’ancienne inquiétude s’était réveillée, cent fois plus torturante, dans l’âme de Cinna. La peur pour Anthéa s’y mêlait à la sensation étrange que sa maladie avait des rapports mystérieux avec tout ce dont ils avaient parlé, Timon et lui. Peut-être le vieillard avait-il les mêmes pensées ?... Cinna, toutefois, redoutait de le questionner.

La malade s’étiolait lentement, comme une fleur contaminée par une araignée venimeuse...

Malgré l’inanité de tout espoir, Cinna faisait des efforts désespérés pour la sauver. D’abord, il la transporta à Memphis. Mais le séjour à l’ombre des Pyramides ne put avoir raison du terrible mal. Alors, il revint à Alexandrie et entoura sa femme de devins, de sorciers, de marchands de philtres, et de toute la bande des faiseurs de miracles, âpres exploiteurs de la crédulité humaine.

Il n’avait plus le choix, et tous les moyens lui étaient bons !

Or, vers ce temps-là arriva de Césarée à Alexandrie, Joseph, fils de Khousa, fameux médecin juif. Cinna le manda immédiatement auprès de la malade et, pour un instant, il reprit espoir : Joseph, qui ne croyait pas aux dieux grecs et romains, écarta avec mépris la fable d’Hécate. Pour lui, Anthéa était possédée des démons et il importait de quitter au plus tôt l’Égypte, où les émanations putrides du Delta ne pouvaient que nuire à la malade.

Juif lui-même, il indiqua Jérusalem comme étant une ville où les démons n’ont point accès, et où l’air est sec et vivifiant.

Cinna suivit ce conseil avec d’autant plus d’empressement qu’il n’y avait plus d’autre parti à prendre, et que le procurateur qui gouvernait la Judée était connu de lui et descendait d’anciens clients de la famille des Cinna. Et, en effet, le procurateur Pontius les reçut à bras ouverts et les installa dans sa propre résidence d’été, située non loin des murs de la ville.

Mais, longtemps avant d’arriver à destination. Cinna avait vu son dernier espoir s’évanouir. Le spectre n’avait cessé de persécuter Anthéa. même à bord de la galère, et, à Jérusalem, la malade attendait l’heure fatale avec la même mortelle angoisse qu’à Alexandrie.

Et ainsi s’écoulaient leurs journées — dans l’accablement, la terreur, le désespoir et l’attente de la mort.

 

VI

Malgré le jet d’eau, le péristyle ombreux et l’heure matinale, il faisait, dans l’atrium, une chaleur accablante. Car le marbre était embrasé par le soleil printanier. Pourtant, non loin de la maison, se trouvait un vieux pistachier donnant de l’ombre sur une assez grande étendue. Situé en dehors des murs, l’endroit était plus aéré aussi, et Cinna y fit placer la litière ornée de jacinthes et de fleurs de pommier, où reposait Anthéa. Puis il s’assit auprès d’elle et, effleurant ses mains d’une pâleur d’albâtre, il demanda :

— Es-tu bien ainsi, carissima ?

— Fort bien, répondit-elle d une voix à peine intelligible. Puis elle ferma les paupières, comme prise de sommeil.

Et ce fut le silence. Seul, un souffle léger agitait les rameaux en soyeux bruissements, cependant que, autour de la litière, les rayons, perçant le feuillage, découpaient à terre de miroitantes taches dorées. Parmi les pierres, des grillons chantaient.

La malade ouvrit les yeux.

— Caïus, dit-elle, est-il vrai que dans ce pays est apparu un philosophe qui rend la santé aux malades ?

— Ils appellent ces gens-là des prophètes, répondit Cinna. J’en avais entendu parler et je voulais l’amener auprès de toi ; mais ce n’était qu’un imposteur. En outre, il blasphémait le temple et la loi du pays, et le procurateur l’a livré aux mains des bourreaux. C’est aujourd’hui qu’il sera crucifié.

Anthéa baissa la tête.

— Toi, le temps te guérira, dit Cinna, voyant la tristesse répandue sur son visage.

— Le temps !... Il fait œuvre de mort, non de vie, répondit-elle lentement.

De nouveau ce fut le silence et le miroitement incessant des taches blondes. Les grillons chantèrent plus fort, et des petits lézards s’aventurèrent hors des fentes et vinrent se chauffer au soleil.

De temps en temps, Cinna regardait Anthéa, et des pensées désespérantes, mille fois renouvelées, s’emparaient de son cerveau : — aucune chance de salut... nulle lueur d’espoir... bientôt cet être adoré ne serait plus qu’une ombre impalpable, une pincée de cendres dans une des urnes du Columbarium...

Couchée, les paupières closes, dans cette litière fleurie, elle semblait morte déjà...

— Moi aussi, je te suivrai, songeait Cinna.

Des pas résonnèrent dans le lointain... Le visage d’Anthéa devint plus pâle qu’un linge, sa bouche entr’ouverte respira précipitamment, sa poitrine haleta. La malheureuse martyre croyait entendre le cortège des fantômes précédant le spectre aux yeux de jais. Mais Cinna lui prit les mains, tâchant de la rassurer.

— Ne crains riens, Anthéa. Ces pas... je les entends, moi aussi.

Puis il ajouta :

— C’est Pontius Pilatus qui vient auprès de nous.

En effet, le procurateur apparaissait au détour du sentier, escorté de deux esclaves. C’était un homme âgé déjà, au visage arrondi et soigneusement rasé où, à côté d’une gravité factice, se reflétaient le souci et la fatigue.

