LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine

(Салтыков-Щедрин Михаил Евграфович)

1826 – 1889

 

 

 

 

LES MESSIEURS GOLOVLEFF

(Господа Головлёвы)

 

 

 

1875

 

 

 

 

 


Traduction de Marina Polonsky et G. Debesse, Paris, Savine, 1889.

 

 

 


 

TABLE

 

PRÉFACE

LIVRE PREMIER — UN CONSEIL DE FAMILLE

LIVRE DEUXIÈME — ENTRE PARENTS

LIVRE TROISIÈME —  COMPTES DE FAMILLE

LIVRE QUATRIÈME — LA NIÈCE

LIVRE CINQUIÈME — JOIES DE FAMILLE INTERDITES

LIVRE SIXIÈME — DÉPÉRISSEMENT

LIVRE SEPTIÈME — RÈGLEMENT DE COMPTE

 

 

 

 

 

PRÉFACE

Chtchédrine occupe une place à part dans la littérature russe.

L’originalité de son énorme talent, reconnu par ses ennemis mêmes, lui a créé une célébrité toute autre que celle des Tolstoï, Tourguéneff ou Dostoïévsky. Son genre est la satire et il y est sans rival. La réalité de ses personnages dont plusieurs sont devenus typiques, la profondeur de son analyse, l’énergie et le pittoresque de son langage lui ont acquis des admirateurs, même parmi ceux que sa satire atteignait. Mais où le talent de Chtchédrine se manifeste particulièrement c’est dans le choix des sujets. Aucun des phénomènes de quelque importance de la vie sociale n’échappe à la plume puissante du satirique ; aucune des plaies qui rongent la Russie n’est omise par lui. Tout changement, quelque léger qu’il soit, tout courant nouveau se faisant sentir même d’une façon presque imperceptible, les moindres indices d’un type jusqu’alors inconnu et s’ébauchant à peine sont immédiatement saisis par Chtchédrine. Cette sorte d’instinct n’a rien d’étonnant si l’on considère que le célèbre écrivain est non seulement un observateur très fin, mais un connaisseur de la vie russe et un penseur. Et c’est précisément pour cela que ses œuvres ont tant d’importance pour le lecteur russe.

Ayant des idées et des principes fort éloignés de ceux que le régime actuel de la Russie a pour base, Chtchédrine, par cette raison, comprend mieux qu’un autre tous les vices de ce régime. Ennemi implacable de tout despotisme, de toute oppression et de toute routine, il a le pouvoir d’en faire ressortir les côtés odieux, ainsi que leurs suites funestes, d’une façon si saisissante qu’elle serait impossible pour un homme de son talent mais ayant des idées moins arrêtées. La force de ses convictions basées sur des idées d’affranchissement, dans le sens le plus large du mot, lui inspire un dégoût sincère pour la rage des ténèbres et lui donne une puissance énorme pour flétrir d’une part les abus des gouvernants, leur incurie, leur égoïsme, d’autre part l’indifférence criminelle de la société, sa rapacité et ses instincts d’esclaves. D’un autre côté la pitié profonde qu’il a pour le sort des opprimés, pour les souffrances « sans borne et sans limite qui sont la destinée des masses » et la conviction que cet état des choses ne peut durer, lui dictent des pages qui servent mieux peut-être la cause des malheureux qu’un traité de sociologie.

Les formes satiriques de Chtchédrine sont d’une étonnante diversité. En lisant les pages comiques où il dépeint par exemple les libéraux russes tremblants et prêts à toutes les bassesses pour se préserver des poursuites policières, on ne saurait croire que la même main a tracé des lignes d’un lyrisme touchant dans la Mélodie de la noblesse ou dans les Messieurs Golovleff. Certains de ses écrits comme Gamin en culotte et gamin sans culotte, pétillent d’un brillant humour. Les autres sont imprégnés d’une tristesse profonde et même de compassion pour les faiblesses humaines, l’Hypocondrie du noble. Souvent son récit est d’une simplicité terrible comme dans Souvenirs de Pochékhonié, que nous comptons présenter bientôt au public. Quelquefois il emploie la forme fantastique à travers laquelle on retrouve néanmoins les types et les réalités de la vie. Ces dernières années il a fait paraître une série de contes où sous forme de fables sont encore discutées d’importantes questions sociales. La colère, la raillerie, mêlée de mépris, l’indignation, souvent la haine, se font sentir dans la plupart de ses œuvres, leur communiquant une force étrange. Et partout des mots caractéristiques, des expressions déguisées qui s’introduisent immédiatement dans la littérature et dans les relations journalières. Avec cela restant toujours dans les limites de la réalité, l’auteur, à de rares exceptions près, se tient en même temps à la hauteur d’un véritable poète et, comme tel, il possède le don de provoquer chez le lecteur russe tour à tour la colère, le rire, les larmes et aussi la honte pour la patrie.

Chtchédrine écrit depuis plus de quarante ans. Il entra dans la littérature à l’un de ces rares moments où certain relâchement des brides gouvernementales donnait plus de liberté à la presse, où la société semblait se réveiller pour une vie nouvelle, où le courant libertaire se faisait jour à travers les ténèbres de la réaction.

C’était le temps de Biélinsky, notre célèbre critique, alors au plus fort de sa gloire, et autour duquel se groupait toute une pléiade de jeunes écrivains dont plusieurs de grand talent. Tourguéneff, Dostoïévsky, Niekrassoff venaient de faire paraître leurs premières œuvres. Gogol poursuivait ses études de mœurs palpitantes de réalisme. C’est alors aussi que se formait l’école naturaliste, dont tous ces jeunes talents faisaient partie, qui contribua tant à faire connaître le pays à leurs compatriotes.

Ce grand mouvement des esprits soulevant à côté de questions purement philosophiques les problèmes de la vie politique et sociale se produisait sous l’influence des idées de l’Europe occidentale, de la France surtout. Voici ce que Chtchédrine lui-même dit à ce sujet : « Nous vivions en Russie, mais notre esprit était en France. De la France — non certes de la France de Louis-Philippe et de Guizot, mais de la France de Saint-Simon, de Cabet, de Fourier, de Louis Blanc, surtout de George Sand — nous venait la foi dans l’humanité. Là nous puisions la certitude que l’âge d’or se trouvait non dans le passé, mais dans l’avenir »… Mais la différence même qui existait entre l’idéal des meilleurs hommes de la France et la sombre réalité de la vie russe devait forcément pousser les narrateurs à l’étude de leur propre pays, ce qui ne manqua pas d’arriver. Les idées libératrices de la France, à cause même de leur universalisme, ici encore leur étaient d’un concours précieux : elles les guidaient à travers leurs recherches et leur donnaient la force de lutter en désignant le but à atteindre.

Chtchédrine est resté toute sa vie fidèle aux principes qu’il a reçus durant cette période. Le but qu’il s’est donné, constamment éclairé par l’idéal présent à ses yeux, était de combattre l’arbitraire, l’hypocrisie, le mensonge, la rapine, la trahison comme il le dit lui-même dans Lettres à la santé. La première question à résoudre pour la Russie de ce temps était certes celle du servage et Chtchédrine, sous ce rapport, a fait peut-être plus que les autres. Fils de parents nobles, grands propriétaires, il passa toute son enfance et une partie de sa jeunesse à la campagne et par conséquent il pouvait voir de ses propres yeux tout ce que le servage renfermait d’odieux. Ces impressions d’enfance laissèrent une trace ineffaçable sur son âme et c’est là qu’il faut chercher la source de l’ardeur passionnée qu’il a mise à dépeindre les noirs côtés du régime d’alors. Du reste voici comment il parle lui-même de l’influence que ce temps eut sur sa vie. « … Ceci peut paraître étrange, mais aujourd’hui je suis d’avis que le régime du servage a joué un rôle énorme dans ma vie et que ce n’est que parce que j’ai été témoin de toutes ses phases que je suis arrivé à le nier avec discernement, passionnément, complètement ! »

Cependant l’apparition de sa première œuvre coïncida avec la réaction qui, après une courte période de tolérance, recommençait avec une nouvelle force. C’était en 1848 au moment où la révolution éclatait en France et l’œuvre qui, peu de mois avant, aurait pu ne pas attirer des représailles sur son auteur, paraissant en ce moment, lui coûta sept ans d’exil dans le gouvernement de Viatka. Durant cet exil, Chtchédrine, attaché par ordre au service administratif du gouverneur, eut le loisir d’étudier le milieu des tchinovniks et le résultat de ses observations fut l’apparition des Esquisses de la vie provinciale, une de ses plus remarquables études, parue en 1858. À partir de ce temps, Chtchédrine, rentré à Pétersbourg, devient collaborateur assidu du Contemporain, revue la plus répandue de ce temps. En 1868 il passe dans les Annales de la Patrie, dont il devient ensuite le rédacteur en chef. Par suite de la suppression des Annales de la Patrie en 1884, Chtchédrine entre au Messager de l’Europe et à la Gazette de la Russie où il écrit encore.

En présentant au public français les Messieurs Golovleff, le seul roman que Chtchédrine ait encore écrit, nous croyons devoir lui demander toute son indulgence pour une traduction où il trouvera beaucoup de russicismes et d’incorrections. Notre but ayant été de conserver autant que possible le style original de l’auteur, cette traduction a été faite presque littéralement au risque de ne pas toujours tenir compte des exigences de la langue française.

MARINA POLONSKY.

LIVRE PREMIER — UN CONSEIL DE FAMILLE

Après avoir rendu compte de son voyage à Moscou, où il était allé percevoir la redevance des serfs qui y résidaient[1], le bailli s’éloignait sur un signe de sa maîtresse, lorsqu’il fut pris soudain d’une étrange indécision. Il piétinait sur place, comme s’il hésitait à dire quelque chose.

Arina Pétrovna observait les moindres gestes de ses familiers ; elle possédait même au plus haut degré l’art de deviner leurs pensées les plus secrètes.

Aussi les réticences de son bailli la rendirent-elles de suite inquiète.

— Voyons, qu’y a-t-il encore ? lui demanda-t-elle brusquement.

— C’est tout, balbutia Anton Vassilieff, tout en cherchant à s’esquiver.

— Allons, ne mens pas ! Tu as autre chose à me dire. Je le vois dans tes yeux.

Mais Anton Vassilieff ne pouvait se résoudre à parler et continuait son manège.

— Voyons, parle, girouette, et ne te trémousse pas ainsi, lui dit Arina Pétrovna d’une voix irritée.

La barynia aimait à donner des surnoms à ses gens et si elle traitait de girouette Anton Vassiliévitch ce n’était pas qu’elle soupçonnât sa fidélité, mais il avait la langue trop longue. Au milieu de la propriété qu’il gérait se trouvait un bourg commerçant renfermant de nombreux traktirs[2]. Et ma foi, Anton aimait à prendre le thé au traktir, à y faire parade de la puissance de sa maîtresse et souvent au milieu de ses vantardises, il laissait échapper un mot imprudent. Arina Pétrovna était toujours en procès, et il arrivait souvent que le bavardage de son homme de confiance dévoilait les ruses de guerre de la barynia avant qu’elle ne les eût mises à exécution.

— Oui, il y a, en effet… marmotta enfin Anton Vassilieff.

— Quoi ? demanda Arina Pétrovna tout inquiète.

Femme autoritaire, douée en outre d’une grande puissance d’imagination, en un instant elle vit passer devant ses yeux une foule de tableaux tous plus inquiétants les uns que les autres pour son autorité. Aussi son visage se couvrit-il de pâleur et elle se leva brusquement de son siège.

— Stépane Vladimiritch ont vendu leur maison[3], continua le bailli en s’arrêtant après chaque mot.

— Eh bien !

— Ils l’ont vendue.

— Comment cela ? Pourquoi ? Allons, parle !

— Pour dettes, dit-on. Sans doute la cause de la vente n’est pas bonne à dire.

— C’est donc la police qui a fait vendre ?… le tribunal ?

— Il paraîtrait que c’est la police. La maison a été mise aux enchères et vendue pour huit mille roubles.

Arina Pétrovna se laissa choir lourdement dans son fauteuil et dirigea son regard vers la fenêtre. Elle semblait avoir perdu instantanément toute conscience d’elle-même. Si l’on était venu lui dire que Stépane Vladimiritch venait de commettre un assassinat ou que les paysans de Golovleff s’étaient révoltés et refusaient d’aller à la corvée, ou bien encore que le servage était aboli, — elle aurait été moins frappée. Ses lèvres remuaient ; elle regardait fixement sans voir. Sa préoccupation était telle que même elle ne prêta aucune attention à un fait qui se passa à ce moment et qui, dans tout autre instant, eût certainement provoqué une enquête : une fillette — la petite Douniachka — courait à toutes jambes en cachant quelque chose sous son tablier, elle voulut se glisser devant la fenêtre, mais apercevant la barynia, elle tourna sur place, puis lentement revint sur ses pas.

Arina Pétrovna sembla reprendre connaissance et s’écria :

— Ah oui ! en voilà de belles !

Puis elle s’arrêta et pendant quelques minutes, dans la chambre régna de nouveau le silence précurseur d’un orage.

— Alors tu dis que la police a vendu la maison pour huit mille roubles ? demanda-t-elle encore une fois.

— Oui, barynia, c’est cela même.

— Vendre la bénédiction de ses parents[4]. C’est joli ! voilà du propre ! Canaille ! va !…

Arina Pétrovna sentait bien qu’il lui était indispensable de prendre une prompte décision, mais encore sous le coup qui l’avait frappée, elle était incapable de rien décider et ses idées, s’enchevêtrant en un réseau inextricable, se dirigeaient dans des directions tout opposées. Elle pensait d’une part, que la vente de la maison n’avait pu avoir lieu du jour au lendemain et que préalablement, il y avait eu saisie, évaluation et mise aux enchères. Oui, on avait vendu pour huit mille roubles cette maison qui lui en avait coûté à elle-même, il y avait deux ans de cela, douze mille, pas un kopeck de moins. Ah ! si elle l’avait su, elle l’aurait bien rachetée pour huit mille. Et elle se disait : « La police a vendu pour huit mille roubles ! — Huit mille roubles, la bénédiction des parents. Ah oui ! quel lâche ! ce gredin qui, pour huit mille roubles, laisse vendre la bénédiction des parents ! ! ! »

— Eh ! qui t’a dit cela ? demanda-t-elle enfin à Anton, après avoir réfléchi que la maison était bien vendue et que l’espoir de la racheter à bon marché était devenu une illusion pour elle.

— C’est Ivan Mikhaïlovitch, le cabaretier qui m’a raconté cela.

— Et pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue à temps ?

— Il n’a pas osé, paraîtrait-il.

— Ah ! il n’a pas osé, l’imbécile, il n’a pas osé ! Il me paiera ça. Qu’on le fasse venir immédiatement de Moscou et aussitôt arrivé, qu’on l’envoie au bureau de recrutement… Ah ! il n’a pas osé ! Eh bien ! il sera soldat !

Quoique touchant à sa fin, le régime du servage existait encore. Il arrivait souvent à Anton Vassilieff de recevoir de sa maîtresse les ordres les plus excentriques, mais la résolution qu’elle venait de prendre envers Ivan Mikhaïlovitch le surprit tellement qu’il n’était pas du tout, mais pas du tout à son aise. Son surnom de girouette lui revint de suite à l’esprit. Ivan Mikhaïloff était un paysan « sérieux » : qui se serait imaginé qu’un tel malheur pût l’atteindre ?

Et puis c’était son « compère », son ami intime — « et voilà, on va le faire soldat par sa faute à lui, Anton Vassilieff, qui n’a pas su retenir sa langue ! »

— Pardonnez-lui, barynia, dit-il en se hasardant à prendre fait et cause pour son ami.

— Va-t’en… tu es son complice, lui dit Arina Pétrovna d’un accent qui lui enleva toute velléité de prendre la défense d’Ivan Mikhaïlovitch.

Mais avant de poursuivre mon récit, je prie le lecteur de me permettre de lui faire faire plus ample connaissance avec Arina Pétrovna Golovleva, et sa position dans la famille.

 

Arina Pétrovna est une femme d’une soixantaine d’années, très verte encore pour son âge et habituée à ne rencontrer aucune contradiction. Sa tenue est sévère ; elle régit sans contrôle aucun les vastes propriétés des Golovleff, et mène une vie fort retirée. L’économie est poussée chez elle jusqu’à l’avarice. Elle est peu liée avec ses voisins et exige de ses enfants une obéissance telle qu’avant de faire un pas, ils se posent cette question : qu’en dira mamenka[5] ? Son caractère est, en somme, indépendant, inflexible et un peu obstiné et dans toute la famille Golovleff personne n’ose lui tenir tête. Son mari est débauché ; il s’adonne à la boisson et Arina Pétrovna déclare volontiers qu’elle n’est ni veuve ni mariée ; quant à ses enfants, les uns servent à Pétersbourg ; les autres, portraits fidèles de leur père — sont, comme malpropres[6], tenus à l’écart des affaires de la famille. Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, Arina Pétrovna s’est déshabituée de bonne heure de la vie de famille, et cependant ce mot « famille » est toujours sur ses lèvres et tous ses actes semblent dictés par le souci et l’intérêt de la famille.

Le mari d’Arina Pétrovna, Vladimir Mikhaïlovitch Golovleff, était connu dès son plus jeune âge par son caractère décousu et indolent, et il n’éprouvait que fort peu de sympathie pour son épouse toujours sérieuse et affairée. Il menait une vie oisive et inutile, s’enfermait le plus souvent dans son cabinet, imitait le chant des étourneaux et des coqs, etc., et surtout s’appliquait à composer des « poésies libres ». Dans ses moments d’épanchement, il se vantait d’avoir été l’ami de Barkoff, qui, d’après son dire, l’aurait béni à son lit de mort. Dès le premier jour, Arina Pétrovna prit en aversion les vers de son mari ; elle les traitait de « saletés », de « niaiseries » et comme Vladimir Mikhaïlovitch ne s’était marié, à proprement parler, que pour avoir un auditeur, la discorde, on le pense bien, ne tarda pas à régner en maîtresse dans le ménage. Et cette mésintelligence s’accentuant chaque jour finit par faire naître chez la femme une indifférence complète, mêlée de mépris, pour ce mari paillard, et chez l’homme une profonde haine pour son épouse, haine mêlée de beaucoup de crainte. Vladimir Mikhaïlovitch traitait sa femme de « sorcière », de « diablesse », Arina Pétrovna appelait son mari — « moulin à vent », « guitare sans cordes ». Et chose étrange, depuis plus de quarante ans qu’ils vivaient ainsi, jamais il n’était venu à l’esprit de l’un d’eux l’idée que cette existence était bien peu naturelle.

Avec le temps, le caractère de Vladimir Mikhaïlovitch loin de s’améliorer ne fit qu’empirer. Outre ses récréations poétiques, il se mit à boire et ne se faisait aucun scrupule de guetter dans les couloirs les filles de service. Tout d’abord, Arina Pétrovna considéra avec dégoût « la nouvelle occupation » de son mari et ressentit même en elle une certaine émotion : il est juste de dire qu’en cela l’outrage fait à son autorité jouait un plus grand rôle que la jalousie réelle. Puis elle le laissa faire, en veillant toutefois à ce que ces « salopes » n’apportassent point de l’eau-de-vie au barine. À partir de ce moment, elle se dit une fois pour toutes qu’elle ne pouvait pas compter sur son mari et porta toute son attention sur un seul point : arrondir les propriétés des Golovleff et effectivement en quarante ans elle décupla sa fortune. Douée d’une attention et d’une perspicacité étonnantes, elle guettait les propriétés foncières à vendre, se renseignait secrètement sur leur rendement au conseil de tutelle et se rendait à l’improviste à toutes les enchères. Dans le courant de cette chasse frénétique aux « honnêtes acquisitions » Vladimir Mikhaïlovitch restait toujours à l’arrière-plan et finit par s’abrutir complètement. Au moment où commence ce récit, c’était déjà un vieillard débile qui ne quittait guère son lit et s’il venait par hasard à sortir de sa chambre à coucher, ce n’était que pour passer sa tête par la porte entrebâillée de la chambre de sa femme, lui crier : « Diablesse », et se sauver aussitôt.

De sa nature, Arina Pétrovna était trop indépendante, trop célibataire (si l’on peut s’exprimer ainsi), pour voir autre chose dans ses enfants qu’une charge de plus pour elle. Elle ne se sentait libre que lorsqu’elle était au milieu de ses comptes d’administration et que personne ne venait interrompre ses conversations d’affaire avec les intendants, les starostas[7] et les femmes de charge. À ses yeux, les enfants étaient un des « accessoires » inhérents à la vie et contre lesquels elle ne se croyait pas en droit de protester ; ils ne faisaient vibrer en elle aucune corde, perdue comme elle l’était dans les détails infinis de son ménage. Les Golovleff avaient quatre enfants : trois fils et une fille. Arina Pétrovna, n’aimait à parler ni de son fils aîné, ni de sa fille ; son cadet la laissait assez indifférente. Quant au second, Porfirka, le sentiment qu’elle ressentait pour lui était plutôt de la crainte que de l’amour.

Stépane Vladimiritch, le fils aîné, était connu sous les noms de « Stepka[8] le nigaud », « Stepka l’insolent ». Et de bonne heure il fut mis au nombre des malpropres. Dès son enfance, il jouait dans la maison le rôle d’un paria ou d’un bouffon. Par malheur, c’était un garçon bien doué et prenant facilement l’empreinte du milieu qui l’entourait. À son père il devait sa polissonnerie inépuisable, à sa mère — le talent de deviner tout de suite le côté faible des gens. Grâce à la première de ces qualités il devint le favori de son père, ce qui augmentait encore la malveillance de sa mère à son égard. Il arrivait souvent que, pendant qu’Arina Pétrovna s’absentait pour vaquer à ses affaires, le père et le fils aîné se rendaient dans le cabinet orné du portrait de Barkoff et là, tout en composant les poésies libres, ils cancanaient, blaguaient et Arina Pétrovna, la sorcière, comme ils l’appelaient, en avait son compte. Mais d’instinct elle devinait leur occupation. Sa voiture s’arrêtait sans bruit devant le perron, elle en descendait et sur la pointe des pieds s’approchait de la porte du cabinet et écoutait l’amusante conversation. Stepka le Nigaud recevait sur-le-champ une correction d’importance, mais il ne se décourageait pas ; les coups et les exhortations le laissaient également insensible et une demi-heure après, il recommençait : tantôt il coupait le fichu de la femme de chambre Annioutka, introduisait des mouches dans la bouche de Vassioutka endormie, ou bien encore pénétrait dans la cuisine et y chipait un pâté qu’il partageait, du reste, avec ses frères, car Arina Pétrovna, par économie, donnait à peine à manger à ses enfants.

— Tu mériterais d’être tué, canaille, lui répétait sans cesse sa mère. — Oui, si je te tuais, personne ne me dirait rien et le Tzar ne me punirait pas pour si peu.

Ces humiliations de chaque instant, infligées à une âme si molle, ne furent pas sans y laisser de traces. Cette éducation n’engendra en Stépane ni protestations, ni irritation, mais elle lui forma un caractère d’esclave, d’une souplesse de pître, sans sentiments et sans prévoyance. Les gens de cette espèce sont sans aucune force de caractère et peuvent devenir n’importe quoi : des ivrognes, des bouffons et même des criminels. À vingt ans, Stépane Golovleff termina ses études dans un lycée de Moscou et entra à l’Université. Son existence d’étudiant était triste. D’abord, sa mère lui donnait juste assez d’argent pour ne pas mourir de faim ; puis il n’avait pas la moindre inclination pour le travail, mais en revanche, il possédait un rare talent d’imitation ; troisièmement, il éprouvait le besoin d’être toujours en société et ne pouvait rester une minute en tête à tête avec lui-même. C’est pourquoi il s’était arrêté au rôle facile de parasite, de pique-assiette et, grâce à sa facile condescendance, il devint bientôt le favori des étudiants riches. Ceux-ci, tout en l’admettant dans leur société, ne le regardaient pas comme leur égal, mais bien comme un bouffon et telle fut bientôt sa réputation. Une fois lancé sur cette pente il s’était laissé aller de plus en plus, si bien qu’à la fin de son dernier trimestre il était devenu bouffon jusqu’à la moelle des os. Néanmoins, grâce à la faculté qu’il possédait de saisir promptement et de retenir ce qu’il entendait, il passa ses examens d’une manière plus que satisfaisante et fut reçu candidat. Lorsqu’il présenta son diplôme à sa mère, celle-ci haussa les épaules et murmura : « Cela m’étonne. » Puis l’ayant gardé un mois à la campagne, elle le renvoya à Pétersbourg lui assignant cent roubles par mois pour si subsistance. C’est alors que commencèrent les démarches et les visites aux administrations et aux chancelleries, car Stépane Vladimiritch n’avait pas de protecteurs et ne se sentait aucunement le désir de se frayer la route par le travail. Le jeune homme avait à tel point pris l’habitude de l’oisiveté que ses idées ne pouvaient plus se coordonner et que les rédactions de mémoires, de rapports, les extraits d’actes même étaient au-dessus de ses forces. Golovleff fut forcé de reconnaître enfin, après quatre années de lutte dans la capitale, que l’espoir de devenir quelque chose de plus qu’un simple employé de chancellerie n’était qu’un leurre. En réponse à ses doléances Arina Pétrovna lui écrivit une lettre qui commençait par ces mots : « Je m’y attendais » et se terminait par une injonction de revenir immédiatement à Moscou. L’on décida ensuite de placer Stepka le Nigaud au Nadvornyi Soude[9] en le confiant à la surveillance d’un chicaneur qui, depuis bien longtemps, était homme d’affaires de la famille Golovleff.

Que fit Stépane Vladimiritch Golovleff au Nadvornyi Soude — et comment s’y conduisit-il ? Mystère ! Ce qui est certain, c’est qu’il en partit au bout de trois ans. Arina Pétrovna en vint alors aux mesures extrêmes : elle se décida à donner à son fils « un os à ronger, » « un morceau » qui consista en une maison à Moscou, achetée par madame Golovleff au prix de douze mille roubles. Ce fut la bénédiction paternelle. Et pour la première fois de sa vie Stépane Golovleff respira librement. Sa maison avait un rapport de mille roubles[10] d’argent et, comparée à sa position précédente, cette somme faisait miroiter devant ses yeux le mirage d’une réelle prospérité. Aussi embrassa-t-il avec effusion la main de mamenka, quoique celle-ci lui dit à ce moment : — « Prends garde nigaud, voilà tout ce que tu as à attendre de moi. »

Stépane promit de justifier la bonté dont il était l’objet. Mais hélas ! il était si peu habitué à manier l’argent, comprenait d’une façon si singulière la pratique de la vie réelle, que cette « fabuleuse » somme de mille roubles lui devint vite insuffisante. Au bout de quatre ou cinq ans il était totalement ruiné. Il fut alors enchanté de s’engager en qualité de remplaçant dans la milice qui s’organisait à ce moment. Du reste, ce corps ayant été licencié à Kharkoff à la conclusion de la paix, Golovleff revint à Moscou, vêtu de l’uniforme des miliciens et cent roubles en poche. Avec ce capital, il essaya de spéculer, ou plus simplement il tenta la chance aux cartes, mais en peu de temps il perdit son petit avoir. Alors il en vint à rendre visite aux paysans riches de sa mère installés à Moscou : il dînait chez les uns, obtenait des autres du tabac à fumer, chez d’autres encore empruntait de petites sommes. Enfin il finit par se trouver pour ainsi dire face à face « avec un mur sourd ». Déjà il frisait la quarantaine et s’avouait à lui-même qu’il ne lui était plus permis de continuer son existence de bohème. Il ne lui restait qu’un seul chemin à prendre, celui de Golovlevo.

Après Stépane Vladimiritch, fils aîné de la famille Golovleff, venait Anna Vladimirovna sur laquelle Arina Pétrovna n’aimait pas davantage amener la conversation. Le fait est qu’Arina Pétrovna avait eu sur Annouchka[11] certaines vues ; or, non seulement celle-ci n’avait pas justifié les espérances de sa mère, mais elle s’était laissée aller à commettre un scandale, qui avait fait potiner dans le district. Sa fille sortie du pensionnat, Arina Pétrovna l’avait installée chez elle à la campagne dans l’espoir d’en faire son secrétaire, une manière de teneur de livres non rétribué. Mais un beau jour, Annouchka s’enfuit avec le porte-drapeau Oulanoff qui l’épousa.

— Et voilà, ils se sont mariés comme des chiens, ils se sont unis sans bénédiction paternelle, disait à ce sujet, en se lamentant Arina Pétrovna. — C’est encore heureux qu’il l’ait épousée. Un autre à sa place aurait profité de la situation et décampé ensuite. Et qu’on aille le chercher ?

Madame Golovleva se comporta avec sa fille comme avec son fils, elle lui jeta aussi un « morceau » c’est-à-dire un capital de cinq mille roubles et une petite propriété : trente âmes[12] et des bâtiments tombant en ruines. Au bout de deux ans les nouveaux mariés avaient mangé leur avoir, le mari disparut, on ne sait où, en laissant sa femme avec deux jumelles. Trois mois après, Anna Vladimirovna mourut à son tour, et bon gré, mal gré, Arina Pétrovna dut se charger des orphelines. Elle les installa dans une maisonnette isolée sous la surveillance d’une vieille femme borgne Palachka. « Dieu est inépuisable dans sa bonté, disait-elle à cette occasion, les orphelines ne me mangeront pas et voilà une consolation à mon âge : Dieu m’a pris une fille, il m’en donne deux ! »

Elle écrivait en même temps à son fils Porfiry Vladimiritch : Ta sœur est morte comme elle a vécu — en débauchée et laissant à ma charge ses deux « gosses ».

Mais si cynique que paraisse cette observation, il est juste de convenir qu’en jetant un « morceau » à son fils aîné et à sa fille Arina Pétrovna non seulement n’endommageait pas ses finances, mais encore décroissait indirectement le bien fonds de Golovlevo en diminuant le nombre de ses co-intéressés. Femme de principes sévères, elle se croyait une fois le « morceau jeté » quitte de tous devoirs vis-à-vis de ses enfants « malpropres. » Et quand elle pensait aux deux petites orphelines, jamais il ne lui venait à l’esprit de leur faire à la longue une part quelconque. Elle tâchait seulement de tirer le plus de revenu possible du petit bien qu’elle avait donné à Anna Vladimirovna et de mettre à la banque au nom des deux petites orphelines ce qu’elle lui faisait produire.

 

Quant à ses enfants cadets, Porfiry et Pavel, tous deux étaient à Pétersbourg ; le premier était marié et employé dans une administration, le second, célibataire, était à l’armée.

Porfiry Vladimiritch était connu dans la famille sous les surnoms de « Judas », « sangsue », etc., sobriquets qui lui avaient été donnés, alors qu’il était encore tout jeune, par son frère Stepka le Nigaud. Dès son âge le plus tendre, il aimait à cajoler « sa bonne amie mamenka », à lui baiser furtivement l’épaule et aussi à lui faire des rapports. Quelquefois, il ouvrait tout doucement la porte de la chambre d’Arina Pétrovna, se blottissait dans un coin et couvait des yeux « mamenka » pendant que celle-ci écrivait ou vérifiait ses comptes. Madame Golovlevo regardait avec une certaine méfiance les avances de son fils et même, cet œil obstinément fixé sur elle lui semblait énigmatique ; elle ne savait si ce regard distillait le venin ou exprimait la soumission filiale.

« Quels singuliers yeux, se disait-elle, quelquefois je ne puis les comprendre. On dirait qu’ils vont vous mettre la corde au cou : ils semblent lancer du venin. »

Et à cette occasion elle se rappelait quelques détails significatifs qui avaient marqué sa grossesse alors qu’elle était enceinte de Porfirka. Dans ce temps-là, il y avait à la maison un vieillard pieux, une sorte de prophète que l’on nommait « Porfirka le bienheureux » et à qui Arina s’adressait chaque fois qu’elle voulait interroger l’avenir. Lorsqu’elle l’interrogea pour savoir si elle allait accoucher bientôt, le vieux poussa par trois fois le cri du coq et marmotta ensuite :

— « Le petit coq ! le petit coq aux ergots pointus menace la poule : elle fera Koudach, trach trach mais il sera trop tard ! »

Et ce fut tout. Mais trois jours après (et voilà pourquoi le vieux avait chanté trois fois) elle mit au monde ce petit coq qu’elle baptisa du nom de Porfirka en honneur du vieux devin. La première partie de la prédiction s’était donc accomplie, mais que pouvaient signifier ces mystérieuses paroles : « la poule fera koudach trach ! trach ! mais il sera trop tard. » Et c’est à cela que songeait Arina Pétrovna en jetant des regards furtifs sur Porfirka pendant qu’il était dans son coin et la contemplait de son œil énigmatique.

Et le petit se tenait toujours immobile dans l’angle et continuait à regarder sa mère si fixement que ses yeux grands ouverts se remplissaient de larmes.

Il semblait comprendre les doutes de mamenka à son égard et se conduire avec tant de tact que la suspicion la plus profonde devait se reconnaître sans force devant sa douceur. Au risque d’ennuyer sa mère, il se tenait toujours près d’elle, semblant lui dire : « regarde-moi ! Ne suis-je pas tout obéissance et non seulement par crainte mais par conscience ! » Et si forte qu’était sa conviction de la fourberie de Porfiry, sa petite personne respirait tant de douceur, de dévouement, que malgré elle son cœur ne pouvait y résister et involontairement elle donnait à ce fils caressant les meilleurs morceaux du plat malgré la vague crainte que la seule vue de Porfiry faisait naître en elle.

Pavel Vladimiritch était le contraste vivant de son frère. C’était la personnification la plus complète d’un homme sans action. Tout enfant, il ne manifestait d’inclination ni pour l’étude, ni pour le jeu, ni pour la société, et se complaisait dans la solitude. Le plus souvent il se tenait caché dans quelque coin la mine renfrognée, et rêvait qu’il avait été nourri de tolokno[13], que ses pieds étaient devenus très minces et qu’il n’apprenait rien. Ou bien qu’il n’était pas Pavel, fils de nobles, mais le berger Davidka ; que, comme ce dernier, il avait une bosse au front et était dispensé d’étudier. Quand Arina Pétrovna le voyait dans son coin, elle ne pouvait s’empêcher d’aller lui tirer les oreilles.

— Qu’as-tu à rester ainsi, gonflé comme une souris gorgée de gruau ? criait-elle. Serait-ce le mauvais esprit qui agit déjà en toi ? Il ne te vient jamais à l’idée d’approcher un peu de ta mère et lui dire : « Mamenka, ma petite mère chérie, embrassez-moi ! »

Pavloucha[14] quittait alors son coin et lentement, comme s’il était poussé dans le dos, s’approchait d’Arina Pétrovna.

— Mamenka, ma petite mère chérie, répétait-il d’une voix de basse bien peu naturelle pour un enfant.

— Va-t’en de devant mes yeux, molasse ! Tu crois, sans doute, que je ne te devine pas. Sois tranquille, mon petit, je comprends ton jeu, aucune de tes pensées ne m’est cachée.

Et Pavel s’en retournait du même pas lent dans son endroit de prédilection.

Les années s’écoulèrent et peu à peu Pavel Vladimiritch se transforma en une de ces personnalités apathiques et sombres, d’aspect rébarbatif qui deviennent par la suite des individus sans caractère, incapables d’agir. Au fond, il était peut-être bon mais il n’avait jamais fait de bien à personne ; il n’était pas bête, mais n’avait jamais fait preuve d’intelligence !

Il était hospitalier, mais son hospitalité ne tentait personne : il dépensait volontiers son argent ; sans qu’il en résultât pour un de ses semblables quelque chose d’utile ou d’agréable. Il n’avait jamais offensé personne, mais on ne lui en savait aucun gré. Il était honnête, mais jamais on n’avait entendu dire de lui : « Pavel Vladimiritch Golovleff a agi honnêtement dans tel ou tel cas ». Il craignait sa mère, ce qui ne l’empêchait pas parfois de lui répondre assez grossièrement. Je le répète : c’était un homme morose, mais derrière sa morosité se cachait l’absence d’une activité quelconque et rien de plus.

Quand les deux frères furent arrivés à l’âge mûr, ce fut alors que se manifesta la différence de leurs caractères dans leurs relations avec leur mère. Judas envoyait régulièrement tous les huit jours à « mamenka » une longue épître dans laquelle il l’initiait à tous les détails de la vie pétersbourgeoise et l’assurait dans les termes les plus choisis de son dévouement désintéressé. Pavel écrivait rarement ; ses lettres étaient brèves, mystérieuses même, comme s’il avait quelque mal à mettre au monde ses mots. « Excellente et chère mamenka, j’ai reçu tant d’argent à telle date de votre paysan de confiance Iéroféeff écrivait, par exemple, Porfiry Vladimiritch, et je vous présente l’expression de ma profonde reconnaissance pour l’argent que vous m’avez envoyé et que vous avez jugé utile à mon entretien. C’est avec un sincère dévouement que je vous baise les mains, chère mamenka. L’unique chose qui me chagrine et m’inquiète, c’est la crainte que j’éprouve que vous fatiguiez trop votre précieuse santé par la peine que vous vous donnez pour non seulement subvenir à nos besoins, mais encore prévenir nos moindres caprices ! Je ne sais quels sont les sentiments de mon frère, mais quant aux miens… » et la lettre continuait sur ce ton.

Voici comment s’exprimait Pavel à cette occasion :

« Chère mère, j’ai reçu tel jour la somme de tant, mais selon mes prévisions il me faudrait encore six roubles cinquante kopecks. Excusez-moi, je vous prie. »

Lorsqu’Arina Pétrovna blâmait ses enfants pour leur dissipation, ce qui arrivait souvent, quoiqu’il n’y eût pas de motifs vraiment sérieux, Porfirka acceptait toujours ses réprimandes et écrivait :

« Je sais, mamenka chérie, combien nous vous donnons de peine, je sais que notre conduite ne justifie pas les bontés que vous avez pour nous et, ce qui est pis, nous tombons dans ce défaut inhérent à la nature humaine d’oublier le bien que vous nous faites ; aussi, je vous supplie d’agréer mes regrets les plus sincères et vous promets de devenir plus circonspect dans mes dépenses ».

Et Pavel répondait :

« Chère mère, quoique jusqu’ici vous n’ayez pas encore eu à payer mes dettes, j’accepte sans discussion la qualification de dissipateur en quoi, je vous prie de recevoir l’assurance de votre… »

La lettre où Arina Pétrovna annonçait à ses deux fils la mort de leur sœur fut accueillie par eux d’une manière tout aussi différente.

Porfiry Vladimiritch écrivait : « La nouvelle de la mort de ma chère sœur et amie d’enfance, Anna Vladimirovna, a rempli mon cœur de tristesse, laquelle tristesse s’est encore accrue à l’idée que vous, chère mamenka, avez à porter une nouvelle croix en vous chargeant de deux orphelines. Et vraiment n’était-ce pas assez que vous, notre commune bienfaitrice, vous vous priviez de tout, vous usiez vos forces et votre santé, vous qui vous efforcez d’assurer à votre famille, non seulement le nécessaire, mais encore le superflu ! C’est un péché de se plaindre du destin, et peut-on faire autrement ! ? Selon moi, chère mamenka, l’unique consolation qui vous reste dans cette passe douloureuse, c’est de vous rappeler combien le Christ a souffert sur le Golgotha ! »

Et Pavel écrivait ceci :

« La nouvelle de la mort de notre sœur qui est morte en victime m’a profondément ému. Du reste, j’espère que Dieu aura pitié de son âme, quoique ceci ne soit pas encore tout à fait certain. »

Arina Pétrovna relisait ses lettres et cherchait à deviner lequel de ses fils était le « traître ». Lorsqu’elle tenait en main l’épître de Porfiry Vladimiritch, elle sentait ses soupçons se porter sur lui.

— En voilà un qui ne me ménage pas ses protestations d’amitié, — se disait-elle. Ce n’est pas pour rien que Stepka le Nigaud l’a surnommé Judas. Dans tout cela, il n’y a pas un mot de vrai. Tout est mensonge d’un bout à l’autre de la lettre. Et comme il sait parler, ce doucereux !… ah oui, je suis « sa chère mamenka ». Ressent-il mes « peines ! » Il semble porter « ma croix », ce flatteur !

Et quand elle parcourait ensuite la lettre de Pavel Vladimiritch, elle s’imaginait que le « traître c’était lui ». — Si bête qu’il soit, il ose encore malmener sa mère en sourdine et il me prie « de recevoir l’assurance »… Excusez du peu. Attends, je vais te faire voir si je reçois… Je vais te « jeter un morceau » comme à « Stepka le Nigaud ». Tu sauras alors comment je « reçois tes assurances… »

Et en fin de compte, de sa poitrine s’échappait ce cri tragique :

« Sans trêve ni repos, je thésaurise, j’amasse et pour qui ? pour qui ? ! ! »

Telle était la situation de la famille Golovleff au moment où le bailli Anton Vassilieff mettait Arina Pétrovna au courant de la vente de la maison qu’elle avait achetée à son fils, au courant de la vente de la « bénédiction paternelle » de ce « morceau » que, suivant son propre dire, elle lui avait jeté.

 

Arina Pétrovna se tenait toujours dans sa chambre à coucher, sans paraître reprendre ses sens. Il se passait en elle quelque chose qu’elle ne pouvait définir. Était-ce une sorte de compassion venue par miracle, on ne sait d’où, pour ce fils malpropre, mais toujours fils ou bien le sentiment de la blessure faite à son amour-propre, qui parlait en elle, le psychologue le plus expérimenté n’aurait pu le définir, tellement étaient embrouillés et mobiles en elle les sentiments et les sensations. Mais au milieu de ce chaos se dégageait plus clairement la crainte que le « malpropre » vînt lui tomber encore une fois sur les bras. Et elle se disait : « Anninka m’a laissé ses deux roquets et maintenant c’est autour du Nigaud ». Elle resta longtemps ainsi les yeux fixes, sans prononcer une parole, et ne toucha guère au dîner qui était servi. On vint lui demander l’eau-de-vie du « barine » et elle jeta sans mot dire les clés du buffet. Après le dîner, elle se retira dans sa chapelle, fit allumer les lampes devant les saintes images et, après avoir ordonné de préparer son bain, se renferma. Tout cela disait assez clairement combien la barynia était furieuse. Aussi un silence de mort ne tarda-t-il pas à régner dans la maison. Les femmes de chambre marchaient sur la pointe des pieds, la femme de charge, Akoulina, allait d’un coin à l’autre comme folle : il avait été question de faire des confitures après le dîner et maintenant, les fraises étaient épluchées, tout était prêt, mais la barynia ne donnait ni ordre, ni contre-ordre. Enfin le jardinier Matvéï étant venu dans la chambre des filles demander si il était temps de cueillir les pêches, il reçut un tel accueil qu’il dut se retirer immédiatement.

Après avoir prié Dieu et pris son bain de vapeur, Arina Pétrovna se sentit plus calme et fit mander de nouveau Anton Vassilieff.

— Et mon Nigaud, que fait-il donc ? demanda-t-elle.

— Moscou est grande — une année ne suffirait pas à l’explorer…

— Mais, j’imagine, ne faut-il pas encore boire et manger ?

— Ils se nourrissent chez nos paysans. Ils mangent chez les uns et les autres leur payent leur dix kopecks de tabac.

— Et qui leur a permis de lui donner ?

— Comme il vous plaira, soudarynia[15], mais les paysans ne s’offensent pas pour si peu. On fait bien l’aumône aux mendiants, est-il possible de refuser à son propre barine ?

— Attendez un peu, âmes charitables ! Vous allez voir ça… Je vais reléguer le Nigaud dans ton village et j’entends que tu le fasses entretenir aux dépens des paysans.

— Tout à votre volonté, soudarynia.

— Hein ! qu’as-tu dit ?

— Tout à votre volonté, ai-je dit, soudarynia. — Vous ordonnez, nous obéirons.

— C’est bien ! Qu’ils obéissent ! Sinon, gare à toi !

Il y eut un moment de silence. Mais ce n’était pas en vain qu’Anton Vassilieff avait été surnommé « girouette ». Ne pouvant tenir en place il recommença à piétiner, brûlant du désir de raconter quelque chose.

— Ah ! quel farceur que ce Stépane Vladimiritch ! dit-il enfin. Il est revenu de la campagne avec cent roubles d’argent. Pas grand’chose, mais avec ça on aurait pu toujours vivre quelque temps…

— Eh bien ?

— À ce qu’il paraît, il a voulu se rattraper.

— Allons, parle !

— Il porta son argent au club allemand, il y croyait trouver une oie à plumer. Au lieu de cela, il tomba sur un malin, voulut tourner les talons, mais à ce qu’il paraît, on l’arrêta dans l’antichambre et on lui vida ses poches.

— Et ses côtes ont souffert aussi.

— Tout juste. C’est lui-même qui est venu raconter l’affaire à Ivan Mikhaïlovitch. Et chose étonnante, il riait et était gai comme un pinson.

— Il l’a bien mérité. Qu’il ne se montre pas devant mes yeux, le Nigaud.

— Cependant cela se pourrait !

— Que me dis-tu ? Mais je ne lui laisserai pas passer le seuil de ma porte.

— Eh oui ! mais il est probable néanmoins qu’il reviendra. Il a laissé échapper devant Ivan Mikhaïlovitch ces paroles : « Halte-là, je vais aller chez la vieille manger mon pain sec. » Mais, à vrai dire, madame, il ne peut toujours aller d’un paysan chez l’autre. Cela ne peut pas durer, il faut bien cependant qu’il s’habille, qu’il se loge.

Et c’était justement ce que craignait Arina Pétrovna ; voilà cette idée vague qui la tourmentait sans qu’elle s’en rendît bien compte : Oui, il reviendra, cela était inévitable, quand il ne saura plus où aller. Il sera ici, constamment devant les yeux, ce maudit, ce malpropre, cet oublié ! Pourquoi lui avait-elle jeté un morceau ? Elle croyait bien qu’en recevant « ce qu’il fallait lui donner », il disparaîtrait pour toujours… et il allait revenir ! Oui, il reviendrait, ferait l’exigeant ; sa tenue misérable serait connue de tous. Et il faudrait passer par sa volonté, car c’était un homme débauché, effronté. On ne pouvait pas l’enfermer au verrou et il était capable de se présenter devant les étrangers vêtu de guenilles, de faire une esclandre, d’aller raconter chez les voisins tous les secrets de la famille Golovleff !

Peut-être pourrait-on l’enfermer au monastère de Souzdale ? Mais malheureusement ce monastère n’était pas créé dans le but de délivrer les parents de leurs enfants indignes. Il y avait bien les maisons de correction, mais comment y enfermer cet étalon quadragénaire ! !… En un mot, Arina Pétrovna avait complètement perdu la tête, à l’idée des malheurs qui, à l’arrivée de Stepka le Nigaud, menaçaient de troubler sa paisible existence.

— Je l’enverrai chez toi, déclara-t-elle au bailli, qu’il vive à tes dépens, et non à ceux du domaine.

— Qu’ai-je fait pour cela, soudarynia ?

— Qu’as-tu fait ? Et qui croasse : « il reviendra, il reviendra » ? Va-t’en de devant mes yeux.

Anton Vassilieff voulut s’en aller, mais Arina Pétrovna le retint encore une fois.

— Attends ! est-ce bien vrai qu’il parte pour Golovlevo ?

— Oserais-je vous mentir, soudarynia ? Oui, il a dit : « Je m’en vais chez la vieille manger du pain sec ! »

— Eh bien, il verra le pain que la vieille lui a préparé !

— Oui, mais allez, il ne vous sera pas longtemps à charge !

— Eh quoi ?

— Il tousse beaucoup et porte sans cesse sa main à son côté gauche. Il ne vivra pas longtemps…

— Ce sont ceux-là, mon cher, qui résistent le mieux. Il nous enterrera tous ! La toux n’est rien pour cet étalon-là ! Mais nous verrons ! Tu peux partir maintenant, j’ai des dispositions à prendre.

Arina Pétrovna médita toute la soirée et finit par se décider à convoquer le conseil de famille afin de se prononcer sur le sort du Nigaud. Cette manière d’agir n’était pas dans ses mœurs, mais pour cette fois elle se décida à déroger à ses traditions autoritaires pour couvrir sa responsabilité par une décision prise en famille. Elle n’avait aucun doute sur l’issue du conseil et se mit à écrire dans une tranquille disposition d’esprit à Porfiry et à Pavel Golovleff, les priant de se rendre immédiatement à Golovlevo.

 

Pendant ce temps, l’auteur du « gâchis » était en route vers Golovlevo.

Il avait pris à Moscou une de ces voitures connues sous le nom de diligences. La carriole se dirigeait vers Vladimir et le compatissant Ivan Mikhaïlovitch accompagnait Stépane Vladimiritch et payait les frais de nourriture et de voyage.

— Donc, c’est convenu. Vous descendrez au détour et tel que vous êtes, dans cet accoutrement, vous irez à pied vous présenter chez la mamenka, lui disait Ivan Mikhaïlovitch.

— Oui, c’est bien ça, répondait Stépane Vladimiritch, du détour il y a à peine une quinzaine de verstes. Je ferai cela d’une traite ! Et je me présenterai tout poussiéreux.

— Et lorsque la mamenka vous verra en ce costume, peut-être aura-t-elle pitié de vous.

— Oui, elle aura de la pitié. En peut-il être autrement ? Mère est une bonne vieille !…

Stépane Vladimiritch n’a pas encore quarante ans, mais en paraît largement cinquante. La vie qu’il a menée l’a tellement usé qu’à le voir personne ne se douterait qu’il est d’origine noble et qu’il a fait ses études à l’université. C’est un garçon démesurément long, aux cheveux non peignés, au visage mal débarbouillé, maigre à cause du défaut de nourriture, la poitrine enfoncée, les mains longues et osseuses. Sa face est bouffie, les cheveux ébouriffés et les poils de la barbe sont à demi blancs, sa voix est haute, mais enrouée, ses yeux sont à fleur de tête et enflammés par l’abus continuel de l’eau-de-vie. Il est vêtu d’un vieil uniforme de milicien, complètement râpé et dont les galons absents ont été décousus et vendus, chaussé de bottes éculées, déformées, roussies et rapiécées. À travers la tunique déboutonnée, on aperçoit la chemise noire de graisse, chemise que, du reste, il nomme lui-même dans son cynique langage de soldat, niche à puces. Il regarde du coin de l’œil, d’un air morose, qui exprime on ne sait quelle inquiétude vague qui, peut-être, pourrait se traduire ainsi : « encore une minute d’attente, une seule, et je meurs de faim. » Il parle sans cesse, sans aucune suite, sautant d’un sujet à l’autre ; il parle quand Ivan Mikhaïlovitch l’écoute et quand il s’endort au son de son bavardage. Il se trouve très mal assis, car la diligence contient quatre personnes et au bout de quatre ou cinq verstes de parcours, il se sent déjà les genoux endoloris. Néanmoins, malgré la douleur, il ne discontinue pas de parler. Des nuages de poussière entrent par les ouvertures latérales du véhicule ; de temps en temps y pénètrent les rayons obliques du soleil, répandant leur chaleur dans l’intérieur de la diligence — et il parle toujours.

— Oui, frère, vois-tu, j’ai eu pas mal de malheurs dans ma vie, racontait-il, — il est temps que je me repose. Je pense qu’il se trouvera bien chez elle, un morceau de pain pour moi. Qu’en penses-tu, Ivan Mikhaïlovitch ?

— Votre mamenka possède beaucoup de morceaux.

— Et je ne suis pas seul. Voilà ce que tu as voulu dire ! Oui, ami, elle a de l’argent, un joli magot, va, et à moi, elle me jette un piatak de cuivre[16] qu’elle regrette ensuite. Elle m’a toujours détesté, la sorcière. Pourquoi ? Mais aussi, comme maintenant je n’ai rien à perdre, je lui serrerai la gorge. Si elle veut me chasser, je reste ; si elle me refuse à manger, je me sers moi-même ! Oui, frère, j’ai servi ma patrie et chacun doit m’aiderMais ce que je crains, c’est que la vieille me refuse du tabac… voilà ce qui serait dur.

— Oui, il est probable qu’il faudra dire adieu au tabac.

— Alors, je serrerai les côtes au bailli et ce diable chauve m’en donnera.

— Oui, il ne vous en refusera pas… Et si votre maman le lui défend aussi ?

— Alors je serai fichu. Tout ce qui me reste de mon ancien bien-être, c’est le tabac ! Lorsque j’avais de l’argent, sais-tu combien j’en fumais ? Un quart de joukoff par jour !

— Il faudra aussi dire adieu à l’eau-de-vie.

— Cela encore est dur. L’eau-de-vie est excellente pour ma santé : elle délaie la salive. Lorsque nous marchions sur Sébastopol, sais-tu combien nous en avons bu avant d’être seulement arrivés à Serponkhoff ? Un védro[17] chacun ! !

— Et cela vous a joliment étourdi, je pense.

— Je ne m’en souviens plus, mais je crois que oui. Eh bien ! mon ami, j’ai marché jusqu’à Kharkoff, et qu’on me tue si je me rappelle quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que nous avons traversé des villages, des villes, et qu’à Toula, un fermier nous fit un discours, et se mit à pleurer ; canaille ! Était-elle assez malheureuse en ce temps-là notre sainte mère, la Russie !… Des fermiers, et des entrepreneurs ! et des receveurs ! — comment Dieu nous a-t-il sauvés !…

— Et même dans ce temps-là, votre mamenka trouvait son bénéfice… Plus de la moitié des soldats ne revinrent pas de la campagne et l’on dit que le gouvernement donne pour chacun d’eux une quittance de recrues[18]. Et cette quittance, si on l’achète, coûte plus de quatre cents roubles.

— Oui, ami, notre mère est un bel esprit ! Elle devrait être ministre et non rester à Golovlevo à écumer les confitures ! Sais-tu ? Elle a été injuste à mon égard, elle m’a offensé, et cependant je l’estime ! Elle est intelligente comme le diable, — voilà le principal ! Sans elle, que serions-nous maintenant ? Nous serions restés avec notre unique Golovlevo — cent une âmes et demie ! Et regarde combien elle a amassé !

— Vos frères auront un beau capital.

— Oui, sûrement. En tous cas, je n’aurai rien. Oui, ami, je suis flambé. Et mes frères seront riches, surtout Sangsue, est-il assez obséquieux, celui-là ? Du reste, il finira par venir à bout de la vieille sorcière et lui soutirera tout son bien, tout son avoir. Ah ! je vois clair pour ces choses-là ! Quant à Pavel, c’est un noble cœur. Tu verras qu’il m’enverra du tabac en cachette. Dès que je serai arrivé à Golovlevo, je lui écrirai une lettre : Mon cher frère, et par ci et par là, je te prie, viens à mon aide, etc. ! — Eh, eh, eh, si j’étais riche !

— Que feriez-vous donc ?

— D’abord, je t’enrichirais, toi.

— Oh ! pourquoi faire ? Pensez à vous. Quant à moi, grâce à votre mamenka, je suis satisfait de ce que j’ai.

— Oh ! pour ça non, frère, — je te ferais intendant principal de tous mes biens ! Oui, ami, tu as réchauffé, rassasié le pauvre soldat — merci, — sans toi, je me dirigerais en ce moment à pied vers la maison de mes ancêtres. Aussi je te donnerai une lettre d’affranchissement et t’ouvrirai tous mes trésors en te disant : Mange, bois et amuse-toi !

— Non, soudar[19], ne vous inquiétez pas de moi. Mais que feriez-vous encore si vous étiez riche ?

— Deuxièmement, je me procurerais une petite. À Koursk, je me suis rendu à l’église pour faire chanter un Te Deum à la Vierge et là, j’en ai vu une… Oh ! comme elle était jolie ! Veux-tu croire qu’elle ne restait pas une seule minute tranquille à sa place.

— Mais peut-être que cette petite n’aurait pas voulu de vous !

— Et l’argent ! à quoi sert-il ? le vil métal ! Si cent roubles sont peu, prends-en deux cents. Vois tu, frère, quand j’ai de l’argent, je ne regarde à rien si mon plaisir en dépend. S’il faut tout dire, je lui promis, par l’intermédiaire d’un caporal, trois roubles, mais elle en voulait cinq, la canaille !

— Et à ce qu’il paraît, vous n’aviez pas cette somme ?

— Je ne sais comment le dire, mon cher, je te le répète, tout dans ce temps-là m’apparaissait comme dans un rêve. Des deux mois entiers qu’a duré le trajet, je ne me souviens plus de rien. Il est possible qu’elle soit venue chez moi, mais j’ai oublié cette circonstance. Et cela t’est-il jamais arrivé, à toi ?

Ivan Mikhaïlovitch se tait. Stépane Vladimiritch regarde et constate que la tête de son compagnon bat la mesure de haut en bas, et par moment, lorsqu’elle touche presque le genou, Ivan frissonne singulièrement et recommence son mouvement cadencé.

— Eh, eh ! dit Stépane, tu te berces déjà, tu as donc sommeil. Tu t’es engraissé dans ton traktir, je le vois. Mais moi, je ne dors plus maintenant. Que vais-je faire ? Tiens ! Si je goûtais du jus de la treille !

Golovleff regarde autour de lui et constate que tous les autres voyageurs dorment. La tête du marchand qui est son voisin, se heurte à chaque instant contre la solive, mais cela ne le réveille pas : sa physionomie est brillante, comme si elle était recouverte de vernis et les mouches s’amassent autour de sa bouche.

— Ah ! si on lui enfournait toutes ces mouches dans le bec, il tirerait une langue longue d’un pied, se dit tout à coup Golovleff et il allonge tout doucement sa main pour mettre son projet à exécution, mais tout à coup, il s’arrête.

— Bah ! c’est assez de farces comme ça ! Dormez, mes amis, dormez ! Et moi en attendant, je vais chercher la bouteille. Ah ! ah ! te voilà, ma chérie ! Viens, viens un peu ! Dieu sauve les bons ! chantonne-t-il à demi-voix en retirant la bouteille d’un sac de toile. — C’est ça ! maintenant, tout va bien ! se dit-il en portant la fiole à sa bouche. — Suffit !… d’ici à la station, il y a au moins une vingtaine de verstes, j’ai le temps de me gaver. Ah ! que le diable emporte cette eau-de-vie ! Dès qu’on l’aperçoit, on ne peut y résister ! Eh ! eh ! j’avais de l’argent et je n’en ai plus. Là où il y avait un homme, il n’y a plus rien ! Et tout est ainsi dans le monde ! Aujourd’hui tu es rassasié et ivre, tu vis à ton aise, tu fumes ta pipe… Et demain — où seras-tu, homme ? Mais ce n’est pas tout. Après boire, il est bon d’avaler un morceau. Je ne sais que boire comme un tonneau et quant à manger… Et les médecins disent cependant que la boisson ne fait du bien qu’autant qu’elle est suivie d’un copieux repas, comme disait son Éminence Smaragd lorsque nous traversions Oboïane. Était-ce bien à Oboïane ? Le diable seul le sait, peut-être était-ce à Kromy ! Du reste, il ne s’agit pas de cela, mais de pouvoir manger. Je crois me rappeler qu’il a mis dans le sac du boudin et trois pains français. Et il n’a pas même acheté de caviar[20], l’animal, et comme il dort, quelles jolies chansons sortent de son nez ! Aurait-il mis par hasard les provisions au dessous de lui ?

Stépane Vladimiritch cherche et ne trouve rien.

— Ivan Mikhaïlovitch ! hé ! Ivan Mikhaïlovitch ! crie-t-il.

L’autre se réveille, et, pendant une minute, il semble étonné de se trouver vis-à-vis de son barine.

— « Tiens ! je venais de m’endormir, » dit-il enfin.

— Ça ne fait rien ! ami, dors. Je t’ai réveillé afin que tu me donnes le panier aux provisions.

— Ah ! vous avez faim ! Mais ne prenez-vous pas un verre auparavant ?

— Bonne idée ! Où est la bouteille ?

Après avoir bu, Stépane Vladimiritch se mit à manger le boudin qui était dur comme une pierre, salé comme du sel et entouré d’une peau si résistante qu’il fallait la percer avec un couteau.

— Le saumon serait fameux en ce moment !

— Je vous demande bien pardon, soudar, mais je l’ai totalement oublié. Toute la matinée j’y ai pensé et même j’ai dit à ma femme : « Fais attention au saumon. » Ah ! quel malheur !

— Cela ne fait rien ! le boudin nous suffira. En campagne, l’on ne mange pas toujours comme ça. Père racontait qu’un Anglais avait parié de manger un chat crevé — et il l’a mangé.

— Oh !…… il l’a mangé ?

— Parfaitement. Il s’est ensuite trouvé mal ! mais il s’est guéri avec du rhum. Il avala deux bouteilles d’un trait et de suite, il fut bien portant : son mal fut enlevé comme avec la main… Un autre Anglais paria de se nourrir de sucre seulement toute une année.

— Et il gagna ?

— Non, il mourut deux jours avant la fin de l’an… Et toi, pourquoi ne prends-tu pas un verre ?

— Je n’ai bu de ma vie.

— Tu te rinces la bouche avec du thé, fi ! Ce n’est pas fameux, frère, et c’est pour cela que ton ventre pousse. Il faut être prudent avec le thé : faut prendre d’abord une tasse, puis un petit verre. Le thé amasse le crachat et l’eau-de-vie le dissout. N’est-ce pas ?

— Je n’en sais rien. Vous êtes instruit, vous devez le savoir mieux que moi.

— En marche, nous ne prenions ni thé ni café. Quant à l’eau-de-vie, c’était une autre affaire : on débouchait le bidon, on emplissait le verre, on le buvait et tout était dit…… On nous a tant fait marcher dans ce temps-là que je suis resté dix jours sans me lever.

— Vous avez eu pas mal de peines à supporter, soudar ?

— Beaucoup ou peu… mais essaie donc de faire comme nous des marches forcées… En allant, nous n’étions pas trop mal, on nous fêtait sur notre passage… des dîners, des cadeaux, du vin…… tout ce que nous voulions. Mais à notre retour, autre chanson !

Golovleff s’efforce de ronger le boudin et parvient enfin à en détacher un morceau.

— Il est salé, le boudin, frère ; — du reste, je ne suis pas exigeant. Je ne m’attends pas à ce que maman me bourre de friandises.

— Dieu est miséricordieux ! Vous aurez du pâté peut-être.

— Ni thé, ni tabac, ni eau-de-vie — tu as dit vrai… mais, m’a-t-on dit, maintenant elle joue aux cartes ; peut-être m’invitera-t-elle à être son partenaire et elle me donnera du thé… Mais quant au reste, adieu, frère !

Arrivé au relais de poste, la diligence s’arrête pour laisser reposer les chevaux. Golovleff a fini sa bouteille et est affamé. Les voyageurs se retirent dans l’izba et s’attablent pour dîner. Après avoir flâné dans la cour, jeté un coup d’œil dans l’arrière-cour, sur les mangeoires des chevaux et sur les pigeons, Stépane Vladimiritch tente de dormir. Mais il se convainc qu’il est préférable de suivre ses compagnons de route à l’izba.

Là, sur la table, fument déjà la soupe aux choux et dans un plat un gros morceau de bœuf qu’Ivan Mikhaïlovitch est en train de découper. Golovleff s’assoit près de la table, allume sa pipe et reste pendant quelque temps indécis.

— Pain et sel ! Messieurs, dit-il enfin, mais, ma foi, votre chtchi[21] me semble bon.

— Pas mauvais le chtchi, réplique Ivan Mikhaïlovitch, mais ne mangez-vous pas, soudar ?

— Non, je te l’ai dit, je n’ai pas faim.

— Pas faim, pas faim, mais vous n’avez mangé qu’un morceau de boudin ! ! Mangez donc ! Je vais vous faire dresser une petite table à part ! Hé, hé, patronne, mets donc un couvert pour le barine… Bon !

Les voyageurs mangent en silence et se regardent en dessous. Golovleff devine qu’ils ont vu clair dans son jeu, malgré le rôle de barine qu’il joue lorsqu’il appelle Ivan Mikhaïlovitch son trésorier. Il fronce ses sourcils et lance d’énormes bouffées de fumée. Il voudrait se refuser à manger, mais la faim le presse tellement, qu’il se rabat avec gloutonnerie sur la soupière au chtchi et la vide en un instant. Une fois rassasié, il reprend son assurance et comme si de rien n’était, il s’adresse à Ivan Mikhaïlovitch.

— Eh bien ! frère trésorier, tu paieras pour moi, je vais tâcher d’aller ronfler un peu dans le grenier à foin.

Tout en se dandinant, il se dirige vers le grenier et cette fois, son estomac étant tranquille, il s’endort d’un profond sommeil. À cinq heures il est déjà sur pied et voyant que les chevaux s’impatientent dans l’écurie, il réveille le cocher :

— Oh ! il dort, la canaille ! Oui, nous sommes pressés et il est dans les rêves.

Les choses se passent ainsi jusqu’au détour du chemin qui mène à Golovlevo. Mais ici, Stépane Vladimiritch commence à baisser de ton. Il perd son assurance et redevient soucieux. C’est Ivan Mikhaïlovitch qui l’encourage maintenant et il le conjure surtout de jeter sa pipe.

— Jetez-la dans un fourré proche de la maison, soudar, dit-il, vous la retrouverez ensuite.

Enfin est venu le moment de se séparer.

— Adieu, frère, dit Golovleff, en embrassant son compagnon de voyage. Elle me mangera ! !

— Dieu n’est pas impitoyable. Ne vous effrayez pas trop, soudar !

— Elle me mangera ! répète Stépane Vladimiritch d’une voix si convaincue qu’Ivan Mikhaïlovitch baisse involontairement les yeux.

Puis Golovleff tourne droit au détour, prend un chemin de traverse et marche en s’appuyant sur un bâton noueux qu’il vient de détacher d’un arbre. Ivan Mikhaïlovitch le suit un moment des yeux, puis se met à courir après lui.

— Je veux vous dire, barine, crie-t-il en le rattrapant, que tout à l’heure en nettoyant votre uniforme, j’ai vu dans une de vos poches trois roubles ; ne les perdez pas !

Stépane Vladimiritch hésite, ne sachant comment faire en cette occurrence. Enfin, tendant la main à Ivan Mikhaïlovitch, il lui dit à travers ses larmes :

— Je comprends…, c’est pour mon tabac…, merci. Mais j’en suis sûr, elle me mangera, cher ami, je t’en donne ma parole, elle me mangera ! !

Golovleff prend définitivement le chemin de traverse et en moins de cinq minutes, son bonnet de milicien est déjà loin, tantôt disparaissant, tantôt apparaissant à travers les arbustes du bois. Il est de très bonne heure, environ cinq heures. Notre héros avance à travers le brouillard doré du matin qui arrête à peine les rayons du soleil apparaissant à l’horizon, l’air est rempli des senteurs des sapins, des champignons et des fraises ; le chemin trace ses zigzags le long d’une plaine qu’égayent de nombreux oiseaux. Mais Stépane Vladimiritch ne remarque rien : son insouciance est disparue et il marche comme s’il était arrivé à son dernier jour. Une seule pensée remplit tout son être : encore trois ou quatre heures et il n’aura pas où aller. Il repasse dans sa mémoire son existence précédente à Golovlevo et il lui semble que devant lui s’ouvrent les portes d’une cave froide qui se refermeront ensuite… et que tout sera fini. Il lui revient une foule de détails qui ne le concernent pas directement, mais qui caractérisent assurément les coutumes des Golovleff. Voici l’oncle Mikhaïl Pétrovitch, surnommé Michka[22] le Tapageur et classé aussi parmi les « malpropres. » Le grand-père Piotre Ivanitch l’a enfermé ici à Golovlevo, mis au rang des domestiques, et il mangeait dans le même plat que le chien Trésorka. Voici encore la tante Véra Mikhaïlovna qu’on tolérait par charité et qui mourut de privations, car Arina Pétrovna lui reprochait chaque morceau de pain qu’elle mangeait et chaque bûche qu’elle brûlait pour se chauffer !

Voilà ce qu’il va avoir à endurer, à peu de chose près. Devant son imagination repasse toute la série de ses malheurs, noyés dans il ne sait quel précipice béant et involontairement il ferme les yeux. Il se voit en tête à tête avec une vieille femme, non pas méchante, mais endurcie dans l’exercice de son autorité. Et cette vieille le mangera, non par des tortures, mais par l’oubli. Avec qui s’entretenir, où aller ! toujours elle, cette femme roide, méprisante, autoritaire ! À l’idée de cet avenir inévitable, il est saisi d’une telle angoisse qu’il s’arrête pendant quelques minutes et se frappe la tête contre un arbre. Sa vie de bouffon, d’oisif et d’inutile lui repasse tout entière devant les yeux. Il se rend à Golovlevo sachant ce qui l’y attend, et il ne peut éviter d’y aller. Il n’y a plus d’autre voie pour lui. Le dernier des hommes peut agir comme il l’entend, peut se procurer du pain — lui seul ne peut rien.

Cette idée semble être germée pour la première fois dans son cerveau.

Auparavant il lui arrivait de penser à l’avenir, de former des projets, mais c’étaient des rêves de luxe et de bien-être — sans travail.

Et tout ce brouillard dans lequel était disparue sa vie passée allait avoir de fatales suites pour lui ! Redevance amère pouvant se traduire en ces trois mots : « Elle me mangera ! »

Il est environ dix heures du matin lorsque le clocher de Golovlevo apparaît au-dessus des bois. Stépane Vladimiritch pâlit, ses mains sont saisies d’un tremblement nerveux ; il ôte sa casquette et ébauche un signe de croix. Il se souvient de la parabole évangélique du Fils Prodigue, mais il comprend presque aussitôt que de tels souvenirs ne sont pour lui qu’une illusion. Enfin ses yeux aperçoivent le poteau de délimitation planté non loin du chemin et, une minute après, il se trouve sur la terre des Golovleff, cette terre qui l’enfanta paria, le nourrit paria et qui l’accepte maintenant dans son sein, mais comme paria. Le soleil était déjà haut à l’horizon et dardait sans merci ses rayons brûlants sur les terres immenses des Golovleff. Mais Stépane pâlissait de plus en plus et sentait un frisson courir dans ses veines. Il est arrivé au cimetière et le courage l’abandonne complètement. La propriété semble aussi tranquille que s’il ne s’y passait rien d’extraordinaire, mais sa vue produit sur lui l’impression d’une tête de Méduse. Il lui semble y voir son tombeau. Il se répète mentalement ce mot « tombeau » ; il n’ose aller tout droit à la maison, entre chez le pope[23] et le prie de demander à Arina Pétrovna si elle consent à le recevoir. L’épouse du prêtre, en le voyant, se sent triste et prépare une omelette : les gamins du village se groupent autour du « barine » et le regardent d’un air étonné ; les paysans en passant se découvrent silencieusement ; un vieillard, serf attaché à la cour, s’approche de lui et lui demande à baiser sa main. Tout le monde comprend la situation de Stépane, voit que sa vie se terminera ici et n’aura point d’autre issue que le cimetière. Et chacun se sent peiné autant qu’effrayé. Le pope revient et dit au nouvel arrivé que « mamenka » consent à le recevoir.

Dix minutes après, Stépane Vladimiritch est chez sa mère. Arina Pétrovna le reçoit d’un ton solennel et sévère, l’examine de la tête aux pieds d’un air glacial, mais ne se permet aucun reproche inutile. Elle ne l’admet pas dans sa maison, mais se contente de le recevoir sur le perron, puis elle le congédie en ordonnant au bailli de le conduire par l’autre escalier chez son père. Le vieillard sommeillait dans son lit ; sa tête sortant de dessous la couverture blanche et coiffée d’un bonnet blanc, lui donnait l’apparence d’un mort. En l’apercevant, il se réveille et part d’un éclat de rire idiot.

— Eh quoi ! mon cher, te voilà entre les griffes de la Sorcière, crie-t-il pendant que Stépane Vladimiritch lui baise la main. Puis il fait entendre le chant du coq, part de nouveau d’un éclat de rire et répète plusieurs fois de suite la sinistre phrase : « Elle te mangera,… oui, elle te mangera ». Et de nouveau dans l’âme de Stepka résonnent comme un glas funèbre ces mots : « Elle te mangera ».

Ses prévisions se réalisent. On l’installe dans une chambre du petit bâtiment où se trouve le comptoir, on lui apporte du linge fait de toile grossière et la vieille robe de chambre de son père qu’il revêt immédiatement. La porte de ce « sépulcre » s’ouvre, le laisse passer et se referme derrière lui. Alors commence une longue suite de jours monotones, tristes où l’existence est un avant-goût de la mort et qui se succèdent, se noyant l’un après l’autre dans l’abîme sans fond du temps. Arina Pétrovna ne le reçoit pas, son père même ne veut pas le voir. Trois jours après son installation le bailli Finoguéï Ipatitch vient de la part de sa mère lui faire part de sa « résolution » qui consiste à le nourrir, l’habiller et lui donner une livre de tabac Faler[24] par mois. Il écoute la volonté de mamenka et se contente de faire cette remarque :

— Oh ! cette vieille ! elle sait que la livre de Joukoff coûte deux roubles et la livre de Faler seulement un rouble quatre-vingt-dix kopecks. Voici qu’elle me vole encore 10 kopecks par mois. Elle veut probablement faire l’aumône à mon compte.

Les indices de relèvement moral qui étaient apparus en lui, alors qu’il approchait de Golovlevo s’envolent peu à peu. Sa légèreté, de nouveau, reprend ses droits et il se réconcilie en même temps avec la résolution de mamenka. La vision qui passa devant ses yeux et le glaça de terreur en lui montrant quel avenir sans espoir et sans issue s’ouvrait devant lui se couvre d’un nuage qui s’épaissit de jour en jour. Sur la scène de sa vie est apparue la journée actuelle dans toute sa nudité insolente, dans tout son vide. Et quel rôle peut jouer la pensée de l’avenir lorsque le courant de l’existence est décidé une fois pour toutes et jusque dans ses moindres détails dans l’esprit d’Arina Pétrovna. Pendant des journées entières, il arpente de long en large sa chambre, la pipe aux lèvres, modulant des airs de cantiques où les motifs d’église sont inopinément remplacés par des chansons lestes. Lorsque le comptable se trouve au bureau il va le rejoindre et calcule les revenus que se fait Arina Pétrovna.

— Et où met-elle tout cet argent ? s’écrie-t-il, lorsque dans ses comptes il atteint le chiffre de huit mille roubles. Je sais qu’elle n’envoie pas grand’chose aux frères, elle-même ne dépense rien, le père est nourri de viande salée… Oh ! elle doit déposer tout cela à la Banque.

Quelquefois Finoguéï Ipatitch vient lui-même au bureau apporter les redevances. On aligne alors sur la table tout cet argent qui intrigue tant Stépane Vladimiritch :

— Et tout cela est pour elle seule. Pourquoi ne pas en donner un peu à son pauvre fils, pour son tabac et sa boisson ?

Puis s’engagent des conversations sans fin avec le comptable Iakoff sur les moyens à prendre pour adoucir le cœur de la mère, pour se faire adorer d’elle.

— À Moscou, j’ai connu un petit bourgeois, raconte Golovleff, et ce bourgeois connaissait un mot qu’il jetait à sa mère dès qu’il voulait obtenir de l’argent d’elle. Et immédiatement la mère était prise de convulsions dans les mains, les pieds… en un mot, partout !

— C’est qu’il lui jetait un sort, répond le comptable.

— Je n’en sais rien, mais il est certain que ce « mot » existe. — Un jour un homme me dit : Prends une grenouille vivante, mets-la à la nuit close dans une fourmilière ; au matin, les fourmis l’auront mangée tout entière et il n’en restera qu’un petit os. Prends cet os et mets-le dans ta poche. Tu pourras alors demander à toute femme ce que tu voudras : tu n’en essuieras jamais de refus.

— Eh bien, nous pourrons essayer ce moyen quand il vous plaira.

— C’est que, vois-tu, mon cher, il faut d’abord se maudire soi-même. Si ce n’était ça… la sorcière aurait déjà fait devant moi le chien couchant.

Ces conversations durent des heures entières, mais le « moyen » ne se trouve pas. Tantôt il faut se maudire, — tantôt vendre son âme au diable. En fin de compte, il ne lui reste plus qu’à se soumettre à la « résolution » de mamenka, mais il améliore son sort par les prestations arbitraires qu’il prélève sur les paysans sous forme de tabac, de thé et de sucre. Il est fort mal nourri. On lui apporte ordinairement les restes du dîner de sa mère et comme Arina Pétrovna est sobre jusqu’à l’avarice, le dîner de Stépane n’est pas toujours copieux. Ce régime lui est d’autant plus pénible, que depuis que l’eau-de-vie lui a été interdite, son appétit s’est fort accru. Du matin au soir, il est affamé et ne pense qu’aux moyens d’assouvir sa faim : il guette les heures où sa mère se repose, se glisse dans la cuisine, pénètre dans la chambre des domestiques, cherchant partout des aliments. Quelquefois, il s’installe à la fenêtre ouverte, attend qu’il passe un paysan, de Golovlevo et lui impose un tribut sous forme d’œufs, de galettes, etc.…

Dès leur première entrevue, Arina Pétrovna lui exposa en peu de mots le programme complet de sa future existence. « En attendant, lui a-t-elle dit, tu auras une chambre au comptoir, tu recevras le boire et le manger de ma table et quant au reste…, tant pis pour toi, mon cher. Tes frères vont venir, ils se prononceront sur ton sort et j’agirai en conséquence. Quant à moi je ne veux pas assumer de responsabilités, il sera fait ainsi que décideront tes frères. » Et maintenant, il attend avec impatience l’arrivée de Porfiry et de Pavel Golovleff, mais il ne pense aucunement à l’influence que cette arrivée aura sur son sort (il est probable qu’il juge en lui-même que cela ne vaut pas la peine d’y penser). Il ne se demande qu’une chose : « Mon frère Pavel m’apportera-t-il du tabac ? Et combien ? » Et il ajoute mentalement : « Peut-être me donnera-t-il aussi quelque argent. Je ne compte pas sur Porfichka-Sangsue, mais à Pavel…… je dirai : « Frère, donne au pauvre soldat » et il ne me refusera pas, oh ! non ! comment refuser ! » Le temps s’écoule et il ne s’en aperçoit pas. Cette oisiveté absolue ne lui est pas à charge ; il ne s’ennuie que le soir quand, vers les huit heures, le comptable s’en retourne, et qu’il reste dans l’obscurité, Arina Pétrovna ne lui donne pas de bougie parce que, selon elle, on n’a pas besoin de lumière pour arpenter la chambre de long en large. Mais il s’habitue bientôt à cette obscurité dans laquelle son imagination se complaît mieux et l’emporte loin du maudit Golovlevo. Une seule chose l’inquiète : son cœur bat inégalement et sautille étrangement dans sa poitrine, surtout lorsqu’il est couché. Quelquefois il saute de son lit tout étourdi et parcourt la chambre, sa main pressant son côté gauche.

— Oh ! si je crevais ! pense-t-il en ce moment, mais non, la mort ne viendra pas me délivrer ! Et peut-être…

Un matin, le comptable vient dire que ses frères sont arrivés durant la nuit. Il tressaille malgré lui et quelque chose de jeune, d’enfantin se réveille en son âme ; il veut courir dans la maison pour voir comment ils sont vêtus, comment on les a installés, s’ils ont un nécessaire de voyage semblable à celui du capitaine de la milice. Il voudrait savoir ce que leur a dit « mamenka » et ce qu’on leur servira à dîner. En un mot, il désirerait se replonger dans cette vie qui le repousse si obstinément, se jeter aux pieds de sa mère, implorer son pardon. Et quand tout serait oublié, l’on tuerait le veau gras comme au retour de l’enfant prodigue. Tout dort encore dans la maison et il court déjà chez le cuisinier qui lui apprend que les maîtres auront au dîner pour potage : une petite soupe aux choux et la soupe de la veille réchauffée ; pour entrée froide : une oie salée et deux petites boulettes ; comme rôti : du mouton et quatre bécassines ; comme dessert : un gâteau de framboise à la crème.

— La soupe d’hier, l’oie salée et le rôti de mouton, c’est la part du « malpropre », frère, dit Stépane au cuisinier ; quant au gâteau, je ne pense pas que ce soit pour moi non plus.

— Ça sera comme le voudra votre mamenka, soudar.

— Il y eut un temps où je mangeais des bécasses, moi aussi, frère. J’ai même parié un jour avec le lieutenant Grémikine d’en manger quinze à la suite l’une de l’autre — et j’ai gagné. Mais ensuite, je les ai eues en aversion un mois entier.

— Et maintenant, en mangeriez-vous bien ?

— Elle ne m’en donnera pas ! Et cependant qu’y a-t-il à regretter ? La bécasse est sauvage, elle ne coûte rien et se nourrit elle-même. La sorcière n’a acheté ni l’un ni l’autre, mais elle sait bien que les bécasses sont meilleures que le mouton, voilà pourquoi elle m’en prive. Oui, elle aimerait mieux les laisser pourrir plutôt que de m’en donner… Et qu’a-t-elle commandé pour le déjeuner ?

— Du foie, des champignons à la crème et des flans.

— Frère, tâche donc de me faire parvenir un flan.

— Je ferai mon possible, soudar. Voici comment nous ferons. Lorsque vos frères se mettront à table, envoyez ici le comptable, je lui donnerai une paire de flans et il vous les portera sous son paletot.

Stépane Vladimiritch attend ses frères toute la matinée, mais en vain. Vers deux heures, Iakoff lui apporte deux flans et lui raconte que les nouveaux arrivés ont terminé leur déjeuner et se sont enfermés avec « mamenka » dans la chambre à coucher.

 

Arina Pétrovna reçut solennellement ses fils, elle semblait accablée de douleur. Deux servantes la soutenaient sous les bras ; ses cheveux gris s’échappaient en mèches de son bonnet blanc : sa tête penchée se balançait à droite et à gauche. Elle aimait à jouer devant ses enfants le rôle d’une mère vénérable, anéantie par la douleur. Dans ces occasions, elle se traînait péniblement et exigeait que les « filles » la soutinssent sous les bras. Stépka le Nigaud nommait ces scènes — représentations archiépiscopales, sa mère — prêtresse et les filles Polka et Joulka — porte-crosses d’archevêque. Mais il était déjà près de deux heures du matin et l’entrevue se passa sans qu’on engageât conversation. Arina Pétrovna tendit silencieusement à ses fils ses mains à baiser, les embrassa et les bénit, toujours en silence, et lorsque Porfiry Vladimiritch exprima le désir de passer le reste de la nuit à causer avec « chère amie mamenka, » elle fit un signe de la main et dit : « Allez, reposez-vous ! il est déjà tard, nous causerons demain. »

Le lendemain matin, les deux fils se rendirent chez papenka pour lui baiser la main, mais il s’y refusa. Couché dans son lit les yeux fermés, il cria à ses fils lorsqu’ils entrèrent :

— C’est pour juger le publicain que vous êtes venus. — Hors d’ici, pharisiens, hors d’ici !

Néanmoins Porfiry Vladimiritch sortit tout ému, tout éploré du cabinet de « papenka » et Pavel Vladimiritch, en « vrai sans-cœur » qu’il était, restait indifférent.

— Il n’est pas bien, chère mamenka, non, il n’est pas bien, s’écria Porfiry Vladimiritch en se jetant dans les bras de sa mère.

— Est-ce qu’il serait faible aujourd’hui ?

— Oh ! qu’il est faible, qu’il est faible ! Il n’en a pas pour longtemps… oh ! non.

— Oh ! il traînera encore bien quelque temps.

— Non, mamenka chérie, non ! Votre vie n’a jamais été joyeuse, mais quand on pense… que de coups à la fois… vraiment on s’étonne que vous puissiez trouver la force de supporter toutes ces épreuves.

— Que veux-tu, mon cher, on les supporte si Dieu le permet ! Tu sais, la Sainte Écriture dit : « Souffrez les uns pour les autres. » Dieu m’a choisie pour porter les peines de toute ma famille.

Arina Pétrovna ferma même les yeux, tant lui plaisait l’idée que sa famille était déchargée de tout, que chacun était pourvu de tout et qu’elle seule s’exténuait pour supporter les peines de tous.

— Oui, mon ami, continua-t-elle après un moment de silence, — cela n’est pas facile à mon âge ! J’ai amassé pour mes enfants et pour moi, il serait temps de me reposer ! C’est facile à dire — quatre cents âmes ! Gérer cela à mon âge ! inspecter tout, surveiller chacun ! aller et venir toute la journée ! Regarde par exemple nos baillis, nos intendants, ils se mettent à quatre pattes devant nous, n’est-ce pas ?… eh bien ! ces gens-là sont encore les plus fourbes ! Et toi, qu’as-tu ? dit-elle tout à coup à Pavel. Qu’as-tu à tripoter ainsi ton nez ?

— Qu’est-ce que cela me fait, répliqua grossièrement Pavel, interrompu au beau milieu de son occupation.

— Comment ? Qu’est-ce que cela te fait ? C’est toujours ton père, tu pourrais le plaindre, je pense !

— Quoi donc ? Mon père ! mon père ! mais voici dix ans qu’il est ainsi. Vous me persécutez toujours.

— Pourquoi te persécuter, mon ami ? Je suis ta mère. Regarde Porfichka, il a été gentil, il a plaint son père, et a fait tout ce que doit faire un bon fils… Et toi, tu ne regardes même pas ta mère d’une manière convenable, mais toujours de travers, comme si elle n’était pas ta mère, mais ton ennemi ! De grâce, ne me mords pas !

— Mais je…

— Attends ! tais-toi une minute ! Permets à ta mère de dire un mot… Te rappelles-tu que, dans le Décalogue, l’on dit : Respecte ton père et ta mère et tu seras heureux. Donc tu ne te veux pas de bien !

Pavel Vladimiritch se tut et regarda sa mère d’un air perplexe.

— Tu te tais, continua Arina Pétrovna, donc tu te sens fautif ! Mais Dieu te pardonne. Laissons-là cette conversation, qu’elle ne trouble pas la joie de notre entrevue ! Dieu voit tout, mon ami, et moi… Oh ! comme je te devine ! Oh ! enfants, enfants ! vous vous souviendrez de votre mère lorsqu’elle sera dans la tombe ; oui, vous vous en souviendrez, — mais il sera trop tard.

— Mamenka ! intervint Porfiry Vladimiritch, laissez là ces pensées noires, laissez-les !

— Chacun doit mourir, mon ami, déclara sentencieusement Arina Pétrovna, et ce ne sont pas là des pensées noires, mais de vraies pensées divines ! Je faiblis mes enfants, oh ! comme je faiblis ! rien ne me reste plus de mon ancien temps, que faiblesse et maladie. Même ces rien du tout de « filles » l’ont remarqué et elles ne font aucun cas de moi ! Je leur dis un mot, elles m’en disent deux. Je leur redis un mot, elles m’en redisent dix ! La seule chose qui les effraie, c’est quand je les menace de porter plainte aux jeunes maîtres. Quelquefois cela parvient à les apaiser !

On servit le thé, puis le déjeuner et pendant ce temps Arina Pétrovna continuait de se plaindre et de s’attendrir sur elle-même.

Après le déjeuner, elle invita ses fils à se rendre dans sa chambre à coucher. Lorsque la porte fut fermée à clef Arina Pétrovna en vint de suite à l’affaire qui avait motivé la réunion du conseil de famille.

— Vous savez, ce vaurien… il est revenu, commença-t-elle.

— Nous l’avons entendu, mamenka, nous l’avons entendu, répliqua Porfiry Vladimiritch, soit avec ironie, soit avec la bonhomie d’un homme qui a bien mangé.

— Oui, il est revenu, comme si de rien n’était, comme s’il était dans son droit : « Toutes les bombances que j’ai pu faire n’empêchent pas que la vieille n’ait un morceau de pain pour moi. » Combien d’ennuis il m’a causés ! Que de bouffonneries et de chicanes j’ai eu à supporter de lui ! Que de peine j’ai eu à le caser… et tout cela pour rien ! Enfin voyant que tous mes efforts n’aboutissaient à rien, je me suis dit : Mon Dieu ! s’il ne se soucie pas de lui-même, dois-je me tuer pour un grand nigaud, comme lui ? Si je lui jette un morceau que je pense, peut-être deviendra-t-il plus raisonnable quand il aura entre les mains son propre argent ? Et je le lui jetai. C’est moi-même qui examinai la maison que je lui achetai. C’est moi-même qui ai versé de mes propres mains douze mille roubles d’argent. Eh quoi ! il ne se passe pas trois ans qu’il me tombe de nouveau sur les bras ! Dois-je supporter plus longtemps cet outrage ? »

Porfirka leva les yeux au plafond comme s’il voulait dire : « Oh ! Dieu ! pourquoi faut-il donc que chère mamenka soit ainsi ennuyée ? N’est-il pas préférable que tout le monde vive en paix, en bonne intelligence, sans tous ces tracas, et que mamenka n’ait pas à se fâcher ! » Ce mouvement de Porfiry déplut à Arina Pétrovna qui n’aimait pas qu’on interrompît le fil de ses idées.

