LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Sergueï Boulgakov

(Булгаков Сергей Николаевич)

1871 — 1944

 

 

 

 

L’ANCIEN ET LE NOUVEAU

(Старое и новое)

 

 

 

 

 

1923

 

 

 

 

 

 

Traduction [de l’anglais] de Louis Godbert parue dans L’Âme russe, Cahiers de la Nouvelle Journée t. 8, 1927.

 

 

 

 

 

 

 


The Old and the New: a Study in Russian Religion. The Slavonic Review, March 1924 — Traduction autorisée par l’auteur.

 

 

 

 

 

 

« C’est pourquoi tout scribe versé dans tout ce qui regarde le royaume des cieux, ressemble à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » (Saint-Matthieu XIII-52).

 

Nous ne connaissons dans l’histoire aucune catastrophe que nous puissions comparer, pour sa soudaineté, son étendue, sa puissance de destruction, à la chute de la monarchie russe. Un miracle du mal a été accompli. Satan a réussi à frapper de tous ses fléaux le Job russe. Nombreux sont ceux qui se demandent si cette catastrophe n’a pas atteint l’âme toute entière de la Russie, sans défense contre la force brutale de ses ennemis perfides, habiles, implacables. La terre a tremblé, anéantissant l’Atlantide russe, enseveli, noyé dans la fange, le sang et le poison de la corruption.

Les Russes qui ont essayé de comprendre les destinées de leur pays ont souvent comparé celui-ci à un Sphinx. Tourguénev par exemple : « On ne doit pas appliquer à la Russie les mesures de la raison ; la Russie veut qu’on ait foi en elle », écrivait Tiutcheff ; et tel était aussi le sentiment de tous les amis des Slaves. Ils ne pouvaient douter de la durée de l’empire de Russie. Pouchkine, notre merveilleux génie, écrivait ainsi sur Pétersbourg :

 

Demeure, ville de Pierre,

Inébranlable comme la Russie.

 

Pourtant nous avons vu de nos yeux l’inébranlable monarchie s’effondrer en quelques jours ; nous avons vu la Russie couverte en un soir, de la tête aux pieds, par la lèpre, et transformée en « Sovdepia » c’est-à-dire la négation complète, impitoyable, et la haine de tout ce qui est russe en Russie. La mort elle-même apporte, avec sa douleur qui fait mal, ses extases, ses visions, sa lumière. Mais ce qui arrive à la Russie est pire que la mort : c’est une putréfaction et une profanation dans un lieu sacré. Pour moi, je vois dans l’état de la Russie à l’heure actuelle une preuve manifeste de l’existence d’un démon, en même temps que la manifestation de sa vilenie, de sa cruauté, de sa duplicité et de sa haine pour tout ce qui est humain. Non, l’âme de la Russie n’est pas encore capable de donner un nom à ce qui s’est abattu sur elle. Elle ne peut pas, en chantant, le définir ; d’ailleurs il est inutile, donc indigne d’un homme, de gémir et de se lamenter sous des regards insensibles et indifférents. Aujourd’hui l’énigme de la Russie est devenue plus obscure et plus inexplicable que jamais. Elle s’épaissit en un mystère qui dépasse les forces d’une courte intelligence humaine, qui ne peut être pénétré que par l’inspiration divine d’un Prophète. Les terrifiantes ténèbres qui entouraient les destinées du peuple élu de Dieu pendant la captivité babylonienne, entourent maintenant toutes les âmes russes qui languissent sous le joug de l’athéisme. Au moins le peuple de Dieu avait, pour le consoler, les prophètes de Dieu ; cette consolation nous a été refusée ; telle est peut-être la volonté de la Providence.

Nous sommes d’avis que ce qui arrive à la Russie se rattache à un destin puissant, à une prédestination rigoureuse, car, dans la vie des nations comme dans la vie des individus, il y a une vocation et une préordination : « Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés (Romains VIII-30) ».

Nous nous rendons compte aujourd’hui que cette destinée, la nôtre depuis le premier jour, est une destinée entièrement différente de celles des autres nations, et unique parmi elles. On peut dire sans exagérer que la destinée de chacune des nations de la Chrétienté s’explique d’elle-même et n’a rien qui soit mystérieux. Au contraire, notre destinée à nous Russes est inexplicable par elle-même et par conséquent mystérieuse. Elle est un mystère, et cette pensée nous reste comme triste consolation en présence de la prospérité et du bonheur des nations qui sont plus raisonnables que nous.

Vraiment, à qui ferais-je partager ma tristesse ?

 

I. — Prologue au Ciel

 

L’histoire de la Russie est une tragédie, et une tragédie au sens grec du mot. Le sujet de cette tragédie, ce sont les suites et l’expiation d’un crime tragique, commis par un autre que le héros, avant la naissance de celui-ci. Ainsi Œdipe, pour obéir aux destins, tua son père et épousa sa mère, sans l’avoir voulu, par impuissance à résister à sa destinée. Lorsque le plan de la tragédie s’est développé, la destinée tragique s’explique mieux, et à aucun moment elle ne m’apparut avec autant de clarté que pendant ces dernières années, étouffantes, mais aussi purifiantes, de la vie en Russie.

Oui, la destinée de la Russie est apparue comme une tragédie européenne, comme l’expiation du péché originel de l’Europe chrétienne contre la Loi chrétienne. Avant la naissance de la Russie, le Prologue au ciel de cette tragédie avait été joué et l’événement fatal de l’histoire de l’Église avait eu lieu. Cet événement, qui avait été préparé par la séculaire opposition de l’Est et de l’Ouest, de Byzance et de Rome, et par l’aversion de l’une pour l’autre, c’est le grand schisme de l’Église ou, comme on le nomme, la séparation des Églises, qui divisa la chrétienté tout entière en deux parties inégales. Le schisme de l’Église, le plus grand des péchés contre l’Église du Christ — quel qu’en soit le responsable — est aussi le début d’un schisme culturel, d’une séparation, d’une rupture, dans le monde chrétien, autant dire européen. Et la victime de ce schisme est la Russie, qui n’a aucune responsabilité dans la faute. Voilà justement où se trouvent les racines spirituelles de ce qui se passe maintenant en Russie.

L’esprit religieux comprend facilement cette idée que l’histoire de l’Église du Christ se réalise à travers les destinées historiques des nations. L’histoire de l’Église est, pour ainsi dire, l’ontologie de l’histoire qui nous livre le thème et l’explication des diverses époques de l’histoire. Cette explication, les contemporains des événements ne peuvent que difficilement l’apercevoir ; elle devient assez évidente post factum. L’Apocalypse de Jean n’est pas autre chose que la révélation du lien mystérieux qui relie la vie des nations et les destinées de l’Église ; aujourd’hui la destinée de la Russie est devenue une Apocalypse qui fait voir ce lien.

La naissance de la nation russe à la vie historique est liée à son baptême et à son évangélisation. Les sauvages et barbares Rossi qui terrifièrent par leurs raids leurs voisins, même dans les provinces de Byzance, devinrent membres de la famille chrétienne, devinrent homines christiani, ce qui veut dire homines europeani. La Russie fut baptisée à la fin du xe siècle. Saint Vladimir, le prince apostolique, reçut le premier le baptême dans la Chersonèse Taurique ; puis le peuple fut baptisé solennellement à Kiev : la diffusion du christianisme dans tout le pays ne fut plus alors qu’une question de temps. Pour des raisons géographiques et politiques (où il est impossible de ne pas voir une Providence divine particulière), la Russie adopta le christianisme sous sa forme grecque, qu’elle reçut de Byzance. Les Églises n’étaient pas encore séparées, et la Russie entra dans l’Église unie du Christ. Mais le schisme naissant avait déjà jeté sur la terre son ombre obscure et dense. C’était l’époque qui va du Patriarcat de Photius à celui de Michael Cerularius. Saint Cyrille et saint Méthodius, les apôtres du monde slave, qui ont donné aux Russes leur langue liturgique, étaient encore en relations avec l’Église d’Orient et avec l’Église d’Occident. Cependant l’union des deux Églises déjà était troublée par la rivalité de l’Est et de l’Ouest, portant sur les questions d’étendue de juridiction et de zones d’influence. Il fallait déjà choisir entre l’Est et l’Ouest, attacher sa destinée à l’une ou à l’autre des deux moitiés de l’Église. La Russie était destinée à faire partie du groupe oriental des nations chrétiennes : c’est là l’événement le plus décisif, le plus gros de conséquences de l’histoire de sa vie. Cet événement a deux aspects qui sont étroitement liés entre eux : l’un est religieux et confessionnel, l’autre cultuel et politique. Sous son premier aspect, il fit de la Russie un pays de l’Église orientale orthodoxe ; sous son second aspect, il en fit un membre du groupe des nations de civilisation orientale.