— Salut à toi, noble Cinna, et à toi, divine Anthéa, dit-il en entrant dans l’ombre du pistachier. La nuit a été fraîche, mais voici une journée bien chaude ; qu’elle vous soit propice à tous deux, et que la santé d’Anthéa redevienne aussi florissante que ces jacinthes et ces rameaux de pommier qui ornent sa litière !

— Sois-nous le bienvenu, répliqua Cinna.

Le procurateur s’était assis sur un quartier de roche et contemplait Anthéa. Il fronça légèrement les sourcils :

— La solitude, dit-il, engendre la tristesse et la maladie... Au sein de la foule, la peur ne peut vous atteindre... Un conseil !... Malheureusement, nous ne sommes pas ici à Antioche, ni à Césarée... Nous n’avons ni jeux, ni courses d’aucune sorte.. Et, si l’on élevait un cirque, ces enragés le détruiraient le lendemain... Ici, l’on entend que ces mots : la Loi. Tout porte ombrage à cette Loi. Ah, combien je préférerais être au pays des Scythes !

— Que voulais-tu dire, Pilate ?

— En effet... j’ai perdu le fil. Les soucis !... Je disais donc ?... Que, dans la foule, la peur ne peut avoir de prise sur vous. Aujourd’hui, précisément, vous pouvez assister à un spectacle curieux. À Jérusalem, il faut se contenter de peu !... Il faut, avant tout, qu’Anthéa, à midi, soit environnée par la foule. Aujourd’hui, trois hommes mourront sur la croix. Cela vaut mieux que rien. Et puis dans la ville pullulent les vagabonds les plus étranges, qui ont afflué de tout le pays en vue des fêtes de Pâques. Vous pourrez contempler ce peuple à votre aise. Je vous ferai donner une place excellente, à proximité des croix. J’espère que les suppliciés auront du courage. L’un est un homme bien singulier : il se dit le fils de Dieu, il est doux comme une colombe et il n’a, au fond, rien fait qui méritât la mort.

— Et tu l’as condamné à être crucifié ?

— Je voulais m’affranchir d’un ennui et ne pas déchaîner la fureur de ce guêpier qu’est le temple. Déjà, sans cela, ils se plaignent de moi à Rome. Du reste, ce n’est pas d’un citoyen romain qu’il s’agit.

— Sa torture n’en sera point amoindrie, à cet homme.

Le procurateur ne répondit point et, après un temps, il dit, comme se parlant à lui-même :

— Il est une chose entre toutes que je ne puis souffrir, c’est l’exagération. Ce mot, prononcé devant moi, a le don d’attrister toute ma journée. Aurea mediocritas !... Le juste milieu... Pour moi, la sagesse est là, toute entière. Et il n’est pas au monde d’endroit où ce principe soit moins en honneur !... Ah ! combien tout cela me fatigue ! combien cela me fatigue ! Aucun calme, aucun équilibre... ni chez les hommes, ni dans la nature... Tenez, maintenant, — au printemps, — les nuits sont fraîches ; — et le jour, la fournaise est telle, que les cailloux vous brûlent les pieds. Midi est encore loin — et voyez ce qui se passe !... — Quant aux hommes, mieux vaut n’en rien dire ! Je suis ici, parce que j’y suis forcé. N’importe !... — Voici que j’allais de nouveau perdre le fil... Allez voir la mise en croix : Je suis persuadé que ce Nazaréen saura mourir avec courage. Je l’ai fait fouetter, espérant ainsi le sauver de la mort. — Je ne suis point féroce, moi ! Pendant la flagellation, il était patient comme un agneau et il bénissait l’humanité. Quand le sang l’a inondé, il a levé les yeux au ciel et s’est mis à prier. — C’est l’homme le plus étrange que j’aie vu de ma vie. Ma femme, à son propos, ne m’a pas laissé un instant de répit et, dès l’aube, elle n’a cessé de me répéter : « Tu ne souffriras pas la mort d’un innocent ». — Moi, je ne demandais pas mieux ! Deux fois, je suis monté au Bima et j’ai harangué ces prêtres féroces, cette tourbe chassieuse. — À l’unisson, la tête renversée, la bouche béante, ils me répondaient : « Crucifiez-le ! »

— Et alors tu as cédé, dit Cinna.

— J’aurais provoqué une émeute en ville. — et je suis ici pour maintenir la paix. Le devoir avant tout !... Je n’aime pas l’exagération, je suis las à mourir, — mais si j’entreprends quelque chose, je n’hésite pas à sacrifier la vie d’un seul homme au salut commun... — Surtout, si c’est un inconnu pour lequel personne ne viendra me demander des comptes... Tant pis pour lui, — il n’est pas citoyen romain.

— Le soleil ne luit pas pour Rome seulement, murmura Anthéa.

— Divine, répliqua le procurateur, je pourrais te répondre que, sur la terre entière, le soleil éclaire la domination romaine, et qu’il faut donc tout sacrifier au bonheur de Rome. — Les émeutes affaiblissent notre autorité !... — Mais, avant tout, je t’en supplie, n’exige pas de moi de changer la sentence. Cinna te dira que c’est impossible, et que César seul pourrait le faire. — Moi, je ne le puis pas, — même si je le voulais... N’est-il pas vrai, Caïus ?

— En effet.