— Veux-tu attendre un peu, avec tes signes de tête ! dit-elle, — écoute d’abord ! combien ai-je été peinée en apprenant qu’il avait jeté aux ordures la « bénédiction maternelle » comme un os rongé. Ce que j’ai ressenti, moi qui me privais de sommeil et de nourriture ! et lui... — Voilà ! On aurait dit que c’était un bibelot acheté au bazar qu’on jette par la fenêtre quand on n’en a plus besoin. Et c’est ainsi qu’il a agi avec la bénédiction maternelle !

— Ah ! mamenka ! c’est une action… une action ! commença Porfiry Vladimiritch, mais Arina Pétrovna l’arrêta de nouveau.

— Stop ! Attends ! Tu diras ton opinion quand je te l’ordonnerai ! Au moins, s’il m’avait prévenue, canaille ! s’il m’avait dit : Pardon, mamenka, j’ai fauté ! alors j’aurais pu racheter moi-même la maison pour rien et puisqu’un fils indigne n’avait pas su en profiter, je l’aurais donnée aux dignes ! Et la maison rapportait au moins quinze pour cent ! Peut-être lui aurais-je jeté une aumône d’un millier de roubles. Et au lieu de cela, que fait-il ? Je reste ici sans me méfier de rien et déjà il a bâclé l’affaire ! J’ai payé de mes propres mains douze mille roubles pour la maison et lui l’a revendue huit mille.

— Et surtout, mamenka, il a fait peu de cas de la bénédiction maternelle, s’empressa d’ajouter Porfiry Vladimiritch, craignant d’être de nouveau interrompu par mamenka.

— C’est aussi cela, mon ami, c’est aussi cela. Mon argent, je ne l’ai pas trouvé dans la rue. Je ne l’ai pas acquis en dansant et en sautillant, mais à la sueur de mon travail ! Sais-tu comment j’ai eu ces richesses ? Lorsque j’épousai ton père, il n’avait que Golovlevo, cent une âmes et, dans divers biens éloignés, cent cinquante au plus ! Moi je n’avais rien ! Et réfléchis un peu, c’est avec ces moyens là que j’ai bâti tout cela… Quatre mille âmes ! Cela ne se fourre pas dans la poche ! Si même je voulais emporter cela dans ma tombe, cela ne se pourrait pas. Penses-tu que ces quatre mille âmes me sont tombées facilement dans les mains ? Non, cher ami, ce fut si peu facile, si peu facile que parfois, je ne fermais pas l’œil de la nuit, méditant d’arranger telle ou telle affaire de manière que personne n’y puisse fourrer son nez, ne puisse s’interposer et aussi afin d’éviter d’y dépenser un kopeck de trop. Et que n’ai-je pas eu à endurer ? La pluie, et la neige, et le verglas, et les orages, j’ai souffert tout cela ! C’est seulement dans les derniers temps que je me suis permis le tarantass, mais auparavant c’était dans quelque charrette de paysan attelée de deux chevaux que je faisais mes voyages… cahin caha, et c’est ainsi que je me cahotais jusqu’à Moscou. Je me cahotais et dans ma tête toujours cette pensée : pourvu que quelqu’un ne me soutire pas ce bien ! À Moscou, je m’arrêtais à l’auberge proche de la barrière Rogojsky et là aussi, saleté, puanteur… j’ai goûté de tout, mes amis ! J’aurais regretté de donner dix kopecks pour un fiacre et c’est à pied que j’allais de Rogojsky à la Solianka ! Les portiers même s’étonnaient en me regardant et disaient : « Si jeune et se donner tant de peine ! » Et moi je me taisais. Je supportais tout en silence. Savez-vous encore avec quel argent je me suis lancée dans les affaires : trente mille roubles — cent âmes que j’ai vendues — voilà la somme avec laquelle je me suis risquée à acheter mille âmes. J’ai fait dire une messe et je me suis rendue à Solianka tenter la chance. Et voilà : Comme si la Sainte Vierge avait vu mes larmes amères — le bien fonds me resta ! Et quel miracle ! Dès que j’eus donné trente mille roubles en me chargeant de la dette envers la couronne, ce fut comme si j’avais tranché l’enchère. Auparavant, l’on criait, l’on s’échauffait et quand j’eus parlé, l’on ne monta pas plus haut et tout à coup, un grand silence se fit. Le président se leva, me félicita, et moi je ne comprenais rien. Un avoué était là, Ivan Nikolaiévitch, il s’approcha de moi et me dit : « Avec l’achat, soudarinia ! » et je restai immobile comme un poteau. Et comme Dieu est grand dans sa grâce, pensez un peu ! si quelqu’un profitant de ma surexcitation avait crié par bravade : trente-cinq mille, j’aurais peut-être dans mon délire donné les quarante mille roubles ! Où les aurais-je pris ?

Arina Pétrovna avait plus d’une fois raconté à ses enfants l’épopée de ses premiers pas sur l’arène de l’acquisition, mais il paraît que jusqu’à présent elle n’avait pas perdu l’intérêt de la nouveauté. Porfiry Vladimiritch écoutait sa mamenka tantôt en souriant, tantôt en soupirant, fermant les yeux ou les rouvrant selon la nature des péripéties par lesquelles avait passée Arina Pétrovna. Et Pavel Vladimiritch écarquillait ses yeux comme un enfant auquel on raconte une histoire déjà connue, mais qui ne l’ennuie jamais.

— Et vous croyez peut-être que la richesse de votre mère lui est tombée des nues ? continua Arina Pétrovna. Non, mes amis ! Sans cause un bouton n’apparaîtra pas sur le nez. À la suite de mon premier achat, j’ai été alitée pendant six semaines par un accès de fièvre chaude ! Maintenant jugez s’il m’est facile de voir après de telles… de telles tortures mon argent jeté par la fenêtre ?

Pendant un moment, le silence se fit dans la chambre. Porfiry Vladimiritch était prêt à déchirer ses habits, mais il craignait de ne pas trouver dans le village quelqu’un pour les lui raccommoder. Pavel Vladimiritch, une fois le conte terminé, se replongea dans son apathie.

— C’est pour cela que je vous ai fait venir : soyez juges entre moi et ce scélérat ! Il sera fait comme vous direz. Si vous l’accusez, il sera fautif ; si vous m’accusez, je serai la coupable. Mais je ne me laisserai pas offenser par le scélérat, ajouta-t-elle tout à coup.

Porfiry Vladimiritch sentit que son tour était tenu et il en prit à son aise. Mais comme une vraie sangsue, il ne vint pas droit à l’affaire et commença par des détours.

— Si vous me permettez, chère mamenka, d’exprimer mon opinion, dit-il, la voici en deux mots : Les enfants sont obligés d’obéir à leurs parents, de suivre aveuglément leurs ordres, de les soigner dans leur vieillesse et — c’est tout ! Les enfants sont des êtres aimants chez qui tout, en commençant par eux-mêmes et en finissant par le dernier chiffon qu’ils possèdent, appartient à leurs parents. Conséquemment, les parents peuvent juger leurs enfants, mais ceux-ci ne peuvent pas juger leurs parents. Le devoir des enfants est de respecter et non — de juger. Vous dites : soyez juges entre lui et moi ! C’est généreux, chère mamenka, c’est magnifique ! Mais pouvons-nous sans horreur nous arrêter sur cette pensée, nous, qui dès le premier jour de notre naissance avons été de la tête aux pieds, comblés de vos bienfaits ? Comme vous voudrez, mais ce serait un sacrilège et non un jugement. Oui, agir de cette façon serait un sacrilège, un vrai sacrilège !

— Arrête ! attends ! si tu dis que tu ne veux pas me juger, acquitte-moi et condamne-le ! s’écria en l’interrompant Arina Pétrovna qui écoutait sans pouvoir comprendre quelle perfidie se cachait sous le discours de Porfichka-Sangsue.

— Non, mamenka, ma mignonne, je ne puis pas faire ceci. Pour mieux dire, je n’ose pas, je n’en ai pas le droit ! Je ne puis ni acquitter, ni condamner, en un mot, je ne puis juger. Vous êtes notre mère, vous seule savez comment il faut agir avec vos enfants. Si nous le méritons, récompensez-nous ; si nous sommes fautifs, punissez-nous. Notre rôle est d’obéir et non de critiquer. Si même il vous arrivait sous l’empire de votre colère maternelle d’outrepasser les droits de la justice, nous n’oserions pas même nous plaindre, car les vues de la Providence nous sont cachées. Qui sait ? Peut-être cela devait-il être ainsi ! Aujourd’hui, même affaire. La façon d’agir de notre frère Stépane est basse, je dirai même, noire, mais la punition que méritent ses agissements ne peut être déterminée que par vous seule !

— Donc, tu refuses ? Débrouillez-vous, chère mamenka, comme vous le pourrez, veux-tu dire ?

— Ah ! mamenka, mamenka ! n’avez-vous pas honte ! Ah ! ah ! ah !… Je vous ai dit : comme vous déciderez du sort de notre frère Stépane, cela sera et vous dites… Ah ! quelles noires pensées vous me supposez !

— Bon. Et toi ! qu’en dis-tu ? demanda Arina Pétrovna à Pavel Vladimiritch.

— Mais moi… quoi ! m’écouteriez-vous ? commença Pavel Vladimiritch comme s’il venait de s’éveiller, puis tout à coup s’enhardissant, il continua : C’est clair qu’il est fautif… qu’il faut le couper en morceaux… le broyer au mortier… c’est décidé d’avance… qu’y puis je ?

Après avoir marmotté ces paroles d’une manière incohérente, il s’arrêta et regarda sa mère la bouche ouverte, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.

— Avec toi, mon cher, nous causerons ensuite, lui dit froidement Arina Pétrovna en l’interrompant, je vois que tu veux suivre la voie de Stepka. Ah ! mon ami ! ne te trompe pas ! Peut-être te repentiras-tu ensuite mais il sera trop tard !

— Mais… je ne dis rien… Je dis seulement :… comme vous voudrez ! Qu’y a-t-il donc d’irrespectueux ?

— Nous recauserons après, mon ami ! Tu penses que parce que tu es officier, il n’y a pas moyen de venir à bout de toi ! Il y aura moyen ! Donc vous vous refusez tous les deux à prononcer un jugement ?

— Moi, chère mamenka…

— Et moi aussi. Qu’est-ce que cela me fait. Si cela vous plaît, coupez-le……

— De grâce, tais-toi, mauvais fils que tu es ! (Arina Pétrovna sentait bien qu’elle pouvait le nommer vaurien, mais elle se retint en honneur de la première entrevue). Eh bien ! puisque vous refusez, je devrai le juger moi-même. Et voici quelle sera ma décision : j’essayerai encore une fois de le traiter avec bonté et je lui donnerai la petite propriété que possède votre père dans le gouvernement de Vologda, j’y ferai bâtir une maisonnette et il y vivra en invalide aux frais des paysans.

Porfiry Vladimiritch, quoiqu’ayant refusé de juger son frère, fut à tel point frappé de la générosité de mamenka qu’il ne put se résoudre à lui cacher les fâcheuses conséquences qu’une telle mesure pouvait amener.

— Mamenka ! s’écria-t-il, — vous êtes plus que généreuse ! Vous avez devant les yeux l’acte le plus lâche, le plus noir… et tout à coup vous oubliez, vous pardonnez tout ! Magnifique ! Mais excusez-moi… Je crains pour vous, ma chérie ! Et malgré tout ce que vous pouvez dire contre moi, je vous déclare qu’à votre place, je n’aurais pas agi ainsi.

— Pourquoi cela ?

— Je ne sais… Peut-être je ne possède pas cette générosité… ce sentiment maternel, pour ainsi dire. Je me figure que mon frère Stépane, par la perversité qui lui est propre pourrait agir avec votre seconde bénédiction maternelle comme il a fait avec la première… Que faire alors ?

Mais cette considération avait été prévue par Arina Pétrovna qui, en même temps, avait une autre pensée secrète qu’il lui fallait dévoiler maintenant.

— La propriété du gouvernement de Vologda appartient à votre père, donc elle est héréditaire, — dit-elle entre ses dents, — tôt ou tard, il faudra lui donner sa part de l’héritage de son père.

— Je comprends, chère mamenka…

— Si tu comprends, tu dois comprendre aussi qu’en lui assignant le bien de Vologda, je puis lui faire reconnaître qu’il a reçu sa part de l’héritage paternel et qu’il s’en trouve satisfait.

— Je comprends, bien-aimée mamenka. C’est que vous avez commis une faute, il fallait en lui achetant la maison passer avec lui un papier sur lequel il aurait déclaré ne plus élever de prétentions sur l’héritage de papenka !

— Que faire ? Je n’ai pas pensé à cela.

— Il aurait alors, dans sa joie, signé n’importe quoi ! Et vous par votre bonté… Ah ! quelle erreur… quelle erreur… quelle erreur ! !

— « Ah ! » et, « ah » — pourquoi n’as-tu pas poussé tes « ah » alors qu’il en était encore temps ! Aujourd’hui tu es prêt à accuser de tout ta mère et lorsqu’il faut aviser, tu te tais. Du reste, ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je lui ferai signer le papier. Papenka ne mourra pas encore maintenant, je pense, et jusqu’alors il me faudra donner à boire et à manger au Nigaud. S’il se refuse à signer, je puis lui montrer la porte : qu’il attende la mort de papenka ! Non, ce que je veux savoir, c’est la raison pour laquelle, ça ne te plaît pas que je lui donne le bien de Vologda ?

— Il le gaspillera, mignonne ! il a dissipé la maison, il en fera de même du bien.

— S’il agit ainsi, tant pis pour lui !

— Mais c’est chez vous alors qu’il reviendra !

— Oh ! pour ça, non ! qu’il porte ailleurs ses coquilles ! Il ne passera pas le seuil de ma porte ! De moi il ne recevra non seulement du pain, mais pas même un verre d’eau ! Et personne ne m’accusera ! Et Dieu ne m’en punira pas ! Comment ! Il aura mangé la maison, menacé le bien, — mais suis-je son esclave pour ne penser toute ma vie qu’à lui ? J’ai d’autres enfants, je crois !

— Et il vous reviendra tout de même. C’est un effronté, chère mamenka !

— Je te dis que je ne lui laisserai pas passer le seuil de ma porte ! Qu’as-tu à répéter comme une corneille : « Il reviendra ! il reviendra ! » — je ne le laisserai pas faire !

Arina Pétrovna se tut et porta ses yeux sur la fenêtre. Elle se doutait vaguement que le bien de Vologda ne la délivrerait que temporairement du « malpropre », qu’il finirait par manger le bien, reviendrait ensuite près d’elle et qu’elle ne pouvait comme mère lui refuser un asile. Et cette idée — que le « détestable » pouvait rester pour la vie auprès d’elle et que même enfermé dans le comptoir, il hanterait comme un fantôme, à chaque instant, son imagination — l’oppressait à tel point qu’elle se sentait tressaillir tout entière.

— Pour rien au monde ! cria-t-elle en frappant du poing la table et en sautant de son fauteuil.

Et Porfiry Vladimiritch regardait sa chère mamenka en secouant tristement la tête.

— Je vois que vous êtes en colère, mamenka, dit-il d’un ton doux comme s’il s’apprêtait à cajoler sa mère.

— Et selon toi, je devrais me lancer dans la danse ?

— A-a-ah ! Que dit la Sainte Écriture ? « Que la patience guide vos actes ! » La patience — voilà ! Pensez-vous que Dieu ne vous voie pas ? — Non, il voit tout, chère mamenka ! Nous ne soupçonnons peut-être rien, nous causons, nous calculons comme ci, comme ça, et là-haut, LUI, nous envoie peut-être une épreuve ! A-a-ah ! et moi qui pensais que mamenka était sage !

Mais Arina Pétrovna comprit clairement que Porfichka la sangsue préparait « sa corde » et elle finit par se fâcher.

— Tu me blagues, quoi ! s’écria-t-elle, ta mère te parle affaire et toi tu plaisantes. Ne cherche pas à me voiler les yeux, dis clairement ta pensée. Tu veux donc le laisser à Golovlevo, au cou de ta mamenka !

— C’est cela, mamenka, si telle est votre bonté. Le laisser ici aux mêmes conditions qu’à présent et lui faire signer le papier concernant l’héritage.

— C’est ça, c’est ça… je savais bien que c’était cela que tu me conseillerais. Bon. Admettons qu’il soit fait selon ta volonté ! Si importun que soit pour moi d’avoir toujours sous les yeux ce « malpropre », il paraît qu’il ne se trouve personne pour me plaindre. Étant jeune, j’ai porté la croix… dans ma vieillesse je ne puis refuser de la porter. Admettons-le, dis-je, et parlons d’autre chose. Pendant que nous sommes vivants, moi et papenka, il vivra à Golovlevo, donc il ne mourra pas de faim. Et après ?

— Mamenka, chère amie, pourquoi ces pensées noires ?

— Noires ou blanches, toujours faut-il y penser. Nous ne sommes plus jeunes. Si nous crevons — qu’adviendra-t-il ?

— Mamenka ! vraiment, ne comptez-vous pas sur nous, vos enfants ? Nous avez-vous élevés dans de tels principes ?

Et Porfiry Vladimiritch lui jeta un de ces regards mystérieux qui lui causaient toujours un sentiment de malaise.

« Il jette son filet », pensa-t-elle en elle-même.

— Moi, mamenka, je secourrais avec joie un pauvre ! Le riche — quoi ! que Dieu le protège ! Le riche, lui, peut se suffire à lui-même ! Mais le pauvre…, savez-vous ce que le Christ a dit du pauvre ?

Porfiry Vladimiritch se leva et baisa la main de mamenka.

— Mamenka, dit-il, permettez-moi de faire cadeau à mon frère de deux livres de tabac !

Arina Pétrovna ne répondait pas. Elle le regardait en pensant : « Est-il possible qu’il soit assez « Sangsue » pour jeter son propre frère dans la rue ? »

— Eh bien ! fais comme tu veux ! Si c’est à Golovlevo, qu’il y reste ! dit-elle enfin. Tu m’as entortillée, tu as commencé par « mamenka, comme vous voudrez » et tu as fini par me faire danser sous ton chalumeau. Mais, écoute-moi bien ! Je le déteste, toute ma vie il n’a fait que me tourmenter, m’assommer, enfin, il s’est moqué de la bénédiction maternelle, mais, malgré tout cela, si tu le chasses et le forces d’aller recourir à la charité des autres, tu n’auras pas ma bénédiction. Non, non… et non ! Allez maintenant tous les deux chez lui. Il se crève les yeux, je pense, à vous guetter.

Ses fils se retirèrent. Arina Pétrovna s’approcha de la fenêtre et regarda comment ils traversaient la cour sans échanger une parole en se dirigeant vers le comptoir.

Porfiry se découvrait sans cesse et faisait des signes de croix adressés tantôt à l’église qui se dressait dans le lointain, tantôt à la chapelle ou bien au poteau sur lequel était attaché la sébile pour recueillir les aumônes. Pavel semblait ne pouvoir détacher ses yeux de ses bottes neuves qui reluisaient au soleil.

« Pour qui ai-je amassé ? Pour qui me suis-je privé de sommeil et de nourriture ? »

Tel fut le cri qui s’échappa malgré elle de sa poitrine.

 

Les frères sont partis. Golovlevo est redevenu désert. Arina Pétrovna s’est replongée avec une nouvelle ardeur dans les soins de l’administration. À la cuisine, le bruit des couteaux a cessé, mais en revanche, l’activité dans le comptoir, les hangars, les magasins, les caves a redoublé. L’été tirait à sa fin : on faisait des confitures, des salaisons, des marinades pour l’hiver ; de chaque bien fonds affluaient des provisions ; des chariots entiers apportaient la prestation en nature des paysans : les champignons secs, les fraises, les œufs, les légumes, etc. Ce n’était pas en vain que la barynia possédait toute une rangée de caves, des magasins, des hangars ; tout débordait et il y avait pas mal de provisions gâtées auxquelles l’odeur empêchait de toucher. Tout cela à la fin de l’été était classé et ce qui n’était plus « tenable » était désigné comme devant servir de nourriture à la domesticité.

— Les concombres sont encore bons ; au premier rang, seulement, ils sont un peu « piqués »…… ils ont une petite odeur, mais qu’à cela ne tienne, je les donnerai à la « dvornia[25] » qu’ils se régalent ! disait Arina Pétrovna en ordonnant de mettre de côté tel ou tel tonneau.

Stépane Vladimiritch se plia admirablement à sa nouvelle situation. Par moments, l’envie lui venait de se mettre en ribote — il avait même de l’argent pour cela, comme nous le verrons plus tard, — mais il s’abstenait avec abnégation comme s’il calculait que le « moment propice » n’était pas encore venu.

Maintenant, il était occupé toute la journée, car il portait l’intérêt le plus vif et le plus désintéressé à cette lutte dans l’art de « pourvoir », se réjouissant et s’attristant des succès et des insuccès de la parcimonie des Golovleff. Il se trouvait dans un état de surexcitation étrange, allant du comptoir aux caves, en robe de chambre et nu-tête, se cachant de sa mère derrière les arbres et les nombreux bâtiments qui encombraient la cour. Du reste, Arina Pétrovna l’apercevait souvent et son cœur maternel brûlait de rabaisser le caquet à Stepka-Nigaud, mais après quelque réflexion elle le laissait faire. Il observait avec une impatience fébrile comment on déchargeait les chariots, comment on assortissait les provisions et comment tout cela disparaissait dans les gouffres béants des caves et des magasins. La plupart du temps, il était content.

— Aujourd’hui, l’on a apporté de Doubrovino deux charrettes d’oronges, en voilà des oronges ! frère, disait-il tout enthousiasmé au comptable. Et nous avions peur de rester sans oronges pour l’hiver ! Merci aux Doubrovintzi, merci ! Des braves gens que ces Doubrovintzi ? Ils nous ont tirés de là ! !

Ou bien :

— Aujourd’hui, la mère a donné l’ordre de pêcher des carassins dans l’étang…… Oh ! les beaux vieux ! Il y en a qui ont plus d’une demi-archine de long ! Sans doute toute cette semaine, nous mangerons des carassins !

Cependant quelquefois il s’affligeait.

— Cette année, frère, les concombres n’ont pas réussi. Couturés et tachés — on ne dirait pas du tout de vrais concombres. Il paraît qu’il faudra manger ceux de l’an dernier et ceux d’aujourd’hui ne peuvent être mangés que par la « dvornia ».

Mais en général, il n’était pas satisfait du système d’administration d’Arina Pétrovna.

— Combien de bien elle a laissé pourrir, frère, c’est horrible ! Aujourd’hui ce qu’on en a retiré ! ! Et de la viande salée ! et du poisson ! et des concombres ! Elle ordonne de laisser tout cela pour la cuisine de la dvornia ! Est-ce bien ? est-ce bien de mener ainsi le ménage ? Une énorme quantité de provision fraîche… et elle n’y veut pas toucher avant d’avoir mangé toute la vieille pourriture.

L’assurance d’Arina Pétrovna que Stepka le Nigaud signerait n’importe quel papier se réalisa complètement. Non seulement il signa toutes les pièces que lui envoya sa mère, mais encore il s’en vanta le soir même dans sa conversation avec le comptable.

— Aujourd’hui, frère, je n’ai fait que signer des paperasses et toujours, toujours des paperasses de destitution — je suis bien maintenant ! Ni jatte, ni cuillère, je n’ai plus rien ni en ce moment, ni dans l’avenir ! Au moins, j’ai tranquillisé la vieille.

Il s’était séparé de ses frères en bons termes et était enchanté d’avoir maintenant toute une provision de tabac. Certes il ne pouvait s’empêcher de surnommer Porfiry, « sangsue » et « Judas, » mais ces expressions se noyaient dans un concert de bavardage où ne se pouvait distinguer aucune idée logique. En se séparant, les frères devinrent généreux et donnèrent à Stépane un peu d’argent et Porfiry Vladimiritch accompagna son don de ces paroles :

— Si tu veux de l’huile pour la lampe des images, ou si l’envie te prend de faire brûler un cierge… voici de l’argent. C’est ainsi, frère ! Vis, frère, paisiblement, tranquillement — et mamenka sera satisfaite de toi et toi aussi tu ne seras pas inquiété. Tout le monde sera joyeux et heureux. La mère… elle est bonne, frère !

— Pour être bonne, elle est bonne, consentit Stépane Vladimiritch, mais elle me nourrit avec de la viande salée pourrie !

— À qui la faute ? Qui s’est moqué de la bénédiction maternelle ? Toi seul es fautif, tu as dissipé tout ton bien. Et quel bien c’était ! un bien rond, avantageux, un beau bien ! Si tu t’étais conduit comme il le fallait, tu mangerais maintenant du bœuf, du veau, de la hure peut-être. Et tu aurais de tout : et des choux, et des pommes de terre, et des pois. Est-ce vrai, frère, ce que je te dis là ?

Si Arina Pétrovna avait entendu ce dialogue, sûrement, elle n’aurait pu se retenir de dire : « Voilà la jacasse qui bavarde. » Mais Stepka le Nigaud était heureux en cela que son oreille ne retenait pas, pour ainsi dire, les paroles des autres. Judas pouvait parler tout à son aise et être pleinement convaincu qu’aucune de ses paroles n’arriverait à sa destination. En un mot, Stépane Vladimiritch reconduisit amicalement ses frères et ce n’est pas sans orgueil qu’il montra à Iakoff deux billets de vingt-cinq roubles, qui, au moment des adieux, passèrent dans ses mains.

— Maintenant, frère, j’en aurai pour longtemps ! dit-il. Nous avons du tabac, du thé et du sucre, il ne nous manque que du vin, mais nous en pouvons avoir si l’envie nous en prend. Mais je m’abstiendrai pour le moment. Je n’ai pas le temps, il faut que j’aille aux caves. Si l’on ne surveille pas, tout sera volé en une minute sais-tu, frère ? Elle m’a vu, la sorcière, l’autre jour quand je me glissai le long des hangars ! Elle se tenait près de la fenêtre et me regardait…… Je pense qu’elle s’est dit alors : Ah ! ah ! Voilà pourquoi je n’avais pas mon compte de concombres !

Le mois d’octobre arriva, les pluies commencèrent, la cour devint impraticable. Stépane Vladimiritch ne pouvait quitter la chambre, car il était chaussé de vieilles pantoufles et vêtu de la vieille robe de chambre de son père. Toute la journée, il se tenait auprès de la fenêtre et regardait à travers les doubles vitres le village noyé dans la boue. Là, au milieu des grises vapeurs de l’automne, se remuaient comme autant de points noirs les paysans délivrés des rudes travaux de l’été. Les travaux pénibles n’étaient pas terminés, mais la scène était changée et les tons joyeux de l’été étaient remplacés par les interminables crépuscules de l’automne. Les séchoirs fumaient encore après minuit, le bruit des fléaux se faisait entendre aux alentours. Dans les granges seigneuriales se poursuivait le battage et on disait au comptoir qu’il était peu probable qu’on pût venir à bout de toute cette masse de blé avant le carnaval. Tout avait un aspect sombre, somnolent, abattu. Les portes du comptoir n’étaient pas ouvertes à deux battants comme en été et dans l’intérieur planait une vapeur grise provenant du séchage de pelisses de mouton humides. On ne saurait définir l’impression produite sur Stépane Vladimiritch par le tableau de l’automne laborieux de la campagne ; on ne saurait même définir s’il avait conscience de ce travail incessant s’effectuant au milieu d’amas de boue et sous les averses de pluie. Mais ce qui est hors de doute, c’est que le ciel éternellement gris de l’automne l’écrasait. Il lui paraissait suspendu juste au-dessus de sa tête, menaçant de le noyer dans les cataractes de la terre. Il n’avait pas d’autre occupation que de regarder toute la journée par la fenêtre et suivre les lourdes masses des nuages. Dès le matin, aux premières lueurs de l’aube, tout l’horizon en était couvert ; les nuages demeuraient immobiles comme enchantés : une heure s’écoulait, puis une seconde, puis une troisième et ils restaient toujours à la même place et on ne pouvait remarquer le moindre changement tant dans leur nuance que dans leurs contours. Ce nuage, par exemple, qui est plus bas et plus sombre que les autres, avait ce matin une forme étrange, ressemblant à un pope en soutane et les bras étendus ; maintenant, à midi, il a conservé sa forme. Il est vrai que la main droite est devenue plus courte et qu’en revanche, la main gauche s’est allongée d’une façon difforme, laissant échapper une averse telle que même sur le fond sombre du ciel s’est dessiné un sillon plus sombre encore, presque noir. Plus loin, voilà encore un nuage : le matin il se suspendait, semblable à une énorme barbe velue au-dessus du village Naglovka et semblait menacer de l’écraser ; en ce moment il est encore à la même place conservant sa forme de boule, mais allongeant des espèces de pattes comme s’il s’apprêtait à sauter à terre. Vers les cinq heures de l’après-midi s’opérait une métamorphose : les alentours se couvraient peu à peu d’un voile gris, puis disparaissaient complètement. D’abord les nuages se couvraient d’un voile noir, et perdaient leurs formes, puis le bois et le village Naglovka disparaissaient, on ne sait où, et à leur tour, l’église, la chapelle, le petit village voisin, le jardin se noyaient, et l’œil seul d’un observateur attentif pouvait suivre ces mystérieuses disparitions et distinguer la maison située à quelques pas du comptoir.

La chambre est entièrement sombre et le comptoir n’est pas encore éclairé. Stépane Vladimiritch ne peut que marcher, marcher, marcher sans fin. Une lassitude maladive enchaîne son esprit. Malgré l’oisiveté, dans tout l’organisme se ressent on ne sait quelle fatigue incroyable. Une pensée unique, une seule s’agite en lui et écrase le cerveau : la tombe ! la tombe ! Les points noirs qui tout à l’heure grouillaient auprès des granges, ceux-là ne périront pas sous le poids de la tristesse et de la lassitude, ces points-là au moins se remuent, ils organisent, réparent, protègent quelque chose. Était-ce la peine de réparer et de protéger ce à quoi ils se tuaient jour et nuit : ceci ne venait même pas à l’esprit de Stépane Vladimiritch, mais il comprenait que même ces points innombrables étaient incommensurablement plus grands que lui, lui qui ne pouvait se remuer et qui n’avait rien à réparer, rien à protéger. Il passait ses soirées au comptoir, car, comme auparavant, Anna Pétrovna ne lui donnait pas de bougie. Plusieurs fois il demanda par l’intermédiaire du bailli qu’on lui donnât des bottes et une pelisse, mais chaque fois on lui faisait répondre qu’il n’y avait pas de bottes pour lui, mais qu’à l’approche de l’hiver on lui donnerait une paire de « valenki » (chaussures en feutre). Il était évident qu’Arina Pétrovna avait l’intention d’exécuter à la lettre son programme : entretenir le « malpropre » juste assez pour ne pas le laisser mourir de faim. Dans les commencements, il maugréait après sa mère, mais dans la suite, il semblait qu’elle n’existait pas pour lui ; d’abord il s’efforçait de se rappeler quelque chose d’oublié, puis il abandonna ses efforts. La lumière même de bougies allumées dans le comptoir le dégoûtait et il s’enfermait dans sa chambre pour y rester en tête-à-tête avec l’obscurité. Devant lui, il n’avait qu’une ressource à laquelle il craignait encore de recourir, mais qui l’attirait avec une force irrésistible. Cette ressource était — s’enivrer et oublier. Oublier profondément, sans retour, se plonger dans l’onde de l’oubli au point de ne pouvoir jamais en sortir. Tout le poussait vers ce côté : et les habitudes de son passé agité et l’inactivité forcée du présent, et son organisme malade avec sa toux inextinguible, ses suffocations insupportables et ses douleurs aiguës toujours croissantes dans la région du cœur.

— Aujourd’hui, frère, il faudra pour la nuit se prémunir d’une bouteille, dit-il un jour à l’intendant d’un ton qui ne promettait rien de bon.

La bouteille d’aujourd’hui amena à sa suite toute une série d’autres et depuis lors, il s’enivrait régulièrement chaque nuit. À neuf heures, lorsque dans le comptoir, on éteignait les bougies et que tout le monde s’en allait dormir, il posait sur la table une bouteille d’eau-de-vie préparée à l’avance et un morceau de pain noir couvert d’une épaisse couche de sel. Il n’abordait pas l’eau-de-vie tout d’un coup, mais peu à peu. Aux alentours tout dormait du sommeil des morts ; l’on n’entendait que les souris qui grattaient le mur sous le papier en lambeaux et la pendule du comptoir qui importunait par son éternel tic-tac. Stépane ôtait sa robe de chambre et resté en chemise, il se mettait à arpenter la chambre bien chaude ; par moments, il s’arrêtait, s’approchait de la table, retrouvait à tâtons la bouteille et se mettait de nouveau à marcher.

Il buvait les premiers verres, ayant sur les lèvres des adages, savourant avec volupté le liquide brûlant, mais peu à peu, les battements du cœur devenaient plus précipités, le sang lui montait à la tête et sa langue commençait à marmotter quelque chose d’incohérent. Son imagination émoussée s’efforçait de se créer on ne sait quelles images, sa mémoire engourdie tentait de pénétrer dans les régions du passé, mais ces images étaient décousues, bizarres et le passé ne laissait échapper aucun souvenir, ni amer, ni gai, comme si entre lui et le présent s’était élevé pour toujours un mur infranchissable. Stépane n’avait plus devant lui que le présent sous forme d’une prison hermétiquement close dans laquelle étaient disparues sans traces, et l’idée de l’espace et l’idée du temps. La chambre, le poêle, trois fenêtres, le lit de bois qui criait avec son matelas mince et usé, la table et la bouteille qui se trouvait dessus — aucun autre horizon ne s’ouvrait à sa pensée. Mais à mesure que diminuait le contenu de sa bouteille, à mesure que la tête s’échauffait même ce pauvre sentiment du présent devenait au-dessus de ses forces. Son marmottage qui au commencement avait encore quelque forme s’annihilait complètement ; les prunelles des yeux s’efforçant de distinguer les contours de l’obscurité s’élargissaient démesurément ; l’obscurité elle-même s’évanouissait à la fin, et à sa place apparaissait l’espace rempli de lueurs phosphoriques. C’était le vide infini, morne, sans aucune trace de vie, lugubrement resplendissant, qui le suivait aux talons, à chacun de ses pas. Ni fenêtres, ni murs, rien n’existait plus pour lui — seul, le vide infini, luisant. La peur alors l’étreignait. Il lui fallait étouffer le sentiment de la réalité au point de faire disparaître ce vide. Encore quelques efforts et il atteignait son but. Ses pieds chancelants faisaient osciller de côté et d’autre le corps alourdi : la poitrine ne laissait plus échapper un « marmottage » mais des cris : il semblait ne plus exister. Puis venait un engourdissement étrange, qui, amenant avec lui tous les indices de l’absence d’une vie consciente, indiquait en même temps d’une manière positive la présence d’on ne sait quelle vie à part, se développant indépendamment des conditions ordinaires. Des gémissements partaient de sa poitrine sans troubler son sommeil ; le mal organique poursuivait son travail destructeur sans lui causer, paraîtrait-il, de douleurs physiques. Le matin, il se réveillait avec l’aube et avec lui se réveillaient l’angoisse, le dégoût et la haine. La haine sans protestation, sans cause consciente, la haine de quelque chose de vague, sans forme. Ses yeux se fixaient stupidement tantôt sur un objet, tantôt sur un autre et le regardaient longtemps ; ses mains et ses pieds tremblaient : son cœur se serrait comme s’il voulait s’arracher, puis il recommençait à battre avec une force telle que la main se portait d’instinct à la poitrine. Pas une idée, pas un désir. Devant les yeux — le poêle et la pensée se remplissait à tel point de cette image qu’elle ne pouvait recevoir d’autres impressions. Puis au poêle succédait la fenêtre et il ne voyait plus rien que la fenêtre… la fenêtre… la fenêtre. Il n’avait besoin de rien. La pipe se remplissait et s’allumait machinalement et une minute après elle lui tombait des mains ; la langue marmottait quelque chose, mais il était évident que c’était seulement par habitude. Il aimait mieux rester tranquille, se taire, les yeux fixés sur un point. Ce qui ne lui semblait pas mauvais non plus, c’était de prendre un petit verre dans un tel moment pour ressentir, quoique pour bien peu de temps, la présence de la vie, mais pendant le jour, il était impossible même avec tout l’argent de la terre de se procurer de l’eau-de-vie. Il fallait attendre la nuit pour arriver à ces instants délicieux où la terre disparaît de dessous les pieds et où au lieu de quatre murs détestés s’ouvre devant les yeux le vide infini et lumineux.

Arina Pétrovna n’avait aucune idée de la façon dont le « Nigaud » employait son temps dans le comptoir. La lueur accidentelle de sentiment qui avait jailli dans sa conversation avec Porfichka s’était éteinte au moment même, de sorte qu’elle ne s’en était même pas aperçue. De sa part, il n’y avait pas de ligne de conduite systématique, c’était un simple oubli. Elle avait complètement perdu de vue que près d’elle dans le comptoir vivait un être lié à elle par les liens du sang, un être qui peut-être, se mourait de la soif de la vie. Comme elle-même, une fois entrée dans l’ornière de la vie, la remplissait d’un seul et même contenu, ainsi selon elle, devaient faire tous les autres. Elle ne se doutait pas que le mode de vie change selon les innombrables conditions qui naissent d’une manière ou de l’autre et qu’enfin pour les uns (comme pour elle, par exemple,) ce mode de vie est quelque chose de cher tandis que pour les autres, il est imposé et repoussant. C’est pourquoi, quoique le bailli lui rapportât plus d’une fois que Stépane Vladimiritch n’était pas bien, ces rapports ne faisaient aucune impression sur son cerveau.

C’était beaucoup pour elle d’y répondre par des phrases stéréotypées :

— Il en reviendra ! n’en doute pas ! il nous survivra à moi et à toi ! Ça ne le prendra pas, cet étalon ! Il tousse ! Il y a des gens qui toussent trente ans de suite et qui ne s’en portent pas plus mal.

Néanmoins, lorsqu’un beau matin, on vint lui dire que Stépane Vladimiritch était parti pendant la nuit, elle revint tout à coup à elle.

Immédiatement, elle envoya toute sa maison à sa recherche et dirigea en personne l’enquête, commençant par inspecter la chambre qu’habitait le « malpropre. » La première chose qui la frappa, ce fut la bouteille au fond de laquelle se trouvait un peu de liquide et qu’on avait oublié de cacher.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle comme si elle ne comprenait pas.

— C’est-à dire… qu’ils se sont occupés…, répondit le bailli en hésitant.

— Qui lui procurait ça ? commença-t-elle sévèrement, mais se contenant aussitôt, elle cacha sa colère et continua l’inspection.

La chambre était sale, noire et remplie d’ordures au point qu’elle-même qui ne tenait pas au confort se sentit mal à son aise. Le plafond était noirci par la fumée, en plusieurs endroits le papier des murs pendait en lambeaux, les appuis des fenêtres étaient couverts d’une couche épaisse de cendres de pipe, les oreillers traînaient sur le plancher qu’imprégnait une boue gluante, sur le lit un drap chiffonné tout gris de saleté. Les châssis d’hiver d’une fenêtre étaient enlevés ou plutôt enfoncés et les châssis d’été, entr’ouverts. Évidemment c’était le chemin par lequel le « malpropre » avait pris la fuite. Arina Pétrovna porta instinctivement ses regards sur la cour et sa frayeur devint encore plus grande. Quoique l’on se trouvât au commencement de novembre, l’automne cette année-là s’était singulièrement prolongé et il n’avait pas encore gelé. Et la route, et les champs, tout était noir, boueux, impraticable ! Comment pouvait-il marcher ? Où s’était-il rendu ? Et elle se souvint alors que toute la nuit, comme un fait exprès, il avait plu, et qu’il n’avait sur lui que la robe de chambre et qu’il était chaussé d’une pantoufle, l’autre venant d’être trouvée près de la fenêtre.

— Il y a longtemps, mes amis, que je n’ai été chez vous, au comptoir ! dit-elle en respirant au lieu d’air un mélange nauséabond d’odeur d’eau-de-vie, de tabac et de pelisses de mouton moisies.

Toute la journée, pendant qu’on fouillait le bois, elle se tenait auprès d’une fenêtre, fixant avec une attention vague, soutenue, les alentours. Un tel gâchis à cause du Nigaud ! cela lui semblait être un rêve absurde. Oh ! elle avait bien raison de vouloir l’envoyer à la propriété de Vologda ! C’était toujours ce maudit Ioudouschka : « Laissez-le, mamenka, à Golovlevo ! » Oui, elle l’y avait laissé, et maintenant, va, débrouille-toi ! Il aurait vécu là, loin de tous, comme il aurait voulu — et c’est Dieu qui le jugerait ! La mère a fait son devoir ; il a mangé un « morceau » — elle lui en a jeté un autre ! Ah ! s’il avait aussi mangé celui-là, halte-là, mon cher ! Dieu lui-même ne suffirait pas à remplir un ventre insatiable ! Et tout se serait bien passé, tranquillement, paisiblement, tandis que maintenant — le beau tour qu’il a joué ! il faut fouiller le bois pour le ramener ! Pourvu qu’on le retrouve vivant : lorsqu’on est pris de vin, il n’est pas difficile de se passer la corde au cou ! Prendre une corde, l’accrocher à une branche… ce n’est pas long ! Sa mère qui se privait du sommeil, du manger, et lui… voilà ! Se pendre !… jolie invention ! Encore s’il était mal ici, s’il n’avait ni à boire ni à manger, si on l’accablait de travail !… mais il ne faisait que marcher toute la journée par la chambre comme un hébété et manger et boire… boire et manger. Un autre à sa place ne saurait comment remercier sa mère et celui-ci pense à se pendre ! Une jolie surprise pour sa mère !

Mais pour cette fois, les suppositions d’Arina Pétrovna ne se justifièrent point. Vers le soir une kibitka de paysans (charrette couverte d’une bâche) attelée de deux chevaux, ramenant le fugitif s’arrêta devant le perron du comptoir. Stépane Vladimiritch se trouvait dans un état de demi-insensibilité, tout couvert de blessures et sa face était bleuie, enflée. Il fut constaté que pendant la nuit il avait poussé jusqu’à Doubrovino situé à vingt verstes de distance de Golovlevo. À la suite de cet exploit il dormit vingt-quatre heures. Lorsqu’il se réveilla, il recommença à marcher, comme d’habitude, le long de sa chambre, mais il ne toucha pas à sa pipe comme s’il l’avait oubliée. À toutes les questions il opposait le silence le plus absolu. De son côté, Arina Pétrovna fut touchée à tel point que sur le premier moment, elle faillit ordonner de transporter son fils dans les maisons, mais presque aussitôt, elle se calma et laissa le Nigaud dans son comptoir, se bornant à donner l’ordre de nettoyer sa chambre, de changer le linge du lit, de mettre des rideaux aux fenêtres, etc. Le lendemain soir, lorsqu’on vint lui dire que Stépane Vladimiritch s’était réveillé, elle ordonna de le faire venir à la maison prendre le thé avec elle et trouva même des termes caressants en s’expliquant avec lui.

— Où donc es-tu allé en quittant ainsi ta mère ? commença-t-elle. — Sais-tu comme tu l’as inquiétée ? C’est encore heureux que papenka n’ait pas entendu parler de la chose ! Autrement, lui serait-ce bon dans l’état où il se trouve ?

Mais Stépane Vladimiritch paraissait rester insensible aux caresses de mamenka. Il fixait ses yeux immobiles, vitreux sur la chandelle, comme s’il observait le charbon qui se formait sur la mèche.

— Ah ! petit sot que tu es ! continua Arina Pétrovna d’un ton de plus en plus caressant, as-tu songé à ce qu’on allait dire de ta mère par ta faute ? Elle a pas mal d’envieux, ta mère ! Dieu sait quelles balivernes peuvent être débitées : On dira que je ne t’ai pas nourri, pas habillé… Oh ! petit sot, petit sot ! !

Même silence et même regard immobile, stupide, fixé sur un point.

— Que te manquait-il donc chez ta mère ? Tu es nourri et vêtu grâce à Dieu ! Tu es chauffé, bien entretenu ! Que te faut-il donc ? Si tu t’ennuies… c’est la campagne, mon ami, ne t’en déplaise ! Chez nous toutes ces gaîtés n’existent pas. Chacun reste dans son coin et s’ennuie ! Je serais peut-être bien aise, moi aussi, de danser, de chanter,… mais quand on regarde dans la rue on perd jusqu’à l’idée d’aller par cette boue jusqu’au temple de Dieu !

Arina Pétrovna s’arrêta dans l’espoir que le Nigaud laisserait échapper quelque « marmottage » pour réponse ; mais il était semblable à une pierre. Peu à peu elle se fâchait, mais se contenait.

— Si tu avais à te plaindre de quelque chose, s’il te manquait de la nourriture ou peut-être du linge, ne pouvais-tu pas en demander franchement à ta mère ? Est-ce qu’il t’était difficile de dire : — « Mamenka, chère amie, donne donc l’ordre de me faire cuire une petite talmouse ou une galette ? » Ta mère t’a-t-elle jamais refusé un morceau ? Ou encore au sujet de ce même vin — si l’envie t’avais pris d’en prendre — Eh bien ! que Dieu te bénisse ! Un petit verre, deux même — te les aurais-je marchandés ! Et la place : tu n’as pas eu honte d’en demander à un esclave, et à ta mère, tu as craint de souffler un mot !

Mais toutes ces paroles flatteuses étaient vaines. Stépane Vladimiritch non seulement ne fut pas ému (Arina Pétrovna espérait qu’il lui baiserait la main) et ne manifesta aucun repentir, mais il semblait encore n’avoir rien entendu.

Depuis lors il resta plongé dans un silence absolu. Il marchait des jours entiers dans sa chambre, les sourcils froncés, les lèvres remuantes, sans ressentir de fatigue. Par moments, il s’arrêtait comme s’il voulait dire quelque chose, mais il ne trouvait pas de paroles. On pouvait croire qu’il n’avait pas perdu la faculté de penser ; mais les impressions s’attachaient si faiblement à son cerveau qu’il les oubliait au moment même ; c’est pourquoi ses tentatives infructueuses de trouver le mot juste ne lui arrachaient pas le moindre mouvement d’impatience. Arina Pétrovna de son côté pensait qu’il allait sûrement incendier l’enclos.

Il reste muet toute la journée, disait-elle, cependant il doit bien penser à quelque chose pendant qu’il se tait ! Souvenez-vous de ce que je vous dis : « Il brûlera l’enclos ! »

Mais le Nigaud tout simplement ne pensait à rien. On aurait dit qu’il s’était plongé tout entier dans d’épaisses ténèbres, où il n’y avait de place ni pour la réalité, ni même pour l’imagination. Son cerveau élaborait quelque chose, mais ce quelque chose n’avait rapport ni au passé, ni au présent, ni à l’avenir. Un nuage noir semblait l’avoir enveloppé de la tête aux pieds et il examinait cette nuée, cette nuée seule, suivant dans son esprit ses fluctuations imaginaires ; par moments, il frissonnait et semblait s’en défendre. Dans ce nuage énigmatique, pour lui était noyé le monde physique et intellectuel !

Au mois de décembre de la même année, Porfiry Vladimiritch reçut de sa mère la lettre suivante :

« Hier matin, Dieu nous envoya une nouvelle épreuve : mon fils et ton frère Stépane est mort. La veille encore au soir, il était très bien portant, il soupa même et au matin, on le trouva mort dans son lit — telle est le peu de durée de la vie ! Et ce qui est le plus pénible au cœur d’une mère ; c’est qu’il quitta sans viatique ce monde frivole pour se précipiter dans les régions de l’inconnu. Que ceci nous serve d’exemple à tous : celui qui néglige les liens de la famille doit toujours s’attendre à une telle fin et les insuccès durant sa vie et une mort prématurée et des tortures éternelles dans la vie future, tout découle de la même source. Car si profondément intelligents et même célèbres que nous soyons, une fois que nous ne respectons pas nos parents, ceux-ci peuvent réduire à rien notre intelligence et notre célébrité.

» Telles sont les règles que tout homme de passage ici-bas doit imprimer dans sa mémoire ; en outre, les esclaves doivent respecter leurs maîtres.

» Du reste, malgré cela, tous les honneurs ont été rendus au défunt comme il convient à un fils. J’ai fait venir de Moscou le drap mortuaire, les funérailles ont été célébrées par le père archimandrite. Quant aux prières et aux registres obituaires, cela s’est passé conformément aux coutumes chrétiennes. Je regrette mon fils, mais je n’ose pas me plaindre, et je ne vous le conseille pas non plus, mes enfants. Car qui peut savoir ! nous nous plaignons ici-bas et son âme se réjouit peut-être là-haut ! »

LIVRE DEUXIÈME — ENTRE PARENTS

Une chaude journée de juillet. Tout semble mort dans la propriété Doubrovino. Travailleurs et oisifs se sont dispersés dans tous les coins et couchés à l’ombre. Les chiens se sont étendus sous l’énorme saule qui se trouve au milieu de la grande cour et on les entend claquer des dents, happant les mouches. Les arbres mêmes sont mornes, immobiles, comme harassés de fatigue. Dans la maison et dans les logements des domestiques, les fenêtres sont ouvertes toutes grandes. Les rayons brûlants viennent d’en haut ; la terre, couverte d’une herbe courte et roussie, flambe ; une lueur insupportable voile de sa nuée d’or les alentours, si bien qu’il est difficile de distinguer le paysage. Et la maison jadis peinte en gris et maintenant pâlie, et le petit parterre qui se trouve devant elle, et la forêt de bouleaux séparée de l’enclos par un sentier passager, et l’étang, et le petit village et les champs de seigle, — tout se noie dans cette vapeur lumineuse. Une foule d’odeurs, depuis le parfum du tilleul jusqu’aux puanteurs de la basse-cour, règnent dans l’atmosphère. On n’entend que le bruit des couteaux hachant la viande partant de la cuisine et indiquant que le dîner se composera de boulettes et d’okrochka[26].

À l’intérieur de la maison règne une inquiétude silencieuse. La vieille barynia et deux jeunes filles restent dans la salle à manger sans toucher au tricot jeté sur la table. Dans la chambre des servantes, l’on s’occupe de la préparation des sinapismes et des fomentations et le bruit régulier des cuillers, semblable au cri du grillon, seul trouble le silence. Des fillettes, pieds nus, vont et viennent dans les couloirs, passant de l’entresol dans la chambre des filles et vice versa. De temps en temps, du haut de l’escalier retentissent ces mots : « Eh bien ! les sinapismes ! vous dormez, il me semble ! » Et aussitôt une fillette part comme une flèche du dortoir des servantes. Enfin, des pas lourds se font entendre dans l’escalier et le médecin major du régiment entre dans la salle à manger. Le docteur est un homme de haute taille, large d’épaules, au visage coloré, respirant la santé. Sa voix est sonore, sa démarche assurée, ses yeux clairs et gais, ses lèvres épaisses et sensuelles. C’est un jouisseur dans toute l’acception du mot, un jouisseur qui, malgré ses cinquante ans n’a jamais reculé et ne recule pas encore devant une « ribote », un festin. Il est vêtu d’un costume d’été, en élégant : un surtout en piqué d’une blancheur éclatante, aux boutons armoriés. Il entre en faisant claquer sa langue et en se suçant les lèvres.

— Voilà, ma chère, apporte-nous de l’eau-de-vie et quelque chose à mettre sous la dent, dit-il, en s’arrêtant au seuil de la porte, à quelqu’un qui se trouve dans le couloir.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? demanda la vieille dame avec inquiétude.

— La grâce de Dieu est inépuisable, Arina Pétrovna, répond le docteur.

— Comment cela ? Donc…

— Voilà. Encore deux ou trois jours — et ce sera fini.

Le docteur fait de la main un signe expressif et chantonne : « Et il fera la culbute, la culbute ! »

— Comment cela ? Les médecins l’ont-ils assez traité !…

Et tout à coup :

— Quels sont ces médecins ?

— Celui de notre district, puis un docteur de la ville.

— Des docteurs ! ! Il y a un mois qu’ils auraient dû lui faire un séton et il aurait vécu !

— Il n’y a donc plus rien à faire ?

— J’ai dit que c’était à la grâce de Dieu ! Je n’ai plus rien à ajouter.

— Et peut-être cela produira-t-il de l’effet ?

— Quoi « cela » ?

— Mais… les sinapismes…

— Peut-être !

Une femme vêtue d’une robe noire et un fichu de même nuance sur les épaules apporte un plateau sur lequel sont posés un carafon d’eau-de-vie et deux assiettes contenant l’une du boudin, l’autre du caviar. À son apparition la conversation tombe. Le docteur se verse un petit verre, le lève à la hauteur de ses yeux et fait claquer sa langue.

— À votre santé ! dit-il à la vieille barynia en avalant la liqueur.

— Merci, batiouchka.

— C’est de cela même qu’est mort à la fleur de l’âge Stépane Vladimiritch, — de l’eau-de-vie, ajoute-t-il en faisant une grimace de satisfaction et en enfonçant sa fourchette dans un morceau de boudin.

— Oui, c’est la cause de bien des morts.

— Tout le monde ne peut pas supporter ce liquide — voilà la raison… ! Mais puisque nous ne le craignons pas, nous allons répéter… À votre santé, soudarynia.

— Buvez, buvez ; à vous cela ne fera pas de mal.

— Non, il n’y a pas de danger. Chez moi, les poumons, et le foie et les reins, et la rate — tout est en ordre ! Oui, j’oubliais. Voilà ! dit-il à la femme en noir qui se tenait près de la porte, semblant vouloir écouter la conversation. Qu’avez-vous pour le dîner aujourd’hui ?

— De l’okrochka, des boulettes, des poulets rôtis, répond la femme avec un sourire aigre.

— Et avez-vous du poisson salé ?

— Comment n’aurions-nous pas de poisson, soudar… il y a de l’esturgeon, du sterlet. Oh ! nous en avons assez…

— Eh bien ! ordonne qu’on nous serve à dîner une botvinia avec de l’esturgeon — un tronçon, tu sais… et le plus gras possible ! Comment te nomme-t-on : Oulitouchka, n’est-ce pas ?

— Oulita, soudar.

— Eh bien ! Oulitouchka, dépêche-toi ! hein !

Oulitouchka se retire et pendant une minute un silence pénible règne dans la chambre. Arina Pétrovna se lève et ouvre la porte pour voir si Oulitouchka est réellement sortie.

— Et lui avez-vous parlé des orphelines, Andréi Ossipitch ? demande-t-elle au docteur.

— Oui.

— Eh bien ?

— Mais c’est toujours la même chose. Dès que je serai rétabli, m’a-t-il dit, je ferai mon testament et je donnerai des lettres de change.

Un silence encore plus pénible se fait dans la salle. Les demoiselles saisissent leurs tapisseries et l’aiguille tremble visiblement dans leurs mains. Arina Pétrovna pousse des soupirs désespérés ; le docteur arpente le plancher en sifflotant : « Culbute ! culbute. »

— Si vous lui aviez parlé d’une manière plus pressante !

— Je n’ai pu mieux dire : « Tu seras un lâche, si tu n’assures pas le sort des orphelines. » Oui, madame, vous avez fait là une fière sottise. Si vous m’aviez appelé il y a un mois, je lui aurais fait un beau séton et je me serais aussi occupé du testament. Et maintenant tout reviendra à Judas, l’héritier selon la loi, c’est sûr.

— Grand’maman, qu’est-ce que tout cela veut donc dire ! s’écrie d’une voix larmoyante l’aînée des deux demoiselles. Qu’est-ce que l’oncle veut donc faire de nous ?

— Je ne sais pas, ma chère, je ne sais pas. Même en ce qui me concerne, je ne sais rien. Aujourd’hui, je suis ici, où serai-je demain ? Peut-être coucherai-je sous quelque hangar, peut-être dans l’izba d’un paysan !…

— Mon Dieu ! comme cet oncle est bête ! se récrie la cadette.

— Vous feriez mieux, jeune fille, de retenir un peu votre langue, lui dit le docteur, et s’adressant à Arina Pétrovna il ajoute : Et pourquoi ne lui parleriez-vous pas vous-même, ma chère dame ? Voyons, tâchez de le convaincre.

— Non, non, il ne voudrait pas m’écouter, il se refuse même à me voir ! L’autre jour, j’ai essayé d’entrer dans sa chambre : « Est-ce pour m’achever que vous êtes venue ? » m’a-t-il dit.

— Je pense qu’Oulitouchka lui monte la tête contre vous.

— C’est bien ça. En outre, elle raconte tout à Porfichka-Sangsue. On dit que celui-ci ordonne de tenir les chevaux attelés afin d’être toujours prêt à partir dans le cas où son frère viendrait à mourir. Et imaginez-vous : il y a quelques jours, Oulita dressa l’inventaire des meubles, de la vaisselle, de tous les effets, afin que rien ne se perde, selon ses propres expressions ! C’est donc nous, nous ! qu’elle veut traiter de voleuses !

— Et pourquoi n’agissez-vous pas avec elle militairement… Une culbute… savez-vous… une culbute !…

Mais le docteur n’a pas le temps de développer son idée : une fillette tout essoufflée fait irruption dans la chambre, criant d’une voix effrayée :

— Barine ! barine demande le docteur !

 

La famille qui entre en scène nous est déjà connue. La vieille barynia n’est autre qu’Arina Pétrovna Golovlevo ; le moribond est son fils Pavel Vladimiritch, propriétaire de Doubrovino ; les deux jeunes filles Anninka et Lioubinka sont les filles de la défunte Anna Vladimirovna Oulanova, à qui jadis Arina Pétrovna avait jeté un morceau.

Dix ans à peine se sont écoulés depuis l’époque où nous avons vu cette famille et cependant la position des personnages s’est à tel point transformée qu’il ne reste plus trace de l’union artificielle grâce à laquelle la famille Golovleff semblait être une sorte de forteresse. Cette forteresse bâtie par les mains mêmes d’Arina Pétrovna s’écroulait, mais d’une façon si peu bruyante, si inaperçue qu’elle-même, sans comprendre la cause de cette chute, devenait la complice et même l’auteur principal de cette ruine dont l’âme était sans doute Porfichka la Sangsue. De propriétaire despote et absolue de tous les biens des Golovleff, Arina Pétrovna s’est transformée en modeste parasite, vivant chez son fils cadet et n’ayant aucune voix dans l’administration de la propriété. Maintenant sa tête est penchée, son dos courbé, ses yeux éteints, sa démarche indolente ; même sa vivacité de mouvements est disparue. N’ayant plus rien à faire, dans sa vieillesse elle a appris à tricoter, mais entre ses mains, cet ouvrage n’avance presque pas, car sa pensée s’égare continuellement — où ? — elle ne saurait elle-même le dire, en tout cas, ce n’est pas sur ses aiguilles. Elle ne peut se livrer à cette occupation que pendant quelques minutes, puis ses mains tombent d’elles-mêmes et elle se replonge dans ses souvenirs… souvenirs qui ne la quittent qu’au moment où la somnolence sénile s’empare de tout son être débile. Ou bien, elle se lève, va et vient dans les chambres, regarde dans tous les coins, cherche on ne sait quoi, comme une femme qui toute sa vie a possédé des clefs et qui ne sait où, ni comment elle les a perdues.

Le premier coup à l’autorité d’Arina Pétrovna avait été porté non pas autant par l’abolissement même du servage que par les signes précurseurs de cet événement. Tout d’abord, de simples bruits, puis les assemblées de nobles avec leurs adresses, puis les comités provinciaux, puis les assemblées de rédaction, tout cela l’avait fatiguée, troublée. L’imagination d’Arina Pétrovna toujours riche lui peignait des quantités de petits riens. Tantôt elle se posait subitement cette question : « Comment devrai-je appeler Agachka ? probablement Agafiouchka, peut-être même faudra-t-il lui donner de l’Agafia Fédorovna ! » Tantôt elle s’imaginait qu’elle allait et venait dans sa maison vide et que ses domestiques étaient installés à la cuisine et gobelotaient jetant sous la table ce qu’ils avaient de trop.

D’autres fois, elle se figurait que pénétrant dans la cave, elle y trouvait Ioulka et Fenka les joues pleines. Elle voulait les réprimander… Mais puisqu’elles étaient libres, pouvait-elle les punir ?…

Si insignifiants que soient ces petits riens, ils créent toute une réalité fantastique qui absorbe l’homme et paralyse son activité. Arina Pétrovna laissa tout à coup échapper les rênes du gouvernement et, pendant plus de deux ans, ne fit que répéter du matin au soir :

— Au moins, si c’était de deux choses l’une — tout ou rien ! Au lieu de cela, un premier appel, puis un second ! une chandelle à Dieu, l’autre au diable !

À cette même époque, en plein débordement des comités, mourut son mari, réconcilié, content, reniant son Barkoff et toutes ses affaires. Ses dernières paroles furent :

— Je remercie mon Dieu de ce qu’il n’a pas voulu que je me présente devant lui de pair avec les esclaves !

Ces paroles pénétrèrent profondément dans l’âme d’Arina Pétrovna. La mort de son mari et les fantasmagories de l’avenir imprimèrent on ne sait quel aspect de désespoir sur tout Golovlevo. Comme si la vieille maison des Golovleff et tous ses habitants se disposaient à mourir. Porfiry Vladimiritch, d’après quelques plaintes que dans ses lettres Arina Pétrovna avait laissé échapper, comprit avec un tact inouï le trouble qui régnait dans le cerveau de mamenka. Non seulement celle-ci ne sermonnait plus ses fils, mais encore le plus souvent, elle s’en rapportait à l’aide de Dieu qui « en ces temps légers et frivoles n’abandonnait pas même les esclaves, surtout ceux qui par leur richesse étaient le plus sûr soutien de l’Église et de son ornementation. » Judas comprit d’instinct que si mamenka commençait à s’en remettre à la volonté divine, c’est que dans son existence se cachait quelque « défaut ». Et il profita de ce défaut avec toute la ruse qui lui était propre. Sur la fin des mesures d’émancipation, il fit tout à coup une visite à Golovlevo et trouva Arina Pétrovna triste, exténuée.

— Eh bien ! quoi ? que dit-on à Pétersbourg ? fut sa première question.

Porfichka pencha la tête et garda le silence.

— Voyons, mets-toi un peu à ma place, continua-t-elle comprenant d’après le silence du fils qu’il n’y avait rien de bon à attendre ; que vais-je faire avec mes salopes ! j’en ai trente dans la chambre des filles !… Serais-je obligée de les garder à ma charge ? Avec quoi les nourrirai-je ? En ce moment, j’ai des pommes de terre, des choux, du pain, de tout cela en quantité suffisante. Si les pommes de terre manquent, je leur donnerai des choux, ou bien elles se contenteront de concombres ? Mais alors, il faudra que j’aille moi-même au marché et pour tout je devrai donner de l’argent ! Comment nourrir tout ce monde !

Judas fixait chère amie mamenka et souriait amèrement pour lui montrer qu’il partageait ses préoccupations.

— Et si on les laisse courir aux quatre vents : courez, mes chères, allez où vous voulez !… je ne vois pas où tout cela les mènera…

Porfichka sourit comme si cette phrase : « Où tout cela les mènera » lui paraissait particulièrement drôle.

— Non, mon ami, ne ris pas ! Cette affaire est grave, très grave même, à moins que Dieu ne vienne à les éclairer. Prends-moi par exemple, je ne suis pas un trognon, il me faut vivre d’une manière ou de l’autre. Comment faire en cette occurrence ? Quelle éducation avons-nous reçue ? Danser, chanter, recevoir des visites, comment pourrai-je me passer de ces salopes ! Je ne sais ni servir à table, ni ranger, ni faire la cuisine ! Je ne puis rien faire, mon ami.

— Dieu est miséricordieux, mamenka.

— Il l’était, mon ami, mais il ne l’est plus aujourd’hui ! Nous étions bons et le Très-Haut nous venait en aide, nous sommes mauvais et… Pardon, sais-tu ce que je pense : ne vaudrait-il pas mieux que j’abandonnasse tout ? Vraiment, je me ferai bâtir une petite izba, près de la tombe de papenka et j’y vivrai tranquille.

Porfiry Vladimiritch dressa les oreilles ; ses lèvres s’imprégnèrent de salive.

— Qui donc administrera les biens ? dit-il avec réserve comme s’il jetait l’hameçon.

— Eh bien ! vous-mêmes ! Grâce à Dieu, j’en ai assez amassé. Ce n’est pas moi qui dois toujours supporter les peines.

Arina Pétrovna s’arrêta tout à coup et releva la tête. Elle fut frappée tant la physionomie de Judas était souriante, baveuse, huileuse même et pénétrée d’on ne sait quel rayonnement de carnassier.

— Je crois que tu te prépares à m’enterrer, lui dit-elle sèchement ; n’est-ce pas trop tôt, mon cher ! Prends garde ! ne te trompe pas !

Ainsi pour cette fois, l’entretien n’aboutit à rien. Mais il est des conversations qui, une fois commencées, ne se terminent pas. Quelques heures après Arina Pétrovna revint au même sujet.

— Je partagerai la propriété, j’irai à Serguéï-Troïtska, j’achèterai une petite maisonnette près du couvent et m’y établirai, dit-elle.

Mais Porfiry Vladimiritch, après l’expérience du matin, se taisait.

— L’année passée, papenka étant encore de ce monde, continua Arina Pétrovna, j’eus une vision. J’étais toute seule dans ma chambre, tout à coup, j’entendis une voix qui me dit par trois fois : « fais un pèlerinage à Saint-Serge, rends-toi au couvent du saint thaumaturge. » Je me retournai… personne… Je pensai alors en moi-même : c’est une vision… Eh bien, dis-je : « Si ma foi est agréable à Dieu, je suis prête… » J’eus à peine prononcé ces paroles que dans la chambre se répandit un parfum… mais un parfum ! Il est inutile de te dire que j’ordonnai immédiatement de tout disposer pour mon voyage et le soir même je partis.

En invoquant ce souvenir, Arina Pétrovna eut les larmes aux yeux.

Judas en profita pour baiser la main de mamenka, et se permit même de passer le bras autour de sa taille.

— Voilà, vous êtes sage maintenant, dit-il. Ah ! ma chère amie, heureux celui qui vit en paix avec Dieu ! Ses prières montent jusqu’au Très-Haut et le ciel l’aide. C’est comme cela, chère mamenka ! !

— Attends ! Je n’ai encore pas fini ! Le soir du second jour, j’arrive au couvent et je me rends immédiatement à Saint-Serge. C’était justement l’heure des premières vêpres : les chants pieux, les cierges allumés, le parfum de l’encens… je ne savais plus si j’étais sur la terre ou dans les cieux. L’office terminé, je vais chez le père supérieur : « Votre Révérence, lui dis-je, comme votre église est belle aujourd’hui. » Et lui qui me répond : « Mais savez-vous, soudarynia, que pendant ces vêpres, le père Avakoum eut une vision : à peine avait-il levé les mains pour dire la prière, que tout à coup il voit dans la coupole une lueur et un pigeon qui le regarde ! » C’est alors que je me suis dit : « Tôt ou tard, mais avant ma mort, je veux passer quelque temps au monastère de Troïtska-Serguéï. »

— Qui donc pensera à nous ? Qui donc prendra soin de nous, vos enfants ? Ah ! mamenka, mamenka ! !

— Vous n’êtes plus petits, quoi ! Vous prendrez bien vous-mêmes soin de vous ! Et moi… je me retirerai avec les orphelines d’Annouchka près du thaumaturge et je vivrai sous sa protection ! Peut-être aussi l’une d’elles se sentira-t-elle la vocation de servir Dieu, et le monastère Khotkoff est justement à deux pas de là. Je m’achèterai une maisonnette, un petit potager…, j’aurai des pommes de terre, des choux…

Cette conversation oiseuse se renouvela plusieurs jours de suite ; Arina Pétrovna émettait les propositions les plus hardies, les retirait, les renouvelait et finit par arriver à une impasse d’où toute retraite était impossible. À peine six mois après la visite de Judas à Golovlevo, la situation était celle-ci : Arina Pétrovna n’alla habiter ni à Serguéï-Troïtska, ni dans une izba de paysan, près de la tombe de son mari, mais elle partagea ses propriétés entre ses deux fils, ne gardant à sa disposition que le capital. À cette occasion Porfiry Vladimiritch reçut une meilleure part que son frère.

Arina Pétrovna resta comme auparavant à Golovlevo et Judas joua une touchante comédie. Il versait des larmes et suppliait chère amie mamenka d’administrer ses biens sans contrôle, d’en percevoir les revenus et d’en disposer à son gré. « Moi, chère amie, disait-il, je serai content de la part, si petite qu’elle soit, que vous daignerez me donner. » Tout au contraire, Pavel remercia mamenka très froidement (comme s’il montrait les dents), donna sa démission sur-le-champ et s’installa à Doubrovino. Depuis ce moment, la raison d’Arina Pétrovna sembla s’éclipser. L’image de Porfichka-Sangsue (que, jadis elle avait devinée avec une rare perspicacité) se couvrit tout à coup d’un voile. Elle paraissait ne se rendre compte que d’une chose : malgré le partage de la propriété et l’émancipation des serfs, elle continuait de vivre à Golovlevo et comme auparavant, elle ne rendait de compte à personne. Ici, à côté d’elle, vit son autre fils, mais quelle différence ! Tandis que Porfichka confiait tout à la bonne volonté de mamenka, non seulement Pavel ne la consultait en rien, mais encore quand il la rencontrait, il lui parlait à peine. Et plus sa raison s’obscurcissait, plus elle prenait soin des intérêts de son aimable fils. Porfiry Vladimiritch ne lui demandait rien, mais elle prévenait ses moindres désirs. Peu à peu, elle trouvait des défauts dans la configuration de Golovlevo : ici, la terre du voisin s’enfonce dans la propriété — il serait bon d’acheter ce terrain ; là, on pourrait bâtir une petite ferme, mais il y manque du pâturage et comme un fait exprès, il y a à côté une prairie à remettre — et une belle prairie ! ! Et Arina Pétrovna s’excitait, et comme mère et comme ménagère, désireuse de faire valoir ses talents devant son fils chéri. Mais Porfiry Vladimiritch s’était entouré d’une coquille impénétrable. C’est en vain qu’Arina Pétrovna le poussait à acheter ; à toutes ses propositions d’acquérir telle forêt ou telle prairie, il répondait invariablement : « Je suis content de ce que votre bonté a daigné me donner, chère amie mamenka. » Ces réponses ne faisaient qu’exciter davantage Arina Pétrovna. Entraînée d’un côté par des considérations administratives, de l’autre par des polémiques qui avaient trait au lâche Pavlouchka qui vivait là, et se fichait d’elle, elle perdit toute notion des liens réels qui l’attachaient à Golovlevo. Son ancienne soif d’acquisition s’empara avec une force nouvelle de tout son être non pour son compte à elle, mais pour celui de son fils favori. Le bien de Golovlevo s’agrandit, s’arrondit et devint florissant. Et au moment même où le capital d’Arina Pétrovna diminuait, au point qu’il lui était impossible de vivre sur les intérêts qu’il rapportait, Judas lui envoya, avec une lettre des plus respectueuses tout un paquet de feuilles de comptabilité qui lui devaient servir d’exemple à l’avenir dans ses comptes rendus annuels. À côté des objets principaux du ménage, se trouvaient des paragraphes spéciaux pour les framboises, les groseilles vertes, les champignons, etc.

À chaque article étaient ouverts des comptes de ce genre :

En 18… il y avait :

Framboisiers 00

Nouvellement plantés 00

Les fraisiers ont donné

en fraises 00 pouds, 00 livres 00 zolotniks

Sur ce nombre :

Consommé par vous, chère amie mamenka 00 p., 00 1.00 z.

Pour les confitures de la maison de son Excellence,

Porfiry Vladimiritch Golovleff 00 p. 00 1.00 z.

Donné au garçon en récompense de sa conduite 00 p. 00 1.00 z.

Vendu au bas peuple pour son régal 00 p. 00 1.00 z.

Pourri pour manque d’acheteur ou quelque autre cause00 p. 001.00 z.

Et ainsi de suite.

Remarque. — Si la récolte de l’année courante est inférieure à l’année précédente, on doit exposer les causes de ce fait, par ex. : la sécheresse, les pluies, la grêle, etc.

Arina Pétrovna resta stupéfaite. En premier lieu, l’avarice de Judas la frappa : jamais elle ne se serait doutée que la groseille verte pût être l’objet d’un article de comptabilité à Golovlevo et son fils semblait justement insister sur ce point ; en second lieu, elle comprenait parfaitement que toutes ces formes n’étaient autre chose qu’une constitution qui lui liait les mains et les pieds. Après l’échange de plusieurs lettres de discussion, Arina Pétrovna offensée et indignée quitta Golovlevo pour s’installer chez son fils Pavel à Doubrovino. Aussitôt après Porfiry Vladimiritch donna sa démission et vint habiter Golovlevo. Dès lors commença pour la vieille la série des jours sombres, voués au repos forcé. Pavel Vladimiritch, en homme privé d’action, était particulièrement vétillard vis-à-vis de sa mère. Il l’accueillit assez bien, c’est-à-dire promit de nourrir, elle et ses nièces orphelines, mais à deux conditions : la première était de ne pas entrer chez lui à l’entresol, la deuxième, de ne pas se mêler de ses affaires.

Cette dernière condition troublait surtout Arina Pétrovna. Tout le ménage de Pavel Vladimiritch était confié à deux personnes : à la femme de charge Oulitouchka, femme pernicieuse et convaincue d’être en correspondance secrète avec Porfichka-Sangsue et au ci-devant valet de chambre de papenka Kiriouchka qui n’entendait rien à la culture des champs et qui chaque jour sermonnait Pavel Vladimiritch. Tous deux volaient sans merci. Que de fois le cœur d’Arina Pétrovna saigna à la vue du pillage qui régnait dans la maison ! que de fois eut-elle envie de le prévenir, d’ouvrir les yeux à son fils au sujet du thé, du sucre, du beurre que l’on gâchait. Maintes fois, sous les yeux mêmes de la vieille barynia, Oulitouchka, sans se gêner le moins du monde, mettait dans ses poches des poignées entières de sucre. Arina Pétrovna, tout en voyant cela, était forcée de rester témoin silencieux de cette dilapidation. Car dès qu’elle ouvrait la bouche, Pavel Vladimiritch l’arrêtait.

— Mamenka, disait-il, il faut qu’un seul commande ici ! Ce n’est pas moi qui l’ai dit — tout le monde agit ainsi. Je sais que mes ordres sont bêtes, — eh bien, qu’ils restent bêtes. Les vôtres sont sages, — gardez-les pour vous ! Vous êtes intelligente, très intelligente même et cependant Judas vous a laissée sans asile.

Pour comble de malechance, Arina Pétrovna fit une horrible découverte : Pavel Vladimiritch s’adonnait à la boisson. Cette passion s’empara de lui peu à peu, grâce à la solitude de la vie de campagne et se développa d’une façon telle qu’il était évident qu’elle le mènerait à sa perte. Dans les premiers temps que sa mère logeait à la maison, il semblait se gêner un peu et descendait assez souvent de son entresol pour venir causer avec elle. Arina Pétrovna remarquait que sa langue s’embrouillait et mettait cela sur le compte de la bêtise. Elle n’aimait pas qu’il vînt « causer » et ressentait pendant ces entretiens une grande gêne. En effet, son fils ne faisait que maugréer continuellement et d’une façon au moins absurde. Tantôt il se plaignait de la sécheresse, tantôt de la pluie, d’autres fois des scarabées qui dépouillaient les arbres du jardin. Tout cela lui offrait une source inépuisable de plaintes. Il se plantait en face de sa mère et commençait ainsi :

— Les nuages couvrent le ciel aux alentours… Golovlevo est-il loin d’ici ? et cependant hier, il a plu chez Sangsue ! et chez nous, rien, pas une goutte d’eau. Oui, les nuages passent tour à tour, et pas la plus petite pluie pour nous.

Ou bien encore :

— En voilà un temps ! Le seigle commence à fleurir et quelles averses ! quelles averses ! La moitié du foin est déjà pourrie et la pluie tombe, tombe sans cesse. Golovlevo est-il loin ? Et cependant Sangsue a déjà rentré son fourrage ; quant à nous cela nous est impossible… C’est avec du foin moisi qu’il nous faudra nourrir le bétail pendant l’hiver !

Arina Pétrovna écoutait généralement en silence ces sottes paroles, mais quelquefois elle ne pouvait s’empêcher de dire :

— Tu n’aurais pas dû rester les bras croisés !

À peine prononçait-elle ces paroles que Pavel Vladimiritch se mettait hors de lui.

— Que vouliez-vous donc que je fasse ! Transférer la pluie de Golovlevo chez nous ! !

— Pourquoi la pluie, mais en général…

— Non, dites, que dois-je faire selon vous ? Pas « en général, » mais en ceci… C’est peut-être le climat que je devrais changer pour vous ? Voyez, à Golovlevo on a besoin de pluie et il en tombe, on n’en a pas besoin et il n’en tombe pas. Voilà pourquoi tout y croît bien… Chez nous c’est l’inverse ! Je verrai ce que vous chanterez lorsque nous n’aurons pas de quoi manger !

— C’est à la grâce de Dieu…

— Il fallait donc dire que cela arrivait par la permission divine. Et vous dites « en général » — ce n’est pas une explication, ça ! !

Quelquefois il en arrivait même à trouver que la propriété lui était à charge.

— Pourquoi m’a-t-on colloqué ce Doubrovino ? se lamentait-il. Qu’y a-t-il de bon ?

— Que trouves-tu de mauvais à Doubrovino, la terre est bonne et il s’y trouve de tout en quantité suffisante ! Qu’est-ce qui te prend tout à coup !

— Ce qui me prend ! c’est que par le temps qui court, il vaut mieux ne pas avoir de propriété du tout ! L’argent — c’est autre chose ! L’argent, ça se prend, ça se met dans la poche et tout est dit. Tandis que cet immeuble…

— En quoi est donc si particulier « ce temps qui court, » que l’on ne puisse pas avoir de propriétés ?

— Vous ne lisez pas les journaux et moi je les lis. Aujourd’hui, les avocats se fourrent partout — comprenez-le bien ! Et cet être-là s’il apprend que vous possédez un bien fonds, il commence à vous talonner.

— Comment peut-il te talonner lorsque tous les papiers sont en règle ?

— Il saura bien vous pressurer. Par exemple Porfichka-Sangsue : il prendra un avoué qui te fera envoyer assignations sur assignations.

— Que dis-tu là ? Il y a des juges, je pense.

— C’est précisément parce qu’il y a des juges que tu recevras des assignations. S’il n’y en avait pas, on t’aurait pris ta propriété sans sommations, mais maintenant on la prendra avec sommations. Voilà, l’oncle de mon camarade Gorloniatoff mourut et celui-ci fut assez bête pour accepter l’héritage. Et quel héritage ! un demi-kopeck et cent mille roubles de dette, et des lettres de change ! Et des faux ! Aussi depuis trois ans, il est en procès ; on a commencé par lui enlever le bien de son oncle et maintenant, c’est le sien qu’on vend aux enchères. Voilà la propriété !

— Est-il possible qu’il y ait une telle loi ?

— S’il n’y en avait pas, on n’aurait pas vendu. Donc, il y a des lois de toutes sortes. Pour celui qui manque de conscience, toutes les lois sont ouvertes, et pour celui qui en a, elles sont fermées. Va, cherche dans le livre !

Anna Pétrovna cédait toujours dans ces disputes. Plusieurs fois l’envie lui venait de crier : « Va-t’en de devant mes yeux, lâche ! » mais réflexion faite, elle se contentait de répéter tout bas : « Mon Dieu ! comment ai-je pu donner le jour à de pareils monstres ? L’un est une vraie sangsue, l’autre — une sorte de bienheureux ! Pour qui ai-je amassé, mon Dieu ! pour qui me suis-je privée de sommeil ! de nourriture ! pour qui ? ! ! » Plus Pavel Vladimiritch s’adonnait à l’ivrognerie, plus ses conversations devenaient fantasques. Anna Pétrovna finit par remarquer qu’il y avait là quelque chose de louche. Ainsi le matin, l’on mettait dans le buffet un carafon rempli d’eau-de-vie et au dîner il était vide. Ou bien se tenant dans le salon, elle entendait un frôlement mystérieux dans la salle à manger, et lorsqu’elle criait : Qui est là ? pour toute réponse, son oreille saisissait un bruit de pas s’éloignant dans la direction de l’entresol.

— Ma chère ! il me semble qu’il boit ! dit-elle un jour à Oulitouchka.

— Ils s’en occupent, répondit celle-ci d’un ton violent.

Convaincu que sa mère l’avait deviné, Pavel Vladimiritch mit de côté toute cérémonie. Un beau jour, le petit buffet disparut de la salle à manger, et à la question d’Anna Pétrovna qui lui demandait où on l’avait mis, Oulitouchka répondit :

— Ils ont ordonné de le transporter à l’entresol ; là ils seront plus libres.

En effet à l’entresol, les carafons se succédaient les uns aux autres avec une promptitude étonnante. Enfermé dans ses appartements, Pavel Vladimiritch se prit de haine pour la société et se créa une vie de rêve. C’était tout un roman bêtement héroïque dont les héros étaient lui et Porfichka Sangsue. Il ne comprenait pas bien lui-même à quel point était profonde la haine qu’il vouait à Porfichka, mais il le détestait de toutes ses forces, de toute son âme, il le détestait sans trêve, à chaque moment de son existence. Comme s’il était là, à chaque instant devant ses yeux s’agitait l’image du repoussant Judas, retentissait à son oreille le bavardage larmoyant, hypocrite de Sangsue, bavardage empreint d’une méchanceté sèche, presque abstraite, pour tout ce qui existait, pour tout ce qui ne se soumettait pas au code créé par ses principes d’hypocrisie. Pavel Vladimiritch buvait et se souvenait. Il se rappelait toutes les offenses, toutes les humiliations qu’il avait eu à endurer, grâce aux prétentions de Judas au rôle de chef de famille. Il se remémorait surtout le partage, comptait tous les sous de moins qu’il avait reçus, comparait chaque parcelle de terre et se livrait à sa haine. Dans son imagination échauffée par le vin prenaient naissance des drames entiers où toutes les injures étaient payées et où l’offenseur était non Judas, mais lui-même.

Tantôt il s’imaginait avoir gagné deux cent mille roubles et venir annoncer cette nouvelle à son frère (toute une scène avec conversations) et la figure de « Sangsue » devenait jaune d’envie. Tantôt c’était son oncle qui mourait (quoiqu’il n’eût pas de grand oncle) ; il lui laissait un million et à Porfichka pas un sou ! ! D’autres fois, il se figurait avoir trouvé le moyen de se rendre invisible et, à l’aide de cette métamorphose, il faisait à Judas des vilenies telles que ce dernier en gémissait. Dans l’invention de ces polissonneries, il était inépuisable et un rire absurde se répercutait en échos dans l’entresol à la grande satisfaction d’Oulitouchka qui s’empressait de renseigner Porfiry Vladimiritch sur ce qui se passait. Il détestait Judas et en même temps le craignait. Il savait que les yeux de son frère lançaient un fluide enchanteur, que sa voix, comme un serpent, pénétrait dans l’âme et paralysait la volonté. C’est pourquoi il refusait catégoriquement de le voir. Quelquefois Sangsue venait à Doubrovino baiser la main à « chère amie mamenka » (il l’avait chassée de chez lui, mais ne cessait pas néanmoins de lui témoigner du respect), alors Pavel Vladimiritch s’enfermait à clef pendant tout le temps que durait la visite de Judas.

C’est ainsi que s’écoulèrent les journées jusqu’au moment où Pavel Vladimiritch se trouva atteint par une maladie mortelle.

 

Le docteur passa la nuit pour la forme et le lendemain matin repartit pour la ville. Au moment de son départ, il déclara que le malade n’avait plus que deux jours à vivre et qu’il était trop tard pour penser à des dispositions quelles qu’elles fussent, car il n’avait même plus la force de signer lisiblement son nom.

— S’il signe, il le fera de façon que vous aurez ensuite maille à partir avec la justice, ajouta-t-il ; Judas est là et malgré tout le respect qu’il témoigne à sa mamenka, il ne manquera pas de lui intenter un procès « en faux » et si « chère amie » est envoyée en Sibérie, tout ce qu’il fera, ce sera de faire chanter un Te Deum en l’honneur du voyageur.

Toute la matinée, Arina Pétrovna fut comme abasourdie. Elle essaya de prier, dans l’espoir de recevoir une inspiration divine, mais la prière était loin de son esprit, et sa langue même ne lui obéissait plus ; elle avait beau commencer : Dieu, mon Dieu, viens à notre aide, tout à coup, sans réfléchir, elle en venait au : délivre-nous des tentations du diable ! « Purifie-moi ! purifie-moi ! » répétait machinalement sa langue, tandis que sa pensée errait en liberté, tantôt pénétrant à l’entresol, tantôt se faufilant dans les caves (que de provisions y étaient amassées en automne et maintenant tout était pillé.) Par moments, elle se reportait sur des souvenirs éloignés, bien éloignés. Tout autour planaient, des demi-ombres grises, et dans ces crépuscules, se mouvaient, on ne sait quels hommes, quelle foule, affairée, préoccupée, thésaurisant ! Bienheureux hommes, bienheureux hommes… comme l’encensoir… instruis-moi, instruis-moi ! Mais voilà que peu à peu sa langue aussi s’arrêta, ses yeux regardaient les images sans les voir, sa bouche s’ouvrait toute grande, ses mains se fermaient et toute sa personne se tenait immobile, comme glacée ! Elle s’assit enfin et se prit à pleurer. Des larmes abondantes se répandaient de ses yeux éteints sur ses joues séniles, se réunissant dans les rides et tombant en gouttelettes sur le col de sa vieille blouse en percaline. C’était quelque chose d’amer, de désespéré et d’empreint en même temps d’une obstination impuissante. Et la vieillesse, et la maladie, et la misère de sa situation — tout semblait chez elle appeler la mort comme l’unique issue possible ; mais les souvenirs du passé, avec son bien-être, son autorité, sa grandeur l’obsédaient et la rattachaient à la terre. Ce mot « mourir » lui trottait par la tête et une minute après était remplacé par celui-ci « vivre ! » Elle ne pensait ni à Judas, ni à cet autre fils qui se mourait — tous deux semblaient ne plus exister pour elle. Elle ne s’occupait de personne, n’accusait personne et ne savait même plus si elle avait un capital et s’il était suffisant pour mettre sa vieillesse à l’abri du besoin. Une angoisse, une angoisse mortelle s’empara de tout son être. C’était pénible, c’était amer, — voici l’unique explication qu’elle aurait pu donner de ses larmes. Ces pleurs venaient de loin ; ils s’accumulaient goutte à goutte depuis le moment où elle avait quitté Golovlevo pour venir s’installer à Doubrovino. Elle était déjà préparée à ce qui devait arriver, elle prévoyait, s’attendait à tout cela… ; mais elle ne se figurait pas que cette fin prévue et attendue dût arriver. Et maintenant cette heure était venue, heure pleine d’angoisses et de solitude désespérante.

Toute sa vie, elle organisa « quelque chose », se tua pour arriver à son but et il se trouvait que ce « quelque chose » n’était qu’un fantôme. Toute sa vie, le mot « famille » ne quitta pas ses lèvres ; au nom de la famille, elle punit les uns et récompensa les autres, elle s’infligea des privations, se tortura, troubla sa vie et voici que tout à coup la famille lui manquait. « Mon Dieu ! est-il possible que ce soit partout la même chose ! » telle est l’idée qui tourbillonnait dans son cerveau. Elle restait la tête appuyée sur la main, tournant son visage baigné de larmes vers le soleil, comme pour lui dire : regarde ! Elle ne gémissait pas, ne maudissait pas, mais elle sanglotait tout doucement comme si les larmes l’étouffaient. En même temps, ces paroles torturaient son âme :

— Je n’ai plus personne ! je n’ai plus personne ! personne ! personne !