La Russie a reçu et conservé la foi orthodoxe comme un suprême trésor, qui, au même degré que l’âme, est plus précieux que le monde entier. Les efforts répétés, innombrables, tentés notamment par l’Église romaine militante, pour l’arracher à la foi orthodoxe, ont toujours été repoussés, dans cette conviction que la foi orthodoxe est la foi chrétienne pure et non mutilée ; cette conviction, aujourd’hui encore, constitue l’âme tout entière de l’Église russe. Ces derniers mille ans ont rattaché si étroitement l’âme de la Russie à l’Église orthodoxe que ces deux entités (ainsi du moins qu’il semblait encore récemment) n’en sont plus qu’une seule. Et le peuple russe connaît si fermement, sans l’aide d’aucun raisonnement, la plénitude, la sainteté et la vérité de sa Foi, son esprit en est si profondément pénétré, qu’il ne peut même imaginer qu’il puisse être question de douter, d’interroger ou de réformer. L’âme russe n’a-t-elle pas appris à connaître le Christ vivant dans l’Église ? n’a-t-elle pas été nourrie par la grâce des sacrements administrés dans cette Église ? n’a-t-elle pas donné naissance à des saints qui resplendissent en elle comme les étoiles dans le ciel ? Les églises russes ne sont-elles pas décorées d’images miraculeuses qui figurent, dans leur grâce, rendue accessible au peuple, la mère de Dieu et les saints ? Avec l’Église, le peuple prie : « Confirme, ô Seigneur, la Sainte Église orthodoxe pour la fin des siècles ». En un mot la Russie a reçu et gardé la foi orthodoxe comme un trésor d’une valeur absolue, qui n’est ni à estimer ni à accroître, comme un don gracieux de la Divinité, comme une grâce spéciale accordée par Dieu au peuple russe et pour laquelle le Seigneur ne saurait être assez remercié. Cette conviction, on peut la partager ou non, mais il convient, à tous points de vue, d’en tenir compte, puisqu’elle existe. L’Église orthodoxe est pour le peuple russe une patrie de l’esprit, plus haute et plus précieuse que la patrie de chair ; et nous devons la garder alors même que la patrie de chair nous aurait été enlevée (c’est le cas aujourd’hui des fils de l’exil) ou même infectée par de perverses influences. Abjurer la foi orthodoxe, ce serait poser cette question : Le peuple a-t-il reçu le Christ dans son Église ? À cette question il ne peut y avoir qu’une seule réponse, venant du plus profond de l’âme du peuple ; oui, certainement, il l’a reçu ; et que celui-là soit anathème qui abjure et méconnaît la sainteté russe, la sainteté de saint Serge et de saint Séraphi, de saint Nikhon et de saint Metrophane et de tous les saints qu’a vu paraître la Russie. Celui qui abjure son Église, témoignant ainsi que dans cette Église il n’a pas connu le Christ, s’anathématise lui-même ; c’est un aveugle et un sourd ; son âme, il le montre, est morte ; quel besoin avons-nous des morts ? Voilà ce que doit répondre la conscience de la Russie à ceux qui l’invitent à quitter l’Église orthodoxe ; et c’est ce qu’elle dit déjà à ceux qui s’éloignent de cette Église, qu’ils soient poussés par une conviction sincère ou par une recherche de satisfactions matérielles.

L’Église orthodoxe a sa plénitude, absolue, il n’y a rien qui puisse lui être ajouté. Elle est l’Église, et l’Église est une ; il ne saurait être question d’une autre église plus vraie ou plus nouvelle. Bien plus, l’Église orthodoxe a précisément et clairement conscience d’être l’authentique et directe héritière des Apôtres ; elle sait qu’il n’y a rien dans cet héritage qui soit l’œuvre de l’homme, qui ait été modifié ou ajouté par lui. Voilà quel est l’axiome de notre foi.

Mais si l’Église orthodoxe a toute sa plénitude, il ne faut pas croire que nous, Russes, nous suffisions à nous la donner ; le croire serait une erreur grave qui pourrait conduire au nationalisme d’église, doctrine abandonnée et que le christianisme a pour toujours rejetée sous la forme du judaïsme. Par ailleurs l’Église nationale est un facteur cultuel et historique, qui a son histoire particulière, ses destinées indépendantes dans le monde, et qui a marqué d’une façon spéciale les destinées de la nation dans laquelle il s’est manifesté. À ce point de vue les destinées de l’Église, et en même temps les destinées de la Russie, apparaissent sous un jour vraiment tragique. Le schisme de l’Église est l’événement le plus significatif, le plus fatal, non seulement de la vie de toute l’Europe — car l’Europe continue à vivre sous l’influence du schisme et est encore loin, sans le savoir, d’être parvenu au cinquième acte de sa tragédie d’Église — mais encore de l’histoire de Russie. La conséquence de cet événement pour la Russie, c’est que la foi orthodoxe universelle est devenue une foi principalement et même exclusivement russe : plus notre zèle religieux était grand, plus notre fanatisme était violent, et plus nous nous isolions, plus nous nous séparions des autres nations. La Russie avait reçu sa foi de Byzance ; il était naturel qu’elle devînt une province cultuelle de Byzance. Car tout ce qui se rattachait à la civilisation avait, en Russie, avant Pierre le Grand, un caractère religieux ; la Russie se trouvait par conséquent directement placée sous l’influence cultuelle de Byzance. Et on peut dire que la Russie était en cela privilégiée, car Byzance était à l’époque la gardienne de la tradition classique et le centre des études chrétiennes.

Les « romains » croyaient être les seuls dépositaires de la civilisation pour tout le reste du monde barbare, en particulier, pour Rome tombée dans un état de barbarie ; opinion orgueilleuse et exagérée sans doute, mais qui répondait à une réalité. L’humanisme et la renaissance de l’antiquité, sous l’action d’influences byzantines, rajeunissaient la civilisation de l’Occident. Byzance avait déjà tout cela, car chez elle l’antiquité n’était jamais morte, et la langue d’Homère et de Platon, d’Eschyle et d’Aristophane, bien que mélangée de termes d’école nouveaux pris à la langue du moyen âge, vivait toujours. La Russie a reçu, ou plutôt peut avoir reçu tout cela de la Grèce, par l’intermédiaire de Byzance. On peut même dire que la Grèce (et avec elle les rêves et les méditations de l’ancienne Égypte) sommeille encore dans le peuple russe, qui pense qu’il n’est pas de tâche plus haute que celle d’édifier une civilisation artistique et religieuse, de servir la Beauté, « qui sauvera le monde ». Cela, c’est la part d’hellénisme dans l’âme russe ; malheureusement elle se manifeste plus en rêves et en désirs qu’en réalisations concrètes. Au moment où la Russie, en devenant chrétienne, devenait le disciple spirituel et cultuel de Byzance, la différence d’âge historique entre les deux nations était grande. Byzance était dans un état de décadence produit par un raffinement de civilisation. Cette décadence avait encore ses richesses et ses beautés. Dans les domaines de la théologie, de la science, de la littérature et de l’art, Byzance n’avait et ne pouvait avoir de rivale parmi les nations d’Europe, qui entreprenaient seulement d’édifier une civilisation chrétienne. La Russie, de son côté, se trouvait dans un état de jeunesse barbare ; elle ne manquait pas de germes de culture, mais en face de Byzance elle était, au point de vue cultuel et historique, une feuille blanche, un élève ignorant devant un maître plein de savoir. C’est l’influence de Byzance qui a dirigé les débuts de la vie active, politique et ecclésiastique, de la Russie. Malheureusement Byzance devint pour la Russie un maître trop indifférent et trop lointain, égoïste et plus soucieux d’imposer son autorité à son élève que de lui communiquer son savoir. Au début l’Église russe n’était qu’un diocèse de l’exarchat de Constantinople. Il est indéniable que, pour la Russie dépourvue d’éléments naturels, cet état de choses était normal et bienfaisant. La Russie prit d’abord à Byzance le rite merveilleux de son Église, façonné par des siècles de piété monastique, de splendeur impériale et de goût artistique hérité des Grecs. Ce rite charma et conquit tout de suite et pour toujours le cœur des missionnaires que, suivant la tradition, saint Vladimir chargea d’enquêter sur les diverses religions ; puis il conquit le cœur du peuple russe tout entier et fut bientôt pour lui une sorte de bien personnel et inaliénable. À cet égard la Russie est encore aujourd’hui, dans tout le proche Orient (surtout si on la compare à la nouvelle Byzance, Constantinople), la digne et unique héritière. Seule, la liturgie russe a conservé l’émouvante beauté de l’ancien rite byzantin.