Mais ces paroles firent une peine visible à Anthéa ; et, pensant à elle-même peut-être, elle dit :

— Ainsi, l’on peut souffrir et mourir innocent ?

— Nul en ce monde n’est innocent, répondit Pilate. Ce Nazaréen n’a commis aucun crime ; — fort bien : — comme procurateur, je m’en suis lavé les mains. Mais, en tant qu’homme, je blâme sa doctrine. Je me suis entretenu fort longtemps avec lui, et me suis convaincu par moi-même qu’il enseignait des choses inouïes. — Que voulez-vous, le monde ne peut exister que par la sagesse... — Qui donc niera l’utilité de la vertu ? — Pas moi, toujours !... Les stoïciens eux-mêmes enseignent à supporter l’adversité d’une humeur égale, — sans pour cela exiger de vous le renoncement complet. — La fortune et le dîner — tout à la fois !... Dis-moi, Cinna, — toi qui es un homme sage — que penserais-tu de moi, si, un beau jour, j’abandonnais la maison que vous habitez en ce moment à ces crève-la-faim qui sont là, en train de se chauffer au soleil, près de la porte de Yoppée ?.. Et c’est justement des choses semblables qu’il exige. Il enseigne, en outre, qu’il faut aimer tous les hommes d’un même amour, — les Juifs comme les Romains, les Romains comme les Égyptiens, les Égyptiens comme les noirs, — et ainsi de suite..... À la fin, j’en ai eu assez ! Comment ? — La vie de cet homme est en jeu ! — Lui se comporte comme s’il s’agissait d’un autre : — il enseigne, il prie !... Je n’ai point le devoir de sauver un homme qui n’y tient pas lui-même... — Qui dépasse la mesure en tout, n’est pas un homme sensé !... — Et puis, il se fait appeler Fils de Dieu, il détruit les fondements sur lesquels est édifié le monde — donc il fait du tort aux hommes ! Qu’il pense ce qu’il veut, pourvu qu’il ne détruise rien ! En tant qu’homme, je proteste contre sa doctrine. Si, pour moi-même, je ne crois pas aux dieux, — c’est mon affaire ; pourtant, j’admets la nécessité d’une religion, — je l’affirme à toute occasion... Car, selon moi, pour les hommes, la religion est un frein... Il faut atteler les chevaux, et les bien atteler... Du reste, ce Nazaréen ne doit pas craindre la mort, puisqu’il prétend pouvoir ressusciter.

Cinna et Anthéa se regardèrent avec étonnement :

— Ressusciter ?

— Ni plus ni moins ! — Le troisième jour. C’est ainsi, du moins, qu’enseignent ses disciples. — Lui-même... Au fait, j’ai oublié de le questionner à ce sujet. — Du reste, — c’est tout un : la mort nous tient quittes de nos promesses. — Et même, s’il ne ressuscitait pas, il n’y perdrait rien, attendu que, selon lui, le bonheur véritable et la vie éternelle commencent seulement après la mort. Il parle de cela réellement comme un homme sûr de son fait. Son Hadès à lui est plus lumineux que ce monde sublunaire et, plus on souffre ici-bas, plus on est sûr d’y avoir accès. On doit seulement aimer, aimer, aimer encore !...

— Étrange..., dit Anthéa.

— Et les autres te criaient : « Crucifie-le ! » demanda Cinna.

— Et je ne m’en étonne aucunement... Leur âme n’est que haine, — et qui donc, sinon la haine, réclamera le supplice pour l’amour ?

Anthéa passa sa main amaigrie sur son front :

— Et il est convaincu que l’on peut vivre et être heureux après la mort ?

— C’est pour cela qu’il n’a peur ni de la croix, ni de la mort.

— Combien ce serait bon, Cinna !...

Et, un instant après :

— Comment sait-il cela ?

Le procurateur fit un geste :

— Il prétend le savoir du Père de tous les hommes, lequel, chez les Juifs, répond à notre Jupiter, sauf que, selon le Nazaréen, il est Un, Unique et Miséricordieux.

— Combien ce serait bon, Caïus ! répéta la malade.

Cinna ouvrit la bouche, comme pour répondre — mais il resta muet... La conversation s’arrêta. Pontius continuait visiblement ses réflexions sur l’étrange doctrine du Nazaréen, car, par instants, il hochait, secouait la tête et les épaules. Enfin, il se leva et prit congé.

Anthéa dit soudain :

— Caïus, allons voir ce Nazaréen.

— Hâtez-vous, dit en les quittant Pilate, le cortège va bientôt se mettre en marche.

 

VII

La journée s’annonçait claire et chaude. Vers midi toutefois surgirent, venant du nord-est, des nuages sombres et cuivrés, peu étendus, mais lourds et comme gros de tempête. L’azur profond du ciel subsistait encore, mais on voyait que bientôt les nuages se rejoindraient, barrant tout l’horizon. Maintenant, le soleil les frangeait d’or liquide et de feu. Au-dessus de la ville elle-même et des collines environnantes, s’ouvrait encore la large baie d’un ciel sans tache. En bas, le vent s’était tu.

Sur l’éminence du Golgotha, l’œil découvrait déjà des groupes d’hommes, venus pour devancer le cortège qui allait quitter la ville.

Le soleil illuminait à perte de vue la causse pierreuse, aride et morne, dont la monotone grisaille était striée du noir des arêtes et des crevasses, plus noires encore de par la clarté qui baignait l’étendue. Dans le lointain, pareillement stériles et vides, des collines plus élevées se voilaient d’une brume bleuâtre.

