LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vassili Rozanov

(Розанов Василий Васильевич)

1856 — 1919

 

 

 

 

LÉON TOLSTOÏ ET L’ÉGLISE RUSSE

(Л. Н. Толстой и Русская Церковь)

 

 

 

1910

 

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue contemporaine, 1ère année, n° 12, 1910.

 

 

 


Ils ne se comprenaient pas ; ils ne se connaissaient même pas.

Et ils se sont séparés. Malédiction d’une part (l’excommunication de Tolstoï par l’Église), et d’autre part un absolu dédain (l’attitude de Tolstoï envers l’Église). A ma question sur la manière dont l’excommunication a été accueillie par l’écrivain, la comtesse Tolstoï me raconta qu’« il sortait pour faire sa promenade habituelle, lorsqu’on avait apporté les lettres et les journaux. On les mettait sur une petite table dans l’antichambre. Tolstoï fit sauter les bandes, et le premier journal déplié lui annonça la décision du Synode, qui l’excommuniait de l’Église. Tolstoï la lut, mit son chapeau — et alla se promener. Cela ne lui fit aucune impression ».

Après, peut-être, il ressentit une impression, mais à la manière d’une vague qui suit une autre vague — l’impression amenée par ses réflexions personnelles sur cet événement. Pas une « vague », cependant, ne s’est levée au moment du coup éprouvé et du coup lui-même.

 

* * *

 

Notre Clergé est terriblement inéduqué au point de vue artistique, poétique, littéraire. Et ce n’est pas là seulement une vérité pour les simples curés, mais aussi pour les évêques et même les métropolites. Le métropolite Philarète de Moscou a été, dans la hiérarchie ecclésiastique russe, le dernier prélat doté d’un sens artistique développé et d’une instruction universelle. Sa réponse en vers à une poésie de Pouchkine, où il parlait de la vanité de la vie, indiquait qu’il subissait profondément le charme du verbe poétique.

Mais Philarète fut à tous les points de vue un homme remarquablement doué. D’autre part, Nicanor, le très savant archevêque de Kherson et d’Odessa, écrivait au professeur N. I. Grott, qu’il eut la patience de parcourir quelques chapitres de « Anna Karénine » : le roman lui parut si ennuyeux, si dénué d’intérêt et si vide de sens, qu’il en abandonna la lecture sans l’achever. Or, ce même archevêque Nicanor est connu dans notre littérature scientifique comme le meilleur connaisseur de la philosophie positive d’Auguste Comte et de ses disciples Anglais, dont il a fait la plus solide analyse. Et la majeure partie du clergé, aussi bien supérieur qu’inférieur, n’a pas lu autrement que par hasard, et sous forme de citations et de références, « la Guerre et la Paix », et n’a pas la moindre notion des autres œuvres excellentes et plus courtes de Tolstoï. Le clergé, en effet, est si absorbé par les préoccupations de son service, par son « histoire ecclésiastique », écoulée et courante, les mécontentements et les difficultés occasionnés par ces rapports avec l’autorité séculière dont elle dépend, enfin par le souci de sa sécurité matérielle, ou, plutôt par celui de l’absence complète de sa sécurité (les prêtres russes ne reçoivent pas de traitements), qu’« il n’a que faire de vers et de prose ». Même s’il lui arrive de lire quelque chose, ce sont des œuvres de collègues, consacrées à des sujets spirituels : voilà pour les sérieux ; ceux qui le sont moins lisent les journaux et la littérature de bas étage. Le clergé attribue d’un commun accord de l’importance à la vie intérieure de sa corporation, et à la vie de l’État ; mais il ne reconnaît aucune importance à la vie littéraire, « il ne l’érige pas en concept d’un nouveau nombre », pour parler la langue des pythagoriciens. C’est pourquoi, lorsque la question de l’excommunication de Tolstoï a été soulevée, l’Église s’est représenté Tolstoï d’une manière subjective, tout autrement qu’il n’apparaît à la société russe, à la Russie elle-même. Pour l’Église et pour le clergé, « excommunier Tolstoï voulait dire qu’« un littérateur injustement réputé, qui écrivait des romans empruntés à l’existence vide du grand monde de morale et de mœurs qui n’ont rien de chrétien », s’est mis tout à coup à propager l’hérésie et à insulter l’Église. De Tolstoï, le clergé savait seulement qu’il décrivait les bals, les courses, les réjouissances mondaines, les chasses, les combats, — tout ce qui « ne se rapporte pas aux sujets spirituels ». Et le clergé ignorait complètement, ou, quand il le connaissait, ne comprenait pas cet infini monde spirituel tourmenté et subtil, où Tolstoï avait pénétré avec une acuité inconnue avant lui. Notre clergé ne manque pas seulement de culture littéraire, il manque même de développement psychologique : et les doutes, les inquiétudes, les fluctuations, les angoisses de la conscience et de la raison de Levine (« Anna Karénine »), du Prince André Bolkonsky et de Pierre Bésoukhoff, (« La Guerre et la Paix »), d’Olénine (« Les Cosaques »), de Nekhloudoff (« Résurrection » et « La matinée du propriétaire terrien ») n’existent pas tout simplement pour lui. Tout cela n’a paru qu’« un frivole amusement d’une âme de grand seigneur », oisive, sans travail, sans obligations sérieuses de service.