En même temps que le rite, la Russie a reçu et transformé par son génie propre l’architecture d’église et la peinture religieuse. Il est reconnu partout aujourd’hui que l’ancienne icône russe unit la plus haute perfection de l’art à la plus haute clarté de vision mystique : l’iconographie de la Sainte Vierge et les reproductions de Sainte Sophie, la divine sagesse, en donnent témoignage. Ce rite merveilleux, produit de plusieurs siècles, fleurissait à Byzance au sein d’une civilisation avancée et riche. Il restait un peu étranger à notre jeune nation et, dans un certain sens, surpassait nos possibilités spirituelles. Un ritualisme russe fit son apparition, qui plus tard donna naissance, à Moscou, à un schisme qui se déclara sur des questions de rite. Faire l’éducation religieuse du peuple, enseigner la Bible, évangéliser, toutes ces tâches, sur lesquelles les nations protestantes de toute appellation portent si justement leur effort, étaient chez nous relativement négligées. Le peuple russe était formé, sinon exclusivement, du moins principalement, par le rituel, l’architecture d’église et la peinture religieuse, et non par le livre de la parole de Dieu (le dissident russe, au contraire, qui abandonne le rituel, se cramponne toujours à ce livre).

Si la Russie avait poursuivi, au milieu de circonstances favorables, son développement cultuel en utilisant ce qu’elle avait reçu de Byzance et de la Grèce, elle aurait pu combler ses lacunes et rejoindre des nations plus anciennes qu’elle dans l’histoire. Les circonstances n’étaient pas telles, elles devinrent même tout à fait défavorables, au point d’être fatales pour le développement de la Russie. Je pense à cette conséquence du schisme de l’Église : la Russie isolée et séparée des nations de l’Occident chrétien. Une chrétienté unie fit place à deux chrétientés, celle de l’Est et celle de l’Ouest. L’Église unie du Christ prit deux noms : grecque orthodoxe et catholique romaine (deux d’abord, puis plus tard toute une multitude). Au début les différences de nationalité de civilisation, les antipathies, traçaient la ligne de séparation entre les deux églises ; plus tard ce furent les différences de dogme et de rite.

Cette évolution se fit progressivement avant la naissance historique de la Russie, c’est-à-dire avant son baptême, au cours du premier millénaire de notre ère et s’acheva au début du second millénaire, alors que la Russie se trouvait encore dans un état de minorité ecclésiastique et incapable de trouver sa voie dans le dédale des questions de dogme, difficiles et complexes. La Russie était condamnée, sans choix possible, à accepter comme un fait acquis, la séparation des Églises, qu’elle ne connut pas d’ailleurs à son heure. Instruite par les Grecs, ennemis fanatiques de l’Occident historique, elle adopta vite la manière de voir de ses maîtres ; et ce fait eut sur son avenir une influence décisive. Les nations de l’Occident constituaient une seule famille, visant à une entreprise commune : la civilisation occidentale ; elles étaient un même levain travaillant dans la pâte du christianisme. Le peuple russe restait seul, car Byzance, bien avant sa chute, avait cessé de lui prêter son aide et sa collaboration, et après sa chute avait disparu en tant qu’agent de civilisation chrétienne. Cet isolement, d’abord involontaire et subi, devint voulu et actif. La Russie prit à Byzance son isolement hautain et s’y enferma plus étroitement après la chute de celle-ci. C’est, alors que Moscou se nomma elle-même la « troisième Rome », l’unique empire orthodoxe du monde : l’Église orthodoxe de Byzance était en effet devenue suspecte après l’union florentine (1439) et l’invasion turque. L’attitude de la Russie à l’égard des hérétiques et des incroyants ne pouvait être qu’implacable. C’est ainsi que la Russie fut, au cours de sa vie historique, abandonnée à ses seules ressources. Celles-ci, il est vrai, étaient grandes, et les possibilités religieuses inhérentes au peuple russe infinies. Pourtant la Russie n’était pas destinée à résoudre par ses propres moyens tous les problèmes de sa vie historique. Dans son existence se développait une contradiction entre le besoin qu’elle avait d’être éclairée pour tout ce qui se rattachait à organisation de sa vie nationale et publique, et les prescriptions, strictement comprises, de sa foi.

L’effet de l’isolement de Moscou fut vraiment de mettre la Russie sous verre. Alors que l’Europe, accroissant chaque jour sa vigueur, à travers les hauteurs du Moyen-âge, de l’art gothique, de la philosophie scolastique, de Dante et de saint Thomas d’Aquin, de la Réforme, époque de pensée théologique intense, l’esprit de la Russie restait en somme sur le terrain plat du ritualisme : nous en avons le témoignage dans le schisme russe (Raskol). La Russie ne pouvait prendre part aux grandes discussions religieuses, non seulement parce qu’elle n’était pas partie dans ces discussions, mais surtout parce qu’elle manquait de préparation. Et c’est justement à ce moment là que l’amour-propre de la « troisième Rome » s’accusa. Ivan le Terrible se regardait comme le seul souverain orthodoxe dans le monde entier : il l’était bien en effet mais à la manière de Nabuchodonosor.

Tel est le paradoxe de la Russie. Car de ce fait capital — l’isolement inévitable et en même temps impossible — sont sortis tous les principaux événements de l’histoire de Russie, toutes les crises qui concrétisèrent cette contradiction.

La Russie, bien entendu, comme toutes les autres nations de l’histoire, a, au cours de sa vie, subi de nombreuses crises, dans ces moments graves où quelque principe vital déclinait et où l’histoire enfantait du nouveau. Toutes ces crises ont été terribles, sanglantes, atroces. La première fut l’invasion tatare, facilitée par les querelles des princes locaux. La Russie, en se sacrifiant, ferma aux Mongols la route de l’Europe ; mais elle fut asservie. L’existence physique de la Russie, abandonnée alors, comme aujourd’hui, par toute l’Europe, était menacée. L’organisme encore jeune supporta le choc, mais sous le joug tartare cessa de se développer.

La seconde crise de la Russie fut « l’époque des troubles », au début du xviie siècle. C’était l’épreuve de la nouvelle politique de Moscou, qui était une combinaison de despotisme féroce et de pratiques et prétentions byzantines. Ce fut la crise de Moscou, la « troisième Rome ». Profonde et durable en raison du désordre social qui suivit, elle fut cependant surmontée. Le navire de l’État fut réparé et dirigé pendant un nouveau siècle. La dynastie avait changé ; toutes les anciennes difficultés cependant restaient entières. Ce fut un répit, amenant une crise plus grave encore, qui allait atteindre jusqu’aux assises de Moscou. Cette crise, ce furent les réformes de Pierre le Grand, le « cavalier de bronze » (comme l’appelle Pouchkine dans son poème célèbre) qui brisa avec les sabots de son cheval la maison de verre de la vieille Russie moscovite, et mit fin à la carrière de Moscou comme capitale de la nation. Il transporta à Pétrograd la « fenêtre sur l’Europe » et projeta les clartés de l’Occident sur la tradition moscovite, qui essaya de protester par des révoltes armées, ou encore en se sacrifiant elle-même, mais dut abandonner une lutte inégale. À partir de ce moment, un abîme qui ne pouvait être franchi s’ouvrait au cœur de la Russie, abîme qui s’élargit avec le temps. L’équilibre historique était menacé et sous les coups du grand homme finit par se rompre. La montagne chancela et s’engloutit dans la mer.

L’œuvre de Pierre le Grand était méritante et salutaire ; sans elle la Russie aurait peut-être disparu beaucoup plus tôt, car ni au dedans ni au dehors les conditions n’étaient favorables à une immobilité du genre de celle de la Chine. Mais en même temps elle était fatale, venant trop tard. Il s’était produit en Europe, après les jours d’invasion et de réforme, une désintégration, manifestée par cette sécularisation de la vie, ce triomphe du nationalisme, qui constituent ce qu’on appelle l’« histoire moderne ». Les poisons de l’esprit introduits en Russie, mélangés à tout ce qui venait d’Europe, étaient absorbés par les classes instruites russes, (l’ « intelligentsia ») qui devinrent les bacilles de la révolution ; et c’est cela qui fut la cause directe de la ruine de la Russie[1]. La vie russe sous tous ses aspects continuait cependant à s’attarder dans un état qui reproduisait le moyen-âge oriental, l’ancienne civilisation moscovite, et ne pouvait se prêter à une union organique avec la civilisation occidentale. Cette union était irréalisable parce qu’elle eut été difficile et pleine d’inconvénients, et aussi parce que cette civilisation était à un certain degré non chrétienne. La rencontre de l’Est et de l’Ouest était inévitable, mais elle eut lieu trop tard ; eut-elle même pu se produire jamais sans catastrophe ? La civilisation de l’« intelligentsia », avec ses utopies socialistes, continua de saper lentement et sans arrêt les assises de la société politique russe, incapable de se défendre autrement que par des moyens de police. L’absence de liberté de pensée entravait le développement d’une réaction nettement religieuse s’opposant au nihilisme de l’« intelligentsia » (réaction, soit dit en passant, qui dure encore malgré les épreuves de la Révolution). L’influence des penseurs religieux, trop peu nombreux, était nulle. Les grandes forces religieuses du peuple russe n’étaient pas au niveau du développement mental de l’époque. Beaucoup de choses furent accomplies dans le pays au cours du xixe siècle, mais il était hors du pouvoir des hommes d’étayer un édifice à la veille de s’effondrer.