Plus bas, entre les murs de la ville et le Golgotha, s’étendait une plaine semée de roches... — moins déserte, car dans les crevasses où un peu de terre s’était amassée, pointaient des figuiers au rare et pauvre feuillage. — Çà et là apparaissaient, — nids d’hirondelles collés au roc, — des habitations aux toits en terrasse, ainsi que des tombes peintes de blanc, qui resplendissaient au soleil. — Au pied même des murs d’enceinte, une multitude de tentes et de chalets, dressés en vue des fêtes et de l’affluence des villageois, formaient des campements entiers, grouillants d’hommes et de dromadaires.

Le soleil montait lentement dans l’étendue libre du ciel. L’heure était proche où sur ces hauteurs plane un silence de mort, et où tous les êtres vivants cherchent un abri derrière leurs murs ou se terrent dans les fentes rocheuses. Même maintenant, malgré l’effervescence inusitée, une tristesse planait sur ce paysage, où l’aveuglante clarté illuminait uniquement la friche grisâtre et morne. Le vacarme des voix lointaines venant de la ville se fondait en une rumeur pareille au murmure des flots et semblait être absorbé par le silence.

Les groupes de gens qui, dès le matin, attendaient au Golgotha avaient les yeux fixés sur la ville, que le cortège allait quitter incessamment. La litière d’Anthéa arriva avec son escorte de soldats envoyés par le procurateur, et qui devaient lui frayer un chemin à travers la cohue, et, le cas échéant, la protéger des injures, toujours possibles avec ces foules fanatiques et élevées dans la haine de l’étranger.

Cinna marchait à côté de la litière, en compagnie du centurion Rufilus.

Anthéa semblait plus tranquille et moins angoissée aux approches de midi et à la menace des affreuses visions qui l’épuisaient. Ce qu’avait dit du jeune Nazaréen le procurateur s’était emparé de son esprit et lui faisait oublier sa propre détresse. Il y avait là, pour elle, quelque chose d’étonnant,— d’incompréhensible presque !... Beaucoup d’hommes, alors, savaient mourir avec calme, comme s’éteint un bûcher funéraire où le bois s’est consumé. — Ce calme, ce courage venaient d’une résignation philosophique à l’implacable nécessité d’un passage de la lumière aux ténèbres, de la vie réelle à une existence illusoire, terne et imprécise. Mais, personne, jusqu’ici, n’avait béni la mort, personne n’avait quitté la vie avec la certitude inébranlable que ce n’était qu’au-delà du bûcher et de la tombe que commençait une existence véritable, — un bonheur si puissant, tellement infini, qu’il ne pouvait être imparti que par une Entité toute puissante elle-même — et infinie.

Et l’homme qu’on allait crucifier prêchait cela comme une vérité incontestable ! — Anthéa se sentait profondément frappée par cet enseignement, qui lui apparaissait une source unique d’espérance et de rédemption. Elle savait qu’il lui fallait mourir, — et un immense regret s’emparait d’elle : mourir — c’était pour elle abandonner Cinna, abandonner son père, abandonner le monde, l’amour... — c’était le vide glacé, le néant, les ténèbres.

Et son regret s’illimitait de tout le bonheur qui était sa part en ce monde. Ah ! si la mort pouvait servir à quelque chose, si l’on pouvait emporter avec soi un souvenir d’amour, un reflet de bonheur — combien la résignation eût été plus aisée !

Et, alors qu’elle n’espérait rien, — rien de la mort, elle entendait soudain que la mort pouvait tout lui donner...

Qui donc prêchait cela ! Un homme étrange, un rabbi, un prophète, un philosophe, qui faisait de l’amour la plus haute des vertus, qui, sous le fouet, bénissait les hommes, et que l’on allait crucifier... — Et Anthéa songeait : — Pourquoi enseignait-il ainsi, quand la croix devait être son unique salaire ?... — D’autres désirèrent le pouvoir, Lui, point ; — d’autres voulurent la richesse, — Lui resta pauvre... — Ils voulurent des palais, des festins, des élégances, des étoffes de pourpre, des chars incrustés de nacre et d’ivoire, — Lui vécut, tel un pâtre ! — Il prêchait l’amour, la pitié, le pardon et la pauvreté... — pouvait il donc être méchant et affamer les hommes de vaines illusions ?

Mais s’il disait vrai, — alors, que bénie soit la mort, terme des misères terrestres, échange d’un bonheur infime contre un bonheur meilleur, lumière des yeux flétris, essor ailé vers des joies éternelles !... Maintenant Anthéa comprenait cette promesse de résurrection.

L’esprit et le cœur de la malade épousaient désespérément la doctrine nouvelle. Elle se rappelait les paroles de Timon, répétant que seule une vérité nouvelle pouvait arracher l’humanité aux fers qui l’enchaînaient. — La voici, la vérité nouvelle ! — Elle est victorieuse de la mort, — donc elle apporte le salut.

Et Anthéa s’abîma si profondément, de tout son être, dans ces pensées, que, pour la première fois depuis tant de jours, Cinna n’aperçut pas sur son visage l’angoisse surgissante.

Enfin, le cortège se mit en marche dans la direction du Golgotha ; — de l’éminence où se trouvait Anthéa, on pouvait l’embrasser du regard. La foule était nombreuse, mais semblait perdue dans ces espaces pierreux. De la porte ouverte s’essaimait la multitude de plus en plus compacte, se grossissant de ceux qui attendaient au dehors.