Telle est la conception d’une des parties. Nous voyons qu’elle confine à l’entière incompréhension.

Mais Tolstoï lui aussi, de son côté, ne comprenait pas du tout l’Église.

Il est vrai qu’il connaissait l’Évangile mais c’est tout.

Il voyait l’ignorance et l’âpreté au gain du clergé. Il voyait la mesquine malpropreté de ses mœurs, révélée dans la crainte plate des autorités supérieures, le défaut de loyauté dans ses rapports avec les riches dont il dépend matériellement et son indifférence pour l’état moral du peuple. Le clergé est parvenu, en effet, à habituer tous les russes, jusqu’au dernier, à la rigoureuse observation des jeûnes ; mais il n’a nullement habitué l’obscure population russe à l’exactitude et à la ponctualité dans le travail, à l’accomplissement des devoirs de famille et des obligations sociales, à la bonne foi dans les comptes d’argent, à la droiture envers les supérieurs et les forts, à la sobriété, — il ne s’est donc jamais efforcé de le faire. Bref, le clergé n’a pas enseigné au peuple, aux villages et aux bourgs, une vie ordonnée, laborieuse et sobre. Et les conséquences de cet état de choses ont été terribles. Il y eut des cas en Russie où un obscur chemineau coupait la gorge à un voyageur rencontré sur la route, fouillait ses poches, y trouvait un saucisson, mais n’y mordait pour rien au monde, même s’il avait très faim, lorsque le crime se trouvait commis un jour maigre, quand l’église interdit l’usage de la viande. C’est un cas épouvantable, mais il est réel. Tolstoï a donné une scène pareille dans « La Puissance des Ténèbres », où l’on tue un nouveau-né — mais après lui avoir mis au préalable une croix, c’est-à-dire après l’avoir fait membre de la communauté des fidèles, après l’avoir introduit dans le sein de l’Église. Il y a beaucoup de personnes saintes en Russie ; et l’on rencontre beaucoup moins fréquemment des hommes tout bonnement honnêtes, laborieux, conscients de leurs devoirs et scrupuleux dans leurs obligations.

C’est le malheur commun de la Russie. Si souvent que l’on ait attiré là-dessus, dans la société et dans la presse, l’attention du clergé, il est resté historiquement sourd à ces paroles. Il ne remarquait pas, il ne sentait pas les reproches. Tel est l’esprit, telle est l’histoire de l’église russe et du clergé russe : et chacun sait, de par son expérience personnelle, combien il est difficile de concevoir, de ressentir et de corriger les défauts et les vices spécifiques personnels. De cette manière, cette lourde faute du clergé, n’est, cependant, que la manifestation de la faiblesse générale, commune à tous les hommes, du manque de volonté, de l’inconscience. Tous sont ainsi : seulement nous le sommes encore personnellement envers d’autres faiblesses et d’autres vices.