Telles sont les principales raisons extérieures de la Révolution russe. La maladie de la Russie, c’est à la fois un faux européanisme et un faux moscovitisme. La « troisième Rome » est devenue la métropole de la troisième Internationale ; le Kremlin sacré abrite une garnison des Soviets. La thèse a fait place à l’anti-thèse, l’instinct national de conservation à l’instinct national de destruction, qui réalise son œuvre par la main « internationale » des enfants de la Diaspora juive. Et cependant, — même forme hideuse de l’Internationale, — on ne peut pas ne pas y apercevoir une sorte d’imitation, de contre-façon de ce commandement supérieur du christianisme œcuménique, de la panhumanité chrétienne, dont Dostoïewsky disait, dans son hommage à Pouchkine, qu’il était la fonction suprême à laquelle était appelé le peuple russe.

Le nationalisme religieux que Moscou avait développé ne convenait pas plus à l’Église orthodoxe œcuménique qu’aux dispositions d’une grande nation consciente d’elle-même, qui aspire à étreindre le monde et nullement à s’enfermer dans ses traditions provinciales. Mais ce qui, dans le langage du christianisme, porte le nom d’œcuménique et d’universel, dans le langage d’une « intelligentsia » cosmopolite est devenu « international ». L’« intelligentsia » est ainsi pareille à l’âne de Balaam qui annonçait la parole de Dieu ; et aujourd’hui c’est par une telle voie qu’il faut la recevoir et l’accepter. Cependant nous devons conserver, dans ce temps de trahisons et d’effondrements, notre fidélité à la tradition, parce que cette tradition est la seule pierre de touche de la foi orthodoxe, qui ne connaît aucune autorité souveraine imposant sa loi. Cette tradition du reste doit être reconnue comme étant, dans toute son étendue et dans toute sa profondeur, la tradition de l’ancienne et unique église œcuménique d’avant le schisme qui survit dans l’Église orthodoxe, même si parfois elle se trouve cachée par une croûte d’isolement national.

Puis la « grande Révolution russe » arriva, disons plutôt survint par hasard, comme conséquence d’une trop grande tension militaire ; oui, mais dans un certain sens elle peut bien n’être pas due au hasard. Pour grande que soit mon horreur de toute révolution et surtout de la révolution russe, il m’est impossible de ne pas reconnaître qu’il n’y avait pas d’issue à l’impasse où se trouvait la Russie au début du xxe siècle. La guerre russo-japonaise et les troubles qui la suivirent avaient révélé cet état de choses au monde entier. Il est en outre impossible de nier certaines « conquêtes » (comme l’on dit) de la Révolution, consistant non dans des réalisations tangibles (de celles-là, il n’y en a aucune), mais dans cette réalité nouvelle plus certaine et plus indestructible : un changement indéfinissable dans l’état d’esprit des masses.

Le peuple, maintenu depuis des siècles dans un état de servage, a brisé ses liens et désirera ne plus les reprendre. Au même moment que la révolution (mais peut-être malgré celle-ci), une grande nation est née à la vie civique. Sans doute le peuple a été volé de tout ce qu’il avait, et se trouve aujourd’hui dans un état d’esclavage pire que jamais ; mais ce vol a été perpétré ; arbitrairement sans doute et d’une façon mensongère, « au nom de la Nation » et, même ne fût-ce qu’en paroles, le peuple a été admis à construire lui-même sa destinée, a été reconnu son propre maître. Et le peuple russe, qui se suffit à lui-même, ne veut pas de ces autres maîtres qu’on s’efforce de lui trouver au dehors. Peut-être désirera-t-il en temps opportun un ami, un protecteur ; en aucun cas il ne désirera un maître : il est aussi fatigué de l’ancienne autorité que de la nouvelle et il ne désire rien davantage qu’être son propre maître.

 

II. — L’Église russe et la Révolution

 

L’Église russe, après mille années d’existence, a marqué profondément de son empreinte la vie et les habitudes du peuple. D’une part elle a créé les cadres de l’existence, les pratiques antérieures de la vie religieuse, l’ « antique piété » de notre moyen âge russe. D’autre part elle a produit la merveilleuse beauté que sont nos saints, dont l’éclat éblouissant resplendit dans les ténèbres d’une demi-barbarie. La vie intérieure de l’Église, les mouvements mystiques de la sève, avaient atteint une telle profondeur que les événements extérieurs ne les touchaient pas. Telle était l’Église russe, contemplant sans cesse l’éternité, attentive aux chants angéliques, célébrant ses fêtes splendides.

Pour répondre à cet appel des âmes, des églises furent construites, des monastères fondés, des légendes créées, embaumées par la piété de la foi populaire. Les lieux sacrés, églises, monastères, les jeûnes, les grandes fêtes, telles étaient les manifestations dans lesquelles éclatait la piété du peuple. Cette piété était profonde, humble, d’une tension et d’une perfection spirituelle achevées ; mais elle n’avait aucune activité extérieure : elle subissait la vie plus qu’elle ne la construisait. La cuirasse de l’autorité de l’État protégeait l’Église extérieurement ; mais elle entravait et lui enlevait la liberté de ses mouvements. L’Église était gouvernée du dehors par le Tsar ; elle était exercée à l’obéissance aux lois, mais non à la pratique de la responsabilité. Elle était exposée à toutes les fantaisies de la politique d’État, parfois aux violences qui en étaient inséparables. Au début, le pouvoir souverain du Tsar orthodoxe n’était ni contesté ni disputé par l’Église. Cependant ce pouvoir a été manié de telle façon par les bureaux officiels depuis Ivan le Terrible jusqu’à nos jours, que même les meilleurs prêtres en ont été navrés et indignés. Il est indéniable que, sous la protection d’un État bienveillant, la Russie était capable d’édifier une civilisation ecclésiastique remarquable ; et de fait une doctrine orthodoxe se développa. La construction des églises, la vie monastique, l’œuvre d’évangélisation dans le pays et au dehors, la publication d’œuvres religieuses, tout cela s’épanouissait pour ainsi dire automatiquement, suivant le développement vigoureux de la vie nationale et sous la protection de l’État, mais aussi dans une certaine mesure malgré celle-ci. La protection officielle ne touchait pas à la substance profonde de l’Église, à son Saint des Saints ; elle fut cependant la cause de cette « paralysie » de l’Église en tant que force publique qu’ont déploré amèrement des penseurs comme Dostoïewsky. À la surface du corps de l’Église les signes de cette paralysie se montraient sous la forme de la servilité et de la routine bureaucratique, en un mot sous la forme de la dépendance ; à la veille de la Révolution ils étaient devenus si apparents qu’ils causaient la plus grande anxiété quant à l’état de la vie religieuse en Russie. Le patronage de l’État s’était transformé en une tyrannie arbitraire et oppressive qui abaissait l’Église et minait, aux yeux de tous, son autorité. Le vieux régime était devenu un danger et une menace pour l’Église ; mais l’Église s’était si étroitement identifiée avec le régime qu’il semblait impossible qu’elle pût en être séparée, au point que l’Église devrait sans doute suivre le sort du régime. Voilà pourquoi la Révolution, survenant brusquement, fut pour l’Église une catastrophe directe et terrible. Nombreux étaient ceux que la terreur saisissait, à la pensée de ce qui allait advenir de l’Église lorsque l’édifice qui avait été pendant des siècles sa serre chaude et sa prison serait détruit, et que la plante conservée dans l’air tiède de cette serre se trouverait exposée aux rigueurs du grand air.

Les premiers moments de la Révolution (qui était par nature indifférente ou hostile à l’Église et à toute religion quelle qu’elle fût) ébranlèrent la hiérarchie de l’Église d’autant plus fortement que ses chefs, intimement liés à ceux du gouvernement tsariste, avaient été en même temps qu’eux balayés par la Révolution. L’Église se trouva décapitée et entourée d’une atmosphère d’hostilité. Peu de crises de son histoire peuvent être comparées à celle de mars 1917. Il lui fallait modifier à bref délai ses idées traditionnelles d’autorité, même dans une certaine mesure le texte de ses prières — et en même temps s’adapter à de nouvelles conditions d’existence. Désormais elle devait prendre confiance en elle-même, ne compter que sur ses moyens, sur ses propres facultés d’organisation, concevoir de nouvelles méthodes. Les événements ont montré que l’Église russe, malgré tant de siècles de dépendance, avait assez de vitalité pour supporter la crise et traverser ces épreuves avec succès.

Le printemps et l’été de 1917 furent consacrés aux premiers essais d’organisation, pas toujours couronnés de succès. Des congrès se réunirent dans chaque diocèse ; puis un congrès général de l’Église russe se tint à Moscou. La caractéristique de ces congrès se révéla dans leurs dispositions révolutionnaires. Le clergé, — surtout le bas clergé, — avait toujours été mécontent de sa situation, mal défendue contre les autorités diocésaines, ainsi que contre les autorités civiles. En outre, des tendances anticléricales, protestantes et révolutionnaires se manifestaient, surtout dans le bas clergé. Mais en définitive on peut dire que le clergé, soutenu par quelques laïques influents et instruits, put résister et même arrêter complètement le courant révolutionnaire au sein de l’Église. Si nous comparons cet état de choses aux ravages qui ont été causés par les révolutions aux Églises des autres pays, nous pouvons dire que l’Église russe sortit moralement victorieuse de cette première rencontre.