D’abord, ils marchèrent en une longue théorie qui, peu à peu, s’enfla comme un fleuve débordant son lit, tandis qu’ils avançaient à mesure. Des essaims d’enfants gambadaient sur les côtés. — Le cortège s’avançait dans la fluctuation chatoyante des tuniques blanches, des châles écarlates et bleus. Au centre, luisaient les cuirasses et les lances des soldats romains, que le soleil baisait de rayons voletants. La rumeur des voix confuses arrivait de loin et s’affirmait toujours plus distincte.

Enfin, ils s’approchèrent tout à fait... et les premières rangées se mirent à escalader le tertre. — La foule se hâtait pour occuper les places proches du lieu du supplice, afin d’en voir tous les détails, et le détachement escortant les condamnés, refoulé, restait de plus en plus en arrière. Les enfants arrivèrent les premiers : — garçons à demi-nus, des pièces d’étoffes aux reins, les cheveux coupés ras, sauf deux petites touffes aux tempes, — hâlés, les yeux presque bleus et le parler criard. Avec un brouhaha sauvage, ils se mirent à extirper du sol des rocailles afin de les jeter aux crucifiés...

Tout de suite, le tertre fourmilla d’une tourbe bigarrée. — Les visages étaient, pour la plupart, animés par le mouvement et par l’espoir du spectacle. Nulle trace de pitié. — Le ton criard de la voix, la volubilité insensée de la parole, la brusquerie des gestes étonnaient Anthéa, malgré son accoutumance à la bavarde vivacité de la race grecque. — Ces gens causaient entre eux comme s’ils voulaient en venir aux mains, ils se hélaient comme s’ils étaient en danger de mort, ils criaient comme si on les écorchait.

Rufilus, se rapprochant de la litière, se mit à donner des explications d’une voix tranquille de soldat en service, cependant que la marée humaine montait, ininterrompue. La cohue augmentait de minute en minute. Dans la foule, les bourgeois de Jérusalem, reconnaissables à leurs tuniques rayées, se tenaient à l’écart, évitant de se mêler au vil ramassis des faubourgs. — Puis, c’étaient des villageois, venus en grand nombre, avec leurs familles, à l’occasion des fêtes, — des cultivateurs, sanglés de sacs en guise de ceinture, — et, vêtus de peaux de chèvre, des pâtres au visage bonasse et ahuri.

Des femmes suivaient, en bandes : — c’étaient, pour la plupart, des femmes du peuple, car les bourgeoises aisées de Jérusalem n’aimaient pas à quitter leur foyer, — des paysannes, aussi, — ou bien des filles à la mise criarde, les cheveux teints, ainsi que les sourcils et les ongles, sentant très fort le nard, avec d’énormes pendants d’oreilles et des colliers de piécettes.

Venait enfin le Sanhédrin avec, au centre, Hanan, vieillard à la face de vautour, aux yeux cerclés de sang, et l’énorme Kaïapha, coiffé du cidaris à deux pointes, le rational doré sur la poitrine. Autour d’eux, c’étaient les différents pharisiens : — les « bancroches » qui marchent en heurtant les cailloux, — les « front sanglant » qui se choquent le front contre les murs, — et les « schikmi », les « forts d’épaules », qui marchent le dos voûté, comme prêts à se charger des crimes de la ville entière. La gravité sombre et le fanatisme obstiné de leurs visages les distinguaient de la meute des braillards.

Le jeune visage d’Anthéa, déjà marqué par la mort, sa silhouette spectrale, attiraient l’attention : d’importuns regards pesaient sur elle, ou s’approchait impudemment, malgré la présence des soldats. Mais tels étaient le mépris et la haine de l’étranger, que les regards, loin de refléter la commisération, luisaient d’une joie féroce de la savoir condamnée sans retour.

Et Anthéa comprit clairement pourquoi ces hommes avaient exigé la croix pour le prophète qui enseignait l’amour. Et ce Nazaréen lui sembla soudain un être proche, un être cher. Comme elle, il devait mourir. — Rien, après la sentence, n’était capable de le sauver : — pour elle aussi, la sentence était sans appel. — Et elle se sentait liée à lui par une fraternité d’infortune et de mort. — Seulement, — lui marchait au supplice avec l’espoir des demains d’outre-tombe, tandis qu’elle, privée jusqu’ici de cet espoir, venait le chercher auprès de lui.

Soudain la rumeur lointaine creva en une tempête de sifflets, de hurlements sauvages... Puis tout se tut. — Dans le silence retentit le cliquetis des armures et le pas lourd et cadencé des légionnaires.

La foule s’ouvrit en un remous et l’escorte des condamnés vint à hauteur de la litière. En tête, sur les côtés et derrière, marchaient les soldats, d’un pas égal et lent. Au centre apparaissaient les traverses des trois croix, qui semblaient s’avancer d’elles-mêmes, tant les porteurs ployaient l’échine sous le lourd fardeau. — On devinait que le Nazaréen n’était point parmi eux. — D’abord, deux faces effrontées et sinistres de bandits ; puis, un paysan âgé, visiblement forcé par les soldats à cette besogne de remplaçant.

Le Nazaréen marchait dernière les croix, entre deux soldats. Il allait, — un manteau de pourpre jeté sur les épaules, — couronné d’épines qui ensanglantaient son front. — De rouges gouttelettes coulaient lentement le long de son visage, ou bien se figeaient en caillots sous la couronne, — semblables aux baies de l’églantier ou à des perles de corail. — Il était pâle et s’avançait lentement, d’une démarche chancelante et affaiblie.