Tolstoï s’est beaucoup agité autour de ces défauts du clergé, autour de son indifférence aux paroles et aux reproches. Et cet état d’esprit finissait par s’exprimer par une critique violente des somptueuses liturgies de l’Église russe, des somptueux habits des prêtres, et de l’ambition propre au clergé, jaloux du pouvoir et des honneurs. « A quoi bon tout cela lorsque vous n’avez pas appris au peuple de s’abstenir d’eau-de-vie »...

 

* * *

 

Sans doute, Tolstoï avait raison sur ce point. Mais sa vérité était une petite vérité. C’est qu’il y a, dans l’histoire, de grandes et de petites vérités. Périclès orna Athènes de chefs-d’œuvre merveilleux d’architecture et de sculpture : mais il avait, dans ce but, épuisé le trésor de l’État. Les Athéniens se sont retournés contre lui avec des reproches sévères, et Périclès manqua prendre le chemin de l’exil. Il n’a dû le salut qu’à ces paroles : « C’est bien, citoyens : je prendrai sur moi les frais de l’édification des statues et des temples, mais j’en effacerai, d’autre part, l’inscription : construit par le peuple d’Athènes, et la remplacerai par celle-ci : construit pour la ville d’Athènes par Périclès ». Les Athéniens alarmés laissèrent les anciennes inscriptions, mais ils prirent les dépenses à leur compte, c’est-à-dire ils augmentèrent les impôts.

Un autre exemple : Scipion l’Africain a sauvé Rome par ses victoires sur Annibal ; mais il dépensa beaucoup d’or pour sa campagne en Afrique, et, chose essentielle, il n’inscrivit pas les dépenses et ne put en rendre compte. Le peuple, fomenté par des intrigants, lui exigea des comptes au cours d’une orageuse assemblée. Scipion regarda en silence les citoyens ingrats et se borna à dire : « Aujourd’hui est l’anniversaire de la bataille de Sousama (où il vainquit Annibal), je vais au Capitole remercier les dieux. Qui veut me suive. » Fasciné par cette noble parole, le peuple impressionnable se jeta à sa suite au Capitole et abandonna les calomniateurs. Dans les deux cas, le peuple, en exigeant des comptes, avait certainement raison. Mais il avait raison petitement : c’est pourquoi il n’avait pas raison du tout. Et c’est dans une erreur pareille qu’est tombé Tolstoï.

Il n’a pas compris, ou plutôt il a laissé passer, sans la voir, l’immense tâche à laquelle, pendant 900 ans, le Clergé et l’Église ont peiné, et se sont renforcés et se sont affinés dans cette peine, et où, finalement, il leur a été donné vraiment de réussir d’une façon merveilleuse. C’est la formation du Saint, l’élaboration du type même de la sainteté, du style de la vie sainte, et de la vie en Dieu.

Sans doute, si le peuple russe se bornait à la conception que tuer n’est pas un péché aussi grave que manger de la viande un jour maigre, il n’y aurait plus moyen pour personne de vivre en Russie, le peuple lui-même aurait sombré dans les crimes, et la Russie comme État et comme nation se serait désagrégée. Or, elle se maintient par quelque chose. Par quoi ? Mais par ce fait que, depuis le vieillard jusqu’à l’enfant de 10 ans, tous savent ce qu’est « une âme sainte orthodoxe », que chaque Russe sait qu’« il y a de tels saints, qu’il y en aura et qu’il y en eut toujours » ; et qu’au fond de leur conscience, qui existe invariablement chez tout homme, tous les Russes en général, et chacun en particulier, sont tourmentés par ce modèle de la sainteté, qu’ils souffrent de s’écarter de cet idéal, et s’efforcent toujours de retourner vers lui, de l’atteindre, ne fût-ce que partiellement, et pas pour longtemps.

« L’homme saint » ou « l’homme de Dieu » est précisément un modèle esthétique (ce n’est pas une notion), entièrement étranger à l’Europe Occidentale, et qui n’a pas été élaboré par aucune Église, ni par le catholicisme ni par les protestants.