L’Église s’était ressaisie après cette première et grave secousse ; elle se mit, avec l’aide du gouvernement provisoire (qui était certes indifférent en matière de religion, mais jugeait maladroit de soulever contre lui l’opinion orthodoxe), à refondre aussitôt et énergiquement son organisation, en accord avec les nouvelles conditions d’existence. Le fait capital dans cet ordre d’idées est la convocation d’un concile provincial russe, le premier depuis 1664. Ce concile réunissait les évêques, le bas clergé, les laïques ; il représentait dignement l’Église russe. On peut dire que jamais, non seulement pendant la Révolution avec ses interminables et vastes meetings, mais même sous les tsars, la Russie n’avait vu avant ce concile une telle assemblée d’hommes pieux, sages et savants. Ils entreprirent l’œuvre de reconstruction ecclésiastique de fond en comble, avec une énergie et une compétence remarquables. Mais la révolution bolcheviste survint ; la Russie fut brusquement gouvernée par la Troisième Internationale, et pour la Foi orthodoxe commença une époque de persécution, sans précédent même à l’époque des Tartares ou au « temps des troubles ». Cependant, en pleine canonnade (pendant le soulèvement bolcheviste à Moscou), le Concile accomplit un acte historique en faisant revivre le patriarcat que Pierre le Grand avait aboli, et en donnant à l’Église russe un chef dans la personne du grand confesseur et martyr le saint patriarche Tikhon, dont le nom est aujourd’hui vénéré dans toute la chrétienté. Les circonstances nouvelles rendaient impossible la continuation de l’œuvre du concile, ainsi que toute reconstruction méthodique de l’Église.

Voici que commençait le vol soudain, inhumain et insolent des biens d’Église ; les imprimeries appartenant à l’Église étaient détruites ; un régime de terreur commençait pour le clergé ; on peut dire qu’aucune Église ne fut jamais soumise à une persécution aussi étendue, aussi habile et aussi haineuse que celle qu’eut à subir alors l’Église russe. La haine de la religion s’éleva progressivement jusqu’à la haine de Dieu. Voici que l’Église, hier encore paralysée par le patronage de l’État, était appelée tout à coup à subir le martyre. Elle fut couverte du sang de ses martyrs et se manifesta par le courage de ses confesseurs. Le monde entier peut voir aujourd’hui quelle force spirituelle possédait l’humble Église orthodoxe. Pour la Russie, c’est vraiment un miracle inespéré de la grâce divine. Que les églises chrétiennes ou autres de tous les pays et de toutes les nations nous disent si elles sont assurées de trouver en elles-mêmes la vigueur de foi, et l’acceptation du martyre, dont a témoigné l’Église orthodoxe dans ces jours de tristesse. Le dernier mot, bien sûr, dans la lutte entre l’Internationale et l’Église n’est pas dit, la persécution est en plein essor et, bien entendu, elle ne cessera ni ne faiblira ; à moins qu’il n’y soit mis un terme par la miséricorde de Dieu. Quoiqu’il arrive, on peut déjà faire le compte des modifications profondes survenues et des conquêtes spirituelles faites par l’Église pendant ces quelques années.

S’il est vrai que les événements de l’histoire ont, comme signification profonde, celle qu’ils ont pour la vie de l’Église, on peut dire que l’année 1917 s’est trouvée être un tournant dans l’histoire du monde, pour cette raison qu’elle l’a été dans celle de l’Église orthodoxe. Et on ne peut porter un jugement sur cette époque que par comparaison avec les autres tournants importants rencontrés au cours de l’histoire de l’Église. La chute de l’autocratie russe, en tant que monarchie orthodoxe, a une importance infiniment plus grande du point du vue ecclésiastique que du point de vue politique. On peut même affirmer que tout le soulèvement politique et social consécutif à la Révolution n’est qu’un épisode dans l’histoire séculaire de la Russie, pareil aux autres crises qui l’ont précédé. Tout au contraire les conséquences ecclésiastiques de la Révolution ont une portée dont on ne trouve pas l’équivalent dans le cadre de l’histoire de la Russie, et qui nous reporte en arrière à l’époque du grand Constantin.

À grands traits, nous pouvons distinguer deux périodes dans l’histoire de l’Église orthodoxe : le christianisme primitif d’avant Constantin, et l’époque de Constantin qui prend fin maintenant. Le christianisme primitif, c’est la joie de la Résurrection et la lumière de cette joie. Celle-ci nous est communiquée par nos Pâques, la fête de la Résurrection du Christ. La clarté en est répandue d’une façon mystérieuse et inexprimable dans les Actes des Apôtres. C’était cette joie qui donnait aux premiers chrétiens la force de supporter la persécution et le martyre. Le passage récent de l’Époux, ses traces terrestres, une tradition reçue directement de ceux qui l’avaient vu et entendu, tout cela remplissait les cœurs d’une harmonie céleste. Comme ils sont aveugles et mesquins, ces protestants qui, parce qu’ils simplifient leur dogme et leur liturgie, s’imaginent retourner au christianisme primitif, comme si la simplification était la même chose que la simplicité, comme si un rationalisme prosaïque équivalait à l’extase de la foi, comme si l’affectation de sentiment et la piétisme pouvaient être confondus avec une sincérité d’enfant. Toutes ses prétentions, depuis Luther, pour faire « revivre le christianisme primitif », témoignent simplement que le protestantisme n’est pas sensible à l’essence bienheureuse de ce christianisme, à son état de fête joyeuse, qui est un bienfait de la grâce. Ôtée cette joie, la simplicité du christianisme primitif ne serait plus qu’une chose pauvre et vide.

La joie du christianisme primitif, l’Église orthodoxe l’a conservée ; elle éclate parfois par l’effet de la grâce : malheur à ceux qui la laissent s’éteindre en eux ! Mais c’est faire preuve d’ingénuité et de mauvais goût que de vouloir la faire renaître par la volonté et l’effort. En outre, comme toute époque de l’histoire qui a ses traits particuliers et ses limites qui en résultent, le christianisme primitif ne peut être reproduit en raison de la loi d’irrévocabilité de l’histoire. Le christianisme primitif ne connaissait pas l’histoire, il la rejetait, s’en croyant déjà libéré. Sa prière c’était « Viens, Seigneur Jésus » ; c’était aussi sa croyance. (Ce n’est qu’au milieu du second siècle qu’apparaît la prière de mora finis.)

Voilà pourquoi le christianisme primitif ne se croyait tenu à aucun devoir envers l’histoire et ses tâches terrestres : l’État et la Civilisation. Tout cela, c’était le monde des gentils, qui se montrait sous les traits de la Bête. Pouvons-nous aujourd’hui faire revivre du fond du passé de l’histoire ce sentiment d’irresponsabilité, et cette ingénuité, naturelle sans doute à un âge tendre, mais qui plus tard n’est qu’affectée ? Le christianisme primitif, en tant que période de l’histoire de l’Église, prit fin naturellement lorsqu’il se heurta à la réalité : l’histoire continuait, il fallait donc absolument prendre une responsabilité vis-à-vis d’elle. Le symbole de ce changement est l’apparition de la croix sur le drapeau de la nation, après que Constantin, vénéré par l’Église comme l’égal des Apôtres, eut aperçu dans le ciel le signe de cette croix et eut christianisé l’État. Cette fusion de l’État dans l’Église et de l’Église dans l’État devint pour l’Église une charge constante et une attache — que lui reprochaient sans cesse les esprits légers et les incroyants — mais en même temps l’occasion de collaborer dans l’histoire à l’éducation de l’humanité. L’union de l’Église et de l’État, dont les formes ont été si différentes en Orient et en Occident et suivant les époques de l’histoire, a été une bonne fortune pour la chrétienté : en tout cas, la Russie ainsi que l’Europe occidentale lui doivent leur existence historique. À l’ombre de cette union l’Église se fortifia, devint capable de remplir ses tâches essentielles d’établir une doctrine dans les conciles, œcuméniques et provinciaux, de développer la liturgie, le droit canon, de parfaire l’organisation de l’Église. Cette œuvre naturellement coûta beaucoup de sacrifices ; puis les inconvénients de l’alliance finirent par dépasser les avantages, et elle fut rompue.

La première catastrophe, pour l’Orient orthodoxe, fut la chute de Constantinople — la seconde Rome — en 1453 ; elle fut suivie, cinq siècles plus tard, par la chute de la troisième Rome, la monarchie orthodoxe de Russie. L’ère constantinienne, ouverte en 325, ne fut vraiment close qu’en 1917, par l’abdication de Nicolas II. Le monarque orthodoxe, dans l’Église orientale, avait le pouvoir souverain en tant que chef de la communauté chrétienne. Les Papes de Rome reconnurent ce pouvoir du ive au viie siècle. Sans avoir la potestas ordinis, il avait, dans une certaine mesure seulement, la potestas juridictionis. Il n’y avait pas en cela abus, césaro papisme (bien qu’en fait un tel abus fut possible, mais cet état de choses répondait à la conscience qu’avait l’Église orientale de son existence en tant qu’Église distincte, par opposition à l’Église occidentale où les Pontifes de Rome aspiraient à concentrer dans leurs mains la plénitude de la juridiction (qu’ils partageaient cependant, de facto, avec les Empereurs), en même temps que le pouvoir temporel.