Mais les larmes tarirent aussi. Après avoir trempé son visage dans l’eau froide, elle se traîna sans but dans la salle à manger, mais là, les jeunes filles l’obsédèrent de plaintes qui, cette fois, lui parurent singulièrement importunes.

— Que deviendrons-nous donc, grand’mère ? Est-il donc possible que nous restions sans rien ? disait d’un air chagrin Anninka.

— Comme cet oncle est bête ! ajoutait Lioubinka, en faisant chorus avec sa sœur.

Vers midi, Arina Pétrovna se décida à pénétrer dans la chambre de son fils. Marchant avec précaution sur la pointe des pieds, elle monta l’escalier, trouva à tâtons dans l’obscurité la porte de l’appartement de Pavel Vladimiritch. Dans les chambres régnait une demi-obscurité, car les jalousies vertes étaient closes et la lumière s’y frayait à peine un passage. L’appartement depuis longtemps déjà n’avait pas été aéré et l’atmosphère était un affreux mélange de gaz, dans lesquels dominaient les odeurs de la fraise, des emplâtres, de la lampe d’ikone et ces miasmes particuliers dont la présence révèle la maladie et la mort. L’entresol ne comprenait que deux chambres : dans la première se tenait Oulitouchka qui pilait des fraises et soufflait avec acharnement sur les mouches dont l’essaim tourbillonnait au-dessus des groseilles vertes et qui se posaient effrontément sur son nez et ses lèvres. Par la porte entr’ouverte de la chambre voisine se faisait entendre sans relâche une toux creuse et sèche qu’interrompait de temps en temps une pénible expectoration. Arina Pétrovna s’arrêta indécise, fixant les ténèbres, ayant l’air d’attendre ce qu’allait entreprendre Oulitouchka à sa vue. Mais celle-ci ne bougea pas, comme si elle était tout à fait convaincue que toute tentative d’influencer le malade devait rester stérile.

Elle ne laissa paraître qu’un petit frémissement de colère sur ses lèvres, et Arina Pétrovna crut entendre murmurer le mot : Diablesse !

— Si tu allais en bas, ma chère ? dit-elle à Oulitouchka.

— Quelles sont ces nouveautés-là ? répondit celle-ci grossièrement.

— Je veux parler à mon fils. Va-t’en !

— De grâce, soudarynia ! comment puis-je le laisser ? Si tout à coup il venait à avoir besoin de moi !

— Qui est là ? retentit sourdement de la chambre à coucher.

— Mon ami, ordonne à Oulita de descendre. J’ai à te parler.

Cette fois-ci, Arina Pétrovna insista de telle façon qu’elle resta victorieuse. Elle fit un signe de croix et pénétra dans la chambre. Près du mur, en face la fenêtre se trouvait le lit du malade. Celui-ci était couché sur le dos, couvert d’un drap blanc et, presque inconsciemment, il tirait des bouffées de fumée de sa cigarette. Malgré cela, les mouches l’obsédaient à tel point qu’il devait porter sans cesse à son visage l’une ou l’autre main. Ses bras étaient si maigris, dépourvus de muscles, que les contours de l’os se dessinaient de la main à l’épaule.

La tête était collée par on ne sait quel mouvement désespéré au coussin, sa face et tout son corps brûlaient de fièvre. Ses grands yeux ronds, enfoncés dans leur orbite promenaient leur regard vague d’un objet à l’autre ; son nez s’était allongé et aminci, sa bouche entr’ouverte.

Il ne toussait plus, mais respirait avec une telle force qu’on aurait dit que toute l’énergie vitale s’était concentrée dans sa poitrine.

— Eh bien ! comment te sens-tu aujourd’hui ? lui demanda Arina Pétrovna en s’asseyant à ses pieds sur un fauteuil.

— Comme ci, comme ça… demain… c’est-à-dire aujourd’hui… Quand le docteur est-il venu chez nous ?

— Aujourd’hui même.

— Donc c’est demain…

Le malade s’agitait sur son lit, s’efforçant de se rappeler le mot dont il avait besoin.

— … tu pourras te lever ? ajouta Arina Pétrovna en lui venant en aide. Dieu le veuille, Dieu le veuille ! mon ami !

Pendant quelques minutes, tous les deux restèrent silencieux. Arina Pétrovna avait envie de dire quelque chose, mais pour cela, il fallait qu’il y eût conversation. Et c’était justement cela qu’il lui était difficile de trouver dans ses tête-à-tête avec Pavel Vladimiritch.

— Judas… Vit-il ? demanda enfin le malade.

— Que veux-tu qu’il lui arrive ? Il vit.

— Sans doute il pense : Voici mon frère Pavel qui se meurt…, c’est encore un bien qui me revient, par la grâce de Dieu !

— Chacun de nous mourra et après nous, les biens reviendront… aux héritiers légaux…

— Mais pas à Sangsue. Je jetterai tout aux chiens plutôt que de lui donner… !

L’occasion était excellente. Pavel Vladimiritch avait entamé lui-même la conversation et Arina Pétrovna ne manqua pas d’en profiter.

— Il faudrait penser à cela, mon ami, dit-elle comme en passant, sans regarder son fils et en examinant ses mains si attentivement qu’on aurait pu croire qu’elles étaient le principal objet de son attention.

— À quoi ? « à cela ? »

— À ce sujet, si tu ne veux pas que ton bien revienne à ton frère…

Le malade se taisait. Mais ses yeux s’agrandirent démesurément et son visage devint de plus en plus rouge.

— Il faut aussi prendre en considération que tu as des nièces orphelines… Est-il grand leur capital ? Et puis ta mère ?… continua Arina Pétrovna.

— Vous aviez bien le temps de tout donner à Judas ?

— N’importe… je sais que c’est ma faute… mais le péché n’est-il pas aussi grand ?… Toujours est-il mon fils !… Et toi aussi tu pourrais bien ne pas rappeler ça à ta mère.

Il se fit un profond silence.

— Eh bien ! tu ne dis rien !

— Et vous avez l’intention de m’enterrer, bientôt ?

— Pourquoi enterrer… mais toujours… Les autres chrétiens aussi… On ne meurt pas pour cela… mais en général…

— Oui, c’est cela, « en général ». Avec vous, c’est toujours « en général ». Vous croyez que je ne vois rien !

— Que vois-tu donc, mon ami ?

— Je vois…, je vois que vous me prenez pour un sot ! Eh bien ! admettons que je le sois — et tel je reste ! pourquoi donc venez-vous chez un sot ? Restez chez vous, ne vous inquiétez pas !

— Et je ne m’inquiète pas. Je voulais seulement… en somme… puisque la limite de la vie est fixée à chaque homme…

— Eh bien ! Attendez !

Arina Pétrovna baissa la tête et se plongea dans ses réflexions. Elle voyait très bien que sa cause allait mal, mais le désespoir de l’avenir la tourmentait à tel point que même l’évidence ne pouvait la convaincre de l’inutilité de nouvelles tentatives.

— Je ne sais vraiment pas pourquoi tu me détestes ! s’écria-t-elle enfin.

— Pas du tout… je vous… pas du tout ! je vous suis même très… Comment donc ! vous nous avez si bien menés… sans faire de différence entre nous !

Il parlait par saccades, suffoquant. Dans le son de sa voix perçait on ne sait quel rire brisé et en même temps vainqueur ; des étincelles apparaissaient dans ses yeux ; les épaules et les pieds étaient en proie à des frissons nerveux.

— Qui sait ! Peut-être ai-je eu quelque tort envers toi, eh bien ! pardonne-le moi pour l’amour de Dieu !

Arina Pétrovna se leva et salua en touchant de la main le parquet. Pavel Vladimiritch ferma les yeux et ne répondit pas.

— En ce qui concerne l’immeuble… il est vrai que dans l’état où tu es, il n’y a pas de quoi penser à prendre des dispositions… Porfiry est l’héritier légal, eh bien ! que l’immeuble lui revienne… Mais quant au bien meuble, au capital, c’est autre chose ! dit Arina Pétrovna, se décidant enfin à exprimer sa pensée.

Pavel Vladimiritch tressaillit, mais ne répondit rien. Il est possible qu’à ce mot « capital », ce n’étaient pas les insinuations d’Arina Pétrovna qui le faisaient songer, mais tout simplement cette pensée : septembre approche, c’est le moment de recevoir les intérêts ; soixante-sept mille six cents multipliés par cinq et divisés par deux, combien cela fait-il ?

— Peut-être penses-tu que je désire ta mort, détrompe-toi, mon ami ; fais-moi la grâce de vivre et tu m’ôteras tout souci ! Que me faut-il ? Chez toi, je suis non seulement chauffée, nourrie, mais encore si l’envie me vient de prendre quelques douceurs, j’ai tout sous la main ! Si je parle, c’est que les chrétiens font ainsi… dans l’attente de la vie future…

Arina Pétrovna s’arrêta comme cherchant l’expression propre.

Pavel Vladimiritch se tenait immobile, toussant doucement et rien chez lui ne pouvait indiquer s’il entendait ou non.

— Le capital peut donc être remis du vivant de la main à la main, ajouta Arina Pétrovna comme en passant et elle se remit à examiner ses mains.

Le malade eut un tressaillement imperceptible qui échappa à sa mère et elle continua :

— Le capital, mon ami,… la loi le permet… peut être transmis… car c’est une chose qui s’acquiert. Aujourd’hui il est ici, demain il n’y est plus. Et personne ne peut m’en demander compte, je le donne à qui je veux.

Tout à coup, Pavel Vladimiritch se mit à rire méchamment.

— Vous vous êtes probablement rappelé l’histoire de Palotchkine, dit-il avec un sifflement de reptile : — Celui-là aussi remit à sa femme le capital de la main à la main et l’autre s’enfuit avec son amant !

— Je n’ai pas d’amant, mon ami !

— Alors vous vous enfuirez toute seule… sans amants… avec le capital.

— Une bien jolie opinion que tu as de moi !

— Je n’ai de vous aucune opinion… Vous m’avez fait passer pour un sot aux yeux de tout le monde… eh bien ! je suis sot et je le reste… Regardez-moi un peu… quel truc vous avez inventé !… donner le capital de la main à la main. Et moi ! dois-je donc aller au couvent pour me sauver, et regarder comment vous disposerez de mon argent ?

Il prononça tout cela d’une traite, s’agitant, s’échauffant, et à la fin de sa tirade, il fut complètement exténué. Une quinte de toux le prit pendant un quart d’heure, il toussa, toussa si fort qu’il était vraiment étonnant de voir combien ce misérable squelette humain renfermait encore de force. Enfin il reprit haleine et ferma les yeux. Arina Pétrovna jetait autour d’elle des regards effarés. Jusqu’à ce moment, au fond de son âme, elle n’avait pas encore perdu tout espoir, maintenant elle était définitivement convaincue que toute nouvelle tentative de faire entendre raison au moribond ne pouvait qu’accélérer le triomphe de Judas. Et involontairement devant ses yeux se présentait l’image de Porfichka : le voilà qui suit le cercueil, qui donne à son frère le dernier baiser de Judas et deux vilaines larmes coulent de ses yeux… La bière est descendue dans la fosse : « A-a-di-eu ! frère ! » s’écrie Judas tiraillant ses lèvres, dressant sa prunelle et tâchant de donner à sa voix une intonation triste. Aussitôt après se tournant à demi vers Oulitouchka, il lui dit : « Surtout n’oublie pas d’emporter à la maison le koutiia[27]. Et qu’on le serve sur une nappe blanche… il nous faut encore une fois honorer la mémoire de mon frère ! » Le repas mortuaire est terminé et pendant tout ce temps, Judas n’a pas cessé d’entretenir le pope des vertus du défunt, trouvant chez son auditeur une entière approbation de ses louanges. « Ah ! Frère ! frère ! pourquoi n’as-tu pas voulu vivre avec nous ? » s’écrie-t-il en se levant de table et étendant la main pour recevoir la bénédiction du prêtre. Enfin toutes les cérémonies sont finies et Judas se promène en maître dans les chambres, reçoit les objets, fait l’inventaire et jette sur sa mère des regards de défiance lorsqu’un doute traverse son esprit au sujet de la disparition de quelque chose.

Toutes ces scènes inévitables de l’avenir se déroulaient devant les yeux d’Arina Pétrovna avec une précision étonnante et dans ses oreilles bourdonnait la voix huileuse et perçante de Judas qui lui disait :

— Vous souvenez-vous, mamenka, que le frère avait de jolis petits boutons en or,… de si jolis boutons ?… Il les mettait aux jours de fête… Où donc peuvent-ils être maintenant ? Je ne puis le comprendre… ! !

 

À peine Arina Pétrovna avait-elle eu le temps de descendre, qu’en haut de la colline, près de l’église, apparut une calèche attelée de quatre chevaux. Au fond de la calèche se tenait Porfiry Vladimiritch, nu-tête, faisant des signes de croix dans la direction du temple ; en face de lui étaient assis ses deux fils Pétinka et Volodenka. Arina Pétrovna sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine : « Le renard flaire la charogne, » pensa-t-elle. Les demoiselles eurent peur aussi et se serrèrent contre grand’maman. La maison, jusqu’ici silencieuse, devint tout à coup bruyante ; l’on entendait frapper les portes, les servantes accouraient et les cris : « Barine vient ! barine vient ! » retentissaient de toutes parts ; les gens se précipitaient vers le perron. Les uns se signaient, les autres restaient simplement en attendant, mais tout ce monde savait pertinemment que tout ce qui s’était passé jusqu’à ce jour à Doubrovino n’était que temporaire. Maintenant allait régner un nouvel état de choses ; la propriété allait avoir son vrai maître. Beaucoup d’anciens domestiques recevaient du ci-devant barine leurs provisions mensuelles ; un grand nombre d’entre eux possédaient du bétail et le nourrissaient avec le foin de la propriété, mettaient le potager à leur usage, en un mot vivaient « librement » ; il était donc naturel que tout ce monde s’intéressât à cette question : « Le nouveau barine laissera-t-il subsister les anciennes coutumes ou bien les remplacera-t-il par de nouvelles ? » Sur ces entrefaites, la calèche s’arrêta devant le perron et Judas comprit d’après l’accueil qu’on lui fit que la « fin » était proche. Il descendit de sa voiture, sans se presser. D’un signe, il écarta les gens qui se précipitaient pour lui baiser la main, puis les mains jointes il monta lentement l’escalier en marmottant une prière. Sa physionomie exprimait en même temps que la peine une profonde résignation. Comme homme, il était chagriné ; comme chrétien, il n’osait pas se plaindre. Il demandait l’aide de Dieu, mais c’était surtout à la volonté de la Providence qu’il se confiait. Ses fils, l’un à côté de l’autre, marchaient derrière lui. Volodenka singeait son père, c’est-à-dire pliait ses mains, jouait des prunelles et remuait ses lèvres, Pétinka s’amusait des simagrées de son frère. Derrière eux venait toute la foule des gens de service. Judas baisa la main à mamenka, l’embrassa sur le bouche, puis lui rebaisa la main, lui donna quelques petites tapes caressantes sur la taille et secouant tristement la tête, lui dit :

— Toujours vous vous laissez abattre. Ce n’est pas bien, ma mie, oh ! oh ! comme c’est mal ! Vous devriez vous demander : que dira Dieu en me voyant ainsi ? Il dira ceci : Moi, dans ma sagesse, je fais tout pour le mieux, et elle se plaint ! Ah ! mamenka, mamenka !

Puis après avoir embrassé ses deux nièces, il leur dit avec cette même voix dont le timbre décelait un séduisant sentiment de parenté :

— Et vous, péronnelles, je crois que vous pleurez aussi ! Je n’aime pas ça, vous savez ! Faites risette, souriez donc, voyons ! !

Il se mit à faire semblant de taper du pied, mais en réalité, il plaisantait avec bonté.

— Regardez-moi, continua-t-il, comme frère, je me chagrine. J’ai versé des pleurs plus d’une fois… Je plains mon frère, je le plains jusqu’aux larmes… Mais après m’être livré un instant à ma douleur, je reprends mes esprits : Dieu, pourquoi est-il là ? Se peut-il que Dieu sache moins que nous pourquoi et comment… Alors je raisonne et me ranime. Et c’est ainsi que chacun doit agir. Et vous, mamenka, et vous, mes petites nièces, et vous… tous ! ajouta-t-il s’adressant aux domestiques. Regardez comme je suis brave !

Et il représenta avec la même séduction un « brave » : il se redressa, avança un pied, bomba la poitrine et rejeta la tête en arrière. Chacun sourit, mais d’un sourire aigre qui semblait dire : « Voilà l’araignée qui commence à tisser sa toile. »

Une fois sa représentation terminée dans la salle, Judas passa au salon et baisa de nouveau la main de mamenka.

— C’est comme ça, chère amie ! dit-il en s’asseyant sur le divan. Voilà frère Pavel aussi…

— Oui, Pavel aussirépondit doucement Arina Pétrovna.

— Oui, oui, oui,… c’est tôt, c’est trop tôt ! Vous savez, mamenka, mot, quoique je vous donne du courage, mais au fond de l’âme, je suis aussi… je… je plains beaucoup, beaucoup le frère ! Il ne m’aimait pas, Paveloh non ! il ne m’aimait pas ! Peut-être est-ce à cause de cela que Dieu le punit.

— Dans un tel moment, il faudrait ne plus se souvenir de cela et mettre de côté les vieilles querelles…

— Je les ai oubliées depuis longtemps, mamenka ! C’est pour cela que je dis : le frère ne m’aimait pas, pourquoi ? je ne sais pas. Moi qui faisais tout… directement et indirectement… et « mon chéri » par ci et « petit frère » par là rien n’y faisait, il me fuyait et c’était tout ! Maintenant Dieu l’en punit !

— Je te le répète ! ce n’est pas le moment d’en parler ! Ici un homme se meurt !

— Oui, mamenka, c’est un grand mystère que la mort ! Vous n’en savez ni le jour ni l’heure. Lui, par exemple…, il tirait ses plans, il croyait se trouver si haut, si haut que personne ne pût l’atteindre et voilà que d’un seul coup, le Très-Haut a miné tous ses rêves. À présent, peut-être serait-il bien aise de racheter ses péchés, mais ils sont déjà inscrits dans le livre de vie. Et il n’est pas facile, mamenka, d’en rayer ce qu’y est inscrit !

— Le repentir est accepté… je pense.

— Je le souhaite, je le souhaite au frère de toute mon âme. Il ne m’aimait pas — et moi je lui veux du bien. Je ne veux de mal ni aux gens haineux, ni aux offenseurs ! Il a été injuste envers moi — Dieu lui a envoyé la maladie, en tout cas je n’y suis pour rien ! Souffre-t-il beaucoup, mamenka ?

— Pas trop… Le docteur nous a même donné quelque espérance, dit Arina Pétrovna, mentant avec intention.

— Vous voyez que tout va bien ! Ne vous chagrinez donc pas, chère amie, peut-être se remettra-t-il sur pied ! Nous nous tourmentons ici, nous maugréons contre le Créateur, et lui, peut-être, est-il tranquille dans son lit, remerciant Dieu de sa guérison.

Cette idée parut si agréable à Judas qu’il ébaucha un petit sourire.

— Et moi, mamenka, je viens chez vous pour quelques jours, continua-t-il comme s’il faisait à sa mère une surprise agréable : — entre parents, ma chère… vous savez ! sans façon comme frère… et consoler et conseiller… enfin prendre des dispositions… vous permettez ?

— Quelle permission puis-je donner ? moi-même je suis « en visite » ici !

— Eh bien, voilà, mamenka chérie. Puisque nous sommes aujourd’hui vendredi, faites-moi préparer un dîner maigre, si c’est un effet de votre bonté. Du poisson salé, quoi ! des champignons et des choux, il ne m’en faut pas beaucoup, vous savez ! Et moi en attendant… comme parent… j’irai chez le frère à l’entresol… peut-être réussirai-je ! Si ce n’est pour le corps, c’est pour l’âme… je pourrai peut-être faire quelque chose d’utile. Et dans sa situation l’âme a plus d’importance. Nous pouvons soigner le corps par des potions, des médicaments, mais à l’âme il faut quelque chose de plus… solide.

Arina Pétrovna ne répondit pas. L’idée de la « fin » inévitable la pénétrait à tel point que c’était avec une sorte de torpeur qu’elle contemplait et écoutait tout ce qui se passait autour d’elle. Elle vit comment Judas se leva en poussant de petits gémissements, comme il se courba et se retira en traînant les pieds (il aimait quelquefois à jouer à l’infirme ; cela lui semblait plus respectable) ; elle comprenait que l’apparition subite de Sangsue devait profondément agiter le malade et peut-être même accélérer le dénoûment, mais après les émotions de la journée, elle était saisie d’une telle fatigue qu’elle se sentait comme dans un rêve.

Pendant que tout ceci se passait, Pavel Vladimiritch se trouvait dans un état d’inquiétude indescriptible. Il était seul à l’entresol et cependant il entendait dans la maison un bruit, une animation extraordinaire. Les battements de portes, les pas résonnant dans le couloir lui paraissaient renfermer quelque chose de mystérieux. D’abord il cria, appela de toutes ses forces, mais s’étant convaincu que ses cris étaient inutiles, il rassembla toute son énergie, s’assit sur son lit et se mit à écouter. Après le brouhaha des conversations, un silence morne régnait dans la maison. Quelque chose d’inconnu, de terrible l’enveloppait de toutes parts. La lueur du jour perçait à peine à travers les rideaux abaissés, et la lampe allumée devant l’icône rendait les ténèbres qui régnaient dans la chambre encore plus épaisses, plus sombres. Il fixa ses yeux sur ce coin mystérieux comme si il y apercevait quelque chose pour la première fois. L’image dans son cadre doré, sur lequel tombaient directement les rayons de la lampe, resplendissait au milieu de cette obscurité comme si elle était vivante ; au plafond, un petit cercle lumineux vacillait tantôt brillant, tantôt pâlissant, selon que la flamme augmentait ou diminuait. La chambre était plongée dans une demi-obscurité ; au fond se dessinaient des silhouettes. Au mur, près du coin éclairé était accrochée la robe de chambre sur laquelle tremblotaient des bandes alternatives de lumière et d’ombre et elle paraissait se mouvoir. Pavel Vladimiritch regardait, regardait, et il lui semblait que là,… dans ce coin, tout était en mouvement… La solitude, l’impuissance, le silence morne…… et avec cela les ombres… tout un essaim… ! ! Il lui semblait qu’elles marchaient, sans cesse allaient et venaient… En proie à une horreur indescriptible, les yeux et la bouche grands ouverts, il regardait l’angle mystérieux, il ne criait pas, il gémissait, sourdement, par saccades, comme s’il aboyait ! Il n’avait entendu ni le craquement de l’escalier, ni le bruit étouffé des pas dans la première chambre, lorsque tout à coup auprès de son lit apparut la face abhorrée de Judas. Il lui sembla être sorti de là, de ces ténèbres qui, un moment auparavant, remuaient si mystérieusement devant ses yeux et se mouvaient encore… les ombres ! les ombres ! les ombres sans fin… Elles allaient et venaient sans cesse…

— Pourquoi ?… D’où ?… Qui l’a laissé entrer ?… cria-t-il instinctivement en retombant épuisé sur l’oreiller.

Judas se tenait auprès du lit, examinait le malade et secouait tristement la tête.

— Tu te sens mal ? demanda-t-il, en communiquant à sa voix le plus grand degré d’onctuosité possible.

Pavel Vladimiritch se taisait et fixait sur lui des yeux stupides, comme s’il s’efforçait de comprendre. Judas, pendant ce temps, s’approcha de l’image, s’agenouilla, s’attendrit, salua trois fois jusqu’à terre, se leva et s’approcha de nouveau du lit.

— Hé, frère, tu es guéri ! Dieu t’envoie sa grâce ! dit-il, en s’asseyant sur le fauteuil, d’un ton si joyeux qu’on aurait pu croire que « la grâce » était réellement dans sa poche.

Pavel Vladimiritch comprit enfin que devant lui était « Sangsue » lui-même en chair et en os et non son ombre. Tout son corps frissonna fiévreusement.

Les yeux de Judas avaient une expression sereine, pleine d’affection, mais le malade voyait parfaitement que dans ces yeux se cachait « la corde » qui d’un moment à l’autre pouvait sortir et l’étrangler.

— Hors d’ici ! Sangsue ! cria-t-il d’une voix désespérée.

— A-a-ah ! frère, frère ! je t’apporte caresses et consolations, et toi… que dis-tu ? A-a-ah ! quel péché ! Comment ta langue peut-elle lancer de telles paroles à ton frère ! C’est honteux, mon ami ; c’est honteux. Laisse-moi plutôt arranger ton oreiller.

Judas se leva et enfonça ses doigts dans le coussin.

— Voilà, continua-t-il : — maintenant c’est bien ! Repose-toi — ça tiendra bien jusqu’à demain… !

— Va-t’en… toi ! !

— Ah ! comme la maladie t’a gâté. Ton caractère même est devenu obstiné ! « Va-t’en ! »  et « Va-t’en ! » — mais comment puis-je m’en aller ! Si tu veux boire — je te donnerai de l’eau ; voilà que la lampe est dérangée — je la rajusterai, j’y mettrai de l’huile, de la bonne huile de chènevis. Tu te reposeras et je resterai auprès de toi… tout doucement, gentiment, et nous ne nous apercevrons pas de la longueur du temps !

— Va-t’en, Sangsue !

— Tu me grondes, et moi — je prie Dieu pour toi. Car je sais que ce n’est pas ta faute, que c’est la maladie qui parle en toi. Moi, frère, je me suis habitué à pardonner, je pardonne à tout le monde. Aujourd’hui, par exemple… En venant chez toi, j’ai rencontré un paysan qui m’a dit je ne sais quoi… Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ! que Dieu le pardonne ! il a souillé sa langue ! Et moi… non seulement, je ne me suis pas fâché, mais encore je l’ai béni par un signe de croix… Vraiment !

— Tu l’as dépouillé…, ce paysan !

— Qui ? moi ? non, mon ami, je ne suis pas un pillard… Ce sont les brigands qui pillent sur les grandes routes, et moi, j’agis d’après la loi. C’est son cheval que j’ai pris dans mon pré — eh ! qu’il aille chez le juge de paix ; s’il lui dit qu’il est permis de fouler les prés d’autrui — que Dieu le bénisse ! Et s’il lui déclare que c’est défendu — rien à faire… il n’a qu’à payer l’amende ! Tout d’après la loi, mon ami, tout d’après la loi.

— Judas ! traître ! Judas qui as mis sa mère sur la paille ! !

— Et aussi je puis te dire… fâche-toi si tu le veux… mais tu n’as pas raison de parler ainsi… ! Et si je n’étais pas chrétien… je pourrais t’en vouloir !

— Tu as mis, tu as mis… ta mère sur la paille !

— Eh bien ! finis donc, finis donc. Je vais prier Dieu. Peut-être te sentiras-tu plus tranquille…

Malgré tous les efforts que faisait Judas pour se maîtriser, les injures du moribond l’impressionnaient à tel point que ses lèvres blêmissaient et grimaçaient. Néanmoins, l’hypocrisie était si bien sa nature qu’il ne pouvait interrompre sa comédie une fois commencée.

Après ces dernières paroles, il se mit effectivement à genoux, levant les bras au ciel et murmurant quelques prières. Puis il revint près du lit, le visage calme, presque serein.

— Sais-tu, frère, que je suis venu pour te parler affaire, dit-il en s’installant dans le fauteuil, toi, tu me grondes et moi… je pense à ton âme. Dis-moi, s’il te plaît, quand as-tu eu pour la dernière fois la consolation… ?

— Mon Dieu ! qu’est-ce donc… Emmenez-le… Oulita ! Agachka ! qui est ici ? gémissait le malade.

— C’est bien, c’est bien, calme-toi, chéri ! Je sais que tu n’aimes pas qu’on parle de cela ! Oui, frère, tu as toujours été mauvais chrétien et tu l’es encore. Et cependant il ne serait pas mal, ah mais, pas du tout, de penser à ton âme en un tel moment. Notre âme doncah ! comme il faut être prudent avec elle, mon ami ! Que nous prescrit l’Église ? Portez, dit-elle, vos prières, votre gratitudeEt encore : la fin chrétienne de notre vie est douce, paisible, non douloureuse voilà, mon ami ! Dis donc, frère, si tu envoyais chercher batiouchka[28]  et tâche d’être sincèrement repentantBon, bon ! Je me tais, je me tais ! Vraiment

Pavel Vladimiritch était cramoisi et étouffait presque. S’il avait pu en ce moment se briser le crâne, il l’aurait fait sans aucun doute.

— Maintenantau sujet du bienpeut-être as-tu déjà pris quelques dispositions ? continua Judas. Un joli bien que tu as là, frère, un joli petit bien. La terre y est encore meilleure qu’à Golovlevo. Et le capital aussiMoi, frère, je ne sais rienmais je crois que tu as reçu le prix du rachat des paysansJe ne me suis jamais occupé du combienni du comment. Aujourd’hui par exemple, en venant chez toi, je me disais : Il faut que frère Pavel ait un capital ! Du reste, pensais-je, si même il en a un, pour sûr il en a disposé !

Le malade se détourna et poussa un gros soupir.

— Tu n’en a pas disposé ? Eh bien ! tant mieux, mon ami ! Par la loi c’est beaucoup plus juste. Ce n’est pas aux étrangers, mais aux parents qu’il reviendra. Moi, par exemple, quoique je sois faible, que j’aie un pied presque dans la tombe, je me dis : Pourquoi ferais-je des dispositions si la loi peut les faire à ma place ? Et comme c’est beau, mon chéri ! Ni querelle, ni jalousie, ni chicane — la loi !

C’était horrible. Pavel Vladimiritch s’imaginait qu’on l’avait mis vivant dans la bière, qu’il s’y trouvait enchaîné, en proie à un sommeil léthargique, qu’il ne pouvait faire aucun mouvement et qu’il était obligé de cette façon d’écouter les injures de Sangsue.

— Va-t’en… pour l’amour de Dieu… Va-t’en ! s’écria-t-il enfin en suppliant son bourreau.

— Bon ! bon ! calme-toi ! je m’en vais ! Je sais bien que tu ne m’aimes pas… C’est honteux, mon ami, c’est honteux de ne pas aimer son frère ! Et moi, au contraire, je ne te veux que du bien. Je dis même souvent à mes enfants : Quoique le frère Pavel soit fautif envers moi, je l’aime quand même. Donctu n’as pas pris tes dispositions ? C’est très bien, mon ami. Quelquefois il arrive qu’on s’empare du capital… du vivant… surtout lorsqu’on est seul, sans parents… mais ne crains rien… je surveillerai tout… Eh quoi ? je t’ennuie ! Bien, bien, je m’en vais ! Laisse-moi seulement prier Dieu !

Il se leva, joignit les mains et murmura à la hâte quelques paroles.

— Adieu, frère ! ne t’inquiète pas. Dors gentiment ! peut-être Dieu viendra-t-il à ton aide ! Et moi, je vais chez mamenka, nous causerons, nous délibérerons, peut-être trouverons-nous quelque chose. — Ah ! j’ai demandé que l’on me prépare un dîner maigre…, du poisson salé, des champignons, des choux, — tu m’excuseras, n’est-ce pas ? Quoi ? je t’ennuie de nouveau ! Ah ! frère, frère ! c’est bon, c’est bon, je pars, je pars ! Surtout, mon ami, ne t’inquiète pas, ne t’excite pas ! Dors à ton aise, dors, repose-toi ! Hin ! hin ! fit-il en imitant le râlement de son frère, et il se décida enfin à s’en aller.

— Sangsue !

Ce cri retentit derrière lui si perçant qu’il lui donna la sensation d’une brûlure.

 

Pendant que Porfiry Vladimiritch torturait son frère à l’entresol, la grand’mère Arina Pétrovna rassemblait autour d’elle ses petits-enfants (non sans intention d’apprendre quelque chose) et causait avec eux.

— Eh bien, comment vas-tu ? dit-elle à l’aîné de ses petits-fils.

— Pas mal, grand’maman ! l’année prochaine je serai reçu officier.

— Est-ce bien vrai, cela ? Voilà combien d’années que tu le promets ! Les exercices sont-ils si difficiles à subir… ou quoi ! Dieu le sait !

— Aux derniers examens, grand’maman, il s’est coupé[29] sur les « Prémices. » Batiouchka lui demande : Qu’est-ce que Dieu ? et lui : Dieu est un esprit… un esprit… un esprit saint…

— Ah ! pauvre garçon, pauvre garçon ! comment cela t’est-il arrivé ? Voilà des orphelines qui le savent, je pense…

— Je crois bien ! Dieu est un esprit invisible… se hâta de dire Anninka pour montrer ses connaissances.

— Et personne ne peut le voir, ajouta Lioubinka.

— « Comment puis-je m’éloigner de Ton esprit et me cacher de Ta face ? Si je monte aux cieux, si je descends aux enfers, je t’y trouve. Tu es partout, au ciel sur la terre et en tous lieux… »

— Voilà comment tu aurais dû répondre, — tu aurais des épaulettes maintenant. Et toi, Volodia, que penses-tu faire ?

Ce dernier devint cramoisi et garda le silence.

— Toi aussi tu as ton « Saint-Esprit » à ce qu’il paraît. Enfants ! Enfants ! Vous êtes si vifs et cependant vous ne pouvez pas acquérir la science. Et encore je comprendrais cela si votre père vous gâtait… comment agit-il avec vous aujourd’hui ?

— Toujours de la même façon, grand’mère.

— Il vous frappe ? Et moi j’ai entendu dire qu’il ne vous battait plus…

— Il nous bat moins, mais… mais, il nous ennuie à la mort.

— Je ne comprends pas cela. Comment votre père peut-il vous ennuyer ?

— Il est toujours sur notre dos, grand’mère ! Nous n’osons ni nous absenter pour une minute, sans permission, ni prendre n’importe quoi — un vrai malheur !

— Et pourquoi ne pas lui en demander la permission ? Vous ne perdez pas la langue, je suppose.

— Non, merci. Si nous commençons à lui parler, il n’en finit plus. « Attends… patiente… petit à petit… peu à peu !… » Vraiment, son parler est si ennuyeux, grand’mère !

— Il écoute aux portes, grand’maman. Mais l’autre jour Pétinka l’a surpris…

— Ah ! polissons que vous êtes ; il s’est fâché, je pense.

— Non. Moi je lui ai dit : « Ce n’est pas bien, papenka, d’écouter aux portes, de cette façon, il serait facile de vous écraser le nez, » mais lui : « Ce n’est rien, ce n’est rien, m’a-t-il répondu, je suis comme un larron la nuit. »

— Un de ces jours, grand’mère, il ramassa une pomme dans le jardin et la serra dans son armoire, mais moi je la mangeai. Croyez-vous qu’il la chercha partout ! et qu’il interrogea à ce sujet tous les domestiques !

— Qu’est-ce ? Il est donc devenu si avare.

— Ce n’est pas qu’il soit avare, mais c’est comme qui dirait… il s’occupe de bêtises. Il range des bouts de papiers, ramasse les pommes tombées…

— Chaque matin, il fait une oblation dans sa chambre et nous donne ensuite des petits morceaux de l’hostie… mais rassis, durs comme la pierre ! Un jour, nous lui avons joué un tour. Nous découvrîmes l’endroit où il cachait les hosties, nous creusâmes l’une d’elles, nous enlevâmes de cette façon toute la mie et à sa place nous mîmes du beurre.

— Vous êtes de jolis… brigands.

— Non, imaginez-vous son étonnement le lendemain ! L’hostie avec du beurre !

— Je pense, il vous corrigea d’importance.

— Pas du tout… mais toute la journée, il cracha et murmura entre ses dents : « canailles ! » Nous nous gardâmes peste bien de lui en parler ! Savez-vous, grand’mère, qu’il vous craint !

— Qu’a-t-il à me craindre… je suis pas un épouvantail, je suppose.

— Il vous craint, c’est sûr ; il pense que vous le maudirez. Et il a une peur terrible de votre malédiction !

Arina Pétrovna devint pensive.

« Eh quoi ! si je le maudis ? pensa-t-elle, sans plus de façon, je le maudis, et c’est tout ! »

Mais bientôt cette pensée se remplaça par cette autre question plus pressante : « Que fait Judas ? quelle comédie joue-t-il chez son frère ? Il faut croire qu’il se démène comme un serpent. »

Tout à coup, une idée heureuse traversa son cerveau.

— Volodia ! dit-elle, tu es léger, mon ami, va doucement à l’entresol et écoute ce qui s’y passe.

— Avec plaisir, grand’mère.

Volodinka sur la pointe des pieds se dirigea vers la porte et disparut.

— Comment se fait-il que vous soyez venus chez nous aujourd’hui ? demanda-t-elle à Pétinka.

— Il y a longtemps que nous parlions de cette visite, mais aujourd’hui Oulitouchka dépêcha un exprès pour annoncer que le docteur était venu et que l’oncle devait sûrement mourir dans la journée ou demain.

— Et au sujet de l’héritage, y a-t-il eu conversation chez vous ?

— Nous, grand’mère, nous ne faisons que parler d’héritages toute la journée. Il ne fait que raconter des histoires du temps jadis… il se rappelle même de Goriouchkino, grand’mère. Voilà, qu’il dit, si la tante Varvara Mikhaïlovna n’avait pas eu d’enfants, Goriouchkino serait à nous. Et encore, qu’il dit, les enfants, Dieu sait de qui ils sont, mais n’importe, qu’il dit, cela ne nous regarde pas. Nous voyons la paille qui est dans l’œil de notre semblable, mais nous n’apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre… C’est comme cela, frère ! qu’il dit.

— Comme il est ! Elle était mariée, je pense, votre tetenka ; si même il y avait eu quelque chose, le mari couvrait tout !

— C’est comme ça, qu’il dit, grand’mère. Et chaque fois que nous passons auprès de Goriouchkino, chaque fois, il raconte la même histoire. Il dit que la grand’mère Natalia Vladimirovna s’était mariée à Goriouchkino — donc, qu’il dit, de toutes façons ce bien serait à nous si le grand-père ne l’avait donné en dot à sa sœur ! Et quels melons ! dit-il, croissaient à Goriouchkino ! Vingt livres… quels melons !

— Oh, par exemple, vingt livres ! Jamais je n’ai entendu parler de tels melons ! Et concernant Doubrovino, quelles sont ses dispositions ?

— Du même genre. Des melons et des melons d’eau, toujours des bêtises. Dans ces derniers temps il nous demandait à chaque instant : qu’en pensez-vous, enfants, quel peut être le capital du frère Pavel ? Déjà depuis longtemps, il calculait quelle est la somme de rachat, depuis quand le bien était engagé et s’il restait beaucoup de dettes à payer… Nous avons vu le papier sur lequel il faisait ces calculs et nous l’avons pris… Nous l’avons rendu presque fou avec cette paperasse, grand’mère ! Il le remit dans son bureau, nous le replaçâmes dans l’armoire, il ferma l’armoire à clef, nous nous procurâmes une clef semblable, nous reprîmes le papier pour le fourrer dans une hostie… Une autre fois, il alla au bain… et tout à coup il regarda et aperçut le papier sur une planchette.

— Vous vous en payez chez vous. C’est gai.

Volodinka revint et tous les yeux se portèrent sur lui.

— On n’entend rien ! déclara-t-il à demi-voix — si ce n’est que le père dit : Les innocents, frère,… et l’oncle répond : Va-t’en, sangsue… va-t’en !

— Et tu n’as rien entendu au sujet des dispositions ?…

— Je crois bien qu’il y avait quelque chose, mais je n’ai pu comprendre… Le père avait trop bien fermé les portes, grand’mère. On entend bourdonner — et c’est tout. Et puis, tout à coup, l’oncle cria si fort : « Va-t’en ! va-t’en ! » que vite j’ai descendu l’escalier, quatre à quatre.

— Au moins s’il laissait quelque chose aux orphelines… dit avec angoisse Arina Pétrovna.

— Si tout cela revient au père, il ne donnera rien à personne, grand’mère, assura Pétinka ; — je pense même qu’il nous déshéritera.

— Il n’emportera pas tout dans sa tombe.

— Non, mais il trouvera quelque moyen. Ce n’est pas en vain qu’il causa l’autre jour avec le pope : « Qu’en pensez-vous, batiouchka, disait-il, faut-il beaucoup d’argent pour bâtir une tour de Babel ? »

— Oh ! bien ! c’est peut-être par pure curiosité…

— Non, grand’mère, il a quelque projet. Si ce n’est pas la tour de Babel, il laissera le bien à Athènes, mais pas à nous.

— Père aura-t-il de grandes propriétés lorsque notre oncle mourra, grand’mère ? demanda Volodinka.

— Dieu seul sait qui mourra le premier, mon cher.

— Non, grand’mère, le père calcule juste. Aujourd’hui à peine étions-nous arrivés à la vallée de Doubrovino qu’il se découvrit et se signa. « Grâce à Dieu, dit-il, nous rentrons de nouveau sur nos terres ! »

— Il a déjà disposé de tout, grand’mère. En apercevant les arbres, il s’écria : « Joli bois, joli bois, s’il tombe en bonnes mains ! » et en traversant le pré : « Regarde, regarde, combien de meules ! !… Jadis il y avait là un haras… »

— Oui, oui… et le bois, et le pré, — tout sera à vous, mes chers enfants, soupira Arina Pétrovna. Dieu ! je crois avoir entendu craquer l’escalier !

— Chut, grand’mère, chut !… C’est lui… comme un larron la nuit… il écoute aux portes.

Il se fit un silence, mais l’alarme était fausse. Arina Pétrovna soupira et murmura : « Ah ! mes enfants, mes enfants ! » Les jeunes gens dardaient leurs regards sur les orphelines comme s’ils voulaient les dévorer. Celles-ci gardaient le silence, anxieuses.

— Avez-vous vu Lotar, cousines ? se hasarda à dire Pétinka.

Anninka et Lioubinka échangèrent un regard comme si elles se demandaient : Est-ce de l’histoire ou de la géographie ?

— Dans la Belle Hélèneelle joue la belle Hélène au théâtre.

— Ah oui… Hélène… c’est Pâris. « Étant jeune et beau, il enflammait les cœurs des déesses… » nous le savons ! nous le savons ! dit joyeusement Lioubinka.

— C’est cela, c’est cela même. Et comme elle fait : cas-cader, ca-asca-der… c’est charmant !

— Aujourd’hui, le docteur ne cesse pas de chantonner : « cul-bute, cul bute. »

— « Culbute » — c’est la défunte Liadova qui chantait ça… en voilà une qui était charmante, cousine ! Lorsqu’elle mourut deux mille personnes suivirent son cercueil… on craignait que ce fût une révolution !

— C’est du théâtre que tu causes, intervint Arina Pétrovna… Ce n’est pas au théâtre, mon ami, qu’elles doivent penser, mais au couvent…

— C’est toujours au couvent que vous voulez nous enterrer, grand’mère, se plaignit Anninka.

— Et vous, cousine, venez plutôt à Pétersbourg. Nous vous ferons tout visiter !

— Elles doivent réfléchir, non aux plaisirs, mon ami, mais aux choses divines, continua Arina Pétrovna d’un ton sentencieux.

— Nous les mènerons, grand’mère, au couvent de Serguéï dans un likhatch[30] : voilà qui sera divin !

À ces mots, les yeux des orphelines brillèrent de désir et même le bout de leur nez se couvrit d’une légère rougeur.

— Et comme on chante bien au couvent Serguéï, dit-on ! s’écria Anninka.

— Oh oui, cousine. Le père même ne saurait chanter aussi bien. — Puis nous vous aurions promenées par les trois Podiatchesky.

— Nous vous aurions tout montré, tout. À Pétersbourg, il y a pas mal de demoiselles comme vous, cousines ; elles se promènent.

— C’est ça que vous leur montrerez ! intervint Arina Pétrovna. Laissez-les tranquilles, pour l’amour de Dieu ! De jolis professeurs… c’est là la science que vous leur enseignerez ! Au lieu de vos leçons, dès que Pavel sera mort, je les emmènerai au couvent de Khotkoff… et comme nous y serons bien, vous verrez !

— Et vous êtes toujours occupés à dire des obscénités ! s’écria une voix derrière la porte.

Au milieu de la conversation, personne n’avait entendu Judas s’approcher à pas de loup, comme un voleur de nuit. Il était tout en larmes, la tête penchée, le visage pâle, les mains jointes sur la poitrine. Il chercha des yeux l’image, la trouva enfin et pendant une minute éleva son esprit vers Dieu.

— Il est mal ! Ah ! qu’il est mal ! s’écria-t-il enfin en entourant de ses bras chère amie mamenka.

— Si mal que ça ?

— Il est bien mal, bien mal, ma chérie… Rappelez-vous combien il était brave jadis.

— Pas précisément… je ne m’en souviens pas !

— Ah ! non, mamenka, ne le dites pas ! Il était toujours… je me rappelle bien comment il était à sa sortie de l’école militaire, large d’épaules, de belle taille, respirant la vie… Oui, oui ! C’est comme ça, chère amie mamenka ! Nous vivons tous à la grâce de Dieu ! aujourd’hui nous sommes forts, bien portants, nous désirons vivre, jouir, nous procurer des douceurs, et demain…

Il fit un signe de la main et s’attendrit.

— A-t-il parlé au moins ?

— Peu, ma chérie, il a seulement dit : Adieu, frère ! Et il sent, mamenka, il sent qu’il est bien mal !

— Comment ne pas le sentir lorsque la poitrine se brise… !

— Non, mamenka, ce n’est pas cela que je veux dire, je veux parler de cette perspicacité qui, dit-on, est donnée à l’homme qui se meurt : il le voit d’avance. Mais aux pécheurs… à ceux-là, cette consolation est refusée.

— Et il n’a rien dit… au sujet… des dispositions ?

— Non, mamenka, il avait cette intention, mais je l’ai arrêté. Non, lui ai-je dit, ce n’est pas la peine de parler de cela. Si peu que tu me laisses par un effet de ta bonté, ou même si tu m’oublies, je serai content, je prierai quand même pour le repos de ton âme. Et comme il tient à la vie, mamenka, comme il y tient !

— Chacun désire vivre !

— Non, mamenka. Si Dieu notre créateur jugeait à propos de me rappeler à lui — je serais prêt sur l’heure !

— C’est bien si c’est Dieu, mais si c’est Satan… ?

Cette conversation se prolongea avant, pendant et après le dîner. Arina Pétrovna arrivait à peine à contenir son impatience.

Pendant que Judas bavardait, l’idée de le maudire lui venait de plus en plus à l’esprit. « Eh quoi ! si je le maudis… ! » pensa-t-elle. Mais Judas ne paraissait pas se douter de ce qui se passait dans l’âme de sa mère : il regardait d’un air serein et continuait d’oppresser chère amie mamenka par ses désespérantes jacasseries.

— Oui, je le maudirai, je le maudirai ! se persuadait de plus en plus Arina Pétrovna.

 

Dans les chambres se répandit le parfum de l’encens ; un chant lent et lugubre se fit entendre dans la maison ; les portes étaient ouvertes à deux battants ; ceux qui désiraient rendre leurs derniers devoirs au mort entraient et sortaient. De son vivant, personne ne faisait attention à Pavel Vladimiritch : à sa mort, tous le regrettaient. On se rappelait qu’il « n’avait jamais offensé personne, qu’il n’avait jamais dit à qui que ce fût des paroles grossières » et « qu’il n’avait jamais regardé l’un ou l’autre de travers. » Toutes ces qualités qu’on tenait auparavant pour négatives semblaient être maintenant quelque chose de positif et à travers les fragments décousus des balivernes funèbres qu’on débitait sur son compte s’ébauchait le type du « bon barine ». Plusieurs se repentaient d’on ne sait quelle faute envers lui, convenaient qu’ils profitaient souvent de la « simplicité » du défunt à son détriment, mais qui donc savait que la fin de cette « simplicité » était si proche ! On croyait qu’elle durerait toujours et tout à coup… Et si « elle » n’était pas morte on l’exploiterait encore : allez, mes enfants, ne ménagez pas les imbéciles ! Un paysan apporte à Judas trois roubles et lui dit :

— « Voici ma dette envers le défunt Pavel Vladimiritch ! Il n’y avait pas de papiers passé entre nous… !

Judas prit l’argent, félicita le paysan et déclara qu’il emploierait ces trois roubles à alimenter d’huile « la lampe inextinguible ».

— Et tu la verras, mon ami,… tout le monde la verraet l’âme du défunt s’en réjouira. Peut-être obtiendra-t-il pour toi quelque chose, sans que tu t’y attendes, Dieu te rendra heureux !

Il est possible que dans l’appréciation des qualités du mort, la comparaison jouait un rôle. On n’aimait pas Judas. Non qu’il fut difficile à tromper, mais il s’occupait trop de niaiseries : il ennuyait, obsédait. Peu de paysans même se décidaient à prendre à bail les lots de ses terres, car il poursuivait son fermier pour chaque pouce de terrain de trop qu’on avait labouré ou fauché, ou pour le moindre retard à l’échéance. Plusieurs d’entre eux furent complètement ruinés par ces procédés qui leur faisaient perdre du temps et cependant souvent, il n’y gagnait rien lui-même ; on connaissait si bien son amour de la chicane que l’on refusait ses prétentions sans même examiner l’affaire.

« Qui a bon voisin a bon mâtin » dit le proverbe, et l’on savait très bien quel le voisin était le seigneur de Golovlevo. Le juge de paix a beau t’acquitter, lui, il viendra à bout de toi par ces chicanes du diable. Et comme la méchanceté voilée par l’hypocrisie cause toujours une certaine peur superstitieuse, les nouveaux « voisins » saluaient craintivement jusqu’à terre « sangsue » en passant devant lui : il se tenait en deuil auprès du cercueil, les mains jointes et les yeux levés au ciel.

Tant que le corps du défunt se trouva dans la maison, les habitants marchaient sur la pointe des pieds, entraient pour un instant dans la salle à manger (le cercueil était posé là sur la table), secouaient la tête et causaient à voix basse. Judas semblait à peine vivant, traînait les pieds, entrait souvent chez le « cher mort », s’attendrissait, rajustait le drap sur la bière, et parlait à voix basse au commissaire de police local qui faisait l’inventaire et mettait les scellés. Pétinka et Volodinka allaient et venaient près du cercueil, disposaient et allumaient les cierges, présentaient l’encensoir. Les femmes de service, en robe de percaline noire, essuyaient avec leur tablier leurs yeux rougis de larmes. Arina Pétrovna, dès l’instant de la mort de Pavel Vladimiritch, se retira dans sa chambre et s’y enferma. Elle ne songeait pas à pleurer, car elle comprenait très bien qu’il lui fallait prendre de suite une résolution. Rester à Doubrovino — elle ne pouvait y penser… pour rien au monde… Elle n’avait donc qu’une chose à faire : aller à Pogorelka, le bien des orphelines, ce même bien qui, jadis, représentait le « morceau » qu’elle avait jeté à sa fille en punition de son inconduite. En prenant cette décision, elle se sentit soulagée, comme si Judas avait perdu d’un coup et à jamais tout pouvoir sur elle. Avec calme, elle compta ses livres de rente 5 % (elle trouva que son capital à elle se montait à quinze mille roubles, et au même chiffre, celui des orphelines qu’elle avait amassé.) Elle calcula avec le même sang-froid combien il faudrait dépenser d’argent pour rendre habitable la maison de Pogorelka, dont elle envoya chercher le bailli ; elle donna ses ordres au sujet des charpentiers et de l’envoi des chariots pour le transport de ses effets et de ceux des orphelines, ordonna de préparer le tarantass (elle avait à Doubrovino un tarantass à elle et pouvait prouver, d’après certains papiers qu’il lui appartenait réellement) et se mit à faire ses malles.

Elle ne ressentait pour Judas ni haine, ni affection, mais uniquement du dégoût d’avoir affaire à lui. Elle mangea même avec déplaisir, sachant qu’à partir de ce jour, la nourriture venait non de Pavel, mais de Judas. À plusieurs reprises, Porfiry Vladimiritch eut l’intention de pénétrer dans sa chambre pour jaser avec chère amie mamenka (il vit parfaitement les préparatifs de départ tout en faisant semblant de ne pas les remarquer), mais Arina Pétrovna ne l’admit pas chez elle.

— Va, mon ami, va ! disait-elle, je n’ai pas le temps !

Au bout de trois jours, tout était prêt pour le voyage. Le service funèbre était terminé et Pavel Vladimiritch enterré. Tout se passa, au cimetière, ainsi que mamenka se l’était figuré le jour de l’arrivée de Porfichka à Doubrovino. Comme elle l’avait pensé, Judas cria : « Adieu, frère ! » lorsqu’on descendit le cercueil dans la tombe. Il s’adressa ensuite à Oulitouchka et lui dit promptement :

— Et la koutiia ; n’oubliez pas de la prendre ! et servez la dans la salle à manger sur une nappe blanche… nous devons aussi dans la maison honorer la mémoire du défunt !

Au dîner qui, d’après la coutume, devait être donné de suite après l’enterrement étaient invités trois prêtres et le diacre. On dressa une table dans l’antichambre pour les chantres. Arina Pétrovna et les orphelines apparurent vêtues de robes de voyage, mais Judas fit semblant de ne rien remarquer. S’approchant de la petite table où étaient posés les hors-d’œuvre (en Russie, on a coutume avant le repas de boire un petit verre et de manger quelques hors-d’œuvre, des poissons salés, du caviar, du fromage, du boudin, des champignons marinés etc.), il pria le blagotchinny[31] de bénir la nourriture, puis il versa de l’eau-de-vie aux trois prêtres et à lui-même, s’attendrit et prononça ces mots : « Au défunt, souvenir éternel ! Ah ! frère, frère ! tu nous as quittés. Et ne devais-tu pas vivre ! Tu es un mauvais frère… mauvais, mauvais ! » Ayant dit, il se signa et but.

Puis il fit encore une fois le signe de la croix et avala un morceau de caviar, se signa de nouveau et se mit dans la bouche un morceau d’esturgeon essoré.

— Mangez, batiouchka, disait-il au blagotchinny, ce sont les conserves du frère ! et il aimait le solide ! Il mangeait bien lui-même et plus encore aimait à régaler les autres ! Ah ! frère, frère, tu nous as quittés ! Tu n’es pas un bon frère ! non tu n’es pas bon !

En un mot, il se perdit si bien dans ses considérations, qu’il oublia mamenka. Il ne s’en souvint qu’au moment où il allait enfourner dans sa bouche une cuillerée d’oronges.

— Mamenka, ma chérie, s’écria-t-il tout alarmé… et moi qui mange, mais que je suis !… ah ! quel péché ! Mamenka ! des oronges ! prenez donc des oronges ! Les oronges de Doubrovino sont célèbres, vous savez !

Mais pour toute réponse, Arina Pétrovna fit un signe de tête et ne bougea pas. On aurait dit qu’elle écoutait avec curiosité quelque chose. Comme si on ne savait quelle lueur s’était répandue devant ses yeux, et toute cette comédie à laquelle elle avait été habituée dès son enfance et dans laquelle jusqu’ici elle avait joué un rôle actif lui paraissait maintenant quelque chose de tout à fait nouveau. Le dîner commença par une discussion familière : Judas insistait pour que mamenka occupât la place du maître de la maison ; Arina Pétrovna refusa.

— Non, c’est toi qui es le maître et tu peux t’asseoir où tu voudras, lui dit-elle sèchement.

— C’est vous qui êtes la maîtresse ! Vous, mamenka, vous êtes partout maîtresse de maison et à Golovlevo et à Doubrovino — partout ! répondit Judas.

— Non, assieds-toi ! Là où Dieu me fera maîtresse, là je m’assoirai, mais ici, tu es le maître, et c’est à toi de t’asseoir.

— Eh bien ! voilà comment nous ferons, dit alors Judas en s’attendrissant : nous laisserons inoccupée la place du maître ! Comme si le frère assistait invisiblement à notre repas… il est le maître, nous sommes ses hôtes !

C’est ainsi qu’on fit. Pendant que l’on servait la soupe, Porfichka choisissant un sujet convenable, s’entretint avec les prêtres et surtout avec le blagotchinny.

— Voilà, dit-il… par le temps qui court, beaucoup de gens ne croient pas à l’immortalité de l’âme…, mais moi, j’y crois !

— Ceux-là sont des coupe-jarrets, je pense, répondit le blagotchnny.

— Non, pas seulement des coupe-jarrets, mais il y a une telle science. Comme si l’homme de lui-même… il vit, il vit, et tout à coup meurt !

— C’est qu’il y a aussi beaucoup trop de savants par le temps qui court. On croit aux sciences et non pas à Dieu. Les paysans eux aussi voudraient devenir des savants.

— Oui, batiouchka, vous avez raison, ils le voudraient, ils le voudraient. Par exemple, chez moi à Naglovka, ils n’ont rien à manger et l’autre jour, ils ont résolu d’ouvrir une école… des savants !

— Les sciences sont opposées à toute chose aujourd’hui. Contre la pluie — la science, contre le beau temps — la science. C’était jadis beaucoup plus simple : on venait, on faisait chanter un Te Deum et si l’on avait besoin de beau temps… Dieu l’envoyait ; si l’on désirait de la pluie… il en donnait. Dieu peut tout. Et depuis que l’on veut vivre d’après la science, c’est comme un fait exprès : tout vient à contre-temps. Il faut semer… c’est la sécheresse ; il faut faucher… c’est la pluie !

— C’est la vérité, la sainte vérité que vous dites, batiouchka. Autrefois, lorsqu’on priait Dieu plus souvent la terre était plus féconde. Les récoltes n’étaient pas celles d’aujourd’hui : quatre ou cinq pour cent, la terre rapportait cent pour cent ! Mamenka doit se le rappeler. N’est-ce pas, mamenka ? s’adressa-t-il à Arina Pétrovna dans le but de l’amener à prendre part à la conversation.

— Je n’ai pas entendu que chez nous… C’est peut-être au pays de Chanaan que c’est arrivé ! ! là, en effet, à ce qu’on dit, cela arrivait, répliqua sèchement Arina Pétrovna.

— Oui, oui, oui, dit Judas, comme s’il n’avait pas entendu la réponse de sa mère : ils ne croient pas en Dieu, ils ne connaissent pas l’immortalité de l’âme… et bâfrer, c’est leur affaire.

— C’est juste — rien que bâfrer et boire ! soutint le blagotchinny en rejetant les manches de sa soutane pour mettre sous son assiette un morceau du pâté obituaire.

Tout le monde se mit à manger la soupe, et pendant quelque temps, l’on n’entendit que le bruit des cuillers et le souffle des popes qui voulaient refroidir le liquide trop chaud.

— Regardez les catholiques, continua Judas en cessant de manger : — ceux-là ne refusent pas de croire à l’immortalité de l’âme, ils disent seulement qu’au sortir du corps, elle ne va pas tout droit au ciel ou en enfer, mais qu’il est probable qu’elle passe auparavant quelque temps dans un certain… endroit… neutre.

— Et cela aussi n’est pas vrai.

— Comment vous dire, batiouchka, dit Porfiry Vladimiritch, semblant méditer la question : si l’on parle au point de vue…

— Ce n’est pas la peine de discuter des niaiseries. Que chante la sainte Église ? « Dans l’endroit où il n’y a ni chagrin, ni soupir »… De quel endroit « neutre » peut-on parler après cela !

Cependant Judas ne fut pas tout à fait de cet avis et voulut répliquer. Mais Arina Pétrovna qui commençait à ressentir du dégoût de cet entretien l’arrêta :

— Mange, mange… théologien ; ta soupe doit être tout à fait froide, et pour changer de conversation, elle s’adressa au père blagotchinny.

— Et vous en avez fini, avec les seigles, batiouchka ?

— Oui, soudarynia, cette année, les seigles sont bons, mais les blés de printemps ne promettent pas. Les avoines ne sont pas encore bien grainées et déjà elles se gâtent. Nous n’aurons ni grains, ni paille.

— Partout on se plaint des avoines aujourd’hui, dit Arina Pétrovna, observant comment Judas vidait le reste de sa soupe.

On servit un autre plat : du jambon aux petits pois. Judas profita de cette occasion pour renouer la conversation interrompue.

— Les Juifs ne mangent pas de ce mets-là, dit-il.

— Les Juifs, c’est une sale race, dit le père surintendant, c’est pour cela qu’on leur montre l’oreille de cochon.

— Cependant les Tartares aussi… Il doit y avoir là quelque cause.

— Les Tartares, c’est aussi une sale race, — voilà la cause.

— Nous ne mangeons pas de cheval et les Tartares dédaignent le porc. Et à Paris, dit-on, pendant le siège, on a mangé des rats.

— Oh ! ceux-là — ce sont des Français !

C’est ainsi que se poursuivit le dîner. On servit des carassins à la crème et Judas s’écria :

— Mangez, frères, mangez, ce sont des carassins particuliers. Feu Pavel Vladimiritch les aimait beaucoup.

Au tour des asperges, il dit :

— En voilà des asperges ! À Pétersbourg pour de telles asperges, il faudrait payer un rouble d’argent. Feu Pavel les soignait lui-même. Voyez donc comme elles sont grosses.

Arina Pétrovna tenait à peine en place : une heure entière s’écoula et le dîner n’était qu’à sa moitié. Judas, comme un fait exprès, traînait en longueur ; il mangeait un morceau, mettait de côté son couteau et sa fourchette, jasait, puis avalait un autre morceau, et bavardait de nouveau. Que de fois, au temps jadis, Arina Pétrovna le grondait à cause de cela : « Mange donc, salaud, que Dieu me pardonne ! » Il semblait avoir oublié les leçons de mamenka. Mais peut-être ne les avait-il pas oubliées et s’il agissait ainsi, c’était par vengeance. Enfin on servit le rôti, et au moment où tout le monde se levait et le père diacre commença : « la bienheureuse assomption » un tel tapage se fit entendre dans les couloirs que tout l’effet de l’oraison funèbre fut perdu.

— Qu’est-ce que ce bruit-là ? cria Porfiry Vladimiritch ; vous n’êtes pas au cabaret, je pense.

— Ne crie pas, de grâce ! Ce sont mes malles qu’on transporte, répliqua Arina Pétrovna, puis elle ajouta, non sans ironie : Tu veux les inspecter, peut-être ?

Un profond silence se fit tout à coup dans la chambre. Judas même pâlit et ne trouva rien à dire sur le moment. Son embarras ne fut pas toutefois de longue durée. Il comprit qu’il fallait d’une manière ou de l’autre étouffer la réplique désagréable de sa mère, et s’adressant au blagotchinny, il commença :

— Voilà le tétras, par exemple… En Russie, ils sont nombreux, mais dans les autres pays…

— Mange donc, pour l’amour de Dieu ; nous avons vingt-cinq verstes à faire, il nous faut être arrivées avant la nuit, s’écria Arina Pétrovna. Pétinka, dis, mon cher, que l’on serve plus vite le dessert !

Le silence se fit pendant quelles minutes. Porfiry Vladimiritch se hâta de finir son morceau de tétras, et se tint immobile, pâle, les lèvres tremblantes, frappant du pied.

— Vous m’offensez, chère amie mamenka, ah ! ah ! comme vous m’offensez ! dit-il enfin, en évitant le regard de sa mère…

— Qu’est-ce qui peut te froisser ? Et… t’ai-je offensé tant que ça !…

— Oh ! Oui, vous m’offensez… tant !… tant !… Dans un tel moment… partir !… Tout allait bien… et tout à coup… ces malles… l’inspection… oh ! c’est offensant !

— Si tu veux tout savoir, je puis te le dire. Tant que Pavel était vivant, je suis resté ici ; lui mort je m’en vais. Et quant aux coffres, Oulita, par ton ordre, m’espionne depuis longtemps. Et selon moi, il vaut mieux dire tout bonnement à ta mère qu’elle est suspecte que siffler derrière elle comme un serpent.

— Mamenka ! mon amie ! mais vous… mais moi… gémit Judas.

— Assez ! l’interrompit Arina Pétrovna. J’ai dit ce que je pensais.

— Mais en quoi, mon amie, ai-je pu…

— Tu connais ma pensée, c’est entendu, finis donc. Laisse-moi partir, de grâce. J’entends que les chevaux sont prêts.

En effet un son de grelots et un bruit de roues se firent entendre dans la cour.

Arina Pétrovna se leva la première, tous les autres suivirent son exemple.

— Eh bien, maintenant, asseyons-nous[32] un moment et en route ! dit-elle en se rendant au salon.

On s’assit, on se tut et pendant ce temps Judas se remit complètement.

— Eh quoi ! mamenka ? si vous restiez à Doubrovino ! Voyez comme l’on est bien ici ! dit-il en regardant mamenka dans les yeux avec la caresse d’un chien furtif.

— Non, mon ami, c’est assez ! je ne veux pas te dire pour dernier adieu une mauvaise parole… mais je ne puis rester ici ! Batiouchka ! dites la prière !

On se leva, on pria ; puis Arina Pétrovna embrassa et bénit chacun comme « entre parents » et traînant lourdement les pieds, elle se dirigea vers la porte. Porfiry Vladimiritch, à la tête des assistants, la suivit jusqu’au perron, mais ici, à la vue du tarantass, le démon de cupidité s’empara de lui. Et cette idée : « C’est le tarantass de mon frère », passa à travers son esprit.

— Nous nous reverrons bientôt, chère amie mamenka, dit-il en aidant sa mère à monter dans la voiture et en jetant des regards obliques sur le tarantass.

— Si Dieu le permet… pourquoi ne pas se revoir !

— Ah ! mamenka, mamenka ! mauvaise plaisante que vous êtes — vraiment ! Faites donc dételer les chevaux et avec l’aide de Dieu, revenez à votre ancien nid… vraiment, disait d’un ton patelin Judas.

Arina Pétrovna ne répondit pas : elle était prête à partir et s’était même signée, mais les orphelines lambinaient encore.

Et Judas ne cessait de regarder de temps en temps la voiture.

— Et le tarentass, mamenka… comment ? Vous le renverrez vous-même ou vous m’ordonnerez de l’envoyer chercher ? dit-il, ne pouvant plus se retenir.

Arina Pétrovna devint toute tremblante d’indignation.

— Le tarantass est à moi ! cria-t-elle d’une voix si douloureuse que tous les assistants se sentirent honteux et mal à leur aise : — Il est à moi, à moi, le tarantass ! J’ai des preuves… des témoins ! Et toi… je te… bien, bon, j’attendrai encore… je verrai ce que tu feras ! Enfants ! venez-vous ?

— De grâce, mamenka ! est-ce que je vous en veux ? Même si le tarantass appartenait à Doubrovino !

— Il est à moi ! le tarantass est à moi ! Il n’est pas à Doubrovino, mais à moi ! n’ose pas dire… entends-tu.

— Comme vous voudrez, mamenka… Donc, ma chère, ne nous oubliez pas… sans cérémonies, vous savez ! Nous chez vous, vous chez nous… comme entre parents.

— Êtes-vous assises enfin ? En route ! cria Arina Pétrovna, se retenant à peine.

Le tarantass s’ébranla et partit. Judas se tenait toujours sur le perron, agitait son mouchoir et, tant que la voiture fut en vue, il criait :

— Comme entre parents ! Nous chez vous, vous chez nous… comme entre parents !

LIVRE TROISIÈME —
COMPTES DE FAMILLE

L’esprit d’Arina Pétrovna n’avait jamais été traversé par l’idée qu’un jour elle serait « une bouche de trop » et ce jour arriva juste au moment où pour la première fois, elle se convainquit pratiquement que ses forces morales et physiques l’abandonnaient. Ces instants-là viennent toujours inopinément ; quoique la personne soit depuis longtemps épuisée, elle réagit, « se tient » et tout à coup arrive Dieu sait d’où le « coup » décisif. Prévoir « ce coup », comprendre qu’il approche est on ne peut plus difficile ; il faut se soumettre tout simplement sans protester, car c’est ce même « coup » qui transforme instantanément en une ruine un homme encore vert.

Lorsqu’ayant rompu avec Judas, Arina Pétrovna fixa sa résidence à Doubrovino, sa position était pénible, mais elle savait au moins que Pavel Vladimiritch, si mécontent qu’il pût être de son irruption, était un homme « aisé » qu’un morceau de trop ne ruinerait pas. Mais la position présente avait un tout autre aspect : elle se trouvait à la tête d’un ménage où tous les morceaux étaient comptés. Et elle savait le prix de ces « morceaux », car ayant passé toute sa vie à la campagne près des paysans, elle s’était appropriée leur conception sur le dommage qu’apporte « une bouche de trop » au ménage pauvre.

Néanmoins, dans les premiers temps de son emménagement à Pogorelka, elle ne perdit pas courage, s’occupa avec empressement de son instillation et manifesta son ancienne lucidité des combinaisons administratives. Mais l’administration de Pogorelka était tracassière, vétilleuse et demandait une surveillance personnelle de chaque minute. Sur le premier moment, elle avait cru qu’il n’était pas difficile d’établir une comptabilité minutieuse, là où les quarts de kopeck formaient des demi-kopecks, et les cinq kopecks des dix kopecks, mais elle dut bientôt se convaincre qu’elle s’était trompée. Effectivement il n’y avait rien de difficile en cela, mais il lui manquait ses anciens goûts, ses anciennes forces. De plus, l’on se trouvait alors en automne dans le plus fort des comptes administratifs, et cependant le temps était mauvais et mettait une barrière involontaire au zèle d’Arina Pétrovna. C’est alors qu’apparurent les malaises séniles qui l’empêchaient de sortir, que vinrent les longues soirées d’automne la condamnant à une oisiveté forcée.

La vieille s’agitait, se tourmentait, mais ne pouvait rien faire.

D’un autre côté, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que les orphelines n’étaient pas très bien non plus. Elles avaient l’air triste, découragé. Dieu sait quels vagues plans d’avenir trottaient par leurs têtes, plans où l’idée du travail se mariait à celle des plaisirs sans doute du caractère le plus innocent. Il y avait là des souvenirs de la pension dans laquelle elles avaient reçu leur éducation et des idées décousues sur l’intelliguentia puisées accidentellement dans des livres, l’espoir timide de saisir, par le moyen d’anciennes amies de pensionnat, Dieu sait quel fil et d’entrer par son aide dans la sphère lumineuse de la vie humaine. Sur tout ce vague planait néanmoins une seule idée bien déterminée : quitter coûte que coûte cette Pogorelka détestée.

Et voilà qu’un beau jour, Anninka et Lioubinka déclarèrent à leur grand’mère qu’elles ne pouvaient et ne voulaient plus y rester ; que cela était impossible, car à quoi cela ressemblait-il ? elles ne voyaient personne, excepté le pope qui, de plus, à chaque entrevue qu’il avait avec elles, faisait allusion, Dieu sait pourquoi, aux « vierges folles » et qu’en un mot « ça ne pouvait plus continuer comme ça ». Les jeunes filles parlaient d’un ton résolu, car elles craignaient leur grand’mère et plus elles pensaient à sa colère et à sa résistance, plus elles payaient d’audace. Mais à leur grand étonnement, Arina Pétrovna écouta leurs lamentations, non seulement sans colère, mais encore ne manifesta pas la moindre intention de leur prêcher morale, ce qui est le faible de la vieillesse impuissante.

Hélas ! ce n’était déjà plus cette femme autoritaire qui disait encore, il n’y avait pas bien longtemps : « J’irai à Khotkoff et j’emmènerai les orphelines avec moi. » Et ce n’était pas seulement de l’impuissance sénile que dépendait de changement ; la compréhension de l’existence d’un monde meilleur, plus juste, y était bien aussi pour quelque chose. Les derniers coups du sort ne l’avaient pas seulement domptée, ils avaient éclairé dans son horizon intellectuel certains coins où sa pensée jusqu’alors n’était jamais descendue. Elle comprit que l’être humain recèle en lui-même certaines aspirations qui pendant longtemps peuvent sommeiller, mais qui une fois éveillées, entraînent d’une manière irrésistible l’homme là où brille le rayon de la vie, ce rayon consolateur, dont l’œil guettait depuis longtemps l’apparition à travers les ténèbres désespérantes de présent. Une fois qu’elle eut compris la légitimité d’une telle aspiration, elle se trouva sans force pour la combattre. Elle tâchait de dissuader, il est vrai, ses petites filles de leur intention, mais faiblement, sans conviction : elle s’inquiétait de l’avenir qui les attendait d’autant plus qu’elle ne pouvait rien pour elles, n’ayant aucune relation avec ce qu’on appelle le monde ; elle sentait en même temps que la rupture avec les jeunes filles était obligée, inévitable. Que deviendront-elles ? — cette question la poursuivait à chaque minute et d’une façon importune, mais ce n’est pas avec ce thème ni même avec d’autres plus effrayants qu’on peut retenir celui qui aspire à la liberté.

Et les orphelines ne faisaient que parler de leur départ. En effet après quelques délais et quelques hésitations simulées afin de satisfaire leur grand’mère, elles partirent.

Après leur départ, la maison de Pogorelka fut plongée dans un silence désespérant. Si concentrée que fût Arina Pétrovna de sa nature, le voisinage d’un souffle humain avait le pouvoir de la calmer. Après avoir reconduit ses petites-filles, elle sentit pour la première fois de sa vie peut-être que son existence était dégagée de quelque chose et que subitement, il lui était donné une liberté illimitée, si illimitée même qu’elle ne voyait autour d’elle qu’un espace vide. Pour se voiler à elle-même ce vide de quelque manière que ce fût, elle donna ordre de fermer les chambres de réception et le mezzanine qu’occupaient les orphelines (« il me faudra moins dépenser de bois de chauffage », pensait-elle à cette occasion) et ne garda à sa disposition que deux pièces dans l’une desquelles était placée une grande armoire à icônes ; l’autre chambre servait de chambre à coucher en même temps que de cabinet de travail et de salle à manger. Elle congédia aussi, par mesure d’économie tous les domestiques, ne gardant auprès d’elle que la vieille femme de charge Afimiouchka qui traînait à peine ses jambes et Markovna, femme d’un soldat, qui n’avait plus qu’un œil et qui était chargée de la cuisine et du blanchissage. Mais toutes ces précautions étaient à peu près vaines ; la sensation du vide ne tarda pas à pénétrer dans ces deux chambres où elle espérait pouvoir la vaincre. La solitude irrémédiable et la triste oisiveté, voilà les deux ennemies avec lesquelles elle se trouva face à face et qui, désormais, devaient tenir compagnie à sa vieillesse. Et à leur suite ne se fit pas attendre le travail de destruction physique et morale, travail d’autant plus cruel que sa vie oisive lui opposait moins de résistance.

Les jours s’écoulaient dans cette oppression monotone dont la vie de campagne est si prodigue lorsqu’elle n’est entourée ni du confort ni des occupations domestiques, ni de ce je ne sais quoi qui allaite l’esprit. Indépendamment des causes extérieures qui lui rendaient impossibles toute occupation personnelle dans son ménage, Arina Pétrovna ressentait intérieurement du dégoût pour ces menus soucis qui la surprenaient à la fin de ses jours. Peut-être aurait-elle surmonté son dégoût si elle avait eu en vue un but qui pût justifier ses efforts, mais c’était justement cela qui lui faisait défaut. Elle avait ennuyé, rebuté tout le monde et à son tour elle était lasse de tous et de tout. Son ancienne activité fiévreuse était remplacée tout à coup par l’oisiveté somnolente et celle-ci avait peu à peu perverti la volonté et amené ces penchants que certes, il y avait quelques mois, son esprit n’avait pas entrevus comme possibles. De femme forte et réservée que jamais personne n’aurait pu qualifier de « vieille », Arina Pétrovna se transforma en une ruine pour laquelle n’existait plus ni passé, ni présent, rien que la minute dans laquelle elle vivait.

Le jour, la plupart du temps, elle sommeillait. Elle se plaçait devant une table sur laquelle étaient étalées des cartes graisseuses et s’endormait. Puis elle tressaillait, se réveillait, jetait un regard sur la fenêtre et, pendant longtemps, inconsciemment, elle tenait ses yeux fixés sur l’espace infini qui se déroulait devant elle.

Pogorelka était un enclos triste, disposé, comme l’on dit, sur une boutisse, sans jardins, sans ombre, sans aucune trace de confort. Il n’y avait pas même de parterre devant la maison. Celle-ci n’était qu’à un étage et semblait comme écrasée et toute noircie par le temps ; à côté, quelque dépendance tombant aussi en ruines et tout autour, des champs, des champs sans fin ; pas même de forêt à l’horizon. Mais Arina Pétrovna habitait la campagne depuis son enfance, et non seulement cette pauvre nature ne lui semblait pas triste, mais elle parlait plutôt à son cœur et réveillait en elle un dernier reste de sentiment qu’elle avait encore conservé. La meilleure partie de son être vivait dans ces champs dénudés et ses regards les cherchaient instinctivement en tout temps. Elle tenait ses yeux fixés au loin sur la campagne, regardait les pauvres villages « trempés » qui, comme autant de points noirs, étaient disposés çà et là à l’horizon, les églises blanches des cimetières ruraux, les taches que les nuages errant sous les rayons du soleil dessinaient sur la plaine, ce paysan inconnu qui cheminait entre les sillons et qui lui semblait toujours rester à la même place. Mais à part cela, elle ne pensait à rien, ou plutôt ses pensées étaient si décousues qu’elle ne pouvait s’arrêter sur quoi que ce fût pour un temps plus ou moins long. Elle ne faisait que regarder, regarder jusqu’au moment où la somnolence sénile recommençait à bourdonner dans ses oreilles et couvrait d’un voile les champs, et les églises, et les villages, et le paysan cheminant dans le lointain. Quelquefois elle semblait vouloir reconstituer le passé dans sa mémoire. Mais ses réminiscences revenaient sans suite, en fragments détachés. Son attention ne pouvait se concentrer sur rien et passait sans cesse d’un souvenir à un autre. Par moments cependant Dieu sait quoi d’anormal la frappait, non pas la joie son passé en était avare jusqu’à la cruauté — mais quelque offense amère, insupportable. Alors quelque chose s’enflammait en elle, l’angoisse lui montait au cœur, les larmes lui venaient aux yeux. Elle commençait à pleurer, à pleurer péniblement comme le fait l’impuissante vieillesse chez laquelle les pleurs coulent ainsi que sous le poids d’un cauchemar. Mais pendant ce temps, la pensée inconsciente continuait son œuvre et insensiblement pour Arina Pétrovna la détournait de la cause qui avait suscité sa triste disposition d’esprit, de sorte que quelques minutes après, la vieille s’étonnait elle-même de ce qui avait pu la mettre en cet état. En général, elle vivait comme si personnellement elle n’avait pas place dans la vie, mais uniquement pour cette raison que dans sa ruine elle avait encore conservé, Dieu sait quels « bouts » oubliés qu’il lui fallait grouper, escompter et additionner. En attendant que ces bouts existassent, la vie suivait son cours, l’obligeant de faire tous les actes extérieurs indispensables pour empêcher cette existence à demi-endormie de tomber en poussière.

Si les jours s’écoulaient dans cette somnolence inconsciente, les nuits lui étaient particulièrement douloureuses. La nuit, Arina Pétrovna avait peur, elle craignait les voleurs, les revenants, les diables, en un mot tous ces produits de son éducation et de sa vie. Et elle était mal défendue contre tout ceci, car hormis les domestiques caducs dont il a été parlé plus haut, tout le personnel de service à Pogorelka s’incarnait pendant la nuit en la personne de Fédosséi, misérable paysan boiteux qui, pour deux roubles par mois venait garder l’enclos, et sommeillait continuellement dans le vestibule, sortant trois ou quatre fois la nuit pour frapper sur la feuille de fonte suspendue à un poteau et montrant par là aux habitants qu’il faisait bonne garde. Quoique dans la basse-cour il y eût bien quelques ouvriers et ouvrières, leur izba se trouvait à une telle distance de la maison qu’il eût été peu probable qu’on y entendît des cris d’appel. Il y a quelque chose de pénible, d’oppressant dans une nuit d’insomnie à la campagne. À partir de neuf ou dix heures au plus tard, la vie semble cesser et un silence terrifiant s’établit. Faute d’occupation et pour économiser les bougies, l’on était obligé de se mettre au lit. Afimiouchka, par une habitude prise depuis l’enfance, dès que l’on desservait le samovar, prenait son feutre, le mettait contre la porte de la chambre à coucher, s’y étendait et un instant après elle y était aussi immobile qu’une morte. Markovna demeurait encore dans la cuisine et maugréait continuellement, grondant Dieu sait qui ; puis le calme finissait par régner là aussi et, une minute après, on entendait le ronflement de Markovna. Le garde donnait quelques coups sur la tôle pour annoncer sa présence.

Arina Pétrovna se tenait auprès d’une chandelle mal mouchée et s’efforçait de chasser le sommeil en faisant une « patience » ; mais à peine commençait-elle à étaler ses cartes qu’elle s’assoupissait. « Il ne serait pas long d’allumer un incendie de cette façon ! » se disait-elle décidée à se mettre au lit. Mais à peine était-elle plongée dans le duvet qu’un autre ennemi l’attendait : le sommeil qui toute la soirée l’avait obsédée, brisée, disparaissait tout à fait. La chambre était surchauffée : l’air brûlant sortait de la bouche de chaleur, et sous le duvet rendait la température insupportable. Arina Pétrovna se retournait dans son lit ; elle avait envie d’appeler quelqu’un, mais elle savait que personne ne l’entendrait. Un silence mystérieux régnait tout autour, silence dans lequel l’oreille dressée pouvait distinguer toute une suite de sons. Tantôt « quelque chose » frappait, tantôt se faisait entendre un hurlement, puis c’étaient des pas dans le couloir ou encore Dieu sait quel souffle traversait la chambre, effleurant même le visage. La lampe brillait devant l’icône et sa clarté communiquait aux objets un caractère vague, comme s’ils n’étaient pas des objets mais de simples contours. À côté de cette lueur incertaine se glissait une autre clarté venant de la chambre voisine où devant l’armoire aux images brûlaient quatre ou cinq lampes. Cette lumière formait un tétragone jaune sur le plancher de la chambre, s’encadrant pour ainsi dire dans l’obscurité sans la diminuer. Partout des ombres vacillantes, remuant sans bruit. Voici une souris qui gratte le mur derrière le papier. Ah !… vilaine ! lui crie Arina Pétrovna et de nouveau tout retombe dans le silence. Et toujours les ombres, toujours ce murmure venant on ne sait d’où. La plus grande partie de la nuit se passait dans cette somnolence maladive interrompue à chaque instant et ce n’était qu’au matin que le sommeil rentrait dans ses droits. Mais à six heures, Arina Pétrovna était déjà sur pieds, brisée par sa nuit d’insomnie.

À toutes ces causes qui peignent suffisamment la misérable existence que menait Arina Pétrovna se joignaient encore deux autres ; l’insuffisance de nourriture et l’incommodité du logis. Elle mangeait peu et mal, croyant peut-être compenser par là le détriment apporté à son ménage par le manque de surveillance. En ce qui concerne l’incommodité du logis, la maison de Pogorelka était vieille et humide ; l’air de la chambre où s’était enfermée Arina Pétrovna n’était renouvelé jamais, et pendant des semaines entières on ne la nettoyait pas. Et c’était au milieu de cet abandon complet, de ce manque de tout confort qu’approchait la vieillesse. Mais plus elle devenait infirme, plus l’envie de vivre se manifestait en elle ou pour mieux dire, pas autant le désir de vivre que celui de mener une vie douce. À ce sentiment se joignait l’absence la plus complète de l’idée de la mort. Autrefois elle la craignait, maintenant elle semblait n’y plus penser du tout. Et puisque son idéal vital ne se distinguait que fort peu de celui du premier paysan venu, ses idées sur la « bonne vie » étaient assez médiocres. Tout ce que durant sa vie elle s’était refusé : un bon morceau, le repos, les causeries, tout cela était devenu l’objet de ses convoitises. Toutes les inclinations d’une vraie pique-assiette les balivernes, les déférences flatteuses en vue d’un don quelconque, la voracité se développaient en elle avec une rapidité étonnante. Elle se nourrissait de soupe aux choux et de la viande salée et gâtée que mangeaient ses gens et en même temps, elle vivait des provisions enfermées dans les magasins de Golovlevo, des carassins de l’étang de Dombrovino, des champignons dont regorgeaient les forêts de Golovlevo et de la volaille que Porfiry Vladimiritch faisait engraisser dans sa basse-cour. « Il serait bon de manger du bouillon d’abattis d’oie ou des oronges à la crème », se disait-elle mentalement, et elle se représentait ces mets si vivement que ses lèvres amaigries en frémissaient. La nuit, lorsqu’elle ne trouvait pas de repos dans son lit et se sentait glacée de peur, elle se disait : « À Golovlevo, les verrous sont solides, des gardes « sérieux » frappent sur la planche sans relâche, et tous dorment tranquilles ! » Toute la journée, durant des heures entières elle n’avait pas à qui adresser la parole, et pendant ce silence involontaire, elle pensait en elle-même : « À Golovlevo, il y a du monde, là, on peut se soulager le cœur ! » En un mot, la propriété de son fils lui revenait à chaque instant à l’esprit et à mesure que ses souvenirs se multipliaient, Golovlevo devenait pour elle une sorte de point lumineux où se concentrait la « bonne vie. »

Plus l’imagination se troublait par l’image de Golovlevo, plus la volonté se débauchait et les récentes et sanglantes offenses étaient refoulées dans le gouffre de l’oubli. La femme russe, par le caractère même de sa vie et de son éducation, se résigne trop facilement au rôle de parasite. Aussi Arina Pétrovna n’échappa pas à ce sort malgré son passé qui semblait la préserver de ce joug. Si elle n’avait pas « alors » commis une faute en ayant confiance en Judas et si elle n’avait pas fait le partage, elle serait encore aujourd’hui une vieille femme hargneuse et exigeante tenant tout entre ses mains. Mais puisque la faute était commise sans retour, la transition de l’autorité sans conteste à l’obéissance et à la flatterie n’était qu’une question de temps. Tant que ses forces conservèrent à un certain degré l’ancienne solidité, la transition n’apparut pas à la surface, mais dès qu’elle comprit qu’elle était irrévocablement condamnée au délaissement et à la solitude, son âme fut aussitôt envahie par une foule de tentations pusillanimes qui, peu à peu, pervertirent définitivement la volonté sans cesse ébranlée. Judas, qui se rendait quelquefois à Pogorelka dans les premiers temps, et y rencontrait un accueil très froid, cessa tout à coup d’être « détestable ». Les anciennes offenses s’oublièrent d’elles-mêmes et Arina Pétrovna fit le premier pas dans la voie du rapprochement. Cela commença par des « demandes ». On envoyait de Pogorelka des messagers chez Judas, d’abord assez rarement, puis de plus en plus souvent. Tantôt c’étaient les oronges qui étaient mal venues cette année ; tantôt les concombres qui, à cause des pluies, étaient piqués ; d’autres fois, c’était autour des dindons qui « par ce temps de chien étaient tous crevés », ou encore : « Mon ami, tu me ferais bien plaisir en ordonnant que l’on prenne à Doubrovino des carassins que feu mon fils Pavel ne m’a jamais refusés. » Judas se renfrognait, mais il n’osait montrer son mécontentement. Il se souvenait qu’un jour sa mère avait dit : « J’irai à Golovlevo, je ferai ouvrir l’église et appeler le pope et je lui crierai : je te maudis ! » et ce souvenir l’empêcha de se livrer aux vilenies dont il était capable. Mais en se pliant aux exigences de « bonne amie mamenka », il ne manquait pas de faire remarquer dans son entourage qu’ici-bas chaque homme est destiné par Dieu à porter sa croix et cela non sans raison, car s’il n’en était pas ainsi, l’homme s’oublierait et se livrerait à la débauche ; et à sa mère il écrivait : « En ce qui concerne les concombres, chère amie mamenka, je vous envoie ce que je puis. Quant aux dindons, excepté ceux qui sont laissés pour faire race, il ne reste que des coqs qui, par l’énormité de leurs dimensions et vu la simplicité de votre table, vous seraient inutiles. Mais ne voudriez-vous pas venir à Golevlevo pour partager mes modestes repas ; nous ferons rôtir alors un de ces parasites (oui, parasites, car mon cuisinier Matvéi sait très bien les chaponner) et nous nous régalerons, chère amie mamenka ».