Ce modèle consiste dans la pleine et entière purification de soi-même de toute attache matérielle, sans parler de l’argent et des biens, même de la propriété en général, cette renonciation s’étend jusqu’à la gloire, au respect dû par les autres, aux honneurs et à la célébrité. L’« homme saint » s’enfonce dans le silence intégral d’une vie profondément intérieure : mais non pas d’une vie passive et inactive, mais profondément concentrée ; son effort tend à extirper de soi-même toutes les « intentions impures », c’est-à-dire à extirper même les pensées et les rêveries, qui se rattachent à la richesse, à la noblesse, aux femmes, aux bruits des villes et des bazars. Mais ce n’est là que la partie négative de la tache, elle aurait été irréalisable sans le côté positif : qu’est-ce qui aurait rempli l’âme, vidée de ces « intentions impures » ? La libération des « intentions impures » est seulement un parvis purifié pour accueillir un hôte inconnu. Cet « hôte » qui pénètre dans l’âme, c’est Dieu. Non pas « Dieu » en tant que notion, « Dieu » en tant que vérité religieuse : mais sa Personne Vivante, Sa Vivante Substance, qui remplit l’âme de ce « juste », de ce « bien-heureux », de ce « Saint », d’une extase et d’une béatitude indescriptibles. Mais ce n’est pas tout encore, bien que ce soit le principal. Le russe ne s’arrête pas là. Quelquefois, il se retire pour dix ans au fond d’une forêt, s’y creuse une tanière ou s’y construit une cabane, et vit là, dans la faim, le froid, et le silence, afin de « se rendre digne de contempler Dieu », de « sentir Dieu »...