L’autorité de l’Empereur sur l’Église était en Orient le symbole de l’unité de l’Église, en sorte que la disparition du pouvoir régulier se trouve être dans une certaine mesure une décapitation de l’Église, appelée désormais à rechercher et à retrouver, comme aux temps préconstantiniens, dans les profondeurs de son corps tout entier, l’unité qui s’y trouve déjà. La transformation fut brusque et catastrophique. Jamais encore l’Église n’avait été si complètement abandonnée. En un soir toutes les conditions de sa vie avaient changé ; sa situation était celle d’un enfant qui quitte le sein de sa mère et respire pour la première fois le grand air : le rythme de vie n’est plus le même. Tel fut l’effet de cette secousse, qui peut être comparée à une seconde naissance de l’Église (ses ennemis diraient à une mort) dont la Révolution marque la date. Mais ce n’était pas assez : l’Église fut aussitôt la victime de la persécution la plus constante, la plus inlassable : elle fut couverte toute entière par le sang des martyrs.

Cinq années[2] de cette vie nouvelle ont passé, plus chargées d’événements que cinq décades, ou même cinq siècles. La persécution continue avec la même violence, ses formes seules ont changé : il est donc prématuré de dresser son bilan. Cependant on peut déjà enregistrer quelques gains essentiels et définitifs de cette ère d’épreuves. La perplexité, l’inquiétude, la peur même étaient au début naturelles et inévitables ; puis la santé est revenue et l’action a repris : comme un arbre abattu à la racine, l’arbre vert de l’Église a fait sortir de son tronc des pousses nouvelles et inattendues. Le résultat naturel et inévitable de cette persécution a été un amour des laïques pour l’Église, une tendresse dont on n’avait aucune idée au temps passé, alors que le culte était servi librement et placé sous la protection de l’État, alors que la vie de l’Église, profondément enracinée, avait toute la vigueur d’une plante naturelle. Aujourd’hui rien n’est donné pour rien : chaque cérémonie est un acte d’amour, un triomphe de la foi comme aux jours des catacombes. La vigueur et la joie du christianisme primitif paraissent avoir gagné l’Église russe, sans aucune recherche de « reconnaissance » ; elles l’ont secouée, refaite de l’intérieur, rajeunie et embellie. Ce changement moléculaire, cette reconstruction complète de l’organisme de l’Église, cette façon nouvelle de voir et de sentir de l’Église constituent une acquisition considérable qu’on ne peut estimer d’une façon précise, mais qui est sans aucun doute une réalité. Elle ne peut même être exactement mesurée par ceux-là à qui elle est due, car tout leur effort est encore concentré dans le combat pour l’existence spirituelle. Il est nécessaire, pour la bien voir, de reculer un peu et de l’examiner du dehors (comme l’a fait l’auteur de l’article). Tous les ennemis de l’Église, qui fondent leurs ambitions sur sa faiblesse présente et sur son épuisement, doivent apprendre qu’elle est vivante et plus florissante qu’aux temps plus heureux. Le Seigneur a bien voulu lui donner la contrition et le baptême du martyre qui a lavé tous ses péchés des siècles ; et quand, par la volonté de Dieu, finira le temps des ténèbres, son éclat frappera le monde entier. À l’heure présente, l’Église, en Russie, ne se soutient que par l’amour des fidèles et leur piété. La situation du clergé en particulier n’est plus la même et se modifie chaque jour. Hier, solidaire de l’État, il inspirait la défiance et s’attirait l’hostilité surtout des milieux de l’« intelligentsia ». Aujourd’hui son martyre quotidien s’auréole d’une gloire méritée et attire (et, espérons-le, attirera chaque jour davantage) le meilleur des forces de la nation, qui dans le passé s’était donné, en si grande part, à l’œuvre révolutionnaire. Dès maintenant même, on peut dire que nombreux sont ceux, parmi les membres les mieux doués et les plus instruits des groupements de l’« intelligentsia », qui ont revêtu la soutane du prêtre (et sont bien entendu pour la plupart emprisonnés çà et là). En résumé l’Église russe, ébranlée sans doute au début par la terrible tempête, a résisté. Mais elle a besoin du secours de ses frères dans le Christ, même de ceux qui sont en dehors des frontières de l’Église orthodoxe. Telle qu’elle est aujourd’hui, la Russie, pareille à un malade qui a traversé une crise grave, ne peut se rétablir sans l’aide, non seulement matérielle, mais aussi spirituelle de l’Europe ; à une condition toutefois, c’est que l’Europe n’essaiera pas de mettre sous son joug l’Église orthodoxe.

 

III. — Difficultés et dangers

 

L’Église orthodoxe, telle qu’elle est actuellement sous le régime des Soviets, est semblable à un malade, d’une constitution robuste, mais épuisé par une maladie grave. La malice de ses ennemis fonde ses espoirs sur cet épuisement. Leur premier dessein est d’anéantir physiquement, sous des prétextes politiques divers, les membres les plus éminents du clergé. L’Europe occidentale sait bien que par centaines les évêques, et par milliers les prêtres sont tombés sous le bras des exécuteurs ; — hélas ! elle est restée tout entière trop indifférente ! Les rangs du clergé russe instruit ont été ainsi sérieusement éclaircis, les survivants sont pour la plupart des gens âgés ; enfin, ce qui est le pire, on ne peut plus pour le moment rassembler de nouvelles recrues. Tout européen qui est chrétien, dont la conscience est vraiment vivante, et qui ne voit pas dans le malheur de la Russie l’occasion offerte à son avide ambition, doit se rendre compte que sa responsabilité de chrétien est engagée par la terrible situation de l’Église russe manifestée dans les faits suivants :

1° Toute instruction religieuse, que ce soit à l’école, à l’église, ou au foyer, a été non seulement interrompue en fait, mais même interdite dans tout le pays. Toute mention de Dieu, toute prière ou présence à l’église sont rigoureusement proscrites dans les nombreuses écoles ou garderies d’enfants ; bien plus, le blasphème et l’athéisme sont activement propagés. Les adolescents, garçons ou filles, sont imprégnés de cette brutalité, de cette sauvagerie, qui sont dans l’atmosphère de ce qu’ils nomment les « Komsomols » (Unions de la jeunesse communiste) ; ces unions organisent sur la voie publique des processions blasphématoires et honteuses pour tourner en ridicule la religion. En un mot, on poursuit une dégradation voulue et systématique, un empoisonnement de l’enfance et de la jeunesse, qui ne peuvent que produire une véritable putréfaction de l’esprit. Cette action qui se poursuit sans bruit est plus terrible que toutes les atrocités publiques de la Terreur rouge.

2° Depuis 1918, en maints endroits, les livres traitant de sujets religieux ont été brûlés ou détruits par un moyen quelconque, ou encore, et pour le moins, interdits et retirés de la circulation. Toutes les imprimeries appartenant à l’Église ont été fermées, séquestrées, en sorte qu’aucun livre de religion ne peut être édité. La Bible et les Évangiles sont introuvables ; toute une grande nation est en toutes circonstances privée de la parole de Dieu. En revanche elle est submergée par une littérature officielle de caractère tout à fait blasphématoire, qui prêche l’athéisme et la haine de la religion, par des affiches et caricatures de l’espèce la plus ordurière et la plus vulgaire placées sur la voie publique, et qu’il est interdit de détruire sous peine de sanctions sévères. Ceux qui s’apprêtent à conclure des traités avec les corrupteurs des âmes doivent au moins s’efforcer d’obtenir des clauses autorisant l’importation en Russie de Bibles, de livres de prières et de Nouveaux Testaments. Les sociétés de missionnaires n’envoient-elles pas des livres aux Îles Sandwich et chez les Zoulous ! Les « Komsomols » sont bien plus mauvaises que les Zoulous : elles tentent ouvertement de détruire totalement et par la violence le christianisme. Si elles réussissaient, des missionnaires chrétiens auraient à répandre le christianisme dans le pays, comme in partibus infidelium.

Dans tout ce vaste pays, aucune instruction théologique n’est possible actuellement. Tous les établissements d’enseignement religieux, supérieur, secondaire et primaire, ont été fermés. Dans quelques dix ou vingt ans la Russie se trouvera sans clergé instruit. L’Église russe est ainsi menacée d’une rechute dans la barbarie.