Depuis lors, Arina Pétrovria se rendit plus souvent à Golovlevo. Elle goûtait et des dindons et des canards avec Judas, elle dormait à son aise et pendant la nuit et dans l’après-midi, elle soulageait son cœur en conversant sur des riens, entretiens auxquels Judas était si porté par sa nature et qu’elle aussi commençait à aimer, à cause de son âge avancé. Elle ne cessa même pas ses visites lorsqu’elle apprit que son fils, las d’un veuvage prolongé, avait pris en qualité d’économe une demoiselle appartenant à l’état ecclésiastique, nommée Evpraksia. Tout au contraire, au reçu de cette nouvelle, elle se rendit aussitôt Golovlevo et sans se donner le temps de descendre de voiture, elle cria à Judas avec une sorte d’impatience enfantine : « Allons, allons, vieux pécheur ! montre-moi donc ta belle, montre-la moi ! » Toute la journée fut pour elle une vraie partie de plaisir, car Evprakséiouchka servit elle-même le dîner, lui prépara son lit pour son somme de l’après-midi, et le soir elle joua à la dupe avec Judas et sa belle. Porfiry Vladimiritch lui aussi était content d’un tel dénoûment et en signe de reconnaissance, il ordonna au départ d’Arina Pétrovna de mettre dans son tarantass une livre de caviar, haute marque de respect, car le caviar n’était pas un produit de Golovlevo, mais était acheté. Cette générosité toucha à tel point la vieille qu’elle ne put s’empêcher de dire :

— Merci pour cela ! Dieu aussi t’aimera, cher ami, parce que tu prends soin de ta mère dans sa vieillesse. Au moins, je ne m’ennuierai plus à Pogorelka. J’ai toujours aimé le caviar et je l’aime encore ; grâce à ta bonté, je me régalerai.

 

Cinq ans environ s’étaient écoulés depuis l’établissement d’Arina Pétrovna à Pogorelka. Pendant ce temps, Judas ne bougea pas de son Golovlevo. Il vieillit beaucoup, se décolora, se flétrit, mais il continuait à lésiner, à mentir et à dire des balivernes, encore mieux qu’autrefois, car il avait toujours sous la main chère amie mamenka qui, en vue d’un bon morceau, était devenue l’auditeur obligatoire de ses bêtises. Il ne faut pas penser que Judas était un hypocrite, genre Tartuffe ou type bourgeois français roucoulant sur les assises de la société. Non, c’était un hypocrite, style purement russe, c’est-à-dire un homme dépourvu de toute retenue morale et ne sachant en fait de vérités que celles contenues dans les alphabets. Il était ignorant au dernier point, chicaneur, menteur, bavard, et pour comble, il craignait le diable. Toutes ces qualités négatives ne peuvent pas fournir de matériaux solides à la vraie hypocrisie. En France, l’hypocrisie se développe par l’éducation, constitue en propre « les bonnes manières » et a toujours une nuance politique et sociale très prononcée. Il y a des hypocrites de religion, de bases sociales, de propriété, de famille, de gouvernement et dans ces derniers temps, sont aussi apparus les hypocrites de « l’ordre ». Si cette sorte d’hypocrisie ne peut être considérée comme une conviction, c’est en tout cas un drapeau autour duquel s’assemblent les gens qui trouvent profit à être hypocrites de cette façon plutôt que d’une autre. Ils le sont consciemment dans le sens de leur drapeau, c’est-à-dire qu’ils se savent hypocrites et outre cela sont persuadés que les autres ne l’ignorent pas. Dans la pensée du bourgeois français, l’univers n’est rien autre chose qu’une vaste arène sur laquelle se donne une immense représentation théâtrale où un hypocrite donne la réplique à un autre. L’hypocrisie, c’est l’invitation à la convenance, au décorum, à une belle mise en scène. Et ce qui est le plus grave, c’est aussi un frein. Non pour ceux, certes, qui prennent ce ton en volant dans les hauteurs des empyrées sociales, mais pour ceux qui fourmillent au fond de la chaudière humaine. L’hypocrisie retient la société sur la pente du débordement des passions qui devient de cette façon le privilège d’une petite minorité. Tant que ce « débordement » ne sort pas du cénacle d’une petite corporation solidement organisée, elle est non seulement sans danger, mais encore elle soutient et nourrit la tradition de l’élégance qui périrait s’il n’existait pas un certain nombre de « cabinets particuliers » où elle est cultivée aux moments libres du culte de l’hypocrisie officielle. Mais ce débordement devient positivement dangereux dès qu’elle se trouve à la portée de tout le monde et s’unit à la faculté donnée à chacun de présenter ses exigences et de prouver leur légitimité et leur naturel. Alors surgissent les nouvelles couches sociales qui tendent sinon à débusquer les anciennes, du moins à leur imposer des limites. La demande des « cabinets particuliers » a pris une telle importance qu’on finit par se dire : « Ne serait-il pas plus simple désormais de s’en passer tout à fait ? » Et c’est de ces apparitions et de ces questions que l’hypocrisie systématique préserve les classes dirigeantes de la société française, hypocrisie qui, ne se contentant pas du terrain de « l’usage » passe sur celui de la légalité et d’un simple trait de mœurs, devient une loi ayant un caractère « forcé ». Tout le théâtre de la France contemporaine est basé, à de rares exceptions près, sur cette loi de respect de l’hypocrisie. Les héros des meilleures œuvres dramatiques françaises (c’est-à-dire, de celles-là qui jouissent du plus grand succès, grâce à l’extrême réalisme des vilenies de la vie qu’on y représente) trouvent toujours vers la fin quelques moments libres pour voiler ces vilenies au moyen de phrases ronflantes dans lesquelles on exalte la sainteté et la beauté de la vertu. Adèle peut pendant quatre actes souiller de toutes façons la couche conjugale, mais dans le cinquième elle déclare nettement que le foyer domestique est le seul refuge où la femme française peut trouver le bonheur. Posez-vous cette question : « Qu’adviendrait-il si l’auteur avait eu l’idée de prolonger son drame encore pour cinq actes semblables ? » et vous pouvez répondre sans hésiter que dans les quatre actes suivants, Adèle souillera de nouveau la couche conjugale et au cinquième fera au public la même déclaration. Du reste, ce n’est pas la peine de faire ces suppositions, il suffit de se rendre au Théâtre-Français, au Gymnase et de là au Vaudeville ou aux Variétés pour se convaincre qu’Adèle souillera partout la couche conjugale et partout déclarera à la fin que cette couche est justement l’autel unique sur lequel l’honnête femme doit se sacrifier. Cela est à tel point entré dans les mœurs que personne ne remarque que là se cache la contradiction la plus flagrante, que la vérité de la vie s’y trouve à côté de la vérité de l’hypocrisie et qu’elles marchent côte à côte, se confondant si bien qu’il est difficile de dire laquelle de ces deux vérités a le plus de droit à être reconnue.

Nous, Russes, nous n’avons pas de système d’éducation ayant des couleurs aussi fortement prononcées. On ne nous dresse pas, on ne tâche pas de faire de nous des champions et des propagandistes de tels ou tels dogmes sociaux, mais on nous laisse tout simplement croître comme l’ortie près d’une haie. C’est pourquoi il y a parmi nous très peu d’hypocrites et beaucoup de menteurs, de bigots et de bavards. Nous n’avons pas besoin de faire de l’hypocrisie sur un axiome social quelconque, car ils nous sont inconnus et aucun d’eux ne nous couvre. Nous existons tout à fait librement, c’est-à-dire nous végétons, nous mentons, disons des balivernes par nous-mêmes, sans aucun de ces « axiomes ». Faut-il se réjouir ou s’attrister à cette occasion ? — ce n’est pas à moi de le juger. Je pense cependant que si l’hypocrisie peut inspirer l’indignation et la peur, le mensonge sans but est capable de produire l’ennui et le dégoût. C’est pourquoi ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de laisser de côté la question de préférence de l’hypocrisie, consciente ou inconsciente, et se défendre également des hypocrites et des menteurs.

Donc, Judas n’était pas autant hypocrite que « vilain », menteur et bavard.

Enfermé chez lui à la campagne, il se sentit aussitôt en pleine liberté, car nulle part ailleurs, dans toute autre sphère ses penchants n’auraient su trouver un aussi vaste champ qu’ici. À Golovlevo non seulement il ne rencontrait nulle part de résistance directe, mais pas même la moindre restriction indirecte qui l’aurait fait penser : « Je commettrais bien quelque vilenie, mais qu’en dirait le monde ? » Le jugement de personne ne l’inquiétait, aucun regard indiscret ne le troublait — il n’y avait donc pas lieu de se contrôler lui-même. Un relâchement illimité devint le trait principal de ses rapports avec lui-même. Depuis bien longtemps il était poussé vers cette absence complète de toute restriction morale, et s’il ne s’était pas installé auparavant à la campagne c’était uniquement par crainte de l’oisiveté. Ayant passé plus de trente ans dans l’atmosphère grise des bureaux, il acquit toutes les habitudes et toutes les aspirations d’un tchinovnik endurci, n’admettant pas qu’une seule minute de sa vie puisse se passer sans s’occuper d’inutilités. Mais en examinant la chose de plus près, il acquit facilement la conviction que le monde de l’inaction est à tel point mobile que sans la moindre peine on peut le transporter n’importe où. Et en effet dès qu’il s’installa à Golovlevo, il se créa aussitôt une telle quantité de vétilles, de bagatelles qu’il pouvait continuellement y fouiller, sans crainte de les épuiser jamais. Dès le matin, il s’asseyait à son bureau et se mettait à ses occupations ; en premier lieu il s’occupait de la vachère, de la femme de charge, du bailli, vérifiait leurs comptes d’une façon, puis d’une autre : il avait adopté une comptabilité fort compliquée pour l’argent et les provisions, inscrivant chaque kopeck, chaque objet sur une vingtaine de livres, par moments égarant un demi-kopeck, par moments retrouvant un kopeck de trop. Puis il prenait la plume et rédigeait quelques plaintes au juge de paix. Tout ceci, non seulement ne lui laissait pas une minute de libre, mais avait encore toutes les formes extérieures d’un travail assidu et immense. Aussi ce n’était pas de l’oisiveté que Judas se plaignait, mais de ce qu’il ne parvenait pas à faire tout ce qu’il voulait, quoique toute la journée il restât dans son cabinet de travail sans quitter sa robe de chambre. Sur sa table, il y avait toujours une foule de rapports soigneusement cousus, y compris les comptes-rendus de la vachère Fecla dont la conduite lui parut suspecte dès le premier jour, mais que jusqu’ici, il n’avait pas eu le temps d’examiner.

Il avait rompu toutes relations avec le monde extérieur. Il ne recevait ni livres, ni journaux, ni lettres même. L’un de ses fils Volodenka finit par se suicider ; à l’autre, Pétinka, il écrivait rarement, uniquement quand il lui envoyait de l’argent. Une atmosphère épaisse d’ignorance, de préjugés, de musarderie, régnait autour de lui et il ne sentait pas la moindre envie de s’en débarrasser. Il apprit même le renversement de Napoléon III, un an après sa mort, de la bouche du commissaire de police du village, et ne manifesta aucun sentiment particulier même à cette occasion, il se borna à faire un signe de croix en murmurant : que Dieu ait son âme ! et il ajouta :

— Et cependant, il était orgueilleux ! oh ! oh ! Et ceci est mauvais… et ceci n’est pas bon ! Les tzars lui tiraient leurs révérences, les princes chez lui faisaient antichambre ! Et voilà que Dieu en une minute a renversé ses rêves !

À proprement parler, il ne savait même pas ce qui se faisait dans ses propriétés quoique, du matin au soir, il ne fît que compter et vérifier ; sous ce rapport, il possédait toutes les qualités d’un tchinovnik endurci. Imaginez-vous un chef de bureau à qui le directeur dit : « Mon cher ami, j’ai besoin de savoir combien la Russie produit annuellement de pommes de terre… prenez donc la peine de m’en faire un relevé détaillé. » Pense-t-on que le chef de bureau soit embarrassé par cette question ? Qu’il s’inquiète de la marche à employer pour accomplir le travail demandé ? Non, voici comment il agira : il prendra la carte de Russie, la partagera en petits carrés égaux, cherchera combien chacun de ces carrés comprend de déciatines, se renseignera chez le premier épicier venu sur ce qu’il faut de pommes de terre pour ensemencer une déciatine et ce qu’elle rapporte habituellement, et au moyen des quatre règles il en viendrait à cette conclusion que la Russie dans des conditions favorables peut produire tant de pommes de terre et dans de mauvaises conditions — tant. Et ce travail non seulement satisfera son chef, mais encore sera placé dans le volume cent deux de quelque « Annale. »

L’économe même qu’il s’était choisie, convenait on ne peut mieux à l’atmosphère qu’il s’était créée. Mademoiselle Evprakséia était fille d’un chantre de l’église Saint-Nicolas et sous tous les rapports c’était un vrai trésor. Elle n’avait ni intelligence trop vive, ni clairvoyance, ni agilité même, mais en revanche elle était laborieuse, douce, patiente et pour ainsi dire, presque sans exigences. Même lorsqu’il l’approcha, elle ne formula qu’un désir : boire du kvass sans en demander la permission ! De sorte que Judas lui-même fut touché de son désintéressement. Immédiatement il mit à sa disposition, non seulement le kvass, mais encore deux cuves de pommes mouillées, la dispensant de lui rendre compte de ces deux articles. Son extérieur n’exerçait pas non plus d’attraction particulière pour un amateur, mais aux yeux d’un homme peu exigeant et sachant ce qu’il lui fallait elle était tout à fait « satisfaisante ». Le visage large, le teint blanc, le front bas encadré de cheveux jaunes pas trop épais, les yeux grands, ternes, le nez droit, la bouche effacée, effleurée par ce sourire mystérieux, fuyant, qu’on peut rencontrer sur les portraits faits par nos rapins ; elle n’avait rien de remarquable à l’exception du dos qui était si large et si puissant que même chez l’homme le plus indifférent, la main se levait involontairement pour la frapper entre les omoplates. Elle le savait et ne s’en offensait pas de sorte que, lorsque Judas pour la première fois, lui donna quelques tapes sur sa « grosse nuque » elle ne fit que secouer ses épaules.

Dans ce milieu terne, les jours se succédaient l’un à l’autre, se ressemblant tous, sans aucun changement, sans aucun espoir d’irruption d’un courant frais. Seules, les visites d’Arina Pétrovna égayaient un peu cette vie, et pour être sincère, il faut dire que si, dans les commencements, Porfiry Vladimiritch se renfrognait en apercevant l’équipage de sa mère, non seulement il s’habitua avec le temps à ses visites, mais même y trouva du plaisir. Elles satisfaisaient son goût du bavardage, car quoiqu’il eût la possibilité de se débiter à lui-même des balivernes au sujet de ses comptes et de ses rapports, il aimait encore mieux « blaguer » avec chère amie mamenka. Et lorsqu’ils se réunissaient, ils bavardaient du matin au soir sans jamais se lasser. Ils parlaient de tout : des récoltes d’autrefois et d’aujourd’hui, de la vie des pomiechtchiks du temps jadis et de leur situation présente, des concombres gâtés, peut-être par le sel qui, à ce qu’ils pensaient, n’était plus le même que « dans le temps ».

Ces conversations avaient cet avantage qu’elles « coulaient comme de l’eau » et s’oubliaient sans peine : ils pouvaient donc les recommencer continuellement, avec le même intérêt, que si c’était pour la première fois qu’ils les entamaient. À ces entretiens assistait aussi Evprakséiouchka qu’Arina Pétrovna prit en telle affection qu’elle la retenait toujours auprès d’elle. Quelquefois, las de bavarder, tous les trois faisaient une partie de cartes et jouaient aux dupes jusqu’à une heure avancée de la nuit. On essaya de montrer le whist à Evprakséiouchka, mais elle ne put le comprendre. L’immense maison des Golovleff semblait renaître pendant ces soirées. Toutes les fenêtres étaient éclairées, çà et là apparaissaient des ombres et le passant pouvait croire que le maître de la maison donnait une soirée. Les samovars, les cafetières, la nourriture, toute la journée étaient sur la table. Et le cœur d’Arina Pétrovna se réjouissait, se pâmait de joie et souvent au lieu d’une journée, elle restait trois et quatre jours à Golovlevo. Et en s’en retournant à Pogorelka, déjà elle inventait un prétexte pour revenir plus vite se livrer aux tentations de la « bonne vie » de Golovlevo.

 

Novembre touchait à sa fin ; aussi loin que la vue s’étendait, la terre était couverte d’un immense linceul blanc. C’était la nuit. Au dehors soufflait la tempête ; un vent vif et tranchant chassait la neige et en un instant l’amassait en tas énormes, renversant tout sur sa route et remplissant de gémissements les environs. Le village, l’église, la forêt voisine — tout disparaissait dans le brouillard blanc qui tourbillonnait dans l’air ; le vieux jardin de Golovlevo tremblait. Mais la maison était chaude, éclairée et confortable. Sur la table de la salle à manger était posé le samovar autour duquel étaient réunis Arina Pétrovna, Porfiry Vladimiritch et Evprakséiouchka. Un peu plus loin se trouvait la table de jeu sur laquelle étaient jetés deux jeux de cartes usées. De la salle à manger les portes grandes ouvertes menaient d’un côté à la chapelle tout inondée de la lumière provenant des lampes d’images, de l’autre côté, dans le cabinet de travail où une lampe brûlait aussi devant l’icône.

Dans les chambres surchauffées, la respiration était oppressée par l’odeur de l’huile à brûler et par celle du charbon du samovar. Evprakséiouchka, installée près du service à thé lavait les tasses et les essuyait avec une serviette. Le samovar chantait de plus belle ; tantôt il sifflait de toutes ses forces, tantôt comme s’il commençait à s’endormir, il faisait entendre son ronflement sonore ; des nuages de vapeur sortaient de dessous son couvercle et enveloppaient la théière, qui, depuis un quart d’heure déjà, était posée sur le réchaud de l’appareil.

Les convives causaient.

— Et combien de fois as-tu été dupe aujourd’hui ? demanda Arina Pétrovna à Evprakséiouchka.

— Je n’en serais pas là, si je ne l’avais fait exprès. C’est pour vous faire plaisir, quoi ! répondit Evprakséiouchka.

— Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai vu quel plaisir tu éprouvais lorsque je te bombardais de trois et cinq cartes à la fois. Moi, je ne suis pas Porfiry Vladimiritch pour toi ! l’autre te gâte, il ne t’envoie toujours qu’une seule carte, et moi, ma chère, je n’y ai pas intérêt.

— C’est que vous trichez !

— Pour ça non, je n’ai pas ce défaut-là.

— Et qui ai-je surpris tantôt ? Qui a voulu couvrir le sept de trèfle avec le huit de cœur ? Ça, je l’ai vu moi-même… Je vous ai surpris moi-même !

En disant cela, Evprakséiouchka se leva pour enlever la théière du samovar et elle tourna le dos à Arina Pétrovna.

— En voilà un dos… Que Dieu te protège ! laissa échapper involontairement Arina Pétrovna.

— Oui, elle a un dos… répondit malgré lui Judas.

— Toujours dos et dos… impudents que vous êtes ! Que vous a-t-il fait mon dos ?

Et Evprakséiouchka regarda à droite et à gauche en souriant. Le dos — c’était son dada. Dans l’après-midi même, le vieux cuisinier Savellitch tomba aussi en admiration devant lui et dit : « En voilà un dos ! c’est un fourneau. » Et elle ne se plaignit pas à Porfiry Vladimiritch de cette liberté.

Les tasses se remplirent successivement de thé et le samovar commença à s’éteindre.

La tempête se déchaînait de plus en plus, tantôt le vent chassait les flocons sur les vitres, tantôt il se glissait, en gémissant étrangement le long du tuyau du poêle.

— Le vent y va pour tout de bon, paraît-il, fit remarquer Arina Pétrovna. Tiens, comme il siffle !

— Eh bien ! qu’il siffle. Il siffle et nous nous régalons de thé. — C’est comme ça, chère amie mamenka ! dit Porfiry Vladimiritch.

— Ce n’est pas amusant pour celui qui en ce moment dans les champs est surpris par cette grâce de Dieu.

— Pour lui, ce n’est pas bon et pour nous, c’est tout à fait égal. Pour nous, il fait chaud et clair. Nous restons, sans nous soucier de rien et nous nous régalons de thé. Du thé avec du sucre et du citron, et de la crème. Et si l’envie nous vient d’en prendre avec du rhum nous en prendrons avec du rhum.

— Oui, si maintenant…

— Pardon, mamenka, je dis : Ce n’est pas bon d’être dans les champs de ce temps-là. Ni chemin, ni sentier, — tout est disparu sous la neige — et de plus, les loups ! Et ici, il fait chaud, nous sentons le confortable et nous ne craignons rien. Nous restons tranquilles et nous nous accordons bien. L’envie nous vient de jouer aux cartes — nous jouons aux cartes ; l’envie nous vient de boire du thé, nous buvons du thé ; nous ne boirons pas outre mesure, mais juste ce qu’il nous faut. Et pourquoi en est-il ainsi ? C’est parce que, chère amie mamenka, la grâce de Dieu ne nous abandonne pas. Sans lui, sans le Père céleste peut-être serions-nous aussi en ce moment par les champs à souffrir du froid et de l’obscurité… vêtus peut-être de quelque misérable sarrau, ceint d’une mauvaise ceinture, en laptis…

— Quoi encore ? des laptis ! ! Nous sommes toujours des nobles, je pense ! Quelles qu’elles soient nous porterions toujours des bottines.

— Et savez-vous, mamenka, pourquoi nous sommes nés nobles ? Toujours parce que la grâce de Dieu était avec nous ! sans elle, nous serions en ce moment dans quelque izbouchka et ce n’est pas une chandelle qui brûlerait devant nous, mais une loutchinka, et quant au thé et au café, nous n’oserions pas même y penser. Nous nous occuperions, moi à tresser des laptis, vous à préparer quelque maigre soupe aux choux pour le souper et Evprakséiouchka tisserait… Et il serait possible aussi que le désiatsky ordonnât un charroi.

— Ah ! bien ! le désiatsky n’irait pas ordonner des charrois par un temps semblable.

— Qui sait, chère amie mamenka ! si tout à coup, les troupes se mettent en marche ! Peut-être y a-t-il une guerre ou une révolte — et les régiments doivent être rendus au poste qui leur est assigné à un jour fixe. Voilà, il y a quelques jours, le commissaire me disait que Napoléon III était mort. Sûrement les Français vont recommencer à faire de leurs farces. Naturellement, les nôtres se mettront de suite en marche — et voilà les paysans forcés de conduire des charrois. Et s’il gèle, ou s’il y a une tempête de neige, ou si les chemins sont impraticables — on n’y regarde pas de si près : va, paysan, si les autorités te le commandent ! Mais quant à nous, mamenka, on nous ménagera, on n’ira pas nous envoyer conduire un charroi !

— Il n’y a rien à dire à cela ! Grande est la bonté de Dieu à notre égard !

— Et moi, que dis-je, mamenka, Dieu est tout. C’est lui qui nous donne du bois pour nous chauffer et des provisions pour nous nourrir — toujours lui. Nous croyons que nous achetons tout avec de l’argent mais lorsque nous y regardons de plus près, lorsque nous considérons tout — c’est Lui ; toujours Dieu. Et s’il ne veut pas, nous n’aurons rien. Je voudrais par exemple des oranges en ce moment, des oranges… j’en mangerais moi-même et je régalerais chère amie mamenka et à chacun je donnerais une orange… et j’ai de l’argent pour acheter des oranges. Voilà — donne-m’en ! Mais Dieu qui dit : Stop !… et je reste sans rien.

Tout le monde rit.

— Qu’est-ce que vous racontez ! — répliqua Evprakséiouchka. J’avais par exemple un oncle, sacristain à l’Église de l’Assomption à Persatchnyi. En voilà un qui était fervent, et je pense que Dieu pouvait bien faire quelque chose pour lui… cependant il gela un jour qu’il fut surpris par une tempête de neige.

— C’est cela même que je dis. Si Dieu le veut, l’homme gèlera, s’il ne le veut pas, il vivra. Au sujet de la prière, on peut dire aussi qu’il y a des prières agréables et d’autres désagréables à Dieu. La prière agréable arrive jusqu’à Dieu, la désagréable, c’est comme si elle n’existait pas. La prière de ton oncle n’était peut-être pas agréable à Dieu, — c’est pourquoi elle n’est pas arrivée jusqu’à lui.

— Je me rappelle, commença Arina Pétrovna, qu’en 1823, je suis allée à Moscou ; — j’étais alors grosse de Pavel, c’était au mois de décembre…

— Pardon, mamenka, laissez-moi finir au sujet de la prière. L’homme prie pour obtenir tout… car il a besoin de tout, et d’huile, et de choux, et de concombres, en un mot… de tout. Quelquefois même il n’a besoin de rien, mais la faiblesse humaine est telle qu’il prie toujours. Et cependant Dieu voit mieux. Tu le pries de te donner de l’huile, et à la place, il t’envoie des choux ou de l’oignon ; tu t’inquiètes du beau temps, du soleil, et il t’envoie de la pluie et de la grêle. Tu dois le comprendre et ne pas te plaindre. Voilà, au mois de septembre dernier, nous avons prié Dieu de nous envoyer de la gelée pour que nos semailles d’automne ne pourrissent pas et Dieu ne nous a pas donné de gelées et nos semailles sont pourries.

— Et si bien pourries ! se plaignit Arina Pétrovna, — que dans la Novinski, chez les paysans, tous les champs ensemencés en automne ne valent rien, au printemps il faudra les labourer de nouveau et les ensemencer en petit blé.

— C’est donc comme ça. Nous subtilisons, nous rusons, nous calculons, nous essayons, et comme ça, et comme ça. Et Dieu en un moment… tout d’un coup… peut réduire au néant tous nos plans, nos calculs. Vous avez voulu raconter, mamenka, ce qui vous est arrivé en 1823.

— Quoi donc ? L’aurai-je oublié ? C’est à propos… d’elle… de la grâce de Dieu, je crois, je ne me rappelle plus, mon ami, je ne me rappelle plus…

— Eh bien ! vous vous le rappellerez une autre fois avec l’aide de Dieu. Et pendant que dehors souffle la tempête, mangez donc des confitures, chère amie mamenka. Ce sont des cerises de Golovlevo. Evprakséiouchka elle-même en a fait des confitures.

— Je mange, mon ami. Les cerises sont pour moi une rareté maintenant, je l’avoue. Autrefois je m’en régalais souvent, et maintenant… Elles sont belles, les cerises de Golovlevo, grosses et succulentes ; voilà à Doubrovino, malgré tout ce qu’on y a fait pour les améliorer… en tout cas, elles ne sont pas douces. Et as-tu mis de l’eau-de-vie française dans les confitures, Evprakséiouchka ?

— Comment ne pas en mettre ! Comme vous m’avez dit… j’ai fait. Voici ce que je voulais vous demander encore : en salant les concombres, vous y mettez de la cardamome ?

Arina Pétrovna resta pensive pendant quelques instants et fit un geste pour montrer son embarras.

— Je ne m’en souviens pas, mon amie, je crois que je mettais aussi de la cardamome. Maintenant, je n’en mets plus : quel est mon salage maintenant ? et autrefois, j’en mettais… je me rappelle même fort bien que j’en mettais ! Mais, voilà, lorsque je reviendrai chez moi, je fouillerai mes recettes, peut-être y trouverai-je. Il faut que je cherche dans mes recettes. Tu sais que moi, lorsque j’étais encore en force, j’inscrivais tout. Dès qu’une chose me plaisait chez quelqu’un, je demandais… j’inscrivais sur un papier et revenue chez moi, j’essayais la recette. Une fois je me suis procuré un secret, mais un tel secret que même, en donnant mille roubles à la personne, elle ne voulait rien dire. Et moi j’ai glissé vingt cinq kopecks dans la main de la femme de charge — et elle me raconta la chose dans ses plus petits détails.

— Oui, mamenka, dans votre temps, vous étiez… un ministre !

— Pas un ministre, mais je puis remercier mon Dieu : je n’ai pas dissipé… j’ai amassé… Et aussi aujourd’hui je mange les fruits de mon travail : c’est moi qui m’occupais des cerises à Golovlevo.

— Et de cela, je vous remercie, mamenka, grand merci ! Reconnaissance éternelle que nous vous vouons moi et la postérité — voilà !

Judas se tut, vint auprès de sa mère et lui baisa la main.

— Et à toi, merci du repos que tu procures à ta mère. Oui, elles sont bonnes, tes conserves, très bonnes même !

— Qu’est-ce cela ? mes conserves ! C’est vous qui en aviez des conserves — en voilà des conserves ! Combien de caves seules… et nulle part un endroit vide !

— Oui, chez moi aussi, il y avait des conserves, je ne veux pas mentir, jamais je n’ai été une gâcheuse, une dépensière… Quant à toutes ces caves, dans ce temps-là, la roue aussi était grande, il y avait dix fois plus de bouches qu’aujourd’hui. Rien qu’en gens de service. Hein ! quelle quantité ! il fallait les nourrir, arriver à bout. Qui — des concombres, qui — du kvass ; petit à petit… peu à peu… et en somme, les dépenses étaient grandes.

— Oui, c’était un bon temps. Il y avait de tout plus qu’il n’en fallait. Et du blé, et des fruits — tout en abondance !

— On avait davantage d’engrais — c’est pourquoi la récolte était meilleure.

— Non, mamenka, ce n’est pas pour cela. Il y avait la bénédiction divine — voilà pourquoi. Je me rappelle qu’une fois, papenka cueillit au jardin une pomme… C’était une pomme telle que tout le monde en resta surpris ; elle ne pouvait tenir sur une assiette.

— Je ne me rappelle pas cela. En général, les pommes étaient bonnes, mais s’il y en avait de la grandeur d’une assiette, je ne m’en souviens pas. Quant aux carassins, il est vrai qu’on en a péché un dans l’étang de Doubrovino, lors du dernier couronnement, qui pesait plus de vingt livres.

— Et carassins, et fruits — tout alors était beau. Je me rappelle qu’Ivan, le jardinier, récoltait des melons d’eau gros comme ça !

Judas écarta les bras, puis les arrondit, faisant semblant de ne pouvoir embrasser ainsi un melon d’eau imaginaire.

— Il y en avait aussi de ceux-là. Les melons d’eau, mon ami, dépendent bon an, mal an… Une année il y en a beaucoup et ils sont bons, l’autre année, il y en a peu et ils sont mauvais, et la troisième, il n’y en a pas du tout. Et encore faut-il dire : Ça dépend de l’endroit. Chez Grégori Alexandrovitch, par exemple, rien ne pouvait venir, ni fraises, ni fruits, rien que des melons… mais en revanche, c’étaient des melons !

— Donc c’est pour les melons d’eau qu’il avait la grâce de Dieu !

— Sans doute. La grâce de Dieu est partout, rien ne peut se faire sans elle.

Arina Pétrovna avait déjà pris deux tasses de thé et commença à jeter des regards sur la table de jeu. Evprakséiouchka, elle aussi, brûlait d’impatience de jouer aux dupes. Mais ces plans furent déjoués, par la faute d’Arina Pétrovna elle-même, car tout à coup, elle se rappela quelque chose.

— Et j’ai une nouvelle à vous apprendre, déclara-t-elle tout à coup ; hier j’ai reçu une lettre des orphelines.

— Elles écrivent enfin ! Donc elles trouvent la chose dure ! elles demandent de l’argent sans doute !

— Non, elles n’en demandent pas. Voilà, admire…

Arina Pétrovna tira de sa poche la lettre, la remit à Judas qui lut :

« Grand’mère, ne nous envoyez plus, ni dindons, ni poulets, ni même d’argent, mais placez-le plutôt. Nous ne sommes pas à Moscou, mais à Kharkov. Nous sommes entrées au théâtre et en été nous donnerons des représentations dans les foires. Moi, Anninka, j’ai débuté en « Périchole » et Lioubinka en « Violette ». On m’a rappelée plusieurs fois, surtout après la scène où la Périchole, légèrement prise de vin, chante « Je suis prête, prê-ête, pr-ê-te. » Lioubinka aussi a beaucoup plu. Quant aux appointements, j’aurai cent roubles par mois et un bénéfice à Kharkov et Lioubinka soixante-quinze roubles par mois et un bénéfice à la foire, en été. En outre, il y a des cadeaux des officiers et des avocats. Mais les avocats donnent quelquefois des billets faux de sorte qu’il nous faut être prudentes. Et vous, chère grand’maman, vous pouvez jouir de tout à Pogorelka, et nous, nous n’y reviendrons jamais et même nous ne comprenons pas comment on peut y vivre. Hier, à l’occasion de la première neige, nous nous sommes promenées en troïka avec des avocats ; l’un d’eux ressemble à Plevako, il est beau, beau, c’est un miracle ! il a mis sur sa tête un verre de champagne et a dansé le trépak. Ah ! comme c’était gai ! Un autre n’est pas trop joli, il est dans le genre de Iazykoff de Pétersbourg. Figurez-vous, il s’est dérangé l’esprit, en lisant le « Recueil des meilleurs chants et romances russes » et il est si affaibli que même pendant les séances du tribunal, il tombe en syncope. C’est ainsi que nous passons presque chaque jour, tantôt avec les officiers, tantôt avec les avocats. Nous nous promenons en équipage, nous dînons, nous soupons dans les meilleurs restaurants et nous ne payons rien. Et vous, grand’mère, ne vous privez pas et mangez de tout ce qui pousse à Pogorelka — du pain, du poulet, des champignons — de tout. L’argent, nous le recevrions avec plais…

» Adieu, nos cavaliers sont venus nous chercher pour aller en troïka. Chérie ! divine ! adieu.

Anninka,

Et moi aussi — Lioubinka. »

— Pff ! cracha Judas en rendant la lettre.

Arina Pétrovna resta pensive et ne répondit pas.

— Vous ne leur avez encore rien répondu, mamenka ?

— Pas encore. Ce n’est qu’hier que j’ai reçu la lettre. Je viens même exprès pour vous la montrer, mais voilà, tantôt ceci, tantôt cela, et je l’avais presque oubliée.

— Ne leur répondez pas : ça vaudra mieux.

— Comment puis-je ne pas leur répondre ? Je suis obligé de leur rendre compte. Pogorelka leur appartient, je pense.

Judas à son tour devint pensif, quelque plan sinistre passa par sa tête.

— Je songe toujours comment elles feront pour se garder dans un tel milieu ! continua Arina Pétrovna : une fois un faux pas de fait, — l’honneur virginal… ne se retrouve plus ! Va le chercher après !

— Elles en ont grand besoin, gronda Judas.

— Quoi qu’il en soit… ! Pour une jeune fille, c’est, on peut dire, le premier trésor de la vie… — Qui donc épousera une telle fille ?

— Aujourd’hui, mamenka, on vit sans être marié, comme si on était marié. Aujourd’hui, on se moque des prescriptions de l’Église. On se colle et l’affaire est bâclée ! Ça se nomme mariage civil chez ces gens-là.

Judas se reprit tout à coup, en se rappelant que lui aussi, il était en concubinage avec une demoiselle appartenant à l’état ecclésiastique.

— Sans doute, quelquefois, par nécessité… ajouta-t-il, si par exemple l’homme est dans sa force et de plus veuf… Dans le cas de nécessité, il n’y a pas de loi qui…

— Rien à dire ! Par nécessité, la bécasse chante comme un rossignol. Les saints mêmes péchaient par nécessité, d’autant plus nous, misérables pécheurs.

— Voilà. Savez-vous ce que je ferais à votre place ?

— Dis, mon ami, conseille-moi.

— Je leur aurais demandé pleine procuration sur Pogorelka.

Arina Pétrovna lui jeta un regard scrutateur.

— Mais j’ai pleine procuration pour l’administration du bien, dit-elle.

— Non seulement pour l’administration, mais aussi pour pouvoir engager ou vendre, en un mot, disposer de tout à votre gré…

Arina Pétrovna baissa les yeux et garda le silence.

— Certes, ce sujet est tel qu’il faut le méditer. Pensez-y, mamenka ! insista Judas.

Mais Arina Pétrovna continuait à garder le silence. Quoiqu’à son âge, l’intelligence fût considérablement affaiblie, elle se sentit néanmoins mal à son aise en entendant les insinuations de Judas. Elle le craignait et ne voulait pas perdre le bien-être et l’abondance dont elle jouissait à Golovlevo, et en même temps il lui semblait que ce n’était pas en vain qu’il commençait à parler de la « procuration » et que c’était une nouvelle ligne qu’il jetait. La situation devint si tendue qu’elle commença à se reprocher en elle-même d’avoir montré la lettre. Heureusement Evprakséiouchka lui vint en aide.

— Eh bien, quoi ! jouons-nous aux cartes ? demanda-t-elle.

— Oui, oui, s’empressa de répondre Arina Pétrovna en se levant promptement.

Mais pendant qu’elle se dirigeait vers la table de jeu, une nouvelle idée lui passa par la tête.

— Et sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui ? demanda-t-elle à Judas.

— Le vingt-trois novembre, mamenka, reprit Judas tout interdit.

— Le vingt-trois, le vingt-trois… tu ne te rappelles donc pas ce qui est arrivé le vingt-trois ? Tu as donc oublié la messe de Requiem… !

Porfiry Vladimiritch pâlit et fit un signe de croix.

— Ah ! Dieu ! En voilà un malheur ! s’écria-t-il : — mais est-ce bien aujourd’hui ? est-ce bien juste ? Attendez donc, je vais regarder sur le calendrier.

Quelques minutes après il rapporta un calendrier et y retrouva une feuille de papier sur lequel était écrit : « Le 23 novembre. Décès du cher fils Vladimir. Dors, cher mort, dors jusqu’au jour heureux… et prie Dieu pour ton père qui, ce jour, fera dire sans faute, une messe pour le repos de ton âme. »

— En voilà de belles ! dit Porfiry Vladimiritch. — Ah, Volodia, Volodia ! mauvais fils que tu es ! Il paraît que tu ne pries pas Dieu pour ton papa, puisqu’il lui a ôté la mémoire !

— Ce n’est pas encore un grand malheur, — tu feras dire la messe demain. Et le requiem, et la messe — tout sera fait. C’est toujours moi, vieille sans mémoire qui suis fautive. Je venais justement pour te le rappeler, mais chemin faisant, il paraît que mes souvenirs se sont envolés.

— Ah ! quel péché ! Il est encore heureux que les lampes soient allumées devant les images. Comme si quelque chose m’avait éclairé d’en haut… Ce n’est pourtant pas fête aujourd’hui — et les lampes sont allumées chez nous depuis la solennité d’avant-hier (la Présentation de la Vierge), mais lorsque tantôt Evpraksiéouchka vint me demander s’il fallait les éteindre, moi, comme si quelque chose me poussait… je réfléchis une minute et dis : « N’y touche pas ! que Dieu les garde, laisse-les brûler ! » Voilà ce que c’est !

— Il est toujours bon que les lampes soient allumées ! C’est toujours un soulagement pour l’âme ! Où te placeras-tu ? pour jouer encore contre moi, ou là, pour gâter ta belle ?

— Mais, je ne sais, mamenka, si l’on peut…

— Pourquoi pas ! Assieds-toi ! Dieu te pardonnera ! Ce n’est pas exprès… avec intention, mais par oubli… Cela est arrivé même aux saints ! Demain, nous nous lèverons avec l’aube, nous ferons dire la messe et chanter un requiem — tout comme de coutume. Et son âme se réjouira de ce que ses parents se sont souvenus de lui et nous aussi, nous serons tranquilles, ayant fait notre devoir. Ne te chagrine pas. Premièrement ton chagrin ne fera pas revenir ton fils, puis — c’est un péché devant Dieu !

Judas fut persuadé, il baisa la main à mamenka et dit :

— Ah ! mamenka, mamenka ! vous avez un cœur d’or, vraiment ! Sans vous — que ferais-je en un tel moment ? Je serais perdu ! perdu, tout à fait perdu !

Porfiry Vladimiritch donna ses ordres au sujet de la cérémonie du lendemain et tout le monde se mit aux cartes. On donne une fois, deux fois, Arina Pétrovna s’excite et s’indigne que Judas qui jouait contre Evprakséiouchka ne lui envoyât toujours qu’une carte. Dans les intervalles, pendant qu’on donnait les cartes, Porfiry Vladimiritch se replongeait dans le souvenir de son fils mort.

— Et comme il était caressant ! dit-il — jamais il ne prenait rien sans permission. Avait-il besoin de papier ? — Papa, peut-on prendre du papier ? — Prends, mon ami. — Serez-vous assez bon, papa, d’ordonner que l’on prépare des carassins à la crème pour le déjeuner ? — Bien, mon ami ! » Ah, Volodia ! Volodia ! Tu étais bon en tout — seulement tu t’es montré méchant en quittant ton papa.

On fit encore quelques tours de cartes, et encore des souvenirs…

— Que lui arriva-t-il tout à coup — moi-même, je ne le comprends pas ! Il vivait gentiment, il réjouissait mon cœur. Il semblait ne pouvoir être mieux et tout à coup — pan ! Et quel péché ! quel péché ! pensez donc, mamenka, pensez à quoi l’homme attente ! à sa vie ! au don du Père Céleste ! et pourquoi ? à cause de quoi ? que lui manquait-il ? N’est-ce pas l’argent ? Mais jamais je ne lui faisais attendre sa subvention. Mes ennemis mêmes le diront. Et si cela lui paraissait peu — pardon, mon ami ! Papa lui-même a du mal à gagner cet argent. Quand il manque, il faut savoir s’en procurer. Ce n’est pas toujours qu’on se paye des douceurs, parfois on s’en passe ! C’est ainsi, frère ! Voilà ton père, tantôt il comptait aussi recevoir de l’argent et cependant le bailli est venu lui dire que les paysans de Terpenkov n’avaient pas payé leur redevance ! Rien à faire, il faut porter une plainte au juge de paix ! Ah ! Volodia ! Volodia ! Non, tu n’es pas bon ! tu as quitté ton papa ! tu l’as quitté !

Plus le jeu s’animait, plus les souvenirs devenaient abondants et touchants.

— Et comme il était intelligent ! Je me souviens d’une fois. Il avait la rougeole — il n’avait pas plus de sept ans alors — et un jour que feue Sacha s’approchait de son lit, il lui dit tout à coup : « Mama, mama ! est-ce vrai qu’il n’y a que les anges qui ont des ailes ? » L’autre répondit sans doute : « Oui, il n’y a que les anges qui ont des ailes. » — Pourquoi donc, dit-il, papa qui est entré tout à l’heure ici, avait-il des ailes ? »

Enfin se termine encore une fois un jeu tout à fait homérique : Judas reste dupe avec huit cartes en mains au nombre desquelles se trouvait un as, un roi et une dame d’atout. On rit, on raille et Judas fait bienveillamment chorus. Mais tout à coup, au beau milieu de la gaîté générale, Arina Pétrovna devient silencieuse et prête l’oreille.

— Taisez-vous ! ne faites pas de bruit, quelqu’un vient, dit-elle.

Judas et Evprakséiouchka écoutèrent à leur tour, mais sans résultat.

— On vient, vous dis-je ! Voilà… entendez-vous ! un tintement nous est apporté par le vent… On vient ! et même, l’on est tout près !

On écoute de nouveau et en effet on entend dans le lointain un tintement que le vent apportait de temps en temps. Cinq minutes s’écoulent et on entend distinctement un son de clochettes suivi presque aussitôt d’un bruit de voix dans la cour.

— Le jeune barine ! Piotre Porfirytch sont arrivés ! tel est le cri qui retentit dans l’antichambre.

Judas se lève et reste immobile, pâle comme un linge.

 

Pétinka entra, pour ainsi dire, nonchalamment ; il baisa la main à son père, fit de même vis-à-vis de sa grand’mère, salua Evprakséiouchka et s’assit. C’était un garçon de vingt-cinq ans, assez joli garçon, vêtu d’un uniforme d’officier. Voilà tout ce que l’on pouvait dire de lui. Judas lui-même n’en savait probablement pas davantage. Les relations entre le père et le fils étaient telles qu’on ne pouvait même pas les qualifier de tendues ; on aurait dit qu’il n’y avait rien entre eux. Judas savait que Pétinka était un individu qui dans les actes d’état civil était déclaré son fils, qu’il était obligé à des époques fixes de lui envoyer une somme convenue, c’est-à-dire indiquée par lui-même, et qu’en échange il pouvait exiger de lui respect et obéissance. De son côté, Pétinka savait qu’il avait un père qui, à tous moments, pouvait l’opprimer. Il allait assez volontiers à Golovlevo, surtout depuis qu’il était officier, non pas parce qu’il aimait à converser avec son père, mais tout simplement comme un homme qui ne s’est pas encore rendu compte du but de la vie, et qui se sent attiré vers son pays natal. Mais cette fois-ci, il était venu évidemment par nécessité, par contrainte, aussi il ne manifestait pas le moindre signe de cette perplexité joyeuse par lequel tout fils prodigue, d’origine noble, signale son retour aux lieux de sa naissance. Pétinka parlait peu. À toutes les exclamations du père qui s’écriait : « En voilà une surprise ! Voilà qui est bien ! Et moi qui pensais : Qui donc peut venir rôder… que Dieu me pardonne, par une nuit comme celle-ci ? et voilà que c’était ! » etc. Il répondait par le silence ou par un sourire contraint et à la question : « Comment donc lui était-il venu à l’idée de partir pour Golovlevo ? » il dit d’un ton de dépit : « Comme ça, j’ai eu cette idée, et je suis venu. »

— Eh bien ! merci, merci de t’être souvenu de ton père ! Tu me fais plaisir. Je pense que tu t’es aussi rappelé ta vieille grand’mère.

— Et je me suis aussi rappelé ma grand’mère.

— Attends ! Tu t’es souvenu peut-être qu’aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la mort du frère Volodia ?

— De cela aussi, je me suis souvenu.

La conversation se prolongea sur ce ton près d’une demi-heure de sorte qu’on ne pouvait comprendre si Pétinka répondait sérieusement ou seulement pour se débarrasser de son père. C’est pourquoi si patient que fût Judas au sujet de l’indifférence de ses enfants, il ne put se retenir et dit :

— Oui, frère, tu n’es pas caressant ! On ne peut pas dire que tu es un fils caressant !

Si Pétinka n’avait rien répliqué, s’il avait accepté avec douceur l’observation de son père, ou mieux encore s’il lui avait baisé la main en lui disant : « Excusez-moi, bon papenka, le voyage m’a un peu fatigué ! » tout se serait bien passé. Mais Pétinka agit tout à fait en ingrat.

— Je suis comme ça ! répondit-il grossièrement, comme s’il voulait dire : « De grâce, fiche-moi la paix ! »

Porfiry Vladimiritch se sentit si mortifié qu’il lui fut impossible de se taire.

— Cependant, je me suis mis en souci de vous, ce me semble ! dit-il avec amertume ; même en restant ici, je ne fais que penser en moi-même : Comment faire mieux pour que tout le monde soit heureux, content, sans soucis ni chagrin… Et vous, vous éloignez toujours davantage de moi.

— Qui ça, nous ?

— Eh bien, toi… Du reste, le défunt, que Dieu veuille avoir son âme, était aussi…

— Mais… moi, je vous suis fort reconnaissant !

— Je ne vois en vous aucune reconnaissance, ni reconnaissance, ni caresses, rien !

— Mon caractère n’est pas caressant — voilà tout. Mais vous parlez toujours au pluriel ? L’un de nous est mort…

— Oui, il est mort, Dieu l’a puni. Dieu punit toujours les enfants indociles. Et malgré tout, je me souviens de lui. Demain nous ferons célébrer pour lui une messe et chanter un requiem. Il m’a offensé, et moi, je me rappelle toujours mon devoir. Seigneur, mon Dieu ! que devient le monde aujourd’hui ? Le fils vient chez son père et, dès la première parole, il est impertinent ! Est-ce ainsi que nous agissions dans notre temps ! Lorsque nous venions à Golovlevo, trente verstes avant d’y arriver, nous nous mettions à prier pour adoucir les cœurs de nos parents. Mais, voilà mamenka — elle peut le dire ! Et aujourd’hui… — je ne comprends pas ! je ne comprends pas !

— Et moi non plus, je ne comprends pas. Je suis venu tranquillement, je vous ai dit bonjour, je vous ai baisé la main… maintenant, je reste, je ne vous touche pas, je prends le thé et si vous me donnez à souper — je souperai. Qui vous a donné l’idée de me chercher noise de cette façon ?

Dans son fauteuil, Arina Pétrovna prêtait l’oreille et il lui semblait toujours entendre la vieille histoire bien connue qui datait de si longtemps, de si longtemps qu’elle ne se rappelait plus de quand. Elle semblait être « close » cette histoire, mais de temps en temps, elle se rouvrait quand même et toujours à la même page. Elle comprit néanmoins qu’une semblable rencontre entre le père et le fils ne présageait rien de bon et elle crut de son devoir d’intervenir dans la discussion et de dire une parole d’apaisement.

— Assez, assez, coqs d’Inde ! dit-elle en s’efforçant de donner à son sermon un ton jovial. À peine se sont-ils vus qu’ils se battent ! qu’ils sautent l’un sur l’autre ! Les plumes vont voler, vrai ! Ah ! ah ! ah ! quel malheur ! Restez donc tranquilles, mes chers, parlez-vous d’une manière aimable et moi, la vieille, je vous écouterai, je vous admirerai ! Toi, Pétinka, cède à ton père, mon ami, il faut toujours lui céder, car c’est ton père ! Même si parfois, ses paroles te semblent amères, accepte-les avec amabilité, soumission et respect, car tu es son fils ! Peut-être cette amertume se changera-t-elle alors en douceur — te voilà en gain ! Et toi, Porfiry Vladimiritch, condescends un peu ! C’est ton fils, il est jeune, tendre. Il traverse une distance de soixante-quinze verstes pour venir par cette neige, cette tempête ! Il est fatigué, gelé et il s’endort. Voilà que le thé est pris, fais donc servir le souper et au lit ! Ça vaudra mieux, mon ami. Retirons-nous chacun chez nous et prions et ta colère passera. Toutes les mauvaises pensées que nous avions, Dieu les chassera par le sommeil. Et demain, nous nous éveillerons avec l’aube, nous écouterons la messe, nous ferons chanter le requiem et puis nous causerons. Alors chacun, s’étant reposé, contera son affaire sans se presser, par ordre. Toi, Pétinka, tu parleras de Pétersbourg, toi, Porfiry, de la vie de campagne. Et maintenant nous souperons et avec l’aide de Dieu, nous irons nous coucher.

Cette admonestation produisit son effet, non pas qu’elle renfermât quelque chose de vraiment persuasif, mais parce que Judas vit lui-même qu’il était allé un peu loin et qu’il valait mieux finir tranquillement la journée. Aussi il se leva, baisa la main à mamenka, la remercia de son sermon et fit mettre la table. Le souper se passa en silence. Enfin chacun se rendit dans sa chambre. La maison devint peu à peu tranquille et un morne silence se glissa d’une chambre à l’autre et vint enfin jusqu’au dernier refuge, où plus longtemps que dans les autres coins de la maison, persistait la vie, c’est-à-dire jusqu’à la chambre du maître.

Enfin Judas en finit avec les saluts qu’il faisait depuis plus d’une heure devant les images et se coucha à son tour. Mais pendant longtemps, il ne put fermer l’œil. Il sentait que l’arrivée de son fils présageait quelque chose de peu ordinaire et, dans sa tête, naissaient d’avance toutes sortes de sermons vides de sens. Ces sermons avaient ce mérite qu’ils pouvaient être appliqués à n’importe quelle occasion ; ils ne présentaient même pas d’enchaînement dans les pensées et ne demandaient l’application d’aucune règle de grammaire ou de syntaxe ; ils s’amassaient dans la tête sous forme d’aphorismes décousus et venaient au monde au fur et à mesure qu’ils tombaient sous la langue. Néanmoins, dès qu’un incident, tant soit peu extraordinaire, survenait dans sa vie, un tel brouhaha causé par cette affluence d’aphorismes s’élevait dans sa tête que le sommeil même ne pouvait l’apaiser.

Judas ne dormait pas : une masse de petits riens cernait son chevet et l’écrasait. À proprement parler, l’arrivée mystérieuse de Pétinka ne le préoccupait pas trop, car quoi qu’il pût arriver, Judas était d’avance prêt à tout. Il savait que rien ne saurait le surprendre à l’improviste, que rien ne saurait l’égarer dans cet écheveau d’aphorismes vides et pourris dont il s’était pénétré de la tête aux pieds. Pour lui, il n’y avait ni chagrin, ni joie, ni haine, ni amour. Tout l’univers à ses yeux n’était qu’un cercueil pouvant uniquement servir de prétexte à des balivernes sans fin. Il ne broncha pas même à la nouvelle que son fils Volodia s’était suicidé. Ce fut pendant plus de deux ans une bien triste histoire. Deux ans entiers, Volodia lutta ; il montra d’abord de l’orgueil et la résolution de ne pas recourir à son père, puis il faiblit et implora, se justifia, menaçaEt toujours en réponse, il recevait un aphorisme tout prêt, à peu près comme une pierre offerte à un affamé. Judas avait-il réellement conscience qu’il donnait une pierre et non du pain c’est une question à débattre ; mais en tout cas, il donnait cette pierre comme la seule chose qu’il pût donner.

Lorsque Volodia se brûla la cervelle, il fit chanter un requiem pour le repos de son âme, inscrivit dans le calendrier la date de sa mort et fit vœu de faire chanter un requiem et dire une messe le 23 novembre de chaque année. Et quand, par moments une voix intérieure s’élevait en lui et lui disait qu’une discussion de famille résolue par le suicide était une chose pour le moins suspecte, il faisait aussitôt valoir toute une série d’aphorismes dans ce genre : « Dieu punit les enfants indociles, Dieu résiste aux superbes », etc., et il se tranquillisait. Aujourd’hui, il en était encore de même. Il n’était pas douteux que quelque chose de mauvais fût arrivé à Pétinka, mais lui, Porfiry Golovleff devait être au-dessus de ces « accidents ».

— Tu t’es embrouillé toi-mêmedébrouille-toi de même ; tu t’es engrené, mouds maintenant ; tu aimes les profits, porte les charges.

C’est cela ; c’est justement cela qu’il dira demain, quoi que puisse lui déclarer son fils. Eh quoi, si tout à coup, Pétinka comme Volodia, se refuse à accepter la pierre au lieu de pain ? Quoi ? si tout à coup, il… Judas cracha, tâchant de se défaire de cette pensée qu’il attribuait aux suggestions du diable. Il se retournait d’un côté, puis de l’autre, s’efforçant de dormir, mais n’y réussissant pas. À peine le sommeil commençait-il à clore ses yeux que tout à coup, il pensait : « On serait content d’atteindre le ciel, mais les mains sont courtes ! » ou bien « Gouverne ta bouche selon ta bourse… voilà moi… voilà toi… c’est que tu es trop agile, et sais-tu le proverbe : l’agilité n’est bonne qu’à attraper les puces ». Ces niaiseries l’entouraient de toutes parts, se glissaient, se cramponnaient à lui, l’écrasaient. Et sous le poids de ces balivernes avec lesquelles il comptait demain soulager son cœur, Judas ne put pas s’endormir.

Pétinka ne dormait pas non plus quoique la route l’eût passablement fatigué. Son affaire ne pouvait être résolue qu’ici à Golovlevo, mais elle était d’une telle nature qu’il ne savait comment s’y prendre. À vrai dire, Pétinka voyait parfaitement que son affaire était désespérée et que son voyage à Golovlevo ne pouvait lui rapporter que de nouveaux désagréments, mais l’homme a cet instinct vague de sa propre conservation qui l’emporte sur tous les raisonnements et qui le pousse irrésistiblement à tout tenter. Et il était venu, mais au lieu d’être « armé » et prêt à supporter tout, il faillit se brouiller avec son père dès son arrivée. Quel résultat aurait ce voyage ! Un miracle ne transformerait-il pas la pierre en pain ? Ne serait-il pas plus simple de prendre un revolver et de se l’appuyer sur la tempe : « Messieurs, je suis indigne de porter l’uniforme, j’ai dissipé l’argent du fisc et je prononce contre moi-même une sentence juste, mais sévère. » Pan ! et tout est fini ! Lieutenant Golovleff, décédé — rayé des rôles ! Oui, ç’aurait été plus péremptoire… et plus noble. Les camarades auraient dit : « Tu étais malheureux, tu t’es laissé entraîner, mais… tu étais noble ! » Mais au lieu d’agir de cette façon, une fois la faute commise, il a traîné l’affaire jusqu’au moment où elle fut connue de tout le monde et voilà : on lui a donné congé pour un temps déterminé, à condition que pendant ce temps, la somme soustraite fût remboursée. Et puis, il sera rayé des contrôles du régiment. Et c’était pour atteindre ce but, qui précéderait l’issue honteuse d’une carrière à peine commencée qu’il s’était rendu à Golovlevo, pleinement convaincu qu’il recevrait une pierre au lieu de pain.

Qui sait cependant ? Peut-être quelque chose arrivera-t-il ! Tout à coup le Golovlevo disparaît et à sa place apparaît un nouveau Golovlevo et un autre entourage où lui… Non que le père mourra — pourquoi ? mais il y aura un nouvel entourage… Peut-être qu’aussi grand’mère… elle a de l’argent, la vieille ! Elle saura ce qui attend son petit-fils — et elle donnera ! « Tiens, dira-t-elle, va plus vite, pendant que le délai n’est pas encore écoulé ! » Et voilà qu’il part, presse les postillons, un peu plus, il manque le train — mais malgré tout il se présente au régiment deux heures avant l’expiration du délai fixé. « Bravo, Golovleff ! disent les camarades, ta main, noble garçon ! » Tout est oublié ! Et non seulement, il reste au régiment comme auparavant, mais encore, il est promu capitaine en second, puis capitaine, puis nommé adjudant-major (il était déjà trésorier) et enfin au jour de jubilé du régiment… Ah ! pourvu que cette nuit se passât plus vite ! Demain… eh bien ! demain advienne que pourra ! Mais que de choses il devra entendre demain… ah ! qu’aura-t-il à écouter ! ! ! Demain… mais pourquoi demain ? il a encore devant lui toute une journée… Il a demandé deux jours justement afin d’avoir le temps de convaincre, de toucher… Que diable ! convaincre ! toucher ! comme si c’était possible ! Non, plutôt…

Ici, ses idées s’embrouillèrent et peu à peu, une à une, se noyèrent dans les vapeurs du sommeil. Un quart d’heure après, tous dans la maison reposaient.

Le lendemain, de grand matin chacun fut sur pied. Tous se rendirent à l’église, excepté Pétinka qui prétexta qu’il était fatigué. Après la messe et le requiem, au retour, Pétinka, comme d’habitude, s’approcha de son père pour lui baiser la main, mais Judas la lui donna en se détournant et tout le monde remarqua qu’il ne bénit pas même son fils. On prit du thé et on mangea de la koutiia obituaire. Judas était sombre, traînait les pieds en marchant, évitait les conversations, soupirait, joignait sans cesse les mains, comme pour une prière mentale et ne regardait nullement son fils. De son côté, Pétinka, les doigts crispés, fumait en silence sans s’arrêter, une cigarette succédant à l’autre. La situation tendue de la veille non seulement ne s’améliora pas pendant la nuit mais l’entrevue se continua sur un ton si acerbe qu’Arina Pétrovna s’en trouva sérieusement inquiète et se décida à interroger Evprakséioùchka sur ce qui s’était passé.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. Pourquoi dès le matin sont-ils l’un vis-à-vis de l’autre comme deux ennemis ?

— Est-ce que je sais ? est-ce que je me mêle de leurs affaires ? répondit grossièrement Evprakséiouchka.

— N’est-ce pas à cause de toi ? Peut-être mon petit-fils te fait-il la cour, lui aussi ?

— Qu’a-t-il à me faire la cour ? Tout simplement… ce matin, il m’a taquinée dans le corridor et Porfiry Vladimiritch l’a surpris.

— Oui-i, voilà ce que c’est !

En effet, malgré l’extrémité à laquelle il se trouvait réduit, Pétinka n’avait nullement abandonné la légèreté qui lui était propre. Lui aussi admirait le dos robuste d’Evprakséiouchka et s’était décidé à le lui dire. C’était précisément dans ce but qu’il refusa d’aller à l’église, espérant qu’en sa qualité d’économe elle resterait à la maison. Et lorsqu’il jugea que tous étaient partis, il jeta sa capote sur ses épaules et se cacha dans le couloir. Au bout de deux ou trois minutes, le bruit d’une porte qu’on ouvrait se fit entendre et à l’autre extrémité du corridor apparut Evprakséia tenant en main un plateau sur lequel était placé un craquelin à thé tout chaud. À peine Pétinka eut-il le temps de lui administrer un bon coup entre les omoplates en s’écriant : « Ça, c’est un dos ! » que la porte de la salle à manger s’ouvrit et son père apparut sur le seuil.

— Si tu viens ici pour faire des saletés, voyou, je te ferai jeter en bas de l’escalier ! cria Judas d’un ton infiniment méchant.

Il est, certes, inutile de dire que Pétinka ne fut pas long à disparaître. Cependant il dut comprendre que l’incident du matin n’était pas de nature à exercer une influence salutaire sur ses « fonds ». C’est pourquoi il résolut de garder le silence et d’ajourner l’explication au lendemain. En même temps, non seulement il ne faisait rien pour apaiser l’irritation de Judas, mais au contraire il se tenait d’une façon tout à fait étourdie et sotte. Il fumait sans discontinuer, ne faisant aucunement attention à son père qui tentait de se défendre énergiquement des nuages de fumée dont il emplissait la chambre. Puis à chaque instant, il lançait bêtement à Evprakséiouchka des regards tendres, et celle-ci sous leur influence y répondait par des sourires obliques ; ce qui fut remarqué par Judas. La journée se passa mollement. Arina Pétrovna essaya de jouer aux dupes avec Evprakséiouchka, mais cela n’aboutit à rien. Le jeu n’avait pas d’entrain, la conversation non plus, les balivernes même ne venaient pas à l’esprit, quoique chacun en eût l’esprit littéralement bourré. Enfin on servit le dîner, mais là aussi, chacun garda le silence. Le repas fini, Arina Pétrovna voulut s’en retourner à Pogorelka, mais Judas s’effraya de l’intention de chère amie mamenka.

— Que Dieu vous garde, ma chérie ! s’écrie-t-il — vous voulez donc me laisser seul, en tête à tête avec ce mauvais fils ?… Non, non ! n’y pensez pas ! je ne vous laisserai pas partir !

— Mais qu’y a-t-il donc ! Qu’y a-t-il entre vous ? dis ! lui demanda-t-elle.

— Non, il n’y a encore rien eu, mais vous verrez… Non, ne m’abandonnez pas ! que cela se passe devant vous… Ce n’est pas pour rien ! ce n’est pas pour rien qu’il est venu ! Donc, si quelque chose arrive — soyez témoin, je vous prie.

Arina Pétrovna secoua la tête et se décida à rester.

Après le dîner, Porfiry Vladimiritch alla se coucher, ayant auparavant éloigné Evprakséiouchka en lui donnant une commission pour le pope. Arina Pétrovna se retira aussi dans sa chambre où elle s’installa dans un fauteuil pour sommeiller. Pétinka trouva l’occasion bonne pour tenter la chance auprès de sa grand’mère.

— Qu’as-tu ? Ne viens-tu pas jouer aux dupes avec la vieille ? lui dit Arina Pétrovna.

— Non, grand’mère, je viens vous parler affaire.

— Eh bien ! raconte.

Pétinka hésita un moment, puis tout à coup de but en blanc, dit :

— J’ai perdu aux cartes l’argent de l’État, grand’mère.

Arina Pétrovna faillit se trouver mal de surprise.

— Beaucoup ? lui demanda-t-elle d’une voix anxieuse en le regardant les yeux fixes.

— Trois mille roubles.

Il se fit un silence. Arina Pétrovna promenait par la chambre un regard inquiet comme si elle comptait sur un secours inattendu.

— Et tu sais que cela n’est pas long à vous envoyer en Sibérie, dit-elle enfin.

— Je le sais.

— Ah ! mon pauvre garçon, mon pauvre garçon !

— Je voulais vous prier, grand’mère, de me prêter… J’aurais payé un bon intérêt.

Arina Pétrovna s’effraya.

— Qu’as-tu ? qu’as-tu ? s’écria-t-elle tout agitée — mais je n’ai de l’argent que pour mon cercueil et les prières obituaires. Si je subsiste, c’est uniquement grâce à mes petites-filles et — aussi je viens de temps en temps me régaler chez mon fils. Non, non, non ! laisse-moi tranquille ! Sais-tu, demande à papenka.

— Pour ça, non… attendre d’un pope de fer une hostie en pierre ! Je comptais sur vous, grand’mère !

— Qu’as-tu ? qu’as-tu ? Je l’aurais fait avec plaisir, mais où veux-tu que je trouve cet argent ? Je n’ai pas une telle somme ! Vrai, si tu t’adressais à papenka… avec respect, en le caressant : par ci et par là, papenka, pardonnez-moi, j’ai péché, ma jeunesse en est cause… Tendrement, en souriant, baise-lui la main, mets-toi à genoux et verse des larmes… il aime ça et papenka déliera sa bourse pour son fils bien-aimé…

— En effet, il est bon d’essayer… Attendez, attendez donc ! si, tout à coup, grand’mère, vous lui disiez : si tu ne donnes pas de l’argent à Pétinka — je te maudis ! Il la craint depuis longtemps, votre malédiction.

— Pourquoi le maudire ! Demande-lui comme ça, demande, mon ami ! Ta tête ne te tombera pas des épaules… si tu fais un salut de plus à ton père, car c’est ton père ! Lui aussi, de son côté, il verra… fais-le ! vraiment.

Pétinka marchait de long en large, les mains sur les hanches comme s’il méditait l’affaire : enfin il s’arrêta et dit :

— Non. C’est égal — il ne me donnera rien. Quoi que je puisse faire, grand’mère, je me briserais le front à le saluer — c’est égal… il ne me donnera rien. Ah, si vous le menaciez de le maudire… Comment donc faire, grand’mère ?

— Je ne sais pas, vraiment. Essaye, peut-être l’adouciras-tu ? Mais comment t’es-tu mis dans cette position ? Perdre l’argent de l’État ! c’est facile à dire ! Quelqu’un t’a poussé à cela ! quoi ?

— J’ai perdu et c’est tout. Eh bien ! si vous n’avez pas d’argent à vous, donnez-moi celui des orphelines.

— Que dis-tu là ? Reviens à toi ! Comment puis-je te donner l’argent des orphelines ! Non, fais-moi donc la grâce de ne plus me parler de cela… Ne m’en parle plus, pour l’amour de Dieu !

— Alors, vous refusez ? C’est dommage. J’aurais payé un bon intérêt. — Cinq du cent par mois, voulez-vous ? non ! Eh bien ! cent du cent par an !

— Laisse-moi, laisse-moi ! ne me tente pas ! lui cria Arina Pétrovna en agitant les bras. Va-t’en de devant moi, de grâce ! Si papenka vient à t’entendre par hasard, il dira que je suis cause de ta révolte ! Ah ! mon Dieu ! je voulais me reposer, je sommeillais déjà et voilà, pour quelle affaire il vient ?

— C’est bon. Je m’en vais. Donc, on ne peut pas ! Très bien, c’est entre parents ! Pour trois mille roubles, le petit-fils doit aller en Sibérie ! N’oubliez pas de faire chanter un Te Deum pour les voyageurs !

Pétinka se retira en frappant la porte.

Une de ses faibles espérances était écroulée — que lui fallait-il donc faire maintenant ! Une seule chose : avouer tout à son père. Et peut-être… Peut-être, quelque chose !… J’irai de suite et je finirai tout d’un coup ! se disait-il. Non ! non, pourquoi ? aujourd’hui… Peut-être quelque chose… Du reste, que peut-il donc arriver ? Non, mais il vaut mieux… demain… Au moins, c’est encore une journée… Oui, il vaut mieux demain. Je lui dirai — et je partirai. Et il résolut que le lendemain — tout serait fini.

Après l’explication avec la grand’mère, la soirée traîna encore plus mollement. Arina Pétrovna se tenait coite, connaissant la vraie cause de l’arrivée de Pétinka. Judas essaya d’entamer une conversation avec mamenka, mais voyant qu’elle était préoccupée, il la laissa tranquille. Quant à Pétinka, il ne cessait de fumer. Au souper, Porfiry Vladimiritch lui posa cette question :

— Diras-tu enfin pourquoi tu es venu ici ?

— Je le dirai demain, répondit Pétinka, tout morose.

 

Pétinka se leva de bonne heure : il avait passé une nuit presque blanche. Toujours cette même idée double le poursuivait : d’abord, l’espoir : « Peut-être me donnera-t-il de l’argent ? » puis cette question : « À quoi bon être venu ici ? » Peut-être ne comprenait-il pas son père ; en tout cas, il ne lui savait aucun sentiment, aucune corde sensible qu’il pût saisir et, en l’exploitant, arriver à quelque chose. Mais il sentait qu’en présence de papenka, il se trouvait face à face avec quelque chose d’inconnu, d’insaisissable, il ne savait comment aborder l’affaire et cela lui causait non pas de la crainte, mais de l’inquiétude. Dès son enfance, cela se passait de la sorte. Depuis le jour où il eut conscience de lui-même, les choses avaient marché de telle façon qu’il lui semblait préférable d’abandonner tout à fait tel ou tel projet plutôt que de laisser dépendre de la décision de Porfiry Vladimiritch. C’était encore aujourd’hui la même histoire. Par où commencera-t-il ? Comment ? Que dira-t-il ? Ah ! pourquoi être venu ! Il était saisi d’angoisse. Néanmoins il comprit qu’il n’avait plus que quelques heures devant lui et qu’en conséquence, il lui fallait agir. Feignant la hardiesse et boutonnant son uniforme, il murmura quelques paroles inintelligibles et d’un pas ferme, se dirigea vers le cabinet de son père.

Judas était en prière. Il était dévot et donnait à ses oraisons quelques heures dans la journée. Il priait, non parce qu’il aimait Dieu et espérait, par là, se mettre en communications avec lui, mais parce qu’il craignait le diable et comptait que Dieu l’en débarrasserait. Il savait beaucoup de prières, mais il en connaissait surtout la « technique » c’est-à-dire le moment où il fallait remuer les lèvres, lever les yeux au ciel, joindre les mains, s’attendrir, se tenir décemment, et se signer modérément. Les yeux et son nez rougissaient et devenaient humides à des moments fixes indiqués par la pratique de la prière. Mais celle-ci ne le changeait pas, n’éclaircissait pas son sentiment, n’apportait aucune clarté dans son existence terne. Il pouvait prier, accomplir les gestes nécessaires et en même temps, regarder par la fenêtre et remarquer si quelqu’un allait aux caves sans permission, etc.

Lorsque Pétinka entra dans la chambre, Porfiry Vladimiritch était à genoux, les mains levées au ciel. Il ne changea pas de posture et ne fit qu’agiter une main en l’air, pour lui faire comprendre qu’il n’était pas encore temps. Pétinka se retira dans la salle à manger où était déjà posé le service à thé et il attendit.

Cette demi-heure lui parut une éternité, d’autant plus qu’il était sûr que son père le faisait exprès. La fermeté dont il s’était armé faisait peu à peu place à un sentiment de dépit. D’abord, il se tint tranquille, puis se mit à marcher par la chambre, et à la fin se prit à siffloter ; aussitôt la porte du cabinet s’entr’ouvrit et la voix irritée de Judas se fit entendre :

— Celui qui veut siffler peut aller à l’écurie.

Quelques minutes après, Porfiry Vladimiritch fit son apparition ; il était entièrement vêtu de noir, son linge était blanc, comme s’il se préparait à quelque chose de solennel. Sa physionomie était sereine, attendrie, et respirait l’humilité et la joie comme s’il venait de communier. Il s’approcha de son fils, le bénit et l’embrassa.

— Bonjour, mon ami, dit-il.

— Bonjour.

— Comment as-tu dormi ? Ton lit était-il bien fait ? Les puces et les punaises t’ont-elles laissé tranquille ?

— Je vous remercie. J’ai dormi.

— Eh bien ! si tu as dormi, que Dieu en soit loué ! Il n’y a que chez les parents que l’on dort bien. Je le sais par moi-même : si bien que je fusse installé à Pétersbourg, jamais je n’y dormais comme à Golovlevo. On y est comme dans un berceau. Eh bien ! que ferons-nous ? Prendrons-nous le thé maintenant ou bien préfères-tu d’abord me dire pourquoi tu es venu ?

— Oui, il vaut mieux causer maintenant. Dans six heures, je dois partir et peut-être faudra-t-il du temps pour méditer… certaines choses !

— Bon. Mais, frère, je te le dis de suite, je ne médite jamais. Ma réponse est toujours prête. Si tu demandes quelque chose de juste je te l’accorde ; je ne refuse jamais ce qui est juste. Quoique ce soit parfois lourd, au-dessus de mes forces, mais une fois que c’est juste, je ne puis refuser. Je suis comme ça. Mais si tu me demandes quelque chose d’injuste pardon ! Je te plaindrai, mais je te refuserai. Chez moi, frère, il n’y a pas de détours ! Je suis franc ! Eh bien, allons, allons dans mon cabinet de travail ! Tu parleras, moi j’écouterai. Nous verrons, nous verrons ce que c’est.

Lorsqu’ils furent entrés dans le cabinet, Porfiry Vladimiritch laissa la porte légèrement entr’ouverte, puis au lieu de s’asseoir et de faire asseoir son fils, il le laissa debout et se mit à marcher de long en large dans la chambre. On aurait dit qu’il pressentait que l’affaire serait délicate et qu’il était plus commode de s’expliquer sur de tels sujets en marchant : il lui était plus facile de cacher l’expression de sa physionomie et aussi de couper court à l’explication si elle prenait trop vilaine tournure. Et au moyen de la porte entr’ouverte, il se réservait des témoins, car mamenka et Evprakséiouchka n’allaient pas tarder à venir prendre le thé dans la salle à manger.

— J’ai perdu aux cartes l’argent de l’État, papenka, déclara subitement et d’une voix sourde Pétinka.

Judas ne répondit rien. Mais on aurait pu remarquer que ses lèvres frémirent. Puis il commença comme d’habitude à murmurer.

— J’ai perdu trois mille roubles, continua Pétinka, et si après-demain, je ne les verse pas, il peut en résulter des conséquences fort désagréables pour moi.

— Eh bien, verse-les, dit amicalement Porfiry Vladimiritch.

Le père et le fils firent quelques pas en silence. Pétinka voulait s’expliquer plus catégoriquement, mais il sentait que quelque chose lui étreignait la gorge.

— Où donc prendrai-je de l’argent ? dit-il enfin.

— Je ne connais pas tes ressources, mon cher ami. Puise-le aux sources sur lesquelles tu comptais en perdant aux cartes l’argent du fisc.

— Vous savez très bien que dans ces cas-là, on ne pense pas aux ressources…

— Je ne sais rien, mon ami. Je n’ai jamais joué, excepté aux dupes avec mamenka pour lui faire plaisir. Et je t’en prie, ne me mêle pas dans ces sales affaires. Allons plutôt prendre le thé. Là, nous causerons peut-être mais de grâce, pas sur ce sujet.

Et Judas se dirigea vers la porte pour s’esquiver dans la salle à manger, mais Pétinka l’arrêta.

— Permettez, cependant, dit-il, il faut bien que je sorte de cette position de quelque manière que ce soit.

Judas sourit et regarda son fils droit dans les yeux :

— Il le faut, mon chéri.

— Aidez-moi donc !

— Ça !… c’est une autre question ! Qu’il faille sortir de là d’une manière ou de l’autre — c’est vrai. Tu as dit la vérité. Mais comment en sortir — ce n’est pas mon affaire !

— Mais pourquoi ne voulez-vous pas m’aider ?

— Premièrement parce que je n’ai pas d’argent pour couvrir tes sales affaires ; et deuxièmement — parce qu’en somme cela ne me regarde pas. Tu t’es embourbé toi-même, débourbe-toi de même. Tu aimes les bénéfices, portes-en les charges. C’est comme ça, mon ami. Te rappelles-tu, j’ai commencé par te dire que si ta demande était juste…

— Je sais, je sais. Vous avez beaucoup de paroles au bout de la langue…

— Attends, garde tes grossièretés, laisse-moi finir. Ce ne sont pas seulement des paroles, — je vais te le prouver. Donc tantôt je t’ai dit : si tu me demandes quelque chose de dû, de judicieux — je te l’accorde, mon ami. Je suis toujours prêt à te satisfaire. Mais si tu viens avec une prière injuste — pardon, frère ! Pour les sales affaires, je n’ai pas d’argent, non et non ! Et je n’en aurai pas — sache-le ! Et n’ose pas dire que ce ne sont que des paroles ; comprends que ces paroles sont très proches de l’action.

— Pensez donc cependant… qu’adviendra-t-il de moi ?

— Ce qu’il plaira à Dieu, répondit Judas, élevant un peu les mains et jetant un regard oblique sur les saintes images.

Le père et le fils firent encore quelques pas dans la chambre. Judas marchait à contre-cœur, comme si son fils le tenait en captivité. Pétinka le suivait les mains sur les hanches, mordillant ses moustaches et souriant nerveusement.

— Je suis votre dernier fils, dit-il, ne l’oubliez pas.

— À Job Dieu a tout pris, mon ami, et il ne s’est pas plaint ; il s’est contenté de dire : « Dieu m’a tout donné ; Dieu m’a tout ôté — que votre volonté soit faite, Seigneur. » C’est comme ça, frère.

— Oui, Dieu a pris à Job, mais vous vous dépossédez vous-même. Volodia…

— Tu commences à dire des niaiseries, je crois !

— Non, ce ne sont pas des niaiseries ; mais c’est la vérité. Tout le monde sait que Volodia…

— Non, non, non ! Je ne veux pas entendre tes saletés ! Et c’est assez. Ce que tu as voulu dire — tu l’as dit. Moi, aussi, je t’ai répondu. Maintenant allons prendre le thé. Nous causerons, nous mangerons, nous boirons un verre avant ton départ — et à la garde de Dieu ! Tu vois comme Dieu est bon pour toi : le vent s’est calmé, le chemin est plus praticable. Tout doucement, peu à peu, cahin-caha — tu ne t’apercevras pas de la route.

— Écoutez ! enfin, je vous prie ! Si vous avez une ombre de sentiment…

— Non, non, non ! n’en parlons plus ! Allons dans la salle à manger. Depuis longtemps, mamenka veut son thé. Ce n’est pas bien de la faire attendre.

Judas fit un brusque détour et se dirigea vers la porte presque en courant.

— Retirez-vous, ou non, ça m’est égal, mais je n’abandonnerai pas cette conversation, lui cria Pétinka : — Ce sera pire si nous la continuons devant témoins.

Judas revint sur ses pas et se plaça en face de son fils.

— Que me veux-tu, vaurien, dis ! lui demanda-t-il, la voix tremblante de colère.

— Je veux que vous payiez l’argent que j’ai perdu.

— Jamais !

— C’est donc votre dernière parole !

— Vois-tu ? s’écria solennellement Judas en montrant du doigt l’image sainte qui se trouvait au fond de la chambre : tu vois cela… ? C’est la bénédiction de papenka… Eh bien !… devant cette icône, je te dis : jamais !

Et il sortit d’un pas résolu.

Un cri retentit derrière lui.

— Assassin !

Arina Pétrovna était déjà installée près de la table et Evprakséiouchka s’occupait de préparer le thé. La vieille dame était pensive, silencieuse et semblait même avoir honte de regarder Pétinka.

Judas, comme de coutume, vint lui baiser la main et comme de coutume, elle le bénit machinalement par un signe de croix. Puis, comme de coutume aussi, les questions : « Comment avez-vous dormi ? comment allez-vous ? » auxquelles elle répondit par des monosyllabes. La veille encore au soir, Arina Pétrovna était triste. Depuis le moment où Pétinka lui demanda de l’argent et réveilla en elle ce souvenir : « malédiction », elle tomba dans Dieu sait quelle inquiétude mystérieuse et cette idée : « Si vraiment je le maudissais » la poursuivait sans trêve. Ayant appris le matin que l’explication avait commencé dans la chambre de Judas, elle s’adressa à Evprakséiouchka en la priant d’aller se renseigner sur ce qui se passait.

— Va donc, ma petite, écouter un peu à la porte ce qu’ils se disent.

Mais Evprakséiouchka, quoique ayant écouté, était si bête qu’elle n’avait rien compris.

— Il n’y a rien. Ils se causent… ils ne crient pas trop ! déclara-t-elle en revenant.

Alors Arina Pétrovna n’y tint plus et se rendit dans la salle à manger où, pendant ce temps, l’on avait apporté le samovar. Mais l’explication déjà tirait à sa fin ; elle entendit seulement que Pétinka élevait la voix et que Porfiry Vladimiritch répondait comme s’il bourdonnait. « Il bourdonne ! précisément il bourdonne. » Cette idée tourbillonnait dans sa tête. « Alors aussi il bourdonnait justement de cette façon ! Comment se fait-il que je ne l’ai pas compris à ce moment. »

Enfin tous deux, le père et le fils, apparurent dans la salle à manger, Pétinka était cramoisi et respirait à peine ; ses yeux étaient grands ouverts, ses cheveux ébouriffés et sur son front perlait la sueur. Judas, tout au contraire, était pâle et méchant ; il voulait paraître indifférent, mais malgré tous ses efforts, sa lèvre inférieure frémissait. À peine put-il prononcer les compliments habituels que chaque matin, il adressait à chère amie mamenka. Tout le monde s’assit autour de la table. Pétinka se plaça un peu à l’écart, se renversa sur le dos de sa chaise, croisa ses jambes et allumant sa cigarette jeta à son père des regards ironiques.

— Un beau temps que nous avons aujourd’hui, mamenka, commença Judas ; hier, quel gâchis ! et cependant, Dieu n’avait qu’à vouloir — et voilà que nous avons le calme, la paix,… la grâce divine, n’est-ce pas, mon amie ?

— Je ne sais pas, je ne suis pas sortie aujourd’hui.

— C’est qu’aujourd’hui, nous reconduisons notre cher hôte, continua Judas. En me levant — et je me suis levé de bonne heure — j’ai regardé par la fenêtre ; dehors tout était calme et paisible comme si un ange venait de passer et de son aile apaiser en un moment la tempête.

Mais personne ne répondit aux aimables paroles de Judas. Evprakséiouchka buvait son thé bruyamment ; elle le versait dans une soucoupe et soufflait dessus pour le refroidir. Pétinka se balançait sur sa chaise, ne cessant de regarder son père d’un air ironique, provocant même, comme s’il lui fallait faire de grands efforts pour ne pas pouffer de rire.

— Maintenant, Pétinka peut, sans trop se presser, arriver vers le soir à la station, reprit Porfiry Vladimiritch. Nous avons des chevaux à nous, des chevaux frais, s’il les fait reposer une couple d’heures à Mouravievo, ils l’emporteront vite. Et puis — ce sera la locomotive qui s’en chargera ! Ah, Petka, Petka ! tu n’es pas bon, toi ! Tu as tort de nous quitter ! Tu aurais dû rester avec nous… vraiment ! Cela nous aurait fait plaisir, à nous et toi aussi — tu aurais vu comme tu aurais repris ici en huit jours !

Mais Pétinka continua de se balancer en regardant son père.

— Qu’as-tu à me lorgner ainsi ? s’écria enfin Judas, ne se contenant plus. Me trouves-tu changé, par hasard ?

— Je regarde… et j’attends… ce que vous nous ferez voir encore.

— Tes regards n’y feront rien, frère, comme j’ai dit, ça sera. Je ne rétracterai pas une de mes paroles.

Le silence se fit pendant une minute et l’on put entendre chuchoter ce mot :

— Judas !

Porfiry Vladimiritch avait indubitablement entendu cette apostrophe (il avait même pâli), mais il fit mine de croire qu’elle ne le concernait pas.

— Oh ! enfants, enfants ! dit-il, si vous saviez comme on vous plaint, comme l’on voudrait vous caresser, vous cajoler, mais il paraît que le sort ne le veut pas ! Vous vous éloignez vous-mêmes de vos parents, vous liez des connaissances, vous avez des amis qui vous sont plus chers que père et mère. Il n’y a donc rien à faire, il faut se résigner. Et en effet, vous êtes jeunes et on sait que la jeunesse aime mieux passer son temps avec la jeunesse qu’avec un vieillard grognon. Voilà pourquoi, on se résigne… on ne se plaint pas et la seule chose à faire, c’est d’adresser une prière au Père céleste. Seigneur ! que ta volonté soit faite !

— Assassin ! chuchota de nouveau Pétinka, mais cette fois si distinctement qu’Arina Pétrovna le regarda avec frayeur ; devant ses yeux passa tout à coup quelque chose comme l’ombre de Stepka le Nigaud.

— À qui dis-tu cela ? demanda Judas tout tremblant d’émotion.

— À une de mes connaissances, à moi.

— Fort bien en ce cas. Autrement, Dieu sait ce que tu as dans la tête : peut-être est-ce quelqu’un d’ici que tu qualifies de la sorte ?

Tous restaient silencieux ; les tasses à thé étaient encore pleines. Judas, lui aussi, se renversa sur le dos de sa chaise et se balança nerveusement.

Pétinka, voyant que tout espoir était perdu, ressentit en lui quelque chose de semblable à l’angoisse qui précède la mort, et sous cette influence, il était prêt à se porter aux dernières extrémités.

Le père et le fils se regardèrent fixement avec un sourire indicible. Si préparé que fût Judas le moment approchait où il n’allait plus pouvoir se maîtriser.

— Tu ferais mieux de partir ! Oui, dit-il enfin.

— Je partirai sans cela !

— Pourquoi attendre ! Je vois que tu me cherches dispute et moi, je ne veux me quereller avec personne. Nous vivons ici en paix, tranquilles, sans querelles, ni disputes. Voilà ta vieille grand’mère qui est là, si tu avais au moins égard à elle ! Dis, pourquoi viens-tu chez nous ?

— Je vous ai dit pourquoi.

— Si c’est pour cela, tu t’es donné une peine inutile. Pars, frère ! Hé ! qui est là ? Faites atteler un traîneau pour le jeune barine. Et mettez-lui… un poulet rôti, du caviar, quelque chose encore… des œufs, quoi !… enveloppez tout cela dans du papier. Pendant qu’on donnera l’avoine aux chevaux, à la station tu mangeras un morceau, toi aussi. Et à la garde de Dieu !

— Non, je ne partirai pas encore. Auparavant, je veux aller à l’église faire célébrer un requiem à la mémoire de Vladimir assassiné.

— Suicidé, c’est-à-dire…

— Non, assassiné.

Le père et le fils se dévoraient des yeux. On pouvait croire qu’ils allaient sauter l’un sur l’autre. Mais Judas fit sur lui-même un effort surhumain et rapprocha sa chaise de sa table.

— C’est étonnant ! dit-il d’une voix brisée — c’est é-ton-nant !

— Oui, on l’a assassiné ! insista grossièrement Pétinka.

— Qui l’a donc assassiné ? demanda Judas, espérant peut-être que son fils reprendrait son sang-froid.

Mais Pétinka, sans se déconcerter le moins du monde, le foudroya de ce mot :

— Vous !

— Moi ?

Porfiry Vladimiritch ne put revenir à lui d’étonnement. Il se leva précipitamment de son siège, se tourna vers l’image et se mit à prier.

— Vous ! vous ! vous ! répéta Pétinka.

— Voilà ! Dieu soit loué ! j’ai prié ! Je me sens soulagé ! dit Judas en reprenant sa place près de la table. Eh bien ! va ! Attends ! Quoiqu’en qualité de père je puisse me dispenser de m’expliquer avec toi… mais qu’il en soit ainsi. Donc, selon toi, c’est moi qui ai tué Volodenka.

— Oui, vous l’avez tué.

— Et selon moi, ce n’est pas ça… Selon moi, il s’est suicidé. J’étais alors à Golovlevo et lui à Pétersbourg, comment aurais-je pu y être pour quelque chose ? Comment aurais-je pu le tuer à sept cents verstes de distance ?

— Comme si vous ne compreniez pas !

— Je ne comprends pas… Dieu m’est témoin, je ne comprends pas !

— Et qui a laissé Volodia sans un kopeck ? Qui lui a coupé les vivres ? Qui ?

— Ta-ta-ta ! pourquoi s’est-il marié contre la volonté de son père ?

— Mais vous le lui aviez permis.

— Qui ? moi ? que Dieu te bénisse ! Jamais je ne le lui ai permis ! Jamais !