Il prie sans trêve, et la prière russe est un phénomène psychique peu connu, ou pas connu du tout chez les autres peuples. On ne peut la décrire, on ne peut l’exprimer, on ne peut que l’épier en secret, ou l’entendre par hasard. Toute cette prière est tissée de la profonde conscience de son état de péché, de son néant, de la complète réconciliation de l’âme avec tous les hommes, ceux qu’on connaît et ceux qu’on n’a jamais vus, de la soif du secours Divin, de l’espoir en ce secours, de la foi dans le miracle et l’assistance miraculeuse de Dieu. Une âme pareille, au cours de 5-10 ans, a passé par de terribles renonciations, et une terrible soif la tourmente. Et le triomphe vient suivant le degré de sa foi : « on sent Dieu près de soi », dans sa tanière, dans sa cabane, dans sa cellule, surtout, évidemment, dans l’âme et dans le cœur embrasé. Et voilà qu’on est trempé : on est trempé contre les « tentations », les séductions, les entraînements vers le vide et le néant du monde. Mais il n’y a pas de « saint russe » sans grand amour envers tous les hommes. Le « saint russe » est un saint profondément populaire. Il sort de l’isolement et du silence : quelques-uns se font « pèlerins », c’est-à-dire passent d’un endroit à l’autre, voyagent quelquefois à travers toute la Russie, s’en vont dans les monastères de Russie, de Grèce, de Palestine, célèbres par leur grandeur et leur gloire ancienne. Ou, plus souvent, ils s’établissent quelque part à proximité d’un monastère, (mais presque jamais dans le monastère même), s’entretiennent avec ceux qui viennent chercher auprès d’eux consolation et conseils dans une vie malheureuse, la perte des proches, la mort de la femme ou du mari, la mort des enfants, l’abandon par le mari ou la bien-aimée, dans la ruine, dans la persécution par les hommes et par le pouvoir. Enfin, viennent encore ceux dont la raison et la conscience se sont égarées, l’assassin, le riche repentant des mauvais moyens d’acquérir les richesses. Viennent aussi « ceux qui peinent et ceux qui sont accablés », dont le Seigneur disait qu’il est « venu les guérir ». Viennent enfin d’inguérissables malades pour que le saint « parle à Dieu » de leurs maladies. Une foule entoure souvent la cabane ou la cellule d’un tel « saint », et lorsqu’il passe parmi le peuple, reconnaissant d’après un coup d’œil sur les visages, ce dont souffre (à peu près) un inconnu, il le touche légèrement de la main, l’emmène dans la cellule, ou ailleurs, quelque part, dans un endroit isolé, et s’entretient avec lui, le questionne, lui donne des conseils. D’après la conviction générale populaire, il est défendu de mentir à un de ces « saints », c’est un « péché » de ne pas tout lui dire. L’âme entière et toute la vie de l’inconnu se découvrent donc devant lui. Aussi, après avoir parlé de cette manière, pendant un an, avec plusieurs milliers de personnes, et pendant plusieurs années avec plusieurs dizaines de milliers de personnes, l’âme, le coup d’œil spirituel, la raison spirituelle d’un de ces « saints » s’exercent et s’affinent à un tel point dans la connaissance de la nature humaine et de toutes les fluctuations de la vie humaine, qu’il finit par avoir — comme dit le peuple — une « double vue », c’est-à-dire qu’il voit jusqu’au fond l’âme humaine, qu’il voit cette âme jusque dans son frémissement intime, dans ses agitations les plus secrètes, ses penchants et ses faiblesses les plus dissimulés ; et en même temps il voit, dans cette âme, les meilleures possibilités d’action, il y trouve les forces dont l’inconnu lui-même n’avait pas conscience ; enfin, il l’encourage et la fortifie pour une vie nouvelle et meilleure. Mais il ne conseille pas purement et simplement, il ordonne de faire telle ou telle chose, toujours en profonde corrélation avec les forces et les facultés, sans jamais faire violence, sans brisure. Avec l’argent qui lui a été apporté en « don » par d’autres, il secourt les plus pauvres, les orphelins, les veuves. Tolstoï aimait fréquenter ces saints, car nulle part les spectacles populaires ne se déploient mieux qu’autour de leur demeure. C’est un de ces anachorètes, qui lui a fourni le sujet de sa nouvelle « Les trois vieillards » : il n’y a fait que modifier un peu l’événement dont, par hasard, il a été témoin. Tolstoï me l’a raconté lui-même. Dans son roman « Les frères Karamasof », Dostoevsky a incarné, dans le personnage du vieillard Zossima, l’ermite Ambroise de l’Ermitage d’Optine, où, avant sa mort, Tolstoï s’est rendu de Iasnaïa Poliana. Les meilleurs philosophes russes, Strakhoff et Solovieff, fréquentaient le père Ambroise ; le premier n’a pas été seulement un philosophe, mais un physiologue et un physicien de premier ordre. Chez le père Ambroise (il est mort il y a 18 ans), venaient des marchands millionnaires, des dignitaires de la cour, des nobles, des militaires, aussi bien que des vagabonds et des mendiants. Et il traitait également tout le monde. Ainsi, un pareil « saint » est à proprement parler, parfois dans le rayon de sa petite localité, parfois dans l’étendue de plusieurs gouvernements, et parfois même dans toute l’étendue de l’Empire, le « guérisseur » de la Russie à l’âme douloureuse, et douloureuse dans la vie. Ce dernier cas a été celui du père Jean de Cronstadt.

Mais c’est là le modèle achevé du « saint ». Des gens, qui s’approchent de ce modèle, sont, cependant, disséminés dans tout le peuple, et rare est l’homme en Russie qui n’éprouve pas d’élans vers cette sainteté, ne fût-ce que des élans brusques et peu durables. C’est par ce côté de sa vie morale, ou plutôt spirituelle, que subsiste le peuple Russe, qu’il est puissant, qu’il se relève de tous les malheurs. Le peuple Russe ne désespère jamais, espère toujours. Parallèlement à la grossièreté, à la paresse, à l’ivrognerie, au vice, une autre vague déferle dans une autre direction-ascension, repentir, élans vers l’idéal. Et tout cela est plus répandu dans le peuple que dans les classes cultivées.