Voilà les difficultés et les dangers en face desquels se trouve la Russie ; ils n’ont pas encore atteint leur degré le plus haut. La lutte est encore possible, la persécution religieuse provoque une réaction et la vigueur se forge dans la bataille. Il y a d’ailleurs dans la jeunesse russe des élus du Seigneur qui aiment ardemment l’Église et vivent dans l’attente constante du martyre. Ils porteront bientôt sur leurs faibles épaules la terrible charge de la lutte pour la foi.

Les ennemis de l’Église ne limitent pas leur effort à lutter contre le christianisme dans l’avenir, en tarissant les sources de l’instruction ; ils ont en outre essayé d’introduire le trouble et la révolte au sein de l’Église d’aujourd’hui. Toute Église naturellement renferme un certain nombre d’individus vénaux, immoraux et ambitieux, dont on peut se servir comme d’instruments de révolte. Un groupe de membres indignes du clergé, soutenu activement par la police politique (Tchéka), a constitué une organisation qui porte le nom d’ « Église vivante ». Ce n’est, il faut le dire, en aucune manière un mouvement religieux au vrai sens de ce mot. Ce groupe ne comprend pas une seule personnalité religieuse éminente qui puisse imposer le respect et son autorité. Au contraire, ses chefs sont ou des opportunistes incorrigibles, comme l’évêque Antonin, ou simplement des charlatans, des arrivistes et des poltrons. Il n’y a dans ce mouvement aucune idée religieuse, car on ne peut pas donner ce nom à la flatterie du régime des soviets par des fonctionnaires, à laquelle s’ajoutent toutes sortes d’insultes pour le tsarisme (généralement ces insultes sont dans la bouche de ceux qui hier encore flattaient bassement la monarchie) et une apologie officielle du socialisme. Ceux qui se plaisent à voir dans l’« église vivante » une sorte de « Réforme russe » se trompent profondément : la Réforme était un mouvement religieux vivant, ici il n’y a qu’une invention de police qui ne couvre absolument rien de religieux. Au début, il s’agissait d’un mouvement de révolte, encouragé par les autorités soviétiques, contre les autorités régulières de l’Église ; plus tard il ne s’agissait plus que d’une lutte médiocre de clercs pour le pouvoir et l’avancement. Poussé par les pouvoirs officiels, le Congrès de l’« Église vivante » (que bien entendu aucun prêtre ne reconnaît comme concile) alla jusqu’à proclamer, à Moscou, sans aucune forme de procès régulier et contrairement à la loi, la déposition du patriarche et la suppression de sa charge. Cette déposition ne fut reconnue valable par aucun des patriarches de l’Orient, qui ont fait savoir qu’ils continuaient à reconnaître pour chef de l’Église russe le confesseur alors grandement éprouvé, le patriarche Tikhon. Bien entendu cette déposition ne fut pas davantage reconnue valable, à l’étranger, par la libre Église russe.

Aussitôt que le Patriarche fut libéré, tous les pouvoirs de l’Église se groupèrent sur lui ; on vit alors à quel point l’« Église vivante » était peu enracinée dans le peuple. C’est simplement une branche religieuse de la Tchéka, composée d’anciens membres, indignes, de l’Église orthodoxe. Les meilleurs et les plus sincères parmi ceux qui y sont entrés sous la poussée des circonstances et « par peur des Juifs » n’attendent que la première occasion de s’en évader, et seuls ceux qui se sont engagés si avant qu’il n’y a plus dé retour possible pour eux font des efforts opiniâtres pour créer d’eux-mêmes une idéologie ; mais pour cette tâche ils n’ont pas assez de savoir, ni de talent. Toutefois il serait injuste de refuser toute signification au mouvement qui s’est manifesté autour de cette organisation de police qui se nomme elle-même l’ « Église vivante » ; dans un certain sens il était inévitable. On ne doit pas oublier que sous l’ancien régime l’Église était mise sous verre par la police et que certaines questions, spécialement les questions politiques et sociales, lui étaient interdites, comme d’ailleurs à tous les Russes. Cependant l’Église, en tant qu’élément de civilisation, en tant que corps organisé, ne peut s’abstenir de prendre une attitude précise dans les questions politiques ; l’Église n’avait pas de politique, et elle s’aperçut de ce défaut lorsque la Russie eut passé brusquement de l’autocratie au communisme. D’une façon générale l’Église orthodoxe a devant elle une tâche qui consiste à réformer de bien des manières non pas, sans doute, le dogme et la loi, mais son attitude pratique vis-à-vis de la société. Cette œuvre de réforme était commencée bien avant la Révolution (qui l’empêcha de se poursuivre, comme elle arrêta toute chose), et ce n’est pas l’« Église vivante » avec son manque de principes qui peut la compléter. C’est donc une tâche qui reste à accomplir.

L’Église russe a sans aucun doute son rôle d’amour, de vérité et de sagesse, en rapport avec la civilisation et le problème social. Vraiment le problème d’une société religieuse est un problème typiquement russe. Une libre sanctification de l’ensemble de la vie — d’une vie qui serait non pas enchaînée par une discipline forcée, mais libre de se transfigurer elle-même — c’est cela l’idée profonde, l’intime désir, l’espoir de l’Église orthodoxe.

L’Église orthodoxe s’est toujours définie elle-même : une collectivité dans une unité de liberté et d’amour. Sous la monarchie cette définition était grandement contraire à la réalité : du moins le caractère officiel de l’Église cachait ce qu’elle pouvait avoir de vrai au fond. Aujourd’hui cette définition devient peu à peu une réalité ; et le désir des Russes est incompatible avec toute autre église qu’une Église katholicé (des conciles). Certains protestants proposent, par opposition à la doctrine de l’Église romaine, celle du « Sacerdoce royal » des laïques (I Pierre, II. 9) ; mais ils se servent de cette doctrine pour démolir la hiérarchie, et se placent ainsi d’eux-mêmes hors des frontières de l’Église. L’Église orthodoxe, qui maintient la hiérarchie, reste étrangère à toute sécularisation. Le clergé orthodoxe, en possession du pouvoir des Apôtres, subsiste par l’autorité d’amour et de bénédiction. Il n’exclut pas le « Sacerdoce royal » du peuple du Seigneur, des laïques, appelés maintenant à une collaboration active au sein de l’Église. Le don de grâce accordé au prêtre, et qui se trouve concentré dans la hiérarchie, est répandu en puissance dans tout le corps de l’Église. On peut dire que même le Sacrifice eucharistique est célébré par le prêtre avec la participation du peuple, qui à certains moments répond au prêtre par la voix du chœur. Et de même que l’ensemble de la vie doit devenir, même hors des offices, un sacrifice, de même la collaboration qui existe entre le clergé et les laïques pendant le Sacrifice doit s’étendre à cet ensemble : c’est ce que nous voyons maintenant se réaliser. Le corps collectif avait autrefois sa tête et son expression en tant que personne dans le monarque, qui était l’oint du Seigneur. L’influence du monarque dans l’Église était, du point de vue du dogme, fondée justement sur cette délégation mystique d’autorité, si je puis m’exprimer ainsi. Le charisme du pouvoir sacré, c’est le charisme du sacerdoce royal des laïques qui aujourd’hui se manifeste directement. Le grand avenir de l’Église orthodoxe, sa mission, sa nouvelle vocation dans le monde, sont liés à cette situation particulière des laïques au sein de l’Église. Cette situation, qui concilie la hiérarchie et l’autorité collective, est inconnue à la fois de l’Église romaine, qui ne connaît que l’autorité, et du protestantisme, qui ne fait une place qu’à la liberté individuelle.

Aux jours de grand épuisement, dans la terrible nuit de Gethsémani de l’Église orthodoxe, il faut bien qu’il y ait des incertitudes terribles et des tentations. Ces troubles inférieurs sont plus dangereux que la persécution elle-même. La cause principale des tentations, c’est la chute de la monarchie russe, qui a fait apparaître dans l’âme russe une maladie profonde et une faiblesse. De cette faiblesse l’Église orthodoxe, au moins sous son aspect historique, est évidemment responsable. Nombreux sont ceux qui, dans la lassitude de leur cœur, sont attirés par la tradition ancienne de Rome qui demeure inébranlée avec sa culture, son organisation, sa discipline, sa vigueur vraie ou imaginaire.

La situation serait menaçante si, pour l’emporter, il suffisait d’une culture supérieure. Mais à côté de la science romaine, il y a une science protestante, qui dans son genre est encore au-dessus d’elle. Naturellement l’Église orthodoxe se tient en dehors des deux ; elle laisse des ennemis héréditaires lutter entre eux, et la conscience scientifique du protestantisme ébranler la forteresse de la théologie volontariste.