— Eh bien oui…, c’est-à-dire que là aussi vous avez agi selon votre habitude. Chez vous, chaque mot a dix significations : va, devine !

— Jamais je ne lui ai donné de permission… ! Il m’a écrit : je veux, papa, me marier à Lidotchka. Tu comprends : « Je veux » et non « Je vous demande la permission. » Eh bien, je lui ai répondu : « Si tu veux te marier, marie-toi, je ne puis pas t’empêcher. » Et voilà tout.

— Et voilà tout, répéta Pétinka en singeant son père — mais n’était-ce pas une permission ?

— Non… ce n’en était pas une. Qu’ai-je dit ? « je ne puis pas t’empêcher » voilà tout. Lui ai-je permis ou non ? Ça, c’est une autre question. Il ne m’a pas demandé de permission. Il m’a écrit tout court : « je veux, papa, me marier à Lidotchka », eh bien, je me suis tu en ce qui concernait la permission. » Tu veux te marier — eh bien, marie-toi, mon ami, marie-toi à Lidotchka ou à une autre — je ne puis pas t’empêcher ! »

— Mais vous pouviez le laisser sans un morceau de pain. Il fallait lui écrire tout simplement : « Ta décision ne me plaît pas, et quoique je te laisse libre, je te préviens néanmoins que tu ne dois plus compter sur aucune subvention de ma part. » Alors cela aurait été clair.

— Non, jamais je ne me permettrai de faire des menaces à un fils majeur — jamais ! Laisser chacun libre — voilà ma règle de conduite. Tu veux te marier ? — marie-toi ! Mais quant aux conséquences — pardon ! Tu dois prévoir toi-même — c’est pour cela que Dieu t’a donné de l’esprit. Moi, frère, je ne me mêle pas des affaires d’autrui. Et non seulement, je ne m’en mêle pas, mais aussi, je ne demande pas que les autres se mêlent des miennes. Non, je ne le demande pas, je ne le demande pas, je ne le demande pas, et même… Je te le défends ! entends-tu, mauvais fils, fils irrespectueux, que tu es — je te le dé-fends ! !

— Défendez-le moi si cela vous plaît. Vous n’êtes pas de taille à fermer la bouche à tout le monde.

— Au moins s’il s’était repenti ! s’il avait compris qu’il avait offensé son père. Une fois la sottise faite — au moins, repens-toi ! demande pardon : « Pardonnez-moi, cher ami papenka, de vous avoir affligé ! » Et au lieu de cela — tiens !

— Mais il vous a écrit, il vous a expliqué qu’il n’avait pas de quoi vivre, qu’il ne se sentait plus la force de souffrir…

— Avec le père, on ne s’explique pas. Au père, on demande pardon — et c’est tout.

— Et il a fait cela aussi. Il était si brisé qu’il vous a demandé pardon. Il avait tout fait, tout !

— Et quand cela serait — toujours est-il qu’il n’avait pas raison. Il a demandé pardon une fois et a vu que papa ne le pardonnait pas — il fallait demander une seconde fois !

— Ah, vous !

En poussant cette exclamation, Pétinka cessa tout à coup de se balancer sur sa chaise, il se retourna et appuya ses deux coudes sur la table.

— Et moi aussi… dit-il d’une voix à peine intelligible.

Sa physionomie s’altéra peu à peu.

— Et moi aussirépéta-t-il en éclatant tout à coup en sanglots hystériques.

— Et qui donc est fau… dit Judas.

Mais il ne put achever sa phrase, car à ce moment arriva quelque chose d’extraordinaire.

Pendant la scène que nous venons de décrire on avait oublié Arina Pétrovna. Cependant elle n’était pas restée spectatrice indifférente. Au contraire, il était facile de remarquer que quelque chose de singulier se passait en elle et que peut-être le moment était venu où à son esprit apparaissaient dans toute leur nudité les comptes de sa propre vie. Sa physionomie s’anima, ses yeux s’élargirent et brillèrent, ses lèvres remuèrent comme si elles voulaient prononcer quelque mot, mais ne le pouvaient pas. Tout à coup, au moment où Pétinka fit retentir l’air de ses sanglots, elle se leva lourdement de son fauteuil, allongea le bras, et de sa poitrine partit un gémissement, un cri :

— Je-e t-e maudis ! !

LIVRE QUATRIÈME — LA NIÈCE

Judas, néanmoins, ne donna pas d’argent à Pétinka. Cependant, en bon père, il ordonna au moment du départ de garnir le coffre de la voiture de poulet, de veau et de gâteaux. Puis malgré le froid et le vent, il descendit jusqu’au perron pour reconduire son fils, s’assurer qu’il était bien placé et les pieds chaudement enveloppés. Puis rentré dans sa chambre, longtemps encore, il regarda par la fenêtre, envoyant sa bénédiction à l’équipage qui emmenait Pétinka. Il accomplit en un mot tout le cérémonial exigé par la coutume « comme cela se doit entre parents. »

— Ah, Petka, Petka ! disait-il, mauvais fils que tu es, mauvais ! Pensez un peu ce qu’il a fait… ah, ah, ah ! Au lieu de vivre tout doucement, en paix et concorde avec papa et sa vieille grand’mère… Non, tu ne l’as pas voulu ! Nous avons notre tzar dans la tête ! Nous voulons vivre de notre propre cervelle… Voilà où te mène ta cervelle ! Ah ! quel malheur !

Mais pas un muscle de sa physionomie de bois n’avait tressailli, pas une note de sa voix ne ressemblant à un appel à l’enfant prodigue. Du reste, ses paroles n’étaient entendues de personne, car dans la chambre, il n’y avait qu’Arina Pétrovna qui, sous l’effet des secousses qu’elle venait d’éprouver, perdit subitement toute énergie vitale ; elle restait sur sa chaise la bouche béante, sans rien entendre, ni comprendre, regardant devant elle sans penser à rien. Contrairement à l’attente de Pétinka, Porfiry Vladimiritch supporta la malédiction maternelle avec assez de calme, ne s’écartant pas d’un iota des décisions qu’il portait, pour ainsi dire, toutes faites dans sa tête.

Il est vrai qu’il pâlit légèrement et se jeta au devant de sa mère avec ceci :

— Mamenka ! ma chérie ! que Dieu vous garde ! calmez-vous, ma mignonne. Dieu est miséricordieux ! Tout s’arrangera.

Mais ces paroles étaient l’expression de l’inquiétude qu’il ressentait plutôt pour sa mère que pour lui-même. La sortie d’Arina Pétrovna était si inattendue que Judas ne s’était même pas avisé de feindre la frayeur.

La veille encore, mamenka était bonne pour lui ; elle plaisantait, jouait aux dupes avec Evprakséiouchka. Il était donc évident que pour une minute, son esprit s’était égaré et qu’il n’y avait là rien d’intentionné, de vrai. En effet, il avait grand’peur de la malédiction de mamenka, mais il se la représentait tout autrement. À ce sujet, son esprit oisif s’était créé toute une mise en scène : les images, les cierges allumés, mamenka au milieu de la chambre, effrayante, le visage noirci… et elle maudissait ! Puis à un coup de tonnerre, les cierges s’éteignaient, l’obscurité descendait sur la terre et d’en haut, au milieu des nuages, apparaissait la face irritée de Jéhovah environnée d’éclairs. Mais puisque rien de semblable n’arrivait, cela signifiait tout simplement que mamenka ne l’avait pas fait sérieusement, que quelque chose l’avait prise… — et c’était tout ! Et à quoi bon en effet le maudirait-elle réellement puisque ces derniers temps, il n’existait même pas de prétexte à malentendus ? Depuis le moment où il exprima un doute au sujet du tarantass (Judas reconnaissait intérieurement qu’alors, il était fautif et méritait une malédiction) bien du temps s’était écoulé. Arina Pétrovna s’était résignée et Porfiry Vladimiritch était aux petits soins auprès de mamenka, faisant tout pour la tranquilliser.

— Elle est faible, pauvre vieille. Ah, qu’elle est faible ! Par moments, elle commence même à s’oublier ! se disait-il pour se consoler : — quelquefois à peine se met-elle à jouer aux dupes qu’elle sommeille !

Pour être juste, il faut dire que la caducité d’Arina Pétrovna faisait même l’objet de ses inquiétudes. Il ne s’était pas encore préparé à cette perte, il n’avait pas encore eu le temps de méditer, de calculer à quoi se montait le capital de mamenka à son départ de Doubrovino, combien ce capital pouvait-il rapporter de revenu, combien elle pouvait dépenser et combien mettre de côté. En un mot, il n’avait pas encore pensé à ces mille riens, faute de quoi, il était toujours pris à l’improviste.

— La vieille est encore solide ! pensait-il quelquefois : et elle ne mangera pas tout, non, c’est impossible ! Alors qu’elle nous fit le partage, elle avait un joli capital ! Peut-être a-t-elle donné quelque chose aux orphelines… mais non, elle ne peut leur avoir donné beaucoup ! Elle a de l’argent, ma petite vieille, elle en a !

Mais jusqu’alors ces questions ne se présentaient point sérieusement et n’occupaient pas longtemps son cerveau. Les bagatelles quotidiennes étaient déjà trop nombreuses pour qu’elles s’augmentassent de nouvelles, qui, d’autre part, n’étaient d’aucune nécessité immédiate. Porfiry Vladimiritch ajournait donc sans cesse ce travail et ce n’est qu’après la scène de malédiction qu’il s’aperçut qu’il était temps de le commencer. La catastrophe vint du reste avant qu’il s’y attendît. Le lendemain du départ de Pétinka, Arina Pétrovna partit pour Pogorelka pour ne plus revenir à Golovlevo. Durant presqu’un mois, elle demeura en pleine solitude, sans quitter sa chambre et ne se permettant que fort rarement d’échanger une parole, même avec les domestiques. En se levant le matin, elle s’asseyait machinalement à son bureau et machinalement aussi commençait à faire une patience qu’elle ne finissait presque jamais : elle restait comme figée, les cartes en main, le regard fixé sur la fenêtre. À quoi pensait-elle ? et même pensait-elle à quelque chose ? Aucun des plus profonds scrutateurs du cœur humain ne l’eût pu deviner. On pouvait croire qu’elle s’efforçait de se souvenir de quelque chose, (par exemple ceci : comment elle se trouvait là, entre ces quatre murs ?) — et ne le pouvait pas. Alarmée par ce silence, Afimiouchka entrait dans sa chambre, rajustait les coussins qui l’entouraient dans son fauteuil, essayait de la faire parler, mais recevait toujours des réponses brèves et impatientes. Pendant ce temps, Porfiry Vladimiritch était venu deux ou trois fois à Pogorelka, il avait invité mamenka à venir à Golovlevo, s’efforçant d’exciter son imagination par la perspective des oronges, des carassins et autres séductions de sa maison, mais il n’obtenait qu’un sourire énigmatique en réponse à son invitation.

Un matin, elle voulut comme de coutume quitter son lit, mais ne le put. Elle ne ressentait aucune douleur particulière, ne se plaignait de rien ; tout simplement, elle ne pouvait se lever. Cette circonstance ne l’alarma même pas, comme si cela était dans l’ordre des choses. Hier, elle était restée auprès de sa table, pouvant marcher ; aujourd’hui, elle garde le lit, elle se trouve indisposée. Elle se sentait même plus tranquille ainsi. Mais Afimiouchka prit l’alarme et sans rien dire à la barynia expédia un message à Golovlevo. Judas arriva de grand matin le jour suivant ; Arina Pétrovna avait considérablement empiré. Il questionna minutieusement les domestiques sur ce que mamenka avait mangé ; ne s’était-elle pas permis quelque excès ? On lui répondit que depuis longtemps, Arina Pétrovna ne mangeait presque rien et que depuis la veille, elle avait obstinément refusé toute nourriture. Judas exprima son chagrin en agitant les mains, et en fils soucieux, avant d’entrer chez sa mère, se réchauffa près du poêle pour ne pas introduire l’air froid dans la chambre de la malade. Et à l’instant même (il avait au sujet des morts, on ne sait quel flair diabolique) il envoya quelqu’un s’assurer que le pope était chez lui pour le faire appeler le cas échéant, demanda où se trouvait le coffret contenant les papiers et s’il était enfermé, puis s’étant tranquillisé sur ces choses essentielles, il fit appeler la cuisinière et lui donna l’ordre de préparer son dîner.

— Je n’ai pas besoin de beaucoup, dit-il. Vous avez un poulet ? Eh bien, faites-moi un bouillon de poulet. Peut-être aussi avez-vous de la viande salée vous préparerez un morceau. Puis quelque rôti et c’est tout ce qu’il me faut.

Arina Pétrovna était couchée sur le dos, la bouche entr’ouverte et respirait péniblement. Ses yeux étaient grands ouverts, une main posée par-dessus la couverture en poil de lièvre était un peu relevée et comme figée. Il était évident qu’elle prêtait l’oreille au bruit produit par l’arrivée de son fils ; peut-être aussi les ordres qu’il donnait venaient jusqu’à elle. Grâce aux rideaux abaissés, un demi-jour régnait dans la chambre. La clarté de la lampe devant les images se mourait et on entendait le bruit sec du pétillement de la mèche au contact de l’eau. L’air était lourd et pesant, grâce au poêle surchauffé et aux vapeurs huileuses des lampes et les exhalaisons étaient insupportables. Porfiry Vladimiritch chaussé de bottes de feutre, se glissa comme un serpent près du lit de mamenka ; son corps long et maigre se mouvait mystérieusement dans le crépuscule. Arina Pétrovna le suivait de regards effrayés ou étonnés, on ne saurait définir et se raidit sous sa couverture.

— C’est moi, mamenka, dit-il. Qu’est-ce que cela veut donc dire ? Vous vous êtes donc dévissée aujourd’hui ah, ah, ah ! Voici donc pourquoi je n’ai pas dormi cette nuit ! Toute la nuit, comme si quelque chose me poussait… « Il faut que j’aille voir comment se portent les amies de Pogorelka » me disais-je. Et le matin, à peine levé, vite, un traîneau, une paire de chevaux… et me voilà !

Porfiry Vladimiritch poussa un petit rire aimable, mais Arina Pétrovna ne répondait pas et se raidissait de plus en plus sous sa couverture.

— Dieu est miséricordieux, mamenka ! continua Judas — ne vous effrayez pas ! Crachez sur la maladie, quittez le lit et faites un tour de chambre comme une brave femme — comme ça !

Et Porfiry Vladimiritch se leva et montra comment les braves femmes marchent.

— Attendez, laissez-moi relever le rideau et vous regarder. Eh ! mais, vous êtes tout à fait bien, ma chérie ! Il ne faut que vous secouer un peu, prier Dieu, faire un brin de toilette — et aussitôt vous pourrez aller au bal ! Tenez, je vous apporte de l’eau bénite, prenez-en !

Porfiry Vladimiritch tira de sa poche un flacon, prit un petit verre sur la table, la remplit et le présenta à la malade. Arina Pétrovna fit un mouvement pour relever la tête, mais elle ne le put.

— Les… orphelines… gémit-elle.

— Voilà ! les orphelines maintenant ! — Ah ! mamenka, mamenka, comme vous êtes… vraiment ! Une petite indisposition — et vous perdez le courage ! Nous ferons tout ! Et aux orphelines nous enverrons une dépêche et tout sera fait dans son temps. Rien ne presse, n’est-ce pas ? Nous vivrons encore longtemps ensemble. Voilà ! l’été viendra, nous irons au bois, ramasser des champignons, des fraises !… Ou bien, nous irons à Doubrovino pêcher des carassins ! nous ferons atteler les vieux rouans et nous irons, tout doucement, tout doucement, cahin-caha ! — Et nous sommes là !

— Les orphelines… répéta Arina Pétrovna.

— Et les orphelines viendront. Attendez un peu et nous viendrons tous ! Nous viendrons, nous nous réunirons tous autour de vous. Vous serez la poule et nous serons vos poussins. Et pourquoi n’êtes-vous pas sage et inventez-vous de tomber malade ? Quelle invention ! en effet ! la vilaine plaisante !… ah, ah, ah ! au lieu de donner l’exemple aux autres ! Ce n’est pas bien, ma chérie, non, ce n’est pas bien !

Mais malgré tous les efforts de Porfiry Vladimiritch, malgré les discours et les plaisanteries dont il essayait de relever son courage, les forces d’Arina Pétrovna diminuaient à vue d’œil d’heure en heure.

On envoya en ville chercher le docteur. La malade ne discontinuait pas d’appeler les orphelines, et Judas écrivit de sa propre main une lettre à Anninka et à Lioubinka, lettre où il comparait leur conduite à la sienne, se qualifiait de chrétien et les traitait d’ingrates. À la nuit arriva le docteur, mais il était déjà trop tard. Arina Pétrovna fut, comme l’on dit, perdue en un jour. À trois heures commença l’agonie et à six heures du matin, Porfiry Vladimiritch se tenait déjà à genoux près du lit de sa mère, gémissant.

— Mamenka, chère amie, bénissez-moi.

Mais Arina Pétrovna n’entendait plus. Ses yeux grands ouverts, au regard terne, fixaient l’espace comme si elle s’efforçait de comprendre quelque chose, mais sans y pouvoir parvenir. Judas ne comprenait pas non plus. Il ne comprenait pas que la tombe qui s’ouvrait devant lui emportait le dernier lien qui l’attachait au monde des vivants, le dernier être avec lequel il pouvait partager la poussière qui l’emplissait, et que dorénavant cette poussière, sans trouver d’issue, s’accumulerait en lui jusqu’au jour où elle l’étranglerait définitivement. Avec son trémoussement habituel, il se plongea dans l’abîme des bagatelles qui accompagnaient le cérémonial de l’enterrement, faisait dire des requiem, ordonnait les prières qu’on dit pendant quarante jours pour l’âme des trépassés, conversait avec le pope, passait d’une chambre à l’autre, traînant ses pieds, pénétrait de temps à autre dans la salle à manger où se trouvait le corps de la défunte, faisait des signes de croix, levait les yeux au ciel, étendait les bras, il se réveillait la nuit, s’approchait à pas de loup de la porte, écoutait la lecture monotone du chantre, etc. Il était agréablement étonné de n’avoir aucune dépense particulière à faire, car Arina Pétrovna avait mis de côté une somme pour son enterrement et en avait indiqué l’emploi d’une façon très détaillée.

Après avoir enterré sa mère, Porfiry Vladimiritch s’occupa immédiatement de mettre ses affaires en ordre. En dépouillant ses papiers, il trouva une dizaine de testaments (dans l’un d’eux, elle le nommait « irrespectueux »), tous écrits alors qu’Arina Pétrovna était une barynia autoritaire, mais aucun n’était en due forme, ce n’étaient que des projets. Judas fut donc très content de n’avoir ainsi nul besoin de recourir à aucun compromis de conscience pour se déclarer l’unique héritier légal de tout le bien laissé par sa mère. Ce bien consistait en un capital de quinze mille roubles, un pauvre mobilier parmi lequel se trouvait le fameux tarantass qui faillit amener la discorde entre la mère et le fils. Arina Pétrovna séparait soigneusement ses comptes personnels de ceux de la tutelle, de sorte qu’on voyait aussitôt ce qui était à elle et ce qui appartenait aux orphelines. Judas sans tarder se déclara donc l’unique héritier légal, scella les papiers se rapportant à la tutelle, distribua aux domestiques la pauvre garde-robe de sa mère ; quant aux tarantass et aux deux vaches d’Arina Pétrovna qui dans son inventaire étaient désignées comme « miennes », il les expédia à Golovlevo, puis après avoir célébré le dernier requiem, il s’en retourna chez lui.

— Attendez les propriétaires, dit-il aux domestiques, assemblés dans le vestibule pour le reconduire ; si elles viennent tant mieux… sinon, c’est leur affaire ! Moi, de mon côté, j’ai fait tout ce que je devais. J’ai mis en ordre les comptes de la tutelle, je n’ai rien caché, rien celé, tout s’est passé sous les yeux de tout le monde. Le capital, resté après mamenka, m’appartient d’après la loi ; le tarantass et les deux vaches que j’ai envoyés à Golovlevo sont aussi miens de par la loi. Peut-être encore quelque chose m’appartenant est resté ici, mais n’importe, Dieu lui-même ordonne de venir en aide aux orphelins. Je regrette ma mère, c’était une bonne vieille soucieuse ! vous voyez qu’elle a pensé à vous aussi ; elle vous a laissé sa garde-robe. Ah, mamenka, mamenka ! Ce n’est pas bien de votre part, chère amie, de nous avoir laissés orphelins. Mais, puisque Dieu l’a voulu, nous devons nous soumettre à sa sainte volonté. Pourvu que votre âme se trouve bien, et pour nousil n’y a pas à s’en occuper.

La première tombe à peine fermée, un seconde s’ouvrit. Porfiry Vladimiritch se comporta au sujet du malheur de son fils d’une façon assez singulière. Il ne recevait pas de journaux, n’entretenait de correspondance avec personne pouvant lui fournir des renseignements sur le procès où avait figuré Pétinka. Il est même douteux qu’il eût envie d’apprendre quelque chose à ce sujet. En général, c’était un homme qui faisait son possible pour éviter toute inquiétude, qui s’était plongé jusqu’aux oreilles dans la boue des bagatelles, était tout occupé de sa propre conservation, et dont l’existence n’avait laissé aucune trace derrière elle. Le monde renferme passablement de gens de cette sorte, vivant d’une vie isolée, ne sachant ou ne voulant s’associer à quoi que ce soit, ne voulant prévoir ce qui les attend au moment d’après, et crevant comme crèvent les bulles de pluie d’orage. Ils n’ont point de relations amicales, car pour l’amitié l’existence d’intérêts communs est indispensable, ni relations d’affaires, car même dans les affaires aussi dépourvues de toute vie que le sont celles de la bureaucratie, ils manifestent une absence de vitalité poussée à un degré insupportable. Trente ans durant, Porfiry Vladimiritch s’était rendu à son bureau, puis un beau matin, il avait disparu et personne ne s’en était aperçu. Il apprit donc le dernier le sort de son fils, lorsque cette nouvelle se fut déjà répandue parmi les gens de service. Ici encore, il fit mine de ne rien savoir. Et lorsqu’un jour, Evprakséiouchka essaya de mentionner le nom de Pétinka, Judas, agitant les mains, s’écria :

— Non, non, non ! je ne sais rien, je n’ai rien entendu et ne veux rien entendre. Je ne veux pas connaître ces sales affaires.

Mais enfin il fut obligé de « connaître. » Il arriva une lettre de Pétinka, informant son père de son prochain départ pour un gouvernement éloigné et demandant si papenka avait l’intention de lui envoyer de l’argent dans sa nouvelle situation. Tout le jour qui suivit la réception de cette lettre, Porfiry Vladimiritch demeura dans une visible perplexité, il passait d’une chambre à l’autre, pénétrait dans la chapelle, faisait des signes de croix et poussait des gémissements. Vers le soir cependant, il reprit ses esprits et écrivit :

« Piotre, fils criminel !

Comme sujet fidèle de l’Empire russe, obligé de respecter les lois, je ne devrais même pas répondre à ta lettre. Mais comme père, sujet aux faiblesses humaines, je ne puis, par sentiment de compassion, refuser un bon conseil à mon enfant tombé par sa propre faute dans l’abîme du mal. Ainsi voici sommairement mon opinion à ce propos. La punition qu’on t’a infligée est pénible, mais pleinement méritée par toi — telle est la première et la principale pensée qui, dorénavant, doit t’accompagner dans ta nouvelle vie. Et tu dois abandonner tes autres caprices et même jusqu’à leur souvenir, car dans ta position, tout ceci ne peut qu’irriter et pousser à la révolte. Tu as déjà goûté des fruits amers de l’arrogance, essaye maintenant de manger les fruits de l’humilité, d’autant plus que tu n’as à compter sur rien d’autre dans la vie. Ne te plains pas de ta punition, car les autorités ne te punissent même pas, puisqu’elles te donnent les moyens de te corriger. Remercier et tâcher de réparer ce que tu as fait — voilà à quoi tu dois penser sans cesse et non à un passe-temps luxueux, passe-temps que je n’ai jamais eu moi-même, quoique je ne me sois jamais trouvé appelé devant la justice. Suis ce conseil de sagesse et renais à une nouvelle vie, te contentant de ce que les autorités dans leur bonté trouveront utile de t’ordonner. Et moi, de mon côté, je prierai le Dispensateur de tous biens de t’envoyer la fermeté et l’humilité. Ce jour même où j’écrivis ces lignes, je suis allé à l’église et j’ai prié ardemment pour toi. Sur ce, je te bénis dans ta nouvelle vie et je reste

Ton père indigné, mais persistant encore à t’aimer.

PORFIRY GOLOVLEFF »

On ne sait pas si cette lettre parvint jusqu’à Pétinka, mais un mois au plus après son envoi, Porfiry Vladimiritch reçut l’avis officiel que son fils était mort à l’hôpital d’une des villes qu’il devait traverser en se rendant au lieu de sa déportation. Judas se trouva seul, mais pourtant il ne comprit pas encore qu’avec cette nouvelle perte, il était lancé définitivement dans le vide, face à face avec des balivernes. Ceci arriva bientôt après la mort d’Arina Pétrovna au moment où il était entièrement plongé dans les comptes et les calculs. Il relisait les livres de la défunte, vérifiait chaque kopeck, recherchait les liens de ces kopecks avec ceux de la tutelle, ne voulant pas, comme il disait, s’approprier l’argent d’autrui ou perdre quoique ce fût du sien. Au milieu de toutes ces occupations, il ne s’était même jamais demandé pourquoi il faisait tout cela et qui profiterait des fruits de son tracas. Du matin au soir, il restait cloué à son bureau, critiquant les règlements de la défunte et rêvant, de sorte que, grâce à cette occupation, il négligea peu à peu les comptes de son propre ménage.

La maison maintenant était plongée dans le silence. Les domestiques qui, autrefois, aimaient à passer leur temps dans les bâtiments de service désertaient actuellement la maison presque toujours et lorsqu’ils apparaissaient dans les chambres, ils marchaient sur la pointe des pieds et parlaient à demi-voix. On sentait quelque chose de mort et dans cette maison, et dans cet homme ; quelque chose d’on ne sait quoi qui vous donnait une peur involontaire et superstitieuse. Les crépuscules qui enveloppaient Judas devaient de jour en jour devenir plus épais.

 

Au carême, lorsque la saison des spectacles fut terminée, Anninka arriva à Golovlevo et déclara que Lioubinka ne pouvait venir avec elle, car elle avait pris un engagement pour tout le carême et devait se rendre à Romny, Izioum, Krementchoug, ainsi que dans quelques autres petites villes pour chanter dans plusieurs concerts. Durant sa courte carrière artistique, Anninka s’était considérablement développée. Ce n’était plus cette jeune fille naïve, anémique et un peu molle qui, à Doubrovino et à Pogorelka, en se balançant disgracieusement, fredonnait entre ses dents ou flânait d’une chambre à l’autre comme si elle ne savait où mettre sa personne. Non, c’était une jeune fille tout à fait accomplie, aux manières assurées et même un peu libres et dont on pouvait dire qu’elle n’avait pas la langue dans sa poche. Son aspect avait aussi subi des changements et frappa assez agréablement Porfiry Vladimiritch. Devant lui se trouvait une femme de haute taille, bien faite, la poitrine développée, d’un visage au teint coloré et animé par de grands yeux gris à fleur de tête ; encadré de belles tresses cendrées retombant lourdement sur sa nuque. Cette femme était visiblement consciente d’être réellement cette « Belle Hélène » après laquelle messieurs les officiers étaient condamnés à soupirer. Elle était arrivée à Golovlevo de grand matin et aussitôt s’était retirée dans sa chambre d’où elle sortit pour venir prendre le thé dans la salle à manger, vêtue d’une magnifique robe de soie à longue traîne qu’elle savait manœuvrer très adroitement au milieu des chaises. Certes, Judas aimait son Dieu plus que tout autre choses, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir du goût pour les jolies et surtout les belles femmes. Aussi, après avoir d’abord béni Anninka d’un signe de croix, l’embrassa-t-il sur les deux joues avec on ne sait quelle précision particulière, en jetant sur sa poitrine un regard si étrange qu’Anninka sourit imperceptiblement. On se mit à table pour prendre le thé ; Anninka leva les deux bras et s’étendit en bâillant.

— Ah, oncle, comme c’est ennuyeux chez vous ! dit-elle.

— C’est joli ! À peine arrivée que cela lui paraît ennuyeux. Lorsque tu auras passé quelque temps avec nous, peut-être alors cela te semblera-t-il gai ! répondit Porfiry Vladimiritch dont les yeux prirent tout à coup une expression mielleuse.

— Non, ce n’est pas intéressant ! Qu’y a-t-il ici ? De la neige aux alentours ; pas de voisinsJe crois cependant qu’un régiment stationne ici ?

— Et un régiment stationne, et il y a des voisins aussi, mais, à vrai dire, cela ne m’intéresse pas. Du reste si…

Porfiry Vladimiritch lui jeta un regard, mais au lieu de finir sa phrase, il laissa échapper un léger soupir. Peut-être aussi s’arrêta-t-il avec intention voulant piquer sa curiosité de femme ; en tout cas, le même sourire imperceptible effleura les lèvres d’Anninka. Elle s’accouda sur la table, regardant fixement Evprakséiouchka qui, toute rouge, lavait les verres et la regardait aussi de ses grands yeux ternes.

— C’est ma nouvelle économe… une femme zélée ! dit Judas.

Anninka fit un petit signe de tête et se mit à fredonner[33] : Ah ! ah ! que j’aime… que j’aime… les mili-mili-mili-taires ! et d’indéfinissables frémissements involontaires de ses reins accompagnaient ce refrain.

— Quel ennui ! dit de nouveau Anninka en bâillant.

— Ennui et ennui ! Qu’as-tu à répéter toujours la même chose ! Attends, reste avec nous… Tantôt nous ferons atteler un traîneau et tu pourras te promener tant que tu voudras.

— Oncle ! pourquoi n’êtes-vous pas entré dans les hussards ?

— Parce que, mon amie, Dieu a tracé à chaque homme sa voie. Tel est destiné à servir dans les hussards, tel autre — à être tchinovnik, le troisième — à s’occuper de commerce, le quatrième…

— Ah oui ! quatrième, cinquième, sixième… je l’ai oublié ! Et c’est toujours Dieu qui distribue les rôles, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! oui, c’est Dieu. Il ne faut pas rire de cela, mon amie ! Tu sais ce qui est dit dans la Sainte Écriture : sans la volonté de Dieu…

— C’est à propos des cheveux ? — Je le sais encore ! Mais voilà le malheur : aujourd’hui on porte toujours de faux cheveux, et ceci, je crois, n’est pas prévu ! À propos, regardez donc, oncle, quelle belle chevelure je possède ! N’est-ce pas qu’elle est belle ?

Porfiry Vladimiritch s’approcha sur la pointe des pieds — on ne sait pourquoi — et prit pour un instant la tresse entre ses mains. Evprakséiouchka à son tour allongea le cou pour voir sans lâcher la soucoupe à thé qu’elle tenait dans la main.

— Des faux cheveux, sans doute ? dit-elle à travers le sucre qu’elle tenait entre les dents.

— Non, ce sont mes propres cheveux. Je les dénouerai un jour devant vous, oncle !

— Oui, la tresse est belle, approuva Judas dont les lèvres frémirent sensuellement ; mais aussitôt, il se rappela qu’il fallait repousser de pareilles tentations et il ajouta : Ah ! quel vif-argent tu es ! petite sotte, petite sotte ! toujours des tresses et des traînes dans la tête. Et le principal, l’essentiel, tu ne penses pas à t’en informer.

— Oui, de la grand’mère !… Elle est donc morte ?

— Elle est décédée, mon amie ! oui, et comment ! Paisiblement, tranquillement, personne ne l’a même entendue ! En voilà une fin vraiment digne que Dieu lui envoya ! Elle se souvint de tout le monde, bénit chacun, fit venir le prêtre, fit sa communion… Ensuite, elle ressentit un tel calme, un tel calme !… Elle l’a dit elle-même, la chérie ! Puis tout à coup elle s’est mise à soupirer ! Une fois, deux fois, trois — et elle n’était plus !

Judas se leva, se tourna vers les images, joignit les mains et pria. Ses yeux se remplirent même de larmes : le mensonge réussissait si bien ! Mais Anninka, évidemment, n’était pas une personne sensible. Il est vrai que pour un moment, elle resta pensive, mais elle pensait à autre chose.

— Vous souvenez-vous, mon oncle, dit-elle — comme elle nous nourrissait de lait caillé ma sœur et moi, lorsque nous étions toutes petites ? Dans les derniers temps elle était excellente, mais alors qu’elle était encore riche… !

— Eh bien, il ne faut pas se souvenir des vieilles choses ! On t’a nourrie de lait caillé et cependant voilà comme tu es, que Dieu te garde ! Iras-tu sur sa tombe ?

— Allons-y, si vous voulez.

— Seulement, sais-tu ? Si avant tu te purifiais ?

— Comment cela ? Me purifier…

— Dame ! Tu es… actrice… Penses-tu que grand’mère n’en souffre pas ? Donc avant d’aller sur la tombe, tu pourrais entendre une messe, te purifier… Si tu veux, demain matin, je ferai dire la messe et puis tu iras sur la tombe !

Si absurde que fût la proposition de Judas, toujours est-il qu’Anninka se troubla un instant. Mais aussitôt, fronçant ses sourcils avec colère, elle dit d’un ton acerbe :

— Non, j’irai comme cela… j’irai de suite !

— Comme tu voudras ! mais mon conseil est : entendre demain la messe, puis prendre du thé, et ensuite nous ferons atteler une paire de chevaux au traîneau et nous irons ensemble. Tu te serais purifiée et l’âme de grand’mère…

— Ah, mon oncle, quel… petit sot vraiment vous êtes ! Dieu sait quelles bêtises vous dites, et encore, vous insistez !

— Quoi ? ça ne te plaît pas ? Eh bien, excuse-moi… Je suis la droiture même. La contre-vérité — je ne l’aime pas, mais la vérité — je la dirai à tout le monde et je l’écouterai moi-même, quoiqu’elle ne soit pas toujours agréable et qu’il soit amer de l’écouter, mais il le faut bien, car c’est la vérité. C’est comme ça, mon amie ! Reste avec nous, vis comme nous, tu verras alors toi-même que cela vaut mieux que de voyager d’une foire à l’autre avec la guitare.

— Dieu sait ce que vous dites, mon oncle ! avec la guitare !

— Eh bien, si ce n’est avec la guitare, c’est à peu près la même chose. Avec le torban peut-être ? Du reste, c’est toi la première qui m’avais offensée en me traitant de sot, d’autant plus que moi, vieillard, je puis te dire la vérité.

— Bon, admettons que ce soit la vérité et n’en parlons plus. Dites-moi, s’il vous plaît, grand’mère a laissé quelque héritage ?

— Sans doute ; seulement l’héritier légal se trouvait là.

— C’est-à-dire vous… Tant mieux. Elle est enterrée ici, à Golovlevo ?

— Non, dans sa paroisse, près de Pogorelka. Elle l’a voulu elle-même.

— Eh bien, j’y vais. Peut-on louer des chevaux, par ici, oncle ?

— Pourquoi louer ? nous avons des chevaux à nous ! Tu n’es pas une étrangère, je pense. Nièce… tu me reviens, nièce ! s’agita Porfiry Vladimiritch souriant « en parent » : un traîneau, une paire de chevaux, grâce à Dieu ! nous avons tout ! Mais peut-être ferais-je bien d’aller avec toi ? Nous aurions visité la tombe et nous serions ensuite allés à Pogorelka. Nous aurions tout vu, tout visité ; nous aurions causé, considéré,… comment et pourquoi… Une jolie propriété que la vôtre, les beaux endroits qu’elle renferme !

— Non, j’irai plutôt seule… pourquoi vous déranger ? À propos, Pétinka est donc mort aussi ?

— Il est mort, mon amie, oui, Pétinka est mort aussi, je le regrette… D’un côté, je le regrette jusqu’aux larmes même et de l’autre c’est sa faute ! Il était toujours irrespectueux envers son père, c’est pour cela que Dieu l’a puni ! Et si Dieu dans sa sagesse décida la chose, ce n’est pas à nous de la refaire.

— Certes, nous ne pourrions le refaire. Seulement, voilà à quoi je pense : comment, oncle, n’avez-vous pas peur de vivre ainsi ?

— Et pourquoi aurais-je peur ? Tu vois combien de grâce divine j’ai autour de moi ? dit Judas en désignant de la main les images : la grâce divine par ici, la grâce divine dans ma chambre et à la chapelle — un vrai paradis ! Vois combien j’ai de défenseurs !

— Tout de même… vous êtes toujours seul… c’est effrayant !

— Et lorsque cela m’arriverait — je me mets à genoux, je prie Dieu et tout disparaît comme avec la main ! Et puis, qu’ai-je à craindre ? Pendant la journée il fait clair, la nuit, j’ai partout dans toutes les chambres des lampes qui brûlent devant les images ! Du dehors, ça a l’aspect d’un bal. Et quel est mon bal ! Les défenseurs et les saints du ciel — voilà tout mon bal.

— Vous savez, Pétinka vous a écrit avant sa mort.

— Eh bien ! comme un parent… C’est encore heureux qu’il n’ait pas perdu les sentiments de parenté.

— Oui, il vous a écrit… après le jugement, lorsque l’arrêt fut rendu. Il vous a écrit pour vous rappeler que vous n’avez pas voulu lui donner l’argent qu’il avait perdu. Vous êtes riche, oncle, n’est-ce pas ?

— C’est facile de compter l’argent dans les poches d’autrui, mon amie. Quelquefois, il semble que l’homme a des montagnes d’or et lorsqu’on regarde de près, on trouve qu’il n’a que pour le cierge et pour l’huile et encore ce n’est pas à lui, mais à Dieu.

— Alors nous sommes plus riches que vous. Nous nous sommes cotisées, nous avons aussi obligé nos cavaliers à souscrire, de cette façon nous avons réuni six cents roubles et nous les lui avons envoyés.

— Quels sont donc ces cavaliers ?

— Ah ! Oncle ! nous sommes… actrices ! Ne m’avez-vous pas proposé vous-même de me purifier ?

— Je n’aime pas quand tu parles de la sorte.

— Que faire ! Aimez ou non, mais ce qui est fait n’est pas à refaire. Selon vous, également il y a ici la main de Dieu !

— Ne raille pas les choses saintes au moins. Tu peux dire tout, mais le sacrilège… je ne le permets pas ! Où donc avez-vous envoyé l’argent ?

— Je ne me le rappelle pas. Dans quelque petite ville… Il l’avait indiquée lui-même.

— Je ne sais. S’il y avait eu de l’argent, j’aurais dû le recevoir après sa mort. Il ne pouvait le dépenser tout à la fois. Je ne sais pas, je n’ai rien reçu. Ce sont les surveillants de la prison et les soldats de l’escorte qui en ont profité sans doute.

— Mais nous ne le réclamons pas, c’est en passant que je l’ai dit. Car enfin, oncle, c’est effrayant : comment se peut-il que l’homme soit perdu à cause de trois mille roubles ?

— C’est que ce n’est pas à cause de trois mille roubles… Cela nous semble seulement que c’est à cause de trois mille roubles… et nous répétons : trois mille roubles, trois mille roubles ! Et Dieu…

Judas se laissa aller et se préparait à expliquer en détail comment Dieu… la Providence… par des voies invisibles… et ainsi de suite. Mais Anninka bâilla sans cérémonie et dit :

— Ah ! oncle ! comme c’est ennuyeux chez vous !

Pour cette fois, Porfiry Vladimiritch s’offensa sérieusement et se tut.

Pendant quelque temps, ils marchèrent côte à côte le long de la salle à manger. Anninka bâillait, Porfiry Vladimiritch se signait à chaque coin. Enfin on vint annoncer que l’équipage était devant le perron et la comédie habituelle des reconduites de parent recommença ! Golovleff mit sa pelisse pour reconduire Anninka jusqu’au perron, l’embrassa et cria aux domestiques : « Les pieds, enveloppez donc bien les pieds ! » ou « La koutiia ! avez-vous pris la koutiia ? Ne l’oubliez pas ! » Puis il se prit à tracer dans l’air des signes de croix.

Anninka visita la tombe de sa grand’mère, fit célébrer un requiem et lorsque les chantres entonnèrent d’un ton monotone mémoire éternelle, elle versa quelques larmes.

Le service funèbre était célébré au milieu d’un triste tableau. L’église dans le cimetière de laquelle Arina Pétrovna était enterrée était des plus pauvres ; le plâtre par endroits s’était effrité et laissait voir les briques nues des murs ; la cloche rendait des sons faibles et sourds ; l’habit sacerdotal du prêtre était usé. Une couche épaisse de neige couvrait le cimetière, de sorte qu’il fallait se frayer un chemin à la pelle pour arriver jusqu’à la tombe ; au lieu du monument funéraire, il n’y avait qu’une simple croix blanche, ne portant aucune inscription. L’église était située loin de tout village, il n’y avait que les pauvres maisonnettes noircies du prêtre et des clercs de l’église, nichées à une petite distance et tout autour une immense plaine neigeuse sur la surface de laquelle la broutille sortait par endroits. Un fort vent de mai parcourait le cimetière, relevant sans cesse la chasuble du prêtre et emportant la psalmodie des chantres.

— Qui pourrait croire, soudarynia, que sous cette pauvre croix, auprès de notre pauvre église, trouvât son repos la plus riche propriétaire jadis de tout le département ? dit le prêtre après le service.

À ces paroles, Anninka versa encore des larmes. Une phrase lui revint à la mémoire : « Là où la table était couverte de mets est maintenant le cercueil. » Et ses larmes coulèrent en abondance. Puis elle passa dans la maison du prêtre, prit le thé et causa avec sa femme. De nouveau, elle se rappela : « La pâle mort nous menace tous » et de nouveau, elle pleura longtemps et beaucoup.

À Pogorelka, on n’était pas prévenu de l’arrivée de la maîtresse, c’est pourquoi on n’y avait pas même chauffé les chambres. Anninka, sans ôter sa pelisse, passa dans toutes les pièces et s’arrêta un moment dans la chambre à coucher de sa grand’mère et dans la chapelle. Dans la chambre à coucher, sur le lit étaient jetés en masse les duvets graisseux et les oreillers sans taies. Sur le bureau traînaient des débris de papier ; le plancher n’était pas balayé et une couche épaisse de poussière recouvrait tous les objets. Anninka s’assit sur le fauteuil où se tenait d’habitude Arina Pétrovna et se plongea dans la rêverie. Tout d’abord vinrent les souvenirs du passé, puis à leur place, les réalités du présent. Les premiers arrivaient par fragments et ne s’arrêtaient pas longtemps, les seconds se fixaient plus solidement. Que de temps écoulé depuis qu’elle brûlait d’être libre ! Que Pogorelka lui semblait dégoûtant — et voilà maintenant que tout à coup son cœur se trouvait rempli de Dieu sait quel désir maladif de passer quelque temps dans cet endroit dégoûtant. Ici règne le calme ; ce n’est pas joli ; ce n’est pas confortable, mais c’est calme, calme comme si là partout régnait la mort ; rester ainsi sans but, sans pensée, pourvu qu’on puisse respirer à pleins poumons, pourvu que la poitrine se dilate librement ! Et là, dans ce milieu à demi nomade d’où elle venait de s’échapper et où elle devait revenir — qu’est-ce qui l’y attendait ? Qu’en avait-elle emporté ? Le souvenir des hôtels puants, du bruit éternel venant de la salle à manger et de la salle de billard, des garçons non peignés et mal débarbouillés, des répétitions au milieu des clartés douteuses de la scène, et des coulisses en toile peinte qu’il lui répugnait de toucher…, l’humidité et les courants d’air… c’était tout. Puis : les officiers, les avocats, les bouteilles vides, les nappes arrosées de vin, les nuages de fumée de tabac et le bruit, le vacarme. Et que lui disaient-ils seulement ! avec quel cynisme on l’abordait ! surtout l’autre moustachu, à la voix enrouée par l’ivrognerie, aux yeux enflammés et exhalant une éternelle odeur d’écurie… Ah ! ce qu’il disait ! Anninka, à ce seul souvenir, tressaillit et ferma les yeux. Puis elle revint à elle, soupira et se rendit à la chapelle. Dans l’armoire aux images, il ne restait que peu de celles-ci, seulement celles qui, sans doute appartenaient à sa mère, toutes celles de sa grand’mère ayant été transportées à Golovlevo par Judas, en sa qualité d’héritier. Les places vides laissées par ces dernières ressemblaient à de grands yeux crevés. Les lampes aux images avaient aussi disparu, emportées par Judas ; il n’y avait qu’un petit bout de cierge, oublié dans un bougeoir en fer-blanc.

— Ils voulaient aussi emporter l’armoire, mais ils ne savaient pas au juste si c’était la dot de votre mamenka, rapporta Afimiouchka.

— Eh bien ? pourquoi ne l’a-t-il pas emportée ? Dis-moi donc, Afimiouchka, est-ce que grand’mère a eu une longue agonie ?

— Pas trop, un peu plus de vingt-quatre heures. C’est comme qui dirait qu’elles ont dépéri. Ni maladie réelle, ni quoi. Tout le temps, elles n’ont presque rien dit, seulement deux ou trois fois, elles se sont souvenues de vous et de votre sœur.

— Donc c’est Porfiry Vladimiritch qui a emporté les images ?

— Lui. « Ce sont les images de mamenka qu’ils ont dit. » Et le tarantass et les deux vaches aussi. Il paraît qu’ils ont découvert dans les papiers d’Arina Pétrovna que ces vaches n’étaient pas à vous, mais à elle. Ils voulaient aussi emmener un cheval, mais Fédoulytch ne les a pas laissés faire : « C’est notre cheval, l’ancien de Pogorelka, » qu’il a dit. — Alors, il paraît qu’ils n’ont pas osé et ils l’ont laissé.

Anninka fit aussi le tour de la cour, entra pour un moment dans le bâtiment de service, dans la grange, dans la basse-cour. Là, au milieu d’un cloaque de fumier, stationnait le capital roulant : une vingtaine de maigres vaches et trois chevaux. Elle se fit apporter du pain en disant qu’elle le payerait et donna un morceau à chaque vache. Puis la vachère invita madame à entrer dans l’izba où sur la table était posé un pot de lait. Dans un coin, près du poêle se trouvait un veau nouveau-né, Anninka but du lait et se précipitant vers le veau, l’embrassa au museau, mais aussitôt, elle essuya ses lèvres d’un air dégoûté, disant que le veau avait le museau répugnant, tout couvert de salive. Ensuite elle tira de son porte-monnaie trois roubles, les donna aux vieux domestiques et se prépara à repartir.

— Qu’allez-vous donc faire ? demanda-t-elle, prête à monter en traîneau au vieux Fédoulytch, qui, en sa qualité de starosta, accompagnait la demoiselle les mains croisées sur sa poitrine.

— Quoi faire ? Nous vivrons ! répondit simplement Fédoulytch.

Anninka se sentit de nouveau triste ; il lui parut que les paroles de Fédoulycth sentaient l’ironie. Elle hésita un peu, soupira et dit :

— Eh bien ! adieu !

— Nous avions pensé que vous nous reviendriez et que vous resteriez avec nous ! dit Fédoulytch.

— Non. Pourquoi ?… C’est égal. Vivez !

Et de nouveau les larmes coulèrent de ses yeux et tous les domestiques se mirent à pleurer aussi. C’était quelque chose d’étrange : elle n’avait rien à regretter, lui semblait-il, pas même un bon souvenir à remporter — et voilà qu’elle pleurait. Eux aussi : rien de plus que ces phrases banales et cependant tous se sentaient tristes, peinés. On l’aida à monter en traîneau, on lui enveloppa les pieds et un gros soupir s’échappa de toutes les poitrines en même temps.

— Heureux voyage ! retentit derrière elle lorsque le traîneau partit.

En passant auprès du cimetière, elle fit arrêter de nouveau et, seule, se dirigea par le sentier qu’on venait de frayer vers la tombe. La nuit approchait et dans les maisonnettes des serviteurs de l’église brillait la lumière. Elle restait se tenant d’une main à la croix ; elle ne pleurait pas, mais chancelait. Elle ne pensait à rien de particulier, elle n’aurait pu formuler aucune idée précise, mais elle ressentait une tristesse, une tristesse envahissant tout son être. Et cette tristesse n’était pas pour grand’mère, mais pour elle-même. Inconsciemment, chancelante et se courbant, elle resta sur la tombe un quart d’heure environ et tout à coup, il lui vint à l’esprit que Lioubinka peut-être en ce moment même chantait comme un rossignol dans quelque Krementchoug au milieu d’une compagnie joyeuse, ivre, peut-être :

Ah ! Ah ! que j’aime ! que j’aime !

Que j’aime les mili-mili-mili-taires !

Elle faillit tomber. Elle courut au traîneau et ordonna d’aller le plus vite possible à Golovlevo.

 

Anninka revint chez son oncle triste et douce. Du reste cela ne l’empêchait pas d’avoir faim (l’oncle avait oublié de lui faire mettre quelques provisions dans le traîneau) et elle fut très contente que la table pour le thé fût déjà dressée. Porfiry Vladimiritch ne tarda pas d’entrer en conversation.

— Eh bien ! tu y es allée ?

— J’y suis allée.

— Et sur la tombe ? Et tu as fait dire aussi le requiem ?

— Oui, et le requiem aussi.

— Le prêtre était chez lui ?

— Sans doute. Qui donc aurait pu sans cela célébrer le requiem ?

— Oui, oui… Et les chantres y étaient tous deux ? et le « mémoire éternelle »… on l’a chanté aussi ?

— On l’a chanté.

— Oui, Mémoire éternelle ! éternelle mémoire de la défunte ! C’était une femme aimante, prévoyante !

Judas se leva, se tourna vers les images et pria.

— Et à Pogorelka, as-tu trouvé tout en bon état ?

— Vraiment je ne sais. Il me semble que tout y est à sa place.

— Il me semble ! Ça nous semble toujours, mon amie, et lorsque nous regardons de plus près — ceci est mauvais, cela est usé. C’est comme cela que nous nous formons l’opinion sur la richesse des autres : il nous semble, toujours il nous semble. Du reste vous avez là une jolie propriété, feu maman vous l’a très bien organisée ; elle y a dépensé pas mal de son propre argent. Mais ce n’est pas un crime d’aider les orphelines !

En écoutant ces remarques, Anninka ne put s’abstenir de taquiner cet oncle si compatissant.

— Et pourquoi, mon oncle, avez-vous emmené de Pogorelka deux vaches ? demanda-t-elle.

— Deux vaches ? Quelles vaches ? c’est peut-être Tcherniavka et Privendenka ? Mais, mon amie, ce sont les vaches de mamenka !

— Et vous êtes son héritier légal ? Eh bien ! gardez-les ! Voulez-vous que je vous fasse amener encore un veau ?

— Ta-ta-ta ! pourquoi t’échauffer ? Parle raison. À qui étaient ces vaches selon toi ?

— Que sais-je ? elles faisaient partie de Pogorelka.

— Et moi, je sais, j’ai des preuves que les vaches appartenaient à mamenka. Dans le registre écrit de sa main, elle le dit précisément.

— Eh bien ! laissons cela. Ce n’est pas la peine d’en parler.

— Il y a encore un cheval à Pogorelka ; pour celui-là, je ne puis dire au juste. Il me semble qu’il appartenait à mamenka, mais je ne le sais pas au juste ! Et ce que je ne sais pas, je n’en puis parler !

— Laissons cela, oncle.

— Non, pourquoi laisser ! Je suis, ma chère, la droiture même, j’aime à mener chaque affaire franchement. Et pourquoi ne pas parler ? Chacun regrette ce qui est sien. Je regrette et toi aussi. Eh bien ! parlons-en ! Et si nous parlons, je dirai carrément que je n’ai pas besoin du bien d’autrui, mais aussi, je ne me déposséderai pas du mien. Car quoique vous ne me soyez pas étrangères, cependant… !

— Vous avez pris même les images ! reprit de nouveau Anninka.

— J’ai pris et les images et tout ce qui m’appartient comme héritier légal.

— L’armoire aux images est maintenant comme trouée…

— Qu’y faire ! On peut toujours prier devant. Ce n’est pas de l’armoire, mais de ta prière que Dieu a besoin. Si tu pries sincèrement, ta prière parviendra tout aussi bien, quoique tu pries devant les images pauvres. Et si tu ne fais que mine de prier, les belles images ne te sauveront pas !

Néanmoins Judas se leva et remercia Dieu pour les belles images qu’il possédait !

— Et si la vieille armoire ne te plaît pas, fais-en faire une nouvelle. Ou bien, mets de nouvelles images à la place de celles qui ont été retirées. Les anciennes avaient été achetées par feu mamenka, tu dois en acquérir toi-même de nouvelles.

Porfiry Vladimiritch poussa même un petit rire, tant ce raisonnement lui paraissait simple et sensé.

— Dites, je vous prie, que me faut-il faire maintenant ?

— Attends un peu. Repose-toi d’abord ; dors à ton aise, dorlote-toi. Nous causerons, nous verrons, nous méditerons peut-être à nous deux arriverons-nous à quelque décision.

— Nous sommes majeures, n’est-ce pas ?

— Oui, vous êtes majeures. Vous pouvez vous-mêmes diriger vos actions ainsi que votre bien.

— Grâce à Dieu !

— Je vous en félicite.

Porfiry Vladimiritch se leva et se fit un devoir d’embrasser sa nièce.

— Ah ! mon oncle ! que vous êtes drôle ! Toujours des embrassades !

— Pourquoi ne pas s’embrasser ! Tu n’es pas une étrangère pour moi — tu es ma nièce ! Moi, mon amie, j’agis comme un parent ! Pour les parents, je suis toujours prêt à tout. Si éloignée que soit la parenté, je…

— Dites-moi plutôt, que me faut-il faire ? Aller en ville ?

— Et en ville et faire des démarches — nous ferons tout en son temps. Mais auparavant repose-toi pour quelque temps chez nous ! Grâce à Dieu ! ce n’est pas dans une auberge mais chez ton oncle que tu es. Mange, bois du thé, et régale-toi de confitures. Tout est à ton service ; rien ne te manquera ! Et si quelque mets te déplaît, commandes-en un autre ! Demande, ordonne ! La soupe aux choux ne te plaît pas ?… fais-toi servir du bouillon ! Des côtelettes, du canard, du cochon de lait… tu n’as qu’à le dire à Evprakséiouchka ! À propos, Evprakséiouchka, je parle de cochon de lait, et en réalité je ne sais pas au juste si nous en avons ?

Evprakséiouchka qui portait en ce moment à ses lèvres le thé bouillant fit entendre un reniflement affirmatif.

— Tu vois ! et le cochon de lait aussi ! Donc demande tout ce que tu voudras. Voilà !

Judas se pencha vers Anninka et d’un geste paternel, lui donna quelques petites tapes amicales sur le genou ; à cette occasion, sa main, par hasard, sans doute, s’attarda un peu, de sorte qu’Anninka s’écarta instinctivement.

— Mais je dois repartir, dit-elle.

— C’est de cela que je parle. Nous causerons, nous méditerons, puis nous partirons. Avec la bénédiction de Dieu, après la prière et non n’importe comment ! On se hâte dans l’incendie, mais chez nous, grâce à Dieu, rien ne brûle. Lioubinka — l’autre, doit se presser pour aller à la foire, mais toi — qu’est-ce qui te pousse ? Voilà encore ce que je voulais te demander, est-ce que tu vas demeurer à Pogorelka ?

— Non, je n’ai que faire à Pogorelka.

— C’est ce que je voulais te dire. Reste chez moi. Nous vivrons tous deux en paix, en concorde — tu seras contente ! tu verras !

En disant cela, Judas lança sur Anninka un regard si mielleux qu’elle se sentit gênée.

— Non, mon oncle, je ne resterai pas chez vous. C’est ennuyeux !

— Ah ! petite sotte, petite sotte ! Qu’as-tu à revenir toujours à l’ennui ? Ennuyeux ! ennuyeux et pourquoi est-ce ennuyeux ? Tu ne saurais le dire, je pense. Celui qui a une affaire quelconque, mon amie, et celui qui sait demeurer maître de lui-même ne connaissent pas l’ennui. Moi, par exemple, je ne vois pas comme le temps passe. Toute la semaine — les soins de l’administration : aller par ci, regarder par là, causer, méditer, aviser — et voilà, la journée est passée. Le dimanche — à l’église ! Fais comme moi. Reste avec nous il y aura de la besogne pour toi aussi, et sinon — joue aux dupes avec Evprakséiouchka, ou fais atteler un traîneau et — holà ! promène-toi tant que tu voudras. Et lorsque l’été viendra nous irons au bois ramasser des champignons, prendre du thé sur l’herbe !

— Non, oncle, c’est en vain que vous parlez !

— Vraiment, tu feras bien de rester.

— Non. Mais vous savez : je suis fatiguée du voyage, est-ce que je ne pourrais pas aller me coucher ?

— Tu peux aller te coucher aussi. Le lit t’attend et tout est préparé comme il faut. Tu veux aller au dodo — vas-y, que Dieu te garde ! Et tout de même pense à cela : ce serait beaucoup mieux, si tu restais avec nous à Golovlevo.

 

Anninka passa une nuit agitée. La nervosité qui l’avait saisie à Pogorelka continuait. Il y a des moments où l’homme qui ne faisait qu’exister commence tout à coup à comprendre que non seulement il vit réellement, mais encore que dans sa vie, il y a une certaine plaie. D’où vient cette plaie, quand et comment s’était-elle formée ? Généralement, on ne se l’explique pas bien et le plus souvent, on en attribue la provenance à des causes tout à fait autres que celles qui l’ont réellement déterminée. L’effet de cette révélation inopinée étant douloureuse pour tous à un égal degré, ses résultats pratiques ultérieurs varient selon les tempéraments. Sur les uns, l’effet de cette révélation est de les régénérer, de leur inspirer la résolution de commencer une nouvelle vie sur d’autres bases ; sur les autres, elle produit une douleur passagère d’où ne résulte plus tard aucun changement en mieux, mais qui, sur le moment même se manifeste avec encore plus de force que dans le cas où la conscience réveillée perçoit certaines clartés dans l’avenir, grâce aux décisions prises. Anninka n’appartenait pas au nombre de ces personnalités qui, dans la conscience de leurs maux, trouvent des motifs de régénération. Néanmoins, en jeune fille assez intelligente, elle comprenait parfaitement qu’entre des rêves vagues sur la vie de travail, rêves dans lesquels elle puisait sa résolution de quitter Pogorelka pour toujours — et la situation d’une actrice de province, il y avait tout un abîme. Au lieu d’une vie calme de travail, elle menait une existence tourmentée, remplie d’excès, de cynisme et d’agitations désordonnées sans aucun but. Au lieu des privations et d’une existence cruelle dont elle avait jadis pris son parti, elle trouvait un bien-être et un luxe relatifs dont maintenant elle ne pouvait se ressouvenir sans que le rouge lui montât au visage.

Et toute cette transformation s’était opérée, de Dieu sait quelle façon, imperceptible pour elle : elle ouvrait une porte et en trouvait une autre. Que de fois il lui arrivait dans la solitude de sa chambre à Pogorelka, de rêver qu’elle était une jeune fille sérieuse, adonnée au travail, aspirant à s’instruire, supportant avec fermeté les privations, la misère, pour l’idée du « bien » (il est douteux cependant que le mot « bien » eût pour elle une signification déterminée) ; mais à peine se trouva-t-elle dans la large voie de l’indépendance que les habitudes de son milieu faisaient aussitôt envoler ses rêves. Le travail sérieux ne vient pas de lui-même, il ne se donne qu’au chercheur tenace possédant un certain degré d’éducation préparatoire qui facilite ses recherches. À ces conditions ne répondaient ni le tempérament, ni l’éducation d’Anninka. Son tempérament n’était nullement passionné, il n’était que facilement excitable ; et les matériaux sur lesquels reposait son éducation et avec lesquels elle s’apprêtait à commencer la vie de travail étaient à tel point insuffisants qu’ils ne pouvaient servir de base pour aucune profession sérieuse. Son éducation était pour ainsi dire toute « d’opérette » et de « pension » et l’élément de l’opérette y prévalait peut-être. Ici dans un chaos désordonné se mêlaient et les problèmes sur la « nuée d’oies » et le « pas du châle » et le « sermon de Pierre de Picardie » et les farces de la « Belle Hélène, » et l’ode à Félice et un sentiment de reconnaissance envers les chefs et les protecteurs des jeunes demoiselles nobles. Dans cette salade incohérente en dehors de laquelle elle pouvait se nommer avec raison tabula rasa, impossible de s’orienter, ni même de trouver un point de départ. Une telle éducation excitait non l’amour du travail, mais l’amour de la société mondaine, le désir d’être entourée, d’écouter les compliments des cavaliers et en général de se plonger dans le tourbillon et l’éclat de ce qu’on est convenu d’appeler la vie mondaine. Si elle s’était observée plus attentivement, elle aurait pu se surprendre même à Pogorelka dans ces moments où s’ébauchaient à peine encore ses projets de travail sérieux et lorsqu’ils lui apparaissaient comme une sorte de délivrance de « captivité d’Égypte », non pas autant livrée au travail qu’entourée d’une société de jeunes gens, partisans de ses idées et passant son temps dans de longs entretiens. Certes, les jeunes gens de ces rêves étaient tous intelligents et leurs conversations honnêtes et sérieuses, mais toujours est-il que le côté gai de la vie se trouvait sur le premier plan de la scène. C’est pourquoi lorsque le rêve de la vie de travail se fut converti en offre d’un emploi d’actrice sur la scène d’un des théâtres provinciaux, ses hésitations, malgré le contraste, ne furent pas de longue durée. Elle rafraîchit à la hâte ses connaissances, acquises au pensionnat, sur les rapports d’Hélène avec Ménélas, les compléta par quelques détails biographiques de la vie du magnifique prince de Tauride et décida que c’était bien assez pour jouer la Belle Hélène et chanter les morceaux de la Duchesse de Gerolstein sur les foires et les théâtres provinciaux. Par acquit de conscience, elle se rappela qu’un étudiant qu’elle avait rencontré à Moscou s’écriait à chaque pas : « Saint art ! » Elle prit ces paroles pour la devise de sa vie d’autant plus volontiers qu’elles lui déliaient les mains d’une manière convenable et donnaient un certain décorum à son entrée sur la voie vers laquelle penchait instinctivement tout son être.

La vie d’actrice l’avait enthousiasmée. Seule, sans éducation qui pourrait la guider, sans aucun but déterminé, rien qu’avec un tempérament ayant soif de l’éclat, du plaisir, des applaudissements, elle se vit bientôt tourbillonnant dans on ne sait quel chaos où se pressaient un nombre infini de gens qui se remplaçaient les uns les autres sans aucune suite. Il y avait là toutes sortes de caractères, de convictions, si bien que les motifs qui poussaient à se lier avec eux ne pouvaient, en aucun cas, être les mêmes. Néanmoins et celui-ci, et celui-là, et le troisième, et le quatrième formaient également son entourage, d’où on pouvait conclure qu’à proprement parler, ici il ne pouvait être question de motifs. Il était donc évident que sa vie était une sorte d’auberge à la porte de laquelle pouvaient frapper tous ceux qui se savaient jeunes, gais et disposant de certaines ressources matérielles. Il était évident qu’il ne s’agissait nullement de former une société d’après son goût, mais seulement de se faufiler dans n’importe quelle société pour ne pas languir dans la solitude. Au fond, le saint art l’amenait au trou aux ordures, mais la tête lui tournait à tel point qu’elle ne pouvait le distinguer. Ni les physionomies malpropres des garçons, ni les coulisses graisseuses des théâtres, ni le vacarme, la puanteur et les cris des hôtels et des auberges, ni les cyniques réparties de ses admirateurs — rien ne la dégrisait. Elle ne remarquait même pas qu’elle se trouvait continuellement et exclusivement dans la société des hommes et qu’entre elle et les femmes ayant une position stable s’était dressée on ne sait quelle barrière infranchissable.

Son arrivée à Golovlevo l’avait dégrisée pour un moment. Dès le matin, presque au moment même de son arrivée, elle se sentait troublée comme une jeune fille impressionnable ; elle se pénétrait promptement de nouvelles sensations et s’accommodait aussi promptement de toute situation nouvelle. C’est pourquoi, en arrivant à Golovlevo, elle se sentit tout à coup « barychnia ». Elle se rappela qu’elle avait quelque chose à elle : sa maison, ses tombes, et elle eut encore envie de voir son ancien entourage, de respirer de nouveau cet air qui lui était si insupportable encore peu de temps auparavant. Mais cette impression devait s’effacer au contact de la réalité qu’elle rencontrait à Golovlevo. Sous ce rapport, on pouvait la comparer à un homme qui entre souriant dans la société de gens qu’il n’a pas vus depuis longtemps, et qui remarque tout à coup que ces gens se comportent vis-à-vis de son affabilité d’une manière énigmatique. Les vilains yeux de Judas reluquant son buste lui rappelèrent aussitôt que, derrière elle, s’était formé un certain bagage dont il lui serait peu facile de se débarrasser. Et lorsqu’après les naïves questions des domestiques de Pogorelka, après les soupirs expressifs du pope et de sa femme et les nouveaux sermons de Judas, elle resta seule et put se rendre compte des impressions de la journée, il ne lui resta plus aucun doute sur ceci : que l’ancienne barychnia était morte pour toujours, qu’elle n’était qu’une actrice d’un misérable théâtre provincial et que la position de l’actrice russe n’était pas bien éloignée de la situation d’une fille publique.

Jusqu’à présent, elle avait vécu comme dans un rêve. Elle se décolletait en Belle Hélène, apparaissait ivre en Périchole, chantait toutes sortes d’indécences dans les morceaux de la Duchesse de Gerolstein et même regrettait qu’il ne fût pas d’usage de représenter « sur la scène la chose et l’amour, s’imaginant les frémissements séduisants des reins et les gestes chics qu’elle pourrait faire voir au public. Mais jamais l’idée de réfléchir sérieusement sur ce qu’elle faisait ne lui avait passé par la tête. Elle ne s’inquiétait que d’une chose : c’est que tout ce qu’elle faisait fût gentil, chic, et que cela plût aux officiers du régiment en garnison dans la ville. Mais quelles étaient les sensations éveillées par ces frémissements chez messieurs les officiers — elle ne se le demandait même pas. Les officiers formaient dans la ville le public d’élite dont le jugement prenait le dessus et elle savait que son succès dépendait d’eux. Ils pénétraient dans les coulisses, frappaient sans cérémonie à la porte du cabinet de toilette lorsqu’elle n’était encore qu’à demi-habillée, l’appelaient par son petit nom — et elle regardait tout ceci comme une simple formalité, comme une espèce d’accessoire inévitable dans son métier ; elle ne se demandait qu’une chose : était-elle « gentille » ou « non » au milieu de cet entourage. Mais jusqu’ici, elle ne considérait comme publics, ni son corps, ni son âme. Et voilà maintenant lorsque pour un moment elle s’était sentie « barychnia » elle éprouvait subitement une sensation de honte inexprimable. Il lui semblait qu’on lui avait ôté tous ses vêtements jusqu’au dernier et qu’on l’avait traînée toute nue devant foule ; que tous ces souffles ignobles qu’infectaient l’odeur du vin et de l’écurie la saisissaient tout à coup ; sur tout son corps elle ressentait le contact de ces mains humides, de ces lèvres baveuses ; elle voyait l’égarement de ces regards ternes pleins de sensualité bestiale, suivant toutes les courbes de son corps à demi-nu comme s’ils lui posaient cette question : Qu’est-ce que la chose ? Où aller, où laisser ce bagage qui écrase les épaules ? Cette question errait dans sa tête sans trouver et même sans chercher de réponse. Cela aussi n’était qu’un songe en son genre : sa vie précédente était un rêve et ce réveil était un rêve aussi ; elle s’était chagrinée, attendrie — voilà tout. Ça devait passer. Il y a de bons moments, il y en a aussi de pénibles, — tout cela est dans l’ordre des choses. Mais les uns comme les autres ne font que glisser sans nullement détourner le cours de la vie une fois formé. Pour donner à cette dernière une autre direction, il faut beaucoup d’efforts, beaucoup de courage, non seulement moral, mais aussi physique. C’est presqu’un suicide. Quoique l’homme sur le point de se suicider maudisse la vie, quoiqu’il sache positivement que la mort est pour lui une libération, l’arme tremble néanmoins entre ses mains, le couteau glisse sur la gorge, le revolver au lieu de frapper au front dévie et le défigure. Ici, c’est la même chose, quoique ce soit encore plus difficile. Ici aussi, il faut tuer son existence, mais en la tuant, rester vivant soi-même. Ce « néant » auquel dans le vrai suicide, on arrive par un coup subit, dans ce suicide particulier qui se nomme « régénération » on l’atteint au moyen de toute une série d’efforts rudes, presque ascétiques. Et toujours, on n’atteint que le néant car il n’est pas possible d’appeler normale l’existence qui ne consiste qu’en efforts vous épuisant vous-même, qu’en privations et qu’en abstinences. Celui dont la volonté est affaiblie, qui est déjà rongé par l’habitude d’une vie facile — celui-là sentira la tête lui tourner rien qu’à l’idée d’une telle régénération. Et instinctivement, détournant la tête, fermant les yeux, rougissant de honte et s’accusant de faiblesse, il suivra néanmoins le chemin frayé ! Ah ! la vie de travail est une belle chose ! Mais seuls les hommes forts s’accommodent d’elle, ou bien ceux qui par on ne sait quel maudit péché inné y sont condamnés. Il n’y a que ceux-là qu’elle n’effraie pas : les premiers, parce que comprenant le sens et les ressources du travail, ils savent y trouver le plaisir ; les seconds parce que le travail est pour eux une obligation innée, et une habitude aussi.

L’idée de se fixer à Pogorelka ou à Golovlevo ne se présentait même pas à l’esprit d’Anninka ; sous ce rapport, ce terrain d’activité sur lequel les circonstances l’avaient placée et auquel elle se retenait instinctivement lui était d’un grand secours. On lui avait donné un congé et d’avance, elle avait réglé son temps et fixé le jour de son départ de Golovlevo. Pour les personnes, faibles de caractère, ces murs qui bordent la vie facilitent considérablement son fardeau. Dans les cas embarrassants, les gens faibles se serrent instinctivement contre ces murs et y trouvent leur justification personnelle. C’est précisément ainsi qu’agissait Anninka : elle résolut de quitter le plus vite possible Golovlevo et, si l’oncle y mettait des entraves, d’invoquer l’obligation où elle était de revenir au terme fixé.

Le lendemain, en se réveillant, elle visita toute l’énorme maison de Golovlevo. Partout, c’était désert, désagréable, partout on sentait on ne sait quelle tristesse mortelle. L’idée de se fixer là pour un temps indéterminé l’effraya. « Pour rien au monde, » répétait-elle, en proie à une agitation inconsciente pour rien ! Porfiry Vladimiritch l’accueillit ce matin-là avec son affabilité habituelle à travers laquelle il était impossible de distinguer s’il voulait caresser ou sucer le sang.

— Eh bien, petite… boute-en-train… as-tu bien dormi ? Où vas-tu te sauver maintenant ?

— En effet, mon oncle, je me sauve : je suis en congé et je dois revenir à la date fixée.

— C’est s’occuper de nouveau de jonglerie ! Je ne te laisserai pas !

— Laissez ou non — cela ne fait rien, je partirai !

Judas secoua tristement la tête.

— Et feu la grand’mère, que dira-t-elle ? demanda-t-il d’un ton de doux reproche.

— La grand’mère le savait de son vivant. Mais quelles expressions avez-vous là, l’oncle ? Hier, c’était avec la guitare que vous m’envoyiez par les foires, aujourd’hui, c’est des jongleries ! Écoutez ! Je ne veux pas que vous parliez ainsi !

— Hé, hé, il paraît en effet que la vérité mord. Et moi, j’aime la vérité. Selon moi, la vérité…

— Non, non, je ne veux ni de votre vérité, ni de contre-vérité. Entendez-vous ! Je ne veux pas que vous vous exprimiez de la sorte !

— Bon, bon ! ne t’échauffe pas ! Allons plutôt, libellule, prendre le thé. Le samovar fait chchchch… tzz… tz… sur la table.

Porfiry Vladimiritch voulait par ses plaisanteries effacer l’impression produite par son mot jonglerie et, en signe de réconciliation, il étendait même ses bras pour étreindre la taille de sa nièce, mais Anninka trouva tout ceci si bête et même si hideux qu’elle s’écarta avec dégoût de la caresse qui l’attendait.

— Je vous dis sérieusement, oncle, qu’il faut que je me presse ! dit-elle.

— Voilà, allons, buvons auparavant du thé, et puis nous causerons.

— Mais pourquoi absolument après le thé, pourquoi ne pas causer avant ?

— Parce que… Parce que tout vient à son tour. D’abord ceci, puis cela, avant nous prendrons le thé et nous bavarderons, puis nous causerons affaires. Il y a temps à tout.

Devant ces insurmontables inepties, il ne restait qu’à se soumettre. On se mit à prendre le thé et Judas traînait en longueur d’une façon tout à fait frauduleuse, il buvait à petites gorgées, se signait sans cesse, caressait sa cuisse, causait de feu mamenka, etc.

— Eh bien ! maintenant, parlons, dit-il enfin : combien comptes-tu rester de temps chez moi ?

— Je ne puis pas rester plus de huit jours. Je dois encore m’arrêter à Moscou.

— Huit jours, mon amie, — c’est une grave affaire ; on peut faire beaucoup en huit jours et on peut faire peu, — c’est comme on s’y prend.

— Nous ferons plutôt « beaucoup, » oncle.

— C’est ce que je dis. On peut faire beaucoup et on peut faire peu. Quelquefois tu veux faire beaucoup et il en résulte peu, et quelquefois cela semble peu et tout à coup tu vois qu’avec l’aide de Dieu, tu as fini toutes tes affaires. Voilà, tu te presses, il te faut aller à Moscou, il le faut ! et pourquoi ? Tu ne saurais le dire au juste toi-même si l’on te le demandait. Et selon moi, au lieu de Moscou, il vaut mieux consacrer son temps aux affaires.

— Il m’est indispensable d’aller à Moscou pour voir s’il n’y a pas moyen pour nous d’y… entrer au théâtre… Quant aux affaires, vous dites vous-même qu’en huit jours, on peut beaucoup faire.

— C’est selon comme on s’y prend, mon amie. Si tu t’y prends comme il faut, tout marchera bien, couramment, et si tu t’y prends mal, ton affaire s’embourbera et traînera en longueur.

— Alors guidez-moi, mon oncle !

— Tu vois bien. Lorsque tu as besoin de moi : « Guidez-moi, mon oncle ! » et lorsque tu n’en as pas besoin : « C’est ennuyeux chez l’oncle, » et tu veux le quitter ! Hein ! n’est-ce pas vrai ?

— Mais vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut faire.

— Attends, ne te presse pas ! Donc je dis : lorsqu’on a besoin d’oncle — c’est « petit oncle chéri, mignon », et dans le cas contraire — aussitôt on lui tourne le dos ! Au lieu de lui demander : qu’en pensez-vous, mon petit oncle chéri, — dois-je aller à Moscou ?

— Comme vous êtes étrange ! mon oncle. Il me faut aller à Moscou et tout à coup vous direz : non !

— Et si je dis : non ! — eh bien, reste. Ce n’est pas un étranger qui te le dit, mais ton oncle et tu peux bien écouter ton oncle ! C’est encore heureux que vous ayez un oncle — il y a toujours quelqu’un pour prendre soin de vous, pour vous donner un bon conseil. Et il y a des gens qui n’ont personne ! qui vivent seuls ! Et il leur arrive… il leur arrive toutes sortes d’accidents dans la vie, mon amie !

Anninka voulut répliquer, mais elle comprit que ce serait jeter de l’huile sur le feu. Elle resta silencieuse et regarda avec désespoir Porfiry Vladimiritch qui se montait de plus en plus.

— J’ai voulu te le dire depuis longtemps, continua-t-il ; cela ne me plaît pas du tout, ah, ah, comme cela ne me plaît pasque vous voyagiez par les foires. Cela n’est pas de ton goût quand je parle des guitares, mais toujours

— Mais il ne suffit pas de dire : cela ne me plaît pas ! Il faut au moins montrer quelque issue.

— Reste chez moi — voilà l’issue.

— Oh ! Pour ça… non… jamais !

— Pourquoi cela ?

— Eh, parce qu’ici, je n’ai rien à faire. Qu’y a-t-il à faire chez vous ? Se lever le matin — aller prendre le thé ; au déjeuner penser — voilà, on va servir le déjeuner ! pendant le déjeuner — voilà, on va servir le dîner, au dîner, va-t-on servir le thé ? Puis souper et se coucher…… on peut mourir chez vous.

— Tout le monde, mon amie, vit ainsi. Avant tout, on prend le thé, puis celui qui a l’habitude de déjeuner, déjeune — par exemple, moi, je n’ai pas l’habitude de déjeuner — puis on sert le dîner, puis le thé du soir, enfin on se couche. Quoi donc ! Il me semble qu’il n’y a rien ici, ni de risible, ni de préjudiciable ! Si, par exemple, je…

— Rien de préjudiciable, mais ce n’est pas de mon goût.

— Si par exemple, j’avais offensé quelqu’un, ou blâmé, ou dit du mal d’autrui — alors, c’est juste ! pour cela on peut s’accuser soi-même ! Et prendre le thé, déjeuner, dîner… Que Dieu soit avec toi ! Même toi, si vive que tu sois, tu ne saurais vivre sans nourriture.

— Tout cela, c’est très bien, mais ce n’est pas de mon goût !

— Il ne faut pas mesurer tout à sa toise, ma chère, tu dois penser aux personnes plus âgées. « De mon goût » et « pas de mon goût » — est-ce qu’il est permis de parler ainsi ! Au lieu de cela, tu devrais considérer si la chose plaît à Dieu, oui ou non. Voilà, si, par exemple, chez nous, à Golovlevo, les choses se passaient contrairement aux lois divines, si nous agissions contre Dieu, si nous péchions, si nous nous plaignions, si nous envions ou si nous commettions d’autres mauvaises actions alors nous serions coupables et encourrions sa colère. Et encore faudrait-il prouver que nous transgressons réellement les commandements de Dieu. Et toi : « Ce n’est pas mon goût ! » Moi je vais te le dire : il n’y a pas mal de choses qui ne sont pas de mon goût ; ce n’est pas de mon goût, par exemple, que tu blâmes le pain et le sel que je t’offre comme à une parente et cependant je me tais ! Je me tais et j’espère que, si je te le fais sentir gentiment tu reviendras à toi de toi-même ! Peut-être pendant que je réponds à tes sorties par une plaisanterie, par une risette, ton ange gardien te mettra-t-il sur la vraie voie ! Ce n’est pas pour moi, mais pour toi que je me chagrine. Ah ! Mon amie, comme c’est mal ! Si du moins je t’avais dit quelque chose de mauvais, ou mal agi envers toi, ou si je t’avais offensée, je ne t’en voudrais pas ! Quoique Dieu ordonne de supporter de son oncle même une correction, si je t’ai offensée je ne t’en veux pas fâche-toi contre moi ! Mais je me tiens coi, je ne te dis rien, je ne pense qu’à faire pour le mieux, pour la joie et la consolation de tous et toi ! Tiens ! Jolies réponses que tu fais à mes caresses ! Tu sais, mon amie, tu ne dois jamais dire une pensée dès qu’elle te passe par la tête, auparavant, médite-là, prie Dieu, demande-lui de t’éclairer et voilà, si

Porfiry Vladimiritch parla longtemps sans s’arrêter. Ses paroles se suivaient sans interruption comme une bave gluante. Anninka le regardait avec une peur instinctive et pensait : « Comment fait-il pour ne pas s’engouer ? » Cependant malgré tout, l’oncle ne lui avait pas appris ce qu’il fallait faire à l’occasion de la mort d’Arina Pétrovna. Pendant le dîner, elle essaya encore de lui poser la même question et aussi pendant le thé du soir, mais chaque fois, Judas se plongeait dans un tel rabâchage, qu’Anninka regrettait d’avoir entamé la conversation et ne pensait qu’à une chose : quand donc tout cela finira-t-il ? Après le dîner, lorsque Porfiry Vladimiritch se retira pour faire un petit somme, Anninka resta en tête à tête avec Evprakséiouchka et tout à coup, l’idée lui vint de causer avec l’économe de son oncle. Elle voulait savoir pourquoi Evprakséiouchka ne craignait pas de rester à Golovlevo, qu’est-ce qui lui donnait la force de supporter ces averses de paroles inutiles qui du matin au soir pleuvaient de la bouche de son oncle ?

— Vous vous ennuyez à Golovlevo, Evprakséiouchka ?

— Qu’aurions-nous à nous ennuyer ? Nous ne sommes pas nobles !

— Tout de même… vous êtes seule… il n’y a ici ni distractions, ni plaisirs, rien !

— Quels plaisirs nous faut-il ? Si je m’ennuie, je regarde par la fenêtre. Moi, je n’ai pas eu beaucoup de plaisir lorsque je vivais chez papenka près de l’église Saint-Nicolas.

— Toujours, je pense, c’était plus gai. Vous aviez des amies de votre âge, vous alliez les unes chez les autres, en somme, vous aviez quelque distraction… Et avec l’oncle… Il parle d’une façon si ennuyeuse et puis c’est si long. Est-il toujours comme ça ?

— Toujours, toute la journée, il parle comme ça.

— Et ça ne vous ennuie pas ?

— Peu m’importe ! Je ne l’écoute pas.

— On ne peut pas ne pas écouter du tout. Il peut le remarquer et s’offenser.

— Et comment le peut-il savoir ? Je le regarde… Il parle, je le regarde, et pendant ce temps, je pense à autre chose.

— À quoi donc pensez-vous ?

— À tout. S’il faut saler les concombres — je pense aux concombres ; s’il faut envoyer en ville — je pense à cela… en général à tout ce qui concerne le ménage.

— Donc, malgré que vous viviez ensemble, en réalité, vous êtes seule.

— Seule ou à peu près. Quelquefois, il est vrai, le soir, l’envie lui vient de jouer aux dupes — eh bien, nous jouons. Mais ici encore, au milieu du jeu, il s’arrête, plie ses cartes et commence à parler. Et moi, je le regarde. Du vivant de feu Arina Pétrovna, c’était plus gai. Devant elle, il craignait de trop bavarder ; des fois, la vieille l’arrêtait. Et maintenant, cela ne ressemble à rien… cette liberté qu’il s’est donnée !

— Vous voyez bien. Mais c’est effrayant, Evprakséiouchka ! C’est effrayant qu’un homme parle sans savoir lui-même pourquoi il parle et finira-t-il jamais ! !… N’est-ce pas que c’est effrayant ! c’est gênant !

Evprakséiouchka la regardait comme si quelque idée étrange venait de la frapper pour la première fois.

— Ce n’est pas vous seule qui le dites, — chez nous, il y a beaucoup de gens qui ne l’aiment guère à cause de cela.

— Vraiment ?

— Oui. Eh bien ! par exemple, les laquais — pas un ne peut rester chez nous longtemps ; nous en changeons presque chaque mois. Et d’intendants aussi. Toujours à cause de cela.

— Il ennuie ?

— Il tyrannise. Les ivrognes, ceux-là restent, car l’ivrogne est sourd ; on peut lui jouer de la trompette à l’oreille, sa tête est comme recouverte d’un pot. Mais ici, c’est un nouveau malheur : le maître n’aime pas les ivrognes.

— Ah, Evprakséiouchka, Evprakséiouchka, et lui qui m’invite à rester à Golovlevo ! !

— Et en effet, barychnia ! si vous restiez chez nous ! peut-être devant vous craindrait-il !

— Non, merci ! moi, je n’aurais pas la patience de le regarder dans les yeux.

— Pour ça, il n’y a rien à dire ! vous êtes noble ! Vous avez votre volonté ! Cependant, je pense, volonté ! volonté ! ! et il vous arrive de danser sous le violon d’autrui !

— Et encore souvent !

— C’est ce que je pensais. Voilà encore ce que j’ai voulu vous demander, barychnia : est-il bien d’être actrice ?

— On mange son pain — voilà ce qui est bien !

— Et c’est-il vrai ce que me disait Porfiry Vladimiritch, que les hommes prenaient toujours les actrices par la taille ?

À ces paroles, Anninka rougit de honte.

— Porfiry Vladimiritch ne comprend rien, c’est pour cela qu’il débite des sottises, répondit-elle avec irritation ; — il ne peut même pas distinguer que sur la scène, c’est un jeu et non la réalité.

— Pourtant ! lui aussi, Porfiry Vladimiritch… Dès qu’il vous a vue, il n’était plus le même… « Petite nièce ! petite nièce ! » — comme un sage. Et en même temps, avez-vous vu son regard éhonté ?

— Evprakséiouchka ! pourquoi dites-vous des bêtises ?

— Moi ? moi — ça m’est bien égal ! Restez — vous verrez vous-même ! Et moi — qu’est-ce que ça me fait ! Si on me congédie, j’irai de nouveau chez batiouchka. C’est qu’en effet, c’est ennuyeux ici, vous avez dit vrai.

— Que je reste ici ! ! vous avez tort d’y penser. Et que c’est triste à Golovlevo, cela est vrai ! Plus vous vivrez ici, plus vous vous ennuierez.

Evprakséiouchka devint légèrement pensive, puis bâilla et dit :

— Lorsque j’étais chez batiouchka, j’étais maigre comme un squelette. Et maintenant — regardez comme je suis… un vrai poêle ! L’ennui engraisse, paraît-il. C’est égal : vous n’y tiendrez pas longtemps. Je vous donne ma parole que vous n’y tiendrez pas !

Ici s’arrêta la conversation. Heureusement, Porfiry Vladimiritch ne l’avait pas entendue, autrement elle lui aurait donné un nouveau thème fécond qui lui aurait servi à rafraîchir l’écheveau embrouillé de ses conversations morales.

Pendant deux jours entiers, Judas continua à torturer Anninka. Tout le temps, il disait : Attends, patiente ! tout doucement, peu à peu ! et ainsi de suite. Il la lassa tout à fait. Enfin le cinquième jour, il se décida à aller en ville, ce qui ne l’empêcha d’ennuyer encore sa nièce. Elle était déjà toute prête et se tenait dans l’antichambre, mais comme s’il le faisait exprès, il prit ses aises pendant plus d’une heure, s’habilla, se nettoya, se tapota les cuisses, se signa, marcha, s’assit de nouveau, donna des ordres dans ce genre : « C’est donc comme ça, frère » ou « Tu prendras soin, frère… que tout soit bien ! » En somme, il agissait comme s’il allait quitter pour toujours Golovlevo et non pour quelques heures. Après avoir fatigué et les gens et les chevaux qui stationnaient près du perron depuis une heure et demie, il se lassa lui-même et se décida à partir. À la ville, les affaires furent réglées pendant que les chevaux mangeaient leur avoine dans la cour de l’auberge. Porfiry Vladimiritch rendit ses comptes, d’après lesquels il se trouva que, jusqu’à la mort d’Arina Pétrovna, le capital des orphelines s’élevait à vingt mille roubles. Puis la demande d’émancipation et les documents établissant la majorité des orphelines furent acceptés et l’arrêté de clôture de la tutelle et de transmission du bien et du capital aux propriétaires fut rendu aussitôt. Le soir du même jour, Anninka signa tous les papiers et les inventaires établis par Porfiry Vladimiritch et put enfin respirer librement.

Anninka passa les jours qui suivirent dans la plus grande agitation. Elle avait envie de quitter immédiatement Golovlevo, mais l’oncle répondait à ses insistances par des plaisanteries qui, malgré leur ton débonnaire, cachaient une obstination si sotte qu’aucune force humaine n’aurait pu la vaincre.

— Tu as dit toi-même que tu resterais huit jours, tu dois rester, disait-il. Qu’est-ce que cela te coûte ? tu n’as ni loyer à payer, ni rien… boire et manger — tout ce que tu peux désirer est à ton service !

— Mais il me faut repartir promptement, disait Anninka.