Mais le « saint », c’est le produit de l’Église, de son esprit, de son histoire. Les prières, qui appartiennent en propre à l’Église russe, et que le peuple entend sans trêve dans les sanctuaires, sont pénétrées d’un état d’âme absolument spécial qui est une conception de la vie toute particulière. Cet état d’âme est plein de tendresse, de délicatesse, de profonde sympathie envers les hommes, de paix profonde. Dans les églises, des prières s’élèvent continuellement « pour tous les hommes » (non seulement pour les seuls orthodoxes, seulement pour l’Église orthodoxe), pour la « réconciliation de tous les hommes (entre autres aussi pour la réconciliation de toutes les églises) ; des prières pour que Dieu fortifie, chez les hommes, l’esprit de douceur, de pardon des injures ; des prières qui implorent le secours pour « tous ceux qui souffrent », tous ceux qui « voyagent » ; le prêtre prie à haute voix pour que Dieu aide à tous ceux qui sont présents d’« étouffer leur colère », de « ne pas accuser son prochain », de « voir ses propres défauts » ; que Dieu aide à chacun de « dissiper la tristesse de son âme ». Il y a des prières pour que Dieu envoie en son temps à chacun des présents une « fin sans douleur » et le « modèle d’une mort chrétienne ». L’Église prie en même temps pour la fécondité de la terre, pour « la paix du monde entier », pour « la salubrité de l’air » c’est-à-dire pour le beau temps qu’exigent les récoltes, les légumes et les fruits. Tout cela est très populaire et tient de très près à la vie : notre liturgie embrasse ce qu’il y a de journalier et de grand dans la vie humaine, dans tous ses détails, au plus haut degré saisissables à chacun et nécessaires à chacun. De là découle le caractère populaire et cher au peuple du service religieux. Il est impossible, sans connaître ce service, de savoir ce qu’est le peuple russe et comment il s’est formé. Si l’on supprimait le service religieux et son action sur l’âme populaire et sur les mœurs du peuple, la Russie se désorganiserait immédiatement, tomberait dans le chaos, et sombrerait. L’Église remplace entièrement, pour notre peuple, l’école, l’université, le livre et la science. On ne peut le savoir, sans connaître le caractère universel du service de notre Église, si l’on ignore qu’il s’exprime tout entier d’une manière poétique, inspirée. Son côté musical, qui consiste dans les modulations élevées et graves de la voix qui récite les prières, et dans les rythmiques intonations de ces prières — est tout simplement étonnant. De cette manière, le service religieux n’éclaire pas seulement le peuple par certaines vérités, mais l’appelle peu à peu à l’idéal, et à un idéal tout près de la vie, simple, accessible, pratique, sain et noble.

 

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Voilà la grande « Acropole » du peuple russe, sa « victoire sur Annibal ». Il se dissimule là tant de trésors qu’en face d’eux, il était tout à fait impossible de soulever ces querelles contre les dogmes de l’Église, c’est-à-dire contre les théories intimes sur l’Église, intentées par Tolstoï. Que Tolstoï ait eu raison en tout, et que la « théologie russe » se fût transformée en ruines sous sa critique, cela n’aurait en définitive touché à rien. Et le « saint russe », qui secourt tous les faibles et les malades dans le peuple, serait resté, comme avant, aussi nécessaire et aussi utile au peuple, aussi saint et aussi beau comme modèle : et toutes les prières « Seigneur, accorde la paix à l’univers, réunis tous les croyants ensemble, supprime le désaccord de nos cœurs, donne-nous à tous une fin de vie lumineuse, repentante et sans douleur » tout cela demeure la vérité, tout cela demeure profond et beau. Tolstoï, dans ses œuvres théologiques, a beaucoup ressemblé à l’ours qui, voulant chasser une mouche du visage de son compagnon endormi, a levé contre cette mouche une pierre qui aurait pu tuer l’homme lui-même.

En cela il était dans l’erreur et impuissant. L’athéisme absolu est très répandu en Russie dans les classes instruites, et les athéistes ont bruyamment applaudi à sa critique, dans l’illusion qu’elle détruit quelque chose. Cette critique avait, enfin, réjoui des sectaires persécutés par le gouvernement, elle satisfaisait en effet leur sentiment de haine envers l’Église. Mais toute la masse de la société russe sérieusement cultivée, qui connaît l’essence de son Église et qui en connaît les racines, n’y a fait aucune attention.