Le souvenir de l’unité première de l’Église est toujours vivant dans l’Église orthodoxe, qui ne peut que désirer cette unité et, avec le Christ notre Sauveur, prier pour elle. Mais toutes les tentatives pour parvenir à l’unité faites sur la base des moyens politiques ou matériels ne peuvent que reculer l’heure bienheureuse d’une sincère réconciliation générale. On peut dire que l’Église romaine, qui est demeurée intacte dans son immobilité pendant tout le cours de l’histoire, est moins préparée que l’Église orthodoxe à aborder utilement la question. On aurait pu escompter que dans les milieux d’émigrés, les cas de glissement vers l’Église romaine pour des motifs divers — politiques, religieux, esthétiques ou autres — eussent été plus nombreux, en raison des dures conditions de l’exil. Mais, agissant comme un contrepoids, s’est répandue dans ces milieux une sorte de xénophobie qui, au point de vue culturel et spirituel, est un état d’esprit réactionnaire, un retour à l’exclusivisme moscovite, dont l’heure est passée pour toujours.

 

IV. — Théocratie

 

La monarchie russe est tombée, et l’autocratie, en temps que forme politique, a disparu du monde, au moins pour notre temps. Nous n’avons pas à la regretter, pour autant qu’elle avait cessé de donner satisfaction aux exigences de la vie. À tous points de vue nous devons, dans ces questions, nous rappeler les paroles du Sauveur : « Qui m’a envoyé pour vous départager ? ». Cependant pour l’Église la monarchie n’était pas une forme politique, elle était une certaine expression de la théocratie, un pouvoir sacré émanant de l’Église elle-même. Cet idéal de théocratie, qui signifie la sanctification et la transfiguration de l’ensemble de la vie, l’Église ne peut l’abandonner sans cesser d’être ce qu’elle est. Les hommes de l’« Église vivante » peuvent hurler leurs insultes et leurs anathèmes contre la monarchie, forme politique de l’absolutisme, ils sont simplement dans leur rôle de laudatores temporis acti. Sans doute ne saisissent-ils même pas l’importance pratique des problèmes de la théocratie, considérés en dehors de toute question de forme politique. L’Église de Russie a depuis longtemps pris une attitude non politique, il y a déjà longtemps que le patriarche repoussait et condamnait la « contre-révolution » comme contraire aux conceptions de l’Église en matière politique. Faisons abstraction de l’expression quelque peu étrange donnée à ces idées (expression imposée par les conditions d’existence sous le régime des soviets) : les idées en elles-mêmes témoignent que l’Église s’est arrêtée fermement à la décision de ne plus s’associer à tel ou tel parti politique, mais de prendre une position spirituelle au-dessus de tous les partis.

Dans les milieux d’émigrés la situation a évolué tout autrement. Une partie des autorités ecclésiastiques, sous l’influence de certains groupements politiques, est restée fidèle à la routine prérévolutionnaire et a réussi à mettre sur l’Église l’empreinte de ses vues politiques. Par exemple les résolutions prises par le concile orthodoxe à Carlovtsi, en 1922, ont eu une conséquence fâcheuse et même fatale pour la situation de l’Église en Russie, parce qu’elles fournirent aux Soviets un prétexte de persécution. Cependant, bien que l’Église doive être non politique — dans ce sens qu’elle ne doit être d’aucun parti, qu’elle doit se tenir au-dessus des partis — elle ne peut renoncer à l’idéal de la théocratie. Elle doit le conserver plus que jamais et donner aux principes de la théocratie appliqués à l’histoire, en leur enlevant tout lien avec l’absolutisme et en les réconciliant avec la doctrine du gouvernement par le peuple, une forme nouvelle. Car l’idéal de la théocratie est essentiellement un idéal religieux et non un idéal politique. Bien entendu ce n’est pas aujourd’hui, dans ces moments d’épuisement, que nous pouvons espérer réaliser cet idéal, mais c’est aujourd’hui, sous l’action des terribles événements, que nous devons trouver une façon nouvelle de le concevoir. Le problème de la théocratie en général, et de la théocratie russe en particulier, demeure l’axe, le pivot des mouvements de la pensée religieuse russe.

 

V. — L’ancien et le nouveau

 

Chacun sait que l’Église et la nation russes traversent une période difficile et dangereuse : car une crise aussi grave et aussi totale que celle que nous traversons est une menace pour la vie elle-même. Pendant longtemps nous avons lentement dépéri ; nous voici maintenant face à face avec la ruine extrême. Beaucoup parmi nous, qui se sont trouvés en pleine crise et ont été brûlés par sa flamme purifiante, savent bien qu’elle n’a pas encore atteint son plus haut point et que nous ne sommes pas même encore sur le chemin de notre convalescence. Il est donc naturel que ceux dont l’esprit observe tous les indices sinistres de décomposition et de barbarisation se laissent aller au découragement, voire au désespoir. Rarement nation s’est trouvée dans une impasse aussi sombre que celle de la Russie d’aujourd’hui. Cependant ce serait courir à la ruine que d’accueillir des pensées aussi pusillanimes : pour l’âme russe un état de désespérance serait bien plus dangereux que n’est le bolchevisme lui-même. En présence des événements il nous faut, avant tout si nous voulons garder notre équilibre, comprendre ce qui nous est arrivé, et dans un certain sens l’accepter. Certes il n’est pas question de se soumettre aux faits comme tels : le respect slave du fait, que l’on rencontre dans la pensée politique russe d’à présent, serait un abandon indigne aux forces aveugles, un suicide. Mais nous devons étudier la signification, mesurer la valeur des faits dont il s’agit, et en un sens admettre leur nécessité historique. L’état d’esprit habituel « contre-révolutionnaire » consiste justement à refuser toute signification positive à la Révolution, à ne pas accepter l’irrévocable jugement de l’histoire. Ainsi, en 1861, les partisans du servage n’admettaient pas ce fait que le servage n’existait plus et qu’une vie nouvelle avait commencé. Dans certains milieux on trouve un point de vue semblable à l’égard de la Révolution. La Révolution a été faite, disent-ils, elle n’est pas venue d’elle-même. Malheureusement nombreux sont parmi nous ceux qui ont fait la Révolution ; et c’est à cette action de l’« intelligentsia » russe que sont dues certainement pour une grande part la singulière puissance de destruction de la Révolution et la haine de l’esprit qu’elle a fait naître. Mais en même temps il faut reconnaître qu’il suffisait, pour produire la Révolution, des germes révolutionnaires intérieurs à notre organisme, sans l’aide d’aucune contagion : vraiment on ne peut comprendre la Révolution, si on ignore qu’elle existait déjà à l’état latent. Une maladie sérieuse, dont on ne peut arrêter le cours, a ses crises dangereuses et épuisantes qui conduisent, si tout se passe bien, à la guérison. Aussi nous devons regarder devant nous, et non en arrière, et ne pas nous troubler dans notre cœur.

Pouchkine nous a laissé son message au sujet de ces épreuves d’où la Russie est sortie plus puissante que jamais : « un lourd marteau fait éclater le verre, mais trempe l’acier ». Quelque amour et quelque respect que nous ayons pour notre passé, nous n’avons pas le droit de désirer en faire notre avenir. La joie et la force de la vie, c’est l’activité humaine qui crée ; or celle-ci crée du nouveau, non pas avec du néant, mais avec de l’ancien. La fusion de l’ancien et du nouveau, dont parle l’Évangile, est une loi du développement humain. Ceux qui vivent à notre époque de catastrophes terribles, qui assistent à la destruction de tout ce qui est ancien, doivent trouver en eux-mêmes la force de saluer avec joie toutes les occasions de créer lorsqu’elles se présentent. Voilà ce que nous devons avoir présent à l’esprit, lorsque nous réfléchissons sur la catastrophe de notre Église. Elle est terrible comme le sont toutes les catastrophes suprêmes de l’histoire : la chute de Rome sous les coups des barbares, la chute de Constantinople ou les persécutions de la première ère chrétienne. Elle offre cependant des possibilités inouïes. Si celles-ci se réalisent, nous serons forcés de reconnaître qu’elle fut une tempête bienfaisante et qui nous a sauvés. La persécution a fait acquérir à l’Église à haut prix sans doute, la liberté intérieure, et l’a baptisée dans l’amour et dans le sang. Aux yeux de Dieu, les élus ne sont pas les heureux, mais les persécutés. Crucifiée, l’Église russe est pour cette seule raison exaltée aux yeux du monde entier. Si nous surmontons ces épreuves avec l’aide de Dieu, elle « retrouvera, comme l’aigle, une nouvelle jeunesse ». Je me rappelle en quels termes le saint patriarche Tikhon, au printemps de 1918, à l’ouverture de l’assemblée de l’Administration suprême de l’Église, nouvellement élue, déclarait que l’Église russe entrait dans une période de joie : la persécution avait déjà commencé et la vie même du patriarche était menacée. Acceptons avec obéissance ses sages et lumineuses paroles, nous souvenant de l’ordre, donné par l’apôtre : « Soyez toujours joyeux ; en toutes choses rendez grâces (I Thess. V, 16-18) ».

 

Père Serge BOULGAKOF.

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 16 mai 2017.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] J’ai eu l’occasion plus d’une fois, pendant ces vingt dernières années, d’écrire sur le rôle fatal de « l’intelligentsia » (voir, par exemple, un article intitulé The Russian public and Religion, dans la Russian Review de novembre 1912).

[2] Ces pages ont été écrites en 1924.