— Il te tarde de partir, et moi, je ne te donne pas de chevaux, plaisantait Judas. Je ne te donne pas de chevaux et tu es ma prisonnière ! Lorsque huit jours se seront écoulés, je ne te dirai plus rien ! Nous écouterons la messe, nous prendrons un repas d’adieu, nous boirons du thé, nous causerons… et à la garde de Dieu ! Mais je pense : ne serait-il pas bien que tu ailles encore une fois sur la tombe de ta grand’maman ? Tu lui aurais dit adieu, peut-être la défunte t’aurait-elle donné un bon conseil !

— Soit, consentit Anninka.

— Alors voilà comment nous ferons : mercredi de bonne heure, nous entendrons la messe, puis nous prendrons un repas d’adieu et mes chevaux t’emmèneront jusqu’à Pogorelka, et de là tu iras avec les tiens jusqu’au chemin de fer. Toi aussi, tu es propriétaire, tu as tes chevaux !

Il fallait se résigner. La trivialité a une force énorme ; elle prend un homme à l’improviste, et pendant qu’il s’étonne et cherche à s’orienter, elle se saisit de lui et l’enchaîne. Il est arrivé sans doute, à chacun, en passant près d’un cloaque, de se boucher le nez et même d’essayer de ne pas respirer, c’est une semblable violence que doit faire sur lui-même l’homme qui entre dans une atmosphère saturée de trivialités et de sottises. Il doit émousser sa vue, son odorat, son ouïe, son goût ; il doit vaincre toute impressionnabilité, devenir insensible. Alors seulement il ne sera pas étouffé par les miasmes de la trivialité. Anninka le comprit, quoique pas immédiatement ; en tout cas, elle résolut d’abandonner l’affaire de sa délivrance de Golovlevo. Judas l’avait à tel point domptée par ses inepties qu’elle n’osait même pas le repousser lorsqu’il l’embrassait en parent et lui caressait le dos en disant : Voilà, tu es sage maintenant ! Elle tressaillait involontairement chaque fois qu’elle sentait cette main osseuse et un peu tremblante ramper le long de sa taille, mais elle s’abstenait de manifester autrement son dégoût, par crainte d’être encore retenue à Golovlevo. « Mon Dieu, pensait-elle, pourvu qu’il me laisse partir au bout de huit jours ! » Heureusement pour elle, Judas n’était pas difficile et, s’il venait à remarquer ses mouvements d’impatience, il se taisait. Il partageait probablement cette théorie des relations de sexes qui s’exprime par ce proverbe : « Aime ou non, mais regarde-moi souvent ! » Enfin vint le jour si impatiemment attendu. Anninka était sur pied dès six heures du matin, mais Judas la devança tout de même. Il avait déjà accompli son cérémonial habituel de prière et dans l’attente du premier coup de cloche de l’église, il errait d’une chambre à l’autre, regardant par ci, par là, écoutant aux portes, etc. Il était visiblement agité et, à sa rencontre avec Anninka, il la regarda en dessous. Il faisait déjà jour, mais le temps était mauvais. Le ciel était tout couvert de nuages sombres, d’où tombait un givre printanier — on ne pouvait distinguer si c’était de la pluie ou de la neige. Sur le chemin boueux qui menait au village se voyaient des mares, annonçant que d’un moment à l’autre, la route pouvait devenir impraticable ; un fort vent soufflait du sud promettant un prompt dégel ; les arbres dénudés balançaient de tous côtés leurs faites mouillés. Porfiry Vladimiritch attira Anninka à la fenêtre et lui montra de la main le tableau de cette renaissance printanière.

— Comment t’en iras-tu ? demanda-t-il ; ne vaut-il pas mieux rester ?

— Ah ! non, non ! s’écria-t-elle effrayée ; ça… ça… ça se passera !

— C’est peu probable. Si tu pars à une heure, tu n’arriveras pas avant sept heures à Pogorelka. Et la nuit, on ne peut pas voyager par cette eau ; donc il te faudra rester toute la nuit à Pogorelka.

— Ah, non ! Je voyagerai la nuit et je pars à l’instant même… Je suis brave, oncle ! Et pourquoi en effet attendre jusqu’à une heure de l’après-midi ? Oncle chéri, permettez-moi de partir à l’instant !

— Et que dira grand’maman ? elle dira : En voilà une petite fille ! elle arrive, elle sautille, et ne vient même pas sur ma tombe !

Porfiry Vladimiritch s’arrêta et se tut. Pendant quelques minutes, il piétina sur place et tantôt jetait un regard à Anninka, tantôt baissait les yeux. Évidemment, il avait quelque chose à lui dire, mais ne pouvait s’y décider.

— Attends un peu, je vais te montrer quelque chose ! dit-il enfin, et tirant de sa poche une feuille de papier pliée, il la tendit à sa nièce en lui disant : « Voilà, lis. »

Anninka lut :

« Aujourd’hui j’ai prié et imploré Dieu afin qu’il me laisse mon Anninka. Et Dieu m’a dit : Enlace la jolie taille potelée d’Anninka et serre-la sur ton cœur. »

— C’est-il cela ? demanda-t-il en pâlissant légèrement.

— Fi ! Oncle ! que c’est vilain ! répondit-elle en le regardant avec des yeux égarés.

Porfiry Vladimiritch pâlit davantage et murmura entre ses dents : « Il paraît qu’il nous faut des hussards ! » et se signant, il quitta la chambre en traînant ses pantoufles.

Mais un quart d’heure après, il reparut et comme si de rien n’était, il se mit à causer avec sa nièce.

— Alors, en partant d’ici, tu iras sur la tombe ? disait-il ; — tu veux dire adieu à ta grand’mère ? Fais-le, mon amie, fais-le ! Ça, c’est bien de t’être souvenue de ta grand’maman. Jamais il ne faut oublier ses parents, surtout ceux qui nous ont été dévoués corps et âme.

On entendit la messe et le requiem, on mangea la « koutiia » à l’église, on revint de la maison, de nouveau, on mangea la « koutiia » et on se mit à prendre le thé. Porfiry Vladimiritch, comme s’il le faisait exprès, sirotait son thé plus lentement que de coutume, traînait la parole, en verbalisant entre deux gorgées. Vers les dix heures, le thé était pris, et Anninka se mit à prier.

— Oncle, puis-je partir maintenant ?

— Et manger ? Dîner avant de partir ? As-tu pensé vraiment que l’oncle te laisserait partir sans cela ? Ni-ni ! n’y songe même pas ? Jamais on n’a agi de cette sorte à Golovlevo ! Feu mamenka m’aurait chassé de devant ses yeux si elle avait su que je laissasse partir ma petite-nièce sans pain et sel ! N’y songe pas ! n’y pense pas.

De nouveau, il fallait se résigner. Une heure et demie s’écoula sans que l’on songeât même à dresser la table. Chacun s’occupait de ses affaires ; Evprakséiouchka, les clefs en mains, allait dans la cour, de la cave à l’entrepôt ; Porfiry Vladimiritch parlait avec l’intendant et le fatiguait par des ordres absurdes, se tapant sur la cuisse, en un mot, s’ingéniait à faire traîner le temps en longueur. Anninka marchait de long en large par la salle à manger, regardant sans cesse la pendule, comptant ses pas, puis les secondes, une, deux, trois… Par moments, elle jetait des regards sur la cour et se convainquait que les mares devenaient de plus en plus grandes.

Enfin se fit entendre le bruit des fourchettes, des couteaux, des assiettes ; le laquais Stépane passa dans la salle à manger et recouvrit la table d’une nappe. Mais on pouvait croire qu’une partie de la « poussière » qui remplissait Judas était passée en lui. C’était avec une lenteur incroyable qu’il posait les assiettes, soufflait sur les verres, les approchait de ses yeux. On se mit à table à une heure juste.

— Donc tu pars ! dit Judas entamant une conversation toute d’actualité.

Devant lui était posée une assiette de soupe, mais il n’y touchait pas et regardait Anninka d’une façon si doucereuse que même le bout de son nez rougissait. Anninka avalait rapidement cuillerées sur cuillerées. Judas prit aussi sa cuiller, la plongea dans la soupe, mais presque aussitôt la reposa de nouveau sur la table.

— Excuse le vieux, dit-il : — tu as avalé ta soupe en une minute et moi je mange lentement. Je n’aime pas à me comporter négligemment avec les dons de Dieu. Le pain nous est donné pour le soutien de notre existence et nous le jetons à tort et à travers, — regarde comme tu l’as émietté. En général, j’aime tout faire avec réflexion et considération, c’est plus solide ainsi. Peut-être, ça te fâche qu’à table, je ne saute pas à travers le cerceau — ou… comment cela se nomme-t-il chez vous ? Eh bien ! que faire ? fâche-toi, si cela te plaît ! Tu te fâcheras, tu te fâcheras et tu finiras par pardonner ! Et toi aussi, ce n’est pas toujours que tu seras jeune, tu ne sauteras pas toujours à travers le cerceau, un jour viendra où tu auras plus d’expérience et c’est alors que tu diras : peut-être, oncle avait-il raison ! C’est ainsi, mon amie. En ce moment, tu m’écoutes et peut-être tu te dis : vilain oncle ! vieux grognon d’oncle ! Mais lorsque tu auras vécu autant que moi, tu chanteras une autre chanson, tu diras : Ah ! l’oncle était un sage ! il m’enseignait la vérité.

Porfiry Vladimiritch fit un signe de croix et avala deux cuillerées de soupe, puis il posa de nouveau sa cuiller sur la table et se rejeta sur le dos de sa chaise en signe d’un nouveau discours.

— Sangsue ! faillit crier Anninka.

Mais elle se retint, se versa un verre d’eau et l’avala d’un seul trait. Judas devina d’instinct ce qui se passait en elle.

— Quoi ! cela ne te plaît pas ! eh, bien, ça ne fait rien, même si cela ne te plaît pas, il faut toujours que tu entendes ton oncle. Voilà, il y a longtemps que j’ai voulu t’entretenir au sujet de ta « hâte », mais je n’ai pu jusqu’à maintenant en trouver l’occasion. Je n’aime pas en toi cette hâte, on y voit une légèreté, un manque de raisonnement. Vous avez aussi quitté grand’maman sans raison, vous n’aviez donc pas honte d’affliger une pauvre vieille ! et pourquoi ?

— Ah, oncle ! pourquoi reparlez-vous de cela ? C’est déjà fait ! C’est même très mal de votre part !

— Attends ! ce n’est pas de cela que je parle, si c’est bon ou mauvais, mais quoi qu’il en soit, on peut le… refaire. Non seulement nous, simples mortels, mais Dieu lui-même change ses actions ; aujourd’hui, il envoie la pluie, demain il nous donne un beau temps ! Et en effet ! ce n’est pas un trésor que le théâtre ? Voyons. Décide-toi !

— Non, oncle ! Laissez cela, je vous en prie !

— Voilà encore ce que je vais te dire : je n’approuve pas ta légèreté, mais ce qui me déplaît encore plus en toi, c’est que tu ne fais nulle attention aux remarques des personnes plus âgées que toi. L’oncle te veut du bien et tu dis : « Laissez-moi. » L’oncle t’aborde en te caressant, avec affabilité, et toi tu te regimbes. Et cependant sais-tu qui t’a donné l’oncle ? Voyons, dis qui t’a donné l’oncle ?

Anninka le regarda avec effarement.

— C’est Dieu qui t’a donné l’oncle. Voilà qui ! Dieu ! Si ce n’était Dieu, tu serais maintenant seule, tu ne saurais pas comment agir, et quelle sorte de sollicitation il faudrait adresser, et quelle réponse attendre. Tu croirais être dans une forêt épaisse ; l’un t’offenserait, l’autre te tromperait, et le troisième se moquerait tout simplement de toi ! Mais comme tu as un oncle, nous avons bâclé toute l’affaire avec l’aide de Dieu en un jour ! Nous sommes allés en ville et au conseil de tutelle, nous avons apporté notre sollicitation, nous avons reçu une décision en échange. Voilà ce que c’est qu’un oncle, mon amie.

— Mais, je vous suis fort reconnaissante, mon oncle.

— Et si tu lui es reconnaissante, ne te regimbe pas et écoute ce qu’il te dit. Ton oncle te veut du bien, quoique quelquefois cela te paraisse…

Anninka se possédait à peine. Il lui restait encore un moyen de se débarrasser des sermons de son oncle — c’était faire mine d’accepter en principe son invitation de rester à Golovlevo.

— C’est bien, mon oncle, dit-elle : — j’y penserai. Je comprends moi-même que vivre seule, loin des parents, n’est pas très convenable… Mais en tout cas pour le moment, je ne puis rien décider. Il faut que je réfléchisse.

— Tu vois bien, tu l’as compris. Mais il n’y a pas à penser. Faisons dételer les chevaux, rentrer les malles — voilà tout !

— Non, mon oncle, vous oubliez que j’ai une sœur !

On ne sait pas si cet argument convainquit Porfiry Vladimiritch ou s’il avait conduit toute cette scène par pure convenance, et il ne savait pas lui-même s’il avait réellement besoin qu’Anninka restât avec lui à Golovlevo ou si ce n’était qu’une simple fantaisie qui lui passait par la tête. Mais en tout cas, après cette conversation, le dîner se poursuivit plus vivement. Anninka consentait à tout et répondait de façon à ne pas donner prise aux « balivernes ». Néanmoins la pendule marquait deux heures et demie à la fin du dîner, Anninka se retira brusquement de la table, comme si elle sortait d’un bain de vapeur et elle courut à son oncle pour lui dire adieu.

Dix minutes plus tard, Judas, vêtu d’une pelisse et chaussé de bottes en peau d’ours, la reconduisait jusqu’au perron et présidait en personne à son installation dans le traîneau.

— En descendant la montagne, retiens les chevaux, entends-tu ? et à Senkino, à la côte prends garde de verser ! dit-il au cocher.

Enfin, Anninka fut installée, couverte, et le tablier du traîneau fut boutonné.

— Vraiment, si tu restais ! lui cria encore une fois Judas, désireux de montrer devant tous les domestiques ses sentiments de « bon parent. » — Au moins, reviendras-tu, dis ?

Mais Anninka se sentait déjà libre et l’envie lui vint de faire une polissonnerie ; elle se pencha en dehors du traîneau et scandant chaque syllabe dit :

— Non, oncle, je ne reviendrai pas ! Chez vous, c’est effrayant !

Judas fit mine de ne rien entendre, mais ses lèvres blêmirent.

 

La délivrance de la captivité de Golovlevo réjouit à tel point Anninka que l’idée ne lui vint pas une minute qu’elle laissait derrière elle un homme captif pour un temps indéterminé, un homme pour lequel s’était rompu, avec son départ, le dernier lien qui le rattachait au monde des vivants. Elle ne pensait qu’à elle ; elle était libre, elle se sentait heureuse. L’impression de ce sentiment de sa liberté était telle que même arrivée au cimetière, elle n’éprouva pas la moindre atteinte de cette sensibilité nerveuse qu’elle avait montrée lors de sa première visite à la tombe de sa grand’mère. Elle entendit avec calme le requiem, s’agenouilla devant la croix, les yeux secs, et accepta avec assez de bonne grâce l’invitation que lui fit le prêtre de prendre le thé.

L’intérieur de la maisonnette du prêtre était fort pauvre. Dans l’unique chambre de réception régnait une triste nudité ; le long des murs, une dizaine de chaises en bois peint, tendues de crin tressé, un canapé du même genre, au dos bombé comme la poitrine d’un général de l’ancienne école ; dans un coin, une simple table recouverte d’une nappe usée, sur laquelle étaient posés le livre d’église ; un encrier et une plume ; dans un coin, à l’orient, était suspendue une petite armoire à images contenant la « bénédiction paternelle » devant laquelle brillait une petite lampe ; au-dessous d’elle se trouvaient deux coffres contenant le trousseau de la femme du prêtre, recouverts d’un drap gris passé. Les murs étaient sans papier ; au milieu de l’un d’eux étaient accrochés quelques portraits daguerréotypés de « Leurs Éminences ». Une odeur étrange régnait dans la chambre, comme si depuis des années elle avait servi de cimetière aux mouches et aux blattes. Le prêtre lui-même, quoique encore jeune, semblait s’être considérablement « fané » au milieu de cet entourage. Ses cheveux rares, d’un blond clair, pendaient sur sa tête, en mèches plates, comme les branches d’un saule pleureur ; ses yeux jadis bleus avaient un regard abattu ; sa voix tremblait, sa barbiche s’était allongée en pointe ; sa soutane en mérinos se croisait mal par devant et pendait sur lui comme sur un porte-manteau. Sa femme, jeune encore, accouchait régulièrement chaque année et semblait encore plus exténuée que son mari.

 

Néanmoins, il était impossible à Anninka de ne pas remarquer que ces pauvres gens même se conduisaient vis-à-vis d’elle non comme avec une paroissienne, mais plutôt avec pitié comme avec une brebis égarée.

— Alors vous avez rendu visite à votre oncle ? demanda le prêtre en prenant avec précaution la tasse de thé que lui offrait sa femme.

— Oui, j’ai passé huit jours chez lui.

— Actuellement, Porfiry Vladimiritch est devenu le principal pomiechtchik[34] de notre localité — il n’y a personne d’aussi fort que lui. Mais il n’a pas de chance dans la vie : il a perdu un fils, puis l’autre, et enfin, l’auteur de ses jours — tous sont morts ! C’est étonnant qu’il ne vous ait pas convaincu de rester à Golovlevo.

— Il me l’a proposé, mais je n’ai pas accepté.

— Pourquoi donc ?

— J’aime mieux jouir de ma liberté.

— La liberté, soudarynia, n’est pas une mauvaise chose, mais aussi elle n’est pas sans danger. Et si encore à cette occasion, on prend en considération que vous êtes la plus proche parente de Porfiry Vladimiritch et par conséquent l’héritière directe de tous ses biens, vous pourriez, ce me semble, vous gêner un peu plus, faire le sacrifice de quelque chose de cette liberté.

— Non, batiouchka, je préfère gagner mon pain… Oh vit plus aisément lorsqu’on sent que personne ne vous oblige.

Batiouchka lui jeta un regard terne comme s’il voulait lui demander : Est-il vrai que tu sais ce que c’est que « ton pain » ? mais il n’osa et ne fit que croiser timidement les pans de sa soutane.

— Et combien de gages recevez-vous comme actrice ? dit la femme du prêtre en se mêlant à la conversation.

Batiouchka se décontenança tout à fait et clignota des yeux à l’adresse de sa femme. Il s’attendait à ce qu’Anninka s’offenserait. Mais tout au contraire, celle-ci répondit simplement :

— Je reçois maintenant cent cinquante roubles par mois, et ma sœur — cent roubles. Puis nous avons des bénéfices. En tout, c’est six mille roubles au bas mot que nous gagnons à nous deux.

— Pourquoi donc donne-t-on moins à votre sœur ? Vous serait-elle inférieure ? continua curieusement la femme du prêtre.

— Non, mais ma sœur a un autre genre. Moi, j’ai de la voix et je chante, — cela plaît davantage au public, Lioubinka a la voix plus faible et joue dans les vaudevilles.

— Donc, là aussi : l’un est prêtre, l’autre diacre, et le troisième — chantre.

— Du reste, nous partageons ; il était convenu entre nous, dès notre début, de partager en parts égales l’argent que nous gagnerions.

— Comme entre parents ? Qu’y a-t-il de mieux que d’agir en parents. Et combien cela fait-il, pope, six mille roubles ; combien par mois ? Combien cela fait-il ?

— Cinq cents roubles par mois, deux cent cinquante pour chacune.

— Holà ! que d’argent ! Nous ne le dépenserions pas en une année. Voilà encore ce que je voulais vous demander : est-il vrai qu’on traite les actrices comme si elles n’étaient pas de vraies femmes ?

Le pope se troubla tout à fait et laissa même flotter les pans de sa soutane, mais voyant qu’Anninka restait indifférente, il se dit : « Eh, eh ! il paraît qu’en effet, cela ne te froisse pas ! » et il se tranquillisa.

— Comment ça : pas de vraies femmes ? demanda Anninka.

— Mais il paraît qu’on les embrasse, quoi ?… Même alors qu’elles n’en ont pas envie, elles sont obligées…

— On ne les embrasse pas, mais on fait mine de les embrasser. Quant à cela, qu’elles en aient envie ou non, il n’en est pas question dans ces cas-là, car tout se fait d’après la pièce. On agit comme c’est indiqué dans la pièce.

— Même d’après la pièce, toujoursTel qui vous cramponne avec son sale museau est… peut-être dégoûtant à voir… et tu dois lui tendre les lèvres.

Anninka rougit involontairement ; à son imagination se présenta tout à coup la physionomie baveuse du brave capitaine Papkof qui justement « vous cramponnait » et hélas !… ce n’était pas dans la pièce.

— Vous vous représentez cela tout autrement que ça se passe sur la scène, dit-elle sèchement.

— Sans doute, nous n’avons pas été au théâtre, mais toujours, je pense, qu’il y en a de toutes sortes ! Il nous arrive souvent, au pope et à moi, de causer de vous, barychnia ; nous vous plaignons ; ah ! oui ! nous vous plaignons beaucoup.

Anninka garda le silence ; batiouchka tortillait sa barbiche comme s’il s’apprêtait à exprimer, lui aussi, son opinion.

— Du reste, soudarynia, toute position a ses agréments et ses désagréments, se décida-t-il à dire enfin, mais l’homme, par sa faiblesse, s’appesantit sur les premiers et s’efforce d’oublier les derniers. Pourquoi oublier ? Pour ne pas avoir devant les yeux des choses qui puissent lui rappeler le devoir et la vertu.

Puis il ajouté en soupirant :

— Et le principal, soudarynia, c’est de garder son trésor.

Batiouchka appuya sa sentence d’un regard doctoral adressé à Anninka ; matouchka[35] secoua tristement la tête comme si elle voulait dire : « Dieu, est-il possible de l’espérer ? »

Anninka ne savait que répondre à ces paroles. Peu à peu elle commençait à trouver que la conversation de ces gens naïfs sur le trésor ressemblait à celle de messieurs les officiers du régiment en garnison dans la ville sur la chose. En général, elle se convainquait qu’ici, aussi bien que chez son oncle, on la regardait comme un phénomène tout à fait à part que l’on pouvait traiter avec indulgence, mais duquel il fallait se tenir à distance, pour ne pas « se salir. »

— Pourquoi votre église est-elle si pauvre, batiouchka ? demanda-t-elle pour changer la conversation.

— Elle n’a pas de quoi être riche, c’est pourquoi elle est si pauvre. Tous les pomiechtchiks se sont dispersés dans les villes et les paysans ont à peine de quoi vivre. Puis il n’y a que deux cents personnes dans notre paroisse !

— La cloche surtout inspire la pitié chez nous ! soupira matouchka.

— Et la cloche et tout le reste. Notre cloche, soudarynia, ne pèse que quinze pouds et encore comme un fait exprès, elle s’est brisée. Elle ne sonne pas, mais, pour ainsi dire, elle ronfle — c’est même préjudiciable ! Feu Arina Pétrovna avait promis d’en donner une nouvelle et si elle n’était pas morte, nul doute que maintenant, nous aurions une cloche neuve.

— Il vous fallait dire à l’oncle que grand’maman l’avait promis.

— Je lui en ai parlé, soudarynia, et même, il faut dire vrai, il m’a écouté avec beaucoup de bienveillance ; mais il ne pouvait me donner de réponse satisfaisante ; « Je n’ai jamais entendu mamenka parler de ça, qu’il m’a dit, jamais la défunte ne m’en a soufflé mot ! Et si je l’avais entendue, qu’il dit, j’aurais accompli ponctuellement sa volonté ! »

— Comment ne pas entendre ! dit matouchka : — toute la localité le sait et lui qui ne l’a pas entendu !

— C’est ainsi que nous vivons. Autrefois, nous avions encore de l’espoir et maintenant nous restons sans espoir aucun. Des fois, il arrive qu’on ne sait comment célébrer la messe : ni hosties, ni vin rouge. Et quant à nous, il est même inutile d’en parler.

Anninka voulut se lever pour faire ses adieux, mais sur la table apparut un nouveau plateau sur lequel se trouvaient deux assiettes, une contenant des oronges, l’autre des petits morceaux de caviar, et une bouteille de madère.

— Restez un peu ! ne nous offensez pas ! mangez quelque chose !

Anninka obéit, elle avala à la hâte deux oronges, mais refusa de prendre le madère.

— Voici encore ce que j’ai voulu vous demander, ajouta sur ces entrefaites matouchka : dans notre paroisse, il y a une jeune fille, — la fille d’un ancien domestique ; eh bien ! voilà, elle a servi chez une actrice à Pétersbourg. C’est bien, qu’elle dit, d’être actrice, mais il faut chaque mois prendre sa carte… C’est-il vrai ?

Anninka la regarda, les yeux grands ouverts : elle ne comprenait pas.

— C’est pour être libre, expliqua batiouchka : — du reste, je pense qu’elle ne disait pas vrai. Au contraire, j’ai entendu dire que beaucoup d’actrices reçoivent des pensions de la couronne pour leurs services.

Anninka se convainquait que cela devenait de plus en plus fort et se mit à faire ses adieux cette fois d’une manière décisive.

— Et nous qui avions pensé que vous quitteriez votre état, dit matouchka, continuant à l’importuner.

— Pourquoi cela ?

— En tout cas, vous êtes barychnia. Vous avez atteint votre majorité, vous avez une propriété… que vous faut-il de mieux ?

— Et puis, à la mort de votre oncle, vous hériterez, vous êtes l’héritière directe, ajouta batiouchka.

— Non, je ne vivrai pas ici.

— Et nous qui l’avions espéré. Tout le temps, nous nous disions : sûrement nos demoiselles s’installeront à Pogorelka. Et en été, c’est très bien chez nous : on peut aller au bois ramasser des champignons, ajoutait matouchka d’un ton séduisant.

— Oui, nous avons des champignons en quantité suffisante dans les étés même les moins pluvieux, disait batiouchka faisant chorus avec sa femme.

Enfin Anninka partit. En arrivant à Pogorelka, ses premières paroles furent : « Des chevaux ! vite, des chevaux, de grâce ! » Mais Fédoulytch se contenta de hausser les épaules en réponse à cette demande.

— « Des chevaux ! » Nous ne leur avons même pas encore donné leur avoine ! grommela-t-il.

— Mais pourquoi cela donc ? Ah, mon Dieu ! on dirait que vous vous êtes entendus tous !

— Nous nous sommes entendus, vrai ! Comment ne pas s’entendre, puisque pour chacun, il est évident que par un pareil dégel, on ne peut pas voyager la nuit. Toujours vaut-il mieux rester chez soi que dans quelque trou au milieu de la route.

La maison de la grand’mère était chauffée. Dans la chambre à coucher, le lit était tout prêt et sur le bureau ronflait le samovar. Afimiouchka grattait le fond de la vieille cassette d’Arina Pétrovna où restait encore un peu de thé. Pendant que se faisait l’infusion, Fédoulytch, les mains croisées, se tenait près de la porte ; à ses côtés se trouvaient la vachère et Markovna dans de telles poses qu’elles semblaient prêtes à courir au premier signe de main, n’importe où.

— Le thé vient de votre grand’mère, dit Fédoulytch pour entrer en conversation, il en est resté un peu, après sa mort, au fond de la cassette. Porfiry Vladimiritch voulait emporter la cassette aussi, mais je n’y ai pas consenti. Peut-être barychnia viendront-elles, que j’ai dit, et voudront-elles prendre du thé ! Eh bien ! cela s’est passé à l’amiable, ils ont même plaisanté : tu le prendras toi-même, vieux filou, qu’ils ont dit ! mais, prends garde, ne manque pas de renvoyer ensuite la cassette à Golovlevo ! Pour sûr, ils l’enverront chercher demain !

— Vous avez eu tort de ne pas lui rendre au moment même.

— Pourquoi rendre ? il a beaucoup de thé chez lui. Et maintenant, du moins après vous, nous nous en régalerons à notre tour. Mais voici ce que j’ai voulu vous demander, barychnia : Est-ce à Porfiry Vladimiritch que vous allez confier la surveillance de Pogorelka ?

— Pas le moins du monde.

— C’est bien alors. Et nous qui voulions nous révolter. Si l’on nous met sous le contrôle du barine de Golovlevo, nous allons tous demander congé, pensions-nous.

— Pourquoi cela ? est-ce que l’oncle est si effrayant ?

— Pas si effrayant que cela, mais il tyrannise, il ne ménage pas ses paroles. Par ses paroles, il peut faire pourrir un homme.

Anninka sourit involontairement. C’était précisément une sorte de pus qui perçait à travers les jacasseries d’Ioudouchka ; ce n’étaient pas seulement de simples balivernes, mais encore une plaie puante laissant continuellement échapper une odeur infecte.

— Et quant à vous, barychnia, qu’avez-vous décidé ? continua Fédoulytch.

— C’est-à-dire, que dois-je donc décider ? dit Anninka un peu confuse et pressentant qu’ici aussi, elle allait avoir à endurer une conversation sur le trésor.

— Vraiment, n’allez-vous pas quitter votre situation… d’actrice ?

— Non… c’est-à-dire, je n’y ai pas encore pensé. Mais qu’y a-t-il donc de mauvais à ce que je gagne mon pain comme je le puis ?

— Qu’y a-t-il de bon ? Voyager par les foires… égayer les ivrognes. Vous êtes barychnia, je pense.

Anninka fronça les sourcils et ne répondit rien. Dans sa tête, régnait en maîtresse absolue une question, une seule : « Mon Dieu ! quand donc vais-je partir d’ici ?

— Sans doute, vous devez mieux savoir ce qu’il faut faire, mais nous pensions que vous alliez nous revenir. La maison est chaude, vaste ! — feu votre grand’mère l’a très bien installée. Si l’ennui vous prend — on peut atteler un traîneau et en été — on peut aller au bois ramasser les champignons.

— Nous avons ici des champignons de toutes sortes, et des oronges, et des mousserons, et des ceps en quantité énorme ! ajouta Afimiouchka d’un ton séduisant.

Anninka posa ses deux coudes sur la table en s’efforçant de ne pas écouter.

— Il y a ici une fille, insista inhumainement Fédoulytch ; elle était en service à Pétersbourg ; elle a dit que toutes les actrices étaient cartées. Chaque mois, elles doivent prendre une carte au poste de police.

Anninka se sentit comme brûlée ; toute la journée, elle n’entendit que ces paroles.

— Fédoulytch ! cria-t-elle, que vous ai-je fait ? Vraiment, vous plaisez-vous à m’outrager !

Elle en avait assez. Elle se sentait suffoquée… encore un mot… et elle n’y tiendrait plus ! !

LIVRE CINQUIÈME — JOIES DE FAMILLE INTERDITES

Peu de temps avant la catastrophe de Pétinka, Arina Pétrovna, étant en visite à Golovlevo, remarqua qu’Evprakséiouchka semblait avoir quelque peu enflé. Élevée dans la pratique du régime de servage où la grossesse des filles de service était l’objet de recherches détaillées et non privées d’intérêt, Arina Pétrovna avait, en cette occasion, un coup d’œil sûr et perçant ; de sorte qu’elle n’eut qu’à arrêter son regard sur le torse d’Evprakséiouchka pour que celle-ci, sans mot dire, et ayant pleine conscience de sa faute, détournât sa face devenue cramoisie.

— Tiens, tiens ! ma petite ! regarde-moi dans les yeux ! Tu es grosse, dis ? questionnait la vieille dame expérimentée, mais aucune réprimande ne se faisait sentir dans sa voix, qui, au contraire, résonnait jovialement, presque gaîment comme si elle sentait revenir le bon vieux temps.

Soit confusion, soit fierté, Evprakséiouchka gardait le silence, mais elle rougissait de plus en plus sous le regard scrutateur d’Arina Pétrovna.

— J’ai remarqué encore hier que tu te serrais. Mais elle marche, elle se tourne comme si de rien n’était. Ce n’est pas à moi qu’on donne le change par des manières, ma chère, je vois à la distance de cinq verstes vos trucs de jeunes filles. Est-ce le vent qui t’a enflé ça ? dis ! avoue !

Et de là s’ensuivirent un questionnaire détaillé et une explication non moins détaillée. Quand avaient été remarqués les premiers indices ? Avait-on consulté une sage-femme ? Porfiry Vladimiritch savait-il le bonheur qui l’attendait ? Evprakséiouchka se ménageait-elle ? ne soulevait-elle pas de trop lourds fardeaux ? etc.

Il se trouva qu’Evprakséia était dans son cinquième mois de grossesse ; qu’on n’avait en vue aucune sage-femme, que Judas était au courant de l’affaire, mais qu’en apprenant la nouvelle, il s’était contenté de joindre les mains, de remuer les lèvres et de regarder les images ; ce qui devait signifier : tout vient de Dieu et c’est Lui, le Père Céleste, qui arrangera tout ! qu’enfin, Evprakséiouchka n’avait pas pris garde en soulevant le samovar et qu’elle sentit à ce moment même que quelque chose s’était rompu dans son ventre.

— Vous êtes jolis, tous les deux, dit Arina Pétrovna après avoir entendu cette confession ; je prévois qu’il me faudra me mêler de cette affaire. Être dans son cinquième mois et ne pas avoir appelé de sage-femme ! Tu aurais dû au moins te faire visiter par Oulitka.

— Je le voulais, mais le maître n’aime pas Oulitouchka.

— Des bêtises, ma chère, des bêtises ! Si elle est fautive ou non, Oulitka — ça c’est une autre question ! mais dans une telle occasion… Nous n’allons pas nous embrasser avec elle, je pense… Non, je vois bien qu’il est indispensable que je m’en mêle.

Arina Pétrovna semblait sur le point de s’attrister et cette tristesse devait signifier : voilà, jusque dans ma vieillesse, j’ai des peines à supporter ! Mais l’objet de la conversation lui parut si intéressant qu’elle ne fit que claquer sa langue et continua :

— Eh bien, ma chère, prépare-toi maintenant ! tu aimes les bénéfices, portes-en les charges ! Essaye ! essaye ! Moi, j’ai élevé trois fils et une fille et j’en ai encore enterré cinq autres. Donc, j’en sais quelque chose ! Voilà comme sont pour nous les hommes ! ajouta-t-elle.

Tout à coup, une idée lui traversa l’esprit.

— Mon Dieu ! Mais c’est la veille d’un jour maigre. Attends, attends ! Laisse-moi compter !

On se mit à compter sur les doigts ; une, deux, trois, et chaque fois, il se trouvait que c’était juste la veille d’un jour maigre.

— C’est ça, c’est bien ça ! En voilà un saint ! Attends un peu, je vais le railler ; il est joli notre prieur ! où est-il tombé ! Ah, je ne vais pas manquer de le railler, je n’y manquerai pas, plaisantait la vieille dame.

En effet, le jour même pendant le thé du soir, Arina Pétrovna se moqua de son fils, devant Evprakséiouchka.

— Il est joli, notre humble !… Qu’est-ce qu’il a fait ! Peut-être en effet est-ce le vent qui a enflé ta belle ? Ça m’étonne, mon cher, vrai !

Tout d’abord, Judas se sentit mal à son aise en écoutant les plaisanteries de mamenka, mais s’étant convaincu qu’Arina Pétrovna le raillait de bon cœur, en mère, peu à peu il s’égaya, lui aussi :

— Plaisante que vous êtes, mamenka ! oui, plaisante ! dit-il en plaisantant ; mais quant à ce qui faisait l’objet de l’entretien, d’après son habitude, il se comporta d’une manière évasive.

— Pourquoi « plaisante » ! il faut en causer sérieusement. C’est donc — une affaire grave. C’est un « mystère » — voilà ce que j’en dis. La chose est illégale, mais toujours… Non, il faut méditer beaucoup et beaucoup sur cette affaire ! Qu’en penses-tu ? La laisseras-tu accoucher ici, ou la mèneras-tu en ville ?

— Je ne sais, mamenka, je ne sais rien, ma chérie ! dit Porfiry Vladimiritch, éludant la question. Plaisante que vous êtes, oui, plaisante !

— Eh bien, attends, ma petite ! nous discuterons avec toi, point à point, ce qu’il convient de faire. Et comment et où — nous arrêterons tout en détail. Autrement, ces hommes…, ils ne font que leurs caprices, et puis arrangez-vous comme vous voudrez.

Après qu’elle eut découvert la grossesse d’Evprakséiouchka, Arina Pétrovna se sentit comme un poisson dans l’eau. Toute la soirée, elle causa avec l’économe de son fils, sans se lasser, ses joues mêmes se colorèrent et dans ses yeux brilla l’éclat de la jeunesse.

— Sais-tu, ma chère, qu’il y a là du divin ! insistait-elle : car si ce n’est pas la même chose, c’est toujours de la même manière… mais prends garde à toi ! si c’est la veille d’un jour maigre que Dieu te garde ! je ne te laisserai pas en repos.

Oulitouchka fut admise au conseil. D’abord on parla de ceci, de cela ; n’était-il pas préférable de prendre un lavement ou de frictionner le ventre avec quelque onguent, puis de nouveau on en revint au thème favori ; de nouveau, on compta sur les doigts et toujours il se trouvait que c’était la veille d’un jour maigre ! Evprakséiouchka rougissait comme une pivoine, mais ne niait pas, invoquant sa situation de subordonnée.

— Moi, je n’y suis pour rien, disait-elle : — mon affaire — ce sera comme « ils » le voudront. Si barine ordonne… nous est-il permis à nous d’aller contre « leur » volonté ?

— Bon, bon, la modeste, tais-toi ! peut-être toi-même… plaisantait Arina Pétrovna.

En un mot, les femmes s’en donnèrent à cœur joie. Arina Pétrovna se rappela à cette occasion toute une suite de faits passés. Avant tout, elle parla de ses propres grossesses, raconta comme elle souffrait alors qu’elle était grosse de Stepka le Nigaud, comme, étant enceinte de Pavel, elle était allée à Moscou pour ne pas manquer les enchères et comme ce voyage faillit lui coûter la vie et ainsi de suite. Chacun de ses accouchements avait eu quelque chose de remarquable : le seul qui ne fut point laborieux, ce fut lors de la mise au monde de Judas.

— Je ne ressentais rien, mais rien du tout, disait-elle, de sorte que quelquefois, je restais ainsi en pensant : « Est-il Dieu possible que je sois grosse ? » Et lorsque le moment fut venu, je me suis couchée sur le lit pour une minute et moi-même je ne sais comment tout cela se fit. Ce fut pour moi, le plus facile, oui, le plus facile !…

Puis s’ensuivirent des histoires de filles de la cour : comment elle les surprenait elle-même avec l’aide de ses gens de confiance et principalement d’Oulitouchka. Sa mémoire avait conservé avec une précision étonnante tous ses souvenirs. Dans tout son passé, sombre, rempli jusqu’aux bords par la parcimonie dans les grandes et petites choses, la chasse aux filles de service en flagrant délit d’amour était le seul élément romantique qui faisait vibrer en elle on ne sait quelle corde vitale. Les romans peu compliqués de la chambre des filles se dénouaient assez tristement, grâce aux règlements sévères de Golovlevo (ordinairement, on mariait la fille coupable à quelque paysan d’un bien fonds éloigné, la plupart du temps à un veuf ayant plusieurs enfants, et son amant était réduit à être vacher ou soldat, mais le souvenir de ces dénouements s’effaçait (la mémoire des gens civilisés est souvent indulgente pour leur conduite passée) et seul le fait de la découverte de l’intrigue amoureuse était jusqu’à présent resté devant ses yeux. Rien d’étonnant à cela. Jadis on suivait les péripéties de ces amourettes avec le même intérêt palpitant qu’aujourd’hui on lit un roman feuilleton dans lequel l’auteur, au lieu de couronner tout d’un coup la passion mutuelle de ses héros, met un point à l’endroit le plus pathétique et écrit : à suivre.

— J’ai eu pas mal de peines avec elles, narrait Arina Pétrovna. Il y en avait qui se cachaient jusqu’au dernier moment, espérant toujours me donner le change ! Mais je ne me laisse pas faire la barbe ! j’en connais de longues et de brèves dans ces sortes d’affaires ! ajouta-t-elle presque farouchement comme si elle menaçait quelqu’un.

Puis Arina Pétrovna entamait une série de récits pour ainsi dire « politiques, » où elle jouait le rôle, non de juge, mais de personne indulgente. Ainsi, par exemple, papenka Piotre Ivanytch, vieillard caduc de soixante-dix ans, avait une « belle », qui, tout à coup, se trouva être grosse ; il fallut alors, pour de hautes considérations, cacher son état au vieillard. Et elle, Arina Pétrovna, était, comme un fait exprès, brouillée avec son frère Piotre Pétrovitch qui se doutait de cette grossesse et voulait, lui aussi, dans des « vues politiques » ouvrir les yeux au vieillard au sujet de sa belle.

— Et qu’en penses-tu ? Nous avons arrangé l’affaire presque sous les yeux de papenka. Il dormait dans sa chambre sans se douter de rien et nous faisions la besogne dans la chambre voisine ! Tout doucement, en chuchotant, en marchant sur la pointe des pieds ! Moi-même, de mes propres mains, je lui fermais la bouche pour l’empêcher de crier ! Et son linge j’ai dû le ranger moi-même, et son bébé — c’était un beau garçon fort — je l’ai mis moi-même aux Enfants Trouvés. De sorte que, lorsque le frère apprit la chose huit jours plus tard, il n’a pu que se récrier : « Quelle sœur j’ai là ! » qu’il a dit. Je me souviens encore d’une autre grossesse de ce genre : l’accident arriva à ma sœur Varvara Mikhaïlovna. Son mari était en marche contre les Turcs. Elle commit la faute de s’oublier. Et voilà qu’elle accourt comme une folle à Golovlevo : « Sœur, sauve-moi ! » Et nous étions alors en brouille ; cependant, je l’ai reçue comme si de rien n’était ; en tout bien, tout honneur, je l’ai tranquillisée, consolée, et la laissant chez moi, j’ai mené si rondement l’affaire que son mari est mort — sans rien savoir !

C’est ainsi que parlait Arina Pétrovna et il faut dire vrai, peu de narrateurs auraient pu trouver des auditeurs aussi attentifs qu’Evprakséïa et Oulita. Evpraséiouchka tâchait de ne pas perdre une parole comme si devant ses yeux se déroulaient les péripéties d’un conte fantastique, merveilleux ; quant à Oulitouchka, complice de la plupart de ces faits, elle ne faisait que plisser les coins de ses lèvres.

Oulitouchka, elle aussi, s’était épanouie et reposée. Sa vie était pleine d’agitation. Consumée dès son âge le plus tendre par une ambition d’esclave, elle ne rêvait qu’à se distinguer aux yeux de ses maîtres et commander à ses égaux mais toujours sans succès. Dès qu’elle mettait le pied sur un degré plus élevé, on ne sait quelle force invisible aussitôt la précipitait de là et l’attirait de nouveau plus bas. Cependant elle possédait au plus haut degré toutes les qualités d’une excellente domestique des anciens pomiechtchiks : elle était perverse, médisante, prête à toute trahison, mais en même temps, d’une légèreté qui réduisait à néant toute sa malice. Au temps jadis, Arina Pétrovna acceptait volontiers ses services lorsqu’il lui fallait entreprendre quelques recherches secrètes au sujet de la chambre des filles ou en général arrondir quelque affaire, mais jamais ne l’apprécia et ne l’éleva à un emploi supérieur. À cause de cela, Oulitouchka se plaignait et mettait en œuvre sa langue, mais on ne prêtait nulle attention à ses plaintes, car tout le monde savait qu’Oulitouchka était une fille méchante qui pouvait vociférer mais qui, dès qu’on lui faisait signe d’approcher accourait de nouveau et se mettait à quatre pattes. C’est ainsi qu’elle traîna son existence, s’efforçant toujours de s’élever, mais ne parvenant à rien, jusqu’à ce que l’abolition du servage mît une fin à son ambition d’esclave. Dans sa jeunesse, elle avait même eu une occasion qui lui avait donné des espérances fort sérieuses. Dans une de ses visites à Golovlevo, Porfiry Vladimiritch noua des relations avec elle ; un enfant était survenu comme le disaient les Annales de Golovlevo ; et on peut s’imaginer quelle fut la colère de mamenka. On ne sait pas si cette liaison se continua pendant les visites suivantes de Judas à la maison paternelle, mais en tout cas, lorsque Judas s’installa définitivement à Golovlevo, les rêves d’Oulitouchka croulèrent d’une façon tout à fait humiliante pour son amour-propre. À l’arrivée du nouveau barine, Oulitouchka se précipita vers lui avec un tas de cancans où Arina Pétrovna était presque accusée de filouterie ; mais barine quoique écoutant ces rapports avec bienveillance, se comporta envers elle avec froideur et ne tint aucun compte de ses anciens services. Trompée dans ses calculs, Oulitouchka, vexée, alla trouver à Doubrovino Pavel Vladimiritch qui, par haine de son frère, la prit volontiers et l’éleva même au rang d’économe. Ici ses fonds semblèrent remonter. Pavel Vladimiritch ne quittait pas l’entresol et ne faisait que boire tandis qu’elle, vive, alerte, agitant ses clefs courait du matin au soir par les caves et les magasins, médisait sans se gêner d’Arina Pétrovna et même la persécutait. Mais Oulitouchka aimait trop toutes sortes de trahisons pour jouir en paix de la bonne vie que le sort lui avaient envoyée. C’était au moment que Pavel s’adonnait à la boisson dans une telle mesure qu’on pouvait envisager l’issue de ces excès avec certaines espérances. Judas comprit que dans ces conditions, Oulitouchka était un trésor inappréciable et il n’eut qu’un signe à faire pour l’attacher à son service. Elle reçut ordre de ne pas s’éloigner d’un pas de sa victime, de ne la contredire en rien, même en sa haine pour Porfiry Vladimiritch, mais surtout de ne pas permettre l’intervention d’Arina Pétrovna. C’était un de ces méfaits envers ses parents, méfaits auxquels Judas se décidait non après mûres réflexions, mais qu’il faisait Dieu sait par quelle impulsion involontaire comme une chose toute simple. Il est inutile de dire qu’Oulitouchka accomplissait strictement l’ordre reçu. Pavel Vladimiritch ne cessait de haïr son frère, mais plus il le haïssait, plus il buvait, et moins il devenait capable d’écouter les remontrances d’Arina Pétrovna concernant les « dispositions ». Chaque mouvement du moribond, chacune de ses paroles était immédiatement rapportée à Judas, de sorte que celui-ci pouvait, en pleine connaissance de cause, déterminer le moment où il devait sortir de derrière les coulisses pour apparaître sur la scène en maître de la situation qu’il avait créée. Pour ce service, Judas fit cadeau à Oulitouchka d’étoffe de laine pour robe, mais néanmoins, il ne l’approcha pas. De nouveau, Oulitouchka du haut de sa grandeur fut précipitée au plus bas, et cette fois il semblait que ce fût pour toujours. Comme récompense particulière — pour avoir soigné le frère dans ses derniers moments, — Judas lui assigna un coin dans une izba où étaient entassés quelques dvorovyés[36] restés sans asile à l’émancipation des serfs et auxquels barine accordait un coin pour leurs services passés. Ici Oulitouchka se résigna définitivement de sorte que lorsque barine se lia avec Evprakséiouchka, non seulement elle ne manifesta aucune obstination, mais encore elle vint la première saluer la belle et l’embrassa à l’épaule.

Et tout à coup au moment où elle se regardait comme oubliée, le sort lui souriait de nouveau. Evprakséiouchka était devenue enceinte. On s’était rappelé que dans la cour était nichée une femme d’or et on lui fit signe de venir. Il est vrai que ce n’était pas barine lui-même qui l’avait appelée, mais il suffisait qu’il ne l’eût pas défendu.

Oulitouchka signala son entrée dans la maison en prenant des mains d’Evprakséiouchka le samovar et le portant triomphalement dans la salle à manger où en ce moment se trouvait Judas. Et barine ne dit rien. Il lui sembla même qu’il sourit lorsqu’une autre fois, le rencontrant avec le même samovar en main, elle lui cria :

— Barine ! gare ! ça brûle !

Mandée par Arina Pétrovna au conseil de famille, Oulitouchka était gênée et ne voulait pas s’asseoir, mais lorsque Arina Pétrovna lui dit avec bienveillance : « Assieds-toi, assieds-toi donc ! Ne fais pas de manières ! Le tsar nous a rendus tous égaux », elle s’assit, resta d’abord modeste, puis délia sa langue.

Cette femme avait aussi ses souvenirs. Beaucoup d’humeur s’était amassée dans son cerveau au temps du régime du servage. Indépendamment de la recherche des amours des filles de service, Oulitouchka remplissait dans la maison de Golovlevo les fonctions de pharmacien et de médecin. Que de sinapismes, ventouses, et surtout de lavements, elle avait administrés dans sa vie ! Elle avait préparé les lavements du vieux barine Vladimir Mikhaïlovitch, d’Arina Pétrovna et de tous les jeunes « barines » sans exception ; elle en avait conservé les plus doux souvenirs. Et voilà que maintenant, elle pouvait donner libre cours à ces souvenirs

La maison de Golovlevo s’animait d’une façon mystérieuse. Arina Pétrovna venait sans cesse voir son bon fils, et sous sa surveillance, on faisait activement des préparatifs auxquels, en attendant, on ne donnait aucun nom. Après le thé du soir, les trois femmes s’assemblaient dans la chambre d’Evprakséiouchka, se régalaient de confitures, jouaient aux dupes, et, jusqu’à une heure fort avancée de la nuit, avaient des réminiscences qui faisaient joliment rougir la belle. La moindre occasion, la plus insignifiante, servait de prétexte à de nouvelles narrations sans fin. Si par exemple, Evprakséiouchka servait des confitures de framboise, Arina Pétrovna racontait qu’étant grosse de Stepka, elle ne pouvait pas supporter même l’odeur de la framboise.

— Dès qu’on en apportait à la maison, de suite, je la sentais ! Et de suite, je criais : Enlevez ça, emportez-la, la maudite ! Et lorsque je fus délivrée, c’est passé ! Et de nouveau, j’en ai mangé avec plaisir.

Si Evprakséiouchka apportait du caviar, ici encore, Arina Pétrovna ne manquait pas de se souvenir d’un accident qui lui était arrivé.

— Au sujet du caviar, je vais vous raconter quelque chose, mais quelque chose de vraiment étonnant. C’était un mois ou deux après mon mariage, il me vint subitement un goût de ce même caviar ! mais un goût ! un goût tel que je m’enfermais dans le magasin et je me mettais à en dévorer ! et j’en mangeais ! ! Puis, je finis par dire à mon mari : « Qu’est-ce que cela veut donc dire, Vladimir Mikhaïlovitch, que je mange toujours du caviar ? » Et lui qui me dit en souriant : « Mais tu es grosse, mon amie. » Et vrai, juste neuf mois après, j’accouchai de Stepka Nigaud !

Cependant Porfiry Vladimiritch continuait de se comporter au sujet de la grossesse d’Evprakséiouchka de la même façon énigmatique et pas une seule fois, il ne se prononça clairement sur son implication dans cette affaire. Bien entendu cela gênait les femmes, entravait leurs épanchements et elles finirent par ne plus s’occuper de lui et même par le congédier lorsqu’il se présentait le soir dans la chambre d’Evprakséiouchka.

— Va-t’en ! va-t’en ! mon cher ! disait gaîment Arina Pétrovna ; tu as fait ton affaire, maintenant notre tour est venu. Dans notre rue, il y a fête.

Judas s’éloignait humblement et quoique à cette occasion, il ne manquât pas de se plaindre de ce que chère amie mamenka lui retirait sa bienveillance, au fond, il était content de ne pas être inquiété et de voir qu’Arina Pétrovna s’intéressait à cette affaire si ennuyeuse pour lui. Sans cet intérêt Dieu sait ce qu’il lui aurait fallu faire pour étouffer cette vilaine histoire dont la seule pensée lui causait gêne et dégoût. Et maintenant, grâce à l’expérience d’Arina Pétrovna et à l’adresse d’Oulitouchka, il espérait que le malheur ne serait pas ébruité et que peut-être lui-même en apprendrait le résultat quand tout serait fini.

 

Cependant les espérances de Porfiry Vladimiritch ne se réalisèrent pas : la catastrophe de Pétinka, puis la mort d’Arina Pétrovna survinrent. Il lui fallut donc payer de sa personne, sans pouvoir compter sur quelque combinaison louche. On ne pouvait renvoyer Evprakséiouchka, comme une fille dissolue, chez ses parents, car grâce à l’intervention d’Arina Pétrovna, l’affaire avait été poussée trop loin et était connue de tout le monde. Il ne fallait pas trop compter non plus sur le zèle d’Oulitouchka, car quoiqu’elle fût une femme habile, il était à craindre qu’en se fiant à elle, on eût ensuite affaire au juge d’instruction. Pour la première fois de sa vie, Judas se plaignit sérieusement et sincèrement de son isolement, pour la première fois il comprit que les hommes n’étaient pas seulement de simples pions, tout au plus bons à jouer le rôle de dupes.

— Que lui coûtait-il d’attendre un peu, disait-il en adressant des reproches à chère amie mamenka dans la solitude de sa chambre : elle aurait tout fait doucement, sagement — et alors que Dieu la bénisse ! Si le moment est venu de mourir, rien à faire ! On peut la plaindre, mais si Dieu le veut, ni nos larmes, ni nos médecins, ni nos médicaments, ni nous tous — rien ne peut résister à la volonté de Dieu ! Elle a vécu, la chère vieille, elle a joui ! Elle a vécu en barynia et a laissé ses enfants barines aussi. Elle a vécu et c’est assez !

Et comme d’habitude, sa pensée vagabondait, n’aimant pas à s’attarder sur un sujet présentant quelques difficultés pratiques, elle se jetait sur un autre plus facile qui pouvait se prêter à des balivernes sans fin.

— Et quelle fin douce ! Il n’y a que les saints, à qui Dieu permet de finir ainsi ! se disait-il en se trompant lui-même, sans trop comprendre s’il mentait ou disait la vérité : — sans maladie, sans trouble… Elle n’a fait que pousser un soupir — et ce fût tout ! Ah ! mamenka ! mamenka ! Et le sourire aux lèvres, et les joues colorées… et les mains jointes comme si elle voulait donner sa bénédiction, et les yeux fermés… adieu !

Mais tout à coup, au beau milieu de ces touchantes paroles, il ressentait comme un spasme. De nouveau cette vilenie… Qu’aurait-il coûté vraiment à mamenka d’attendre encore un peu ! Rien qu’un mois, et peut-être moins… mais non !

Pendant un certain temps, il essaya de répondre aux questions d’Oulitouchka de la même manière qu’il répondait jadis à mamenka : « Je ne sais ! je ne sais rien ! » Mais il n’était pas facile d’user de tels procédés avec l’effrontée Oulitouchka.

— Est-ce moi qui le sais ? Est-ce moi qui l’ai enflée ! lui dit-elle en l’interrompant la première fois qu’elle reçut cette réponse et elle le dit de façon qu’il comprit aussitôt qu’à partir de ce moment, l’heureux cumul du rôle d’amant et de celui de spectateur indifférent du résultat de ses œuvres était pour toujours fini pour lui.

Le malheur approchait de plus en plus, malheur inévitable, presque palpable ! Il le poursuivait à chaque instant et, ce qui était pire, anéantissait sa pensée. Il s’efforçait par tous les moyens possibles de chasser le fantôme de ce malheur, de le noyer dans le flux de ses paroles vides de sens, mais il n’y réussissait qu’à moitié. Il essaya aussi de se réfugier derrière les décisions de la volonté divine et selon son habitude formait de ce thème tout un écheveau qu’il dévidait sans fin, y mêlant la parabole du « cheveu tombant de la tête d’un homme » et la légende de la maison bâtie sur le sable, mais au moment même où ces inutilités coulaient sans entrave, disparaissant dans Dieu sait quel abîme énigmatique où le travail du dévidement de l’écheveau semblait assuré tout à coup, venant on ne sait d’où, un seul mot coupait le fil. Hélas ! ce mot était « débauche », avait une signification que Judas ne voulait pas même s’avouer lui-même. Et voilà lorsqu’après de vains efforts d’oublier, de détruire ce fantôme, il devint enfin évident qu’il ne pouvait plus s’en défaire, il fut saisi d’angoisse. Il arpentait la chambre, ne pensant à rien, n’éprouvant qu’une sensation étrange, comme si quelque chose au fond de ses entrailles, se déplaçait et le rongeait. C’était un échec tout nouveau que sa pensée oisive essuyait pour la première fois. Jusqu’ici, de quelque côté que se dirigeât sa fantaisie, elle trouvait partout un champ illimité dans lequel se formaient une foule de combinaisons. La perte même de Volodka et de Pétinka, la mort d’Arina Pétrovna n’entravaient pas la marche de sa pensée vagabonde. C’étaient des faits communs, reconnus de tout le monde et pour l’appréciation desquels existait un cérémonial reconnu aussi, établi et motivé depuis un temps immémorial. Les requiem, les prières des morts, les dîners obituaires, il avait accompli tout cela, comme l’exigeait la coutume, et de ce côté il n’avait à rougir, ni devant les hommes, ni devant la Providence. Mais le concubinagequ’était-ce donc ? C’était le démenti de toute sa vie, le dévoilement de son mensonge intérieur ! Quoique auparavant, on le tint pour chicaneur, admettons même sangsue, mais dans tout cela, il y avait si peu de bases judicieuses qu’il pouvait répliquer de plein droit : prouve ! Et tout à coup maintenant… il vit en concubinage ; la faute était établie, indéniable ; il n’avait même pas pris de mesures, grâce à Arina Pétrovna : ah ! mamenka ! mamenka ! il n’avait même pas eu le temps de mentir et encore… « la veille d’un jour maigre »…

Dans ces entretiens avec lui-même, si embrouillé que fût le fil de ses idées, quelque chose renaissait qui ressemblait au réveil de la conscience. Mais il fallait résoudre cette question : continuerait-il à marcher dans cette voie ? ou bien son esprit oiseux lui viendrait-il toujours en aide et lui montrerait-il quelque nouvelle issue, grâce à laquelle il se retirerait du puits ?

Pendant que Judas se consumait de la sorte, une révolution intérieure tout à fait inattendue s’opérait peu à peu chez Evprakséiouchka. L’attente de la maternité déliait, semblait-il, les liens qui enserraient son esprit. Jusqu’ici, elle se comportait en toute chose avec indifférence et Porfiry Vladimiritch n’était pour elle qu’un « barine » auquel la liaient ses relations d’inférieure. Maintenant, elle comprenait vaguement pour la première fois de sa vie qu’elle possédait quelque chose à elle, qu’elle avait son affaire à elle, dans laquelle elle pouvait exercer sa volonté et que personne ne pouvait l’en empêcher. À cause de cela même, l’expression de sa physionomie jusque-là stupide et vague devint tout à coup plus sensée et expressive. La mort d’Arina Pétrovna fut le premier événement de sa vie demi-consciente qui la désenivra. Si originalement qu’agissait la vieille barynia au sujet de la future maternité d’Evprakséiouchka, elle lui montrait un intérêt incontestable, au lieu de cette laide équivoque que la future mère trouvait en son amant. C’est à cause de cela qu’Evprakséiouchka se mit à considérer Arina Pétrovna comme sa protectrice, car il lui semblait prévoir quelque attaque dans l’avenir. Le pressentiment de cette attaque la poursuivait d’autant plus obstinément qu’il n’était éclairé d’aucune preuve, mais il se traduisait par un trouble inquiet qui remplissait tout son être. La pensée n’était pas suffisamment forte pour pouvoir signaler d’où viendrait l’attaque et en quoi elle devait consister, mais son instinct était si excité qu’à la vue seule de Judas, elle ressentait une peur involontaire. Oui, cela viendra de là ! sentait-elle dans les replis de son cœur : de là, de ce cercueil rempli de poussière, de ce cercueil auquel jusqu’à présent, elle était soumise comme une simple salariée et qui, par Dieu sait quel miracle, était le père et le maître de son enfant. Le sentiment qui s’éveillait en elle à cette dernière idée ressemblait à de la haine et même se serait sans aucun doute transformé en haine s’il n’avait pas été détourné par l’intérêt que lui montrait Arina Pétrovna, dont le bavardage bénin ne lui laissait pas le temps de se concentrer. Mais voilà qu’Arina Pétrovna se retirait à Pogorelka, puis mourait. Evprakséiouchka fut saisie encore davantage d’une vague frayeur. Le silence dans lequel était plongée la maison n’était troublé que par un frôlement annonçant que Judas, étouffant ses pas et ramenant les pans de sa robe de chambre, se glissait le long du corridor et écoutait aux portes. Rarement, quelque domestique, accourant de la cour, frappait la porte de la chambre des filles et de nouveau tout retombait dans le silence, silence de mort remplissant l’être d’une angoisse superstitieuse, cuisante. Et puisqu’Evprakséiouchka approchait alors du terme de sa grossesse, elle n’avait pas même la ressource des soins du ménage qui jadis la fatiguaient à tel point que vers le soir, elle marchait comme endormie. Elle essaya même de caresser Porfiry Vladimiritch, mais ces tentatives provoquèrent chaque fois des scènes courtes, mais violentes qui produisaient une pénible impression même sur cette nature naïve. Elle n’avait donc qu’à rester les bras croisés et penser, c’est-à-dire s’inquiéter. Aussi ses raisons d’inquiétude augmentaient-elles de jour en jour, car la mort d’Arina Pétrovna avait délié les mains à Oulitouchka et introduit dans la maison de Golovlevo un nouvel élément de cancans qui, depuis lors, devinrent l’unique chose vitale sur laquelle se reposait l’âme de Judas.

Oulitouchka comprenait parfaitement que Judas avait peur et que la peur chez cette nature flasque et menteuse confinait de près à la haine. En outre, elle savait très bien que Porfiry Vladimiritch était incapable de ressentir non seulement de l’affection, mais encore une simple pitié ; qu’il gardait Evprakséiouchka uniquement parce que, grâce à elle, le régime domestique suivait son cours sans se départir de sa route, une fois tracée. Ayant acquis ces simples données, Oulitouchka avait pleine possibilité de nourrir et de développer ce sentiment de haine qui grondait dans l’âme de Judas chaque fois que quelque chose lui rappelait le « malheur » qui le menaçait. Bientôt tout un réseau de cancans enserra Evprakséiouchka de tous côtés. Oulitouchka ne cessait de « rapporter » à barine. Tantôt elle venait se plaindre de la façon dont était mené le ménage.

— C’est étonnant, barine, disait-elle, combien on dépense de provisions chez vous. Tantôt j’allai dans la cave chercher des salaisons… je regarde et je pense : « Y a-t-il longtemps que l’on a entamé le tonneau ? et voilà, il ne reste que deux ou trois morceaux de viande au fond ».

— C’est-il possible ! se récriait Judas tout étonné.

— Si je ne l’avais vu de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru ! C’est même étonnant, comment en dépense-t-on une telle quantité ! Du beurre, du gruau, des concombres — de tout ! Chez les autres, c’est de la graisse qu’on donne aux gens de service avec du gruau — ils s’en passent bien ! — et chez nous, c’est toujours du beurre et encore du frais !

— Pas possible ! répondait Porfiry Vladimiritch effrayé par la révélation d’Oulitouchka.

Tantôt elle venait comme par hasard parler du linge.

— Vous auriez bien fait d’arrêter Evprakséiouchka, barine. Certes, elle manque d’usage, mais voilà… en ce qui concerne le linge, par exemple… Elle a gâché un tas de ce même linge pour en faire des serviettes et des maillots… et encore, c’est du linge fin !

Pour toute réponse, les yeux de Porfiry Vladimiritch lançaient des éclairs, mais son cœur bondissait dans sa poitrine à ces paroles.

— Cela se comprend, elle pense à son bébé, continuait Oulitouchka d’une voix mielleuse, elle s’imagine que Dieu sait quel bonheur va lui arriver… un prince qui va venir ! Et à proprement parler, il pourrait bien, le bébé, dormir sur de gros draps… dans sa situation !

Quelquefois, elle taquinait tout simplement Judas.

— Je voulais vous demander, barine, commençait-elle, quelles dispositions vous allez prendre au sujet du bébé ? Le reconnaîtrez-vous comme votre fils par hasard, ou comme certains, le placerez-vous à la maison des…

Mais Porfiry Vladimiritch interrompait la question pas un regard si sombre qu’Oulitouchka n’osait continuer. Et au milieu de toute cette haine approchait de plus en plus l’instant où la venue au monde du petit esclave de Dieu en pleurs allait mettre fin au trouble moral qui régnait dans la maison de Golovlevo et en même temps augmenter le nombre des autres esclaves de Dieu en pleurs qui peuplent l’univers.

 

Il est six heures du soir. Porfiry Vladimiritch, après son somme de l’après-midi, reste dans son cabinet de travail, couvrant de chiffres des feuilles entières de papier. En ce moment cette question le préoccupe : « Combien d’argent aurait-il actuellement si mamenka, au lieu de s’approprier les cent roubles que son grand-père lui avait donnés à l’occasion de sa première dent, les avait placés à la banque au nom du petit Porfiry ? » La somme se trouvait être insignifiante : huit cents roubles en tout.

— Il est vrai que le capital ne serait pas grand, pense Judas, mais toujours, il est bon de savoir que l’on a quelque chose pour une occasion. Si le besoin s’en fait sentir, tu le prends sans le demander à personne, tu prends toi-même, ton argent à toi, ta propriété, un cadeau du grand-père ! Ah, mamenka, comme vous agissiez sans savoir, chère amie !

Hélas ! Porfiry Vladimiritch s’était déjà tranquillisé, il s’était débarrassé de ces inquiétudes récentes qui, il n’y avait pas encore bien longtemps, paralysaient l’activité de ses pensées oiseuses. Ses singuliers traits de lumière de conscience éveillés par les difficultés où l’avaient mis la grossesse d’Evprakséiouchka et la mort d’Arina Pétrovna s’étaient calmés peu à peu. La faculté de s’adonner aux inutilités lui rendit ici encore son service habituel et Judas, après d’incroyables efforts, put en fin de compte noyer la conception du malheur dans l’abîme de ses paroles vides de sens. On ne saurait dire s’il avait pris quelque décision de plein discernement, mais il se rappela tout à coup sa vieille formule : « Je ne sais rien ! je ne permets rien » ! formule à laquelle il avait toujours recours dans les circonstances difficiles, et qui, cette fois encore, mit promptement fin au trouble intérieur qui l’agitait temporairement. Maintenant, il considérait déjà l’accouchement attendu comme une affaire qui ne le regardait pas, à cause de quoi, il s’efforçait de donner à sa physionomie même une expression d’indifférence et d’impénétrabilité. Il ne s’occupait presque plus de l’existence d’Evprakséiouchka et même ne l’appelait plus par son nom ; s’il lui arrivait de demander de ses nouvelles, il s’exprimait ainsi ; « et l’autre… toujours malade ?… » En un mot, il se trouva être si fort que même Oulitouchka qui, à l’école du servage, apprit l’art de scruter les cœurs, comprit que la lutte était tout à fait impossible avec un homme prêt à tout.

La maison est plongée dans les ténèbres. La lumière ne brille que chez Judas et dans la chambre d’Evprakséiouchka située à l’autre extrémité de la maison. Dans celle de Judas règne le silence interrompu seulement par le claquement de la table à calculer et le frottement du crayon sur le papier, avec lequel Judas pose ses chiffres. Tout à coup, au milieu de ce calme, un gémissement éloigné mais perçant, pénètre dans le cabinet de travail. Judas frissonne, ses lèvres tressaillent, son crayon trace un trait oblique.

— Cent vingt et un roubles et douze roubles douze kopecksmurmure Porfiry Vladimiritch, s’efforçant de combattre l’impression désagréable produite sur lui pas ce bruit intempestif. Mais les gémissements se répètent de plus en plus souvent et deviennent à la fin inquiétants. Il est impossible à Judas de travailler et il quitte son bureau. Il se met d’abord à marcher par la chambre, mais la curiosité peu à peu l’emporte. Tout doucement, il entr’ouvre la porte, plonge sa tête dans l’obscurité de la chambre voisine et, en attente, écoute. « Ah, mon Dieu, il paraît qu’on a oublié d’allumer la lampe devant l’image de « Calme mes chagrins » ! passe par sa tête. Mais voilà que, tout à coup, des pas rapides se font entendre dans le couloir. Porfiry Vladimiritch se glisse en un clin d’œil dans sa chambre, refermant la porte avec précaution, et se dirige sur la pointe des pieds vers les images. Un moment après, il est déjà en position, de sorte que lorsque la porte s’ouvre et qu’Oulitouchka se précipite dans la chambre, elle le trouve priant, les mains jointes.

— Evprakséiouchka n’est pas loin de rendre son âme à Dieu ! dit-elle sans faire attention à la posture de Judas.

Mais Porfiry Vladimiritch ne se retourne même pas de son côté, il se borne à remuer plus rapidement les lèvres et fait de la main un signe comme s’il voulait chasser une mouche importune.

— Inutile d’agiter la main ! Evprakséiouchka, dis-je, est au plus mal ! elle peut mourir d’un moment à l’autre ! insista grossièrement Oulitouchka.

Cette fois, Judas se retourne, mais sa physionomie est si calme et si attendrie qu’il semble être dans la contemplation de la divinité et dégagé de tout souci humain ; on dirait qu’il ne peut même pas comprendre à quelle occasion on le dérange.

— C’est un péché de gronder, mais je ne puis ne pas faire de réprimande : que de fois ai-je demandé qu’on me laisse tranquille lorsque je prie, dit-il d’une voix répondant à la disposition d’esprit d’un homme qui vient de prier et en se permettant cependant de secouer un peu la tête en signe de reproche chrétien. Eh bien ! qu’y a-t-il encore ?

— Que peut-il y avoir de plus. Evprakséiouchka souffre le martyre et ne parvient pas à se débarrasser. Comme si vous ne l’aviez pas entendue… Ah ! vous ! allez la voir au moins !

— Qu’y a-t-il à voir ! Suis-je docteur, moi ? Et puis je ne sais rien, je ne connais rien à vos affaires ! Je sais qu’il y a une malade dans la maison ; et quelle maladie a-t-elle et à cause de quoi est-elle malade, à vrai dire, je n’ai pas eu la curiosité de m’en informer ! Si la malade va mal, il faut envoyer chercher batiouchka — voilà le seul conseil que je puisse donner ! Envoyez chercher batiouchka, priez ensemble, allumez les lampes aux images… et puis nous prendrons le thé avec batiouchka !

Porfiry Vladimiritch est content de s’être, dans ce moment décisif, prononcé d’une façon si catégorique. Il regarde Oulitouchka d’un air serein, assuré, comme s’il veut lui dire : Quoi, ma chère, essaye un peu de me démentir ! Mais Oulitouchka ne sait plus que dire en face de cette placidité.

— Toujours, si vous y alliez ! répète-t-elle.

— Je n’irai pas, car il n’y a pas de raison pour cela. S’il y en avait j’y serais allé sans me faire appeler. Pour cette affaire, s’il faut aller à cinq verstes de distance, j’irai ! s’il faut aller à dix verstes j’irai ! Même s’il gèle dehors, s’il y a une tempête de neige j’irai tout de même. Car je sais que pour les affaires on ne peut se dispenser d’aller

Oulitouchka commence à croire qu’elle dort, et qu’elle voit en rêve Satan en personne.

— Envoyer chercher le pope ça c’est autre chose. C’est une bonne affaire. La prièreSais-tu ce que dit la sainte Écriture sur la prière ? La prière — c’est la guérison des malades ! — voilà ce qui y est dit. Donc tu donneras des ordres en conséquence ! Envoyez chercher batiouchka, priez ensemble et moi aussi, je prierai en même temps. Vous prierez dans la chapelle, et moi je prierai dans ma chambre, j’implorerai la grâce de Dieu… Unissons nos efforts ; vous là, moi ici — et qui sait si notre prière ne parviendra pas jusqu’à Dieu !

On envoie chercher le prêtre ; mais il n’est pas encore venu que déjà Evprakséiouchka en proie à des douleurs et à des souffrances atroces se délivre enfin. Porfiry Vladimiritch peut comprendre que quelque chose de décisif est arrivé, par le bruit des pas et des portes qui se fait entendre tout à coup du côté de la chambre des filles. Et en effet, quelques minutes après dans le couloir retentissent de nouveau des pas précipités et Oulitouchka se précipite comme une avalanche dans le cabinet, tenant dans ses bras un petit être enveloppé de linges.

— Tenez ! regardez ! s’écrie-t-elle d’une voix solennelle, approchant l’enfant tout près du visage de Porfiry Vladimiritch.

Judas a un moment d’hésitation, son corps fait un mouvement en avant et dans ses yeux jaillit Dieu sait quel éclair. Mais cela ne dure qu’une seconde, car aussitôt après, il se détourne avec dégoût de l’enfant et agite ses deux mains.

— Non, non ! ils me font peur… je n’aime pas ! Va ! va-t’en ! balbutie-t-il, et toute sa physionomie exprime un dégoût infini.

— Vous auriez bien pu demander si c’est un garçon ou une fille ! dit Oulitouchka.

— Non, non… pourquoi faire… ce n’est pas mon affaire ! Ce sont vos affaires, et moi, je ne sais rien… Je ne sais rien et je n’ai besoin de rien savoir. Va-t’en, de grâce, va-t’en !

De nouveau, elle se croit dans un rêve… voici Satan… Oulitouchka se fâche tout à fait.

— Attendez un peu, je vais le jeter sur votre divan. Faites-en ce que vous voudrez ! le menace-t-elle.

Mais Judas a la peau dure. Pendant qu’Oulitouchka le menace, il se tient déjà la face tournée vers les images et les mains modestement jointes pour la prière. Évidemment, il prie Dieu de pardonner à tous ceux qui volontairement ou non pèchent par paroles, par pensées ou par actions, et en même temps, il le remercie pour lui-même de ce qu’il n’est ni voleur, ni concussionnaire, ni adultère et que Dieu lui a donné la force de rester sur la bonne voie. Son nez même frissonne d’attendrissement de sorte qu’Oulitouchka qui l’observe crache et se retire. « Dieu a rappelé à lui un Volodka — et voilà qu’il en envoie un autre. » Cette idée jaillit dans son esprit fort mal à propos ; mais au moment même il s’en aperçoit et crache.

Enfin batiouchka arrive, il chante, répand l’encens. Judas entend le chantre psalmodier : « Protectrice fervente » ! et tout doucement, il accompagne le chantre. De nouveau accourt Oulitouchka ; elle crie à travers la porte :

— On lui a donné le nom de Vladimir !

L’étrange coïncidence de cette circonstance avec l’aberration d’esprit de tout à l’heure attendrit Judas. Il y reconnaît la volonté de Dieu et cette fois, dit sans cracher :

— Que Dieu soit loué ! Dieu nous a pris un Volodka et il nous en donne un autre ! Voilà ce qu’est Dieu ! Tu perds ici quelque chose sans espoir de le retrouver et Dieu t’en donne, là, le double.

Enfin on vient dire que le samovar est servi et que batiouchka attend dans la salle à manger. Porfiry Vladimiritch se tranquillise et s’attendrit définitivement. Le Père Alexandre se trouve en effet dans la salle à manger, en attendant Judas. Batiouchka était un malin qui savait prendre dans ses relations avec Judas un certain ton de civilité ; il comprenait parfaitement que chez lui, tous les huit jours, sans compter les grandes fêtes, on célébrait les premières vêpres et le premier jour de chaque mois un Te Deum et que tout cela faisait un revenu de cent roubles par an aux desservants. Il savait en outre que la terre de l’église n’était pas encore bien arpentée et que Judas chaque fois qu’il passait auprès de la prairie du pope disait : Quelle belle prairie ! quelle belle prairie ! À cause de cela, aux manières civiles de batiouchka se joignait une bonne dose de peur, et à ses entrevues avec Porfiry Vladimiritch, il tâchait de manifester une sereine et joyeuse disposition d’esprit ; si Judas se permettait dans la conversation certaines hérésies au sujet des voies de la Providence, de la vie future, etc. batiouchka sans les approuver directement y voyait cependant, non une profanation ou un blasphème, mais l’audace d’esprit propre aux nobles.

À l’entrée de Judas, le père Alexandre lui donne précipitamment sa bénédiction et retire sa main encore plus vivement comme s’il craint que la « sangsue » la lui morde. Il veut le féliciter au sujet du nouveau-né ; mais ne sachant comment Judas va accepter cette félicitation, il se retient.

— Il y a du brouillard dehors, commence batiouchka, au dire des paysans, dire qui n’est pas cependant exempt d’une certaine dose de superstition, cela annonce le dégel.

— Et peut-être, la gelée aussi ; nous comptons avoir du dégel et Dieu peut nous envoyer de la gelée, réplique Judas s’installant avec empressement et presque joyeusement à la table où cette fois le laquais Prokhor s’occupe du thé.

— Il est vrai que l’homme dans son orgueil croit atteindre l’inaccessible et approcher l’inabordable. Et à cause de cela, il trouve un sujet de repentir ou même le chagrin.

— C’est pourquoi il faut s’abstenir de rêves et de suppositions, et nous contenter de ce que Dieu nous envoie. Si Dieu nous envoie un temps chaud — nous devons être satisfaits de la chaleur, si Dieu nous envoie la gelée — nous devons souhaiter la bienvenue à la gelée ! Nous ordonnerons de faire chauffer plus fort le poêle et ceux qui voyagent s’envelopperont plus étroitement dans leurs pelisses, — de cette manière nous aurons chaud !

— C’est juste !

— Certaines personnes, par le temps qui court arrivent à prendre des détours : ceci est mauvais et cela n’est pas bon… et moi, je ne l’aime pas. Moi-même, je n’aime pas à faire des suppositions et je ne l’approuve pas chez les autres. C’est de l’orgueil et voilà comment je qualifie ces choses-là !

— C’est encore très juste !

— Nous tous, ici-bas — nous sommes des voyageurs ! c’est bien ainsi que je me considère ! Voilà, prendre du thé, manger quelque chose de léger… ceci nous est permis ! Car Dieu nous a donné le corps et les autres parties… Même le Gouvernement ne nous le défend pas : pour manger — mangez, mais tenez votre langue derrière vos dents !

— Et c’est tout à fait juste ! s’écria batiouchka, exprimant son allégresse intérieure en déposant avec fracas son verre vide sur la soucoupe.

— Je dis que la raison est donnée à l’homme non pour affronter l’inconnu, mais pour s’abstenir de pécher. Si, par exemple, je ressens une faiblesse charnelle ou un trouble, et si je recours à ma raison : indique-moi le moyen de combattre cette faiblesse — alors, j’agis régulièrement ! Car dans ces cas-là, l’esprit peut faire un bien réel !

— Et toujours le principal, c’est la foi, réplique batiouchka.

— La foi, c’est une chose, et l’esprit — c’en est une autre. La foi indique le but et l’esprit recherche des moyens. Il heurte par ci, frappe par là… s’égare, mais aussi trouve l’utile. Les remèdes divers par exemple, les herbes médicinales, les emplâtres, les décoctions — toujours, c’est l’esprit qui les invente. Mais il faut que tout soit en concorde avec la foi — pour le bien et non pour le mal !

— À ceci, aussi, je n’ai rien à répliquer.

— J’ai lu un livre, batiouchka ; on y dit justement qu’il ne faut pas dédaigner les services de l’esprit s’il est dirigé par la foi, car l’homme, sans cela, serait bientôt le jouet des passions. Je pense même que l’homme commit son premier péché parce que le diable lui avait enlevé la raison.

Batiouchka ne réplique rien, mais il s’abstient d’approuver, car il ne peut encore comprendre où Judas veut en venir.

— Souvent, nous voyons des gens qui, non seulement, pèchent par pensée, mais qui encore, commettent des crimes, — et toujours par le manque de raisonnement. La chair vous tente et l’esprit est faible — et voilà l’homme qui tombe dans l’abîme, et les douceurs, et les plaisirs, et les agréments, — tout le tente ! surtout le sexe… Comment s’en garantir sans raison ? Et si j’ai de la raison, je prends de l’eau camphrée ou de l’huile, je frotte par ci, par là, et voilà que la tentation s’évanouit comme par miracle !

Judas se tait comme s’il attend la réponse de batiouchka, mais celui-ci ne comprend pas encore à quoi tendent les propos de Judas ; c’est pourquoi il soupire et dit sans rime ni raison :

— Par exemple, chez moi dans la cour, les poules… Elles courent, elles se démènent, elles s’agitent à cause de l’approche du printemps…

— Et tout cela, par cette raison que ni les oiseaux, ni les animaux, ni les reptiles n’ont de l’esprit. L’oiseau — qu’est-ce que c’est que ça ? Il n’a ni soucis, ni chagrins — il vole et c’est tout ! Tantôt en regardant par la fenêtre, je vis les moineaux qui becquetaient dans le fumier. Cela leur suffit et pour l’homme, c’est peu.

— Cependant, dans certaines occasions, la Sainte Écriture parle des oiseaux !

— Oui, dans certaines occasions. En telles occasions où la foi même sans esprit fait le salut — alors il faut imiter les oiseaux. Prier Dieu, chanter les psaumes…

Porfiry Vladimiritch se tait. Il est bavard par nature et en réalité l’événement du jour est sur ses lèvres. Mais évidemment, il n’a pas encore trouvé la forme dans laquelle peuvent être exprimées convenablement ses idées sur ce sujet.

— Les oiseaux n’ont pas besoin d’esprit, dit-il enfin : — puisqu’ils n’ont pas de tentations ou pour mieux dire, ils ont des tentations, mais ils n’ont de compte à rendre à personne. Chez eux, tout est naturel : ni propriété à garder, ni mariage légal, par conséquent, ni veuvage. Ils n’ont à répondre ni devant Dieu ni devant les autorités. Leur seul maître aux poules, c’est le coq.

— Le coq ! le coq ! c’est juste ! C’est pour elles une sorte de sultan turc.

— Et l’homme, qui fait tout lui-même, il n’a rien de naturel, c’est pourquoi il a besoin de beaucoup d’esprit. Pour ne pas pécher soi-même et pour ne pas induire les autres en tentation. N’est-ce pas, batiouchka ?

— C’est la vérité pure. Aussi la Sainte Écriture conseille-t-elle d’arracher l’œil tentateur.

— Oui, dans le sens littéral, mais on peut sans arracher l’œil agir de manière à ce qu’il ne nous entraîne pas au péché. Il faut prier plus souvent, tâcher de calmer l’irritation charnelle. Moi, par exemple : je suis dans la force de l’âge et on ne peut pas dire que je suis malade… Et j’ai des servantes parmi mes domestiques… cependant, je ne m’en soucie guère ! Je sais qu’on ne peut se passer de domestiques… et j’en ai des deux sexes. Les servantes sont même indispensables dans un ménage et pour aller à la cave, et pour verser du thé et pour autre chose… Eh bien ! que Dieu les garde ! Elles font leurs affaires, et moi, la mienne… C’est ainsi que nous vivons !

Pendant ce discours, Judas s’efforce de fixer batiouchka ; de son côté celui-ci ne cesse de regarder dans les yeux son interlocuteur. Mais heureusement, entre eux se trouve la lumière de sorte qu’ils peuvent se regarder tant qu’ils le veulent et ne voir que la flamme de la bougie.

— Puis, voici encore ce que je pense, continue Judas ; — si on lie des relations intimes avec des servantes, elles commencent aussitôt à commander dans la maison. Alors surviennent le désordre, des querelles, des disputes, des grossièretés : tu lui dis un mot, elle t’en répond deux… Moi, j’évite ça.

Batiouchka regardait si fixement Judas que même sa vue en est troublée et sachant que les convenances exigent que l’interlocuteur lance de temps en temps quelque parole dans la conversation, il secoue la tête et dit :

— Tss…

— Et si l’on agit encore dans cette circonstance comme le font certains autres… mon voisin M. Antepoff, par exemple, ou bien, encore M. Outrobine… on n’est pas loin du péché. Chez M. Outrobine, par exemple, il y a, paraît-il, une demi-douzaine de ces marmots qui se traînent dans la cour… Et moi, je ne le veux pas. Je dis ceci : Si Dieu m’a enlevé mon ange gardien — c’est que cela a plu à sa sainte volonté que je sois veuf. Et si, par la grâce de Dieu, je suis veuf, je dois supporter honnêtement mon veuvage et conserver ma couche pure, n’est-ce pas, batiouchka ?

— C’est difficile, soudar.

— Je sais que c’est difficile, néanmoins je le fais. Qui dit : difficile ! et moi je dis : plus c’est difficile, tant mieux ! pourvu que Dieu en donne la force. Ce n’est pas à chacun qu’il donne du « facile » et du « doux », il faut que quelqu’un souffre pour la gloire de Dieu. Ici tu te gênes — là, tu seras récompensé. Ici ça, se nomme « peine », , cela se compte comme un mérite ! Est-ce juste ce que je dis ?

— Quoi de plus juste ?

— À propos des mérites aussi. Eux aussi sont inégaux. Un mérite est grand, l’autre est petit. Qu’en pensez-vous ?

— Il n’y a rien à ajouter à cela. Un grand mérite ou un petit !

— C’est donc ce que je dis. Si l’homme se tient comme il faut, s’il ne dit pas des obscénités, s’il ne médit pas de son prochain ; si de plus, il n’a offensé personne, s’il n’a rien volé… et s’il est prudent aussi en ce qui concerne les tentations, — sa conscience est toujours tranquille. Et rien ne peut l’atteindre, aucune boue ne peut le salir ! Et si quelqu’un se hasarde à le blâmer par derrière, selon moi de tels blâmes ne doivent pas être pris en considération. Il n’y qu’à cracher dessus !

— Dans ce cas-là, c’est plutôt le pardon chrétien qu’on recommande !

— Ou pardonner alors. C’est toujours ainsi que j’agis, moi ; quiconque me blâme, je lui pardonne, et encore, je prie Dieu pour lui. De cette façon, il s’en trouve bien : la prière montant jusqu’à Dieu, et moi aussi j’ai prié et j’ai oublié !

— Ça, c’est vrai ; rien n’allège tant l’âme que la prière. Et les chagrins, et la colère, et même la maladie — tout disparait grâce à elle, comme les ténèbres de la nuit, grâce au soleil.

— Et que Dieu en soit loué. C’est toujours ainsi ; il faut vivre de manière que notre vie soit, comme une bougie dans une lanterne, visible de tous côtés… On blâmera moins — car il n’y aura pas de raison ! Nous, par exemple : nous avons causé, conversé, pris du thé — qui peut nous en blâmer ? Et maintenant, allons, prions Dieu et puis mettons-nous au dodo. Et demain, nous nous lèverons de nouveau, n’est-ce pas, batiouchka ?

Judas se lève et repousse sa chaise avec fracas pour montrer que l’entretien est terminé. Batiouchka se lève de son côté et élève la main pour donner sa bénédiction habituelle, mais Porfiry Vladimiritch en signe de bienveillance particulière la saisit et la serre avec effusion.

— Donc, vous lui avez donné le nom de Vladimir ? dit-il en secouant tristement la tête du côté de la chambre d’Evprakséiouchka.

— En l’honneur du saint prince Vladimir, soudar.

— Eh bien ! que Dieu soit loué ! C’est une servante zélée, fidèle, mais quant à l’esprit — excusez ! C’est pourquoi elle est tombée dans la… dé-bau-che.

 

Le lendemain, Porfiry Vladimiritch ne quitta pas sa chambre de la journée et pria Dieu de l’éclairer. Le surlendemain, il sortit pour le thé du matin, non en robe de chambre, comme d’habitude, mais endimanché, vêtu de sa redingote, comme il l’était toujours, lorsqu’il avait l’intention d’entreprendre quelque chose de décisif. Son visage était pâle et respirait le calme intérieur ; sur ses lèvres errait un sourire béat ; ses yeux exprimaient la caresse et comme le pardon de tout et de tous, le bout de son nez était un peu rouge, à cause de sa fervente prière. Il prit en silence ses trois tasses de thé, remuant les lèvres dans l’intervalle de deux gorgées, joignant les mains, jetant des regards aux images, comme si, non satisfait de sa journée de prière de la veille, il implorait encore l’aide et la protection de Dieu. Enfin, avalant la dernière gorgée, il fit appeler Oulitouchka et se plaça devant les images pour se fortifier encore par la prière et en même temps montrer à Oulitouchka que ce qui allait se passer venait non de lui, mais de Dieu. Du reste Oulitouchka comprit au premier coup d’œil jeté sur Judas qu’au fond de son âme, la trahison était décidée.

— Voilà, j’ai prié ! commença Judas, et en signe de soumission à la volonté divine il inclina la tête et écarta les bras.