Au milieu des ricanements de la populace, il allait, semblant, dans sa rêverie, planer par delà l’univers, — semblant déjà détaché de ce monde, — inattentif aux clameurs de haine, — comme s’il était le Pardonneur dont le pardon dépasse la mesure humaine, le surhumain Dispensateur de miséricorde... — déjà baigné d’Infini, déjà exalté au-dessus du bourbier humain... — silencieux et très doux, — et triste, triste infiniment, — de la tristesse accablante de toute la terre.

— Tu es la vérité, murmurèrent les lèvres frissonnantes d’Anthéa.

Le cortège passait tout près de la litière. — Un instant, il s’arrêta, tandis que les soldats de tête se frayaient un passage à travers la cohue.

Anthéa voyait le Nazaréen de très près : elle voyait ses cheveux bouclés ondoyer au vent léger, — elle voyait le reflet rougeâtre du manteau sur sa face pâle et diaphane. La tourbe, dans sa poussée vers Lui, cernait étroitement les soldats, forcés de lui faire un rempart de leurs lances. Partout des poings crispés, des yeux désorbités, des dents découvertes, des barbes mises en désordre par la rage des gestes, des bouches écumantes, vociférant de rauques clameurs.

Lui embrassa la foule d’un regard circulaire, comme pour dire : « Que vous ai-je fait ? »... — Puis il leva les yeux vers le ciel, — pour prier... et pardonner.

— Anthéa ! Anthéa ! s’exclamait Caïus.

Anthéa n’entendait point... Ses yeux versaient de grosses larmes. Oubliant sa maladie, oubliant que, depuis bien des jours, elle n’avait plus la force de se soulever de sa litière ; soudain dressée, — frémissante, — affolée de douleur, de pitié et d’indignation contre les aveugles huées de la populace, — elle ramassait les jacinthes et les fleurs de pommier et les jetait sous les pieds du Nazaréen.

Il se fit un silence. — La foule était muette de stupeur à la vue de cette noble romaine s’inclinant devant le condamné. Lui tourna les yeux vers ce pauvre visage émacié, et ses lèvres remuèrent, comme pour une bénédiction.

Affaissée sur les coussins de la litière, Anthéa sentait que descendait en elle une mer de clarté, de bonté, de miséricorde, d’espérance et de bonheur... Et, de nouveau, elle balbutia :

— La Vérité, c’est Toi !

Puis un nouveau torrent de larmes obscurcit ses yeux. — Mais on Le poussa en avant, à cinquante pas de la litière, vers les arbres[1] déjà dressés dans les fentes du roc. De nouveau, la foule déroba le Nazaréen aux regards d’Anthéa, mais grâce à l’altitude du tertre, elle retrouva bientôt son pâle visage couronné d’épines. — Les légionnaires firent face encore une fois à la meute hurlante et la dispersèrent à coups de bâton, afin qu’elle ne gênât pas l’exécution. On commença d’attacher les deux larrons aux croix latérales. — La troisième croix, celle du milieu, portait, cloué à son sommet, un écriteau que soulevait et tourmentait le vent sans cesse accru.

Les soldats s’approchèrent du Nazaréen pour lui ôter ses vêtements ; la foule clama : « Le Roi ! le Roi... à toi, Roi !... où sont tes milices !... défends-toi ! » — Un rire éclatait qui secouait la canaille, roulait... et soudain le plateau entier s’ébouffait à l’unisson...

Cependant, on l’étendit à terre sur les épaules afin de lui clouer les mains à la traverse de la croix pour, ensuite, le hisser avec elle sur l’arbre principal.

Alors, près de la litière, un homme vêtu d’une blanche simarre s’affaissa et, entassant sur sa tête la poussière et les cailloux, cria d’une voix affreuse, brisée de désespoir :

— J’étais lépreux : Lui m’a guéri ! Et on Le crucifie !

Le visage d’Anthéa devint plus blanc qu’un linge.

— Guéri... Il l’a guéri... Caïus, tu entends ?

— Veux-tu rentrer ? demanda Cinna.

— Non, je reste !

Et, de n’avoir point appelé ce Nazaréen afin qu’il guérit sa femme, Cinna sentit que se déchaînait en lui un désespoir sauvage et sans limites.

Mais déjà les soldats, appliquant les clous à ses mains, se mettaient à clouer. C’était d’abord un choc sourd et voilé : — fer contre fer... puis un bruit plus sonore, — indice que les clous, traversant la chair, s’étaient heurtés au bois. La foule s’était tue à nouveau, afin, sans doute, de savourer les cris de douleur que le supplice ne manquerait pas d’arracher au Nazaréen. Lui, pourtant, restait silencieux ; seuls, terrifiants et sinistres, résonnaient sur le tertre les coups de marteau.

La besogne terminée, la traverse fut hissée avec le corps. Guidé par la parole du centurion préposé à la corvée, qui répétait le commandement d’une voix monotone, en traînant sur les syllabes, — un des soldats se mit à clouer les pieds.

Les nuages qui, dès le matin avaient envahi l’horizon, voilaient maintenant le soleil, éteignant le rayonnement lumineux des rochers et des lointaines collines. Le crépuscule envahissait le monde. Un crêpe sinistre et cuivré commença d’obscurcir l’étendue et, à mesure que le soleil s’enfonçait derrière les nuages amoncelés, devint plus dense et plus opaque. On eût dit des ténèbres rougeâtres se répandant sur la terre. Un vent brûlant souffla par deux fois, puis se tut. L’air s’emplit de buée.