Un mot de ces « racines »... À l’Université, Tolstoï était inscrit à la faculté des Sciences, et de l’aveu de ses propres souvenirs, il travaillait mal et négligemment. Bien qu’après, pendant sa vie, il eut beaucoup lu et étudié, cela ne pouvait remplacer les cours universitaires sur l’histoire. C’est qu’aucun livre ne renferme les intonations de la voix vivante, de l’homme vivant, et ne contient les digressions « en marges, les explications et les remarquas dont le professeur accompagne sa conférence dans l’auditoire. Enfin, il est impossible de coucher dans un livre et d’exprimer sous une forme scientifique ces conversations particulières, ces causeries pétillantes, à bâtons rompus, inachevées, que l’étudiant, qui s’intéresse à la science, peut avoir avec le professeur à son domicile, ou bien dans le corridor, au sortir de l’auditoire. C’est que souvent un aphorisme dit plus qu’une argumentation ; l’ironie, le sarcasme d’un homme vivant ou son enthousiasme révélé par l’éclat des yeux et la vibration de la voix — diront plus que les lignes imprimées avec un point d’exclamation imprimé au bout. En un mot, le livre est toujours sans « accents » ; et le savant, dans le livre, parle « sans tons » ; or, « c’est le ton qui fait la musique » : et Tolstoï connaissait l’histoire précisément « sans musique ». C’est à dire, en réalité, il ne la connaissait pas autrement que d’une manière squelettique, réduite aux faits seuls. Il ne connaissait pas son esprit, il ne sentait pas son parfum. Seul un savant, qui aurait consacré sa vie entière à l’étude de l’époque du passage du monde antique au nouveau monde chrétien, aurait pu, pendant les quatre années des études universitaires, faire sentir à Tolstoï ces mystères des sentiments antiques, ces autres mystères des sentiments chrétiens, lui faire concevoir l’impénétrabilité de la mort antique et de la résurrection nouvelle, qui sont en vérité saisissables pour la voix et pour l’oreille, et échappent au papier et à la lecture. Tolstoï tout simplement manquait d’instruction dans ce domaine. Sinon il aurait compris que, si grand que fût son génie, si profond et si universel que fût son cœur, c’était tout de même un génie individuel, un cœur individuel, et que, par sa tête, passaient des idées individuelles aussi, aujourd’hui celles-ci, et d’autres demain ; et que tout cela ne faisait que baigner le pied de la gigantesque chaîne de montagne, comme apparaît l’histoire, avec ses innombrables couches successives, sa masse robuste et ses mystères inscrutables. Comme Shakspeare est petit à côté de l’histoire de l’Angleterre ! Il fut peut-être plus génial que chaque Anglais en particulier : mais tous les Anglais, tout le peuple Anglais, toutes les générations de ce peuple, sont si grands, puissants, sages, poétiques, que Shakspeare apparaît tout de même, au milieu de son peuple, comme le Mont-Blanc au milieu des Alpes. Il les domine toutes : mais les Alpes sont infiniment plus grandes que lui. Il en est ainsi de Tolstoï dans la critique religieuse de l’orthodoxie : sous forme de paysan et de pèlerin, imitant le paysan et le pèlerin russes, il se mêlait à la foule du peuple, quelque part près d’un monastère. Et il s’y noyait, s’y perdait, devenait invisible. Physiquement invisible, mais moralement aussi. Il cessait tout d’un coup d’être « grand » parmi ce peuple, qui souffre de toutes les plaies humaines, et que tourmentent tous les doutes humains. Le peuple, une simple foule ordinaire, de mille têtes, mais meurtrie et frémissante de fièvre religieuse, soulevée religieusement par la prière, par l’espoir, par la crainte, et chargée de la désespérance de ses foyers, — elle est religieusement supérieure à tous les enseignements de Tolstoï sur la non résistance au mal, ou à d’autres, peu importe. Le peuple est un géant, il reste toujours un géant. L’histoire est un géant plus grand encore, un colosse. Et l’on ne peut, on ne peut jamais approcher ces grandeurs autrement qu’avec le désir d’y pénétrer, de les respecter, de les aimer...

La mer est toujours plus  grande que le voyageur... Elle est plus grande que Colomb, plus sage et plus poétique que lui. Il dépendait de la mer de « laisser » Colomb la traverser : mais elle aurait pu aussi s’y opposer. La nature est toujours un mystère plus inscrutable que la raison humaine. Tolstoï, c’était la raison. Et l’Histoire et l’Église, c’est la nature.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 juin 2014.

 

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