— C’est très bien ! répondit Oulitouchka, mais dans sa voix se devinait une sagacité telle qu’involontairement Judas leva les yeux sur elle.

Elle se tenait devant lui dans sa pose ordinaire, un bras autour de la taille et l’autre soutenant le menton ; mais sur sa physionomie jaillissaient des éclairs de moquerie, Porfiry Vladimiritch secoua doucement la tête en signe de reproche chrétien.

— Et Dieu vous a envoyé sa grâce ? continua Oulitouchka sans faire attention à l’avertissement que lui donnait son interlocuteur.

— Tu blasphèmes toujours ! s’écria Judas ne pouvant plus se retenir. Que de fois me suis-je efforcé de t’en déshabituer et tu continues toujours ! Tu as une langue méchante… pernicieuse !

— Il me semble que je n’ai rien dit… Si vous avez prié, c’est que Dieu vous a envoyé sa grâce…

— « Il te semble ; » alors il ne faut pas dire tout ce qu’« il te semble ! » Sache te taire quelquefois. Je parle affaire et elle — « il me semble ! »

Pour toute réponse, Oulitouchka piétinait sur place, comme si elle voulait exprimer par là que tout ce que Porfiry Vladimiritch avait à lui dire lui était connu depuis longtemps.

— Eh bien ! écoute-moi donc, commença Judas : j’ai prié Dieu hier, je l’ai prié aujourd’hui, et il s’ensuit toujours que d’une façon ou de l’autre il nous faut penser à Volodka.

— Sans doute qu’il faut y penser. Ce n’est pas un roquet, donc pas moyen de le jeter dans la mare !

— Stop ! attends ! laisse-moi dire un mot… vraie peste que tu es ! Donc je dis : quoi qu’il en soit, il faut penser à Volodka, avant tout, il faut songer à Evprakséiouchka, puis — à lui aussi. Il faut en faire un homme !

Porfiry Vladimiritch regarda Oulitouchka, s’attendant à ce qu’elle ne manquerait pas d’entamer une longue conversation sur ce sujet, mais celle-ci envisagea l’affaire on ne peut plus simplement et même cyniquement.

— C’est moi qui le mènerai à la maison des Enfants Trouvés ? quoi ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux.

— Ah ! ah ! répliqua Judas — tu l’as déjà décidé… Ah, Oulita, Oulita, toujours tu te presses, toujours tu te hâtes… toujours tu jabotes, toujours tu bavardes ! Et cependant qu’en sais-tu ? peut-être, je n’y ai même pas songé, à la maison des Enfants Trouvés ? Peut-être, je… j’ai imaginé autre chose pour Volodka ?

— Autre chose — c’est aussi pas mal.

— Ainsi je dis : d’un côté, je le regrette, Volodka, et de l’autre — si l’on pense bien, il s’ensuit qu’il ne convient pas qu’il reste ici.

— Pour sûr ! qu’est-ce qu’on va dire ? on dira : D’où est-ce qu’il vient, ce marmot qui court dans la maison ?

— Et ça et encore ceci : s’il reste ici, il n’y aura aucun avantage pour lui. Sa mère est encore jeune — elle le gâtera. Moi, je suis vieux, quoique je n’aie rien à voir dans cette affaire, mais pour les services de la mère… je serai trop indulgent. Au lieu de corriger le gars pour telle ou telle faute, je condescendrai… Et puis, ces cris, ces larmes de femme… malgré soi, on finirait par en perdre son bonnet ! N’est-ce pas ?

— C’est juste. Cela ennuiera…

— Et je veux que chez nous, tout se passe gentiment. Qu’il devienne, Volodka, un homme pour de bon avec le temps, serviteur de Dieu et du Tzar. Si Dieu permet qu’il soit paysan, qu’il sache travailler la terre… faucher, labourer, couper le bois — de tout un peu. Et si la Providence lui montre une autre voie, qu’il sache son métier… la science… De là, dit-on, certains sortent maîtres d’école !

— C’est de la maison des enfants trouvés ? On les fait généraux tout droit !

— Pas des généraux, mais toujours… Qui sait, peut-être Volodka deviendra un homme célèbre. Et quant aux soins — on les soigne ! Ça, je le sais moi-même ! Des lits propres, des nourrices bien portantes, sur les enfants des chemises blanches comme la neige, des biberons, des maillots,… en un mot — tout !

— Que faut-il de mieux… à des bâtards.

— Et si même on l’envoie en nourrice à la campagne — que Dieu le bénisse ! Il s’habituera au travail dès son enfance, et le travail c’est une prière. Nous prions dûment, nous nous prosternons devant une image, nous nous signons et si Dieu exauce notre prière, il subvient à nos besoins. Et le paysan — celui-là travaille ! Tel paysan voudrait peut-être bien prier dûment, mais il est probable que même les jours de fête, il n’en saurait trouver le temps. Mais Dieu néanmoins voit ses peines et il lui envoie pour cela ce qu’il lui enverrait pour une prière. Ce n’est pas à tout le monde qu’il est permis de vivre dans des châteaux et de danser dans les bals, il faut que quelqu’un vive dans l’izba et soigne la mère commune, la terre. Et quant au bonheur — c’est encore à savoir où il est ! Tel autre vit dans un palais, au milieu du luxe, mais verse des larmes au milieu de l’or et tel autre dort sur la paille et mange du pain en buvant son kvass, et son âme est un paradis. Ai-je raison ?

— Que peut-il avoir de mieux si l’âme est un paradis ?

— Donc voici comment nous ferons, ma chère. Prends ce Volodka, enveloppe-le bien chaudement et, holà ! à Moscou.

Je vous ferai préparer un traîneau couvert d’une bâche, attelée de deux chevaux : la route est maintenant propre, praticable, ni flaques, ni ornières, — ça roulera comme sur du verre ! seulement, prends garde à toi : que tout soit fait comme il faut. Comme je l’aime, moi ! Que le biberon soit propre… et les chemises, et maillots, le linge, les couvertures — que tout soit en abondance ! Prends, ordonne, et si l’on ne donne pas, viens me le dire, plains-toi à moi ! Et lorsque tu arriveras à Moscou, arrête-toi dans une auberge et quant aux repas, au samovar, ne te gêne pas ! Ah, Volodka, Volodka ! quoique cela me fasse de la peine de me séparer de toi, mais il n’y a rien à faire, frère ! Tu verras toi-même ensuite que c’est pour ton bien — tu me diras toi-même merci !

Judas éleva un peu les mains et remua les lèvres ; il priait. Mais cela ne l’empêcha pas d’observer du coin de l’œil Oulitouchka et de remarquer les contorsions de sa physionomie.

— Qu’as-tu ? Tu veux dire quelque chose ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai rien. Nous sommes d’accord ; il remerciera ses bienfaiteurs s’il les retrouve.

— Ah ! bête que tu es ! mais est-ce que nous le placerons sans billet ! Tu prendras le billet et avec cela, nous le retrouverons nous-mêmes. On l’élèvera, on l’instruira ; aussitôt nous voilà, notre billet en main ; voulez-vous bien nous rendre notre polisson Vododka ? Avec le billet nous le repêcherions au fond de la mer… Dis-je vrai ?

Oulitouchka ne répondit rien, mais ses grimaces devinrent plus expressives.

— Vermine que tu es ! une vraie vermine ? dit-il — tu portes le diable en toi, satan… Eh bien, c’est assez ! Demain dès l’aube, tu prendras Volodka… vite, vite, pour qu’Evprakséiouchka ne l’entende pas et tu partiras pour Moscou. Tu connais la Maison des Enfants Trouvés ?

— J’y ai déjà mené… répondit brièvement Oulitouchka, comme si elle voulait faire allusion à quelque chose dans le passé.

— Si tu y as mené… — Donc rien à dire, tu dois connaître toute la procédure. Place-le donc et ne manque pas de saluer les chefs le plus bas possible — voilà, comme ça !

Judas se leva et fit un salut en touchant de la main le parquet.

— Pourvu qu’il se trouve bien là-bas ! pourvu qu’on le soigne ! et aussi le billet, n’oublie pas de te le faire délivrer. Au moyen du billet, nous le retrouverons ensuite n’importe où. Quant aux dépenses, je te donnerai un billet de vingt-cinq roubles. Car je sais, je sais très bien qu’il faudra glisser par ci, par là des petits présents… Ah ! malheur, malheur ! Tous, nous sommes hommes et tous, nous aimons le doux et le bon. Notre Volodka par exemple ! Tout petit qu’il est, cependant que d’argent il coûte déjà !

En disant cela, Judas fit un signe de croix, puis salua Oulitouchka, lui recommandant silencieusement de ne pas priver de ses soins le polisson Volodka. L’avenir du bâtard était donc assuré d’une façon tout à fait simple.

 

Le lendemain matin, pendant que la jeune mère se débat en proie à la fièvre et au délire, Porfiry Vladimirich se tient auprès d’une fenêtre de la salle à manger, remuant les lèvres et faisant des signes de croix sur les vitres. De la cour sort un traîneau recouvert d’une bâche et emmenant Volodka. Voilà qu’elle monte la colline, longe l’église, tourne à gauche et disparaît derrière le village. Judas se signe et soupire :

— Voilà, l’autre jour, batiouchka nous parlait du dégel, se dit-il — à la place, Dieu nous a envoyé la gelée, et encore quelle gelée ! c’est toujours comme ça que ça arrive ! Nous rêvons, nous bâtissons des châteaux en Espagne, nous philosophons, nous espérons surpasser Dieu lui-même — et Lui n’a qu’à souffler pour anéantir notre présomption.

LIVRE SIXIÈME — DÉPÉRISSEMENT

L’agonie de Judas commença par l’épuisement des ressources que lui fournissaient ses balivernes, dont jusqu’ici, il avait abusé si volontiers. Un vide complet s’était fait autour de lui : les uns étaient morts, les autres partis. Anninka même, malgré l’avenir misérable d’une actrice nomade, ne s’était pas laissée séduire par la vie plantureuse de Golovlevo. Il ne restait plus qu’Evprakséiouchka, qui, sans compter qu’elle présentait une ressource fort restreinte, avait subi, elle aussi, on ne sait quelle détérioration qui ne tarda pas à se manifester et à convaincre Judas une fois pour toutes que ses beaux jours étaient passés sans retour. Jusqu’ici Evprakséiouchka était à tel point sans défense que Porfiry Vladimiritch pouvait l’opprimer impunément. Grâce au faible développement de son esprit et à la mollesse innée de son caractère, elle ne ressentait en aucune façon cette oppression. Pendant que Judas bavardait, elle le regardait impassible, droit dans les yeux et pensait à autre chose. Mais maintenant, tout à coup, elle commençait à comprendre et le premier résultat du réveil de son entendement était un dégoût soudain, mais méchant et invincible. Évidemment la visite à Golovlevo d’Anninka ne fut pas sans conséquence pour Evprakséiouchka. Quoiqu’elle ne pût pas se rendre compte de cette douleur que faisaient surgir en elle les conversations accidentelles avec « barychnia, » elle se sentit intérieurement troublée. Auparavant, jamais elle n’aurait eu l’idée de se demander pourquoi Porfiry Vladimiritch, dès qu’il rencontrait une personne, l’entourait de tout un réseau verbal, dans lequel il était impossible de trouver quelque chose à quoi l’on pût se cramponner, mais qui faisait souffrir horriblement, elle comprenait maintenant que Judas ne conversait pas, à proprement parler, mais martyrisait, et que conséquemment, il ne serait pas mauvais de lui rabaisser son caquet, de lui faire comprendre qu’il devait se « restreindre » lui aussi. Elle se mit alors à écouter avec attention les longues élucubrations de Judas et effectivement n’y comprit qu’une chose : c’est que Judas « obsédait, » agaçait…

— Barychinia qui disait qu’il ne savait pas lui-même pourquoi il parlait, se raisonnait-elle non, c’est la méchanceté qui agit en lui ! Il sait quand un homme est devant lui sans défense et il en fait ce qu’il veut.

Du reste, c’était là une circonstance secondaire. Le principal effet de la visite d’Anninka fut d’éveiller en Evprakséiouchka les instincts de la jeunesse. Jusqu’ici ces instincts couvaient sourdement en elle, maintenant, ils éclataient impérieusement, importunément. Elle comprit beaucoup de choses qu’elle envisageait auparavant avec indifférence. Par exemple, au sujet du refus d’Anninka de rester à Golovlevo, barychnia avait dit tout simplement que c’était effrayant ! Pourquoi cela ? Mais parce qu’elle était jeune et qu’elle avait envie de vivre. Elle aussi, Evprakséia était jeune. Oui, jeune ! La graisse semblait avoir étouffé sa jeunesse — cependant par moments, celle-ci se faisait sentir avec force et montrait d’impérieuses exigences. Evprakséiouchka pensait que Judas lui suffirait et voilà maintenantAh, vieille pourriture ! ce n’est pas lui qu’on peut aimer ! Comme ce serait bon d’avoir un amant, mais un vrai, un jeune ! On s’enlacerait, on s’aimerait !… Il l’embrassait, la caressait, lui murmurait à l’oreille de douces paroles : « Que tu es blanche ! tendre ! » dirait-il. Ah ! diable, maudit ! ce n’est pas ses vieux os qui me séduisent, par exemple. Voilà, « barychnia », celle-là a un amoureux, sûrement ! C’est à cause de cela, qu’elle a fichu le camp. Et toi tu dois rester entre ces quatre murs, attendre que l’envie vienne au vieux ! »

Certes, ce n’est pas tout d’un coup qu’Evprakséiouchja se révoltait, mais, une fois entrée dans cette voie, il ne lui fut plus possible de s’arrêter. Elle cherchait des prétextes, se souvenait du passé, et Judas ne se doutait aucunement du travail intérieur qui s’opérait en elle ; cependant, chaque minute voyait grandir sa surexcitation. D’abord, c’étaient des plaintes d’un caractère général dans le genre de celle-ci : « Démon qui brise ma vie ! » puis elle comparait : « Voilà Palaghéiouchka qui est économe chez le « barine » de Mazoulino : l’autre reste toute la journée les bras croisés et porte des robes de soie ; ni à la cave, ni à la basse-courelle reste dans sa chambre, enfile des perles ! » Toutes ses lamentations et ses protestations finissaient par ce gémissement :

— Ah ! maudit ! comme je te déteste, comme je t’exècre ! comme je t’exècre !

À ce sujet principal s’ajoutait un autre qui lui tenait plus particulièrement au cœur, car il pouvait lui servir d’excellent prétexte pour entrer en lutte. C’était le souvenir de son accouchement et de la disparition de Volodka. À l’époque où s’effectua cette disparition, Evprakséiouchka resta indifférente à ce fait. Porfiry Vladimiritch se borna à lui déclarer que le nouveau-né était en bonnes mains et, pour la consoler, lui fit cadeau d’un châle. Par là, tout fut dit et les choses reprirent leur cours habituel. Evprakséiouchka se plongea plus que jamais dans l’abîme des détails du ménage comme si elle voulait se consoler de l’insuccès de sa maternité. Le sentiment maternel existait-il réellement au fond de son âme ou n’était-ce que simple dépit ?… mais en tout cas, le souvenir de Volodka se réveilla subitement en elle. Il se réveilla, à ce moment même où Evprakséiouchka sentit on ne sait quel nouveau souffle de liberté, et devina qu’il y avait une autre vie que celle que l’on menait à Golovlevo. Le prétexte était donc trop valable pour ne pas en profiter. — « Le beau coup qu’il a fait ! disait-elle toute surexcitée — enlever un enfant ! le noyer comme un chien ! »

Cette idée finit par s’emparer d’elle complètement ; elle en arriva à s’imaginer qu’elle désirait ardemment vivre avec son enfant, et plus ce désir grandissait, plus se fortifiait sa haine contre Porfiry Vladimiritch.

« Au moins j’aurais maintenant une distraction ! Volodia ! Volodinka ! mon chéri ! Où es-tu ? Chez quelque paysanne, dans une izba, je pense ! Que la peste vous emporte, nobles maudits ! Ils savent faire des enfants et les jeter ensuite dans un gouffre comme des chiens : personne ne nous en demandera compte ! Il aurait mieux valu m’enfoncer un couteau dans la gorge que de permettre à cet infâme de me souiller ! » Avec la haine, vint le désir d’importuner, d’empoisonner la vie, d’écraser ; une guerre insupportable entre toutes commença — guerre de chicanes, de taquineries, de petites piqûres. Mais c’était justement cette guerre qui, seule, pouvait briser Porfiry Vladimiritch.

 

Un jour, au thé du matin, Porfiry Vladimiritch fut fort désagréablement surpris. Habituellement lorsqu’il laissait écouler son pus verbal, Evprakséiouchka l’écoutait en silence, tenant sa soucoupe à thé, serrant entre ses dents un morceau de sucre et reniflant de temps en temps. Mais ce jour-là, pendant qu’il exposait ses idées au sujet du pain (on avait servi pour le thé du pain frais encore tout chaud), disant qu’il y en avait deux sortes : le pain visible que nous mangeons et qui sert par là à soutenir notre corps et le pain invisible, spirituel, que nous goûtons et qui sert par là à guérir l’âme, tout à coup Evprakséiouchka interrompit ses balivernes sans cérémonie.

— On dit qu’à Mazoulino, Palaghéiouchka mène une bonne vie, commença-t-elle en se tournant tout entière vers la fenêtre et en balançant d’un air dégagé ses jambes croisées.

Judas, surpris, frissonna un peu, mais il ne prêta à cette interruption aucune signification particulière.

— Si nous ne mangeons pas pendant un certain temps de pain visible, continua-t-il — nous éprouvons la faim corporelle ; mais si nous ne goûtons pas de longtemps du pain spirituel…

— Palaghéiouchka, que je dis, mène une bonne vie à Mazoulino, l’interrompit encore une fois Evprakséiouchka et cette fois, évidemment, non sans dessein.

Porfiry Vladimiritch lui lança un regard étonné, mais s’abstint de la réprimander comme s’il pressentait quelque chose de peu commun.

— Et si elle mène une bonne vie, Palaghéiouchka — tant mieux ! dit-il doucement.

— Son maître à elle, continua à extravaguer Evprakséiouchka — ne lui fait aucune peine, qu’on dit, ne la force pas à travailler et l’habille constamment en robe de soie.

La surprise de Porfiry Vladimiritch grandissait. Les paroles d’Evprakséiouchka étaient si extraordinaires qu’il ne savait même pas ce qu’il devait faire en cette occurrence.

— Et chaque jour, elle a une robe différente, continua Evprakséiouchka, divaguant comme dans un songe, une robe pour aujourd’hui, une autre, pour demain, et une troisième pour les fêtes. Et on va à l’église en calèche à quatre chevaux : elle la première, puis monsieur. Et le pope, dès qu’il aperçoit la calèche, commence à carillonner. Et toute la journée, elle reste dans sa chambre à elle. Si monsieur désire passer son temps avec elle, elle le reçoit dans sa chambre, sinon, elle cause avec sa propre femme de chambre ou enfile des perles.

— Eh bien ! et après ? dit Porfiry Vladimiritch revenant à lui.

— Je dis que la vie de Palaghéiouchka est très bonne.

— Et la tienne est mauvaise, n’est-ce pas ? Ah !… ah… ah ! comme tu es cependant… insatiable.

Si Evprakséiouchka n’avait pas répliqué, Porfiry Vladimiritch se serait, sans doute, laissé entraîner à débiter toute une suite de paroles vaines qui auraient englouti ces allusions troublant le cours régulier de ses balivernes. Mais Evprakséiouchka n’avait, paraît-il, en aucune façon l’intention de se taire.

— Il n’y a pas à dire ! gronda-t-elle, elle est bonne, ma vie ! Il faut encore remercier Dieu que je ne porte pas de coutil. L’année dernière vous m’avez donné deux robes de percaline, cinq roubles chacune… une ruine pour vous, quoi ?

— Et la robe de laine, tu l’oublies ? et le châle, il y a quelque temps ? ahahah !

Pour toute réponse, Evprakséiouchka s’accouda sur la table, sa main tenant la soucoupe et jeta à Judas un regard empreint d’un mépris si profond que celui-ci en resta tout pétrifié.

— Et sais-tu que Dieu punit l’ingratitude ? balbutia-t-il indécis, espérant que le mot « Dieu » ferait revenir à elle cette femme affolée, on ne sait pourquoi. Mais non seulement Evprakséiouchka ne revint pas à elle, mais elle lui coupa la parole au premier mot.

— Il n’y a pas à me donner le change ! Inutile de me parler de Dieu ! dit-elle — je ne suis pas une petite… ! C’est assez ! vous avez assez fait le maître ! assez torturé !…

Porfiry Vladimiritch se tut. Devant lui, la tasse de thé s’était refroidie et il ne songeait même pas à la boire. Son visage pâlissait à vue d’œil, ses lèvres frémissaient, s’efforçant de se plier en un sourire, mais n’y parvenant pas.

— Ce sont bien là, les tours d’Anninka ! c’est elle la vicieuse qui t’a monté la tête ! dit-il enfin sans se rendre bien compte, du reste, de ce qu’il disait.

— Quels sont donc ces tours ?

— Mais voilà que tu commences à me parler ainsi… Elle ! c’est elle qui t’a poussée, s’agitait Porfiry Vladimiritch. — Voyez-moi ça, sans rime ni raison, le goût lui est venu pour les robes de soie ! Mais sais-tu, éhontée, qui porte les robes de soie, parmi celles de votre espèce ?

— Dites, je le saurai.

— Mais tout simplement les plus… les plus débauchées, celles-là les portent.

Mais Evprakséiouchka ne se sentit nullement confuse, elle répondit avec on ne sait quelle logique effrontée :

— Je ne sais pourquoi elles sont débauchées… Les maîtres l’exigent… Si quelque monsieur prend une maîtresse de notre classe… eh bien ! elle vit avec lui !… Et nous aussi, vous et moi, ce ne sont pas des Te Deum que nous chantons, mais nous nous occupons de ces mêmes… choses que le barine de Mazoulino.

— Ah, en voilà une…

Porfiry Vladimiritch blêmit de surprise et cracha. Il braqua ses yeux sur sa favorite révoltée, et tout un essaim de paroles vaines bourdonna dans sa poitrine. Néanmoins, il se douta vaguement pour la première fois de sa vie que dans certains cas, les paroles oiseuses elles-mêmes ne pouvaient tuer l’homme.

— Je vois, ma chère, qu’aujourd’hui, il n’y a pas moyen de te faire entendre raison, dit-il en se levant.

— Ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais ! Cela suffit ! Vous avez fait le maître ! J’en ai assez entendu ! c’est à vous maintenant d’écouter mes paroles !

Porfiry Vladimiritch fit un mouvement pour se ruer sur elle les poings serrés, mais elle redressa son torse d’une manière si imposante qu’il se déconcerta aussitôt et se tournant vers les images, leva les bras au ciel, remua les lèvres et se dirigea d’un pas lent vers sa chambre. Toute cette journée, il se sentit mal à son aise. Il n’avait pas encore d’appréhensions sérieuses pour l’avenir, mais il était déjà troublé, uniquement par ceci, que quelque chose, n’entrant nullement dans l’emploi habituel de sa journée, s’était passé et s’était passé impunément. Il ne sortit pas de sa chambre, même pour dîner, se disant malade, et demanda humblement, d’une voix faible, qu’on lui apportât quelque chose à manger dans sa chambre. Après le thé du soir, qui, pour la première fois de sa vie se passa en silence, il se mit comme toujours à la prière, mais en vain ses lèvres marmottaient le rituel habituel, la pensée troublée refusait de suivre même d’une manière extérieure la prière. On ne sait quelle inquiétude mauvaise mais instante s’emparait de tout son être, tandis que l’oreille écoutait involontairement les échos de la journée qui s’effaçaient peu à peu, mais qui se répercutaient encore par ici par là dans la maison. Enfin, lorsque quelque part, derrière le mur, se fut fait entendre un dernier bâillement désespéré et que régna un profond silence, Judas n’y tint plus. Tout doucement sans bruit, il se glissa le long du corridor et s’approchant de la porte de la chambre d’Evprakséiouchka, il y appliqua l’oreille. Evprakséiouchka était seule et on pouvait entendre qu’elle disait en bâillant : « Mon Dieu ! Sauveur miséricordieux, Sainte Vierge de l’Assomption ! » et en même temps elle se grattait le dos de ses cinq doigts. Porfiry Vladimiritch essaya d’ouvrir la porte, mais elle était fermée à clef.

— Evprakséiouchka, tu es là ? appela-t-il.

— Oui, mais pas pour vous ! riposta-t-elle d’une façon si grossière que Judas se retira immédiatement.

Le lendemain, nouvel entretien. Evprakséiouchka choisissait, comme un fait exprès, l’heure du thé du matin pour blesser Porfiry Vladimiritch. On aurait dit qu’elle sentait d’instinct que ses vétilles étaient réparties avec une exactitude telle que la matinée troublée promettait une journée de trouble et de douleur.

— J’aurais voulu voir, admirer, ne fût-ce que du coin de l’œil, comment vivent certains autres ! commença-t-elle mystérieusement.

Porfiry Vladimiritch tressauta. « V’là que ça commence ! » pensa-t-il, mais il ne dit rien, attendant la suite.

— Vrai… avec un bon ami et un jeune ! On se promène ensemble dans la chambre, on s’admire l’un l’autre. Aucun vilain mot, ni lui, ni elle. « Ma chérie, » « cher ami » — voilà toute leur conversation. C’est-il joli ! c’est-il noble !

Ce sujet était particulièrement désagréable à Porfiry Vladimiritch. Quoiqu’il admît l’amour dans le cas de stricte nécessité, il le considérait néanmoins comme une suggestion du diable. Cependant cette fois encore, il se montra lâche, d’autant plus qu’il voulait du thé et que depuis quelques minutes déjà, la théière contenant l’infusion était posée sur le samovar. Mais Evprakséiouchka ne songeait même pas à le verser.

— Sans doute, parmi nos sœurs, il y en a de bêtes, continua-t-elle en se balançant effrontément sur sa chaise et tambourinant des doigts sur la table — telle est si bien prise dans le filet que pour une robe de perse, elle est prête à tout — et telle autre tout simplement, se perd pour rien… ! « Du kvass et des concombres, bois et mange tant que tu voudras, qu’on lui dit ! » Une belle séduction que celle-là !

— Est-ce donc uniquement par intérêt ?… hasarda timidement Porfiry Vladimiritch, observant du coin de l’œil la théière qui commençait à laisser échapper des vapeurs.

— Qui dit : par seul intérêt ? n’est-ce pas moi qui suis intéressée ! répondit Evprakséiouchka, s’écartant tout à coup du sujet — il paraît que vous commencez à regretter les morceaux !… Vous me reprochez un morceau !

— Je ne reproche rien, mais je dis comme ça — ce n’est pas uniquement par intérêt que…

— « Mais je dis. » Vous pouvez parler, mais ne pas divaguer. Vrai ! je sers par intérêt ! permettez-moi donc de vous demander quel est cet intérêt que j’ai trouvé chez vous ? Excepté les concombres et le kvass…

— Allons donc, il n’y a pas seulement des concombres et du kvass…, ne put s’empêcher de dire Porfiry Vladimiritch.

— Quoi, encore, dites ? Dites, quoi encore ?

— Et qui envoie tous les mois quatre sacs de farine chez ses parents ?

— Quatre sacs… et après ? n’y a-t-il pas encore quelque chose ?

— Du gruau, de l’huile…

— Même pour les parents, vous regrettez ! Ah ! vous !

— Je ne dis pas que je regrette, mais toi…

— C’est moi qui suis fautive maintenant ! je ne puis manger un morceau sans qu’on me le reproche et c’est moi qu’on accuse !

Evprakséiouchka ne put se retenir et fondit en larmes. Et le thé, sur ces entrefaites, continuait à bouillir, à bouillir, de sorte que Porfiry Vladimiritch s’inquiéta sérieusement. Il fit un effort sur lui-même, s’approcha d’Evprakséiouchka et lui donna quelques tapes dans le dos.

— Allons, allons ! dit-il, assez de pleurnicheries comme ça… verse donc le thé.

Mais Evprakséia poussa encore deux ou trois sanglots, prit un air boudeur et fixa ses yeux ternes dans l’espace.

— Tu viens de parler des jeunes, continua-t-il en s’efforçant de donner à sa voix une intonation caressante, et nous donc !… trop vieux, je pense !

— Comment donc ! Fichez-moi donc la paix !

— Vrai ! Mais moi… le sais-tu… lorsque j’étais au bureau, le directeur voulait me marier à sa fille !

— Quelque pourriture sans doute… à la taille torse.

— Non, une demoiselle comme il faut… et comme elle chantait ! comme elle chantait !

— Elle chantait, c’est possible, mais son accompagnateur n’était pas fameux.

— Non, je crois que moi…

Porfiry Vladimiritch resta perplexe. Il était prêt à une nouvelle lâcheté, prêt à faire voir que, lui aussi, savait encore faire le cavalier. Aussi se mit-il à se balancer d’une façon absurde et tenta même d’enlacer Evprakséiouchka par la taille, mais celle-ci s’éloigna brusquement de ses mains étendues et cria avec colère :

— Je te le dis en tout honneur, va-t’en, démon ! autrement, je te brûle avec de l’eau bouillante ! Et aussi je n’ai pas besoin de votre thé ! je n’ai besoin de rien ! C’est joli ce qu’il a inventé là — me reprocher un morceau. Je m’en irai d’ici ! Dieu m’est témoin, je m’en irai !

Et elle partit en effet, frappant la porte et laissant Porfiry Vladimiritch seul dans la salle à manger.

Judas était tout à fait décontenancé. Il essaya de verser le thé lui-même, mais ses mains tremblaient à tel point qu’il dut recourir à l’aide d’un laquais.

— Non, ce n’est pas possible ! il faut arranger ça de quelque manière… examiner ! murmurait-il en parcourant la salle à manger de long en large.

Mais justement, il n’était en état ni d’arranger, ni d’examiner. Sa pensée était si habituée à sauter d’un sujet fantastique à un autre sans jamais rencontrer d’obstacle que le plus simple fait de la vie réelle pouvait le prendre au dépourvu. À peine commençait-il à examiner qu’une quantité de vétilles l’obsédaient de toutes parts et l’empêchaient de voir la réalité. On ne sait quelle paresse s’était emparée de lui, une sorte d’anémie, intellectuelle et morale. Il préférait à la vie réelle la couche molle de fantômes qu’il pouvait déplacer, rejeter, ou mettre en relief à sa volonté. De nouveau, il passa dans la solitude toute la journée, car Evprakséiouchka, cette fois-ci, n’apparut ni au dîner, ni au thé du soir ; elle s’en alla chez le pope et n’en revint que fort tard dans la soirée. Il ne pouvait même plus s’occuper à quelque rien ; les vétilles semblaient, ce jour-là, l’avoir abandonné. Une seule pensée stérile l’obsédait : il faut arranger cela d’une manière ou de l’autre, il le faut ! Mais il était incapable de se livrer à ses calculs oiseux, ou de se mettre à prier. Il sentait qu’une sorte de maladie s’emparait de lui, maladie dont il ne pouvait définir la nature. Parfois, il s’arrêtait auprès d’une fenêtre, espérant fixer sa pensée vacillante, se distraire par n’importe quoi, mais c’était en vain. Dehors s’annonçait le printemps, mais les arbres étaient toujours dénudés ; l’herbe fraîche même n’apparaissait pas encore. Dans le lointain se dessinaient les champs gris recouverts de taches blanches de neige amassée dans les endroits bas et les cavités. Le chemin semblait tout noir de boue et les mares brillaient. Mais tout ceci lui apparaissait comme à travers un voile. Autour des bâtiments de service, la vie était absente, malgré que toutes les portes étaient grandes ouvertes ; dans la maison l’on aurait appelé vainement les domestiques quoique l’on pût saisir sans cesse des sons vagues qui ressemblaient à un bruit de portes qu’on ouvrait et fermait quelque part dans le lointain. Qu’il serait bon maintenant de devenir invisible et d’écouter ce que dit la valetaille. Ces vauriens comprennent-ils ses bontés ou peut-être disent-ils du mal de lui, malgré ses bienfaits. Ils sont toujours mécontents, ces gens-là, on peut leur bourrer la gueule du matin au soir, ils trouveront quand même que c’est peu ! Y a-t-il longtemps, par exemple, qu’on a entamé le nouveau tonneau de concombres, et déjà… Mais à peine Judas commençait-il à s’appesantir sur cette pensée, tâchant de s’imaginer combien de concombres pouvait renfermer un tonneau et combien il en fallait par personne, faisant les choses largement, que de nouveau un rayon de réalité passa par sa tête et renversa d’un coup tous ses calculs. « Voyez-moi ça ! elle est partie sans même en demander la permission ! » pensait-il, tandis que ses regards erraient dans l’espace, s’efforçant de distinguer la maison du pope où Evprakséiouchka devait se trouver en ce moment. On sert le dîner. Porfiry Vladimiritch se met seul à table et mange paresseusement la soupe fade (il déteste la soupe fade, c’est donc exprès qu’elle a ordonné aujourd’hui qu’on en fasse). « Je crois que le pope non plus n’est pas aux anges de la voir s’inviter ainsi chez lui ! pense-t-il. Toujours, il faut servir un morceau de plus ! Et de la soupe aux choux et du gruau…, peut-être aussi quelque rôti, à cause de l’hôtesse »… De nouveau, sa fantaisie se déchaîne, de nouveau il commence à s’oublier comme au moment du sommeil. Combien de cuillerées de soupe aux choux ? Combien de gruau de plus ? De quoi parlent le pope et sa femme, à l’occasion de la visite d’Evprakséiouchka ? Entre eux, médisent-ils de lui ? Tout cela, et les mets, et les discours, passe devant lui, comme présent à ses yeux. « Pour sûr, c’est à la même auge qu’ils mangent tous. Elle est partie ! elle sait se trouver un régal ! Dehors, par ce temps mou, par cette boue, ce n’est pas long d’attraper du mal. Et elle reviendra… ses jupes sales… Ah ! la vermine ! justement la vermine ! Oui, il faut d’une manière ou de l’autre… » Sur ces mots, sa pensée s’égare invariablement. Après le dîner, il se couche comme toujours pour faire un petit somme, mais il ne réussit qu’à se fatiguer en se retournant d’un côté et de l’autre. Lorsqu’Evprakséiouchka revint, il faisait déjà sombre, elle se glissa dans son coin de manière qu’il ne l’aperçut pas. Malgré qu’il eût ordonné aux domestiques de le prévenir lorsqu’elle serait de retour, ils ne lui en avaient pas soufflé mot. Il essaya de pénétrer dans la chambre d’Evprakséiouchka, mais cette fois encore, il trouva la porte fermée.

Le matin du troisième jour, Evprakséiouchka apparut au moment du thé, mais elle se mit à parler d’une façon encore plus libre, encore plus menaçante.

— Où est-il maintenant, mon Volodiouchka ? commença-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre larmoyant.

Porfiry Vladimiritch blêmit à cette question.

— Comme je voudrais le voir, ne fût-ce que du coin de l’œil ! comme il souffre là-bas ! Peut-être est-il déjà mort… vrai !

Judas remuait ses lèvres palpitantes en marmottant une prière.

— Chez nous, rien n’est comme chez les autres ! Voilà, chez le barine de Mazoulino, Palaghéiouchka accoucha d’une fille — aussitôt on l’habilla de batiste, on lui prépara un lit rose. Que de robes et de parures on a données à la nourrice ! Et chez nous… ah ! vous !

Evprakséiouchka tourna brusquement la tête vers la fenêtre et soupira bruyamment.

— C’est la vérité, qu’on dit… que tous les nobles sont maudits ! Ils font des enfants et les jettent ensuite à la mare comme des chiens. Et pas plus de soucis que ça ! Et pas de réponse à faire, comme si Dieu n’était pas pour eux ! Le loup ne le ferait pas !

Tout bouillonnait en Porfiry Vladimiritch. Longtemps il se maîtrisa, puis n’y tenant plus, il grommela entre ses dents :

— Cependant… le nouveau genre que tu prends là ! C’est le troisième jour de suite que j’écoute ta conversation.

— Eh bien ! quoi ! le genre — que ça soit un genre ! ce n’est pas toujours à vous seul de parler, il est aussi permis aux autres, je pense, de dire un mot. Vrai ! vous avez fait un enfant — et où l’avez-vous mis ? Chez quelque paysanne dans une izba, je pense, que vous l’avez fait pourrir ! sans soins, sans nourriture, sans vêtements… Il roule sans cesse dans la boue, en suçant le lait aigre de son biberon.

Elle versa quelques larmes qu’elle essuya avec le bout du fichu qu’elle portait au cou.

— C’est la pure vérité que disait barychnia que chez vous, c’est effrayant. Ni plaisir, ni joie, rien que des chicanes… Des gens en prison vivent mieux ! Au moins, si j’avais maintenant mon bébé, j’aurais quelque distraction. Et on m’a pris mon bébé.

Porfiry Vladimiritch sur sa chaise secouait douloureusement la tête, comme si réellement il était cloué au mur. Par moments, des gémissements s’échappaient de sa poitrine.

— C’est lourd ! dit-il enfin.

— Il n’y a pas à dire c’est lourd. La faute en est à vous ! Et quoi, vraiment, si j’allais à Moscou jeter un coup d’œil sur Volodka ! Volodka ! Volodinka ! mon petit ! Barine ! Je m’en vais à Moscou, hein !

— Ce n’est pas la peine, répondit sourdement Porfiry Vladimiritch.

— Eh bien, non, j’irai ! et je n’en demanderai de permission à personne et personne ne peut me le défendre. Car je suis mère !

— Tu n’es pas mère ! tu es une fille débauchée ! voilà ce que tu es ! s’écria enfin Porfiry Vladimiritch. Dis, qu’est-ce que tu me veux ?

Évidemment Evprakséiouchka ne s’était pas préparée à cette question. Elle fixa ses yeux sur Judas et garda le silence comme si elle se demandait ce qu’il lui fallait en effet.

— Voilà ! Vous me nommez fille débauchée maintenant ! dit-elle, fondant en larmes.

Porfiry Vladimiritch, hors de lui, se leva brusquement de son siège et quitta la chambre presque en courant. C’était le dernier éclair de l’énergie qu’il avait montrée. Il retomba ensuite dans un état de ramollissement et de frayeur, tandis que les obsessions d’Evprakséiouchka semblaient sans fin. Elle avait à sa disposition une force énorme : l’opiniâtreté de la bêtise et cette force étant dirigée sur un même point — importuner, gâter la vie — elle devenait par moments effrayante. Peu à peu, l’arène de la salle à manger lui parut insuffisante ; elle faisait aussi irruption dans le cabinet de travail, (auparavant elle n’osait même pas penser à y entrer pendant que barine « s’occupait ».)

Elle venait, s’asseyait auprès de la fenêtre, fixait ses yeux ternes dans l’espace, se frottait le dos contre l’espagnolette, et commençait à divaguer. Un thème surtout faisait l’objet de sa conversation, ce thème était basé sur la menace de quitter Golovlevo. Au fond, elle n’y avait jamais pensé sérieusement et même elle aurait été fort étonnée si on lui avait proposé tout à coup de revenir chez ses parents ; mais elle sentait que Porfiry Vladimiritch craignait par dessus tout qu’elle s’en allât. Elle revenait à ce sujet toujours par des voies détournées. Pendant quelques minutes, elle gardait le silence, se grattait l’oreille, puis subitement commençait à divaguer. Un jour par exemple, elle dit :

— Aujourd’hui chez nous, on fait des flans pour sûr !

Porfiry Vladimiritch blêmit de colère en entendant cette introduction. Il venait de commencer un calcul fort compliqué, à savoir : Pour combien pourrait-il vendre de lait par an si tout à coup toutes les vaches du district venaient à crever, et que chez lui seul, non seulement elles restassent en bonne santé, mais encore qu’elles donnassent deux fois plus de lait qu’auparavant. L’apparition d’Evprakséiouchka et sa remarque au sujet des flans l’obligent d’abandonner ce travail ; cependant il s’efforce de sourire.

— Pourquoi donc fait-on des flans aujourd’hui ? demande-t-il, la face souriante : ah ! Dieu ! en effet, c’est samedi des morts aujourd’hui ? et moi, badaud, qui l’ai oublié ! Ah, quel péché !

— J’aurais bien mangé des flans…

— Et qui t’empêche ? Ordonne ! Dis-le à la cuisinière ou bien à Oulitouchka ! Ah, qu’elle fait bien les flans, Oulitouchka !

— Peut-être vous a-t-elle plu encore par quelque chose, dit Evprakséiouchka d’un ton mordant.

— Non, sérieusement, elle fait bien les flancs, Oulitouchka, même très bien ! ses flans sont légers, duveteux, appétissants ! Tu en mangerais bien, hein !

— Je mangerais bien des flans, mais de ceux qu’on fait chez mes parents et non chez vous, s’obstine Evprakséiouchka.

— Ça aussi, pourquoi pas ? Dis au cocher Arkhipouchka de t’atteler une paire de chevaux et fouette !

— Non ! c’est-il la peine d’en parler ! l’oiseau est dans la cage… j’ai été trop bête ! Maintenant on se fiche pas mal de moi ! Vous-même vous m’avez appelée fille débauchée… quoi de mieux !

— Ah ! ah, ah ! Et tu n’as pas honte de m’accuser faussement ? Sais-tu que Dieu punit une telle accusation ?

— Oui, vous m’avez appelée débauchée ! comme je le dis, tout droit ! voici l’image : je le dis devant Dieu ! Ah ! il me dégoûte ce Golovlevo ! J’en ai assez ! pour sûr ! j’en ai assez et je m’en vais !

En prononçant ces paroles, Evprakséiouchka se met à son aise : elle se balance sur sa chaise, cure son nez, se gratte. Il est évident, qu’elle joue la comédie, taquine…

— Ce que j’ai voulu vous dire, Porfiry Vladimiritch, continue-t-elle ; je dois en effet me rendre chez mes parents.

— Tu veux passer quelque temps avec ta mère et ton père ?

— Non, c’est pour toujours. C’est-à-dire, je resterai là.

— Pourquoi cela donc ? Quelque chose t’a froissée ?

— Non, je ne suis pas froissée, c’est comme ça… il le faut bien un jour ou l’autre… Puis c’est ennuyeux chez vous… c’est même effrayant, la maison, c’est comme une tombe. Les domestiques font tout ce qu’ils veulent ; toute la journée, ils se cachent à la cuisine ou dans les izbas et toi, tu es seule dans la maison : peu s’en faut qu’on t’égorge ! La nuit, lorsqu’on est couché, des murmures s’élèvent de toutes parts.

Cependant les jours se succédaient et Evprakséiouchka ne songeait même pas à mettre sa menace à exécution. Néanmoins cette menace eut sur Porfiry Vladimiritch une influence décisive. Il comprit tout à coup que, malgré qu’il s’exténuât du matin au soir à un soi-disant travail, à proprement parler, il ne faisait rien et pouvait rester sans dîner, manquer de linge blanc et d’habits propres, s’il n’y avait quelqu’un qui eût l’œil ouvert sur son ménage. On pourrait dire que jusqu’ici il n’avait pas compris la vie, qu’il ne s’était pas aperçu que le train de la maison ne se créait pas de lui-même. Ses journées étaient réglées une fois pour toutes ; tout dans la maison se groupait autour de lui et pour lui ; tout se faisait en son temps ; chaque objet se trouvait à sa place ; en un mot, partout régnait une exactitude si immuable qu’il n’y attachait même aucune importance. Grâce à cet ordre de choses, il pouvait se livrer à son aise à ses balivernes, sans craindre les piqûres de la vie réelle. Il est vrai que toute cette machination artificielle ne tenait qu’à un cheveu, mais cet homme toujours plongé en lui-même, ne pouvait s’imaginer que ce cheveu pût se briser un jour sans résistance. Il lui semblait que sa vie était réglée d’une façon stable, pour toujours… Et tout à coup, cela croulait en une seconde à cette phrase sotte : « Je m’en vais ! » Judas perdit tout à fait la tête. « Et si vraiment, elle s’en allait ? » pensait-il. Et il se mettait à construire mentalement une foule de combinaisons absurdes dans le but de la retenir ; il se décidait même à faire certaines concessions à la jeunesse révoltée d’Evprakséiouchka, qui, auparavant, ne lui seraient certainement pas venues à l’esprit.

Mais la possibilité de se rencontrer avec le cocher Arkhipouchka ou le teneur de livres Ighnat lui apparaissait tout à coup dans toute sa nudité blessante et il crachait.

Bientôt cependant, s’étant convaincu que sa peur du départ d’Evprakséiouchka était au moins peu fondée, son existence entra dans une phase nouvelle et tout à fait inattendue pour lui. Evprakséiouchka non seulement ne s’en allait pas, mais même elle cessait ses poursuites. En revanche, elle abandonnait complètement Porfiry Vladimiritch. Vint le mois de mai ; avec lui, les belles journées et elle ne se montrait presque plus dans la maison. Ce n’est que par le claquement continuel des portes que Judas devinait qu’elle accourait dans sa chambre pour en ressortir un instant après. En se levant le matin, il ne trouvait plus son habit à la place habituelle et, pour avoir du linge propre, il devait entamer de longs pourparlers ; on lui servait le thé et le dîner tantôt trop tôt, tantôt trop tard ; le service était fait par le laquais Prokhor toujours à moitié ivre et dont la redingote graisseuse exhalait on ne sait quelle odeur répugnante de poisson et d’eau-de-vie. Néanmoins, Porfiry Vladimiritch était satisfait de ce qu’Evprakséiouchka le laissait en repos. Il s’était même réconcilié avec le désordre, se contentant de savoir qu’il y avait néanmoins quelqu’un dans la maison qui entretenait ce chaos. Il ne craignait pas autant la confusion que l’idée de la nécessité d’une intervention personnelle dans son ménage. C’était avec effroi qu’il songeait qu’un moment pouvait venir où il devrait lui-même donner des ordres, surveiller, agir. Dans la prévision de cette minute, il s’efforçait d’étouffer en lui toute protestation, se taisait, s’effaçait.

Et dans la cour, journellement avaient lieu des bombances. L’été, l’enclos de Golovlevo, jusqu’ici morne et triste s’anima. Le soir, habitants de la cour, domestiques, les ci-devant dvoroviés, jeunes et vieux, tous sortaient dans la cour. On chantait, on jouait de l’accordéon, on riait, on causait, on s’amusait au jeu de courses. Le teneur de livres Ighnat paradait dans une chemise rouge et une jaquette si étroite qu’elle ne pouvait recouvrir sa poitrine bombée ; le cocher Arkhip revêtit sans permission la chemise en soie des sorties et le casaquin de velours et rivalisait évidemment avec Ighnat dans le cœur d’Evprakséiouchka. Celle-ci courait comme une folle de l’un à l’autre. Porfiry Vladimiritch évitait de regarder par la fenêtre de peur d’être témoin d’une scène d’amour ; mais il ne pouvait ne pas entendre. Par moments à ses oreilles retentissait un coup vigoureux : c’était le cocher Arkhip qui attrapait Evprakséiouchka à la course. Il entendait aussi des conversations de ce genre :

— Evprakséia Nikitichna ! Evprakséia Nikitichna ! criait du perron Prokhor de sa voix ivre.

— Qu’est-ce qu’il te faut ?

— Donnez-moi les clefs du buffet, barine demande du thé !

— Il attendra… le démon !

 

En peu de temps, Porfiry Vladimiritch devint tout à fait sauvage. Son régime de vie était troublé et renversé, mais il n’y faisait plus attention. Il n’exigeait plus rien, sinon qu’on ne le dérangeât pas dans son dernier refuge — son cabinet de travail. Autant auparavant, il était chicanier et importun dans ses rapports avec son entourage, autant maintenant il est devenu craintif et docile. Il semblait que toute relation avec la vie réelle eût cessé pour lui. Ne rien entendre, ne voir personne — voilà ce qu’il voudrait. Evprakséiouchka pouvait ne pas paraître des jours entiers dans la maison, les domestiques pouvaient faire la noce à leur idée — il restait indifférent comme si de rien n’était. Auparavant, si le teneur de livres s’était trouvé en retard pour lui présenter ses rapports sur l’état de diverses branches d’administration, il l’aurait martyrisé par ses sermons ; actuellement, il lui arrivait de rester des semaines entières sans recevoir de rapports et il ne s’en apercevait que rarement, alors seulement qu’il avait besoin d’un chiffre quelconque pour résoudre quelque problème fantastique. En revanche dans son cabinet de travail, en tête-à-tête avec lui-même, il était entièrement libre de s’adonner à ses pensées oiseuses, tant que cela lui plaisait. Il souffrait de la même maladie que ses deux frères morts d’ivrognerie. Le désœuvrement de sa pensée était aussi une sorte d’ivresse. Enfermé dans sa chambre, installé devant son bureau, il se livrait du matin au soir à un travail fantastique, édifiait une foule de suppositions impossibles, vérifiait ses calculs, parlait à des interlocuteurs imaginaires, créait des scènes entières dont les héros étaient n’importe quels personnages venus accidentellement à l’esprit.

Dans cet abîme d’actions fantasques et de fantômes, le premier rôle revenait à la soif d’acquisition. Quoique Porfiry Vladimiritch fût toujours vétilleux et enclin à la chicane, grâce à son absurdité pratique, il n’en résultait pour lui aucun avantage direct. Il importunait, agaçait, torturait (surtout les gens sans défense qui, pour ainsi dire, allaient au devant de l’offense), mais souvent aussi s’enferrait lui-même, grâce à son esprit inventif. Actuellement, ses facultés s’exerçaient sur un terrain abstrait, fantasque, où il n’y avait place ni pour la résistance, ni pour la justification, où n’existaient ni faibles, ni forts, ni police, ni juge de paix (ou pour dire vrai, ils n’existaient que pour son intérêt) et par conséquent, il pouvait y entourer chacun d’un réseau de chicanes, d’oppressions et d’offenses.

Il aimait mentalement à torturer, à ruiner, à rendre malheureux, à sucer le sang. Il passait en revue une à une toutes les branches de son administration : la forêt, la basse-cour, les blés, les prés, etc., et sur chacune d’elles il bâtissait tout un édifice capricieux d’oppressions fantastiques, suivies de calculs compliqués où entraient l’amende, l’usure, les malheurs publics, l’acquisition de papiers de valeur — en un mot, tout le monde embrouillé de l’idéal d’un ancien pomiechtchik. Et puisqu’ici tout dépendait de suppositions arbitraires, chaque kopeck en plus ou en moins servait de prétexte pour reconstruire l’édifice qui, de cette façon, se transformait indéfiniment. Puis, lorsque la pensée fatiguée n’était plus en état de suivre avec l’attention nécessaire tous les détails des calculs compliqués sur les opérations d’acquisition, Judas transportait son imagination sur un sujet plus simple. Il se rappelait toutes les querelles, les disputes qu’il avait eues, non seulement dans ces derniers temps, mais encore plus dans sa jeunesse, il les pétrissait de telle façon que toujours il restait vainqueur. Il se vengeait mentalement de ses anciens collègues de bureau qui l’avaient devancé dans le service et avaient aigri son amour-propre au point qu’il avait dû renoncer à la carrière de tchinovnik ; il se vengeait de ses camarades d’école qui profitaient de leur force physique pour le taquiner ; il se vengeait de ses voisins qui résistaient à ses prétentions et défendaient leurs droits ; il se vengeait des domestiques qui lui avaient dit une parole grossière ou tout simplement ne lui avaient pas assez témoigné de respect ; il se vengeait de mamenka qui avait trop dépensé d’argent pour Pogorelka, argent qui en tout droit aurait dû lui revenir ; il se vengeait de Stepka le Nigaud qui l’avait surnommé Judas ; il se vengeait de la tante Varvara Mikhaïlovna qui, tout à coup, avait eu des enfants, sans que personne ne s’y attendit, grâce à quoi le village de Goriouchkino échappa à la famille Golovleff. Il se vengeait des vivants et des morts.

En rêvant ainsi, il se grisait peu à peu ; la terre se dérobait sous ses pieds, les ailes semblaient lui pousser dans le dos. Ses yeux étincelaient, ses lèvres tremblaient et se couvraient d’écume, sa physionomie devenait pâle et revêtait une expression menaçante. Et à mesure que croissait la fantaisie, l’atmosphère qui l’entourait se peuplait de fantômes, avec lesquels il entrait en lutte imaginaire. Son existence en reçut un tel charme et une telle indépendance qu’il ne lui restait plus rien à désirer. Le monde entier était à ses pieds, ce monde restreint, accessible, bien entendu, à sa pauvre pensée. Il pouvait faire varier à l’infini le motif le plus simple le reprenant un millier de fois et chaque fois, le transformant. C’était une sorte d’extase, de somnambulisme, quelque chose de semblable à ce qui se passe aux séances des spirites. L’imagination n’étant en rien contenue, crée une réalité imaginaire qui, par suite de l’excitation continuelle du cerveau, se transforme en une réalité concrète, presque palpable. Ce n’est ni la foi, ni la correction, mais simplement la débauche de l’esprit, l’extase. Dans un tel état, les hommes perdent la nature humaine, leur visage se défigure, leurs yeux brillent, ils parlent malgré eux, le corps fait des gestes inconscients.

Porfiry Vladimiritch était heureux. Il fermait soigneusement les portes et les fenêtres pour ne rien entendre, baissait les rideaux pour ne rien voir. Il faisait à la hâte, presque avec répugnance, toutes les fonctions vitales indispensables qui n’avaient pas de rapports avec son monde fantastique. Lorsque Prokhor frappait à la porte de sa chambre pour lui annoncer qu’il était servi, il s’élançait avec impatience dans la salle à manger, mangeait à la hâte ses trois plats et rentrait de nouveau dans son cabinet. Le matin, il tâchait de se lever le plus tôt possible pour se mettre au travail. Il avait réduit ses heures de prière, prononçait sans les comprendre les paroles du rituel, se signait et élevait les mains machinalement. L’idée même de l’enfer et de ses châtiments cruels (chaque péché avait un châtiment à part) semblait l’avoir abandonné.

Et pendant ce temps, Evprakséiouchka se livrait aux désirs capiteux de l’amour charnel. Hésitant entre le cocher Arkhipouchka et le comptable Ighnat sans pouvoir se décider à choisir l’un ou l’autre et jetant en même temps des regards obliques sur le charpentier Ilioucha aux joues vermeilles, elle ne prêtait aucune attention à ce qui se passait dans la maison. Elle croyait que barine jouait une nouvelle comédie et beaucoup de paroles joyeuses avaient été échangées à ce sujet entre les domestiques affranchis de tout contrôle. Mais un jour, elle entra dans la salle à manger au moment où Judas finissait à la hâte son morceau d’oie rôtie et tout à coup fut prise de frayeur.

Porfiry Vladimiritch était affublé d’une robe de chambre graisseuse où par endroits se montrait la ouate ; il était pâle, non peigné et le menton couvert de poils drus comme brosse au lieu de barbe.

— Barine ! mon petit barine ! qu’avez-vous ? que vous est-il arrivé ? s’écria-t-elle en se précipitant vers lui tout effrayée.

Mais Porfiry Vladimiritch pour toute réponse, eut un sourire si virulent qu’il semblait dire : « Allons ; essaye encore un peu de me blesser maintenant. »

— Mon petit barine ! qu’y a-t-il donc ? Dites, que vous est-il arrivé ? répéta-t-elle.

Il se leva, lui lança un regard plein de haine et dit en scandant chaque mot :

— Si tu oses… traînée… entrer jamais chez moi… dans ma chambre… je te tue.

 

Grâce à ce hasard, l’existence de Porfiry Vladimiritch est devenue du moins extérieurement meilleure. Ne rencontrant aucun obstacle matériel, il se plonge tout à son aise dans la solitude, de sorte qu’il ne s’aperçoit même pas que l’été touche à sa fin. L’on est déjà au mois d’août ; les jours sont devenus plus courts, une pluie fine tombe sans relâche ; la terre est humide, les arbres semblent tristes et se dépouillent de leurs feuilles jaunies. Dans la cour règne un silence continuel ; la domesticité reste chez elle, à cause du mauvais temps, et aussi parce qu’elle se doute que quelque chose d’extraordinaire est arrivé au barine. Evprakséiouchka, entièrement revenue à elle, oublie les robes de soie et les bons amis et reste des heures entières dans la chambre des filles assise sur un coffre et ne sachant que faire. L’ivrogne Prakhor la taquine en lui disant que c’est elle qui fait dépérir barine, qu’elle l’a empoisonné, et qu’elle ne peut manquer de faire une petite promenade en Sibérie.

Et Judas reste enfermé dans son cabinet et rêve. Il se sent encore plus à son aise par ce temps pluvieux : la pluie ne cesse de fouetter les vitres de ses fenêtres, le jetant dans une sorte de somnolence qui permet à sa fantaisie de s’étendre encore plus largement, plus librement. Il s’imagine qu’il est devenu invisible et qu’ainsi, il passe en revue tous ses biens, accompagné du vieux Ilia qui était bailli du vivant de son père et qui depuis bien longtemps repose au cimetière. « Un brave paysan qu’Ilia ! Un serviteur du vieux temps ! Aujourd’hui, les hommes de cette sorte se font rares. On ne sait plus que jaboter, pateliner, et lorsqu’il faut agir — plus personne » ! pense en lui-même Porfiry Vladimiritch très content qu’Ilia soit ressuscité. Sans se presser, tout doucement, posément, invisible pour tous, il s’achemine avec Ilia le long des champs, des ravins, des prés et des vallées vers la lande Oukhovchtchina et tous deux s’y arrêtent, n’en pouvant croire leurs yeux : devant eux se dresse une magnifique forêt de pins touffus ; chacun de ces arbres a deux et trois brasses de circonférence ; les troncs sont droits et nus et les sommets fournis et lanugineux : signes de longévité.

— En voilà une forêt, frère, s’extasie Judas.

— Une forêt protégée ! explique Ilia ; c’est feu votre grand-père qui a interdit d’y couper du bois et qui a ordonné d’en faire le tour avec les icônes — c’est pour cela qu’elle est si belle.

— Et combien, selon toi, la forêt a-t-elle d’arpents ?

— Alors, elle en avait soixante-dix, mais maintenant… l’arpent était alors à peu près une fois et demie plus grand que celui d’aujourd’hui.

— Et combien à ton avis peut-il y avoir d’arbres par arpent ?

— Qui peut le dire ? Dieu seul les a sans doute comptés.

— Mon avis est qu’il y a 600 : 600 arbres par arpent… pour sûr… et encore non par arpent d’autrefois, mais… d’aujourd’hui. Attends ! tais-toi ! si c’est 600… mettons 650… combien y aura-t-il d’arbres sur 105 arpents ?

Porfiry Vladimiritch prend une feuille de papier et multiplie 105 par 650 ; il trouve que cela fait 68.250 arbres.

— Si l’on vend tout ce bois… au détail… comment, penses-tu, peut-on prendre, 10 roubles par arbre.

Le vieux Ilia hoche la tête.

— C’est peu ! dit-il ; — vous savez quel est ce bois ? De chaque arbre on peut tirer un cylindre de moulin et une poutre de charpente, une poutre bonne à n’importe quelle construction, et encore du bois de chauffage, les rameaux… Selon vous, combien coûte un cylindre de moulin ?

Porfiry Vladimiritch feint de ne pas savoir, quoique depuis longtemps il ait tout calculé, tout établi.

— Par ici, un cylindre seul coûte dix roubles et à Moscou, je pense, c’est inappréciable ! Savez-vous comment serait ce cylindre ? C’est à peine si trois chevaux pourraient le transporter. Puis encore un cylindre plus petit, et une poutre, et le bois à chauffage, et les rameaux… De cette façon c’est au moins vingt roubles que l’arbre se vendra.

Porfiry Vladimiritch écoute les propos d’Ilia et ne se lasse pas de l’écouter. Un bon paysan que cet Ilia, fidèle, intelligent ! Et en général, tout dans la propriété réussit à Judas. Ilia a pour second le vieillard Vavilo qui, depuis longtemps, lui aussi, est couché dans la tombe, — encore un homme solide ! L’emploi de comptable est occupé par Philippe, le ci-devant teneur de livres de mamenka, amené, il y a 60 ans, à Golovlevo, d’une propriété éloignée du gouvernement de Vologda ! Les forestiers sont tous des gens infatigables, durs à la peine. Les chiens de garde auprès des magasins sont méchants ! Hommes et chiens, tous sont prêts, à étrangler le diable lui-même pour barine.

— Voyons, frère, combien cela nous fera, si nous vendons toute la forêt au détail ?

Porfiry Vladimiritch se met de nouveau à calculer mentalement, combien coûte le grand cylindre, le petit cylindre, la poutre, le bois de chauffage, les rameaux. Il additionne, multiplie, supprime parfois les fractions, en ajoute ensuite, etc. La feuille de papier se couvre de colonnes de chiffres.

— Tiens, frère, regarde ! dit-il en montrant à Ilia un chiffre si inouï que celui-ci, quoique toujours prêt à quadrupler les biens de son barine, semble douter.

— Le chiffre est un peu trop gros, ce me semble, dit-il, semblant méditer.

Mais Porfiry Vladimiritch n’en doute nullement, lui, et riote doucement.

— Es-tu drôle, frère ? Ce n’est pas moi, c’est le chiffre qui parle… Il y a une science, mon ami… on l’appelle arithmétique… celle-là, ne ment pas, frère ! C’est bon, voilà que nous avons fini avec Oukhovchtchina, allons maintenant voir les Jamy, il y a longtemps que j’y suis allé. Je parie que les paysans y coupent pas mal de bois, oh ! là ! pour sûr ! Aussi le garde Garanka… je sais ! je sais que Garanka est un bon garde, fidèle — à cela, rien à dire, mais toujours… Je crois qu’il commence à aimer les petits verres !

Invisibles, ils s’avancent sans bruit dans l’épaisse forêt de bouleaux ; tout à coup, ils s’arrêtent, retenant leur respiration. Au milieu du chemin une charrette est renversée et près de là, se tient un paysan regardant avec douleur l’essieu rompu. Pendant quelques instants, le paysan s’abandonne à son chagrin, adresse quelques injures à l’essieu et à lui-même, donne un bon coup de fouet au cheval, « tiens, badaud » ! puis, songeant qu’il lui faut aviser — il ne pouvait pas rester comme ça jusqu’au lendemain — jette un regard autour de lui, écoute pour être sûr qu’il n’y a personne aux environs, et son bouleau choisi, sort une hache… Judas reste toujours immobile… Le bouleau tremble, oscille et tombe comme une masse. Le paysan se prépare à couper un morceau assez long pour lui servir d’essieu, mais Judas pense que le moment propice est arrivé. Marchant avec précaution, il se glisse jusqu’au paysan et en un clin d’œil lui arrache la hache des mains. Le voleur, pris en flagrant délit, n’a que le temps de pousser un : ah !

— Ah ! répète Porfiry Vladimiritch en le singeant, c’est-il permis de voler le bien d’autrui ? Ah ! Et à qui est-il ce bouleau que tu as coupé ? à toi, peut-être ?

— Pardonnez-moi, batiouchka !

— J’ai depuis longtemps pardonné à tous, frère. Je pèche, moi-même devant Dieu, par conséquent, je n’ose pas accuser les autres ! Ce n’est pas moi, mais la loi qui t’accuse. Donc, tu porteras chez moi l’essieu que tu as coupé, en même temps qu’un rouble d’amende ; et attendant, je garde la hache ! Ne crains rien, frère, elle ne sera pas perdue !

Content d’avoir prouvé à Ilia la justesse de son opinion sur le garde Garanka, Porfiry Vladimiritch entre mentalement dans l’izba du forestier et lui fait un sermon approprié. Puis il s’en retourne à la maison et chemin faisant, surprend trois poules d’un paysan dans son champ d’avoine. Rentré chez lui, il s’enferme dans sa chambre et se remet au travail ; dans son esprit, surgit tout à coup un nouveau système d’administration. Tout ce que sa terre renferme et produit, tous les fruits qu’elle rapporte, tout est détaillé et se convertit en argent ; dans cette transformation, les amendes jouent un rôle principal. Les paysans deviennent tout à coup voleurs, coupent son bois et font paître leurs bestiaux dans ses champs ; mais cette circonstance ne chagrine nullement Judas, au contraire, il se frotte les mains de joie.

— Gaspillez, mes amis, volez ! tant mieux ! dit-il tout heureux.

Et aussitôt, prenant une feuille de papier, il se met à calculer et à supputer combien d’avoine produit un arpent et combien cette avoine peut rapporter d’argent si elle est foulée par les poules des paysans et si l’on perçoit l’amende pour tous les dégâts.

— Et cependant si l’avoine est foulée, la pluie la relève, ajoute mentalement Judas.

Plus loin, il calcule combien de bouleaux il y a dans la forêt et combien d’argent ils lui rapporteraient si les paysans les abattaient et payaient ensuite une amende.

— Et cependant, le bouleau me revient tout de même, donc je n’ai pas à couper de bois pour mon chauffage, pense en lui-même Judas.

D’énormes colonnes de chiffres couvrent le papier, d’abord les roubles, puis les dizaines, les centaines, les mille… Judas s’absorbe dans ce travail et il est agité au point qu’il se lève tout couvert de sueur et quitte son bureau pour aller se reposer sur le divan. L’imagination, elle, ne cesse pas de travailler ; mais elle choisit un autre sujet, plus facile.

— C’était une personne intelligente que ma mère, rêve Porfiry Vladimiritch : elle savait exiger, mais aussi elle savait être gentille avec les gens — c’est pour cela qu’on la servait avec plaisir ! Cependant, elle aussi n’avait pas mal de péchés sur la conscience.

À peine Judas avait-il invoqué le souvenir de sa mère qu’elle se levait de sa tombe pour apparaître devant son fils, comme si elle avait senti qu’elle devait se justifier.

— Je ne sais, mon ami, en quoi je suis fautive envers toi ! dit-elle d’une voix abattue — je crois que j’ai…

— Ta ta-ta, ma chère amie ! ne chargez pas votre âme de péchés ! s’écrie Judas, l’arrêtant sans cérémonie — puisque nous en sommes là, je vais tout vous dire. Pourquoi, par exemple, n’avez-vous pas « alors » arrêté ma tante Varvara Mikhaïlovna ?

— Comment pouvais-je l’arrêter ! Elle avait l’âge de disposer d’elle-même !

— Non, attendez. Qu’était-ce que son mari ? un vieillard ivrogne : donc, tout à fait, tout à fait… impuissant ! Et cependant elle eut quatre enfants… d’où ces enfants sont-ils venus, je vous demande un peu ?

— Tu le dis si étrangement, mon ami, qu’il semblerait que j’en fusse la cause !

— Cause ou non, mais vous pouviez bien l’influencer. En riant, en badinant, en l’appelant « petite », « chérie »… alors peut-être aurait-elle eu honte ! Et vous, au contraire : « Varka » « Varka ! » « lâche ! » « effrontée ! » etc. Vous lui avez donné pour amant tous les gars des alentours. C’est pourquoi, elle s’est… elle s’est cabrée, elle aussi ! Et c’est dommage ! Goriouchkino serait à nous maintenant !

— Toujours tu reviens à ce Goriouchkino ! dit Arina Pétrovna ne sachant plus comment répondre à l’accusation de son fils.

— Peu m’importe Goriouchkino ! Moi, je n’ai besoin de rien ! Si j’ai de quoi acheter un cierge et de l’huile pour les images, je suis content ! Mais en général, en bonne justice… Oui, mamenka, je voudrais me taire, mais je ne puis m’empêcher de dire : Vous avez fait là un grand péché !

Arina Pétrovna ne répond plus rien, ses mains seules s’agitent en exprimant, soit la perplexité, soit l’abattement.

— Ou par exemple ceci, continue Judas enchanté de la confusion de sa mère, pourquoi avez-vous acheté pour mon frère Stépane la maison de Moscou ?

— Il le fallait, mon ami ; il fallait bien lui jeter quelque morceau, déclare Arina Pétrovna pour se justifier.

— Et il l’a gaspillé sans crier gare. Encore si vous ne le connaissiez pas : il était tapageur, ordurier, irrespectueux et malgré tout… Puis vous avez voulu lui donner la petite propriété du gouvernement de Vologda ! Et quelle propriété ! toute d’une pièce ! ni voisins, ni enclaves, un joli bois, un lac… comme la coquille d’un œuf, que Dieu la garde ! C’est heureux que je me sois trouvé là pour vous empêcher… Ah ! mamenka, mamenka, n’avez-vous pas honte !…

— Mais il est mon fils, comprends-le… quand même mon fils !

— Je le sais et je le comprends même fort bien ! Et toujours il ne fallait pas le faire, il ne le fallait pas ! La maison a donc été payée douze mille roubles d’argent — et où est-il maintenant, cet argent ? Ici, douze mille roubles et Goriouchkino, c’est encore quinze mille roubles au moins… que d’argent en somme !

— Bon ! c’est assez ! ne te fâche pas, pour l’amour de Dieu !

— Je ne me fâche pas, mamenka, je ne fais que raisonner juste, ce qui est vrai, est vrai — je déteste le mensonge ! Toute ma vie, j’ai aimé la vérité ! Dieu lui-même aime la vérité et nous le commande… Prenez, par exemple, Pogorelka : je le dirai toujours, vous avez dépensé beaucoup d’argent, beaucoup trop d’argent pour les réparations.

— Mais je l’ai habité moi-même…

Judas lit sur le visage de sa mère ces mots : Sangsue que tu es ! mais il fait semblant de ne pas s’en apercevoir et continue.

— Qu’est-ce que cela fait que vous y ayez habité, toujours… L’armoire aux images se trouve aujourd’hui à Pogorelka et à qui est-elle ? Le petit cheval aussi ; la cassette à thé… je l’ai vue de mes propres yeux à Golovlevo, encore du vivant de papenka ! et cependant, elle est jolie, la cassette !

— Allons donc !

— Non, mamenka, ne le dites pas ! Certes, cela ne se remarque pas, mais un rouble par ci, cinquante kopecks par là, vingt-cinq kopecks… et le tout quand on compte… Du reste, attendez une minute, je vais vous montrer les chiffres. Les chiffres, ça ne ment jamais, c’est la meilleure preuve !

Porfiry Vladimiritch se précipite de nouveau vers son bureau pour évaluer les pertes que lui avait causées chère amie mamenka. Il médite, calcule, couvre le papier de colonnes de chiffres, en un mot, fait tout pour convaincre Arina Pétrovna. Mais heureusement pour celle-ci, sa pensée incertaine ne peut se concentrer longtemps sur le même sujet. Autre chose se présente à son esprit et donne, comme par enchantement une tout autre direction à sa pensée. La figure d’Arina Pétrovna, qui, une minute auparavant, se tenait là, devant ses yeux, comme vivante s’efface… se plonge dans l’abîme de l’oubli. Ses chiffres s’embrouillent…

Depuis longtemps déjà, Porfiry Vladimiritch avait l’intention de calculer combien pouvait lui rapporter la culture des champs, le moment pour le faire est tout à fait favorable. Il sait que le paysan est toujours dans la gêne, cherche toujours à emprunter et paye sa dette sans fraude et avec intérêt. Le paysan est surtout prodigue du travail qui ne coûte rien, qui par cette raison, ne compte pas lors du payement et est accepté comme signe de ses bons sentiments. Et les gens nécessiteux sont nombreux en Russie, ah ! qu’ils sont nombreux !

Ils sont nombreux, ceux qui ne savent pas aujourd’hui ce qui les attend demain et aussi ceux qui, tournant de tous côtés leur regard plein d’angoisse, ne voient qu’un vide désespérant, n’entendent partout que ce seul mot : donne ! donne ! Et c’est autour de ces malheureux que Judas tend mentalement son immense toile d’araignée, se livrant par moments à une sorte d’orgie violente d’imagination. On est au mois d’avril, et les paysans, comme d’habitude, n’ont rien à manger. « Vous avez tout mangé, mes amis ! vous avez nocé l’hiver et au printemps, il vous faut serrer le ventre ! » pense en lui-même Porfiry Vladimiritch. Il vient de terminer ses calculs au sujet de la culture des champs : le blé de la récolte dernière a été battu en février ; au mois de mars, les grains ont été rentrés dans les magasins et tout est inscrit sous des rubriques différentes, dans les livres. Judas se tient auprès d’une fenêtre et attend. Dans le lointain, sur le pont apparaît sur sa charrette le paysan Foma. Au détour du chemin qui mène à Golovlevo, il tiraille nerveusement les rênes, et faute de fouet, menace de la main son cheval qui peut à peine se traîner.

— C’est ici qu’il vient ! se dit Judas — voilà un cheval ! comment vit-il ! Et cependant s’il l’avait nourri un mois ou deux, il en serait sorti une bête passable qui pourrait se vendre 25 et même 30 roubles.

Cependant Foma s’arrête près du hangar, attache son cheval à la haie, lui donne une brassée de foin, et une minute après, il piétine sur place dans la chambre des filles où Judas reçoit habituellement cette sorte de solliciteurs.

— Allons, mon ami ! qu’as-tu de bon à m’apprendre ? commence Porfiry Vladimiritch.

— C’est au sujet du seigle, soudar…

— Hé, hé, vous avez donc déjà mangé le vôtre ? Ah ! quel malheur ! voilà, si vous aviez moins bu d’eau-de-vie, si vous aviez travaillé et prié Dieu davantage, la terre s’en serait ressentie : là où il y a un grain aujourd’hui, vous en auriez récolté deux ou trois ! Et vous n’auriez pas besoin d’emprunter.

Pour toute réponse, Foma sourit vaguement.

— Tu penses que puisque Dieu est loin, il ne voit pas ? continue Porfiry Vladimiritch — et cependant Dieu est là, et ici, et avec nous quand nous causons, et partout ! Et il voit tout, il entend tout, mais il fait semblant de ne rien voir : « Laissons-les vivre à leur façon, qu’il se dit, nous verrons s’ils penseront à moi ! » Et nous en profitons, et au lieu de faire brûler un cierge, nous portons tout au cabaret et au cabaret… ! C’est justement pour ça que Dieu ne nous envoie pas de seigle, n’est-ce pas, mon ami ?

— Il n’y a rien à dire ! C’est vrai !

— Eh bien, tu vois, tu l’as compris maintenant. Et pourquoi l’as-tu compris ? Parce que Dieu t’a retiré sa grâce : si la récolte de seigle avait été bonne, tu aurais été de nouveau arrogant et si Dieu…

— Ceci est juste et si nous…

— Attends ! laisse-moi dire ! C’est toujours ainsi, mon ami, que Dieu rafraîchit la mémoire à ceux qui l’oublient. Et nous ne devons pas nous en plaindre, mais nous devons nous rappeler que c’est pour notre bien. Si nous pensions à Dieu, il ne nous oublierait pas non plus. Il nous aurait donné de tout ; et du seigle, et de l’avoine, et des pommes de terre, — tiens, mange ! Il aurait aussi pris soin du bétail — regarde un peu ton cheval ! c’est à peine s’il marche ! Il aurait même songé à ta volaille — si tu en as !

— Vous avez encore raison, Porfiry Vladimiritch.

— Respecter Dieu — c’est le principal, puis — les supérieurs qui tiennent le pouvoir du Tzar, les pomiechtchiks, par exemple.

— Mais il me semble, Porfiry Vladimiritch, que nous…

— Il « te semble, » mais si tu réfléchis, il est possible que ça ne soit pas comme tu le dis. Aujourd’hui, quand tu viens me demander du seigle — je ne veux pas mentir ! — tu es très respectueux et gentil envers moi ; et il y a deux ans, te rappelles-tu, quand je suis venu vous dire que j’avais besoin de moissonneurs : « Aidez-moi, frère, tirez-moi de là. » Qu’avez-vous, répondu à ma demande ? « Nous avons à moissonner pour nous, que vous avez répondu, aujourd’hui, nous ne sommes plus au temps où nous travaillions pour les nobles, aujourd’hui, nous sommes libres ! » Vous êtes libres et vous manquez de seigle !

Porfiry Vladimiritch lance à Foma un regard doctoral ; mais celui-ci ne bouge pas.

— Vous êtes trop fiers, c’est justement pour cela que vous n’avez pas de chance. Moi, par exemple : Dieu m’a béni, le Tzar m’a récompensé et cependant, je n’en suis pas plus fier pour ça. Comment puis-je être fier ? que suis-je ? un ver ! un insecte ! C’est pour ça que Dieu m’a béni — pour mon humilité ! Non seulement, il m’a prodigué ses faveurs, mais encore il a inspiré au Tzar l’idée de me récompenser.

— Mon avis est, Porfiry Vladimiritch, qu’auparavant lorsque vous étiez nos maîtres, la vie était sans comparaison meilleure ! dit le flatteur Foma.

— Oui, frères, vous avez eu votre temps ! vous avez fait bombance ! Alors vous aviez de tout, et du seigle, et du foin, et des pommes de terre ! Mais pourquoi invoquer le passé ? Je ne suis pas rancunier ! j’ai même oublié, frère, depuis longtemps l’histoire des moissonneurs ; si j’en ai parlé, c’était en passant ! Tu dis donc que tu as besoin de seigle ?

— Oui, de seigle.

— Tu as l’intention d’en acheter, quoi ?

— Acheter ! acheter ! je voudrais en emprunter… jusqu’à la nouvelle récolte !

— Ah, ah ! sais-tu, frère, que le seigle est cher, aujourd’hui ! Je ne sais vraiment comment faire avec toi…

Porfiry Vladimiritch réfléchit un moment comme si réellement, il ne sait comment faire : d’un côté il lui serait agréable de venir en aide au paysan, de l’autre — le seigle est trop cher…

— Te prêter du seigle — c’est possible, dit-il enfin, — même, à vrai dire, je n’ai pas de seigle à vendre, je n’aime pas trafiquer avec les dons de Dieu ! Mais prêter, c’est autre chose ! car, je me souviens bien, frère, aujourd’hui, je te rends service, demain c’est toi qui me rends la pareille ! Aujourd’hui, c’est moi qui ai l’abondance : prends, sers-toi ! S’il te faut une osmina — prends une osmina ! si tu as besoin d’un tchetvert[37] — prends un tchetvert ! Et demain, peut-être il se trouvera que c’est moi qui irai frapper à ta porte : prête-moi une osmina de seigle, Foma, je n’ai rien à manger !

— Pour ça !… Comme si c’était possible, soudar,… que vous alliez !…

— Moi, personnellement, je n’irai pas, mais je dis… comme exemple… Dans la vie, mon ami, il y a des revers de fortune encore plus grands ! Voilà, on écrit dans les journaux : Napoléon était-il assez fort ! et cependant, lui aussi, a mal calculé… il n’a pas su voir clair. C’est ainsi, frère. Combien te faut-il donc de seigle ?

— Un tchetvert, si vous êtes assez bon…

— Pourquoi pas, mais je le dis à l’avance, il est cher, le seigle aujourd’hui, ah ! qu’il est cher ! Par conséquent, voici comment nous ferons : j’ordonnerai de te verser six tchetvericks et tu me les rendras dans huit mois, plus deux tchetvericks, de cette manière, ça fera juste un tchetvert ! Je ne prends pas d’intérêt, mais un peu plus de seigle…

Foma reste stupéfait en entendant les conditions de Judas. Pendant quelques minutes, il remue les omoplates et garde le silence.

— N’est-ce pas un peu trop, soudar ? dit-il avec hésitation.

— Et si c’est trop — adresse-toi à un autre ! Je ne te force pas, mon ami, je te propose de bon cœur. Ce n’est pas moi qui ai envoyé te chercher, tu es venu me trouver toi-même. Tu m’as fait une demande, je te donne la réponse. C’est comme ça, frère.

— C’est comme ça — je ne dis pas ! mais deux tchetveriks, c’est… comme qui dirait trop ?

— Ah ! ah, ah ! Et moi qui croyais que tu étais un paysan juste, sérieux ! Dis-moi alors comment tu veux que je vive, moi ? Comment dois-je couvrir mes dépenses ? Et elles sont nombreuses, mes dépenses — le sais-tu ? il n’y a pas de fin, mon ami ! Il faut que je donne à celui-ci, que je contente celui-là, que j’indemnise un troisième. Chacun à ses besoins, chacun tombe sur le dos de Porfiry Vladimiritch et c’est lui qui doit payer pour tout le monde ! Puis il faut encore dire : si j’avais vendu le seigle à un marchand, j’aurais reçu l’argent comptant, là, sur la table. L’argent, frère, c’est une sainte chose. Avec l’argent, je m’achète des valeurs d’État et j’en touche les intérêts ! Ni soins, ni soucis, rien que couper un coupon. Et avec le seigle, il faut se trémousser, se fatiguer, se donner toutes les peines du monde… Il s’égraine, perd de sa qualité, puis les souris… Non, frères, l’argent — il n’y a pas de comparaison ! Il est bien temps que j’y songe ! il est bien temps que je convertisse tout en argent et que je vous quitte !

— Restez plutôt avec nous, Porfiry Vladimiritch.

— Je voudrais bien, mon cher, mais je n’en ai plus la force ! Si j’étais comme autrefois, je serais resté, j’aurais encore lutté. Non, il est temps, il est bien temps que je me repose. Je m’en irai à Troitzka-Serguéï, je me réfugierai sous l’aile du saint et personne n’entendra plus parler de moi. Et comme j’y serai bien : tout autour la paix, le calme, la vertu, pas de bruit, de dispute, de querelle — comme dans les Cieux !

En un mot, Foma a beau tourner et virer, l’affaire s’arrange comme le veut Porfiry Vladimiritch. Mais ce n’est pas encore tout. Au moment même où Foma accepte les conditions de l’emprunt, entre en scène un certain Chilipicha, petit terrain d’un arpent tout au plus de superficie.

— Moi, je te rends service, toi, aussi, fais-moi plaisir, dit Porfiry Vladimiritch ; ce ne sont pas des intérêts que je te demande, mais tout simplement un petit service ! Les uns pour les autres et Dieu pour tous. Tu me faucheras ce terrain en t’amusant et je t’en tiendrai compte dans l’avenir ! je suis bon, frère ! Tu me rendras service pour un rouble et moi…

Porfiry Vladimiritch se lève et pour montrer que l’audience est terminée, se signe en regardant l’église. Foma suit son exemple et fait aussi des signes de croix.

 

Foma disparaît ; Porflry Vladimiritch prend une nouvelle feuille de papier, s’arme de sa machine à calculer et les boutons dansent avec une extrême rapidité sous ses doigts agiles… Peu à peu commence toute une orgie de chiffres. Tout l’univers se couvre aux yeux de Judas d’un voile : il passe avec une précipitation fébrile de la machine à calculer à sa feuille de papier, puis de nouveau revient à la machine et ainsi de suite. Et les chiffres s’accumulent, s’accumulent…

LIVRE SEPTIÈME — RÈGLEMENT DE COMPTE

Décembre est arrivé ; les environs recouverts d’un immense linceul de neige sont comme engourdis ; pendant la nuit, la neige s’est à tel point amoncelée sur la route que les chevaux des paysans s’y débattent péniblement pour tirer les traîneaux vides. Près de Golovlevo, on ne remarque plus aucun chemin. Porfiry Vladimiritch s’est si bien déshabitué de recevoir des visites, qu’à l’approche de l’automne il a fait condamner et la grande porte cochère et le perron d’honneur, de sorte que la domesticité ne peut communiquer avec le monde extérieur que par le perron de service et la petite porte latérale.

Onze heures du matin sonnent. Judas, vêtu d’une robe de chambre, se tient auprès d’une fenêtre et regarde au loin sans but. Depuis qu’il est levé, il arpente sa chambre de long en large, songeant à Dieu sait quoi et calculant des revenus imaginaires, de sorte qu’il finit par s’embrouiller dans les chiffres et se fatiguer. Le jardin fruitier qui s’étend devant la maison, le petit village situé derrière elle, — tout est enseveli sous la neige. Une forte gelée a solidifié toute cette masse qui brille au soleil en millions d’étincelles, de sorte que Porfiry Vladimiritch, cligne involontairement des yeux. La cour est calme et déserte ; pas le moindre mouvement auprès des bâtiments de service ; dans le petit village, derrière le jardin, aucun signe de vie non plus, comme si tous y étaient morts. Seule, la maison du prêtre semble habitée : une fumée bleuâtre s’élevant de la cheminée attire l’attention de Judas. — « Onze heures, et la femme du pope n’a pas encore fini sa cuisine, pense-t-il, ces popes ne font que bâfrer. » Partant de ce point, il calcule :… « Est-ce fête aujourd’hui ? Ce jour est-il gras ou maigre ? que peut préparer pour son dîner la femme du pope ? » mais tout à coup son attention est détournée par autre chose. En haut de la colline, à la sortie du village Naglovka apparaît un point noir qui s’approche peu à peu et grossit. Porfiry Vladimiritch l’observe et commence comme toujours à se poser toute une série de questions inutiles. « Qui vient ? Un moujick ou un autre ? Du reste, qui ça peut-il être si ce n’est un moujick, donc c’est un moujick. Où va-t-il ? et pourquoi ? Peut-être pour du bois de chauffage, — mais la forêt de Naglovka se trouve de l’autre côté du village… Ah ! le fripon ! il va dans le bois de Golovlevo voler ! S’il allait au moulin, il aurait tourné à droite… Peut-être, il va chercher le pope ? Quelqu’un se meurt ? ou est mort déjà ?… Ou peut-être quelque femme a accouché ? Quelle femme pouvait donc accoucher ? Ninila était enceinte en automne, mais c’est trop tôt pour elle… Si c’est un garçon qui est né, il sera inscrit au prochain recensement — combien y avait-il donc d’âmes à Naglovka, lors du dernier recensement ?… Et si c’est une fille, celles-là ne sont pas inscrites et en général… Et toujours il est impossible de se passer du sexe féminin… ! »

Judas crache et regarde l’image comme s’il y cherchait une protection contre les suggestions du diable. Il est fort probable que sa pensée aurait encore erré pendant longtemps si le point noir qui avait apparu près de Naglovka, après avoir fait les évolutions habituelles était disparu tout bonnement ; mais il grossissait toujours et enfin il se dirigea vers l’église. Alors Judas vit très distinctement que c’était un petit traîneau recouvert d’une bâche et attelé de deux chevaux l’un derrière l’autre ; le voilà qui monte sur l’éminence et se trouve maintenant à hauteur de l’église. « Ne serait-ce pas le blagotchenny ? pense Judas ; c’est peut-être pour cela que la femme du pope n’a pas encore fini sa cuisine ! » Mais le traîneau tourne à droite et se dirige vers la maison. « C’est ici ! » s’écrie Porfiry Vladimiritch, et croisant instinctivement les pans de sa robe de chambre, d’un bond il s’éloigne de la fenêtre comme s’il craint qu’on l’aperçoive.

Il a deviné ; le traîneau approche de l’enclos et s’arrête près de la porte cochère latérale : une jeune femme en sort précipitamment ; son costume est loin d’être de saison : elle porte un manteau de ville ouaté et garni de fourrures de mouton mais plutôt d’apparence que pour tenir chaud, elle semble véritablement gelée. La jeune femme à la rencontre de laquelle personne n’est venu, court en sautant vers le perron de service et aussitôt se fait entendre le bruit de la porte de la chambre des filles, puis d’une autre porte, et dans les pièces voisines de l’entrée retentit un vacarme produit par le bruit des pas, des sons de voix, etc.

Porfiry Vladimiritch se tient à la porte de sa chambre et écoute. Il y a si longtemps qu’il n’a vu personne d’étranger et il est si déshabitué de toute société qu’il est pris d’une sorte de frayeur. Un quart d’heure s’écoule ; le va-et-vient continue, mais personne ne vient le prévenir. Ceci augmente son agitation. Il est évident que la nouvelle arrivée était du nombre de ceux qui en qualité de parents ont des droits incontestables à l’hospitalité. Qui sont donc ses parents ? Il se prend à fouiller dans sa mémoire, mais celle-ci le sert mal. Il avait un fils Volodka, puis un fils Petka… il avait encore mamenka Arina Pétrovna… c’était, il y a longtemps, oh ! bien longtemps ! Depuis l’automne dernier s’était installée à Goriouchkino, Nadka Galkina, fille de la feue tante Varvara Mikhaïlovna — était-ce elle ? était-ce possible ? Mais non, elle s’était présentée un jour à Golovlevo, mais elle avait dû s’en aller comme elle était venue. « Elle n’oserait pas ! elle n’oserait pas ! » répète Judas, indigné à la seule idée de la possibilité de l’arrivée de Galkina. Mais qui donc encore pouvait-ce être ?