Soudain, les dernières lueurs fauves s’éteignirent. Des nuées lugubres tournoyèrent, s’avançant comme une muraille énorme à l’assaut de la ville et des hauteurs. — C’était l’orage... et l’univers s’emplissait d’inquiétude.

— Rentrons, dit Cinna.

— Encore... Le voir encore ! répondit-elle.

L’obscurité voilait les corps des crucifiés. Cinna fit avancer la litière plus près du lieu du supplice. Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de la croix. Sur la bistre du bois, dans la pénombre universelle, le corps du Crucifié semblait tissé de rayons lunaires... Sa poitrine haletait. Sa tête et ses yeux étaient encore tournés vers le ciel.

Soudain, un bruit sourd gronda dans la profondeur des nuages. La foudre s’éveilla, se leva, roula de l’est à l’ouest avec un fracas épouvantable, puis, comme s’effondrant dans des gouffres sans fond, résonna plus bas, toujours plus bas, — assourdie — puis s’enflant à nouveau, — et éclata enfin en un coup de tonnerre qui fit trembler le monde dans ses fondements.

En même temps, un immense éclair blafard avait déchiré les nuage... illuminant le ciel, la terre, les cuirasses des soldats et la tourbe anxieuse, apeurée, tassée comme un troupeau.

Après l’éclair, l’obscurité se fit plus grande encore. Des femmes qui s’étaient également approchées de la croix, sanglotèrent près d’Anthéa. Quelque chose de terrifiant venait de ces sanglots dans le silence. Ceux qui s’étaient perdus dans la foule commencèrent à se héler. Çà et là, des voix terrifiées proférèrent :

— Oiàh ! oï lanouh ! ne crucifia-t-on point un Juste ?

— Qui témoigna de la vérité ! Oiàh !

— Qui ressuscita les morts ! Oiàh !

Une voix cria :

— Malheur à toi, Jérusalem !

Une autre :

— La terre a tremblé !

Un second éclair ouvrit les abîmes du ciel, les montra peuplés de gigantesques fantômes fulgurants. Les voix moururent dans les hurlements de l’ouragan qui, rué soudain avec une force invincible, arracha une foule de châles et de manteaux et les fit tournoyer sur la hauteur.

De nouveau, les voix s’écrièrent :

— La terre a tremblé !

Beaucoup s’enfuirent en déroute. D’autres restaient immobilisés, enchaînés par la peur, pétrifiés, le crâne vide, — avec seulement la trouble sensation qu’il venait de se passer quelque chose d’effrayant...

Soudain, les ténèbres roussirent à nouveau... Le vent roulait les nuages, les tordait comme des chiffons calcinés. La lumière revenait par degrés... Enfin, le dôme des ténèbres se déchira et la clarté solaire s’élança à flots ; de suite, s’éclairèrent le tertre, les visages effarés et les trois croix.

La tête du Nazaréen, retombée très bas sur sa poitrine, avait la pâleur de la cire ; les paupières étaient fermées, les lèvres bleuâtres.

— Mort, murmura Anthéa.

— Mort, répéta Cinna.

Au même instant, le centurion perça de sa lance le côté du mort. La réapparition de la lumière et la vue de cette mort semblaient, chose curieuse, rassurer la multitude. Elle se rapprochait maintenant, les soldats ayant cessé de lui barrer la route. Des voix se firent entendre :

— Descends !... descends de ta croix !

Encore une fois, Anthéa jeta les yeux sur cette tête pâle et inerte, puis, à voix basse, comme se parlant à elle-même, elle dit :

— Ressuscitera-t-il ?...

Devant ces yeux et cette bouche marqués du sceau bleuâtre de la mort, devant ces bras démesurément allongés, devant ce corps inerte, déjà affaissé de tout son poids de chose morte, la voix d’Anthéa frémissait de doute et de désespoir.

Un même doute tenaillait l’âme de Cinna. Lui non plus ne croyait pas en la résurrection du Nazaréen ; mais il croyait que, s’il avait vécu, Lui seul eût pu, par sa force bonne ou mauvaise, guérir Anthéa.

Alentour, les voix se faisaient plus nombreuses, qui criaient :

— Descends !... descends de ta croix !...

— Descends, répéta avec désespoir Cinna, guéris-la moi ; prends mon âme en échange !

Le temps se remettait au beau. Les hauteurs étaient encore voilées de buées diffuses, mais, au-dessus du plateau et de la ville, le ciel s’étendait immaculé. La tour Antonia rayonnait au soleil, — soleil elle-même. L’air rafraîchi était strié de vols d’hirondelles. Cinna donna le signal du retour.

L’après-midi avait déjà commencé. Près de la maison, Anthéa dit tout à coup :

— Hécate n’est pas venue aujourd’hui.

Cinna y pensait, — lui aussi.

 

VIII

Le spectre ne vint point non plus le lendemain. Une animation inaccoutumée s’était emparée de la malade par suite de l’arrivée de Timon qui, inquiet pour Anthéa, terrifié par les lettres de son gendre, avait quitté en hâte Alexandrie, afin de contempler, une fois encore, sa fille unique,

L’espoir, maintenant, tentait de renaître dans l’âme de Cinna. — Mais lui n’osait plus entr’ouvrir son cœur à cet hôte décevant, — n’osait plus espérer. Les visions qui épuisaient Anthéa avaient fait trêve, parfois, — pour une journée, jamais pour deux — à Alexandrie comme dans le désert. Cinna attribuait le répit actuel à l’arrivée de Timon et aux sensations de la veille, qui s’étaient si profondément emparées de la malade, que, même avec son père, elle ne pouvait parler d’autre chose.