Tandis qu’il se livre ainsi à ses souvenirs, Evprakséiouchka s’approche avec précaution de la porte et dit :

— Barychnia Arina Semenova sont arrivées.

C’était, en effet, Anninka. Mais elle est si changée qu’il est presque impossible de la reconnaître. Ce n’est plus cette belle jeune fille pleine de vie et de hardiesse, aux joues colorées, aux yeux à fleur de tête, à la poitrine opulente, et à la belle tresse cendrée qui était venue à Golovlevo, mais un être faible et chétif, aux seins déprimés, aux joues creuses, couvertes d’un incarnat suspect, un être voûté, aux mouvements lents ; sa belle chevelure même a on ne sait quel aspect misérable ; mais ses yeux, grâce à la maigreur du visage, semblent encore plus grands et brillent d’un éclat fiévreux. Evprakséiouchka l’examine longtemps avant de la reconnaître.

— Barychnia ! est-ce vous ? s’écrie-t-elle en levant les bras au ciel.

— C’est moi. Eh quoi ?

En prononçant ces paroles, Anninka laisse échapper un petit rire qui semble dire : Oui, c’est ça, on m’a arrangée tout de même !

— L’oncle va bien ? demande-t-elle.

— Quoi ! l’oncle, c’est comme qui dirait… il ne vit pas pour de bon… nous ne le voyons presque jamais.

— Qu’a-t-il donc ?

— Mais, comme ça… ça l’a pris, à cause de l’ennui, peut-être.

— Est-ce possible qu’il ne baliverne même plus ?

— À présent, ils se taisent, barychnia. Ils parlaient, ils parlaient, puis tout à coup, ils se sont tus. Quelquefois, nous entendons qu’ils se parlent à eux-mêmes dans leur chambre et même on dirait qu’ils rient, mais aussitôt qu’ils sortent, ils ne nous disent pas un mot. Avec feu leur frère Stépane Vladimiritch, dit-on, c’était exactement la même chose… tout le temps, ils étaient gais, puis tout à coup, ils se sont tus. Et vous, barychnia, comment vous portez-vous ?

Pour toute réponse, Anninka fait de la main un geste qui signifie à peu près : « Ce n’est pas la peine d’en parler ! »

— Et votre sœur, sont-elles toujours bien portantes ?

— Voilà un mois qu’elle repose dans sa tombe, près d’une route.

— Que Dieu nous garde ! est-il possible ! près d’une route !

— Oui, comme on enterre les suicidés.

— Bon Dieu ! Toujours, elles étaient « barychnia », puis… tout à coup, elles se sont donné la mort de leur propre main… Comment cela donc ?

— Oui, avant elles étaient barychnia, puis elle s’est empoisonnée — et c’est tout. Et moi, j’ai manqué de courage, je voulais vivre ! Je viens chez vous, vous voyez ! Pas pour longtemps, ne vous effrayez pas… Je mourrai !

Evprakséiouchka la regarde, les yeux grands ouverts comme si elle ne comprenait pas.

— Qu’avez-vous à me regarder ? Je suis jolie, n’est-ce pas ? Eh bien, telle quelle… Du reste, nous en reparlerons plus tard… plus tard… Maintenant faites payer le cocher et prévenez l’oncle.

Sur ces mots, elle tire de sa poche un vieux porte-monnaie et y prend deux billets d’un rouble.

— Et voici tout mon avoir, ajoute-t-elle, en montrant sa pauvre malle — tout est là : le bien héréditaire et ce que j’ai acquis moi-même. Je suis gelée, Evprakséiouchka, tout à fait gelée. Je suis toute malade, je n’ai pas un os qui ne soit malade, et comme un fait exprès, dehors, ce froid… En route je n’ai pensé qu’à une chose : pourvu que j’arrive jusqu’à Golovlevo, au moins, je mourrai dans une chambre chaude ! Je voudrais de l’eau-de-vie… en avez-vous ?

— Vous feriez mieux, barychnia, de prendre du thé, le samovar va être prêt.

— Non, le thé après, et maintenant, je voudrais de l’eau-de-vie… Du reste, ne dites rien à l’oncle, quant à l’eau-de-vie… ensuite tout se connaîtra de soi-même.

Pendant que l’on sert le thé dans la salle à manger, Porfiry Vladimiritch fait son apparition. Anninka, de son côté, est frappée de l’apparence de son oncle, tellement il est maigri, flétri, tellement il a l’air sauvage. Il accueille Anninka d’une façon étrange ; il ne lui témoigne pas précisément de la froideur, mais il semble qu’il n’a en aucune façon affaire à elle. Il parle peu, par contrainte, comme un acteur qui se ressouvient avec peine des phrases de ses anciens rôles. En général, il est distrait, comme si son esprit était occupé par une tout autre affaire très sérieuse et dont on l’a dérangé pour des bêtises.

— Te voilà donc arrivée ! dit-il ; que désires-tu ? du thé ? du café ? Ordonne !

Jadis Judas, dans les entrevues avec ses parents, jouait le rôle d’un homme sensible, mais cette fois-ci, c’est au contraire Anninka qui est émue, émue sincèrement. Il faut croire que son cœur débordait de douleur, car elle se jette dans les bras de son oncle et l’étreint fortement.

— Oncle ! je viens habiter chez vous ! s’écrie-t-elle en fondant en larmes.

— Eh bien ! sois la bienvenue ! J’ai assez de chambres : il y a de la place pour toi !

— Je suis malade, mon oncle ! je suis bien, bien malade.

— Eh ! si tu es malade, il faut prier Dieu ! Moi-même lorsque je suis malade, je me soigne toujours par la prière.

— Je suis venue chez vous — mourir, oncle !

Porfiry Vladimiritch la regarda d’un œil scrutateur et un sourire imperceptible effleura ses lèvres.

— Donc le jeu est joué ? dit-il d’une voix à peine intelligible comme se parlant à lui-même.

— Oui, il est joué. Lioubinka, l’autre, aussi avait joué son jeu et elle est morte, et moi — je vis !

À la nouvelle de la mort de Lioubinka, Judas se signe pieusement et marmotte une prière. Anninka s’est assise près de la table ; elle s’accoude et regardant dans la direction de l’église, continue à pleurer amèrement.

— Pleurer et se désoler — ça, c’est un péché ! dit doctoralement Porfiry Vladimiritch. Sais-tu comment il faut agir d’après les lois chrétiennes ? Il faut se résigner et espérer — voilà ce que prescrit la religion chrétienne.

Mais Anninka se rejetant sur le dos de sa chaise et laissant tomber ses bras, d’un geste désespéré, répète :

— Ah, je ne sais plus ! je ne sais, je ne sais, je ne sais !

— Si tu te chagrines à cause de ta sœur — ça encore c’est un péché, continue Judas, car s’il est louable d’aimer ses frères et sœurs, cependant si Dieu a voulu rappeler à lui un d’entre eux ou même plusieurs…

— Ah, non, non ! Vous êtes bon, oncle ? Êtes-vous bon, dites ? Et de nouveau Anninka se jette dans ses bras et l’étreint.

— Eh bien ! je suis bon, je suis bon ! Que veux-tu, dis ? du thé ? du café ? un déjeuner ? Demande toi-même ! ordonne !

Anninka se souvient tout à coup que lors de sa première visite à Golovlevo, son oncle lui demandait : Voudrais-tu du veau ? du cochon de lait ? des pommes de terre ? Et elle comprend qu’ici elle ne trouverait aucune autre consolation.

— Je vous remercie, mon oncle, dit-elle en reprenant sa place à table ; je n’ai besoin de rien de particulier. Je suis sûre d’avance que tout me contentera.

— Et si tu es contente — que Dieu en soit loué ! Te proposes-tu d’aller à Pogorelka ?

— Non, mon oncle, je resterai chez vous en attendant. Avez-vous une objection ?…

— Que Dieu te bénisse ! Reste ! Si j’ai parlé de Pogorelka, c’est au cas où tu aurais voulu y aller, il fallait donner les ordres pour le traîneau, les chevaux…

— Non ! plus tard ! plus tard !

— C’est bien. Tu t’y rendras plus tard et en attendant, tu vivras avec nous. Tu m’aideras dans mon ménage — car je suis seul ! Cette belle — et Judas désigna, presque avec haine, Evprakséiouchka occupée à verser le thé — ne fait que courir on ne sait où, de sorte que parfois, on a beau appeler, toute la maison est vide ! Et maintenant, au revoir. J’irai chez moi. Je prierai Dieu, je m’occuperai des affaires, puis de nouveau, je prierai… Voilà, mon amie ! Y a-t-il longtemps que Lioubinka est décédée ?

— Environ un mois, mon oncle.

— Alors demain matin, nous irons entendre la messe et aussi nous ferons dire un requiem pour l’âme de la défunte Lioubof… Donc, au revoir, en attendant ! Prends ton thé et si tu as faim, fais-toi servir quelque chose. À dîner nous nous reverrons. Nous parlerons, nous aviserons, s’il y a lieu, et sinon nous causerons tout simplement !

C’est ainsi que se passa la première entrevue des parents. L’existence d’Anninka, dès lors, entrait dans une nouvelle phase en ce même Golovlevo maudit, d’où elle s’était échappée par deux fois durant sa courte vie.

 

Anninka dégringola promptement. Sa visite à Golovlevo, après la mort de sa grand’mère, lui donna conscience qu’elle était barychnia, qu’elle avait son nid et ses tombes, que la vie n’était pas uniquement faite du bruit et de la puanteur des hôtels et des auberges, qu’elle avait un refuge où elle ne saurait être atteinte par les respirations ignobles qu’empeste l’odeur du vin et de l’écurie, où le moustachu ne pourrait faire irruption, le moustachu avec sa voix enrouée par l’ivrognerie et ses yeux enflammés (ah ! ce qu’il lui disait ! quels gestes il se permettait en sa présence !) mais cette conscience s’envola presque aussitôt qu’elle eut perdu de vue Golovlevo.

De Golovlevo, Anninka se rendit à Moscou où elle se mit à faire des démarches pour entrer au théâtre de la capitale. Dans ce but, elle s’adressa même à maman, directrice de la pension où elle avait fait son éducation et à ses ci-devant camarades. Mais partout on la reçut d’une façon étrange. Maman, qui, au premier moment, l’accueillit d’assez bonne grâce, en apprenant qu’elle jouait sur la scène d’un théâtre provincial, changea tout à coup l’expression bienveillante de sa physionomie et son visage devint grave et sévère. Ses camarades, femmes mariées pour la plupart, exprimèrent à son endroit une surprise si effrontée qu’elle en fut tout simplement effrayée. Il n’y eut qu’une seule qui, plus bonasse que les autres, voulut bien lui témoigner de l’intérêt et lui demanda :

— Dis, ma chérie, est-il vrai que lorsqu’au théâtre, vous vous habillez dans vos loges, ce sont les officiers qui serrent votre corset ?

En un mot, ses tentatives de s’établir à Moscou furent infructueuses. À dire vrai, elle ne présentait aucun gage de succès sur les scènes de la capitale. Elle et Lioubinka appartenaient au nombre de ces actrices vives, mais douées médiocrement qui, toute leur vie, ne jouent qu’un seul et même rôle. Anninka réussit en Périchole, Lioubinka dans Violette et le Colonel de l’ancien temps. Et ensuite dans tout ce qu’elles jouaient, elles représentaient encore Périchole et Violette et dans la plupart des cas, on peut même dire qu’elles ne représentaient rien du tout. Il arrivait aussi à Anninka de jouer la Belle Hélène ; elle mettait sur ses cheveux cendrés une perruque couleur de feu, fendait sa tunique jusqu’à la ceinture, mais malgré tout cela, son jeu restait médiocre, flasque, cynique même. Après la Belle Hélène elle joua la Duchesse de Gerolstein et puisqu’ici, à un jeu incolore, s’ajoutait une mise en scène absurde, il en résultait quelque chose de tout à fait bête. Enfin, elle se hasarda à jouer Clairette dans Madame Angot, mais ici, voulant électriser le public, elle exagéra à tel point son rôle que même les spectateurs peu exigeants de la province trouvèrent que ce n’était pas une actrice désireuse de plaire qui s’agitait sur la scène, mais tout simplement une espèce d’ordure. En général, Anninka acquit la réputation d’une actrice vive, possédant une jolie voix, et comme elle était belle, elle pouvait faire des recettes en province. Mais c’était tout. Elle ne pouvait faire parler d’elle, et n’avait pas de physionomie propre. Même en province, son parti se composait exclusivement de serviteurs de toutes sortes d’armes dont la principale ambition consistait à avoir libre entrée dans les coulisses. Dans la capitale, elle ne pouvait entrer au théâtre qu’en étant patronnée par quelque personnage influent et tout au plus y aurait-elle mérité de la part du public le surnom peu flatteur d’harpiste. Anninka était donc obligée de revenir en province. À Moscou, elle avait reçu une lettre de Lioubinka qui lui disait que leur troupe était transportée à Samovarof, chef-lieu de gouvernement, et qu’elle en était fort contente, car elle avait fait la connaissance d’un membre du Zemstvo du gouvernement de Samovarof qui s’était à tel point épris d’elle qu’il était même prêt à voler l’argent du Zemstvo pour satisfaire tous ses désirs. Et en effet en arrivant à Samovarof, Anninka trouva sa sœur installée presque luxueusement et décidée à quitter la scène. Au moment de son arrivée, elle trouva chez Lioubinka son ami, le membre du zemstvo, Gavrilo Stepanytch Lioulkine. C’était un capitaine d’artillerie en retraite, encore peu de temps auparavant bel homme, mais actuellement un peu lourd. Sa physionomie était noble, ses manières nobles, ses idées nobles, mais en même temps l’ensemble de sa personne suggérait la conviction que cet homme ne reculerait pas devant la caisse du zemstvo. Lioubinka accueillit sa sœur à bras ouverts et déclara que sa chambre était prête. Mais Anninka se trouvant encore sous l’impression de son voyage dans son pays se fâcha. Une chaude discussion eut lieu entre les deux sœurs, puis le désaccord survint. À cette occasion, Anninka se rappela involontairement batiouchka qui lui disait à Pogorelka qu’il était difficile à une actrice de garder son trésor.

Anninka s’installa dans un hôtel et rompit toutes relations avec sa sœur. La semaine de Pâques s’écoula. À Quasimodo commencèrent les représentations et Anninka apprit qu’en remplacement de sa sœur on avait fait venir de Kazan mademoiselle Nalimova, une pas grand’chose, mais en revanche actrice tout à fait sans préjugés quant aux gestes. Comme d’habitude, Anninka apparut en Périchole et fit fureur parmi le public de Samovarof. En revenant à son hôtel, elle trouva dans sa chambre un paquet contenant un billet de cent roubles et une lettre laconique ainsi conçue : « En cas de consentement, encore autant. Le marchand de nouveautés, Koukicheff. » Anninka se fâcha et alla se plaindre au maître de l’hôtel, mais celui-ci déclara que c’était l’habitude de Koukicheff de souhaiter de la sorte la bienvenue à chaque actrice nouvellement arrivée, mais que, du reste, le marchand n’était pas méchant et que ce n’était pas la peine de s’en offenser. Guidée par cet avis, Anninka renvoya à Koukicheff son argent et sa lettre et se tranquillisa.

Mais Koukicheff se trouva être plus tenace que ne le disait le maître de l’hôtel. C’était un des amis de Lioulkine et il était en bons termes avec Lioubinka. Assez riche et, comme Lioulkine, il se trouvait dans une situation fort favorable vis-à-vis du trésor de la ville ; avec cela il était aussi intrépide que Lioulkine. Son apparence était des plus séduisantes, au dire des marchands, et il se croyait en droit d’oser, d’autant plus que Lioubinka lui avait promis formellement son concours. Lioubinka semblait avoir brûlé définitivement ses vaisseaux et sur son compte couraient des bruits fort désagréables pour l’amour-propre de sa sœur. On disait que chaque soir s’assemblaient chez elle de joyeux convives qui soupaient toute la nuit jusqu’à l’aube ; que Lioubinka présidait cette compagnie, comme une tzigane, à moitié vêtue, (et Lioulkine criait en s’adressant à ses amis ivres : regardez donc ! ça, c’est une poitrine !) les cheveux épars, la guitare en mains, elle chantait :

Ah ! que j’ai d’agrément,

Avec ce moustachu charmant !

Anninka écoutait ces racontars et s’agitait. Ce qui l’étonnait surtout, c’est que Lioubinka chantât le Moustachu à la façon des tziganes : tout à fait comme la Matrecha de Moscou ! disait-on. Anninka rendait toujours justice à sa sœur et si on lui avait dit, par exemple que celle-ci chantait d’une façon inimitable les couplets du Colonel de l’ancien temps, elle aurait trouvé cela fort naturel et l’aurait cru volontiers. D’ailleurs ceci était hors de doute, car le public de Koursk, de Tambof et de Penza se souvient encore de la naïveté incomparable avec laquelle Lioubinka exprimait de sa petite voix son désir d’être lieutenant-colonel. Mais que Lioubinka pût chanter comme les tziganes, comme Matrecha, pour cela, — pardon ! c’est un mensonge ! Oui, elle, Anninka, peut chanter de cette façon, c’est incontestable ! C’est son genre, son rôle, et toute la ville de Koursk qui l’a vue dans la pièce Les romances russes personnifiées dit volontiers qu’elle le peut. Et Anninka prenait la guitare en main, passait sur son épaule l’écharpe rayée, s’asseyait sur une chaise, mettait une jambe sur l’autre et commençait : i-eh, i-eh ! Et en effet, elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à la tzigane Matrecha.

Quoi qu’il en soit, Lioubinka s’entourait de luxe et Lioulkine, pour ne pas faire ombre au tableau de cette ivresse de bonheur, semblait avoir déjà fait quelque emprunt à la caisse du Zemstvo. Sans parler de la quantité de vin de Champagne que l’on absorbait et dont on arrosait chaque nuit, le parquet de l’appartement de Lioubinka, celle-ci devenait chaque jour plus exigeante, plus capricieuse. D’abord les robes vinrent de Moscou de chez madame Minangois, puis les diamants de chez Fould. Lioubinka était prudente et ne dédaignait pas les valeurs. D’un côté, — une vie d’ivresse, de l’autre, — l’or, les pierreries et surtout les billets de loterie d’État. En tout cas, la vie était sinon gaie, du moins turbulente, désordonnée, pleine d’ivresse. Une chose lui était désagréable : il fallait tâcher d’obtenir la bienveillante attention de monsieur le maître de police qui, quoique du nombre des amis de Lioulkine, aimait néanmoins à faire sentir de temps en temps qu’il était une puissance dans son genre. Lioubinka devinait toujours quand le maître de police était mécontent d’elle, car dans ces cas-là, le lendemain, elle recevait la visite du commissaire de police qui lui demandait son passe-port. Et elle pliait, donnait à déjeuner au commissaire et le soir au maître de police, faisant de ses propres mains un certain punch suédois dont il était grand amateur.

Koukicheff voyait cette bombance et brûlait d’envie d’en faire autant. Il voulait à tout prix tenir une maison tout à fait semblable et avoir une belle qui ressemblerait en tout point à Lioubinka. On pourrait alors varier le plaisir, cette nuit — chez la belle de Lioulkine, la nuit de demain — chez sa belle à lui, Koukicheff. C’était son rêve, rêve d’un homme bête, qui, plus il est bête, plus il est tenace dans la poursuite de son but. À son avis, Anninka était l’unique personne qui pouvait réaliser ce rêve. Cependant Anninka ne capitulait pas. Jusqu’ici, son sang n’avait pas parlé, malgré qu’elle eût beaucoup d’adorateurs et ne se gênât pas le moins du monde avec eux. Un jour, elle fut prête à s’amouracher d’un tragédien, Miloslavsky, n° 10, dont en retour le cœur brûlait pour elle. Mais Miloslavsky n° 10 était si bête et en outre si obstinément ivre que jamais il ne lui fit de déclaration ; il se contentait de darder ses yeux sur elle et poussait des soupirs absurdes lorsqu’elle passait auprès de lui. Anninka considérait tous ses autres admirateurs comme un entourage inévitable auquel les conditions mêmes de son métier condamnaient l’actrice de province. Elle se soumettait à ces conditions, jouissait de petits avantages (applaudissements, bouquets, promenades en troïka, piques-niques) qui se présentaient, mais elle n’allait pas plus loin que cette débauche, pour ainsi dire, extérieure.

Tout l’été, elle persévéra fermement dans le chemin de la vertu, gardant son trésor avec jalousie, comme si elle voulait prouver au batiouchka de Pogorelka, que, parmi les actrices, il y avait aussi des femmes capables d’héroïsme. Une fois, elle se plaignit même de Koukicheff au chef du gouvernement qui l’écouta avec bienveillance, la félicita de son héroïsme et lui recommanda de suivre à l’avenir cette même voie. Mais en même temps, voyant dans cette plainte un blâme indirect de sa propre personne, le gouverneur ajouta, qu’ayant épuisé toutes ses forces dans la lutte contre les ennemis intérieurs, il ne croyait pas pouvoir lui être utile dans le cas présent. En entendant cette conclusion, Anninka rougit et se retira. Cependant Koukicheff agissait si adroitement qu’il réussit à intéresser à ses sollicitations le public qui s’aperçut tout à coup que la cause de Koukicheff était juste et que mademoiselle Pogorelsky n° 1 (comme on la nommait sur les affiches) n’était pas grand’chose pour jouer la Sainte Nitouche. Tout un parti se forma qui entreprit de mettre à la raison cette parvenue obstinée. Les habitués des coulisses abandonnèrent son cabinet de toilette et élurent domicile dans le voisinage de la chambre de mademoiselle Nalimova. Puis, du reste sans passer aux actes franchement hostiles, on se mit à accueillir mademoiselle Pogorelsky avec une froideur telle qu’il semblait que ce n’était pas le premier sujet qui apparaissait sur la scène, mais quelque pauvre comparse. Enfin on obligea l’entrepreneur à retirer à Anninka certains rôles principaux et à les donner à mademoiselle Nalimova. Et ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que Lioubinka, auprès de qui Nalimova jouait le rôle de confidente, prenait une part active à toute cette sourde intrigue. Vers l’automne, Anninka remarqua avec effroi qu’on lui faisait jouer le rôle d’Oreste dans la Belle Hélène et que de tous ses anciens rôles, on ne lui laissait que celui de Périchole et cela uniquement parce que mademoiselle Nalimova elle-même ne se décidait pas à rivaliser avec elle dans cette pièce. En outre, l’entrepreneur lui déclara qu’eu égard au refroidissement du public à son endroit, ses gages seraient réduits à 75 roubles par mois, et un demi-bénéfice par an. Anninka eut peur, car avec ces appointements, il lui fallait passer de l’hôtel à l’auberge. Elle écrivit à deux ou trois entrepreneurs, leur proposant ses services, mais tous lui répondirent qu’en ce moment, les Péricholes abondaient et qu’en outre, on avait appris de sources sûres son obstination et qu’elle pouvait d’autant moins compter sur le succès. Anninka mangeait son dernier argent, encore huit jours et son déménagement était inévitable, ce qui la mettrait dans la même situation que mademoiselle Khorochavina qui jouait Parthénise et avait pour protecteur le commissaire de police du quartier. Elle fut prise d’une sorte de désespoir, d’autant plus qu’une main mystérieuse déposait chaque jour dans sa chambre une lettre, toujours la même : « Périchole, cède ! Ton Koukicheff. » Et voilà que, juste en ce moment pénible, Lioubinka fit irruption dans sa chambre.

— Dis, de grâce, pour quel prince gardes-tu ton trésor ? lui demanda-t-elle brièvement.

Anninka resta ébahie. Avant tout, elle fut frappée de cette circonstance que Lioubinka employait le mot trésor dans le même sens que le prêtre de Pogorelka. Mais batiouchka voyait dans le trésor la base et Lioubinka ne le considérait que comme un rien du tout, qui, du reste, avait le talent de mettre ces lâches d’hommes en démence. Puis involontairement, elle se demanda : « Qu’est-ce que ce trésor, en effet ? est-ce vraiment un trésor et vaut-il la peine d’être gardé ! » et hélas — elle ne trouva pas de réponse affirmative à cette question. D’un côté ça semble honteux de rester sans trésor et de l’autre… Ah ! que le diable l’emporte ! est-ce que vraiment, tout le sens, tout le mérite de la vie ne consiste qu’à soutenir une lutte quotidienne pour le trésor ?

— J’ai amassé en six mois trente billets de loterie de deux cents roubles chacun — continua Lioubinka, et des bijoux… Regarde ma robe !

Et elle se retourna, rajusta son costume par derrière et par devant et se laissa examiner de tous côtés. La robe devait en effet coûter cher et était admirablement faite ; elle venait directement de chez madame Minangois.

— Koukicheff est bon, poursuivit Lioubinka, il t’habillera comme une poupée et te donnera aussi de l’argent. Alors on pourra quitter le théâtre… c’est assez !

— Jamais ! s’écria avec chaleur Anninka qui se rappelait encore les mots : Saint art !

— Tu pourras aussi y rester si tu veux. Tu recevras de nouveau la haute paye ; tu dépasseras Nalimova.

Anninka se taisait.

— Eh bien, au revoir. On m’attend en bas. Koukicheff est aussi là. Allons ?

Mais Anninka gardait toujours le silence.

— Eh bien ! pense à ce que tu dois faire… Et lorsque tu seras décidée — viens. Adieu !

Le dix-sept septembre, jour de fête de Lioubinka, l’affiche du théâtre de Samovarof annonça une représentation extraordinaire. Anninka apparut de nouveau dans le rôle de la Belle Hélène et le rôle d’Oreste était rempli uniquement pour cette fois par mademoiselle Pogorelsky n° 2, c’est-à-dire Lioubinka. Pour comble de triomphe et aussi uniquement pour cette fois, on avait revêtu mademoiselle Nalimova d’une jaquette courte et lui barbouillant légèrement le visage de suie et l’armant d’une feuille de tôle, on lui fit représenter le forgeron Cléon. Le public se trouva dans un état voisin de l’extase, grâce à cela. À peine Anninka était-elle sortie de derrière les coulisses que s’éleva un tumulte tel que, déshabituée, comme elle l’était, des ovations, elle sentit les sanglots lui monter à la gorge. Et lorsqu’au troisième acte, dans la scène du réveil, elle se leva presque nue, un vrai gémissement remplit toute la salle, si bien qu’un spectateur, par trop électrisé, cria à Ménélas debout au seuil de la porte : Va-t’en, sale brute, va-t’en ! Anninka comprit que le public lui avait pardonné. De son côté, Koukicheff, en frac, ganté et cravaté de blanc proclamait avec dignité son triomphe et gorgeait de vin de Champagne ses connaissances aussi bien que les inconnus. Enfin le directeur du théâtre, au comble de la joie, entrant dans la loge d’Anninka se courba devant elle et lui dit :

— Voilà, barychnia, vous êtes sage maintenant ! Par conséquent, dès ce soir, vous aurez de nouveau la haute paye et le nombre correspondant de bénéfices !

En un mot, chacun la louait, la félicitait et lui témoignait sa sympathie de sorte que se sentant auparavant confuse et pleine d’angoisse, elle finit par se convaincre tout à coup qu’elle avait… accompli sa mission !

Après le spectacle, on se rendit chez Lioubinka et là, les félicitations redoublèrent. L’appartement se remplit d’une telle foule et aussi d’une telle fumée de tabac qu’on avait bien de la peine à respirer. On se mit à souper et le vin de Champagne coula à flots. Koukicheff ne quittait pas d’un pas Anninka qui semblait légèrement confuse, mais cette assiduité ne lui pesait plus. Cela lui paraissait un peu drôle et, en même temps, elle était flattée d’avoir conquis si facilement ce gros marchand (si fort qu’il pouvait courber et redresser en jouant un fer à cheval) et de pouvoir le commander et faire de lui ce qu’il lui plaisait. Pendant le souper régna une gaîté générale, cette gaîté ivre et désordonnée à laquelle ni l’esprit ni le cœur ne prennent part et après laquelle l’on a le lendemain mal de tête et mal de cœur. De tous les convives, seul le tragédien Miloslavsky avait l’air morose et, au lieu de vin de Champagne, s’abreuvait de vulgaire eau-de-vie. Quant à Anninka, elle s’abstint pendant quelque temps de s’enivrer, mais Koukicheff était si pressant, il la suppliait à genoux d’une voix si lamentable : « Anna Semenovna ! vous avez un débet à votre compte ! permettez-moi de vous prier ! pour notre bonheur ! paix et amour ! faites-moi la grâce !… » qu’elle ne pouvait le désillusionner malgré qu’il lui fut désagréable de voir sa sotte figure et d’entendre ses paroles bêtes. Dès qu’elle eut bu, la tête lui tourna. Lioubinka était si généreuse qu’elle proposa elle-même à sa sœur de chanter :

« Ah, que j’ai d’agrément

« Avec ce moustachu charmant. »

Et cette dernière le fit avec tant de perfection que tout le monde s’écria : « Ça, c’est en effet… comme Matrecha ! » Lioubinka chanta à son tour les couplets « où elle voulait être lieutenant-colonel » et tous furent convaincus que c’était là le vrai genre où elle n’eût pas de rivale, comme Anninka — dans les chansons à la mode tsigane. Pour terminer, le tragédien Miloslavsky n° 10 et mademoiselle Nalimova représentèrent une scène-mascarade : le tragédien déclamait quelques morceaux choisis d’Ugolino et Nalimova lui donnait des répliques puisées dans les tragédies inédites de Barkof : il en résulta quelque chose de si inattendu que Nalimova faillit éclipser les demoiselles Pogorelsky et devenir l’héroïne de la soirée.

Il faisait jour lorsque Koukicheff aida Anninka à monter dans sa calèche. De petits bourgeois pieux revenaient des matines et voyant la demoiselle Pogorelsky, pimpante et légèrement grise, disaient d’un air morose :

— Le monde revient de l’église et ceux-là se gorgent de vin…

De chez sa sœur, Anninka rentra non à l’hôtel mais dans son appartement qui était petit, mais confortable et meublé avec goût. À sa suite y entra Koukicheff.

Tout l’hiver se passa dans on ne sait quel tourbillon. Anninka fut complètement entraînée et si, par moments, elle se rappelait encore le trésor, ce n’était que pour se dire : « Étais-je assez sotte ! » Koukicheff, sous l’impression de l’orgueilleuse conviction que ses désirs au sujet de la belle qui valait Lioubinka s’étaient réalisés et poussé par la rivalité, faisait toujours venir deux costumes lorsque Lioulkine n’en faisait venir qu’un, faisait mettre sur sa table deux douzaines de bouteilles de champagne, lorsque son ami n’en avait qu’une. Lioubinka commença même à envier le succès de sa sœur, car celle-ci avait amassé durant l’hiver quarante billets de loterie et pas mal de bijoux avec et sans pierreries. Du reste, de nouveau, les sœurs devinrent amies et décidèrent de mettre en commun leurs économies. À cette occasion, Anninka, qui avait encore quelques illusions, dit, dans une causerie intime, à sa sœur :

— Lorsque tout cela finira, nous irons à Pogorelka. Nous aurons de l’argent et nous nous occuperons de notre propriété.

À cela, Lioubinka répondit cyniquement :

— Et tu penses que cela finira jamais… sotte !

Malheureusement pour Anninka, dans la tête de Koukicheff germa une nouvelle idée dont il se mit à poursuivre la réalisation avec son obstination habituelle. Comme un homme peu développé et incontestablement peu intelligent, il lui semblait qu’il se trouverait à l’apogée de son bonheur, si sa belle « l’accompagnait », c’est-à-dire buvait avec lui.

— Tenez-moi compagnie ! un petit verre ! ensemble ! l’obsédait-il sans cesse (Koukicheff disait toujours vous à Anninka, respectant en elle son origine noble et voulant sans doute lui prouver qu’il avait servi, comme garçon, dans les boutiques de Moscou).

Anninka refusa pendant quelque temps, alléguant que Lioulkine ne forçait jamais Lioubinka à prendre de l’eau-de-vie.

— Et cependant elles en boivent par amour de M. Lioulkine, répliqua Koukicheff — et puis permettez-moi de vous demander, devons-nous copier les Lioulkine ? — Ils sont — Lioulkine ; vous et moi sommes Koukicheff ! Donc nous vidons un verre ! à notre façon ! à la Koukicheff !

En un mot, Koukicheff eut le dessus. Anninka accepta des mains de son amoureux le petit verre rempli d’un liquide verdâtre et le vida tout d’un coup. Certes, mal lui en prit, — elle s’engoua, toussa, tournoya par la chambre et pendant ce temps, Koukicheff était fou de transport.

— Permettez-moi de vous dire, chère belle, qu’il ne faut pas boire ainsi ! vous allez trop vite, lui dit-il lorsqu’elle fut un peu revenue à elle — le bocal (c’est ainsi qu’il nommait le petit verre) doit être tenu comme ça ! Puis on l’approche des lèvres et sans se presser : une, deux, trois… que Dieu nous bénisse !

Et tranquillement, sérieusement, il vida son verre dans son gosier comme il aurait versé le liquide dans un seau. Puis sans même faire de grimace, il prit un petit morceau de pain bis, le trempa dans le sel et le mangea.

Ainsi Koukicheff réussit aussi à réaliser sa deuxième idée et aussitôt se mit à en inventer une nouvelle, quelque chose propre à épater Lioulkine. Et il y réussit.

— Savez-vous ? déclara-t-il, un jour, en été, nous irons avec les Lioulkine chez moi au moulin, nous emporterons avec nous le sac de voyage (c’est ainsi qu’il nommait le panier au vin et aux provisions) et nous nous baignerons dans la rivière tous ensemble, en commun !

— Pour ça — non, jamais ! répliqua Anninka indignée.

— Pourquoi donc cela ! Nous nous baignerons, puis nous boirons un verre, nous prendrons nos aises, puis nous nous baignerons de nouveau ! Ce sera délicieux !

On ne sait pas si la nouvelle idée de Koukicheff se réalisa, mais il est certain que pendant toute l’année que dura cette orgie, ni la régence de la ville, ni celle du zemstvo ne manifestèrent d’inquiétude au sujet des messieurs Koukichef et Lioulkine. Du reste, pour donner le change, Lioulkine avait fait un voyage à Moscou et, à son retour, racontait partout qu’il avait vendu une forêt et lorsqu’on lui faisait remarquer qu’il y avait déjà quatre ans que cette forêt avait été vendue lorsqu’il vivait avec la tsigane Domacha, il répliquait qu’alors c’était celle de Drigalovo et que c’était maintenant la Dachkina Stydobouchka (la honte de Dachka) et, pour donner à son récit un vernis de véracité, il ajoutait que la forêt vendue portait ce nom, par la raison suivante : Au temps du servage, on y a avait surpris la fille Dachka et on l’avait rossée sur place. Quant à Koukicheff, il fit courir le bruit qu’il avait apporté de l’étranger, en contrebande, une pièce de dentelle (cachée sous des crayons), et que cette opération lui avait procuré un joli bénéfice.

Malgré tout cela, au mois de septembre de l’année suivante, lorsque Koukicheff eut l’imprudence de refuser au maître de police mille roubles que celui-ci lui demandait à titre d’emprunt, aussitôt après l’on put remarquer que le substitut du procureur et le maître de police échangeaient des paroles mystérieuses (« tous les deux sablaient chez moi le champagne ! » disait plus tard Koukicheff devant le tribunal). Et voilà que le 17 septembre, anniversaire des amours de Koukicheff, lorsque lui et ses compagnons célébraient de nouveau la fête de Lioubinka, tout à coup, au beau milieu de la compagnie apparut un membre du conseil de régence qui déclara que le conseil était réuni et qu’on était en train de rédiger le procès-verbal.

— On a donc trouvé le débet ? s’écria avec une certaine aisance Koukicheff, et sans ajouter autre chose, il se leva, se rendit à la régence et de là à la prison.

Le lendemain, la régence du zemstvo prit l’alarme à son tour. Les membres du zemstvo se réunirent, on envoya chercher la caisse à la trésorerie, on compta, recompta, mais malgré tout ce que l’on fit, l’on dut constater le déficit. Lioulkine assistait à la vérification des comptes, pâle, morose, mais… digne ! Lorsque le déficit fut pleinement constaté et pendant que les conseillers se demandaient en eux-mêmes quelle forêt de chacun d’eux on devrait vendre pour le combler, Lioulkine s’approcha de la fenêtre, tira son revolver et se logea une balle dans la tempe.

L’affaire fit beaucoup de bruit dans la ville. On discutait, on comparait. On plaignait Lioulkine : « Celui-là, au moins, a agi noblement » ! Et on disait au sujet de Koukicheff : « Marchand il est né, marchand il mourra ! » En parlant d’Anninka et de Lioubinka, les gens s’écriaient : « C’est toujours elles ; cela est arrivé, grâce à elles » et émettaient l’opinion qu’il fallait les mettre en prison pour que cela serve d’exemple aux autres gueuses. Le juge d’instruction ne les fit pas arrêter, mais en revanche, il les intimida à tel point qu’elles perdirent littéralement la tête. Certes, il se trouva des personnes compatissantes qui leur conseillèrent de cacher tout ce qu’elles avaient de plus précieux, mais elles écoutaient et ne comprenaient rien. À cause de cela, l’avocat des plaignants (les deux régences avaient pris le même avocat), homme hardi, en vue de garantir les intérêts de ses clients, se présenta chez les deux sœurs, accompagné d’un huissier et saisit tout, ne leur laissant que leur garde-robe et ceux des bijoux qui à en juger par les inscriptions qui y étaient gravées, leur avaient été offerts par le public. Lioubinka eut cependant le temps de dissimuler dans son corsage une liasse de billets de banque qu’elle avait reçue la veille. Cette liasse contenait mille roubles et c’était là tout ce qui restait aux demoiselles Pogorelsky pour subsister pendant un temps indéfini. Elles furent obligées de rester à Samovarof pendant quatre mois encore dans l’attente du jugement. Enfin arriva le jour du procès pendant lequel elles souffrirent (surtout Anninka) mille tortures. Koukicheff fut cynique jusqu’au dernier point ; les détails qu’il donnait n’étaient d’aucune nécessité, mais il voulait poser devant les dames de Samovarof et dévoila tout, absolument tout. Le procureur et l’accusateur public, tous les deux, jeunes, désiraient, eux aussi, faire plaisir aux dames et ils en profitèrent pour donner au procès un caractère enjoué, ce à quoi ils réussirent pleinement. Anninka, plusieurs fois, se trouva mal, mais le procureur, tout préoccupé des intérêts des plaignants, n’y prêtait aucune attention et posait questions sur questions… Enfin, l’enquête judiciaire tirait à sa fin et la parole fut donnée aux parties. Les jurés ne prononcèrent l’arrêt que fort tard dans la nuit : Koukicheff fut condamné, mais il bénéficia des circonstances atténuantes et fut condamné à la déportation en Sibérie, mais non dans une contrée par trop éloignée. À la fin du procès, les deux sœurs reçurent l’autorisation de quitter Samovarof. Et il était temps, car les mille roubles soustraits à la saisie étaient presque épuisés. En outre, le directeur du théâtre de Kretchetof avec lequel elles s’étaient abouchées exigeait qu’elles vinssent immédiatement à Kretchetof, les menaçant dans le cas contraire de rompre les pourparlers. Quant à l’argent et aux bijoux, saisis par ordre de l’accusateur public, elles n’en entendirent plus parler. Telles furent les conséquences de leur négligence à l’égard du trésor. Harassées, accablées, écrasées par le mépris public, elles perdirent toute foi en leurs forces et tout espoir d’un avenir plus heureux. Elles maigrirent, s’affaissèrent, perdirent tout courage. Pour comble de malheur, Anninka, ayant passé par l’école de Koukicheff, s’adonnait à la boisson. Tout alla de mal en pis. À Kretchetof, à peine les sœurs furent-elles descendues de wagon qu’aussitôt elles furent reçues : Lioubinka par le capitaine d’artillerie Papkoff, Anninka par le marchand Zabvenny. Mais ce n’était plus la vie plantureuse d’autrefois. Papkoff et Zabvenny étaient des hommes grossiers, querelleurs, et n’aimaient pas à dépenser de l’argent. Zabvenny s’exprimait ainsi : « Telle marchandise, tel prix ! » et, au bout de trois à quatre mois, ils montraient très peu d’empressement auprès de leurs belles. En outre, parallèlement aux succès médiocres en amour, survinrent les succès médiocres sur la scène. L’entrepreneur qui avait fait venir les deux sœurs, comptant sur le scandale dont elles avaient été cause à Samovarof fut, contre toute attente, déçu dans ses calculs. À la première représentation même, au moment où les demoiselles Pogorelski se trouvaient sur la scène, un spectateur du poulailler, leur cria : « Ah vous, les accusées ! » — et depuis ce jour, ce surnom leur resta, déterminant d’un coup leur future carrière artistique. Il s’ensuivit pour elles une existence terne, obscure, privée de tout intérêt. Le public était froid, le directeur les boudait, leurs protecteurs ne prenaient pas fait et cause pour elles. Zabvenny, qui, comme Koukicheff, se berçait du rêve de forcer sa belle à boire avec lui, de s’amuser des grimaces qu’elle ferait auparavant et de voir comment peu à peu elle céderait, fut fort désappointé en s’apercevant qu’elle avait déjà été à bonne école et qu’il ne lui restait plus qu’une seule distraction : rassembler ses amis et regarder comment Anniouchka flûtait l’eau-de-vie. De son côté, Papkoff était mécontent aussi et trouvait que Lioubinka avait maigri, ou selon son expression n’était plus qu’une carcasse.

— Tu avais des chairs autrefois, où les as-tu mises ? lui disait-il.

Et à cause de cela, non seulement il ne prenait pas de gants avec elle, mais souvent, étant ivre, il la frappait.

À la fin de l’hiver, les deux sœurs n’avaient plus de vrais protecteurs, ni de position stable. Elles étaient encore au théâtre, mais il n’était plus question de Péricholes ni de Colonels de l’ancien temps ; néanmoins, Lioubinka semblait avoir encore conservé quelque courage, mais Anninka, personne plus nerveuse, était tout à fait abattue et semblait avoir oublié le passé et ne pas avoir conscience du présent. En outre elle fut prise d’une toux suspecte et il était évident qu’un mal mystérieux venait au devant d’elle. L’été suivant fut horrible. Peu à peu, les sœurs en arrivèrent à ceci, qu’on venait les chercher, tantôt d’un hôtel, tantôt de l’autre, pour messieurs les voyageurs de passage dans la ville et elles étaient taxées à un prix modéré. Les scandales succédaient aux scandales, les rixes aux rixes, mais les sœurs comme des chattes avaient la vie dure et s’obstinaient à vivre. Elles ressemblaient à ces misérables chiens qui, malgré tous les coups reçus, malgré les blessures et les jambes cassées, se fourrent néanmoins dans leur coin de prédilection, aboient tristement, mais se fourrent toujours. On finit par trouver qu’il n’était pas possible de garder au théâtre des femmes de ce genre-là. Pendant toute cette sombre année, une fois seulement, une lueur éclaira l’existence d’Anninka. Le tragédien Miloslavsky n° 10 lui envoya une lettre où il la suppliait d’accepter son cœur et sa main. Anninka, à cette lecture, fondit en larmes. Toute la nuit, en proie à la fièvre, elle ne put dormir. Mais le matin, elle envoya cette réponse laconique : « Pourquoi faire ? n’est-ce pas pour boire ensemble de l’eau-de-vie ? » Puis les ténèbres devinrent encore plus épaisses et elle se replongea dans son étourdissement perpétuel.

Lioubinka revint à elle la première, ou pour mieux dire, elle sentit instinctivement qu’elle avait assez vécu. Désormais, le travail n’était plus possible : jeunesse, beauté, talent — tout s’était envolé d’un seul coup. Jamais l’idée qu’elles avaient un refuge à Pogorelka ne lui vint à l’esprit. C’était quelque chose de si éloigné, de si vague, qu’elle l’avait tout à fait oublié. Pogorelka, ne l’attirant pas auparavant, pouvait d’autant moins l’attirer maintenant, oui, maintenant, lorsqu’il ne lui restait plus qu’à mourir de faim, Pogorelka l’attirait moins que jamais. Comment s’y présenterait-elle ? Comment oserait-elle y montrer cette face sur laquelle mille souffles d’ivrognes avaient imprimé ce mot : « lâche ! » Ils étaient partout, ces souffles maudits, ils se faisaient sentir partout, à chaque endroit de son corps. Et ce qu’il y avait de plus horrible, c’était qu’elle et Anninka s’étaient à tel point habituées à ces souffles qu’imperceptiblement ils étaient devenus partie intégrante de leur existence. Elles n’avaient plus de répulsion pour la puanteur et le vacarme des auberges, pour le cynisme des conversations d’ivrogne, de sorte que si elles se retiraient à Pogorelka, tout ceci leur manquerait. D’autre part, il leur faudrait aussi avoir à Pogorelka quelque moyen d’existence et cependant pendant ces longues années qu’elles avaient passées à vagabonder, à droite et à gauche, elles n’avaient jamais entendu parler des revenus de cette propriété. Cette Pogorelka n’était-elle pas un mythe ? Tous ses habitants n’étaient-ils pas morts ? Tous ces témoins de leur lointaine enfance, d’éternelle mémoire, quand la grand’mère Anna Pétrovna les nourrissait de lait caillé et de viande salée gâtée ?… Ah ! quelle enfance c’était ! quelle vie ! toute la vie, en général ! Oui, toute la vie… toute, toute, toute la vie !

C’était clair, il fallait mourir. Une fois que cette pensée a pénétré dans le cerveau, elle s’y fixe. Il arrivait assez souvent que les deux sœurs se réveillaient de leur torpeur, mais chez Anninka, ces réveils étaient accompagnés de larmes, de sanglots, de crises hystériques et passaient rapidement. Lioubinka était d’un tempérament plus froid, elle ne pleurait pas, ne maudissait pas, mais en revanche elle se rappelait obstinément qu’elle était lâche. En outre, Lioubinka était raisonnable et elle comprenait, on ne peut plus clairement, qu’il n’y avait aucun intérêt à vivre plus longtemps. L’avenir ne présageait rien autre chose que la honte, la misère, la rue. La honte, c’est une affaire d’habitude, on peut la supporter, mais la misère jamais ! Il valait mieux que ça finisse tout d’un coup.

— Il faut mourir, dit-elle un jour à Anninka de ce même ton froid et raisonnable, dont, il y avait deux ans de cela, elle lui demandait pour qui gardait-elle son trésor.

— Pourquoi ? répliqua Anninka tout inquiète.

— Je te parle sérieusement : il faut mourir, répéta Lioubinka — reviens à toi ! fais un effort ! comprends donc !

— Eh bien !… mourons ! dit Anninka, consentant, mais ne se rendant pas bien compte de toute l’importance de cette décision.

Le jour même, Lioubinka prit une certaine quantité d’allumettes, prépara deux verres d’infusion phosphorée. Elle but elle-même le contenu de l’un de ces verres, donna l’autre à sa sœur. Mais Anninka eut peur et ne voulut pas boire.

— Bois… lâche ! criait Lioubinka — ma sœur ! ma petite sœur ! ma chérie ! bois !

Anninka, presque folle de terreur, criait, se jetait d’un coin à l’autre de la chambre. En même temps, ses mains se portaient instinctivement à sa gorge comme si elle voulait s’étrangler.

— Bois ! bois… lâche !

La carrière artistique des demoiselles Pogorelsky était terminée. — Le soir du même jour, on emporta le corps de Lioubinka hors de la ville et on l’enterra sur le bord d’un chemin. Anninka restait vivante !

 

En arrivant à Golovlevo, Anninka y amena avec elle le désordre le plus décousu. Elle se levait tard ; ensuite, sans se donner le temps de faire sa toilette, la tête lourde, elle flânait jusqu’à l’heure du dîner, allant et venant dans l’appartement et toussant continuellement. Chaque fois que Judas entendait cette toux caverneuse, il s’effrayait, frissonnait. Sa chambre n’était jamais faite ; son lit restait en désordre, le linge et les objets de toilette traînaient sur les chaises, sur le parquet, partout. Dans les premiers temps, elle ne voyait son oncle qu’au dîner et au thé du soir. Le seigneur de Golovlevo apparaissait dans la salle à manger toujours vêtu de noir, parlant peu et ne conservant de ses anciennes habitudes que sa lenteur désespérante en mangeant. Il semblait observer et, d’après les regards obliques jetés de son côté, Anninka devinait que c’était justement elle qu’il observait. Aussitôt après le dîner venaient les crépuscules de décembre et la triste promenade dans l’enfilade des salles de réception recommençait. Anninka aimait à observer la disparition du jour grisâtre de l’hiver, comment les environs s’obscurcissaient, les chambres s’emplissaient d’ombre et comment toute la maison se plongeait ensuite dans des ténèbres impénétrables. Elle se sentait mieux au milieu de cette obscurité et pour cette raison n’allumait presque jamais les bougies. Il n’y avait de la lumière qu’au fond de la grande salle, lumière faible provenant d’une petite bougie dont la lueur formait un cercle lumineux fort restreint. Pendant quelque temps, on entendait dans la maison le bruit habituel qui suivait le dîner : sons de vaisselle qu’on lavait, bruit des tiroirs qu’on ouvrait et fermait, mais bientôt retentissaient des pas qui s’éloignaient et aussitôt après tout se plongeait dans un silence morne. Porfiry Vladimiritch se couchait pour faire son somme. Evprakséiouchka à son tour, se plongeait dans son duvet, Prokhor s’en allait dans l’izba et Anninka restait toute seule. Elle marchait de long en large, chantonnant à demi-voix, s’efforçant de se fatiguer et surtout de ne penser à rien. Allant du côté de la salle, elle regardait fixement le cercle lumineux formé par la flamme de la bougie ; en revenant sur ses pas, elle tâchait de distinguer quelque chose au milieu des ténèbres impénétrables. Mais malgré elle, ses souvenirs l’obsédaient. Voici la petite chambre de toilette, tapissée de papier bon marché avec le trumeau inévitable et les bouquets encore plus inévitables envoyés par le lieutenant Papkoff. Voici la scène avec ses décors sales, graisseux, rendus gluants par l’humidité. La voici elle-même qui se trémousse en se figurant qu’elle joue. Voici la salle du théâtre qui, de la scène, semble être si resplendissante, si pimpante, et qui en réalité est si pauvre, si obscure, garnie de meubles dépareillés et dont les loges sont tapissées de velours de coton fripé. Et, en dernier lieu, les officiers, les officiers, toujours les officiers. Puis l’hôtel au corridor nauséabond, à peine éclairé par une lampe à pétrole enfumée, la chambre dans laquelle, à la fin du spectacle elle passait un moment pour faire sa toilette, en se rendant à ses nouveaux triomphes, la chambre avec le lit resté sans être fait depuis le matin, la cuvette pleine d’eau sale, un drap traînant à terre et un pantalon oublié sur le dos d’un fauteuil. Puis la salle à manger de l’hôtel remplie de l’odeur de la cuisine, la table dressée au milieu, le souper, les côtelettes aux petits pois, la fumée de tabac, le vacarme, la bousculade, l’ivrognerie, l’orgie… Et de nouveau, les officiers, les officiers, toujours les officiers. Tels étaient les souvenirs qui se rattachaient à ce qu’elle appelait le temps de ses succès, de ses conquêtes, de son bonheur…

Ces souvenirs épuisés, commençait une série d’autres. Dans ceux-là, le principal rôle était joué par l’auberge affreusement puante, aux murs congelés en hiver, au plancher vacillant et aux cloisons à travers les trous desquelles apparaissaient les ventres lustrés des punaises. La nuit, l’ivresse et les rixes ; les pomiechtchiks de passage en ville tirant de leur maigre portefeuille un billet de trois roubles ; les braves marchands encourageant l’akterka, pour ainsi dire, le knout à la main. En dernier lieu, — Golovlevo… Golovlevo, c’est la mort elle-même, la mort méchante, guettant sans cesse une nouvelle victime. Deux oncles sont morts ici ; deux cousins y ont reçu des blessures particulièrement douloureuses qui ont occasionné leur mort ; enfin, Lioubinka aussi… Elle est morte, quelque part, à Kretchetof, par sa faute, mais le commencement des blessures particulièrement douloureuses a pris indéniablement naissance ici, à Golovlevo. Toutes les morts, tous les poisons et toutes les blessures — tout vient d’ici. C’est ici qu’on la nourrissait de viande salée pourrie, c’est ici que pour la première fois retentirent aux oreilles des orphelines ces paroles : maudites, mendiantes, parasites, ventres insatiables, etc. ; ici, on ne leur passait rien, rien n’échappait aux regards perçants de la vieille dame revêche et excentrique : ni un morceau de trop, ni une poupée cassée, ni un chiffon déchiré, ni un soulier déformé. Chaque transgression des règles provoquait immédiatement des réprimandes ou des coups. Et voilà, lorsqu’elles purent disposer de leur personne à leur gré et comprirent qu’on pouvait s’éloigner de cette abomination elles s’enfuirent… là-bas. Et personne ne les retint au moment de cette fuite ; du reste, il eût été impossible de les arrêter, car elles ne pouvaient s’imaginer rien de plus mauvais que Golovlevo.

Ah ! si l’on pouvait tout oublier ! si l’imagination pouvait créer quelque monde féerique qui offusquerait le passé et le présent. Mais hélas ! la réalité à laquelle elle avait survécu était d’une vitalité si puissante que sous son poids s’éteignaient d’eux-mêmes tous les germes d’imagination. C’était en vain que la pensée s’efforçait de créer des anges aux ailes d’or, derrière ces anges apparaissaient impitoyablement les Koukicheff, les Lioulkine, les Zabvenny, les Papkoff… Dieu ! vraiment tout serait-il perdu ? est-ce que même la faculté de mentir, de se tromper soi-même aurait aussi péri dans la débauche et les orgies de la nuit ? Il faut cependant tuer ce passé d’une manière ou de l’autre pour qu’il n’empoisonne pas le sang, ne ronge pas le cœur ! Il faut le recouvrir de quelque chose de lourd qui puisse l’écraser, l’étouffer, l’anéantir à tout jamais.

Et comme tout ceci était cruel et étrange ! Il était même oiseux de s’imaginer que quelque autre avenir fût possible, qu’il existait une issue par laquelle on pût s’échapper n’importe où, qu’il pût arriver n’importe quoi. Rien ne pouvait arriver. Et qu’y avait-il de plus importun que ceci : au fond, elle-même, Anninka était déjà morte, et cependant tous les indices extérieurs de la vie étaient présents. Il fallait en finir à l’exemple de Lioubinka et elle était restée, on ne sait pourquoi. Comment n’était-elle pas écrasée par cette honte qui l’avait entourée de tous côtés ? Et fallait-il être un misérable ver pour se glisser de dessous cet amas de pierres qui s’étaient écroulées tout d’un coup ?

Ces questions la faisaient gémir. Elle courait, tournoyait dans la salle, s’efforçant de détourner le courant de ses souvenirs. Mais elle ne parvenait pas à s’en débarrasser et à sa rencontre venaient et la duchesse de Gerolstein secouant sa pelisse de hussard, Clairette Angot dans sa robe de noce échancrée par devant jusqu’à la ceinture et la « belle Hélène » avec sa tunique échancrée par devant, par derrière, sur les côtés… Rien, excepté l’impudence, la nudité… Voilà — comment se passa toute sa vie. Était-il possible que tout cela se fût produit ?

Vers les sept heures du soir, la maison commençait à s’éveiller. On faisait des préparatifs pour le thé et quelques minutes après retentissait la voix de Porfiry Vladimiritch. L’oncle et la nièce s’asseyaient auprès de la table et échangeaient quelques observations au sujet de la journée écoulée, mais celle-ci étant pauvre en événements, leur conversation était pauvre aussi. Après avoir pris le thé et échangé les embrassades habituelles avant d’aller se coucher, Judas se retirait chez lui et Anninka se rendait dans la chambre d’Evprakséiouchka et jouait avec elle aux dupes. Dès onze heures du soir commençait l’orgie. Evprakséioucka mettait sur la table différentes salaisons et un carafon d’eau-de-vie. Alors se faisaient entendre les sons de la guitare et des chansons stupides et éhontées ; entre les chansons et les entretiens obscènes, Anninka prenait un petit verre. D’abord elle buvait à la Koukicheff, c’est-à-dire avec sang-froid, mais ensuite, son humeur devenait peu à peu sombre et elle commençait à gémir, à maudire…

Evprakséiouchka la regardait et la plaignait.

— Ah ! barychnia, barychnia comme je vous plains, comme je vous plains ! disait-elle.

— Prenez avec moi un petit verre et vous cesserez de me plaindre, répliquait Anninka.

— Non, pour moi, ce n’est pas possible ! déjà on a failli m’exclure de l’état ecclésiastique à cause de votre oncle et si je…

— Eh bien, n’en parlons plus. Laissez-moi plutôt vous chanter Le Moustachu.

De nouveau retentissaient les sons de la guitare, les cris : i… eh ! i… eh ! Longtemps après, comme une pierre, le sommeil terrassait Anninka. Cette pierre ardemment désirée tuait pour quelques heures son passé et même apaisait sa maladie. Mais le lendemain, elle se glissait de dessous la pierre, brisée, à demi-folle et recommençait à vivre. Et voilà qu’une fois, au milieu d’une de ces nuits, pendant qu’Anninka chantait devant Evprakséiouchka son répertoire de chansons obscènes, sur le seuil de la porte apparut tout à coup la figure exténuée, mortellement pâle de Judas. Ses mains tremblaient, ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, à la lueur terne d’une seule bougie ressemblaient à des cavités vides ; ses mains étaient jointes. Il resta quelques secondes en face des deux femmes stupéfaites, puis s’en retournant lentement, il se retira.

 

Sur certaines familles pèse on ne sait quelle fatalité inexorable. Cela se remarque surtout chez la petite noblesse qui, n’ayant aucun lien avec la vie du pays entier, ne jouant aucun rôle comme classe dirigeante, s’abritait, dispersée çà et là sur la terre russe, sous la sauvegarde du régime du servage. Dans l’existence de ces familles, succès et insuccès — tout vient à l’improviste, aveuglément, pour ainsi dire. Quelquefois, un souffle de bonheur passe sur une semblable famille. Il arrive par exemple que quelque misérable cornette et sa femme moisis dans quelque coin perdu de la campagne ont toute une nichée de jeunes gens, forts, proprets, agiles et acquérant avec une promptitude étonnante l’essence de la vie. En un mot ce sont des sages, des sages, tous sans exception, jeunes gens et jeunes filles. Les jeunes gens achèvent leurs études d’une manière satisfaisante dans les établissements et, encore à l’école, savent déjà nouer des relations et trouver des protecteurs. Ils savent se montrer modestes à l’occasion (« J’aime cette modestie, » disent leurs chefs, en parlant d’eux) ; ils savent également montrer une certaine indépendance au moment choisi (« J’aime cette indépendance ! ») ; ils ont un flair subtil pour toutes sortes de courants et parviennent à s’en accommoder. Grâce à cela, ils se garantissent pour la vie entière la possibilité de faire peau neuve à un moment donné sans scandale et de reprendre l’ancienne, le cas échéant. En un mot, ce sont là par le temps qui court, de vrais hommes d’action, hommes qui commencent toujours par rechercher les bonnes grâces et presque toujours finissent par la trahison.

Quant aux jeunes filles, celles-là concourent aussi, dans les limites de leur rôle, à la régénération de la famille, c’est-à-dire font un bon mariage et ensuite manifestent tant de tact en faisant valoir leurs charmes qu’elles réussissent sans peine à acquérir une situation dans la soi-disant société. Grâce à ces conditions accidentelles, les succès peuvent affluer sur une famille tombée en décadence. Les premiers chanceux ayant courageusement lutté élèvent à leur tour une nouvelle génération proprette qui a la vie plus facile, car les voies principales sont déjà non seulement tracées, mais encore frayées. Cette génération sera suivie d’autres et le moment viendra où la famille sera tout naturellement du nombre de celles qui, sans aucune lutte préalable, se croient un droit inné aux joies viagères.

Dans ces derniers temps, à l’occasion de la demande d’hommes frais comme l’on dit, — résultat de la dégénérescence des hommes qui ne sont pas frais, — l’exemple de ces familles chanceuses se renouvelle assez souvent. Autrefois, l’on voyait aussi apparaître de temps en temps à l’horizon une comète, mais cela arrivait rarement, en premier lieu, par cette raison que le mur qui entourait ce cercle joyeux sur la porte duquel étaient inscrits ces mots : « Ici, on mange des pâtés farcis », était moins lézardé, en second lieu, parce que pour pénétrer dans ce cercle il fallait avoir quelques qualités solides. Et aujourd’hui, les lézardes sont devenues beaucoup plus nombreuses et aussi l’on n’exige plus de qualités solides, mais uniquement la fraîcheur et rien de plus.

Mais à côté de ces familles chanceuses existe un nombre infini d’autres familles auxquelles les pénates domestiques ne semblent rien apporter, sinon les malheurs les plus noirs. Il semble qu’on ne sait quels poux s’abattent tout à coup sur cette famille et commencent à la dévorer de tous côtés, se répandant dans tout son organisme, le pénétrant jusqu’à la moelle et rongeant une génération après l’autre. Il vient au monde toute une collection d’individus faibles, ivrognes, débauchés, oisifs et insensés, en général, atteints par la malechance. Avec le temps, les jeunes gens deviennent de plus en plus chétifs jusqu’au moment où sur la scène apparaissent les avortons anémiques dans le genre des fils de Judas, avortons périssant à leur premier contact avec la vie.

C’était une semblable fatalité qui pesait sur la famille Golovleff. Durant plusieurs générations, trois défauts caractérisèrent l’histoire de cette famille : l’oisiveté, l’inaptitude à n’importe quoi, et l’ivrognerie. Les deux premiers eurent pour résultat le vide des conversations, des pensées, de tout l’être même, le dernier était pour ainsi dire, la conclusion obligée du désarroi général de la vie. Sous les yeux de Porfiry Vladimiritch périrent plusieurs victimes de cette fatalité et la tradition en disait autant des ancêtres. C’étaient tous des propres à rien, ferrailleurs, sans idées, de sorte que la famille Golovleff aurait dépéri à coup sûr si au milieu de ce désarroi n’était passé un météore, Arina Pétrovna. Cette femme, grâce à son énergie personnelle, avait fait entrer le bien-être dans la famille, mais malgré cela, ses efforts restèrent vains, car non seulement elle ne parvint pas à transmettre ses qualités à ses enfants, mais encore elle mourut entourée elle-même de tous côtés par l’oisiveté, le vide des paroles et des êtres. Jusqu’ici cependant, Porfiry Vladimiritch tenait ferme. Peut-être s’abstenait-il de l’ivrognerie consciemment, vu les exemples qu’il avait eus devant les yeux, peut-être se contentait-il en attendant de l’ivresse que lui procurait son imagination désordonnée. Cependant ce n’était pas en vain que la rumeur publique le condamnait à l’ivresse effective causée par le vin. Lui-même semblait par moments ressentir que dans son existence était une certaine lacune ; que les pensées vides donnent beaucoup, mais pas tout. Notamment, il lui manquait quelque chose d’aigu, d’étourdissant, quelque chose qui aurait supprimé toute notion de la vie et l’aurait jeté, une fois pour toutes, dans le vide. Et voici que maintenant, le moment propice se présentait de lui-même. Depuis longtemps déjà, presque du jour même de l’arrivée d’Anninka, Porfiry Vladimiritch enfermé dans sa chambre prêtait l’oreille à un bruit vague qui venait jusqu’à lui de l’autre bout de la maison : il fut longtemps sans deviner, restait perplexe… Enfin il comprit.

Le lendemain, Anninka s’attendit à être sermonnée, mais il n’en fut rien. Comme d’habitude, Porfiry Vladimiritch passa toute la matinée dans son cabinet de travail, mais à dîner, au lieu de verser comme d’habitude un verre d’eau-de-vie pour lui, il en versa deux et de la main en désigna un à Anninka avec un sourire béat. C’était pour ainsi dire une silencieuse invitation, qu’Anninka accepta.

— Donc tu dis que Lioubinka est morte ? demanda-t-il au milieu du dîner.

— Elle est morte, mon oncle.

— Que Dieu lui donne paix ! La plaindre est un péché, mais prendre un petit verre à sa mémoire, — c’est permis. Prenons, n’est-ce pas ?

— Prenons, mon oncle.

Ils burent encore un petit verre, puis Judas se tut ; il n’était pas encore revenu à lui depuis son long isolement. Mais après le dîner, lorsque Anninka, selon la coutume, s’approcha de lui pour le remercier et lui donna un baiser, il lui donna de petites tapes sur la joue en disant :

— Voilà comme tu es !

Le soir du même jour, pendant qu’on prenait le thé qui se prolongea ce jour-là plus longtemps que d’habitude, Porfiry Vladimiritch regarda quelques instants Anninka avec le même sourire énigmatique, puis il dit :

— Faut-il demander un carafon ?… hein ?

— Eh bien !… ordonnez !

— C’est que je pense toujours… Cela vaudra-t-il mieux sous les yeux de l’oncle que se cacher dans des coins… Au moins, l’oncle…

Judas ne finit pas sa phrase. Probablement, il voulait dire que l’oncle retiendra, mais ce mot ne fut pas prononcé.

Dès lors, chaque soir, dans la salle à manger apparaissaient le carafon d’eau-de-vie et des salaisons. Les persiennes se fermaient, les domestiques s’en allaient dormir et l’oncle et la nièce restaient en tête à tête. Dans les premiers temps, Judas n’allait pas si vite qu’Anninka, mais il lui suffit de quelques jours de pratique pour qu’il pût aller de pair avec elle. Tous deux buvaient sans se presser et entre deux verres se ressouvenaient et causaient. La conversation, d’abord molle et indifférente devenait, à mesure que s’échauffaient les têtes de plus en plus vive et enfin en arrivait invariablement à une querelle désordonnée dont la cause était les souvenirs des morts et des désastres de la famille Golovleff. La boute-feu de ces querelles était toujours Anninka. Elle fouillait avec une obstination incroyable dans les archives de Golovlevo et aimait surtout à taquiner Judas en lui démontrant qu’à côté d’Arina Pétrovna, le rôle principal dans tous ces désastres avait été joué par lui. En même temps chacune de ses paroles respirait une telle haine cynique qu’on avait peine à se figurer comment dans ce faible organisme à demi éteint pouvait se conserver tant de force vitale. Judas était terriblement blessé, mais il répliquait peu, se bornant à crier et à maudire, lorsque Anninka allait trop loin dans ses insolentes taquineries.

Ces scènes se répétaient chaque jour sans modifications. Tous les détails de la triste nécrologie de la famille étaient bien vite épuisés, mais cette nécrologie était si bien présente, là, aux yeux de ces êtres brisés, que toutes leurs fatuités mentales étaient comme enchaînées à elle. Chaque épisode, chaque souvenir du passé ravivait quelque plaie et chaque plaie faisait ressouvenir de nouvelles misères des Golovleff. On ne sait quelle jouissance amère et vindicative se ressentait dans la découverte de ces misères, dans leur appréciation et même dans l’aggravation de leur importance. Ni dans le passé, ni dans le présent, il ne se trouvait de base morale à laquelle l’on pût se cramponner. Rien, si ce n’était — la misérable acquisition d’une part et l’absurde nullité — de l’autre. Au lieu de pain — une pierre, au lieu d’enseignements — des coups. Comme variante, les mauvais propos sur la vie de charité, sur les morceaux jetés inutilement, ou volés, sur l’aumône… C’était là la réponse que recevait un cœur jeune, ayant soif de caresse, d’affection. Et chose étrange ! Par on ne sait quelle amère ironie du sort, le résultat de cette rude éducation fut le désir ardent de jouir de la vie. La jeunesse opéra le miracle de l’oubli ; elle ne permit pas au cœur de s’endurcir, aux germes de la haine de se développer, mais au contraire éclaira l’être par le désir de vivre. Cette existence désordonnée, étourdissante, qui, durant des années, ne laissait pas le temps de revenir à soi, effaça de la mémoire tout ce qui se rapportait à Golovlevo. Ce n’est que maintenant, lorsque la fin se fit pressentir, que dans le cœur soudain prit naissance une douleur déchirante ; ce n’est que maintenant qu’Anninka comprit réellement son passé et réellement le détesta.

Ces conversations ivres se prolongeaient bien après minuit et si elles n’étaient atténuées par le désordre des pensées et des paroles, cela devait finir par quelque chose de terrible dès les premiers jours. Mais heureusement, si le vin rouvrait dans ces cœurs malades des sources inépuisables de douleurs, il les apaisait aussi. Plus la nuit s’avançait, plus les propos des interlocuteurs devenaient désordonnés et plus leur haine devenait impuissante. Vers la fin de la nuit, non seulement la douleur ne se faisait plus sentir, mais tout disparaissait de devant leurs yeux et était remplacé par un vide lumineux. La langue s’embrouillait, les yeux se fermaient, les mouvements devenaient plus lourds. Alors l’oncle et la nièce se levaient péniblement de leurs sièges et s’en allaient lentement, chacun dans sa chambre. On ne peut pas dire que ces aventures nocturnes étaient un mystère pour la maison entière. Au contraire, leur caractère se détermina, au moment même, d’une façon si précise que personne ne s’étonna lorsqu’un domestique laissa échapper à ce propos le mot crime.

La maison s’était complètement engourdie ; le matin même on n’y remarquait aucun mouvement. Les maîtres se levaient tard, puis jusqu’au dîner retentissait dans toute la maison la toux d’Anninka, toux affreuse, faisant mal à entendre et accompagnée de malédictions continuelles. Judas écoutait ces sons déchirants avec angoisse et devinait que, lui aussi, était menacé d’un mal qui l’écraserait définitivement.

De toutes parts, dans tous les coins de cette maison maudite se dressaient des cadavres. De quelque côté qu’on se dirigeât, partout remuaient de gris fantômes. Voici le père Vladimir Mikhaïlovitch en bonnet blanc, disant des obscénités et citant son Barkoff ; voici le frère Stepka le Nigaud et à côté de lui le frère Pavel ; voici Lioubinka et les derniers rejetons de la famille Golovleff : Volodka et Petka… Et tout ceci est ivre, déréglé, harassé, dépéri… Et au dessus de tous ces fantômes plane un fantôme vivant et ce fantôme est lui-même, Porfiry Vladimiritch Golovleff, dernier représentant de la famille !

 

À la fin des fins, le souvenir sans cesse présent à l’esprit des anciens cadavres devait produire son effet. Le passé fut à tel point mis à nu que le moindre souvenir était douloureux. La conséquence naturelle de ceci était soit la frayeur, soit le réveil de la conscience — on ne saurait le dire au juste, mais plutôt le dernier que le premier. Il se trouvait que la conscience n’était pas complètement absente, elle n’était qu’émoussée et, pour ainsi dire, oubliée, et elle avait perdu à cause de cela cette sensibilité active qui révèle à l’homme sa présence.

De tels réveils de conscience sont particulièrement pénibles. Privée de soins, n’entrevoyant rien dans l’avenir, la conscience ne console pas, n’indique pas la possibilité d’une nouvelle vie, elle ne fait que torturer incessamment et infructueusement. L’homme se sent comme enseveli vivant, condamné sans merci à l’agonie du repentir, sans espoir de revenir à la vie. Et il n’y a d’autre moyen de soulager cette douleur intolérable que d’avoir la chance de profiter d’une minute de résolution pour se briser la tête contre ce mur de pierres…

Durant toute son existence, Judas n’avait jamais admis dans son for intérieur qu’à côté de lui faisait sa marche lente l’assassinat. Il vivait tout doucement, peu à peu, sans se presser, sans se dépêcher et ne se doutait pas que c’était la cause d’accidents plus ou moins graves. Par conséquent, il pouvait d’autant moins admettre que l’auteur de ces accidents était lui-même.

Et tout à coup, l’horrible vérité éclaira sa conscience, mais elle l’éclaira tardivement, seulement à ce moment où devant ses yeux se dressa un fait impossible à refaire, à corriger.

Il est vieilli, devenu sauvage, il a déjà un pied dans la tombe et il n’a pas au monde un seul être qui veuille s’approcher de lui, le plaindre. Pourquoi est-il seul ? pourquoi tout autour voit-il non seulement l’indifférence, mais la haine ? pourquoi tous ceux qui l’approchaient jadis sont-ils morts ? Ici, dans ce même Golovlevo, il y avait autrefois tout un nid… comment se fait-il qu’il n’en reste même pas une plume ? De tous les enfants qui y avaient été élevés, il ne restait plus qu’une nièce, et encore celle-là était venue pour le persifler, pour l’achever. Evprakséiouchka, elle-même, malgré toute sa simplicité, était pénétrée de haine. Elle vivait à Golovlevo parce qu’on envoyait tous les mois à son père, le sacristain, toutes sortes de provisions, mais elle y vivait incontestablement la haine au cœur. Lui, Judas, il lui porta à elle aussi un coup des plus terribles en lui enlevant son fils et le jetant dans un gouffre sans nom. À quoi donc avait abouti toute sa vie ? À quoi lui avait-il servi de mentir, de baliverner, d’oppresser, d’amasser ? Même au point de vue matériel, au point de vue de l’héritage qui profitera des résultats de cette vie ? Qui ?

Encore une fois la conscience se réveilla, mais vainement. Judas gémissait, enrageait, se démenait et chaque jour, attendait avec une impatience fébrile l’arrivée du soir, non seulement pour s’enivrer brutalement, mais encore pour noyer dans le vin sa conscience. Il haïssait la fille débauchée qui, froidement impertinente, envenimait ses plaies et en même temps, il était irrésistiblement attiré vers elle comme s’il lui restait encore quelque chose à dire, comme s’il restait encore et encore des plaies qu’il fût indispensable de rouvrir. Il faisait chaque soir raconter à Anninka la mort de Lioubinka et chaque soir dans son cerveau se mûrissait de plus en plus l’idée du suicide. D’abord, cette idée jaillit fortuitement, mais à mesure que la marche des meurtres se faisait jour, elle pénétrait de plus en plus dans les profondeurs de son âme et devint enfin l’unique point lumineux au milieu des ténèbres de l’avenir. En outre, sa santé physique s’ébranla visiblement. Déjà il toussait sérieusement et était en proie à des accès de suffocation qui, indépendamment de ses tortures morales, étaient capables de transformer la vie en agonie. Tous les indices extérieurs de l’empoisonnement spécial propre à la famille de Golovleff étaient là et à son oreille retentissaient déjà les gémissements de son frère Pavel, étouffé, à l’entresol de Doubrovino. Cependant cette poitrine maigre, enfoncée, semblant prête à se rompre à chaque instant, était étonnamment viable. Chaque jour, elle recélait un poids de plus en plus lourd de souffrances physiques, mais elle résistait toujours. L’organisme semblait par sa résistance inattendue venger les anciens meurtres. Est-il possible que ça ne soit pas encore la fin ? se disait, avec espoir, Judas chaque fois qu’il sentait venir l’accès. Mais la fin ne venait pas. Évidemment, il lui fallait employer la force pour l’accélérer. En un mot, sous quelque face qu’on envisage cette situation, tous comptes avec la vie étaient réglés. L’existence était pénible et inutile ; mieux valait mourir ; malheureusement, la mort ne venait pas. Il y a quelque chose de traîtreusement lâche dans ce retard de la mort, alors qu’elle est appelée par toutes les forces de l’âme et qu’au lieu de venir, elle ne fait que railler et réduire……

 

C’était à la fin de mars ; la semaine sainte tirait aussi à sa fin. Si abattu que fût Porfiry Vladimiritch dans ces derniers temps, l’habitude, acquise dès l’enfance, de respecter la sainteté de ces jours, produisit cette fois encore son effet. Les pensées prenaient d’elles-mêmes un ton sérieux ; dans le cœur il n’y avait qu’un désir : la soif du calme absolu. Conformément à cette disposition d’esprit, les soirées perdirent leur caractère infâme et se passèrent en silence dans une abstention pleine d’angoisse.

Judas et Anninka se tenaient dans la salle à manger. À peine y avait-il une demi-heure que les premières vêpres, suivies de la lecture des douze évangiles étaient finies et l’on sentait encore dans la chambre une forte odeur d’encens. La pendule sonna dix heures, les domestiques se dispersèrent dans tous les coins, et un silence profond, recueilli, régna dans la maison. Anninka, la tête dans ses mains, s’accoudait sur la table et restait pensive ; Porfiry Vladimiritch se tenait en face, triste, silencieux. Le service de ce jour produisait toujours sur Anninka une impression profondément troublante. Encore tout enfant, elle pleurait amèrement lorsque batiouchka lisait : « Et on posa sur sa tête la couronne d’épines » et elle accompagnait de sa petite voix pleine de larmes le chantre lorsque celui-ci chantait : « Gloire à ta bonté, Sauveur ! gloire à toi ! » Et à la fin des vêpres, elle courait dans la chambre des filles et là dans les ténèbres (Arina Pétrovna ne donnait pas de bougie aux filles, lorsqu’elles ne travaillaient pas), racontait tout émue aux serves la Passion du Sauveur. Les poitrines des serves laissaient échapper de profonds soupirs et de leurs yeux coulaient des larmes silencieuses. Elles portaient dans leurs cœurs leur Maître et Sauveur et elles croyaient fermement qu’il ressusciterait, qu’il ressusciterait vraiment. À travers leurs souffrances, leurs tortures, elles entrevoyaient, ces malheureuses, le régime resplendissant de la liberté. Arina Pétrovna elle-même, toujours si sévère, devenait, pendant ces jours-là, douce, ne grondait pas, ne reprochait pas à Anninka sa dépendance, mais lui caressait les cheveux et lui disait de ne pas s’exciter tant que ça. Mais même au lit, Anninka ne pouvait se calmer, elle tressaillait, s’agitait, se mettait sur son séant plusieurs fois durant la nuit, se parlait à elle-même. Puis vinrent les années d’école, puis celles de vagabondage. Les premières étaient pauvres en événements, les dernières péniblement triviales. Mais ici aussi, au milieu des scandales de sa vie d’actrice, Anninka distinguait avec jalousie les jours saints et trouvait dans son âme des échos du passé qui la faisaient soupirer et s’attendrir comme dans son enfance. Mais maintenant que toute sa vie était dévoilée jusque dans ses derniers détails, que le passé était maudit et que l’avenir ne promettait ni repentir, ni pardon, que les sources de l’attendrissement étaient taries et avec elles les larmes aussi, — l’impression produite sur elle par la lecture de l’Évangile était vraiment écrasante. Dans son enfance aussi, une profonde nuit l’entourait, mais derrière ces ténèbres, elle devinait des rayons. Maintenant elle ne pressentait plus rien : la nuit, la nuit éternelle, permanente — et rien de plus. Anninka ne soupirait pas, ne s’agitait pas, même selon toutes probabilités, elle ne pensait à rien, elle n’était que plongée dans un profond engourdissement.

De son côté, Porfiry Vladimiritch, dès sa plus tendre enfance, respectait avec non moins d’exactitude les jours saints, mais il les honorait exclusivement au point de vue de la forme, comme un vrai idolâtre. Tous les ans, la veille du vendredi saint, il invitait batiouchka, écoutait l’Évangile, soupirait, levait les bras au ciel, marquait sur le cierge le nombre de chapitres d’évangile lus au moyen de petites boules de cire, mais néanmoins n’y comprenait absolument rien. Ce n’est que maintenant, lorsque Anninka éveilla chez lui la conscience des meurtres, qu’il comprit pour la première fois que dans ce récit, il était question d’on ne sait quelle injustice inouïe rendant un arrêt sanglant contre la justice… Certes, ce serait exagérer que de dire qu’à l’occasion de cette découverte, dans son âme prirent naissance quelques comparaisons vitales, mais indubitablement un certain trouble, confinant au désespoir, y régnait. Ce trouble était d’autant plus douloureux qu’était moins consciente la vie passée qui l’avait engendré. Il y avait dans ce passé quelque chose d’effrayant, mais quoi au juste, on ne pouvait se le rappeler ; d’autre part il était impossible d’oublier. Quelque chose de monstrueux qui, jusqu’ici, était resté immobile, recouvert d’un voile impénétrable, se mouvait maintenant et était une menace perpétuelle d’écrasement. Au moins, s’il l’écrasait en effet — ce serait préférable, mais lui, Judas, avait la vie dure et qui sait s’il n’échapperait pas… Non, attendre le dénoûment naturel, c’est trop risquer ! il faut créer soi-même un dénoûment qui mette fin à ce trouble insupportable. Ce dénoûment existe sûrement. Voilà un mois qu’il examine la chose, mais en ce moment elle lui échappe. « Samedi nous communierons — il faut aller sur la tombe de mamenka lui demander pardon », se dit-il tout à coup.

— Allons, hein ? demanda-t-il à Anninka en lui faisant part de son intention.

— Allons-y, si vous le voulez.

— Mais il faut que nous y allions à pied et… commença Porfiry Vladimiritch, mais il ne finit pas sa phrase, comme s’il craignait qu’Anninka fût de trop.

« Je suis fautif envers mamenka… c’est moi qui ai été cause de sa mort… moi ! » Cette idée tourbillonnait dans son cerveau et la soif de lui demander pardon devenait à chaque instant plus intense. Demander pardon, non pas comme on le fait ordinairement, mais se jeter sur la tombe, s’y anéantir dans les cris d’une agonie mortelle.

— Tu dis donc que Lioubinka est morte de sa propre main ? demanda-t-il tout à coup, évidemment dans le but de se donner du courage.

Anninka semblait ne pas entendre cette question, mais évidemment, elle aussi éprouvait un besoin insurmontable de revenir à cette mort, d’en faire encore une fois l’instrument de son supplice, car une minute après, elle se mit à raconter toutes les circonstances de la mort de sa sœur.

— Et elle t’a dit : « Bois… lâche ? » demanda-t-il lorsqu’elle eut fini.

— Oui, elle l’a dit.

— Et tu es restée ? et tu n’as pas bu ?

— Oui… je vis…

Judas se leva et visiblement agité, fit quelques tours dans la chambre. Enfin il s’approcha d’Anninka et lui caressa les cheveux.

— Pauvre enfant ! ma pauvre enfant ! dit-il doucement.

Au contact de cette main, quelque chose d’inattendu se passa en elle. Elle s’étonna d’abord, puis peu à peu sa physionomie changea, se défigura et subitement elle fondit en larmes, la poitrine soulevée par d’horribles sanglots.

— Oncle ! vous êtes bon ? Dites, êtes-vous bon ? criait-elle presque à tue-tête.

D’une voix entrecoupée par les sanglots, elle répétait sa question, la même qu’elle lui posa le jour où elle revint à Golovlevo pour s’y installer définitivement et à laquelle il répondit d’une façon si absurde.

— Êtes-vous bon ? dites ! répondez ! Êtes-vous bon ?

— As-tu entendu ce qu’on a lu aujourd’hui aux vêpres ? lui demanda-t-il lorsqu’elle fut un peu calmée — ah ! quelles souffrances étaient-ce ! Ce n’est qu’avec de telles souffrances qu’on peut… Et cependant il a pardonné à tous et à tout jamais.

Il se mit de nouveau à arpenter la chambre à grands pas, souffrant, désespéré, sans remarquer que la sueur perlait sur son visage.

— Il a pardonné à tous ! disait-il à haute voix, mais comme s’il se parlait à lui-même, non seulement à ceux qui l’ont abreuvé de vinaigre et de fiel, mais à ceux aussi… qui dans la suite… maintenant, par exemple, et dans l’avenir et dans les siècles des siècles… approcheront de ses lèvres le vinaigre et le fiel… Horrible ! ah ! c’est horrible !

Tout à coup il s’arrêta auprès d’Anninka et lui demanda :

— Et toi… as-tu pardonné ?

En réponse à cette question, elle se jeta dans les bras de son oncle et l’étreignit fortement.

— Il faut me pardonner ! continua-t-il, pour tous… Et pour toi… et pour ceux qui ne sont plus… Qu’est-ce ? qu’arrive-t-il ? s’écriait-il presque avec égarement en regardant autour de lui, où sont-ils ?… tous ?

 

Brisés, exténués, ils se séparèrent pour se rendre chacun dans leur chambre. Mais Porfiry Vladimiritch ne pouvait dormir. Il se retournait dans son lit et s’efforçait de se rappeler quel devoir encore il avait à remplir. Tout à coup, lui revinrent à l’esprit les paroles qui, deux heures avant, lui avaient passé accidentellement par la tête. « Il faut aller sur la tombe de mamenka, lui demander pardon ! » À ce souvenir, une inquiétude horrible, pleine d’angoisses, s’empara de tout son être. Enfin n’y tenant plus, il quitta son lit et passa sa robe de chambre. Il faisait encore nuit et pas le moindre son ne venait du dehors. Porfiry Vladimiritch marcha quelque temps dans la chambre, s’arrêtant par moments devant l’image du Sauveur couronné d’épines et le regardant longuement. Enfin il se décida. Il est difficile de dire à quel point il avait conscience de sa décision, mais quelques minutes après, il traversait à pas de loup l’antichambre et poussait la targette de la porte d’entrée.

Dehors le vent mugissait et les bourrasques de mars chassaient dans les yeux la neige humide. Mais Porfiry Vladimiritch marchait le long du chemin sans se soucier des mares, sans s’occuper de la neige, croisant machinalement les pans de sa robe de chambre.

 

Le lendemain de grand matin, une estafette, dépêchée du village le plus proche du cimetière où reposait Arina Pétrovna, apporta la nouvelle qu’à quelques pas de la route, on avait trouvé le cadavre congelé du barine de Golovlevo.

On courut prévenir Anninka, mais on la trouva dans son lit, en proie au délire et à tous les symptômes de la fièvre chaude.

Alors on envoya un nouveau courrier à Goriouchkno chez la cousine Nadejda Ivanovna Galkina (fille de la tante Varvara Mikhaïlovna) qui, depuis l’automne, épiait attentivement ce qui se passait à Golovlevo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en association avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mars 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Au temps du servage, les seigneurs autorisaient les serfs à aller dans une ville exercer une industrie quelconque moyennant une certaine redevance.

[2] Auberges.

[3] En parlant des maîtres, la domesticité emploie par respect le verbe au pluriel, tout en conservant le sujet au singulier.

[4] Il est de tradition dans certaines classes de la société russe de désigner par ce terme bénédiction paternelle, les saintes images, et exceptionnellement les biens meubles ou immeubles que, dans certaines occasions, les parents donnent à leurs enfants.

[5] Maman.

[6] En russe postylyi.

[7] Bailli de village.

[8] Stepka, diminutif de Stéphane (Étienne.)

[9] Tribunal qui, du temps du servage, jugeait les affaires civiles ou criminelles des citoyens sans propriétés.

[10] Le rouble d’argent vaut 4 francs.

[11] Diminutif d’Anna (Anne).

[12] Trente paysans.

[13] Bouillie de farine d’avoine.

[14] Diminutif de Pavel.

[15] Madame.

[16] Pièce de cinq kopecks.

[17] 12 litres, 29 centil.

[18] Ces quittances qui pouvaient être aliénées donnaient droit à l'exemption de service militaire. Par conséquent, les seigneurs qui les détenaient avaient d'autant moins de serfs à fournir comme recrues à l'État.

[19] Monsieur.

[20] Caviar (kawior en polonais, ikra en russe) : salaison d'œufs d'esturgeons.

[21] Soupe aux choux.

[22] Diminutif de Mikhaïl (Michel).

[23] Prêtre de l’église grecque russe orthodoxe.

[24] Fabricant fort connu à cette époque et qui faisait concurrence à Joukoff.

[25] La domesticité, les gens de service.

[26] Potage froid, préparé avec du kvas, des légumes et de la viande hachée.

[27] Riz avec des raisins secs qu’on mange après l’office sur la tombe d’un mort et dans la maison mortuaire.

[28] Le prêtre.

[29] Expression technique des collégiens russes.

[30] Équipage traîné par des chevaux de race et conduit par un cocher habile.

[31] Blagotchinny, le surintendant ecclésiastique.

[32] En Russie lorsque quelqu’un part pour un long voyage, au moment du départ, tous ceux qui se trouvent dans la chambre s’asseyent en gardant le silence comme s’ils voulaient se recueillir.

[33] Toute la phrase soulignée est en français dans l’original.

[34] Propriétaire foncier.

[35] Femme du prêtre.

[36] Gens de service, serfs qui n’ont pas reçu des lots de terre lors de l’émancipation.

[37] « Tchetvert » – mesure contenant deux « osminas » ou 8 tchetveriks.