Timon écoutait en silence, sans contredire, absorbé par ses réflexions. — Ensuite, il s’enquit assidûment de la doctrine du Nazaréen, dont Anthéa ne savait, du reste, que le peu que lui en avait répété le procurateur.

Toutefois, elle se sentait mieux portante et plus forte et, quand l’heure néfaste fut passée, ses yeux brillèrent d’un véritable espoir. À plusieurs reprises, elle qualifia ce jour du nom de favorable, et pria son mari de le noter.

En réalité, la journée était triste et maussade. Dès le matin, la pluie, très dense d’abord, puis fine et cinglante, n’avait cessé de tomber des nuages rampant très bas et déployés uniformément. Vers le soir seulement apparut, dans le ciel lavé, l’énorme globe de feu du soleil. — Il baigna de pourpre et d’or les nuages, les roches grises le marbre des portiques de la villa, — et descendit dans un rayonnement immense vers la Méditerranée.

En revanche, le lendemain, le temps était admirable. La journée s’annonçait très chaude, mais la matinée était fraîche, le ciel était sans tache, — et la terre tellement inondée d’azur, que tous les objets en semblaient azurés.

Anthéa s’était transportée sur la hauteur, sous son pistachier de prédilection, afin de savourer le spectacle de l’étendue joyeuse et claire. Cinna et Timon ne quittaient pas la litière, observant anxieusement la malade. — Son visage reflétait l’inquiétude de l’attente, mais non plus cette mortelle terreur qui, jusqu’ici, s’emparait d’elle aux abords de midi. Ses yeux vivaient d’une vie plus intense, ses joues se teintaient de rose.

Par instants, Cinna songeait que vraiment Anthéa pouvait être guérie, — et, à cette pensée, il eût voulu se jeter à terre et sangloter en bénissant les dieux... Puis, la terreur l’étreignait que ce ne fût peut-être qu’une dernière lueur de lampe mourante. — Voulant à tout prix raffermir son espoir, il jetait de temps en temps un regard à Timon. Mais les mêmes pensées devaient sans doute obséder celui-ci, car il gardait les yeux obstinément fixés à terre.

Personne ne rappela d’un mot l’approche de midi. Pourtant Cinna qui, à chaque instant, examinait les ombres s’apercevait, le cœur serré, qu’elles se raccourcissaient de plus en plus.

Ils restaient là, comme abîmés dans leur songerie... Anthéa elle même semblait moins inquiète : dans sa litière découverte, la tête sur un coussin de pourpre, elle aspirait avec délices l’air que la brise légère apportait du large. Mais, avant midi, la brise tomba. La chaleur devint plus forte. Surchauffés par le soleil, les buissons de nard exhalèrent un arôme subtil et enivrant. De clairs papillons se balançaient autour des touffes d’anémones... Des fentes rocheuses, les petits lézards, déjà accoutumés à cette litière et à ces gens, sortirent un à un, — hardiment, — attentifs toutefois à chaque mouvement. Le monde reposait au sein du calme lumineux, de la douceur sereine, paisible et azurée.

Timon et Cinna semblaient, eux aussi, plongés dans ce clair apaisement. La malade avait fermé les yeux, comme prise de sommeil — et le silence n’était troublé que par les soupirs qui, de temps en temps, soulevaient sa poitrine.

Mais Cinna remarqua que l’ombre de son corps, perdant la forme allongée, gisait étalée à ses pieds... Il était midi.

Soudain, Anthéa ouvrit les yeux et proféra d’une voix étrange :

— Cinna... ta main !...

Il eut un sursaut, le cœur glacé d’angoisse : l’heure était là des terrifiantes visions. Mais, les yeux élargis :

— Vois... disait-elle, — là-bas la clarté afflue... s’assemble en une gerbe !... — Elle frisonne... miroite... se rapproche de moi...

— Anthéa, ne regarde pas ! supplia-t-il.

Mais, ô miracle ! — les traits de la malade n’exprimaient point la terreur. La bouche était entr’ouverte, les yeux rayonnants, — et le visage s’éclairait peu à peu d’une joie immense.

— Le pylône de lumière s’avance vers moi, disait-elle. — Je vois, je vois... C’est lui, c’est le Nazaréen !... Il sourit... — Ô douceur... — Ô miséricorde !... Ses mains sanglantes se tendent vers moi. — Cinna, Il apporte la guérison, la rédemption !... — Il m’appelle, Cinna !...

Alors Cinna devint très pâle, et dit :

— Partout où Il appelle, allons à Lui !

 

Un instant après, de l’autre côté, sur le sentier pierreux conduisant à la ville, apparut Ponce-Pilate. D’avance, l’expression de son visage le révélait porteur d’une nouvelle dont, en homme raisonnable, il ne pouvait croire qu’elle fût autre chose qu’une invention saugrenue des foules crédules et grossières.

En effet, de loin encore, s’épongeant le front, il cria :

— Figurez-vous... Ils prétendent maintenant... qu’il est ressuscité !

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 décembre 2011.

 

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[1] Les croix, évidemment. (Note BRS)